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Pour que tout en vous s'oriente vers le travail, il ne suffit pas de vous organiser au dedans, de préciser votre vocation et d'administrer vos forces: il faut encore disposer votre vie, j'entends quant à son cadre, à ses obligations, à ses voisinages, à son décor.
Un mot se présente ici en tête de tout: Simplifiez. Vous avez à faire un voyage difficile: ne vous encombrez pas de trop de bagages. Il se peut que vous n'en soyez pas tout à fait le maître, et alors, que servirait, pensez-vous, de légiférer? Erreur! Dans une même situation extérieure, un esprit de simplification peut beaucoup, et ce qu'on n'écarte pas au dehors, on peut toujours l'écarter de son âme.
«Tu n'attelleras pas ensemble l'âne et le boeuf», dit la Loi: le travail pacifique et sage ne doit pas être associé aux tiraillements capricieux et bruyants d'une vie tout extérieure. Un certain ascétisme est sous cette forme encore le devoir du penseur. Religieuse ou laïque, scientifique, artistique, littéraire, la contemplation ne cadre pas avec les aises trop onéreuses et les complications. Il faut payer pour le génie la taxe de luxe. Le dix pour cent de ce privilège ne le ruinera pas; ce n'est pas lui qui paiera, ce sont plutôt nos défauts, en tout cas nos tentations, et le bénéfice en sera double.
Pour donner l'hospitalité à la science, il n'est pas besoin de meubles rares, ni de domestiques nombreux. Beaucoup de paix, un peu de beauté, certaines commodités ménagères de temps, c'est le maximum du nécessaire.
Réduisez votre train de vie. Des réceptions, des sorties qui entraînent à des obligations nouvelles, des cérémonies de voisinage, tout le rituel compliqué d'une vie artificielle que tant de mondains maudissent en secret, ce n'est pas l'affaire d'un travailleur. La vie mondaine est fatale à la science. L'idée et l'ostentation, l'idée et la dissipation sont des ennemies mortelles. Quand on pense au génie, on ne se le représente pas à dîner.
Ne vous laissez pas prendre en cet engrenage qui accapare peu à peu le temps, les préoccupations, les disponibilités, les forces. Les préjugés ne sont pas vos dictateurs. Soyez vous-même votre propre guide; obéissez à des convictions, non à des rites, et les convictions d'un intellectuel doivent se référer à son but.
Une vocation est une concentration. L'intellectuel est un consacré: qu'il n'aille pas se disperser en futilités exigeantes. Qu'il jette toutes ses ressources au feu de l'inspiration, comme Bernard Palissy sacrifiait ses meubles. Le travail et ses conditions, voilà le tout. La dépense et les soins disséminés sur les riens seraient bien mieux utilisés à se former une bibliothèque, à se ménager un voyage instructif, des vacances reposantes, des auditions musicales qui rafraîchissent l'inspiration, etc.
Ce qui favorise votre oeuvre est toujours opportun; ce qui l'entrave et vous embroussaille est à exclure, car, outre les inconvénients immédiats, vous êtes ainsi poussé à la recherche du gain et vous désorientez votre effort. Le prêtre a le droit de vivre de l'autel et l'homme d'étude de son oeuvre; mais on ne dit pas la messe pour de l'argent et l'on ne doit pas dans ce but penser et produire.
Si vous êtes de ceux qui ont à gagner leur vie en dehors du travail de choix, comment, si votre vie se surcharge, préservez-vous les maigres heures dont vous disposez? C'est le cas de réduire au minimum la matière, afin d'alléger, de délivrer l'esprit.
À cet égard, une femme d'intellectuel a une mission que peut-être il est bon de signaler: si souvent elle l'oublie et, au lieu d'être la Béatrix, ne sait être que la perruche bavarde et dissipatrice!
Toute femme doit épouser la carrière de son mari; le centre de gravité de la famille est toujours le labeur du père. Là est la vie productive, donc aussi l'essentiel du devoir. Mais cela est d'autant plus vrai que la carrière embrassée est plus noble et plus laborieuse. La vie commune a ici pour centre un sommet; la femme doit s'y installer, au lieu de chercher à en écarter la pensée virile. L'entraîner dans des riens sans rapport avec ses aspirations, c'est dégoûter le mari à la fois de ces deux vies qui se contredisent l'une l'autre. Que la fille d'Ève y songe et ne donne pas raison plus que de droit au «divisus est» de saint Paul. Si l'homme marié est «divisé» d'une certaine façon, qu'il soit aussi doublé. Dieu lui a donné «une aide semblable à soi»: qu'elle ne devienne pas «autre». Les tiraillements occasionnés par l'incompréhension de l'âme soeur sont fatales à la production; ils font vivre l'esprit dans une inquiétude qui le ronge; nul essor et nulle joie ne lui sont plus laissés, et comment l'oiseau volerait-il sans ses ailes, l'oiseau et l'âme sans leur chant?
