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Vous voici donc au moment de réaliser. On ne peut toujours apprendre et toujours préparer. Du reste, apprendre et préparer ne vont pas sans une dose de réalisation qui les favorise. Toute vie va en cercle. Un organe qui s'exerce croît et se fortifie, un organe fortifié s'exerce avec plus de puissance. Il faut écrire tout le long de la vie intellectuelle.
On écrit tout d'abord pour soi, pour voir clair dans son cas, pour mieux déterminer ses pensées, pour soutenir et aviver l'attention qui cède bientôt si l'action ne l'oblige, pour amorcer les recherches dont la nécessité se relève dans la production, pour encourager l'effort qui se lasserait à ne constater jamais un effet visible, enfin pour former son style et acquérir cette valeur qui achève toutes les autos: l'art de l'écrivain.
Écrivant, il faut publier, dès que de bons juges vous en croient capable et que vous-même éprouvez l'aptitude du vol. L'oiseau sait bien quand il peut affronter l'espace; sa mère le sait avec plus de sécurité: appuyé sur vous-même et sur une sage maternité spirituelle, volez, dès que vous le pourrez. Le contact du public vous obligera à mieux faire; les louanges méritées vous stimuleront, les critiques exerceront leur contrôle; le progrès vous sera pour ainsi dire imposé, au lieu de la stagnation qui pourrait résulter d'un perpétuel silence. La paternité intellectuelle est une semence de biens. Toute oeuvre est une source.
Le Père Gratry insiste beaucoup sur l'efficacité de l'écriture. Il voudrait qu'on méditât toujours la plume à la main et que l'heure pure du matin fût consacrée à ce contact de l'esprit avec soi-même. Il faut tenir compte des dispositions personnelles; mais il est certain que chez la plupart, la plume qui court joue le rôle de l'entraîneur dans les jeux sportifs.
Parler, c'est entendre son âme et en elle la vérité parler solitairement et silencieusement au moyen de l'écriture, c'est s'entendre et ressentir le vrai avec la fraîcheur de sensation d'un homme matinal qui ausculte au petit jour la nature.
Il faut, en toutes choses, commencer. «Le commencement est plus que la moitié du tout», a dit Aristote. À ne rien produire, on s'habitue à la passivité; la peur d'orgueil ou la timidité s'accroissent de plus en plus; on recule, on s'épuise d'attendre, on devient improductif comme un bourgeon noué.
L'art d'écrire, ai-je dit, exige cette longue et précoce application qui peu à peu devient une habitude mentale et constitue ce qu'on appelle le style. Mon «style», ma «plume» c'est l'instrument spirituel dont je me sers pour me dire et dire à autrui ce que j'entends de la vérité éternelle. Cet instrument est une qualité de mon être, un pli intérieur, une disposition du cerveau animé, c'est-à-dire que c'est moi évolué d'une certaine façon. «Le style, c'est l'homme».
Le style se forme donc en chacun avec l'écrivain; le mutisme est une diminution de la personne. Si vous voulez être pleinement, au point de vue intellectuel, il faut savoir penser tout haut, penser explicitement, c'est-à-dire former pour le dedans et pour le dehors votre verbe.
Peut-être est-ce l'occasion de dire en quelques mots ce que doit être un style répondant aux fins suggérées ici à l'intellectuel.
Hélas! il faudrait ne pas écrire, pour oser dire comment on écrit. L'humilité n'est pas difficile, quand devant Pascal, La Fontaine, Bossuet, Montaigne, on a subi l'emprise ou éprouvé le calme élargissement d'un grand style. Du moins peut-on confesser l'idéal qu'on vise et qu'on n'atteint pas; le déclarer, c'est à la fois s'accuser et s'honorer en lui, qui nous juge.
Les qualités du style peuvent être expliquées en autant d'articles qu'on veut; tout peut tenir, je crois, en ces trois mots: Vérité, individualité, simplicité, à moins qu'on ne préfère se résumer en cette seule parole: Écrire vrai.
Un style est vrai quand il répond à une nécessité de la pensée et quand il se tient intimement au contact des choses.
Le discours est un acte de vie: il ne faut pas que dans la vie il représente une coupure, et c'est ce qui a lieu quand nous tombons dans l'artificiel, le conventionnel, M. Bergson dirait le «tout à fait». Écrire d'une part, vivre de l'autre sa vie spontanée et sincère, c'est offenser le verbe et l'harmonieuse unité humaine.
Le «discours de circonstance» est le type de ces choses qu'on dit parce qu'il faut les dire, qu'on ne pense que littérairement, y dépensant cette éloquence dont se moque la vraie éloquence. Aussi le discours de circonstance n'est-il souvent que discours d'occasion. Il se peut qu'il soit génial, et Démosthène ou Bossuet nous l'apprennent; mais il ne l'est que si la circonstance tire de notre fond ce qui jaillirait aussi bien de soi-même, ce qui se rattache â nos vues habituelles, à nos méditations de toujours.
La vertu de la parole, parlée ou écrite, est une abnégation et une droiture: abnégation qui écarte la personne, là où il s'agit d'un échange entre la vérité qui parle au dedans et l'âme qui écoute; droiture qui expose ingénument ce qui s'est révélé dans l'inspiration et n'y ajoute pas de verbiage.
«Regarde dans ton coeur et écris», dit Sidney. Celui qui écrit ainsi, sans orgueil et sans artifice, comme pour soi, parle en fait pour l'humanité, s'il a le talent qui porte loin une véridique parole. L'humanité s'y reconnaîtra, parce que c'est elle qui a inspiré le discours. La vie reconnaît la vie. Si je ne livre au prochain que du papier noirci, il le regardera peut-être curieusement, mais ensuite le laissera tomber à terre; si je suis un arbre offrant son feuillage et ses fruits pleins de sève, si je me donne avec plénitude, je convaincrai et, comme Périclès, je laisserai le dard dans les âmes.
