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On ne peut donner de conseil bien précis sur ce qu'il convient d'apprendre, et moins encore sur le dosage des éléments admis dans un plan de travail. Saint Thomas n'en fait aucune mention dans les Seize préceptes. En vérité, c'est affaire de vocation personnelle, en dépendance étroite du but poursuivi. Toutefois, quelques indications sont possibles, et les donner peut servir de point de départ à d'utiles réflexions.
Nous ne prenons pas la question à son origine première; nous parlons entre gens ayant dépassé la scolarité et se proposant d'organiser ou de compléter des études profondes. À ce niveau, le sujet appelle les observations si intéressantes du P. Gratry relatives à la science comparée [17]. On peut trouver que le développement de ce thème dans les Sources a un peu vieilli; mais le fond en demeure et mériterait de la part des jeunes intellectuels des méditations sérieuses.
Science comparée, disons-nous, et par là nous entendons l'élargissement des spécialités par le rapprochement de toutes les disciplines connexes, puis le rattachement de ces spécialités et de leur ensemble à la philosophie générale et à la théologie.
Il n'est pas sage, il n'est pas fécond, dût-on poursuivre une spécialité très déterminée, de s'y enfermer aussitôt. C'est se poser des oeillères. Nulle science ne se suffit; nulle discipline envisagée seule n'est une lumière suffisante à ses propres voies. Isolée, elle se rétrécit, s'amaigrit, s'étiole et, à la première occasion, s'égare.
Une culture partielle est toujours indigente et précaire. Sans trêve l'esprit s'en ressent; je ne sais quelle liberté de mouvement, quelle sûreté de regard lui manquent et paralysent ses gestes. Un «fruit sec» est celui qui ne sait rien, mais aussi celui qui s'est réduit et desséché pour avoir rendu prématurément sa terre exclusive.
On peut assurer sans paradoxe que chaque science poussée à fond donnerait les autres sciences, les sciences la poésie, la poésie et les sciences la morale, puis la politique et la religion même en ce qu'elle a d'humain. Tout est dans tout, et un cloisonnement n'est possible que par abstraction. Abstraire n'est pas mentir, dit le proverbe: abstrahere non est mentiri; mais c'est à condition que l'abstraction qui distingue, qui isole méthodiquement, qui concentre sa lumière sur un point, n'aille pas séparer de ce qu'elle étudie ce qui plus ou moins directement en relève. Couper ainsi de communications son objet, c'est le fausser, car ses attaches font partie de lui-même.
Peut-on étudier une pièce d'horlogerie sans songer à la pièce voisine? Peut-on étudier un organe sans s'inquiéter du corps? On ne peut davantage avancer en physique ou en chimie sans mathématiques, en astronomie sans mécanique et sans géologie, en morale sans psychologie, en psychologie sans sciences naturelles, en rien sans histoire. Tout se tient; les lumières se croisent, et un traité intelligent de chacune des sciences fait allusion plus ou moins à toutes les autres.
Si donc vous voulez vous préparer un esprit ouvert, net, vraiment fort, défiez-vous, tout d'abord, de la spécialité. Établissez vos bases suivant la hauteur où vous voulez monter; élargissez l'orifice de l'excavation d'après la profondeur où elle doit atteindre. Comprenez du reste que le savoir n'est ni une tour ni un puits, mais une habitation d'homme. Un spécialiste, s'il n'est pas un homme, est un rond-de-cuir; sa splendide ignorance fait de lui un égaré parmi les humains; il est inadapté, anormal et sot. L'intellectuel catholique ne copiera pas ce modèle. Appartenant au genre humain par sa vocation, il veut d'abord en être; il marchera sur le sol d'un pied franc, avec sa base de sustentation, non en sautillant sur ses pointes.