Que la gardienne du foyer n'en soit donc pas le mauvais génie, qu'elle en soit la muse. Ayant épousé une vocation, qu'elle ait aussi la vocation. Réaliser par elle-même ou par son mari, qu'importe? Elle doit réaliser toutefois, puisqu'elle n'est avec celui qui réalise qu'une seule chair. Sans avoir besoin d'être une intellectuelle, encore moins une femme de lettres ou un bas bleu, elle peut produire beaucoup en aidant son mari à produire, en l'obligeant à se contrôler, à donner son maximum, en le relevant aux heures inévitables des chutes, en redressant ses fléchissements, en consolant ses déboires sans les lui accentuer par trop d'insistance, en calmant ses chagrins, en devenant sa douce récompense après son labeur.
Au sortir du travail, l'homme est comme un blessé; il a besoin d'enveloppement et de calme: qu'on n'aille pas le violenter; qu'on le détende et qu'on l'encourage; qu'on s'intéresse à ce qu'il fait; qu'on le double au moment où il est comme réduit par une dépense peut-être excessive, bref qu'on lui soit une mère, et ce fort qui est toute faiblesse sentira sa vigueur s'orienter vers de nouveaux tourments.
Quant aux enfants, cette douce complication doit servir à renouveler le courage mieux qu'à lui ôter de ses ressources. Ils prennent beaucoup de vous, ces petits, et à quoi serviraient-ils, s'ils ne vous faisaient de temps à autre «enrager»? Mais ils vous donnent du coeur autant et plus peut-être qu'ils n'en dépensent; ils peuvent hausser votre inspiration en la mêlant d'allégresse; ils vous reflètent amoureusement la nature et l'homme et vous défendent ainsi de l'abstrait; ils vous ramènent au réel dont leurs yeux interrogateurs attendent de vous l'exact commentaire. Leur front pur vous prêche l'intégrité, cette soeur du savoir, et leur facilité à croire, à espérer, à rêver grand et à attendre tout de la paternité qui les guide, n'est-ce pas aussi pour vous, penseur, un exhaussement et un motif d'espérer? Vous pouvez voir une image de Dieu et un signe de nos destinées immortelles, dans cette image de l'avenir.
Ceux qui ont renoncé à la famille afin de se donner tout entiers à leur oeuvre et à Celui qui l'inspire ont le droit de s'en féliciter, en appréciant les libertés qui leur sont octroyées par ce sacrifice. Ceux-là songeront à leurs frères chargés de soins en se répétant le mot souriant de Lacordaire à propos d'Ozanam: «Il y a un piège qu'il n'a pas su éviter, c'est le mariage.» Mais le travailleur engagé dans des liens peut et doit faire de ces liens une force, un motif d'élan et une des formes de son idéal.
Dans l'organisation de la vie, le point essentiel à sauvegarder et en vue duquel tout le reste est voulu, c'est l'aménagement extérieur et intérieur de la solitude. Saint Thomas en est tellement pénétré que sur seize conseils à l'intellectuel, il en consacre sept aux relations et à la retraite. «Je veux que tu sois lent à parler et lent à te rendre au parloir.» «Ne t'enquiers aucunement des actions d'autrui.» «Montre-toi aimable envers tout le monde», mais «Ne sois très familier avec personne, car trop de familiarité engendre le mépris et fournit matière à beaucoup de distractions.» «Ne te mèle nullement des paroles et des actions séculières.» «Évite par-dessus tout les courses inutiles.» «Aime ta cellule, si tu veux être introduit dans le cellier à vin.»
Le cellier à vin dont il est ici parlé, par allusion au Cantique des cantiques et au commentaire de saint Bernard, c'est l'abri secret de la vérité, dont l'odeur attire de loin l'Épouse, c'est-à-dire l'âme ardente; c'est le gîte de l'inspiration, le foyer de l'enthousiasme, du génie, de l'invention, de la recherche chaleureuse, c'est le théâtre des ébats de l'esprit et de sa sage ivresse.
Pour entrer dans ce logis, il faut quitter les banalités, il faut pratiquer la retraite, dont la cellule monastique est le symbole.
Soyez donc lent à parler et lent à vous rendre là où l'on parle, parce que beaucoup de paroles font s'écouler l'esprit comme de l'eau; payez par votre gracieuseté envers tous le droit de ne fréquenter vraiment que quelques-uns dont le commerce est profitable; évitez même avec ceux-là, l'excessive familiarité qui abaisse et qui désoriente; ne courez pas après les nouvelles qui occupent l'esprit en vain; ne vous mêlez point des actions et des paroles séculières, c'est-à-dire sans portée morale ou intellectuelle; évitez les démarches inutiles qui consomment les heures et favorisent le vagabondage des pensées. Telles sont les conditions du recueillement sacré. Seulement ainsi on approche des secrets royaux qui font le bonheur de l'Épouse; par cette conduite seulement on se tient avec respect devant la vérité.