Obéissant aux lois de la pensée, je ne puis que me montrer proche des choses, ou plutôt dans l'intime des choses. Penser, c'est concevoir ce qui est; écrire vrai, c'est-à-dire selon la pensée, c'est révéler ce qui est, non enfiler des phrases.
Le discours doit répondre à la vérité de la vie. L'auditeur est un homme; il ne faut pas que le discoureur soit une ombre. L'auditeur vous apporte une âme à guérir ou à éclairer: ne lui servez pas des mots. Tandis que vous déroulez vos périodes, il faut qu'on puisse regarder dehors, regarder en soi et sentir la correspondance.
La vérité du style écarte le cliché. On nomme ainsi une vérité ancienne, une formule tombée en l'usage commun, lot d'expressions qui autrefois furent neuves, qui ne le sont plus précisément parce qu'elles ont perdu le contact de la réalité d'où elles étaient nées, parce qu'elles flottent en l'air, vains oripeaux qui se substituent à une coulée vive, à une transcription directe et immédiate de l'idée.
Le grand style consiste dans la découverte des liens essentiels entre les éléments de la pensée, et dans un art de les exprimer à l'exclusion de tout balbutiement accessoire. «Écrire comme se déposent la rosée sur la feuille et les stalactites sur les parois de la grotte, comme découle la chair du sang, et comme la fibre ligneuse de l'arbre se forme de la sève» [36]: quel idéal!
La personne orgueilleuse et perturbatrice sera absente d'un tel discours, disons-nous; mais la personnalité de l'expression n'en sera que plus accentuée et plus nette. Ce qui sort de moi sans moi me ressemble en vertu d'une nécessité. Mon style, c'est mon visage. Un visage tient de l'espèce ses caractères généraux, mais il a toujours une individualité saisissante et incommunicable; il est unique sur la terre et dans tous les siècles; de là vient, pour une part, l'intérêt si prenant du portrait.
Or, notre esprit est certainement beaucoup plus original encore; mais nous le cachons derrière les généralités acquises, les phrases traditionnelles, les alliances verbales qui ne représentent que de vieilles habitudes, au lieu d'un amour. Le montrer tel qu'il est, en s'appuyant, mais sans s'y oublier, sur les acquisitions qui appartiennent à tous, ce serait susciter un intérêt inépuisable, et ce serait l'art.
Le style qui convient à une pensée est comme le corps qui appartient à une âme, comme la plante qui provient d'une certaine graine: il a son architecture propre. Imiter, c'est aliéner la pensée; écrire sans caractère, c'est la déclarer vague ou puérile.
On ne doit jamais écrire «à la manière de...», serait-ce à la manière de soi-même. Il ne faut pas avoir de manière: la vérité n'en a pas; elle se pose; elle est toujours neuve. Mais le son que rend la vérité ne peut manquer d'être personnel à chacun de ses instruments. Tout instrument a un timbre. Si la manière est une affectation, l'originalité véritable est elle aussi un fait de vérité; elle renforce, au lieu de l'affaiblir, l'effet à produire sur le lecteur, qui à son tour recevra selon lui-même. Ce qu'on proscrit, ce n'est pas le sentiment personnel par lequel tout est renouvelé et glorifié, c'est la volonté propre opposée au règne du vrai.
De là découle la simplicité. La fioriture est une offense à la pensée, à moins que ce ne soit un expédient pour cacher son vide. Il n'y a pas de fioritures dans le réel; il n'y a que des nécessités organiques. Ce n'est pas qu'il n'y ait dans la nature rien de brillant; mais le brillant y est organique aussi, il est fondé en droit, porté par des substructions qui jamais ne défaillent.
Pour la nature, la fleur est aussi grave que le fruit et le feuillage que la branche; le tout tient aux racines et n'est que la manifestation du germe où se cache l'idée de l'espèce. Or, le style, quand il est de main d'ouvrier, imite les créations naturelles. Une phrase, un morceau écrit doivent être constitués comme un rameau vivant, comme un chevelu de racine, comme un arbre. Rien en plus, rien à coté, tout dans la courbe pure qui va du germe au germe, du germe éclos dans l'écrivain à celui qui doit éclore dans le lecteur et propager la vérité ou la bonté humaine.
Le style n'est pas fait pour lui-même; lui ménager un sort, c'est le dévoyer et c'est l'avilir. Faut-il faire peu de cas de la vérité pour se laisser agripper à la «forme», pour devenir, au lieu de poète, rimailleur, au lieu d'écrivain, styliste! Celui qui en a le génie doit porter le style à la perfection, qui est le droit de tout ce qui existe; chacun souhaite légitimement y devenir expert autant que le vieux forgeron sur sa pièce; mais le forgeron ne s'amuse pas à tourner complaisamment des volutes, il fait des ais, des ferrures et des grilles.
Le style exclut la superfluité; il est une stricte économie au sein de la richesse; il dépense tout ce qu'il faut, épargne ici par des arrangements habiles et prodigue là pour la gloire du vrai. Son rôle n'est pas de briller, mais de faire apparaître: lui-même doit s'effacer, et c'est alors que reluit sa propre gloire.
Tendez à écrire en la forme inévitable, étant donné la pensée précise ou le sentiment exact que vous devez exprimer. Visez à être compris de tous, comme il convient quand un homme parle aux hommes, et cherchez à atteindre en eux tout ce qui est directement ou indirectement organe de vérité. «Un style complet est celui qui atteint toutes les âmes et toutes les facultés des âmes» [37]
Ne courtisez pas la mode; votre temps vous influencera de lui-même et saura s'accorder avec l'éternité. Donnez de l'eau de source, non des drogues acides. Beaucoup d'écrivains, aujourd'hui, ont un système: tout système est une pose, et toute pose un affront à la beauté.