Notre savoir a essayé de sonder la nuit en tous sens; nos savants y plongent la main pour ramener des étoiles; ce noble effort ne laisse indifférent aucun vrai penseur. Suivre jusqu'à un certain point les explorations de chaque chercheur est pour vous une obligation qui se résout à la fin en capacité décuplée pour vos propres recherches. Quand vous en viendrez au spécial, ayant ainsi expérimenté mainte culture, amplifié vos regards, pris le sentiment des liaisons par les profondeurs, vous serez un autre homme que le confiné d'une discipline étroite.
Toute Science, cultivée à part, non seulement ne se suffit pas, mais présente des dangers que tous les hommes de sens ont reconnus. Les mathématiques isolées faussent le jugement, en l'habituant à une rigueur que ne comporte aucune autre science et moins encore la vie réelle. La physique, la chimie obsèdent par leur complexité et ne donnent à l'esprit aucune ampleur. La physiologie pousse au matérialisme, l'astronomie à la divagation, la géologie fait de vous un limier qui flaire, la littérature vous vide, la philosophie vous enfle, la théologie vous livre au faux sublime et à l'orgueil doctoral. Il faut passer d'un esprit à l'autre afin de les corriger l'un par l'autre; il faut croiser les cultures pour ne pas ruiner le sol.
Et ne croyez pas que de pousser jusqu'à un certain point cette étude comparée, ce soit vous surcharger et vous trouver en retard pour une étude spéciale: Vous ne vous surchargerez pas, car les lumières trouvées dans la comparaison vous allégeront au contraire toutes choses; prenant de l'ampleur, votre esprit en sera plus apte à recevoir sans être grevé.
Quand on accède au centre des idées, on se rend tout facile, et quel meilleur moyen d'avoir accès au centre que de tenter différentes voies qui toutes, à la manière des rayons d'un cercle, donnent le sentiment d'une rencontre et d'un carrefour commun?
Je connais un linguiste qui en quinze jours débrouille une langue nouvelle. Pourquoi? - parce qu'il en connaît beaucoup d'autres. D'un coup d'oeil il saisit l'esprit de son nouvel idiome, ses caractères fondamentaux, sa constitution entière. Les sciences sont les langues diverses en lesquelles la nature ineffable est balbutiée péniblement par les hommes; en déchiffrer plusieurs, c'est favoriser chacune d'elles, car au fond elles ne sont qu'un.
De plus, l'instinct puissant et l'enthousiasme éveillés chez tout homme bien doué par cette façon de voyager à travers les sciences, d'explorer ces magnifiques domaines comme on visite tour à tour les fjords de Norvège, la Corne d'Or, les hypogées d'Égypte, les pampas d'Amérique et les palais chinois, cette ardeur en quelque sorte épique, dont est saisie une intelligence forte au contact des grandeurs d'esprit, communique à l'étude une verve et des facilités merveilleuses.
Un rabbin à qui l'on reprochait de surcharger la loi répondait: Quand un boisseau est plein de noix, on peut y mettre encore beaucoup de mesures d'huile; celui-là avait le zèle, qui pour la capacité spirituelle correspond à la chaleur qui dilate les corps. Une coupe au soleil a plus de contenance qu'à l'ombre. Un esprit enivré au spectacle du vrai, épanoui par lui comme un arc-en-ciel, devient capable d'acquérir sans fatigue, avec joie des connaissances qui lasseraient le triste suppôt d'une seule science.
Les très grands hommes se sont toujours montrés plus ou moins universels; excellant en une partie, ils furent dans les autres au moins des curieux, fréquemment des savants, parfois des spécialistes encore. Vous n'auriez pas confiné dans une seule culture des hommes comme Aristote, Bacon, Léonard de Vinci, Leibnitz ou Goethe. Henri Poincaré étonnait ses confrères de toutes les sections, à l'Académie des Sciences, par ses vues géniales; le consulter, c'était se placer tout de suite au centre du savoir, là où il n'y a plus de sciences diverses.
Vous n'avez pas de telles prétentions? Soit! mais pour chacun proportionnellement, ce que les grands ont pratiqué demeure l'indication féconde. Faites-vous un plan large, qui peu à peu se rétrécira au point de vue du temps consacré à chaque étude secondaire, jamais au point de vue de l'ampleur du regard et de l'esprit du travail.
