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L'objet propre de la Théologie ascétique et mystique, c'est la perfection de la vie chrétienne.
§1. Il a plu à la bonté divine de nous communiquer, outre la vie naturelle de l'âme, une vie surnaturelle, la vie de la grâce, qui est une participation à la vie même de Dieu, ainsi que nous l'avons montré dans notre Tr. de Gratia [°2]. Comme cette vie nous est donnée en vertu des mérites infinis de N. S. Jésus Christ, et qu'il en est la cause exemplaire la plus parfaite, on l'appelle avec raison vie chrétienne.
Toute vie a besoin de se perfectionner, et elle se perfectionne en se rapprochant de sa fin. La perfection absolue c'est l'obtention de cette fin; ce n'est qu'au ciel que nous l'atteindrons: là nous posséderons Dieu par la vision béatifique et l'amour pur, et notre vie aura son plein épanouissement; alors en effet nous serons semblables à Dieu, parce que nous le verrons tel qu'il est, similes ei erimus quoniam videbimus eum sicuti est [1Jn 3:2]. Sur terre nous ne pouvons acquérir qu'une perfection relative, en nous rapprochant sans cesse de cette union intime avec Dieu qui nous prépare à la vision béatifique. C'est de cette perfection relative que nous allons traiter: après avoir exposé les principes généraux sur la nature de la vie chrétienne, sa perfection, l'obligation de tendre à cette perfection et les moyens généraux par lesquels on y parvient, nous décrirons successivement les trois voies, purgative, illuminative et unitive par lesquelles passent les âmes généreuses, avides de progrès spirituel.
Mais auparavant, il nous faut, dans une courte Introduction, résoudre quelques questions préliminaires.
§2. Dans cette Introduction nous traiterons cinq questions:
Nature de la Théologie ascétique;
Ses sources;
Sa méthode;
Son excellence et sa nécessité;
Sa division.
Pour mieux expliquer ce qu'est la Théologie ascétique, nous exposerons successivement: 1° les noms principaux qui lui ont été donnés; 2° sa place dans les sciences théologiques; 3° ses rapports avec le Dogme et la Morale; 4° la distinction entre l'Ascétique et la Mystique.
§3. La théologie ascétique porte différents noms.
a) On l'appelle la science des saints, et avec raison; car elle nous vient des saints qui l'ont vécue encore plus qu'ils ne l'ont enseignée, et elle est destinée à faire des saints, en nous expliquant ce qu'est la sainteté et quels sont les moyens d'y parvenir.
b) D'autres la nomment science spirituelle, parce qu'elle forme des spirituels, c'est-à-dire des hommes intérieurs, animés de l'esprit de Dieu.
c) Mais, comme elle est une science pratique, on l'appelle aussi l'art de la perfection, puisque son but est de conduire les âmes à la perfection chrétienne; ou encore l'art des arts, puisqu'il n'est pas d'art plus excellent que celui de perfectionner une âme dans la plus noble des vies, la vie surnaturelle.
d) Cependant le nom qui aujourd'hui lui est le plus fréquemment donné est celui de théologie ascétique et mystique. 1) Le mot ascétique vient du grec ἄσχησισ (exercice, effort) et désigne tout exercice laborieux qui se rapporte à l'éducation physique ou morale de l'homme. Or la perfection chrétienne suppose des efforts que S. Paul compare volontiers à ces exercices d'entraînement auxquels se soumettaient les lutteurs pour gagner la victoire. Il était donc naturel de désigner sous le nom d'ascèse les efforts de l'âme chrétienne luttant pour acquérir la perfection. C'est ce que firent Clément d'Alexandrie [°3] et Origène [°4], et à leur suite un grand nombre de Pères. Il n'est donc pas étonnant qu'on ait donné le nom d'ascétique à la science qui traite des efforts nécessaires pour acquérir la perfection chrétienne.
2) Toutefois, pendant de longs siècles, le mot qui prévalut pour désigner cette science fut celui de Théologie mystique (μύστοσ, mystérieux, secret et surtout secret religieux) parce qu'elle exposait les secrets de la perfection. Puis le moment vint où ces deux mots furent employés dans le même sens; mais l'usage a prévalu de réserver le nom d'ascétique à cette partie de la science spirituelle qui traite des premiers degrés de la perfection jusqu'au seuil de la contemplation, et le nom de mystique à celle qui s'occupe de la contemplation et de la voie unitive.
e) Quoiqu'il en soit, il résulte de toutes ces notions que la science dont nous nous occupons est bien la science de la perfection chrétienne: c'est ce qui va nous permettre de lui assigner sa place dans le plan général de la Théologie.
§4. Nul n'a mieux fait comprendre que Saint Thomas l'unité organique qui règne dans la science théologique. Il divise sa Somme en trois parties: dans la première, il traite de Dieu premier principe qu'il étudie en lui-même, dans l'unité de sa nature et la trinité de ses personnes; et dans les oeuvres qu'il a créées, qu'il conserve et qu'il gouverne par sa providence. Dans la seconde, il s'occupe de Dieu fin dernière, vers lequel doivent tendre les hommes en orientant leurs actions vers lui, sous la direction de la loi et l'impulsion de la grâce, en pratiquant les vertus théologales et morales et les devoirs particuliers à chaque état. La troisième nous montre le Verbe Incarné se faisant notre voie pour aller à Dieu et instituant les sacrements pour nous communiquer la grâce, afin de nous conduire à la vie éternelle. Dans ce plan, la théologie ascétique et mystique se rattache à la seconde partie de la Somme, tout en s'appuyant sur les deux autres.
§5. Depuis lors, tout en respectant l'unité organique de la Théologie, on l'a divisée en trois parties: la Dogmatique, la Morale et l'Ascétique.
a) Le Dogme nous enseigne ce qu'il faut croire sur Dieu, la vie divine, la communication qu'il en a voulu faire aux créatures raisonnables et surtout à l'homme, la perte de cette vie par le péché originel, sa restauration par le Verbe incarné, son action dans l'âme régénérée, sa diffusion par les sacrements, sa consommation dans la gloire.
b) La Morale nous montre comment nous devons répondre à cet amour de Dieu en cultivant la vie divine dont il a bien voulu nous donner une participation, comment nous devons éviter le péché et pratiquer les vertus et les devoirs d'état qui sont de précepte.
c) Mais quand on veut perfectionner cette vie, aller au delà de ce qui est un strict commandement et progresser dans la pratique des vertus d'une façon méthodique, c'est l'Ascétique qui intervient en nous traçant des règles de perfection.
§6. L'Ascétique est donc une partie de la morale chrétienne, mais la partie la plus noble, celle qui tend à faire de nous des chrétiens parfaits. Tout en étant devenue une branche spéciale de la Théologie, elle conserve avec le Dogme et la Morale des rapports intimes.
1° Elle a son fondement dans le Dogme. Quand elle veut exposer la nature de la vie chrétienne, c'est au Dogme qu'elle demande des lumières. Cette vie est en effet une participation à la vie même de Dieu: il faut donc remonter jusqu'à la Sainte Trinité pour y trouver le principe et l'origine de cette vie, suivre ses péripéties, voir comment, conférée à nos premiers parents, elle fut perdue par leur faute et restaurée par le Christ rédempteur; quel est son organisme et son fonctionnement dans notre âme, par quels canaux mystérieux elle y est apportée et augmentée, comment elle se transforme en vision béatifique dans le ciel. Or toutes ces questions sont traitées dans la Théologie dogmatique; et qu'on ne dise pas qu'on peut les présupposer; si on ne les rappelle dans une courte et vivante synthèse, l'Ascétique apparaitra sans base, et on demandera aux âmes des sacrifices très durs sans pouvoir les justifier par un exposé de ce que Dieu a fait pour nous. Il est donc bien vrai que le dogme est, selon la belle expression du Cardinal Manning, la source de la dévotion.
§7. 2° Elle s'appuie aussi sur la Morale et la complète. Celle-ci explique les préceptes que nous devons pratiquer pour acquérir et conserver la vie divine. Or l'Ascétique, qui nous fournit les moyens de la perfectionner, suppose évidemment la connaissance et la pratique des commandements; ce serait une dangereuse illusion de négliger les préceptes sous prétexte de cultiver les conseils et de prétendre pratiquer les plus hautes vertus avant de savoir résister aux tentations et éviter le péché.
§8. 3° Cependant l'Ascétique est bien une branche distincte de la Théologie dogmatique et morale. Elle a en effet son objet propre: elle choisit dans l'enseignement de Notre Seigneur, de l'Église et des Saints tout ce qui se rapporte à la perfection de la vie chrétienne, sa nature, son obligation, ses moyens, et coordonne tous ces éléments de manière à en former une véritable science. 1) Elle se distingue du Dogme, qui ne nous propose directement que des vérités à croire parce que, tout en s'appuyant sur ces vérités, elle les oriente vers la pratique, les utilisant pour nous faire comprendre, goûter et réaliser la perfection chrétienne. 2) Elle se distingue de la Morale, parce que, tout en rappelant les commandements de Dieu et de l'Église, base de toute vie spirituelle, elle nous propose les conseils évangéliques, et, pour chaque vertu, un degré plus élevé que celui qui est strictement obligatoire. C'est donc bien la science de la perfection chrétienne.
§9. De là son double caractère de science à la fois spéculative et pratique. Assurément elle contient une doctrine spéculative, puisqu'elle remonte jusqu'au Dogme pour expliquer la nature de la vie chrétienne; mais elle est surtout pratique, parce qu'elle recherche les moyens à prendre pour cultiver cette vie.
C'est même, entre les mains d'un sage directeur, un art véritable, qui consiste à appliquer avec tact et dévouement les principes généraux à chaque âme en particulier, l'art le plus excellent et le plus difficile de tous, ars artium regimen animarum. Les principes et règles que nous donnerons tendront à former de bons directeurs.
Ce que nous avons dit s'applique à la fois à l'une et à l'autre.
§10. A) Pour les distinguer, on peut définir la théologie ascétique cette partie de la science spirituelle qui a pour objet propre la théorie et la pratique de la perfection chrétienne depuis ses débuts jusqu'au seuil de la contemplation infuse. Nous faisons commencer la perfection avec le désir sincère de progresser dans la vie spirituelle, et l'ascétique conduit l'âme, à travers les voies purgative et illuminative, jusqu'à la contemplation acquise.