La retraite est le laboratoire de l'esprit; la solitude intérieure et le silence sont ses deux ailes. Toutes les grandes oeuvres ont été préparées au désert, y compris la rédemption du monde. Les précurseurs, les continuateurs, le Maître ont subi ou doivent subir une même loi. Prophètes, apôtres, prédicateurs, martyrs, pionniers de la science, inspirés de tous les arts, simples hommes ou Homme-Dieu, tous payent tribut à l'isolement, à la vie silencieuse, à la nuit.
C'est dans la nuit astrale et dans sa vacuité solennelle que l'univers a été pétri par le Créateur: celui qui veut goûter les joies créatrices ne doit pas se hâter de prononcer le Fiat lux, ni surtout de passer en revue toutes les bêtes du monde; dans les ombres propices, qu'il prenne le temps, comme Dieu, de disposer la matière des astres.
Les plus beaux chants de la nature retentissent la nuit. Le rossignol, le crapaud à la voix de cristal, le grillon chantent dans l'ombre. Le coq proclame le jour et ne l'attend pas. Tous les annonciateurs, tous les poètes, et aussi les chercheurs et les pêcheurs de vérités éparses ont à se plonger dans la grande vacuité qui est une plénitude.
Nul grand homme n'a tenté d'y échapper. Lacordaire disait qu'il s'était fait dans sa chambre, entre son âme et Dieu, «un horizon plus vaste que le monde» et s'était procuré «les ailes du repos». Emerson se proclamait «un sauvage». Descartes s'enfermait dans son «poêle». Platon avait déclaré qu'il consommait «plus d'huile dans sa lampe que de vin dans sa coupe». Bossuet se levait la nuit pour rencontrer le génie du silence et de l'inspiration; les grandes pensées ne lui venaient que dans l'éloignement des bruits et des soucis futiles.
Ce qui compte doit élever une barrière entre lui et ce qui ne compte pas. La vie banale et les ludibria dont parlait saint Augustin, les jeux et les querelles d'enfants qu'un baiser apaise doivent cesser sous le baiser de la muse, sous la caresse enivrante et calmante de la vérité.
«Pourquoi es-tu venu», se demandait à lui-même saint Bernard à propos du cloître: Ad quid venisti? Et toi, penseur, pourquoi es-tu venu à cette vie hors la vie courante, à cette vie de consécration, de concentration, par suite de solitude? N'est-ce pas en vertu d'un choix? N'as-tu pas préféré la vérité au mensonge quotidien d'une vie qui se disperse, voire aux soucis élevés, mais secondaires de l'action? Dès lors, seras-tu infidèle à ton culte, en te laissant ressaisir par ce que tu as librement quitté?
Pour que l'Esprit nous emporte dans les solitudes intérieures, comme Jésus au désert, il faut que nous lui prêtions les nôtres. Pas de retraite, pas d'inspiration. Mais sous le rond de la lampe, comme dans un firmament, tous les astres de la pensée se rassemblent.
Quand le calme du silence monte en vous et que le feu sacré pétille seul, loin du tintamarre des routes, et quand la paix, qui est la tranquillité de l'ordre, établit l'ordre des pensées, des sentiments, des recherches, vous êtes en ultime disposition d'apprendre, vous pouvez assembler, puis créer; vous êtes strictement à pied d'oeuvre: ce n'est pas le moment d'accueillir des misères, de vivoter tandis que le temps coule et de vendre le ciel pour des riens.
La solitude vous permet le contact avec vous-même, contact si nécessaire si vous voulez vous réaliser, vous, être non plus le perroquet de quelques formules apprises, mais le prophète du Dieu intérieur qui à chacun parle un langage unique.
Nous reviendrons longuement sur cette idée d'une instruction spéciale à chacun, d'une formation qui est une éducation, c'est-à-dire un déploiement de notre âme, âme unique et qui n'a eu, ni n'aura sa pareille dans les siècles, car Dieu ne se répète pas. Mais il faut savoir qu'on ne sort ainsi de soi qu'en vivant avec soi, de tout près, dans la solitude.
L'auteur de l'Imitation disait: «Je ne suis jamais allé parmi les hommes, que je n'en sois revenu moins homme.» Poussez l'idée plus loin et dites: que je n'en sois revenu moins l'homme que je suis, moins moi-même. Dans la foule, on se perd, à moins de se tenir fermement, et il faut d'abord créer cette attache. Dans la foule, on s'ignore, tout encombré d'un moi étranger qui est une multitude.
«Comment t'appelles-tu? - Légion»: telle serait la réponse de l'esprit dispersé et dissipé dans la vie extérieure.
Les hygiénistes recommandent pour le corps le bain d'eau, le bain d'air et le bain intérieur d'eau pure: j'y ajouterais pour l'âme le bain de silence, afin de tonifier l'organisme spirituel, d'accentuer sa personnalité, et de lui en donner le sentiment actif, comme l'athlète sent ses muscles et en prépare le jeu par les mouvements intérieurs qui en sont la vie même.