Cultivez l'art de l'omission, de l'élimination, de la simplification: c'est le secret de la force. Les maîtres, à la fin, ne répètent que cela, comme saint Jean répétait: «Aimez-vous les uns les autres.» La loi et les prophètes, en matière de style, c'est l'innocente nudité qui révèle la splendeur des formes vivantes: pensée, réalité, créations et manifestations du Verbe.
Malheureusement, l'innocence de l'esprit est rare; quand elle existe, elle s'allie quelquefois à la nullité. Aussi, deux sortes d'esprits seulement semblent prédisposés à la simplicité: les esprits de peu d'envergure et les génies; les autres sont obligés de l'acquérir laborieusement, gênés de leur richesse, et ne pouvant à leur gré se réduire.
Le style, et d'une façon plus générale le travail créateur veulent le détachement. La personnalité encombrante doit être écartée, le monde oublié. En pensant à la vérité, peut-on se laisser distraire par soi-même? Que peut-on espérer de l'homme qui s'arrête à soi? J'espère en celui qui s'élance, loin de la personnalité éphémère, vers l'immense et l'universel, qui chemine, astronome, en la compagnie des astres, poète, philosophe, théologien, en celle de la matière animée ou inanimée, de l'humanité individuelle et sociale, des âmes, des anges et de Dieu. Je crois en celui-là, parce que l'esprit de vérité l'habite, non une préoccupation misérable.
Travailler selon l'entendement seul, nous avons vu que cela ne suffit pas: il faut engager l'homme. Mais l'homme qui s'introduit dans le travail ne doit pas être l'homme de passion, l'homme de vanité, l'homme d'ambition ou de vaine complaisance.
Tout le monde est passionné à certains moments, mais à aucun moment la passion ne doit être maîtresse. Tout le monde est exposé à la vanité, mais que le travail soit au fond une vanité, c'est là le vice. Il ne s'agit pas de ce que nous tirerons de la science, mais de ce que nous pourrons lui donner; l'essentiel n'est pas l'accueil fait à nos paroles, mais l'accueil que nous-mêmes avons fait à la vérité et celui que nous lui préparons chez les autres. Que pèsent, en face de ce but sacré, nos petits calculs égoïstes? Beaucoup d'hommes qui ont l'air attachés de coeur à une oeuvre y tiennent moins qu'à de minuscules succès. La formation des mondes, l'ascension des espèces, l'histoire des sociétés, le régime du travail servent à leur obtenir un ruban violet ou rouge; leur poésie aspire au «cher Maître», leur peinture rêve de la cimaise; Corneille interprété par Talma tourne au «m'as-tu vu». Il va de soi que l'esprit ainsi retourné dégénère. De telles poursuites ne peuvent que dégrader le travail, et qu'on s'élève un peu sur l'échelle des ambitions, qu'on néglige le succès actuel, se réservant d'arriver par l'effet de son désintéressement même, le résultat est pareil.
L'inspiration n'est pas compatible avec le désir. Quiconque veut quelque chose pour soi écarte la vérité: le Dieu jaloux ne sera pas son hôte. Il faut travailler en esprit d'éternité, disions-nous, et quoi de moins éternel qu'une vue ambitieuse? Consacré tout entier à la vérité, vous devez la servir, non vous servir d'elle.
On n'agit avec plénitude qu'en faveur des causes pour lesquelles on accepterait de mourir. Êtes-vous prêt à mourir pour la vérité? Tout ce qu'écrit un véritable ami du vrai, tout ce qu'il pense devrait être comme les signes que traçait avec le sang de sa blessure saint Pierre martyr mourant: Credo.
La personnalité égoïste vient toujours en diminution; elle contamine tout, réduit tout; elle désoriente les forces. Celui qui va devant soi, s'inspirant du vrai et laissant à Dieu la responsabilité des suites, celui-là est un digne penseur. «Pour moi, vivre, c'est le Christ», dit saint Paul: voilà une vocation et une certitude d'action victorieuse. On n'est vraiment un intellectuel que si l'on peut dire: Pour moi, vivre, c'est la vérité.
Une forme de personnalité particulièrement hostile au travail, c'est cette hypocrisie presque universelle qui consiste à projeter en avant une apparence de savoir, là où la sincérité confesserait l'ignorance. Cacher son indigence intellectuelle à l'ombre des mots, c'est ce qu'on reproche au plumitif de rencontre, au journaliste en mal de copie ou au député ignare; mais tout écrivain qui s'interrogera avec droiture devra avouer qu'il cède à tout instant, sur ce point, aux suggestions de l'orgueil. On veut garder pour soi son secret; on déguise son insuffisance; on pose grand, se sentant petit; on «affirme», on «déclare», on «est certain que...»; au fond, on ne sait rien; on en impose au prochain, et, vaguement dupe de son propre jeu, on se séduit soi-même.
Une autre tare est la recherche, dans la pensée, de cette fausse originalité que nous condamnions tout à l'heure dans le style. Vouloir plier le vrai à sa personne est un orgueil insupportable et tourne en sottise. La vérité est essentiellement impersonnelle. Qu'elle emprunte notre voix et notre esprit, elle en prendra la couleur sans qu'on le recherche; elle la prend d'autant mieux qu'on n'y songe pas; mais presser sur la vérité pour qu'elle nous ressemble, c'est la fausser, c'est substituer à cette immortelle un violateur et un éphémère.
«Ne regardez pas d'où vient la vérité», disait saint Thomas: ne regardez pas non plus à qui elle donne gloire; souhaitez que votre lecteur, en face de votre oeuvre, ne regarde pas non plus d'où vient la vérité. Ce sublime désintéressement est la marque du grand être; y tendre, en faire sa loi toujours acceptée, sinon toujours obéie, c'est corriger ce qu'on ne peut dérober à sa misère. On se grandit ainsi de la seule grandeur vraie. L'humble support a sa part de gloire, quand la vérité resplendit, flamme authentique, sur le chandelier de l'esprit.