§11. B) La Mystique est cette partie de la science spirituelle qui a pour objet propre la théorie et la pratique de la vie contemplative, depuis la première nuit des sens et la quiétude jusqu'au mariage spirituel.
a) Nous évitons donc, dans notre définition, de faire de l'Ascétique l'étude des voies ordinaires de la perfection, et de la Mystique l'étude des voies extraordinaires; aujourd'hui en effet on réserve plutôt ce mot d'extraordinaire à une catégorie spéciale de phénomènes mystiques, ceux qui sont des grâces gratuitement données venant s'ajouter à la contemplation, comme les extases et les révélations.
b) La contemplation est une vue simple et affectueuse de Dieu ou des choses divines : elle s'appelle acquise quand elle est le fruit de notre activité aidée de la grâce, et infuse quand, dépassant cette activité, elle est opérée par Dieu avec notre consentement [§1299].
c) C'est à dessein que nous réunissons dans un seul et même traité la théologie ascétique et mystique. 1) Assurément il y a des différences profondes entre l'une et l'autre, que nous aurons soin de signaler plus tard; mais il y a aussi entre les deux états, ascétique et mystique, une certaine continuité qui fait que l'un est une sorte de préparation à l'autre, et que Dieu utilise, quand il le juge à propos, les dispositions de l'ascète pour l'élever aux états mystiques. 2) En tout cas, l'étude de la mystique projette beaucoup de lumiere sur l'ascétique et réciproquement; car les voies de Dieu sont harmonieuses, et l'action si puissante qu'il exerce sur les âmes mystiques fait mieux saisir, par le relief avec lequel elle apparaît, son action moins forte sur les débutants; ainsi les épreuves passives décrites par S. Jean de la Croix font mieux comprendre les sécheresses ordinaires qu'on éprouve dans les états inférieurs, et de même on comprend mieux les voies mystiques quand on voit à quelle docilité, à quelle souplesse arrive une âme qui, pendant de longues années, s'est livrée aux rudes travaux de l'ascèse. Ces deux parties d'une même science s'éclairent donc naturellement et gagnent à n'être pas séparées.
§12. Puisque la science spirituelle est une des branches de la Théologie, il est évident que ses sources sont les mêmes que pour celle-ci: avant tout, les sources qui contiennent ou interprètent le donné révélé, l'Écriture et la Tradition; puis les sources secondaires, toutes ces connaissances qui nous viennent de la raison éclairée par la Foi et par l'expérience. Nous n'avons donc ici qu'à signaler l'usage qu'on en peut faire en Théologie ascétique.
Nous n'y trouvons pas sans doute une synthèse de la doctrine spirituelle, mais de très riches documents dispersés çà et là, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, sous forme de doctrines, de préceptes et de conseils, de prières, et d'exemples.
§13. 1° Des doctrines spéculatives sur Dieu, sa nature, ses attributs, son immensité qui pénètre tout, son infinie sagesse, sa bonté, sa justice, sa miséricorde, son action providentielle qui s'exerce sur toutes les créatures mais surtout sur les hommes pour les sauver; sa vie intime, la génération mystérieuse de l'Éternelle Sagesse ou du Verbe, la procession du Saint Esprit, lien mutuel du Père et du Fils; ses oeuvres: en particulier ce qu'il a fait pour l'homme, pour lui communiquer une participation à sa vie divine, le restaurer après sa chute, par l'Incarnation du Verbe et la Rédemption, le sanctifier par les sacrements, et lui préparer dans le ciel les joies éternelles de la vision béatifique et de l'amour pur. Il est évident que cet enseignement si noble, si élevé est un puissant stimulant pour accroître notre amour de Dieu et notre désir de la perfection.
§14. 2° Un enseignement moral composé de préceptes et de conseils: le Décalogue, qui se résume tout entier dans l'amour de Dieu et du prochain et par conséquent dans le culte divin et le respect des droits d'autrui; l'enseignement si élevé des Prophètes, qui rappelant sans cesse la bonté, la justice et l'amour de Dieu pour son peuple, le détourne du péché et surtout des pratiques idolâtriques, lui inculque le respect et l'amour de Dieu, la justice, l'équité, la bonté à l'égard de tous, mais surtout des faibles et des opprimés; les conseils si sages des livres sapientiaux, qui contiennent par anticipation tout un exposé des vertus chrétiennes; mais par dessus tout l'admirable doctrine de Jésus, la synthèse ascétique condensée dans le sermon sur la Montagne, la doctrine plus élevée encore que nous trouvons dans les discours que nous rapporte S. Jean et qu'il commente dans ses Epîtres; la théologie Spirituelle de S. Paul, si riche en aperçus dogmatiques et en applications pratiques. Le pâle résumé que nous en donnerons bientôt nous montrera que le Nouveau Testament est déjà un code de perfection.
§15. 3° Des prières pour nourrir notre piété et notre vie intérieure. En est-il de plus belles que celles que nous trouvons dans les Psaumes,et que l'Église a jugées si propres à glorifier Dieu et à nous sanctifier, qu'elle les a transportées dans sa Liturgie, dans le Missel et dans le Bréviaire? Il en est d'autres encore qu'on trouve de ci de là dans les livres historiques ou sapientiaux; et surtout il y a le Pater, la prière la plus belle, la plus simple, la plus complète dans sa brièveté que l'on puisse trouver, et la prière sacerdotale de Notre Seigneur, sans parler des doxologies que l'on trouve déjà dans les Epîtres de S. Paul et dans l'Apocalypse.
§16. 4° Des exemples qui nous entraînent à la pratique de la vertu. a) L'Ancien Testament fait défiler devant nous une série de patriarches, de prophètes et d'autres personnages illustres, qui n'ont pas été sans faiblesses, mais dont les vertus ont été célébrées par S. Paul [He 11 en entier] et longuement décrites par les Pères qui les proposent à notre imitation. Et en effet qui n'admirerait la piété d'Abel et d'Hénoch, la vertu solide de Noé pratiquant le bien au milieu d'une génération corrompue, la foi et la confiance d'Abraham, la chasteté et la prudence de Joseph, le courage, la sagesse et la constance de Moïse, l'intrépidité, la piété et la sagesse de David, la vie austère des Prophètes, la vaillance des Machabées et tant d'autres exemples qu'il serait trop long de mentionner? b) Dans le Nouveau Testament, c'est tout d'abord Jésus qui nous apparaît comme le type idéal de la sainteté, puis Marie et Joseph, ses fidèles imitateurs, les Apôtres, qui, d'abord imparfaits, se dévouent corps et âme à la prédication de l'Évangile aussi bien qu'à la pratique des vertus chrétiennes et apostoliques, si bien qu'ils nous disent plus éloquemment par leurs exemples que par leurs paroles: «Imitatores mei estote sicut et ego Christi». Si plusieurs de ces saints personnages ont eu leurs défaillances, la façon dont ils les ont rachetées n'en donne que plus de valeur à leurs exemples, en nous montrant comment on peut racheter ses fautes par la pénitence.
Pour donner une idée des richesses ascétiques qu'on trouve dans la sainte Écriture, nous ferons en Appendice un résumé synthétique de la spiritualité des Synoptiques, de S. Paul et de S. Jean.
§17. La Tradition complète la sainte Écriture en nous transmettant des vérités qui ne sont pas contenues dans celle-ci, et de plus l'interprète d'une façon authentique. Elle se manifeste par le magistère solennel et par le magistère ordinaire.
1° Le magistère solennel, qui consiste surtout dans les définitions des Conciles et des Souverains Pontifes, ne s'est occupé que rarement des questions à proprement parler ascétiques et mystiques; mais il a eu souvent à intervenir pour éclaircir et préciser les vérités qui forment la base de la spiritualité: comme la vie divine considérée dans sa source, l'élévation de l'homme à l'état surnaturel, le péché originel et ses suites, la rédemption, la grâce communiquée à l'homme régénéré, le mérite qui augmente en nous la vie divine, les sacrements qui confèrent la grâce, le saint sacrifice de la messe où sont appliqués les fruits de la rédemption. Au cours de notre travail, nous aurons à utiliser toutes ces définitions.
§18. 2° Le magistère ordinaire s'exerce de deux façons, d'une manière théorique et pratique.
A) L'enseignement théorique nous est donné d'une façon négative par la condamnation des propositions des faux mystiques, et d'une façon positive par la doctrine commune des Pères et des théologiens ou par les conclusions qui se dégagent des vies des Saints.
a) Il s'est trouvé, à diverses époques, de faux mystiques qui ont altéré la vraie notion de la perfection chrétienne: tels les Encratites et les Montanistes dans les premiers siècles, les Fraticelles et certains mystiques allemands du Moyen-Âge, Molinos et les Quiétistes dans les temps modernes; en les condamnant, l'Église nous a montré les écueils à éviter et par là même la voie à suivre.
§19. b) Par contre il s'est formé peu à peu une doctrine commune sur toutes les grandes questions de spiritualité, qui forme comme le commentaire vivant des enseignements bibliques: on la trouve chez les Pères, les théologiens et auteurs spirituels, et, quand on les fréquente on est frappé de l'unanimité qui se manifeste sur tous les points vitaux qui se rapportent à la nature de la perfection, aux moyens nécessaires pour y arriver, aux principales étapes à suivre. Sans doute il reste quelques points controversés, mais sur des questions accessoires, et ces discussions ne font que mieux ressortir l'unanimité morale qui existe sur le reste. L'approbation tacite que donne l'Église à cet enseignement commun nous est un sûr garant de vérité.
§20. B) L'enseignement pratique se trouve surtout dans la canonisation des Saints qui ont enseigné et pratiqué l'ensemble de ces doctrines spirituelles. On sait avec quel soin minutieux on procède à la revision de leurs écrits aussi bien qu'à l'examen de leurs vertus; de l'étude de ces documents il est facile de dégager des principes de spiritualité sur la nature et les moyens de perfection, qui seront l'expression de la pensée de l'Église. On peut s'en rendre compte en lisant l'ouvrage si documenté de Benoît XIV: de Servorum Dei Beatificatione et Canonizatione, ou quelques-uns des procès de Canonisation, ou enfin des biographies de Saints écrites selon les règles d'une sage critique.
§21. La raison naturelle étant un don de Dieu absolument nécessaire à l'homme pour connaître la vérité, qu'elle soit naturelle ou surnatutelle, a une part très large dans l'étude de la spiritualité, comme de toutes les autres branches de la science ecclésiastique. Mais, quand il s'agit de vérités révélées, elle a besoin d'être guidée et perfectionnée par les lumières de la Foi; et, pour appliquer les principes généraux aux âmes, elle doit s'appuyer sur l'expérience psychologique.
§22. 1° Son premier rôle est de recueillir, d'interpréter et de coordonner les données de l'Écriture et de la Tradition; celles-ci sont en effet dispersées dans différents livres, et ont besoin d'être réunies pour former un tout. De plus les paroles sacrées ont été prononcées en telle et telle circonstance, à l'occasion de telle ou telle question, dans tel milieu donné; de même les textes de la Tradition ont été souvent motivés par les circonstances de temps, de personnes. a) Pour en saisir la portée, il faut les situer dans leur milieu, les rapprocher d'enseignements analogues, puis les grouper et les interpréter à la lumière de l'ensemble des vérités chrétiennes. b) Ce premier travail fait, on peut de ces principes tirer des conclusions, en montrer le bien fondé et les applications multiples aux mille détails de la vie humaine, dans les situations les plus diverses. c) Principes et conclusions seront enfin coordonnés en une vaste synthèse et formeront une véritable science.
d) C'est à elle aussi qu'il convient de défendre la doctrine ascétique contre ses détracteurs. Plusieurs l'attaquent au nom de la raison et de la science, et ne voient qu'illusion là où il y a de sublimes réalités. Répondre à ces critiques en s'appuyant sur la philosophie et la science est précisément le rôle de la raison.