Ravignan a dit: «La solitude est la patrie des forts, le silence est leur prière.» Quelle prière à la Vérité, en effet, et quelle force de coopération à son influence, dans le recueillement prolongé, fréquemment repris, à des heures dites, comme pour un rendez-vous qui deviendra peu à peu une continuité, une vie étroitement commune! On ne peut, dit saint Thomas, contempler tout le temps, mais celui qui ne vit que pour la contemplation, qui oriente vers elle tout le reste et la reprend dès qu'il peut, lui donne une sorte de continuité autant qu'il appartient à la terre [12].
La douceur s'en mêlera, car «la cellule bien gardée devient douce: Cella continuata dulcescit». Or, la douceur de la contemplation est une partie de son efficacité. Le plaisir, explique saint Thomas, appuie l'âme sur son objet, comme un outil de serrage; il renforce l'attention et déploie les pouvoirs d'acquisition, que la tristesse ou l'ennui comprimeraient. Lorsque la vérité vous prend et que le duvet de son aile glisse sous votre âme pour la soulever dans d'harmonieux élans, c'est le moment de vous hausser avec elle et de planer, tant qu'elle vous portera, dans les régions hautes.
Vous ne deviendrez pas pour cela l'isolé que nous avons condamné; vous ne serez pas loin de vos frères pour avoir quitté le bruit qu'ils font et qui vous en sépare spirituellement, qui empêche donc la vraie fraternité.
Le prochain, pour vous, intellectuel, c'est l'être qui a besoin de vérité, comme le prochain du bon Samaritain était le blessé de la route. Avant de donner la vérité, acquérez-la, et ne jetez pas le grain de vos semailles.
Si la parole de l'Imitation est vraie, loin des hommes vous en serez plus homme et plus avec les hommes. Pour connaître l'humanité et pour la servir, il faut entrer en soi, là où tous nos objets viennent au contact et prennent de nous soit notre force de vérité, soit notre puissance d'amour.
On ne peut s'unir à quoi que ce soit que dans la liberté intérieure. Se laisser accaparer, tirailler, qu'il s'agisse des gens ou des choses, c'est travailler à désunir. Loin des yeux, près du coeur.
Jésus nous montre bien qu'on peut être tout au dedans et tout donné aux autres, tout aux hommes et tout en Dieu. Il a gardé sa solitude; il n'a touché la foule qu'avec une âme de silence dont sa parole est comme la porte étroite pour les échanges de la divine charité. Et quelle souveraine efficacité, dans ce contact qui réservait tout, excepté le point précis par lequel Dieu pouvait passer et les âmes le joindre!
Il ne devrait précisément y avoir de place, entre Dieu et la foule, que pour l'Homme-Dieu et pour l'homme de Dieu, pour l'homme de vérité et de don. Celui qui se croit uni à Dieu sans être uni à ses frères est un menteur, dit l'apôtre; ce n'est qu'un faux mystique et, intellectuellement, un faux penseur; mais celui qui est uni aux hommes et à la nature sans être uni à Dieu dans le secret, sans être le client du silence et de la solitude, n'est plus que le sujet d'un royaume de mort.
Toutes nos explications montrent bien que la solitude dont nous venons de faire l'éloge est une valeur à tempérer par des valeurs connexes, qui la complètent et qui l'utilisent. Nous ne plaidons pas la solitude pour rien. Le sacrifice du commerce et de la sympathie de nos frères vaut une compensation. Nous n'avons droit qu'au splendide isolement. Or, celui-ci ne sera-t-il pas d'autant plus riche, d'autant plus fécond que le voisinage supérieur recherché dans la retraite sera favorisé par des fréquentations choisies et mesurées avec sagesse?
La fréquentation première de l'intellectuel, celle qui le qualifiera selon ce qu'il est, sans préjudice de ses besoins et de ses devoirs d'homme, c'est la fréquentation de ses pareils. Je dis fréquentation, j'aimerais mieux dire coopération, car se fréquenter sans coopérer n'est pas faire oeuvre intellectuelle. Mais combien est rare une telle conjonction des esprits, en ce temps d'individualisme et d'anarchie sociale! Le P. Gratry le déplorait; il rêvait de Port-Royal et voulait faire de l'Oratoire «un Port-Royal moins le schisme». «Que de peine on pourrait s'épargner, disait-il, si l'on savait s'unir ou s'entr'aider! Si au nombre de six ou sept, ayant la même pensée, on procédait par enseignement mutuel, en devenant réciproquement et alternativement élève et maître; si même, par je ne sais quel concours de circonstances heureuses, on pouvait vivre ensemble! si outre les cours de l'après-midi et les études sur les cours, on conversait le soir, à table même, sur toutes ces belles choses, de manière à en apprendre plus, par causerie et par infiltration, que par les cours eux-mêmes!» [13]
Les ateliers de jadis, et surtout les ateliers d'art étaient des amitiés, des familles: l'atelier d'aujourd'hui est une geôle, ou bien un meeting. Mais ne verrons-nous pas, sous l'impression du besoin qui de plus en plus en est ressenti autour de nous, l'atelier familial élargi, ouvert au dehors et non moins concentré que naguère? Ce serait le moment de concevoir et de fonder l'atelier intellectuel, association de travailleurs également enthousiastes et appliqués, librement réunis, vivant dans la simplicité, dans l'égalité, nul d'entre eux ne prétendant s'imposer, alors même que tel posséderait une supériorité reconnue qui serait précieuse au groupe. Loin de toute compétition et de tout orgueil, ne cherchant que la vérité, les amis ainsi assemblés seraient, si je puis dire, multipliés l'un par l'autre, et l'âme commune prouverait une richesse qui ne paraîtrait avoir d'explication suffisante nulle part.