Choisissez bien vos conseillers. Un seul pris entre mille pour l'ensemble, d'autres pour chaque partie, s'il est nécessaire. Répartissez le temps; réglez la succession des cultures: cela ne va pas au hasard.
En chaque chose, allez droit à l'essentiel; ne vous laissez pas attarder par les minuties: ce n'est point par leurs minuties que les sciences se tiennent; c'est souvent par leur détail, mais le détail caractéristique, c'est-à-dire, encore, le fond.
D'ailleurs, vous ne pouvez pas vous diriger en tout cela avant d'avoir pénétré ce qui nous reste à dire.
De même que nulle science particulière ne se suffit, ainsi l'ensemble des sciences ne se suffit pas sans la reine des sciences: la philosophie, ni l'ensemble des connaissances humaines sans la sagesse issue de la science divine elle-même: la théologie.
Le P. Gratry a exprimé sur ce point des vérités capitales, et saint Thomas, beaucoup plus profondément encore, a marqué la place, le rang de ces deux reines du double royaume [18]. Les sciences, sans la philosophie; se découronnent et se désorientent. Les sciences et la philosophie, sans la théologie, se découronnent encore bien davantage, puisque la couronne qu'elles répudient est une couronne céleste, et elles se désorientent plus irrémédiablement, car la terre sans le ciel ne trouve plus ni la trajectoire de sa giration, ni les influences qui la rendent féconde.
Aujourd'hui que la philosophie a fléchi, les sciences s'abaissent et s'éparpillent; aujourd'hui que la théologie est ignorée, la philosophie est stérile, elle ne conclut à rien, elle fait de la critique sans boussole et, sans boussole encore, de l'histoire; elle est sectaire et destructrice souvent, elle est compréhensive et accueillante parfois, elle n'est jamais rassurante, vraiment éclairante; elle n'enseigne pas. Et pour ses maîtres qui ont le double malheur d'ignorer et d'ignorer qu'ils ignorent, la théologie est une chose de l'autre monde.
Oui, certes, de l'autre monde, la théologie l'est en effet quant à son objet; mais l'autre monde porte celui-ci, le continue en tous sens, en arrière, en avant et au-dessus, et il n'est pas étonnant qu'il l'éclaire. Si l'intellectuel catholique appartient à son temps, il ne peut rien faire de mieux que de travailler pour sa part à nous restituer l'ordre qui nous manque. Ce qui fait défaut à ce temps au point de vue doctrine, ce n'est pas la dose du savoir, c'est l'harmonie du savoir, harmonie qui ne s'obtient que par un appel aux premiers principes [19].
L'ordre de l'esprit doit correspondre à l'ordre des choses, et puisque l'esprit ne s'instruit vraiment que par la recherche des causalités, l'ordre de l'esprit doit correspondre à l'ordre des causes. Si donc il y a un Être premier et une Cause première, c'est là que s'achève et que s'éclaire ultimement le savoir. En philosophe d'abord au moyen de la raison; en théologien ensuite, utilisant la lumière venue des sommets, l'homme de vérité doit centrer sa recherche en ce qui est point de départ, règle et fin à titre premier, en ce qui est tout à tout, comme à tous.
L'ordre ne vient, en aucun genre d'objets ou de disciplines, qu'au moment où les principes, hiérarchiquement rangés jusqu'au principe premier, jouent leur rôle de principes, de chefs, comme dans une armée, comme dans une maison ordonnée, comme dans un peuple. Aujourd'hui, nous avons répudié les premiers principes, et le savoir s'est débandé. Nous n'avons plus que des bribes, de magnifiques oripeaux et pas d'habits, de magnifiques chapitres et pas de livre achevé, pas de Bible.