Il faut aussi, disais-je, oublier le public, «Plus un livre est écrit loin du lecteur, plus il est fort» a dit le Père Gratry dans les Sources, et les Pensées de Pascal, les travaux de Bossuet pour le Dauphin, la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin surtout sont donnés en exemple; la comparaison du Petit carême et des Discours synodaux de Massillon sert de confirmation. Cela est vrai, et Vauvenargues en est d'accord, quand il dit: «Tout ce qu'on n'a pensé que pour les autres est ordinairement peu naturel».
Ce n'est pas à dire qu'on puisse négliger le prochain et se désintéresser d'être utile. L'intellectuel appartient à tous et il doit le savoir. Mais s'inquiéter d'une utilité n'est pas demander un mot d'ordre. Il ne faut pas se laisser influencer par le qu'en dira-t-on; il faut se garder de biaiser sous la pression d'un conformisme lâche, qui se dit ami de tout le monde pour que tout le monde paye sa complaisance de retour.
Rechercher l'approbation publique, c'est enlever au Public une force sur laquelle il comptait. Ne lui êtes-vous pas dévoué? N'est-il pas en droit de vous demander: où est ton oeuvre? Or, la pensée ne sera pas votre oeuvre, si le souci de plaire et de vous adapter rend serve votre plume. Le public pensera alors pour vous, qui deviez penser pour lui.
Cherchez l'approbation de Dieu; ne méditez que le vrai, pour vous et pour les autres; ne soyez pas esclave, et rendez-vous digne de dire avec Paul: «Le verbe de Dieu n'est pas enchaîné.»
Cette indépendance vertueuse est d'autant plus nécessaire que le public, dans sa masse, a tout ce qu'il faut pour vous abaisser. Le public est primaire. Dans la plupart de ses milieux et par le plus grand nombre de ses voix, il proclame des conventions, non des vérités; il veut être flatté; il redoute avant tout qu'on le dérange. Pour que les vérités essentielles l'aient comme auditeur, il faut que de haute lutte vous les lui imposiez. Vous le pouvez, et c'est cette heureuse violence que le penseur solitaire doit tenter.
Sa force pour y réussir, c'est de s'appuyer sur lui- même et sur la nature des choses; c'est de «frapper comme un sourd», ainsi que disait de Bourdaloue Mme de Sévigné, et de lancer le Sauve qui peut qui à la fin séduit et conquiert les âmes.
Il n'y a de vraiment puissant et de vraiment entraînant qu'une conviction forte, unie à un caractère qui donne des garanties aux faibles humains. Ceux mêmes qui exigent qu'on les courtise méprisent leur courtisan et se rendent à leur maître. Si vous êtes de ce monde, ce monde vous aimera parce que vous êtes sien, mais son dédain silencieux mesurera votre chute.
Ce monde pervers n'aime au fond que les saints; ce lâche rêve des héros; Roger Bontemps devient grave et pense à se convertir devant un ascète. Dans une humanité ainsi faite, il ne faut pas céder à l'opinion et écrire comme si elle lisait par-dessus votre épaule. Il faut se dépouiller d'autrui comme de soi. Dans le domaine intellectuel comme dans tous les autres, surmonter l'homme c'est se préparer à des prodiges, car c'est ouvrir la route à l'Esprit.
Devant votre écritoire et dans la solitude où Dieu parle au coeur, il faudrait écouter comme écoute l'enfant et écrire ainsi que l'enfant parle. L'enfant est simple et dégagé, parce qu'il n'a pas encore de volonté propre, de siège fait, de désirs factices, de passions. À sa naïve confiance et à son discours direct un puissant intérêt s'attache. Un homme mûr et nourri d'expérience, qui saurait néanmoins conserver cette candeur serait un beau réceptacle de vérité et sa voix retentirait dans l'intime des âmes.
Le travail créateur veut encore d'autres vertus; ses exigences correspondent à son prix. Je réunis ici trois de ses requêtes qui se corroborent l'une l'autre et ne laisseront pas une oeuvre courte, ni indigente. Il faut apporter au travail la constance qui se tient à pied d'oeuvre, la patience qui supporte les difficultés, la persévérance qui évite l'usure du vouloir.
«Il ne faut pas s'imaginer, dit Nicole, que la vie de l'étude soit une vie facile... La raison en est qu'il n'y a rien de plus contraire à la nature que l'uniformité et le repos, parce que rien ne nous donne plus de lieu d'être avec nous-mêmes. Le changement et les occupations extérieures nous emportent hors de nous et nous divertissent en faisant que nous nous oublions nous-mêmes. De plus, ce langage des mots est toujours un peu mort et n'a rien qui pique vivement notre amour-propre et qui réveille fortement nos passions. Il est destitué d'action et de mouvement... Il nous parle peu de nous-mêmes et il nous donne peu de lieu de nous voir avec plaisir. Il flatte peu nos espérances, et tout cela contribue à mortifier étrangement l'amour-propre qui, n'étant pas satisfait, répand la langueur et le dégoût dans toutes les actions» [36].
Cette analyse, qui rappelle la théorie du divertissement dans Pascal, pourrait nous mener loin. J'en retiens seulement que «la langueur et le dégoût» étant ici des ennemis redoutables, il faut songer à les vaincre.
Chacun connaît ces intellectuels qui travaillent par à-coups, par phases coupées de paresse et de négligence. Il y a des trous dans l'étoffe de leur destinée; ils en font une loque recousue tant bien que mal, au lieu d'une draperie noble. Nous voulons, nous, être intellectuels tout le temps, et que cela se connaisse. On saura qui nous sommes à notre art de nous reposer, de muser, à notre façon de nouer nos chaussures: à plus forte raison cela se verra-t-il s'il s'agit de fidélité au travail, c'est-à-dire du retour ponctuel à la tâche et de la continuité.