§23. 2° La spiritualité étant une science vécue, il importe de montrer historiquement comment elle a été mise en pratique; et pour cela il faut lire des biographies de Saints, anciens et modernes, de diverses conditions et de divers pays, pour constater de quelle façon les règles ascétiques ont été interprétées, adaptées aux divers temps comme aux différentes nations, aux devoirs d'état particuliers. Et, comme il n'y a pas que des saints dans l'Église, il faut bien se rendre compte des obstacles qui s'opposent à la pratique de la perfection, des moyens employés pour en triompher. Des études psychologiques s'imposent donc, et à la lecture il faut joindre l'observation.
§24. 3° C'est encore à la raison, éclairée par la Foi, qu'il appartient d'appliquer les principes et les règles générales à chaque personne en particulier, en tenant compte de son tempérament, de son caractère, de son âge et de son sexe, de sa situation sociale, de ses devoirs d'état, comme aussi des attraits surnaturels de la grâce, en tenant compte aussi des règles sur le discernement des esprits.
Pour remplir ce triple rôle, il faut non seulement une intelligence pénétrante, mais un jugement droit, beaucoup de tact et de discernement. Il y faut joindre l'étude de la psychologie pratique, des tempéraments, des maladies nerveuses et des états morbides qui ont tant d'influence sur l'esprit et la volonté, etc. Et comme il s'agit d'une science surnaturelle, il ne faut pas oublier que la lumière de la Foi y joue un rôle prépondérant, et que les dons du S. Esprit la complètent merveilleusement; en particulier le don de science, qui des choses humaines nous élève jusqu'à Dieu, le don d'intelligence qui nous fait mieux pénétrer les vérités révélées, le don de sagesse qui nous les fait discerner et goûter, le don de conseil qui nous permet d'en faire l'application à chacun en particulier.
Aussi les Saints, qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu, sont en même temps les plus aptes à mieux comprendre et à mieux appliquer les principes de la vie spirituelle; ils ont une certaine connaturalité pour les choses divines, qui les leur fait mieux saisir et goûter: «abscondisti haec a sapientibus et prudentibus et revelasti ea parvulis» [Mt 11:25].
Pour mieux utiliser les sources que nous venons de décrire, quelle méthode faut-il employer? Est-ce la méthode expérimentale, descriptive, ou la méthode déductive, ou enfin l'union des deux? Quel est l'esprit qui doit présider à l'emploi de ces méthodes?
§25. 1° La méthode expérimentale, descriptive ou psychologique consiste à observer en soi ou dans les autres les faits ascétiques ou mystiques, à les classer, les coordonner, pour en induire les signes ou marques caractéristiques de chaque état, les vertus ou dispositions qui conviennent à chacun d'eux; et cela sans s'inquiéter de la nature ou de la cause de ces phénomènes, sans se demander s'ils procèdent des vertus, des dons du S. Esprit, ou de grâces miraculeuses. Cette méthode, dans sa partie positive, a de nombreux avantages; car il faut bien connaître les faits avant d'en expliquer la nature et la cause.
§26. Mais, si on l'emploie exclusivement:
a) elle ne peut constituer une véritable science; sans doute elle en fournit les bases, à savoir les faits et les inductions immédiates qu'on en peut tirer; elle peut même constater quels sont les moyens pratiques qui généralement réussissent le mieux. Toutefois, tant qu'on ne remonte pas à la nature intime et à la cause de ces faits, on fait plutôt de la psychologie que de la théologie; ou, si l'on décrit minutieusement les moyens de pratiquer telle ou telle vertu, on ne montre pas assez le ressort, le stimulant à pratiquer cette vertu.
b) De là on s'expose à tomber dans des opinions mal fondées. Si, dans la contemplation, on ne distingue pas ce qui est miraculeux, comme l'extase, la lévitation, de ce qui en constitue l'élément essentiel, c'est-à-dire, le regard prolongé et affectueux sur Dieu sous l'action d'une grâce spéciale, on pourra en conclure trop facilement que toute contemplation est miraculeuse: ce qui est contraire à la doctrine commune.
c) Beaucoup des controverses sur les états mystiques s'atténueraient si aux descriptions de ces états on ajoutait les distinctions et les précisions que fournit l'étude théologique. Ainsi la distinction entre la contemplation acquise et infuse permet de mieux comprendre certains états d'âme très réels et de concilier certaines opinions qui, à première vue, semblaient contradictoires. De même, dans la contemplation passive, il y a bien des degrés: il en est où suffit l'usage perfectionné des dons, il en est d'autres où Dieu doit intervenir pour agencer nos idées et nous aider à en tirer des conclusions frappantes, il en est enfin qui ne s'expliquent guère que par des connaissances infuses. Toutes ces distinctions sont les résultats de longues et patientes recherches à la fois spéculatives et pratiques; en les faisant, on réduirait le nombre des divergences qui séparent les diverses écoles.
§27. 2° La méthode doctrinale ou déductive consiste à étudier avec soin ce que nous enseignent sur la vie spirituelle: l'Écriture, la Tradition, la théologie, en particulier la Somme de S. Thomas, à en déduire des conclusions sur la nature de la vie chrétienne, sa perfection, l'obligation et les moyens d'y tendre, sans se préoccuper suffisamment des faits psychologiques, du tempérament et du caractère des dirigés, de leurs attraits, des résultats produits sur telle ou telle âme par tel ou tel moyen; sans étudier en détail les phénomènes mystiques décrits par les Saints qui les ont éprouvés, comme Ste Térèse, S. Jean de la Croix, S. François de Sales, etc., ou du moins sans en tenir un compte suffisant. Comme nous sommes exposés à nous tromper dans nos déductions, surtout quand nous les multiplions, il est sage de les soumettre au contrôle des faits. Si, par exemple, on constate que la contemplation infuse est assez rare, on mettra quelques restrictions à la thèse soutenue par quelques écoles, à savoir que tous sont appelés aux plus hauts degrés de la contemplation [°6].
§28. 3° Union des deux méthodes. A) Il faut donc savoir combiner harmonieusement les deux méthodes.
C'est en réalité ce que font la plupart des auteurs; il y a seulement entre eux cette différence que les uns s'appuient davantage sur les faits et les autres sur les principes [°7]. Nous essaierons de tenir le juste milieu, sans avoir la prétention d'y réussir. a) Les principes de théologie mystique, déduits par les grands maîtres, des vérités révélées nous aideront à mieux observer les faits, à les analyser d'une façon plus complète, à les ordonner d'une façon plus méthodique, à les interpréter plus sagement; nous n'oublierons pas en effet que les mystiques décrivent leurs impressions, sans vouloir, souvent du moins, en expliquer la nature. Les principes nous aideront aussi à rechercher la cause des faits en tenant compte des vérités déjà connues, à les coordonner de manière à en faire une véritable science.
b) Par ailleurs l'étude des faits ascétiques et mystiques corrigera ce qu'il y aurait de trop rigide et de trop absolu dans des conclusions purement dialectiques; il ne peut y avoir en effet d'opposition absolue entre les principes et les faits; si donc l'expérience montre que le nombre des mystiques est restreint, il ne faut pas se hâter de conclure que cela tient uniquement aux résistances qu'on oppose à la grâce. Il est utile aussi de se demander pourquoi dans les causes de canonisation on juge de la sainteté beaucoup plus par la pratique des vertus héroïques que par le genre d'oraison ou de contemplation; ces faits pourront en effet montrer que le degré de sainteté n'est pas toujours et nécessairement en rapport avec le genre et le degré d'oraison.
§29. B) Comment fusionner ces deux méthodes? a) Il faut tout d'abord étudier le donné révélé, tel qu'il nous est fourni par l'Écriture et la Tradition, y compris le magistère ordinaire de l'Église; et, à l'aide de ce donné, déterminer, par la méthode déductive, ce qu'est la vie et la perfection chrétienne, quels sont ses différents degrés, la marche progressive suivie généralement pour arriver à la contemplation, en passant par la mortification, la pratique des vertus morales et théologales; en quoi consiste cette contemplation, soit dans ses éléments essentiels, soit dans les phénomènes extraordinaires qui parfois l'accompagnent.
§30. b) À cette étude doctrinale il faut joindre la méthode d'observation: 1) examiner avec soin les âmes, leurs qualités et leurs défauts, leur physionomie spéciale; leurs attraits et leurs répugnances, les mouvements de la nature et de la grâce qui se produisent en elles; ces connaissances psychologiques permettront de mieux préciser les moyens de perfection qui leur conviennent le mieux, les vertus dont elles ont le plus besoin et vers lesquelles la grâce les incline, leur correspondance à cette grâce, les obstacles qu'elles rencontrent et les moyens qui leur réussissent le mieux pour en triompher. 2) Pour élargir le champ de son expérience, on lira attentivement les vies de Saints, surtout celles qui, sans dissimuler leurs défauts, montrent la façon progressive dont ils les ont combattus, comment et par quels moyens ils ont pratiqué les vertus; si et comment ils sont passés de la vie ascétique à la vie mystique, sous quelles influences. 3) C'est aussi dans la vie des contemplatifs qu'on étudiera les phénomènes divers de la contemplation, depuis les premières lueurs indécises jusqu'aux plus hauts sommets, les effets de sainteté produits par ces grâces, les épreuves auxquelles ils ont été soumis, les vertus qu'ils ont pratiquées. Tout cela viendra compléter et parfois rectifier les connaissances théoriques qu'on avait acquises.
§31. c) À l'aide des principes théologiques et des phénomènes mystiques bien étudiés et bien classifiés, on pourra remonter plus facilement à la nature de la contemplation, à ses causes, à ses espèces, distinguer ce qu'il y a en elle de normal et d'extraordinaire. 1) On se demandera dans quelle mesure les dons du S. Esprit sont les principes formels de la contemplation, et comment il les faut cultiver pour se mettre dans les dispositions intérieures favorables à la contemplation. 2) On examinera si les phénomènes dûment constatés s'expliquent tous par les dons du S. Esprit, si quelques-uns ne supposent pas des espèces infuses, et comment elles opèrent dans l'âme; ou bien si c'est l'amour qui produit ces états d'âme, sans connaissances nouvelles. 3) C'est alors qu'on pourra mieux voir en quoi consiste l'état passif, et dans quelle mesure l'âme y demeure active, la part de Dieu et de l'âme dans la contemplation infuse; ce qui est ordinaire en cet état, et ce qui devient extraordinaire et préternaturel. Ainsi on pourra mieux étudier le problème de la vocation à l'état mystique et du nombre plus ou moins grand des vrais contemplatifs.