Il faut avoir une âme si forte, pour travailler seul! Être à soi seul sa société intellectuelle, son encouragement, son appui, trouver dans un pauvre vouloir isolé autant de force qu'il peut y en avoir dans l'entraînement d'une masse ou dans l'âpre nécessité, quel héroïsme! On a d'abord de l'enthousiasme, puis, la difficulté venant, le démon de la paresse nous dit: À quoi bon? Notre vision du but s'affaiblit; les fruits sont trop lointains ou nous paraissent amers; vaguement nous nous sentons dupes. Il est certain que l'appui d'autrui, les échanges, l'exemple seraient contre ce spleen d'une efficacité admirable; ils suppléeraient chez beaucoup à cette puissance d'imagination et à cette constance de vertu qui ne sont le fait que de quelques-uns et qui pourtant sont nécessaires à la poursuite persévérante d'une grande fin.
Dans les couvents où l'on ne se parle pas, où l'on ne se visite pas, l'influence d'une rangée de cellules laborieuses anime et active pourtant chaque ascète, ces alvéoles en apparence isolées font une ruche; le silence est collectif et le labeur conjoint; l'accord des âmes ignore les murailles; un même esprit plane, et l'harmonie des pensées soulève chacune d'elles comme un motif de symphonie que la vague générale des sons porte et prolonge. Quand ensuite les échanges interviennent, le concert s'enrichit; chacun exprime et écoute, apprend et instruit, reçoit et donne, recevant encore selon qu'il donne, et peut-être ce dernier aspect de la coopération sera-t-il le plus envié.
L'amitié est une maïeutique; elle tire de nous nos plus riches et nos plus intimes ressources; elle fait ouvrir les ailes de nos rêves et de nos obscures pensées; elle contrôle nos jugements, expérimente nos idées nouvelles, entretient l'ardeur et enflamme l'enthousiasme.
Il y en a des exemples aujourd'hui dans les jeunes Revues, où des adeptes convaincus assument une tâche et se dévouent à une conception. Les Cahiers de la quinzaine naquirent de ce voeu, l'Amitié de France, les Lettres aussi; la Revue des jeunes s'en pénètre chaque jour davantage. On n'y vit pas ensemble, mais on y travaille d'un même coeur et l'on s'y concerte, on s'y reprend, on y est gardé et provoqué à la fois par une ambiance dont une grande tradition fournit l'essentiel. Essayez, si vous le pouvez, de vous agréger à une fraternité de ce genre, de la constituer au besoin. En tout cas, même dans l'isolement matériel, recherchez en esprit la société des amis du vrai. Rangez-vous dans leur groupe, sentez-vous en fraternité avec eux et avec tous les chercheurs, tous les producteurs que la chrétienté assemble. La communion des saints n'est pas un phalanstère, elle est pourtant une unité. «la chair - toute seule - ne sert de rien»; l'esprit, tout seul, peut quelque chose. L'unanimité utile consiste moins à être ensemble en un gîte ou en un groupe étiqueté, qu'à s'efforcer, chacun, avec le sentiment que d'autres s'efforcent, à se concentrer sur place, d'autres se concentrant, de telle sorte qu'une tâche s'accomplisse, qu'un même principe de vie et d'activité y préside, et que les pièces de la montre, à chacune desquelles un travailleur en chambre applique son attention exclusive, aient Dieu pour monteur.
J'ai dit aussi que la solitude du penseur n'est pas une exclusion de ses devoirs, ni un oubli de ses besoins. Il y a des relations nécessaires. Puisqu'elles sont nécessaires, elles font partie de votre vie, même comme intellectuel, puisque nous ne séparons pas l'intellectuel de l'homme. À vous de les lier à l'intellectualité de telle manière que non seulement elles ne l'entravent pas, mais la servent.
Cela se peut toujours. Le temps donné au devoir ou au réel besoin n'est jamais perdu; le souci qu'on y consacre est une partie de la vocation et n'en serait ennemi que si l'on considérait celle-ci abstraitement, hors la Providence.
Vous n'allez pas penser que votre oeuvre vaille mieux que vous, et que même un supplément de possibilités intellectuelles puisse prévaloir sur l'achèvement de votre être. Ce qui se doit et ce qu'il faut, faites-le; si votre humanité l'exige, elle saura bien s'arranger avec elle-même. Le bien est le frère du vrai: il aidera son frère. Être là où l'on doit être, y faire ce que l'on doit, c'est préparer la contemplation, la nourrir et quitter Dieu pour Dieu, comme disait saint Bernard.