On est tenté souvent de perdre du temps parce «ce n'est pas la peine de s'y mettre», parce que «l'heure va sonner». On ne songe pas que ces bouts de durée qui se prêtent mal en effet à une entreprise, sont tout indiqués pour préparer le travail ou y faire une retouche, pour vérifier des références, relever des notes, classer des documents, etc. Ce serait autant de gagné pour les vraies séances laborieuses, et les instants ainsi employés seraient aussi utiles que les autres, puisque ces petites besognes s'y réfèrent et sont indispensables.
Durant les séances mêmes, la tentation est d'interrompre l'effort dès que le moindre incident ramène la «langueur» et provoque le «dégoût» dont parlait Nicole. Les ruses de la paresse sont infinies, comme celles des enfants. En cherchant un mot qui ne vient pas, on se mettra à griffonner dans sa marge, et il faudra que le dessin s'achève. En ouvrant le dictionnaire, on sera attiré par une curiosité verbale, puis par une autre, et l'on restera là, pris dans un buisson. Vos yeux tombent sur un objet: vous allez le ranger, et un futile entraînement vous retient un quart d'heure. Voici quelqu'un qui passe; un ami est dans la pièce voisine; le téléphone tente vos lèvres,... ou bien, c'est le journal qui arrive, votre oeil s'y pose et vous y êtes bientôt égaré. Une idée en amenant une autre, il se peut que le travail même vous éloigne du travail, une rêverie s'autorisant d'une pensée et vous menant dans ses perspectives.
Aux moments d'inspiration ces pièges sont moins à craindre, la joie de la découverte ou de la production vous soutient; mais les heures ingrates viennent toujours, et tant qu'elles durent, la tentation est puissante. Une véritable force d'âme est parfois nécessaire pour échapper à ces riens. Tous les travailleurs gémissent des instants de dépression qui coupent les heures ardentes et menacent d'en ruiner l'épargne. Quand la nausée se prolonge, on souhaite planter des choux, plutôt que de poursuivre une étude lassante; on envie l'ouvrier manuel, qui de son côté vous traite de «fainéant» parce que votre fauteuil est tranquille. Quel danger d'abandon, dans un si morne ennui!
C'est surtout dans les tournants, qu'il faut veiller à la soudaineté ou à la perfidie des attaques. Tous les travaux ont des transitions pénibles; les emboîtements sont la grande difficulté des études et des créations. Tout est liaison. Une avancée en ligne droite est suivie d'un coude, dont l'angle est difficile à mesurer; la direction se perd; on hésite, et c'est alors que le démon de la paresse surgit.
Il est bon, quelquefois, de surseoir, quand on ne voit pas la suite des pensées et qu'on est exposé au grave péril des transitions artificielles. Un peu plus tard, il se peut que tout s'éclaire sans effort. J'ai dit que la nuit, le matin limpide, les moments de détente rêveuse ont ici des grâces. Mais surseoir n'est point paresser. Prenez le travail par un autre bout et reportez là votre application fervente.
Refusez énergiquement tout arrêt injustifié. Si votre lassitude est trop grande, faites une pause volontaire en vue de vous ressaisir. L'énervement ne mènerait à rien. Un bout de lecture dans l'auteur favori, une récitation à voix haute, une prière faite à genoux pour modifier l'état organique et par suite, plus ou moins, délier votre esprit, une séance de respiration à l'air frais, quelques mouvements rythmés: tels sont les remèdes possibles. Après cela, revenez à l'effort.
Certains recourent aux excitants: c'est une méthode néfaste. L'effet n'en est que momentané; le moyen s'use; il faut de jour en jour augmenter la dose; les tares physiques et mentales sont au bout de ce progrès. Votre excitant normal, c'est le courage. Le courage est soutenu, outre la prière, par la vision renouvelée du but qu'on poursuit. Le prisonnier qui veut s'évader sait avoir toutes les énergies; il ne se lasse pas des lointaines préparations, des reprises après échec: la liberté est là qui l'appelle. N'avez-vous pas à vous évader de l'erreur, à conquérir la liberté de l'esprit dans une oeuvre faite? Voyez votre travail achevé: cette apparition vous redonnera du coeur.
Un autre effet de la constance est de vaincre les impressions de fausse lassitude qui atteignent l'esprit aussi bien que le corps. Quand on commence une excursion, il est fréquent que le premier raidillon vous trouve essoufflé et pesant; la courbature vous prend; volontiers on reviendrait au gîte. Persistez: les articulations se dérouillent, les muscles s'entraînent, la respiration s'élargit et l'on goûte la joie de l'action. Il en est de même de l'étude. La première sensation de fatigue ne doit pas être obéie; il faut pousser; il faut forcer l'énergie intérieure à sortir. Peu à peu, les rouages fonctionnent, on s'adapte, et une période d'enthousiasme peut succéder à la pénible inertie.
Quelle qu'en soit la cause, il faut savoir traverser les difficultés sans fléchir, conservant la maîtrise de son être. Une séance de travail est comme un terrain de courses coupé d'obstacles. On saute une haie; un peu plus loin c'est un fossé, ensuite un talus, et ainsi de suite. Devant la première barrière, on ne s'arrête pas, on saute, et les entraves ont entre elles des zones calmes où l'on va bon train. Un embarras vaincu vous apprend à en vaincre d'autres; un effort en évite quatre; le courage d'une minute vaut pour une journée et le travail dur pour du travail fécond et joyeux.