Les Bibles du savoir, ce furent autrefois les Sommes: nous n'avons plus de Sommes, et nul parmi nous n'est en état d'en écrire une. Tout est chaotique. Mais tout au moins, si une Somme collective est prématurée, chaque homme qui pense et qui désire vraiment savoir peut essayer de constituer sa Somme personnelle, c'est-à-dire d'introduire l'ordre en ses connaissances par un appel aux principes de cet ordre, c'est-à-dire en philosophant, et en couronnant sa philosophie par une théologie sommaire, mais profonde.
Les savants chrétiens, depuis le début jusqu'à la fin du XVIIe siècle, ont tous été des théologiens, et les savants, chrétiens ou non, jusqu'au XIXe, ont tous été des philosophes. Depuis, le savoir s'est abaissé; il a gagné en surface et perdu en hauteur, donc aussi en profondeur, car la troisième dimension a deux sens qui se répondent. Que le catholique conscient de cette aberration et de ses conséquences n'y succombe pas; devenu intellectuel ou désireux de le devenir, qu'il vise l'intellectualité complète; qu'il se donne toutes ses dimensions.
«La théologie, disait le P. Gratry, est venue insérer dans l'arbre de la science une greffe divine, grâce à laquelle cet arbre peut porter des fruits qui ne sont pas les siens. On n'ôte rien de sa sève, on lui donne au contraire un cours glorieux. En raison de ce nouvel élan imprimé au savoir, de cet appel des données humaines à une collaboration céleste, toutes les connaissances sont vivifiées et toutes les disciplines élargies. L'unité de la foi donne au travail intellectuel le caractère d'une coopération immense. C'est l'oeuvre collective des humains unis en Dieu. Et c'est pourquoi la science chrétienne, telle qu'elle est et bien plus encore quand aura été écrite la Somme des temps modernes, ne peut que dépasser en ampleur et en inspiration tous les monuments de l'antiquité et du néo-paganisme. Les Encyclopédies n'en approchent pas plus que Babel des cathédrales.
Cherchant la vérité, on ne devrait pas pouvoir ignorer un tel trésor. J'espère que la génération prochaine, mise sur la voie par celle-ci qui dépasse si notoirement ses aînées, abordera tout de bon et sans respect humain la science des sciences, le cantique des cantiques du savoir, la théologie inspiratrice et seule finalement concluante. Elle y trouvera à la fois la maturité et l'envol, le lyrisme puissant et calme qui est la vie complète de l'esprit.
Il n'est pas si difficile qu'on le croit de pénétrer la théologie, et ce n'est pas une étude très longue, au degré où il s'agit de l'obtenir. L'adopter comme spécialité, ce serait autre chose. Consacrez-y quatre heures par semaine pendant les cinq ou six années que suppose une formation, ce sera très suffisant; vous n'aurez plus ensuite qu'à entretenir.
Mais n'allez pas, surtout, vous confier à de faux maîtres. Abordez aussitôt saint Thomas d'Aquin. Étudiez la Somme théologique, sans négliger, au préalable, de vous renseigner très exactement sur le contenu de la foi. Ayez sous la main le Catéchisme de l'Église catholique, qui est lui-même un puissant abrégé de théologie. Possédez pleinement ce manuel et poursuivez avec saint Thomas, jour par jour, le développement rationnel de la science divine. Le texte vous paraîtra d'abord sec, abstrus; puis, peu à peu, les lumières dominatrices brilleront; les premières difficultés vaincues auront pour récompense des victoires nouvelles; vous apprendrez la langue du pays, et au bout d'un certain temps, vous circulerez là comme chez vous, sentant que ce chez vous est une sublime demeure.
Étudiez, bien entendu, en latin! [20]. Les traductions de la Somme sont traîtresses. Celui qui se laisserait arrêter par le petit effort de débrouiller une langue dont un esprit ordinaire vient à bout en deux mois ne mériterait pas qu'on s'inquiète de sa formation. Nous parlons pour des ardents: que ceux-là, désireux de pénétrer dans le «cellier à vin», se donnent la peine d'en chercher la clef.