Il est pénible de sacrifier de belles heures à des fréquentations et à des démarches en elles-mêmes inférieures à notre idéal; mais puisque le cours de ce monde est tout de même fait pour s'allier à la vertu, il faut penser que la vertu y trouvera son compte, vertu intellectuelle ou vertu morale. À certains jours, ce sera uniquement à travers la moralité que l'intellectualité atteindra son gain malgré ses concessions vertueuses; dans d'autres circonstances, ce sera par elle-même.
Car, n'oubliez pas que dans les fréquentations, même courantes, il y a aussi à glaner pour vous. Trop de solitude vous appauvrirait. Quelqu'un écrivait récemment: «La difficulté des romanciers de nos jours me semble être celle-ci: s'ils ne vont pas dans le monde, leurs livres sont illisibles, et s'ils y vont, ils n'ont plus le temps d'écrire.» Angoisse de la mesure, qu'on rencontre partout! Mais romancier ou non, vous sentez bien que vous ne pouvez vous renfermer tout à fait. Les moines mêmes ne le font pas. Il faut garder, en vue du travail, le sentiment de l'âme commune, de la vie, et comment l'auriez-vous, si, coupé de communication avec les humains, vous n'envisagiez plus qu'une humanité de rêve?
L'homme trop isolé devient timide, abstrait, un peu bizarre; il titube dans le réel comme le marin trop fraîchement débarqué; il n'a plus le sens de la destinée; il paraît vous regarder comme une «proposition» à insérer dans un syllogisme, ou comme un cas à noter sur un calepin.
La richesse infinie du réel a aussi de quoi nous instruire; il faut la fréquenter en esprit de contemplation, mais ne pas la déserter. Et dans le réel, ce qu'il y a de plus important pour nous, n'est-ce pas l'homme, l'homme centre de tout, but dernier de tout, miroir de tout et qui invite le penseur de toute spécialité à une confrontation permanente?
Dans la mesure où l'on peut choisir, il faut se régler de façon à voisiner autant que possible avec des gens supérieurs. À cela aussi une femme d'intellectuel doit veiller. Qu'elle n'ouvre pas sa maison au hasard; que son tact soit comme un crible; au lieu de la société du grand monde, qu'elle prise celle des grandes âmes, et qu'elle n'aille point, par légèreté, par vanité, par quelque intérêt sans réelle conséquence, entraîner son mari chez des sots.
Que dis-je? Les sots mêmes concourent à nous servir et à achever notre expérience. Ne les recherchez pas: il y en a bien assez! mais ceux que vous rencontrez, sachez les utiliser, intellectuellement, par une sorte de contre-épreuve et humainement, chrétiennement, par l'exercice des vertus dont ils sont les clients.
La société est un livre à lire, bien que ce soit un livre banal. La solitude est un chef-d'oeuvre; mais souvenez-vous du mot de Leibnitz, qui ne trouvait si méchant livre qu'il n'en pût tirer quelque chose. Vous ne pensez pas tout seul, comme vous ne pensez pas avec l'intelligence toute seule. Votre intelligence s'associe vos autres facultés, votre âme votre corps; et votre personne ses relations; c'est tout cela, votre être pensant: composez-le de votre mieux; mais que ses tares mêmes, comme vos maladies, deviennent des valeurs, au moyen de quelque heureuse industrie de votre grandeur d'âme.
Du reste, dans vos fréquentations, comportez-vous de telle sorte que toujours votre esprit et votre coeur dominent votre cas: vous ne serez ainsi ni envahi, ni contaminé, quand le milieu sera médiocre, et s'il est noble, il ne fera que renforcer au dedans de vous les effets de la solitude, votre attache à la vérité et les leçons qu'elle vous prodigua.
Il faudrait que nos contacts avec le dehors fussent comme ceux de l'ange, qui touche et n'est pas touché, à moins qu'il ne veuille, qui donne et à qui l'on ne prend rien, parce qu'il appartient à un autre monde.
Par la modération des discours, vous obtiendrez aussi cette permanence du recueillement et cette sagesse d'échanges dont il est si urgent de vous munir. Parler pour dire ce qu'il faut dire, pour exprimer un sentiment opportun ou une idée utile, après cela se taire, c'est le secret de se garder tout en se communiquant, au lieu que le flambeau s'éteigne pour en allumer d'autres.
C'est du reste également le moyen de donner à sa parole du poids. La parole pèse quand on sent au-dessous d'elle le silence, quand elle cache et laisse deviner, en arrière des mots, un trésor qu'elle dispense à mesure, comme il convient, sans hâte et sans agitation frivole. Le silence est le contenu secret des paroles qui comptent. Ce qui fait la valeur d'une âme, c'est la richesse de ce qu'elle ne dit pas.