Dans l'ensemble de votre vie, cette ténacité contribuera à vous rendre l'activité de plus en plus facile. On s'habitue à penser, comme on s'habitue à jouer du piano, à monter à cheval ou à peindre: saint Thomas dictait en dormant. L'esprit prend le pli de ce qu'on lui demande fréquemment. N'eussiez-vous pas de mémoire, vous en acquérez pour ce qui est votre objet constant; porté à la dispersion de l'esprit, l'attention du professionnel vous échoit; peu apte à départager des idées, vous prenez au contact persévérant des génies un jugement plus aigu et plus sûr. En toute matière, quand vous avez démarré un certain nombre de fois, votre moteur s'échauffe, la route fuit. Apprenez la constance par une application et des reprises obstinés: un jour viendra où les langueurs persistantes se dissiperont, les dégoûts momentanés auront peu d'effet; vous serez devenu un homme; le travailleur sans constance n'est qu'un enfant.
À l'expérience, on s'aperçoit que beaucoup de difficultés sont vaincues d'avance par celui qui se jette énergiquement dans le travail, comme le coureur qui s'élance. Toutefois, il en restera toujours un lot considérable auquel devra parer une vertu voisine: la patience.
Les génies se sont tous plaints des tribulations de la pensée, déclarant que leurs travaux, bien qu'ils leur fussent une nécessité et une condition de bonheur, leur infligeaient de longs tourments, parfois de véritables angoisses.
Le cerveau a d'obscures lois; son fonctionnement ne dépend que peu du vouloir; quand il se refuse, que faire? Quand les fils de la science s'embrouillent et que les heures passent en vain, quand un pénible sentiment d'impuissance vous prend, sans que rien n'annonce pour bientôt la fin de l'épreuve, que devenir et quel secours invoquer hors le secours divin?
Votre lecteur trouvera toutes simples vos réussites; il critiquera vos défaillances avec âpreté; il ne se doutera point de votre peine. Vous porterez votre fardeau seul. Les grands êtres vous ont averti que ce fardeau de la pensée est le plus lourd que puisse charger l'homme.
Dans la recherche, vous devez être aussi indomptable que l'explorateur du pôle ou de l'Afrique centrale. Dans l'assaut contre l'erreur ou dans la résistance, il vous faut l'endurance et l'ardeur de César ou de Wellington. Le travail veut de l'héroïsme comme la bataille. Un bureau est parfois une tranchée où il faut se tenir ferme comme un honnête martyr.
Quand vous sentez que vous êtes désarmé, vaincu quand la route s'étend devant vous, interminable, ou quand, ayant pris sans doute une fausse direction, vous avez l'impression d'être perdu, noyé dans des brumes épaisses, désorienté, c'est le moment de faire appel aux énergies gardées en réserve. Persistez, soutenez le coup, patientez au grand sens du mot, qui évoque la Passion du Maître. L'ardeur est plus facile que la patience, mais toutes deux sont requises, et le succès est leur commune récompense.
L'alpiniste qui traverse un nuage pense que l'univers est plongé dans la nuit: il marche, et il trouve au-delà le soleil. Quand on est par le mauvais temps dans un appartement clos, on croirait le dehors inabordable: on sort, et l'on fait tranquillement sa route, puis le beau temps revient.
C'est sa longueur principalement, qui rend l'art de penser si morose et si disproportionné à nos ordinaires courages, Ars longa, vita brevis. La vertu de patience a là de quoi s'exercer à l'aise. À respecter les lois d'éclosion des choses et à ne pas offenser la science d'une hâte indiscrète, vous gagnerez plus qu'à une fougueuse précipitation. La vérité et la nature vont d'un pas égal, et la nature opère sur des durées au prix desquelles la vie et la mort du globe sont comme un lever et un coucher de soleil.
«Ce qui se passe dans les fontaines profondes, s'y passe avec lenteur; il faut qu'elles attendent longtemps pour savoir ce qui est tombé dans leur profondeur». L'âme est cette fontaine secrète: ne cherchez pas à lever prématurément son mystère. Les réserves du temps sont à Dieu; peu à peu il nous les livre; mais ce n'est pas à nous d'exiger, de nous impatienter. Il n'est de trésor que celui qui vient à son heure.
Évitez donc la trépidation de l'homme pressé. Hâtez-vous lentement. Dans le domaine de l'esprit, le calme a plus de valeur que la course. Ne confondez pas une généreuse stimulation avec les excitations qui en sont presque le contraire, puisqu'elles en brisent le rythme. Vous ne pouvez pas, dans le trouble, opérer ce travail de paix qu'est le rangement des idées, la délicate élaboration des pensées nouvelles. Voulez-vous donc perdre du temps, par la sotte inquiétude d'en manquer?
Chrétiennement, vous avez à respecter Dieu dans sa Providence. C'est lui qui pose les conditions du savoir: l'impatience est à son égard une révolte. Quand la fièvre vous prend, l'esclavage spirituel vous guette, la liberté intérieure s'évanouit. Ce n'est plus vous-même qui agissez, encore moins le Christ en vous. Vous ne faites plus l'oeuvre du Verbe.
À quoi bon se presser indiscrètement, quand le chemin est déjà un but, le moyen une fin? L'intellectualité vaut par elle-même en tous ses états. L'effort vertueux est une conquête. Celui qui travaille pour Dieu et selon Dieu trouve en Dieu sa demeure. Qu'importe que le temps coule, quand on est installé dans l'éternité?
Le couronnement de la constance et de la patience qui durent, c'est la persévérance qui achève. «Celui qui persévérera jusqu'à la fin, celui-la sera sauvé», dit l'Évangile. Le salut intellectuel n'a pas d'autre loi que le salut total. «Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière» n'est pas digne, là non plus, du Royaume des cieux.
Que de travailleurs ont ainsi abandonné les labours, les semailles, et renoncé aux récoltes! La terre est toute peuplée de ces fuyards. Les premiers essais ont dans la science le caractère d'épreuves éliminatoires: successivement, les faibles caractères cèdent, les vaillants résistent; on ne retrouve à la fin que les trois cents de Gédéon ou les trente de David.