En procédant ainsi, nous aurons plus de chance d'arriver à la vérité, à des conclusions pratiques pour la direction des âmes: une étude de ce genre sera non moins attrayante que sanctifiante.
§32. 4° En quel esprit doit-on suivre cette méthode? Quelle que soit la méthode employée, il est nécessaire d'étudier ces difficiles problèmes avec beaucoup de calme, de pondération, en vue de connaître la vérité, et non pour faire triompher à tout prix le système qui a nos préférences.
a) Par conséquent, il importe de dégager et de mettre en lumière tout ce qui est certain ou communément admis, et de rejeter au second plan ce qui est controversé. La direction à donner aux âmes ne dépend pas des questions controversées mais des doctrines communément reçues. Il y a unanimité dans toutes les écoles pour reconnaître que le renoncement et la charité, le sacrifice et l'amour sont nécessaires à toutes les âmes et dans toutes les voies, et que la combinaison harmonieuse de ce double élément dépend beaucoup du caractère des personnes qu'on dirige. Tout le monde admet qu'il ne faut jamais cesser de pratiquer l'esprit de pénitence, bien qu'il prenne différentes formes selon les différents degrés de perfection; qu'il faut pratiquer les vertus morales et théologales d'une façon de plus en plus parfaite pour arriver à la voie unitive, et que les dons du Saint Esprit, cultivés avec soin, donnent à notre âme une souplesse qui la rend plus docile aux inspirations de la grâce, et la préparent, si Dieu l'y appelle, à la contemplation. On est d'accord aussi sur ce point important que la contemplation infuse est essentiellement gratuite, que Dieu la donne à qui il veut et quand il le veut; que par conséquent on ne peut se mettre soi-même dans l'état passif, et que les marques d'une vocation prochaine à cet état sont celles que décrit si bien S. Jean de la Croix. Et lorsque les âmes arrivent à la contemplation, elles doivent, de l'aveu de tous, progresser dans la conformité parfaite à la volonté de Dieu, le saint abandon et surtout l'humilité, vertus que recommande constamment Ste Thérèse.
On peut donc diriger prudemment les âmes, même celles qui sont appelées à la contemplation, sans avoir résolu toutes les questions controversées que se posent encore les auteurs contemporains.
§33. b) Il nous semble aussi que si on aborde ces problèmes avec un esprit conciliant, en cherchant ce qui nous rapproche plus encore que ce qui nous divise, on arrivera non pas sans doute à supprimer ces controverses, mais à les adoucir, à les atténuer, à voir l'âme de vérité que contient chaque système. C'est tout ce qu'on peut faire ici-bas: il faut savoir attendre les lumières de la vision béatifique pour résoudre un certain nombre de problèmes difficiles.
Le peu que nous avons dit sur la nature, les sources et la méthode de la Théologie ascétique nous permet d'entrevoir son excellence et sa nécessité.
§34. Son excellence se tire de son objet. Or son objet est l'un des plus nobles qu'on puisse étudier. C'est en effet une participation de la vie divine communiquée à l'âme, et cultivée par elle avec une ardeur inlassable. Et si nous analysons cette notion, nous verrons combien cette branche de la théologie est digne de notre attention.
1° Nous y étudions tout d'abord Dieu dans ses rapports les plus intimes avec l'âme: la Sainte Trinité habitant et vivant en nous, nous communiquant une participation à sa vie, collaborant à nos bonnes oeuvres, et par là nous aidant à augmenter sans cesse en nous cette vie surnaturelle, à purifier notre âme, à l'embellir par la pratique des vertus, à la transformer jusqu'à ce qu'elle soit mûre pour la vision béatifique. Peut-on imaginer rien de plus grand, de plus excellent que cette action de Dieu transformant les âmes pour se les unir, se les assimiler d'une façon si parfaite?
2° Nous étudions ensuite l'âme elle-même dans sa collaboration avec Dieu, se dégageant peu à peu de ses défauts, de ses imperfections, cultivant les vertus chrétiennes, s'efforçant d'imiter les vertus de son divin Modèle, malgré les obstacles qu'elle trouve au dedans et au dehors, cultivant les dons du Saint Esprit, acquérant une souplesse merveilleuse pour obéir aux moindres touches de la grâce, et se rapprochant ainsi chaque jour de son Père céleste. Si aujourd'hui on considère toutes les questions se rapportant à la vie comme les plus dignes de captiver notre attention, que dire d'une science qui traite de la vie surnaturelle, de la participation à la vie même de Dieu, qui en décrit les origines, les progrès, et son entier épanouissement dans le ciel? N'est-ce pas là l'objet le plus noble de nos études? N'est-ce pas aussi le plus nécessaire?
Pour arriver à plus de précision en une matière si délicate, nous exposerons: 1° sa nécessité pour le prêtre; 2° sa très grande utilité pour les laïques ; 3° la manière pratique de l'étudier.
§35. Le prêtre doit se sanctifier et sanctifier ses frères, et, à ce double point de vue, il est obligé d'étudier la science des saints.
A) Que le prêtre soit obligé non seulement de tendre à la perfection, mais de la posséder à un degré plus élevé que le simple religieux; c'est ce que nous démontrerons plus tard avec Saint Thomas. Or la connaissance de la vie chrétienne et des moyens qui contribuent à la perfectionner, est normalement nécessaire pour arriver à la perfection: nil volitum quin praecognitum.
a) La connaissance allume et stimule le désir. Savoir ce qu'est la sainteté, son excellence, son obligation, ses effets merveilleux dans l'âme, sa fécondité, c'est déjà la désirer. La connaissance d'un bien tend à nous le faire désirer: on ne peut contempler longtemps et avec attention un fruit délicieux sans que naisse la pensée de le goûter. Or le désir, surtout quand il est ardent et prolongé, est déjà un commencement d'action: il met en branle la volonté et la pousse vers l'obtention du bien saisi par l'intelligence; il lui donne de l'élan, des énergies pour l'atteindre, et soutient son effort pour le conquérir: ce qui est d'autant plus nécessaire que bien des obstacles s'opposent à notre progrès spirituel.
b) Voir en détail les nombreuses étapes à parcourir pour arriver à la perfection, les efforts soutenus faits par les saints pour triompher des difficultés et avancer sans cesse vers le but désiré, enflamme les courages, soutient l'ardeur au milieu de la lutte, empêche le relâchement et la tiédeur, surtout si en même temps on considère les secours et les réconforts que Dieu a préparés aux âmes de bonne volonté.
c) Cette étude s'impose encore plus à notre époque: «Nous vivons en effet dans une atmosphère de dissipation, de rationalisme, de naturalisme, de sensualisme, qui pénètre, même à leur insu, une multitude d'âmes chrétiennes, et qui envahit jusqu'au sanctuaire» [°8]. Les deux ou trois années qu'on passe à la caserne font participer les jeunes clercs eux-mêmes, ceux surtout qui n'ont pas reçu dans leur famille une éducation profondément chrétienne, à cet esprit fâcheux. Or quel est le meilleur moyen de réagir contre ces tendances funestes de notre temps, sinon de vivre dans la compagnie de Notre Seigneur et des Saints par l'étude méthodique et suivie des principes de spiritualité, qui sont en opposition directe avec la triple concupiscence?
§36. B) Pour la sanctification des âmes qui lui sont confiées. a) Même lorsqu'il s'agit des pécheurs, un prêtre a besoin de connaître l'Ascétique pour leur apprendre comment il faut éviter les occasions de péché, combattre les passions, résister aux tentations, pratiquer les vertus contraires aux vices qu'il s'agit d'éviter. Sans doute la théologie morale suggère déjà brièvement ces choses; mais l'Ascétique les synthétise et les développe.
b) Mais de plus il y a dans presque toutes les paroisses des âmes d'élite que Dieu appelle à la perfection, et qui, si elles sont bien dirigées, aideront le prêtre dans l'exercice de l'apostolat par leurs prières, leurs exemples et mille petites industries. On peut en tout cas en former quelques-unes en faisant un choix parmi les enfants qu'on élève au catéchisme ou au patronage. Or, pour réussir en cette oeuvre si importante, il est nécessaire au prêtre d'être un bon directeur, de posséder les règles tracées par les saints et contenues dans les livres de spiritualité; sans cela, on n'a ni le goût ni l'aptitude requise pour cet art si difficile de former les âmes.
§37. c) À plus forte raison l'étude des voies spirituelles est nécessaire pour la direction des âmes ferventes appelées à la sainteté, et qu'on rencontre parfois jusque dans les plus petites campagnes. Pour les conduire jusqu'à l'oraison de simplicité et à la contemplation ordinaire, il faut connaître non seulement l'Ascétique mais encore la Mystique sous peine de s'égarer et de mettre obstacle au progrès de ces personnes. C'est la remarque de sainte Thérèse: «Pour cela un directeur est très nécessaire, mais il est à désirer qu'il ait de l'expérience [...] Mon opinion est et sera toujours que tout chrétien doit, lorsqu'il le peut, communiquer avec des hommes doctes, et plus ils le seront, mieux cela vaudra. Ceux qui marchent par les voies de l'oraison en ont plus besoin que les autres; et cela, à proportion qu'ils seront plus spirituels [...] Ce dont je suis très persuadée, c'est que le démon ne séduira point par ses artifices une personne d'oraison qui consulte des théologiens, à moins qu'elle ne veuille se tromper elle-même. Selon moi, il redoute extrêmement la science humble et vertueuse: il sait qu'il sera démasqué par elle, et qu'il se retirera avec perte» [°9]. Saint Jean de la Croix ne tient pas un autre langage: «De tels maîtres spirituels (ignorant les voies mystiques) ne comprennent pas les âmes engagées dans cette contemplation paisible et solitaire; ils les forcent à reprendre le chemin de la méditation et du travail de la mémoire, à faire des actes intérieurs où les dites âmes ne trouvent que sécheresse et distraction [...] Qu'on le sache bien: celui qui se trompe par ignorance, alors que son ministère lui impose le devoir d'acquérir les connaissances indispensables, n'échappera pas à un châtiment qui sera selon la mesure du mal produit.» [°10].
Qu'on ne dise pas: Si je rencontre de ces âmes, je les abandonnerai au Saint Esprit pour qu'il les dirige. Le Saint Esprit vous répondrait qu'il vous les a confiées, et que vous devez collaborer avec Lui à leur direction; sans doute, Il peut lui-même les conduire; mais, pour éviter tout danger d'illusion, Il veut que cette conduite soit soumise à l'approbation d'un directeur visible.