Quelque ouvrage d'introduction vous faisant pressentir le contenu de saint Thomas et vous servant de prélibation serait utile. Ne vous y attardez pas; mais prenez cette main qui se tend pour vous mettre en marche [21].
D'un autre côté, un répétiteur d'esprit ouvert et bien informé serait au début d'un immense secours: j'allais dire secours indispensable. Il vous initierait à mesure au vocabulaire spécial du thomisme, vous éviterait des hésitations et des quiproquos, éclairerait un texte par un autre texte, vous signalerait les pistes et garderait votre marche des faux pas. Toutefois, pénétré comme je suis de la nuisance d'amis maladroits, du refroidissement et de l'espèce de scandale qu'occasionnent de sots commentaires, je vous dis: Recherchez plutôt la solitude qu'un concours borné. Efforcez-vous de casser la noix; elle meurtrira vos mains, mais elle cédera, et saint Thomas lui-même instruira son disciple.
À cet effet, consultez soigneusement, à l'occasion de chaque article, les passages différents auxquels les éditions vous renvoient; consultez l'Index Tertius, ce trésor; comparez; faites que les documents se complètent, se commentent, et rédigez vous-même votre article. Excellente gymnastique, qui procurera à votre esprit souplesse, vigueur, précision, haine du sophisme et de l'à peu près, ampleur, et, en même temps, accumulation progressive de notions nettes, profondes, bien enchaînées, toujours reliées à leurs principes premiers et constituant, par leur co-adaptation, une forte synthèse.
J'arrive par là tout naturellement à exposer ma pensée relativement au thomisme envisagé comme cadre d'une science comparée.
On ne saurait contester l'utilité de posséder le plus tôt possible, dès le départ s'il se peut, un ensemble d'idées directrices formant corps, et capable, comme l'aimant, d'attirer et de se subordonner toutes nos connaissances. Qui n'a pas cela ressemble, dans l'univers intellectuel, au voyageur qui facilement coule au scepticisme, à fréquenter tant de civilisations disparates et de doctrines adverses.
Ce désarroi est un des grands malheurs de ce temps. S'en retirer, grâce à l'équilibre intellectuel que procure une doctrine sûre, c'est un bienfait incomparable. Or, le thomisme est à cet égard souverain. On dirait qu'il a été créé sept siècles d'avance pour étancher notre soif. Comparé à l'eau limoneuse qu'on nous sert, il est une source limpide. Après qu'on a vaincu par un effort vigoureux les premières difficultés d'une exposition archaïque, il vous rassure l'esprit, l'établit en pleine clarté et lui offre un cadre à la fois souple et fort pour ses acquisitions ultérieures.
Le thomisme est une synthèse. Ce n'est pas pour cela une science complète; mais la science complète peut s'y appuyer comme à un pouvoir de coordination et de surélévation quasi miraculeux. Si un pape a pu dire de l'oeuvre de saint Thomas prise dans son détail Quot articuli, Tot miracula, à bien plus forte raison l'ensemble est-il un prodige.
Étudiez ce système, appréciez-en les caractères, jugez-en les idées maîtresses, puis leur ordre, puis la fécondité de leur généalogie descendante, l'ouverture d'angle, ou pour mieux dire la capacité vitale de chaque notion en face des faits et des notions accessoires qui la peuvent nourrir: vous verrez avec étonnement que nul ensemble partiel ne peut être comparé à celui-là comme force attractive à l'égard du tout, que nulle graine n'a plus de pouvoir pour absorber et pour canaliser les sucs de la terre.
Le thomisme est une position de l'esprit tellement bien choisie, si éloignée de tous les extrêmes où se creusent les abîmes, si centrale par rapport aux sommets, qu'on y est conduit logiquement de tous les points du savoir et que de lui on rayonne, sans brisures du chemin, dans toutes les directions de la pensée et de l'expérience.