Persévérer, c'est vouloir; celui qui ne persévère pas ne veut pas, il projette. Celui qui lâche n'a jamais tenu; celui qui cesse d'aimer n'a jamais aimé. La destinée est une, et à plus forte raison une oeuvre partielle. Le véritable intellectuel est par définition un persévérant. Il assume la tâche d'apprendre et d'instruire; il aime la vérité de tout son être; il est un consacré: il ne se soustrait pas prématurément.
Les grandes vies nous ont toutes montré cette marque suprême. Elles se terminent comme un jour glorieux. Les rougeurs du couchant ne sont pas moins belles que les dorures légères du matin, et elles y ajoutent leur mélancolique grandeur. L'homme de bien qui a longuement travaillé et qui n'a pas faibli peut se coucher, lui aussi, dans un simple et somptueux trépas; son oeuvre le suit, en même temps qu'elle nous reste.
Ne soyez pas, vous qui marchez après les grands, de ces lâches itinérants qui désertent, qui franchissent une étape, s'arrêtent, se perdent, s'asseoient comme épuisés et reviennent tôt ou tard aux régions vulgaires. Il faut tenir jusqu'à la fin du voyage. «Pas à pas, on va loin», et les grandes enjambées sans persévérance ne sont que de vaines sauteries qui ne conduisent nulle part.
Fortifiez votre volonté et confiez-la au Seigneur pour qu'il la consacre. Vouloir, c'est être assujetti, c'est être enchaîné. La nécessité du devoir ou d'une résolution réfléchie, fût-elle libre d'obligation, doit être aussi contraignante pour nous que les nécessités de la nature. Un lien moral n'est-il pas plus qu'un lien matériel?
Sachez donc, après vous être déterminé votre tâche, vous y tenir avec une souple rigueur; excluez même les devoirs inférieurs, à plus forte raison les infidélités. Efforcez-vous en profondeur, pour conquérir la durée dans celle de ses dimensions qui vous est directement accessible. Engagé dans son flot, vous ne l'abandonnerez pas qu'elle ne vous abandonne. Vous serez de la lignée des penseurs fidèles. Les géants du travail, les Aristote, les Augustin, les Albert le Grand, les Thomas d'Aquin, les Leibnitz, les Littré, les Pasteur vous reconnaîtront pour fils, et vous irez dignement à la rencontre de Celui qui vous attend patiemment.
Ces trois vertus satisfaites, il n'est guère à craindre que le résultat en soit médiocre et imparfait. Toutefois, il est bon de souligner avec énergie la nécessité de parfaire et le devoir d'achever tout ce qu'il a été jugé utile d'entreprendre.
On a dû réfléchir avant d'attaquer un travail. Celui-là n'est qu'un étourdi qui se lance dans une aventure, petite ou grande, sans avoir, comme le dit l'Évangile, «calculé la dépense». La sagesse veut que ce soit en face de l'obligation de terminer, qu'on délibère sur l'opportunité de commencer. Ne pas terminer une oeuvre, c'est la détruire. «Celui qui fléchit au cours d'un ouvrage est frère de celui qui détruit ce qu'il fait», disent les Proverbes (XVIII, 9).
À quoi sert une maison en cours de construction? Quel témoignage porte-t-elle sur celui qui posa le fondement et les premières assises? Une telle ruine évoque des malheurs; on ne songe pas qu'un vivant ou un homme que le sort épargne puisse supporter ces murs qui ressemblent aux colonnes brisées des cimetières. Et vous, constructeur selon l'esprit, voulez-vous faire de votre passé un champ de décombres?
Il y a des gens sur lesquels on peut compter; quand ils promettent, ils tiennent; or, tout commencement est une promesse, si ce n'est pas une sottise. D'autres s'engagent, jurent leurs grands dieux, et rien ne vient; on dirait qu'ils ne sont pas des sujets aptes à l'obligation; on ne peut les lier et eux-mêmes ne peuvent se lier: c'est une eau qui coule.
De telles gens représentent moralement une espèce inférieure; l'intellectuel qui leur ressemble n'en est pas un, sa vocation s'est condamnée elle-même. Vous qui êtes un consacré, décidez-vous à être fidèle. Il y a une loi en vous: que cette loi soit obéie. Vous avez dit: «Je ferai», faites. Un cas de conscience vous est posé: résolvez-le à votre honneur; tout travail inachevé vous serait un reproche.
Je vois une cause de déchéance dans l'abandon qui est fait d'une ébauche ou d'une entreprise. On s'habitue au fléchissement; on prend son parti du désordre et de la mauvaise conscience; on est celui qui fait et ne fait pas. De là un abaissement de dignité qui ne peut favoriser nos progrès.
Mesurez dix fois, ne taillez qu'une; bâtissez avec soin, et quand vient le moment de coudre, que rien au monde ne puisse vous faire dire: je renonce.
Il s'ensuivra que vous coudrez, autant qu'il est en vous, dans la perfection. Achevé signifie terminé, mais signifie également parfait, et ces deux sens se corroborent. Je ne termine pas vraiment ce que je refuse d'acheminer vers le meilleur. Ce qui ne se parfait pas n'est pas. D'après Aristote, l'être et la perfection répondent à la même idée; l'être et le bien sont convertibles.
On raconte de Titien qu'il ébauchait vigoureusement ses toiles, les poussait jusqu'à un certain point et adossait l'oeuvre au mur jusqu'à ce qu'elle fût pour lui comme une étrangère. Alors, il la reprenait et, l'enveloppant d'un «regard ennemi», il forçait le chef-d'oeuvre.
Quand vous avez établi un travail, il faut ainsi le laisser reposer, vous rafraîchir l'oeil et prendre vos distances. S'il vous déplaît alors, recommencez. S'il est de votre niveau, poussez la critique à fond, dans tous les détails, et revenez à la tâche jusqu'à ce que vous puissiez dire: Mon pouvoir est épuisé; ce qui demeure déficient, que Dieu et mon prochain me le pardonnent. «Quod potui feci: veniam da mihi, posteritas», dit Léonard de Vinci sur son épitaphe.