§38. Nous disons utilité et non pas nécessité: car les laïques peuvent se laisser conduire par un directeur instruit et expérimenté, et ne sont donc pas obligés absolument d'étudier la Théologie ascétique. Toutefois cette étude leur sera très utile pour trois raisons principales: a) Pour stimuler et entretenir le désir de la perfection, comme aussi pour donner une certaine connaissance de la nature de la vie chrétienne et des moyens qui nous permettent de la perfectionner. On ne désire point ce qu'on ne connaît pas, ignoti nulla cupido, tandis que la lecture des livres spirituels excite ou augmente le désir sincère de mettre en pratique ce qu'on a lu. Que d'âmes, par exemple, se sont portées avec ardeur vers la perfection en lisant l'Imitation, le Combat spirituel, l'Introduction à la vie dévote, la Pratique de l'amour de Dieu?
b) De plus, même lorsqu'on a un guide spirituel, la lecture d'une bonne Théologie ascétique facilite et complète la direction. On sait mieux ce qu'il faut dire en confession ou en direction; on comprend et on retient mieux les conseils du directeur, quand on les retrouve dans un livre qu'on peut relire. Le directeur, de son côté, se voit dispensé d'entrer dans de nombreux détails, et se contente, après quelques avis substantiels, de faire lire quelque traité où le dirigé trouvera les éclaircissements et les compléments nécessaires. Ainsi la direction pourra être plus courte, sans rien perdre de son profit: le livre continuera et complétera l'action du directeur.
c) Enfin la lecture d'un traité de vie spirituelle pourra suppléer, dans une certaine mesure, à la direction qu'on ne peut recevoir, faute de guide spirituel, ou du moins qu'on ne reçoit que rarement. Sans doute, comme nous le dirons plus tard, la direction est le moyen normal pour se former à la perfection; mais lorsque, pour une raison ou pour une autre, on ne peut trouver un bon directeur, le Bon Dieu y supplée, et l'un des moyens dont il se sert est précisément un de ces livres qui, d'une façon précise et méthodique, tracent la voie à suivre pour devenir parfait.
§39. Trois conditions sont requises pour acquérir les connaissances nécessaires à la direction des âmes: un Manuel, la lecture des grands maîtres, la pratique.
A) L'étude d'un Manuel. Assurément les lectures spirituelles qu'on fait dans un séminaire, la pratique de la direction, et surtout l'acquisition progressive des vertus aident beaucoup le séminariste à se former lui-même à l'art difficile de la direction des âmes. Cependant il y faut joindre aussi l'étude d'un bon Manuel. 1) Les lectures spirituelles sont avant tout un exercice de piété, une série d'instructions, de conseils et d'exhortations sur la vie spirituelle, et il est bien rare qu'on y traite d'une façon méthodique et complète toutes les questions de spiritualité. 2) En tout cas, si les séminaristes n'ont pas un Manuel, auquel ils puissent rattacher logiquement les divers conseils qu'on leur donne, et qu'ils puissent relire de temps en temps, ils auront vite oublié ce qu'ils avaient entendu, et manqueront de la science compétente. Or cette science est une de celles que le jeune clerc doit acquérir au Séminaire, dit avec raison Pie X: «Scientiam pietatis et officiorum quam asceticam vocant» [°11].
§40. B) L'étude approfondie des Maîtres spirituels, en particulier des auteurs canonisés, ou de ceux qui, sans l'être, ont vécu en saints. a) C'est en effet à leur contact que le coeur s'échauffe, que l'intelligence, éclairée de la Foi, perçoit plus clairement et goûte mieux que dans un livre didactique les grands principes de la vie spirituelle, et que la volonté, soutenue par la grâce, est entraînée à la pratique des vertus si vivement décrites par ceux qui s'y sont vaillamment exercés. En y joignant la lecture de la vie des Saints, on comprendra mieux encore pourquoi et comment on doit les imiter, et l'irrésistible influence de leurs exemples ajoutera une nouvelle force à leurs enseignements: «Verba movent, exempla trahent».
b) Cette étude, commencée au Séminaire, devra se poursuivre et se perfectionner dans le ministère: la direction des âmes la rendra plus pratique; de même qu'un bon médecin ne cesse de perfectionner ses études par la pratique de son art, et son art par de nouvelles études, ainsi un sage directeur complètera ses connaissances théoriques par le contact avec les âmes, et l'art de la direction par de nouvelles études en rapport avec les besoins spéciaux des âmes qui lui sont confiées.
§41. C) La pratique des vertus chrétiennes et sacerdotales, sous la sage impulsion d'un directeur. Pour bien comprendre les différentes étapes de la perfection, il n'est pas de moyen plus efficace que de les parcourir soi-même: le meilleur guide à travers les montagnes n'est-il pas celui qui les a parcourues en tous sens? Et quand on a été bien dirigé, on est, toutes choses égales d'ailleurs, plus apte à diriger les autres, parce qu'on a vu par expérience comment on applique les règles aux cas particuliers.
En combinant ces trois conditions, on étudiera la Théologie ascétique avec beaucoup de profit pour soi et pour les autres.
§42. Solution de quelques difficultés. A) On reproche parfois à l'Ascétique de fausser les consciences, en se montrant beaucoup plus exigente que la Morale, et en demandant aux âmes une perfection irréalisable. Le reproche serait fondé, si elle ne distinguait pas entre le précepte et le conseil, entre les âmes appelées à la haute perfection et celles qui ne le sont pas. Mais il n'en est pas ainsi: tout en pressant les âmes d'élite vers les hauteurs inaccessibles aux chrétiens ordinaires, elle n'oublie pas la différence entre les commandements et les conseils, les conditions essentielles au salut et celles qui sont requises pour la perfection; mais elle sait aussi que, pour garder les commandements, il faut observer quelques conseils.
§43. B) On l'accuse de favoriser l'égoïsme, en mettant au-dessus de tout la sanctification personnelle. Que le salut de notre âme doive être la première de nos préoccupations, c'est ce qu'enseigne Notre Seigneur lui-même: «Quid enim prodest homini, si mundum universum lucretur, animae vero suae detrimentum patiatur?» [Mt 16:26]. Mais en cela il n'y a rien d'égoïste; car l'une des conditions essentielles au salut, c'est la charité à l'égard du prochain, qui se manifeste par des oeuvres corporelles aussi bien que par des oeuvres spirituelles; et la perfection demande que l'on aime son prochain au point de se sacrifier pour lui, comme Jésus l'a fait pour nous. Si c'est là de l'égoïsme, avouons qu'il est peu à redouter.
C) On insiste: l'Ascétique pousse les âmes à la contemplation, et par là même les détourne de la vie active. Il faut absolument ignorer l'histoire pour affirmer que la contemplation nuit à l'action: «Les vrais mystiques, dit M. de Montmorand [°12], sont gens de pratique et d'action, non de raisonnement et de théorie. Ils ont le sens de l'organisation, le don du commandement, et se révèlent très bien doués pour les affaires. Les oeuvres qu'ils fondent sont viables et durables; ils font preuve, dans la conception et la conduite de leurs entreprises, de prudence et de hardiesse, et de cette juste appréciation des possibilités qui caractérise le bon sens. Et de fait le bon sens paraît être leur maîtresse pièce: un bon sens que ne trouble aucune exaltation maladive, aucune imagination désordonnée, et auquel s'ajoute la plus rare puissance de pénétration.» N'avons-nous pas vu en effet, en lisant l'Histoire de l'Église, que la plupart des saints qui ont écrit sur la vie spirituelle étaient en même temps des hommes de science et d'action? Témoin: Clément d'Alexandrie, S. Basile, S. Chrysostome, S. Ambroise, S. Augustin, S. Grégoire, S. Anselme, S. Bernard, le B. Albert le Grand, S. Thomas, S. Bonaventure, Gerson, Ste Thérèse, S. François de Sales, S. Vincent de Paul, le Card. de Bérulle, Me Acarie, et tant d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. La contemplation, loin d'être un obstacle à l'action, l'éclaire et la dirige.
Rien donc de plus noble, de plus important, de plus utile que la Théologie ascétique bien comprise.
Après avoir indiqué les divers plans adoptés, nous proposerons celui qui nous semble le mieux adapté à notre but. On peut se placer à plusieurs points de vue pour tracer une division logique de la science spirituelle:
§44. 1° Les uns, l'envisageant avant tout comme une science pratique, laissent de côté toutes les vérités spéculatives sur lesquelles elle repose, et se bornent à coordonner aussi méthodiquement que possible les règles de la perfection chrétienne: tels furent, parmi les Pères, J. Cassien dans ses Conférences, S. Jean Climaque dans son Échelle mystique; et, dans les temps modernes, Rodriguez dans la Pratique de la perfection chrétienne. L'avantage de cette méthode est d'entrer immédiatement dans l'étude des moyens pratiques qui mènent à la perfection. L'inconvénient est de ne pas proposer aux âmes ces stimulants que nous donne la considération de ce que Dieu et Jésus Christ ont fait et font encore pour nous, et de ne pas baser la pratique des vertus sur ces convictions profondes et générales que l'on trouve dans la méditation des vérités dogmatiques.
§45. 2° Aussi les Pères grecs et latins les plus illustres: S. Athanase et S. Cyrille, S. Augustin et S. Hilaire; les grands théologiens du Moyen-Age, Richard de S. Victor, le B. Albert le Grand, S. Thomas et S. Bonaventure, ont soin de baser leur doctrine spirituelle sur les dogmes de Foi et d'y rattacher les vertus dont ils exposent la nature et les degrés. C'est ce qu'a fait en particulier l'Ecole française du dix-septième siècle, avec Bérulle, Condren, Olier, J. Eudes [°13]. Elle veut éclairer l'esprit et fortifier les convictions pour mieux faire pratiquer les austères vertus qu'elle propose à notre pratique, et c'est là son mérite: Mais on lui reproche parfois de donner trop à la spéculation et pas assez à la pratique; unir les deux serait la perfection, et plusieurs l'ont essayé aves succès [°14].
§46. 3° Parmi ceux qui s'efforcent de combiner ces deux éléments essentiels, il en est qui suivent l'ordre ontologique des vertus, tandis que d'autres suivent l'ordre psychologique du développement de ces mêmes vertus à travers les trois voies, purgative, illuminative et unitive.
A) Parmi les premiers se place S. Thomas, qui, dans la Somme, traite successivement des vertus théologales et morales et des dons du S. Esprit qu'il rattache à chaque vertu. Il a été suivi par les principaux auteurs de l'Ecole française du XVIIe siècle et d'autres écrivains [°15].
B) Parmi les seconds se placent tous ceux qui voulant former des directeurs spirituels, ont décrit successivement les ascensions de l'âme à travers les trois voies, en mettant seulement, en tête de leurs traités, une courte introduction sur la nature de la vie spirituelle; tels sont Thomas de Vallgornera, O. P., Mystica Theologia Divi Thomae, Philippe de la Ste Trinité, C. D., Summa theologiae mysticae, Schram, O. S. B., Institutiones theologiae mysticae, Scaramelli, S. J., Direttorio ascetico, et de nos jours, A. Saudreau, Les degrés de la vie spirituelle.