D'autres systèmes s'opposent aux systèmes voisins: celui-ci les concilie dans une lumière plus haute, ayant songé à ce qui les séduisait et s'inquiétant de faire droit à tout ce qu'ils ont de juste. D'autres systèmes ont été contredits par les faits: celui-ci vient à leur rencontre, les enveloppe, les interprète, les classe et les consacre à l'égal d'un droit.
Nulle métaphysique n'offre aux sciences de la nature des principes d'agencement et d'interprétation supérieure plus secourables; nulle psychologie rationnelle n'est mieux en rapport avec ce que la psychologie expérimentale et les sciences annexes ont trouvé; nulle cosmologie n'est plus souple et plus accueillante aux découvertes qui ont déconcerté tant de rêveries anciennes; nulle morale ne sert mieux le progrès de la conscience humaine et des institutions.
Je ne puis tenter ici de prouver si peu que ce soit le bien-fondé de ces affirmations; en attendant que chacun l'éprouve pour son compte, c'est une question de confiance. Mais la confiance du catholique ne doit-elle pas aller naturellement à celle qui a reçu mission et grâce pour guider de haut l'essor de son esprit?
L'Eglise croit aujourd'hui, comme elle le crut dès le premier abord, que le thomisme est une arche salvatrice, capable de garder à flot les esprits dans le déluge des doctrines. Elle ne le confond pas avec la foi, ni davantage avec la science en toute son ampleur; elle sait qu'il est faillible et qu'il a participé, en tout ce qui est théorie transitoire, aux erreurs des temps; mais elle estime que sa membrure répond dans son ensemble à la constitution du réel et de l'intelligence, et elle constate que la science comme la foi y concourent, parce que lui-même a pris position entre elles comme un castel au carrefour des routes.
On ne peut rien imposer en un tel domaine; mais je dis à celui qui se décide à la science comparée, c'est-à-dire qui forme le propos de mener de front les sciences particulières, la philosophie et la théologie comme une seule et unique recherche: consultez-vous; essayez de trouver dans votre coeur assez de foi en votre guide séculaire pour ne pas lui marchander une libre adhésion filiale. Si vous y réussissez, votre fidélité aura sa récompense; vous monterez à un niveau que ne connaissent ni le solipsisme orgueilleux ni la modernité sans base éternelle.
Complétons aussitôt ce que nous venons de dire de la science comparée, pour qu'on ne croie pas que sous ce couvert nous poussons à une science encyclopédique. Plus on sait, sous certaines conditions, mieux cela vaut; mais en fait, les conditions ne pouvant être remplies - aujourd'hui moins que jamais, l'esprit encyclopédique est ennemi de la science.
La science consiste en profondeur plus qu'en superficie. La science est une connaissance par les causes, et les causes plongent comme des racines. Il faut sacrifier toujours l'étendue à la pénétration, pour cette raison que l'étendue, par elle-même, n'est rien et que la pénétration, en nous introduisant au centre des faits, nous fournit la substance de ce qu'on recherchait dans une poursuite sans terme.
Nous avons plaidé une certaine extension, mais c'était en faveur de la profondeur même et à titre de formation; la formation obtenue et l'approfondissement assuré de ses possibilités, il en faut venir à creuser, et seule la spécialisation peut le permettre.
Il est fréquent que ce qui est indispensable au premier abord devienne hostile ensuite. L'hostilité se manifesterait ici de bien des façons et elle ménerait à la décadence de l'esprit par des voies diverses.
Tout d'abord, chacun a ses capacités, ses ressources, ses difficultés intérieures ou extérieures, et l'on doit se demander s'il serait sage de cultiver également ce pour quoi l'on est fait et ce qui se tient plus ou moins hors de vos prises. Vaincre une difficulté est bien; il le faut; mais la vie intellectuelle ne doit pas être une acrobatie permanente. Il est très important de travailler dans la joie, donc dans la facilité relative, donc dans le sens de ses aptitudes. Il faut, en avançant tout d'abord dans diverses voies, se découvrir soi-même et, une fois averti de sa vocation spéciale, s'y fixer.