Ce que nous disions des fréquentations s'applique à l'action avec peu de retouches. Il s'agit toujours de doser la vie du dedans et celle du dehors, le silence et le bruit.
La vocation intellectuelle, strictement prise, est le contraire de l'action; la vie contemplative et la vie active ont toujours été opposées comme issues de pensées et d'aspirations contraires. La contemplation recueille, l'action dépense; l'une appelle la lumière, l'autre ambitionne le don.
À parler en général, on doit évidemment se résigner au partage des tâches, content, chacun, de louer ce qu'on ne fait pas, d'en aimer les fruits en autrui et de les goûter grâce à la communion des âmes. Mais la vie réelle ne permet pas un départ aussi strict.
Le devoir peut forcer à l'action comme tout à l'heure à la société, et il devra bénéficier de nos remarques. L'action réglée par la conscience prépare cette même conscience aux règles du vrai, la dispose au recueillement lorsqu'en sera venue l'heure, l'unit à la Providence qui est aussi source de vérité. La pensée et l'action ont le même Père.
Ensuite, même sans obligation, il est toujours nécessaire au penseur de réserver une part de son temps et de son coeur à la vie active. Cette part est parfois réduite; chez le sage elle n'est jamais nulle. Le moine travaille des mains ou se livre aux oeuvres de zèle; le grand médecin a sa clinique, son hôpital; l'artiste a ses expositions, sa société, ses tournées ou ses conférences; l'écrivain est sollicité de tant de façons qu'il aurait peine à ne pas s'engager dans quelque dessein.
Tout cela est bon. Car si en ce monde chaque chose a sa mesure, la vie intérieure doit avoir la sienne. Elle veut que l'action se limite et cède le pas à la solitude, parce que l'action extérieure agite l'âme, que le silence apaise; mais le silence poussé trop loin agite à son tour; le reflux de tout l'homme vers la tête désoriente et donne le vertige; une diversion est indispensable à la vie cérébrale; il nous faut le calmant de l'action.
Il en est des raisons physiologiques dans lesquelles je ne vais pas entrer; les raisons psychologiques s'y appuient et même s'y ramènent, car l'âme en tant que distincte du corps, ne se fatiguerait pas. Mais le composé animé se fatigue du repos comme de la dépense; il requiert un équilibre dont le centre de gravité peut d'ailleurs se déplacer et varier de l'un à l'autre. Le corps qui s'immobilise trop s'atrophie et s'énerve; l'âme qui l'imite s'étiole et se ronge. À force de cultiver le silence, on arriverait au silence de mort.
D'un autre côté, la vie intellectuelle a besoin de l'aliment des faits. On trouve des faits dans les livres, mais chacun sait qu'une science purement livresque est fragile; elle souffre du défaut de l'abstrait; elle perd contact, et par suite offre au jugement une matière trop quintessenciée, presque illusoire.
Saint Thomas consacre un article de la Somme à prouver la nécessité de s'appuyer au réel pour juger, parce que, dit-il, le réel est le but dernier du jugement; or le but, tout le long du chemin, doit donner sa lumière [14]
Les idées sont dans les faits, elles ne vivent pas en elles-mêmes, comme le crut Platon: cette vue métaphysique a des conséquences pratiques. Homme de pensée, il faut se tenir au voisinage de ce qui est, sinon l'esprit vacille. Le rêve est-il autre chose qu'une pensée coupée de communication avec le dehors, une pensée qui ne veut plus? Le rêve inconsistant est l'écueil de la pensée pure; il faut s'en écarter comme une cause d'impuissance et de chute. La pensée s'appuie aux faits comme le pied au sol, comme l'infirme aux béquilles.
La dose d'action recommandée au penseur aura donc cet avantage de lui stabiliser l'esprit. Elle aura également celui de l'enrichir. Que d'expériences la vie nous propose chaque jour! Nous les laissons passer, mais un penseur profond les recueille et en compose ses trésors; ses cadres spirituels en seront peu à peu remplis, et ses idées générales, contrôlées d'une part, seront en outre illustrées d'une documentation vivante.
L'idée, en nous, privée de ses éléments d'expérience, de ses phantasmes, n'est qu'un concept vide, qui ne se perçoit même plus. Dans la mesure où les phantasmes sont riches, la pensée est ample et forte. Or, l'action trouve partout sur sa route des éléments assimilables et des «tranches de vie» qui seront la figuration de ses idées abstraites. Elle en trouve même plus qu'elle n'en peut compter, car le réel est une sorte d'infini que nulle analyse, nulle supputation rationnelle n'épuise.
Mettez un artiste devant un arbre, il en fera des croquis indéfiniment, sans que jamais il ait pensé rendre entièrement ce que la nature exprime; mettez-le devant un croquis d'arbre, voire devant l'arbre d'un Claude Lorrain ou d'un Corot, quand il l'aura copié consciencieusement, il aura tari le modèle.