§47. 4° D'autres enfin, comme le P. Alvarez de Paz, S. J. et le P. Le Gaudier, S. J., ont combiné les deux méthodes: tout en exposant longuement et d'une façon dogmatique ce qui concerne la nature de la vie spirituelle et les principaux moyens de perfection, ils ont ensuite appliqué ces principes généraux aux trois voies. Il nous a semblé que, pour répondre au but que nous nous proposons, former des directeurs d'âmes, c'était la meilleure division que nous pussions suivre. Sans doute, avec un plan de ce genre, on n'échappe pas à quelques redites, et l'on est obligé de pratiquer un certain morcelage; mais ce sont là des inconvénients inhérents à toute division, et auxquels on peut remédier par des renvois aux sujets déjà traités ou à développer plus tard.
§48. Nous diviserons notre théologie ascétique en deux parties. Dans la première, qui sera surtout doctrinale, et que nous intitulerons les Principes, nous exposerons l'origine et la nature de la vie chrétienne, la perfection de cette vie, l'obligation de tendre à cette perfection, et les moyens généraux pour y arriver.
Dans la seconde, qui sera l'application des principes aux différentes catégories d'âmes, nous suivrons les ascensions progressives d'une âme qui, animée du désir de la perfection, suit successivement les trois voies, purgative, illuminative et unitive. Cette seconde partie, tout en s'appuyant sur la doctrine, sera surtout psychologique.
La première partie éclairera notre marche en nous montrant le plan divin de notre sanctification, stimulera nos efforts en nous rappelant la générosité de Dieu à notre égard, et nous tracera déjà les grandes lignes à suivre pour répondre à cette générosité par le don total de nous-mêmes. La seconde guidera nos pas en exposant en détail les étapes successives à parcourir, avec l'aide de Dieu, pour arriver au but. Ainsi, pensons-nous, se trouveront réunis et conciliés les avantages des autres divisions.
§49. Cette première partie a pour but de nous rappeler brièvement les dogmes principaux sur lesquels s'appuie notre vie surnaturelle, d'exposer la nature et la perfection de cette vie, ainsi que les moyens généraux qui conduisent à la perfection. Nous y suivons l'ordre ontologique, nous réservant d'indiquer, dans la seconde partie, l'ordre psychologique que suivent normalement les âmes dans l'emploi de ces divers moyens.
CH. I. Les origines de la vie surnaturelle: élévation de l'homme à l'état
surnaturel, chute et rédemption.
CH. II. Nature de la vie chrétienne; rôle de Dieu et de l'âme.
CH. III. Perfection de cette vie: l'amour de Dieu et du prochain poussé
jusqu'au sacrifice.
CH. IV. Obligation de tendre à cette perfection pour les laïques, religieux
et prêtres.
CH. V. Moyens généraux, intérieurs et extérieurs, pour réaliser cette
perfection.
§50. On voit facilement la raison de cette division. Le premier chapitre, en retraçant les origines de la vie surnaturelle, nous aide à en mieux saisir la nature et l'excellence.
Le second expose la nature de la vie chrétienne dans l'homme régénéré; le rôle qu'y joue Dieu, en se donnant à nous soit en lui-même, soit par son Fils, et en nous assistant par la Ste Vierge et les Saints; le rôle qu'y joue l'homme en se donnant à Dieu par une coopération généreuse et constante à la grâce.
Le troisième montre que la perfection de cette vie consiste essentiellement dans l'amour de Dieu et du prochain pour Dieu, mais que cet amour sur terre ne peut se pratiquer sans de généreux sacrifices.
Dans le quatrième on détermine l'obligation de tendre à cette Perfection, et ce à quoi sont tenus laïques, religieux et prêtres.
Il ne reste plus dans un cinquième chapitre, qu'à préciser les moyens généraux qui nous aident à nous rapprocher de la perfection, moyens communs à tous, mais à des degrés divers qu'indiquera la seconde partie en traitant des trois voies.
§51. Ce chapitre a pour but de nous faire mieux connaître ce qu'il y a de gratuit et d'excellent dans la vie surnaturelle, comme aussi les grandeurs et les faiblesses de l'homme auquel cette vie est conférée. Pour le mieux saisir, voyons:
1. Ce qu'est la vie naturelle de l'homme;
2. Son élévation à l'état surnaturel;
3. Sa chute;
4. Sa restauration par le divin Rédempteur.
§52. Il s'agit de décrire l'homme tel qu'il eût été dans l'état de simple nature, tel que le dépeignent les Philosophes. Comme notre vie surnaturelle vient se greffer sur notre vie naturelle et la conserve tout en la perfectionnant, il importe de rappeler brièvement ce que nous enseigne sur celle-ci la droite raison.
1° L'homme est un composé mystérieux de corps et d'âme, de matière et d'esprit qui s'unissent intimement en lui pour ne former qu'une nature et qu'une personne. C'est donc, pour ainsi dire, le point de jonction, le trait d'union entre les esprits et les corps, un abrégé des merveilles de la création, un petit monde qui résume tous les mondes, μιχρόχοσμος, et qui manifeste la sagesse divine qui a su unir deux êtres aussi disparates.
§53. C'est un monde plein de vie selon la remarque de S. Grégoire le Grand, on y distingue trois vies, la vie végétative, la vie animale et la vie intellectuelle: «Homo habet vivere cum plantis, sentire, cum animantibus, intelligere cum angelis» [°16]. Comme la plante, l'homme se nourrit, croît et se reproduit; comme l'animal il connaît les objets sensibles, se porte vers eux par l'appétit sensitif avec ses émotions et ses passions, et se meut d'un mouvement spontané; comme l'ange, mais à un degré moindre et d'une manière différente, il connaît d'une façon intellectuelle l'être suprasensible, le vrai, et sa volonté se porte librement vers le bien rationnel.
§54. 2° Ces trois vies ne se superposent pas, mais se compénètrent, se coordonnent et se subordonnent pour concourir au même but, qu'est la perfection de l'être tout entier. C'est une loi à la fois rationnelle et biologique que, dans tout être composé, la vie ne peut se maintenir et se développer qu'à la condition de coordonner, et donc, de subordonner ses divers éléments à l'élément principal, de les asservir pour s'en servir. Pour l'homme, par conséquent, les facultés inférieures, végétatives et sensitives, doivent être soumises à la raison et à la volonté. Cette condition est absolue: dans la mesure où elle fait défaut, la vie s'affaiblit ou disparaît; quand cesse en effet la subordination, la dissociation des éléments commence, c'est l'affaiblissement du système, et enfin la mort [°17].
§55. 3° La vie est donc une lutte: car nos facultés inférieures se portent avec ardeur vers le plaisir, tandis que nos facultés supérieures se portent vers le bien honnête. Or, entre les deux il y a souvent conflit: ce qui nous plaît, ce qui nous est ou du moins nous semble utile, n'est pas toujours bon moralement; il faut donc que la raison, pour faire régner l'ordre, combatte les tendances contraires et qu'elle triomphe: c'est la lutte de l'esprit contre la chair, de la volonté contre la passion. Cette lutte est parfois pénible: de même qu'au printemps la sève monte dans les arbres, il y a parfois dans la partie sensitive de notre âme des poussées violentes vers le plaisir sensible.
§56. Toutefois elles ne sont pas irrésistibles; la volonté, aidée de l'intelligence, exerce sur ces mouvements passionnels un quadruple pouvoir: 1) pouvoir de prévoyance, qui consiste à prévoir et à prévenir, par une sage et constante vigilance, beaucoup d'imaginations, d'impressions, d'émotions dangereuses; 2) pouvoir d'inhibition et de modération, par lequel nous enrayons ou du moins modérons les mouvements violents qui s'élèvent dans notre âme; ainsi je puis empêcher mes yeux de s'arrêter sur un objet dangereux, mon imagination de garder des images malsaines; si un mouvement de colère s'élève en moi, je puis le modérer; 3) pouvoir de stimulation, qui excite ou intensifie par la volonté des mouvements passionnels; 4) pouvoir de direction qui nous permet de diriger ces mouvements vers le bien, et par là même de les détourner du mal.
§57. Outre ces luttes intestines, il peut en existe d'autres entre l'âme et son Créateur. Sans doute nous voyons par la droite raison que nous devons nous soumettre pleinement à Celui qui est notre souverain Maître. Mais cette obéissance nous coûte; il y a en nous une certaine soif d'indépendance et d'autonomie qui nous incline à nous soustraire à l'autorité divine; c'est de l'orgueil, dont on ne peut triompher que par l'humble aveu de son indignité et de son impuissance, en reconnaissant les droits imprescriptibles du Créateur sur sa créature.
Ainsi donc, dans l'état de nature, nous aurions eu à lutter contre la triple concupiscence.
§58. 4° Quand l'homme, au lieu de céder à ses mauvais penchants, fait son devoir, il peut à juste titre attendre une récompense: ce sera, pour son âme immortelle une connaissance plus étendue, plus approfondie de la vérité et de Dieu, mais toujours conforme à sa nature, c'est-à-dire analytique ou discursive, et un amour plus pur et plus durable. Si au contraire il viole librement la loi en matière grave, et ne se repent pas avant de mourir, il manque sa fin et mérite un châtiment, qui sera la privation de Dieu accompagnée de tourments proportionnés à la gravité de ses fautes.
Tel eût été l'homme dans ce qu'on appelle l'état de pure nature, qui du reste n'a jamais existé, l'homme ayant été élevé à l'état surnaturel, soit au moment de sa création, nous dit S. Thomas, soit immédiatement après, dit S. Bonaventure.
Dans son infinie bonté, Dieu ne s'est pas contenté de conférer à l'homme les dons naturels; il a voulu l'élever à un état supérieur en lui conférant des dons préternaturels et surnaturels.
§59. Le surnaturel en général est ce qui dépasse la nature d'un être, ses forces actuelles, ses exigences, ou ses mérites. On en distingue deux types: 1° Le surnaturel relatif, qui dépasse les exigences de telle ou telle créature, mais non pas de toutes les créatures; 2° Le surnaturel absolu, qui dépasse non seulement les capacités actives, mais les droits, les exigences de toute créature non seulement existante, mais encore possible. C'est un don vraiment divin, mais c'est du divin participé d'une façon finie, comme il peut l'être par une créature. On l'appelle aussi le surnaturel par essence, tandis que le surnaturel relatif prend le nom de surnaturel quant au mode. Il n'y a en réalité que deux formes de surnaturel par essence: l'Incarnation et la grâce sanctifiante.
A) Dans le premier cas, Dieu s'unit à l'humanité dans la personne du Verbe, de telle sorte que la nature humaine de Jésus ait pour sujet personnel la seconde personne de la Sainte Trinité, sans être altérée comme nature humaine; ainsi donc Jésus, homme par sa nature humaine, est vraiment Dieu quant à sa personnalité. C'est là une union substantielle, qui ne fond pas deux natures en une seule, mais les unit, en conservant leur intégrité, dans une seule personne, la personne du Verbe; c'est donc une union personnelle ou hypostatique. C'est le plus haut degré de surnaturel quoad substantiam.