Il n'est pas nécessaire que vous composiez beaucoup. Si ce que vous faites répond à votre génie, à vos grâces et au temps qui vous est laissé; si vous y êtes vous-même au complet et si le voeu de la Providence en vous est satisfait par une pleine obéissance, tout est bien. Vous ferez toujours beaucoup, si vous rendez accompli ce que vous faites. Ce que vous feriez mal n'y ajouterait rien et même y retrancherait, comme une tache sur une précieuse soie.
La vocation intellectuelle n'est pas un à peu près, vous devez vous donner tout entier. Consacrée au Dieu de vérité dans son ensemble, votre vie est à lui dans chaque cas dont elle est formée. Devant chaque travail, dites-vous: J'ai le devoir de le faire, donc aussi de le bien faire, puisque ce qui ne s'achève pas n'est pas. Dans la mesure où je fais mal, je manque ma vie, je désobéis au Seigneur et me soustrais à mes frères. Dans cette mesure je renonce à ma vocation. Avoir une vocation, c'est avoir l'obligation du parfait.
Un conseil pratique important se place ici. Quand vous avez décidé un travail, que vous l'avez bien conçu, bien préparé et que vous êtes à pied d'oeuvre, déterminez tout de suite, par un effort vigoureux, la valeur qu'il doit revêtir. Ne comptez pas vous reprendre. Quand la paresse vous dit: Bâcle maintenant, tu reviendras plus tard, dites-vous que ces retours sont la plupart du temps illusoires. La pente une fois descendue, on ne la remonte guère. Vous ne trouverez pas le courage de repenser ab ovo un ouvrage médiocre; votre lâcheté d'aujourd'hui est une mauvaise garantie pour l'héroïsme de demain. Quant aux additions que vous y pourriez faire, fussent-elles, parfaites en soi, elles y détonneraient. Un ouvrage, quant au fond, veut être d'une seule venue. Beethoven remarquait qu'un morceau introduit après coup n'est jamais dans le caractère. Une belle oeuvre est une coulée de lave. Titien reprenait à fond, mais dans la note première, uniquement en vue de parachever; il ne modifiait rien de la donnée, de la composition, des lignes fondamentales. L'effort était fait; il s'agissait de surcroît.
Donnez donc toujours votre maximum au moment de la création. L'oeuvre enfantée, vous la traiterez comme l'enfant qu'on nourrit et qu'on éduque, mais dont l'hérédité est fixée, dont les caractères fondamentaux sont acquis. Ce sera alors le moment d'appliquer à votre géniture spirituelle le mot de la Bible: «Celui qui épargne les verges, celui-la hait son fils». (Proverbes, XIII, 24.)
Une telle sévérité envers soi-même suppose que les travaux entrepris vous sont adaptés et se mesurent à vos ressources. Si la proie est plus forte que le chasseur, elle le dévore. Il est alors dérisoire de donner des règles. On ne dit pas au chasseur de lièvre: Abordez le léopard de telle façon.
Le dernier des Seize préceptes thomistes est celui-ci: «Altiora te ne quaesieris, ne cherche pas au-dessus de toi». C'est une grande sagesse. L'oracle antique avait dit, déjà: «N'élargis pas ta destinée; n'essaie pas de dépasser le devoir qu'on t'impose.» Le travail intellectuel n'est que le prolongement de nos tendances natives. Nous sommes, nous agissons, l'oeuvre éclot: telle est la filière. Si vous cherchez à prolonger du plomb avec du fer, du coton avec de la soie, il n'y aura pas adhérence, rien ne vaudra.
La vocation emploie nos ressources, elle ne les crée pas. L'intellectuel mal doué ne fera jamais qu'un «raté»; mais mal doué se dit aussi relativement, à l'égard d'une oeuvre particulière. Or, c'est de cela maintenant que nous parlons.
Discernez en toute occasion l'effort qui vous convient, la discipline dont vous êtes capable, le sacrifice que vous pouvez consentir, la matière que vous pouvez aborder, la thèse que vous pouvez écrire, le livre dont vous pouvez profiter, le public que vous pouvez servir. Jugez de tout cela avec humilité et confiance. Au besoin, demandez conseil, sans oublier que la légèreté et l'indifférence foisonnent. Fixez-vous de votre mieux. Après cela, donnez-vous au travail de tout votre coeur.
Toute oeuvre est grande, quand elle est exactement mesurée. Celle qui déborde est de toutes la plus petite. Bien des fois nous avons dit: Votre oeuvre à vous est unique, celle d'un autre également, n'interchangez pas. Vous seul pouvez bien faire ce dont vous avez charge; vous feriez mal ce que le prochain fera bien. Dieu se satisfait en tous.
Entreprendre selon ses forces, n'assumer de dire que si l'on sait, ne pas se forcer à penser ce qu'on ne pense pas, à comprendre ce qu'on ne comprend pas, éviter le péril d'éluder la substance des choses dont on déguise l'absence avec de grands mots, quelle sagesse! L'orgueil ne s'y tient pas; mais l'orgueil est l'ennemi de l'esprit comme de la conscience. Le présomptueux succombe à son oeuvre, se ridiculise et annihile sa force. Infidèle à soi-même, il n'est fidèle à rien, c'est une flamme éteinte.
Le succès en toute matière s'obtient toujours aux mêmes conditions: réfléchir au départ, commencer par le commencement, procéder avec méthode, s'avancer avec lenteur, donner toutes ses forces. Mais la réflexion initiale a pour objet premier de déterminer ce pour quoi nous sommes faits. Le «connais-toi toi-même» de Socrate n'est pas seulement la clef de la morale, il est celle de toute vocation, puisque, être appelé à quelque chose, c'est se voir marquer un chemin à soi, dans l'ampleur de la voie humaine.
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