Ensuite, un danger guette les esprits qui se répandent par trop: c'est de se contenter de peu. Satisfaits de leurs explorations à travers tout, ils arrêtent l'effort; leurs progrès, tout d'abord rapides, sont ceux du feu-follet sur la terre. Nulle énergie ne se déploie longtemps si elle n'est stimulée par la difficulté croissante et soutenue par l'intérêt croissant aussi d'une fouille laborieuse. L'ensemble examiné, jugé dans ses relations et son unité de principes fondamentaux, il est urgent, si l'on ne veut piétiner sur place, de s'attaquer à une tâche précise, limitée, proportionnée à ses forces et de s'y donner désormais de tout son coeur.
Nos propositions de tout à l'heure trouvent là leur réciproque. Nous disions: Il faut entrer dans diverses voies pour avoir le sentiment des rencontres; il faut aborder la terre largement pour aboutir à des profondeurs. Cela fait, si l'on ne pense plus qu'à creuser au centre, le rétrécissement apparent profite à tout l'espace, le fond du trou montre tout le ciel. Dès que l'on sait à fond quelque chose, pour peu que l'on ne soit pas ignorant du reste, ce reste en toute son étendue a le bénéfice du voyage vers les profondeurs. Tous les abîmes se ressemblent et tous les fondements communiquent.
De plus, à supposer qu'on s'attaque avec une même et durable énergie à toutes les branches du savoir, on se trouvera promptement devant une tâche impossible. Que fera-t-on? Ayant voulu être légion, on aura oublié d'être quelqu'un; en visant au géant, on se diminue comme homme.
Chacun, dans la vie, a son oeuvre; il doit s'y appliquer courageusement et laisser à autrui ce que réserve à autrui la Providence. Il faut écarter la spécialité tant qu'il s'agit de devenir un homme cultivé, et, en ce qui concerne le héros de ces pages, un homme supérieur; mais il faut faire appel de nouveau à la spécialité quand il s'agit d'être un homme exerçant une fonction et se proposant un rendement utile. En d'autres termes, il faut tout comprendre, mais en vue de parvenir à faire quelque chose.
Concluez de là l'obligation de se résoudre, en son temps, aux sacrifices nécessaires. C'est une grande peine de se dire: En prenant un chemin, j'en abandonne mille. Tout est intéressant; tout pourrait être utile; tout attire et séduit l'esprit généreux; mais il y a la mort; il y a les nécessités de l'esprit et des choses: force est bien de se soumettre et de se contenter, pour ce que le temps et la sagesse vous dérobent, du regard de sympathie qui sera encore un hommage au vrai.
N'ayez pas honte d'ignorer ce que vous ne pourriez savoir qu'au prix de la dispersion. Que vous en ayez de l'humilité, oui, car cela marque nos limites; mais nos limites acceptées sont une partie de notre vertu; une grande dignité en ressort: celle de l'homme qui se tient dans sa loi et qui joue son rôle. Nous sommes peu de chose, mais nous faisons partie d'un tout et nous en avons l'honneur. Ce que nous ne faisons pas, nous le faisons encore: Dieu le fait, nos frères le font, et nous sommes avec eux dans l'unité de l'amour.
Ne vous croyez donc pas tout possible. Mesurez-vous, mesurez votre tâche; après quelques tâtonnements inévitables, sachez vous limiter sans raideur; gardez, moyennant des lectures et au besoin de petits travaux, le bénéfice des cultures premières, le contact des ampleurs, mais pour le principal de votre temps et de vos forces, concentrez-vous. Le demi savant n'est pas celui qui ne sait que la moitié des choses, c'est celui qui ne les sait qu'à demi. Sachez ce que vous avez décidé de savoir; ayez un regard pour le reste. Ce qui n'est pas de votre vocation propre, abandonnez-le à Dieu qui en aura le soin. Ne soyez pas un déserteur de vous-même, pour avoir voulu vous substituer à tous.
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