B) La grâce sanctifiante est un degré moindre de ce même surnaturel. Par elle, en effet l'homme garde sa personnalité propre, mais est modifié divinement, quoique accidentellement, dans sa nature et ses capacités d'action; il devient non pas Dieu, mais déiforme, c'est-à-dire semblable à Dieu, divinae consors naturae, capable d'atteindre Dieu directement par la vision béatifique, quand la grâce sera transformée en gloire, et de le voir face à face, comme il se voit lui-même: privilège qui dépasse évidemment les exigences des créatures les plus parfaites, puisqu'il nous fait participer à la vie intellectuelle de Dieu, à sa nature.
§60. 2° Le surnaturel relatif ou quant au mode est en soi quelque chose qui ne dépasse pas les capacités ou les exigences de toute créature, mais seulement de quelque nature particulière. Ainsi la science infuse, qui dépasse les capacités de l'homme, mais non celle de l'ange, est du surnaturel de ce genre.
Dieu a communiqué à l'homme ces deux formes de surnaturel: il conféra en effet à nos premiers parents le don d'intégrité (surnaturel quant au mode) qui, en complétant sa nature, la disposait à la réception de la grâce, et en même temps la grâce elle-même, don surnaturel quant à son essence: l'ensemble de ces deux dons constitue ce qu'on appelle la justice originelle.
§61. Le don d'intégrité perfectionne la nature de l'homme sans l'élever jusqu'à l'ordre divin; c'est assurément un don gratuit, préternaturel, qui dépasse ses exigences et ses forces; mais ce n'est pas encore le surnaturel par essence. Il comprend trois grands privilèges, qui, sans changer la nature humaine en son fonds, lui donnent une perfection à laquelle elle n'avait aucun droit: la science infuse, la maîtrise des passions ou l'exemption de concupiscence, l'immortalité du corps.
§62. A) La science infuse. Par nature nous n'y avons pas droit, puisqu'elle est le privilège des anges; ce n'est que progressivement et avec difficulté que selon les lois psychologiques nous arrivons à la conquête de la science. Or, pour faciliter au premier homme son rôle de chef et d'éducateur du genre humain, Dieu lui donna gratuitement la connaissance infuse de toutes les vérités qu'il lui importait de connaître, et une certaine facilité pour acquérir la science expérimentale: ainsi il se rapprochait des anges.
§63. B) La maîtrise des passions ou l'exemption de cette concupiscence tyrannique qui rend la vertu si difficile. Nous avons dit que, de par la constitution même de l'homme, il y a en lui une lutte terrible entre le désir sincère du bien et l'appétit désordonné des plaisirs et des biens sensibles, et de plus une tendance marquée à l'orgueil: c'est au fond ce que nous appelons la triple concupiscence. Pour remédier à ce défaut naturel, Dieu conféra à nos premiers parents une certaine maîtrise des passions, qui sans les rendre impeccables, leur facilitait la vertu. Il n'y avait pas en Adam cette tyrannie de la concupiscence qui incline violemment vers le mal, mais seulement une certaine tendance au plaisir, subordonnée à la raison. Parce que sa volonté était soumise à Dieu, les facultés inférieures étaient soumises à la raison, et le corps à l'âme: c'était l'ordre, la rectitude parfaite.
§64. C) L'immortalité corporelle. Par nature, l'homme est sujet à la maladie et à la mort; par une providence spéciale, il fut préservé de cette double faiblesse, afin que l'âme pût ainsi plus librement vaquer à l'accomplissement de ses devoirs supérieurs.
Mais ces privilèges étaient destinés à rendre l'homme plus apte à recevoir et à utiliser un don beaucoup plus précieux, entièrement et absolument surnaturel, celui de la grâce sanctifiante.
§65. A) Par nature, l'homme est le serviteur de Dieu, sa chose, sa propriété. Par une insigne bonté, dont nous ne saurons jamais trop le remercier, Dieu voulut le faire entrer dans sa famille, l'adopter pour enfant, en faire son héritier présomptif en lui réservant une place en son royaume; et pour que cette adoption ne fût pas une simple formalité, il lui communiqua une participation à sa vie divine, une qualité créée, il est vrai, mais réelle, qui lui permettrait de jouir sur terre des lumières de la Foi bien supérieures à celles de la raison, et de posséder Dieu dans le ciel par la vision béatifique et un amour, proportionné à la clarté de cette vision.
§66. B) À cette grâce habituelle, qui perfectionnait et divinisait, pour ainsi dire, la substance même de l'âme, s'ajoutaient des vertus infuses et des dons du Saint Esprit qui divinisaient ses facultés, et une grâce actuelle qui, mettant en branle tout cet organisme surnaturel, lui permettait de faire des actes surnaturels, déiformes, et méritoires de la vie éternelle.
Cette grâce est substantiellement la même que celle qui nous est octroyée par la justification, et c'est pourquoi nous ne la décrivons pas en détail, nous réservant de le faire plus tard en parlant de l'homme régénéré.
Tous ces privilèges, sauf la science infuse, avaient été donnés à Adam, non comme un bien personnel mais comme un patrimoine de famille qui devait être transmis à toute sa descendance, pourvu qu'il demeurât fidèle à Dieu.
§67. Malgré tous ces privilèges, l'homme demeurait libre, et fut soumis à une épreuve pour pouvoir, avec l'aide de la grâce, mériter le ciel. Cette épreuve consistait dans l'accomplissement des lois divines, et en particulier d'un précepte positif ajouté à la loi naturelle [°20], et qui est exprimé par la Genèse sous la forme de la prohibition de manger du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal. L'Écriture raconte comment le démon, sous la forme du serpent, vient tenter nos premiers parents en soulevant un doute dans leur âme sur la légitimité de cette défense. Il essaie de leur persuader que loin de mourir, s'ils mangent de ce fruit, ils seront comme des dieux, sachant par eux-mêmes ce qui est bien et ce qui est mal, sans avoir besoin de recourir à la loi divine: «eritis sicut dii, scientes bonum et malum» [Gn 3:5]. C'était une tentation d'orgueil, de révolte contre Dieu. L'homme succombe et commet formellement un acte de désobéissance, comme le remarque S. Paul [Rm 5], mais inspiré par l'orgueil, et bientôt suivi d'autres défaillances. C'était une faute grave, puisque c'était un refus de se soumettre à l'autorité de Dieu, une sorte de négation de son souverain domaine et de sa sagesse, ce commandement étant un moyen d'éprouver la fidélité du premier homme; faute d'autant plus grave que nos premiers parents connaissaient l'infinie libéralité de Dieu à leur égard, ses droits imprescriptibles, la gravité du précepte manifestée par la gravité de la sanction qui y était attachée, et que n'étant pas entraînés par l'impétuosité des passions, ils avaient le temps de réfléchir sur les conséquences redoutables de leur acte.
§68. On s'est demandé même comment ils purent pécher, n'étant pas soumis aux entraînements de la concupiscence. Pour le comprendre, il faut se souvenir que nulle créature libre n'est impeccable; elle peut en effet détourner son regard du bien véritable pour le tourner vers le bien apparent, s'attacher à ce dernier et le préférer au premier; et c'est précisément cette préférence qui constitue le péché. Comme le fait remarquer S. Thomas, celui-là seul est impeccable dont la volonté se confond avec la loi morale: ce qui est le privilège de Dieu.
§69. Le châtiment ne se fit pas attendre, châtiment personnel, et châtiment de leur postérité.
A) Le châtiment personnel de nos premiers parents est décrit dans la Genèse; mais ici encore apparaît la bonté de Dieu: il aurait pu immédiatement appliquer la peine de mort à nos premiers parents; par miséricorde il ne le fit pas. Il se contenta de les priver des privilèges spéciaux qu'il leur avait conférés, c'est-à-dire du don d'intégrité et de la grâce habituelle: ils gardent donc leur nature et leurs privilèges naturels; sans doute leur volonté est affaiblie, si on la compare à ce qu'elle était avec le don d'intégrité; mais il n'est pas prouvé qu'elle soit plus faible qu'elle n'eût été dans l'état de nature; en tout cas, elle demeure libre et peut choisir entre le bien et le mal. Dieu voulut même leur laisser la Foi et l'Espérance et il fit aussitôt briller à leurs yeux découragés l'espoir d'un libérateur, sorti de la race humaine, qui un jour triompherait du démon et restaurerait l'homme déchu. En même temps, par sa grâce actuelle, il sollicitait leurs coeurs au repentir, et le moment vint où leur péché fut pardonné.
§70. B) Mais que deviendra la race humaine qui naîtra de leur union? Elle aussi sera privée en naissant de la justice originelle, c'est-à-dire de la grâce sanctifiante et du don d'intégrité. Ces dons purement gratuits, qui étaient pour ainsi dire un bien de famille, ne devaient se transmettre à la postérité d'Adam que si celui-ci demeurait fidèle à Dieu; la condition n'ayant pas été remplie, l'homme naît privé de la justice originelle. Quand Adam fit pénitence et recouvra la grâce, ce ne fut que comme personne privée et pour son compte particulier; il ne put donc la transmettre à sa postérité. Il était réservé au Messie, au nouvel Adam, devenu désormais chef de la race humaine, d'expier nos fautes et d'instituer le sacrement de la régénération pour transmettre à chaque baptisé la grâce perdue par Adam.
§71. Ainsi donc les enfants d'Adam naissent privés de la justice originelle, c'est-à-dire de la grâce sanctifiante et du don d'intégrité. La privation de cette grâce constitue ce qu'on appelle le péché originel, péché dans un sens large qui n'entraîne aucun acte coupable de notre part, mais un état de déchéance, et, en tenant compte de la fin surnaturelle à laquelle nous demeurons destinés, une privation, le manque d'une qualité essentielle que nous devrions posséder, et par conséquent une tache, une souillure morale qui nous écarte du royaume des cieux.
§72. Et comme le don d'intégrité est aussi perdu, la concupiscence sévit en nous, et, si nous n'y résistons courageusement, nous entraîne vers le péché actuel. Nous sommes donc, par rapport à l'état primitif, diminués et blessés, sujets à l'ignorance, enclins au mal, faibles pour résister aux tentations. L'expérience montre que la concupiscence n'est pas égale chez tous les hommes: tous n'ont, pas en effet le même tempérament et caractère, ni par conséquent les passions également ardentes; quand donc le frein de la justice originelle, qui les maîtrisait, a disparu, les passions reprenant leur liberté, seront plus violentes chez quelques uns, plus tempérées chez d'autres; c'est l'explication qu'en donne saint Thomas [°21].
§73. Faut-il aller plus loin, et admettre, avec l'école Augustinienne, une certaine diminution intrinsèque de nos facultés et de nos énergies naturelles? Ce n'est pas nécessaire, et rien ne le prouve.