L'individuel est ineffable, disaient les anciens philosophes. L'individuel, c'est le réel, par opposition aux thèmes de l'esprit. En se plongeant dans le réel par l'action, on trouve dans cette matière des formes nouvelles, comme l'artiste, en exécutant, nourrit sa conception, la redresse et l'achève.
Enfin, cet instructeur qu'est l'action est en même temps un professeur d'énergie dont les leçons ne seront pas inutiles à un solitaire. Par ses invites et par ses résistances, par ses difficultés, ses revers, ses succès, par l'ennui et la lassitude qu'elle oblige à vaincre, par les contradictions qu'elle ne manque pas de soulever et par les besoins nouveaux qu'elle fait naître, elle nous stimule et retrempe nos forces; elle secoue cette paresse fondamentale et cette orgueilleuse quiétude qui ne sont pas moins hostiles à la pensée qu'aux réalisations.
Les vertus du dehors viendront ainsi au secours de celles du dedans, l'enquête active servira le recueillement, le butin préparera le miel. La pensée, tour à tour plongée dans les deux abîmes: celui du réel et celui de l'idéal, fortifiée par une volonté aguerrie, éclairée et avertie par les raisons du coeur que l'action met sans cesse en cause, sera un autre outil de recherche et un autre arbitre de vérité qu'une raison juchée sur l'échelle de Porphyre.
Je voudrais voir notre homme d'étude engagé à tout moment dans quelque entreprise peu onéreuse, à laquelle il consacrerait un temps bien délimité, sans céder à l'entraînement, en s'intéressant toutefois, et de tout son coeur, à des résultats qui ne doivent pas être pour lui comme les bûches que certains vont scier pour se reposer la tête. Agir sans se donner à l'action tout entier, ce n'est pas agir comme homme, et ni le repos de l'homme, ni son instruction, ni sa formation n'en peuvent résulter. C'est pourquoi, si déjà vous n'en avez qui s'imposent à vous, cherchez des causes qui vous passionnent parce qu'elles sont de prix, des oeuvres de lumière, de relèvement, de préservation, de progrès, des ligues de bien public, des sociétés de défense et d'action sociales, toutes entreprises qui veulent leur homme sinon quant à sa vie entière, du moins quant à son être au complet. À cela donnez-vous aux heures où l'inspiration vous accorde et même vous impose un congé à elle-même utile. Ensuite, vous lui reviendrez, et le ciel où elle vous introduit vous sera d'autant plus doux que vous aurez expérimenté, en même temps que ses trésors, les périls, les fanges et les aspérités de la terre.
Il me paraît résulter de tout ceci que la solitude utile, le silence, la retraite du penseur sont des réalités mitigées, animées par un esprit d'une exigence stricte. C'est en vue de la retraite, du silence et de la solitude intime que l'action et les fréquentations sont admises, et c'est par eux qu'elles sont dosées. Cela se doit, si vraiment l'intellectuel est un consacré, et si l'on ne peut servir deux maitres.
L'esprit de silence sera donc réclamé partout. C'est lui surtout qui importe, tellement que nous avons pu, en rigueur, concevoir une vie intellectuelle fondée sur un travail de deux heures par jour. Penserait-on que, ces deux heures sauves, on peut se conduire ensuite comme si elles n'étaient pas? Ce serait bien mal comprendre. Ces deux heures sont données à la concentration, mais la consécration de toute la vie n'en est pas moins requise.
Un intellectuel doit être intellectuel tout le temps. Ce que suggère saint Paul du chrétien: «soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez une autre chose quelconque, faites tout pour la gloire de Dieu», doit s'appliquer au chrétien en quête de lumière. La gloire de Dieu est pour lui le vrai, il doit y songer partout, s'y plier en tout. La solitude qui lui est recommandée est moins une solitude de lieu qu'une solitude de recueillement; elle est élévation plus qu'éloignement; elle consiste à s'isoler par en haut, grâce au don de soi aux choses supérieures et moyennant la fuite des légèretés, des divagations, de la mobilité et de toute volonté capricieuse; elle réalise le conversatio nostra in coelis de l'apôtre, en portant notre demeure et notre commerce au ciel des esprits.
Demeurer chez soi et se livrer au babillage intérieur, au tiraillement des désirs, à l'exaltation de l'orgueil, au flux de pensées qui introduisent en nous un dehors absorbant et plein de discorde, serait-ce bien la solitude? Il y a une fausse solitude comme il y a une fausse paix. Au contraire, sortir et agir par devoir, par sagesse ou par le souci d'une détente dont nous plaiderons plus loin encore la nécessité, ce peut être une solitude supérieure, qui nourrit et qui tonifie l'âme au lieu de l'amoindrir.
Ce que saint Augustin appelle la «pureté de la solitude» peut se maintenir partout; son impureté peut souiller même son propre gîte. «Tu peux être dans une ville, a écrit Platon, comme un berger dans sa cabane sur le haut d'une colline.» Ayez l'inspiration intérieure, la retenue, l'amour de ce à quoi vous êtes donné, ayez avec vous le Dieu de vérité, et vous êtes seul en plein univers.
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