Faut-il admettre, avec certains Thomistes, une diminution extrinsèque de nos énergies, en ce sens que nous avons plus d'obstacles à vaincre, en particulier la tyrannie que le démon exerce sur des vaincus, et la soustraction de certains secours naturels que Dieu nous eût octroyés dans l'état de nature pure? C'est possible, c'est bien probable; mais, pour être juste, il faut ajouter que ces obstacles sont abondamment compensés par les grâces actuelles que le Bon Dieu nous donne, en vertu des mérites de son Fils, et par la protection des bons anges, et surtout de nos anges gardiens.
§74. Conclusion. Ce que l'on peut dire c'est que, par la déchéance originelle, l'homme a perdu ce bel équilibre que Dieu lui avait donné, qu'il est, par rapport à l'état primitif, un blessé et un déséquilibré, ainsi que le montre l'état présent de nos facultés.
A) C'est ce qui paraît d'abord dans nos facultés sensitives. a) Nos sens extérieurs, nos regards, par exemple, se portent avec avidité vers ce qui flatte la curiosité, les oreilles écoutent avec empressement tout ce qui satisfait notre désir de connaître du nouveau, notre toucher se porte vers les sensations agréables, et, cela sans souci des règles de la morale.
b) Il en est de même de nos sens intérieurs: l'imagination nous représente toutes sortes de scènes plus ou moins sensuelles, nos passions se portent avec ardeur, violence même, vers le bien sensible ou sensuel, sans se préoccuper de son côté moral, et essaient d'entraîner le consentement de la volonté. Assurément ces tendances ne sont pas irrésistibles; car ces facultés demeurent, dans une certaine mesure, soumises à l'empire de la volonté; mais que de tactique et d'efforts pour soumettre ces sujets révoltés!
§75. B) Les facultés intellectuelles, qui constituent l'homme proprement dit, l'intelligence et la volonté, ont été atteintes elles aussi par le péché originel. a) Sans doute notre intelligence demeure capable de connaître la vérité, et, par un patient labeur, acquiert, sans même le secours de la révélation, la connaissance d'un certain nombre de vérités fondamentales de l'ordre naturel. Mais que de faiblesses humiliantes! 1) Au lieu de se porter spontanément vers Dieu et les choses divines, au lieu de s'élever des créatures au Créateur, comme elle l'eût fait dans l'état primitif, elle tend à s'absorber dans l'étude des choses créées sans remonter à leur cause, à concentrer son attention sur ce qui satisfait sa curiosité et à négliger ce qui se rapporte à sa fin; les préoccupations du temps l'empêchent souvent de songer à l'éternité. 2) Et quelle facilité à tomber dans l'erreur! Les préjugés nombreux auxquels nous sommes enclins, les passions qui agitent notre âme et jettent un voile entre elle et la vérité nous égarent hélas! trop souvent, et cela dans les questions les plus vitales, d'où dépend la direction de notre vie morale.
b) Notre volonté elle-même, au lieu de se soumettre à Dieu, a des prétentions à l'indépendance; elle a peine à se soumettre à Dieu et surtout à ses représentants sur terre. Et, quand, il s'agit de vaincre les difficultés qui s'opposent à la réalisation du bien, que de faiblesse et que d'inconstance dans l'effort? Et que de fois elle se laisse entraîner par le sentiment et les passions? Saint Paul a décrit, en termes frappants, cette déplorable faiblesse: «je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas [...] Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur, mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de la raison, et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux que je suis! Qui me délivrera de ce corps de mort? Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur.» [Rm 7:19-25]. Ainsi donc, au témoignage de l'Apôtre, le remède à cet état lamentable, c'est la grâce de la rédemption, dont il nous reste à parler.
§76. La Rédemption est une oeuvre merveilleuse, le chef-d'oeuvre de Dieu, qui refait l'homme défiguré par le péché, et le remet, en un certain sens, dans un état meilleur que celui qui a précédé sa chute, si bien que l'Église ne craint pas, dans sa liturgie, de bénir la faute qui nous a valu un Rédempteur tel que l'Homme-Dieu: «O felix culpa quae talem ac tantum meruit habere Redemptorem!»
§77. Dieu, qui de toute éternité avait prévu la chute de l'homme, voulut aussi de toute éternité préparer aux hommes un Rédempteur en la personne de son Fils: il résolut de se faire homme, pour que devenu chef de l'humanité, il pût expier d'une façon parfaite notre péché et nous rendre, avec la grâce, tous nos droits au ciel. Ainsi il sut tirer le bien du mal et concilier les droits de sa justice avec ceux de sa bonté.
Il n'était pas tenu sans doute d'exercer pleinement tous les droits de sa justice; il aurait pu pardonner à l'homme, en se contentant de la réparation imparfaite que celui-ci aurait pu offrir. Mais il jugea plus digne de sa gloire et plus utile à l'homme de mettre celui-ci en état de réparer complètement sa faute.
§78. A) La justice parfaite demandait une réparation adéquate, égale à l'offense, offerte par un représentant légitime de l'humanité. C'est ce que Dieu réalise pleinement par l'Incarnation et la Rédemption.
a) Dieu incarne son Fils, en fait par là même le chef de l'humanité, la tête d'un corps mystique dont nous sommes les membres; ce Fils a donc le droit d'agir au nom de ses membres et de réparer en leur nom.
b) Cette réparation est non-seulement égale à l'offense, mais la dépasse de beaucoup; elle a en effet une valeur morale infinie; car, puisque la valeur morale d'une action vient avant tout de la dignité de la personne, toutes les actions de l'Homme-Dieu ont une valeur infinie. Un seul de ses actes aurait donc suffi à réparer d'une façon adéquate, tous les péchés des hommes. Or Jésus a fait des actes innombrables de réparation inspirés par l'amour le plus pur; il les a complétés par l'acte le plus sublime et le plus héroïque, l'immolation totale de lui-même pendant sa douloureuse passion et au Calvaire; il a donc satisfait abondamment et surabondamment: «Ubi abundavit delictum, superabundavit gratia» [Rm 5:20].
c) Cette réparation est du même genre que la faute: Adam avait péché par désobéissance et par orgueil; Jésus expie par une humble obéissance, inspirée par l'amour et allant jusqu'à la mort et la mort de la croix: «factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis» [Ph 2:8]. Et de même qu'une femme était intervenue dans la chute pour entraîner Adam, ainsi une femme intervient dans la rédemption par son pouvoir d'intercession et ses mérites [°23]; c'est Marie, la Vierge immaculée, la mère du Sauveur, qui coopère avec lui, bien que secondairement, à l'oeuvre réparatrice.
Ainsi la justice est pleinement satisfaite, mais la bonté le sera encore plus.
§79. B) C'est en effet à l'infinie miséricorde de Dieu, à l'amour excessif qu'il nous porte que la Ste Écriture attribue la rédemption: «Dieu, nous dit S. Paul, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés [...] nous a rendus vivants avec le Christ: «Deus qui dives est in misericordiâ, propter nimiam caritatem quâ dilexit nos [...], convivificavit nos in Christo» [Ep 2:4].
Les trois divines personnes y concourent à l'envi, et chacune d'elles par un amour qui semble vraiment aller à l'excès.
a) Le Père n'a qu'un Fils, égal à lui-même, qu'il aime comme un autre lui-même, et dont il est infiniment aimé; or ce Fils unique, il le donne, il le sacrifie pour nous, pour nous rendre la vie perdue par le péché: «Sic Deus dilexit mundum ut Filium suum unigenitum daret, ut omnis qui credit in eum non pereat, sed habeat vitam aeternam» [Jn 3:16]. Pouvait-il être plus généreux et donner plus que son Fils? Avec Lui du reste, ne nous a-t-il pas tout donné? «Qui etiam proprio Filio non pepercit, sed pro nobis tradidit ilium, quomodo non etiam cum illo omnia nobis donavit» [Rm 8:32].
§80. b) Le Fils accepte joyeusement et généreusement la mission qui lui est confiée; dès le premier moment de l'Incarnation, il s'offre à son Père comme victime pour remplacer tous les sacrifices de l'ancienne loi, et sa vie tout entière ne sera qu'un long sacrifice complété par l'immolation du Calvaire, sacrifice inspiré par l'amour qu'il a pour nous: «(Christus) dilexit nos et tradidit semetipsum pro nobis oblationem et hostiam Deo: le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même à Dieu pour nous comme une oblation et un sacrifice d'agréable odeur» [Ep 5:2].
§81. c) Pour compléter son oeuvre, il nous envoie le S. Esprit, l'amour substantiel du Père et du Fils, qui non content de répandre dans nos âmes la grâce et les vertus infuses, surtout la divine charité, se donnera lui-même à nous, pour que nous puissions jouir non-seulement de sa présence et de ses dons, mais de sa personne: «La charité est répandue dans nos coeurs par le Saint Esprit, qui se donne lui-même à nous: Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum Sanctum qui datus est nobis» [Rm 5:5].
La rédemption est donc bien l'oeuvre d'amour par excellence; ce qui nous permet de présager ses effets.
§82. Non content de réparer, par sa satisfaction, l'offense faite à Dieu, et de nous réconcilier avec lui, Jésus nous mérite toutes les grâces que nous avions perdues par le péché et d'autres encore.
Il nous rend tout d'abord les biens surnaturels perdus par le péché: a) la grâce habituelle, avec son cortège de vertus infuses et de dons du Saint Esprit, et, pour mieux s'adapter à la nature humaine, institue les sacrements, signes sensibles qui nous confèrent la grâce dans toutes les circonstances importantes de notre vie, et nous donnent ainsi plus de sécurité et de confiance;
b) des grâces actuelles très abondantes, et que nous avons le droit de considérer même comme plus abondantes que dans l'état d'innocence, en vertu de la parole de S. Paul «ubi autem abundavit delictum superabundavit gratia» [Rm 5:20].
§83. c) Il est parfaitement vrai que le don d'intégrité ne nous est pas rendu immédiatement, mais progressivement. La grâce de régénération nous laisse aux prises avec la triple concupiscence et toutes les misères de la vie, mais elle nous donne la force nécessaire pour en triompher, nous rend plus humbles, plus vigilants et plus actifs pour prévenir et vaincre les tentations, nous affermit ainsi dans la vertu et nous fournit l'occasion d'acquérir plus de mérites; en mettant sous nos yeux les exemples de Jésus, qui a porté si vaillamment sa croix et la nôtre, elle stimule notre ardeur dans la lutte et soutient notre constance dans l'effort; et les grâce actuelles qu'il nous a méritées et nous accorde avec une sainte prodigalité, facilitent singulièrement nos efforts et nos victoires. Au fur et à mesure où nous luttons, sous la conduite et avec l'appui du Maître, la concupiscence diminue, notre force de résistance augmente, et le moment vient où des âme privilégiées sont tellement affermies dans la vertu que, tout en demeurant libres de pécher, elles ni commettent aucune faute vénielle de propos délibéré. La victoire définitive n'a lieu qu'à notre entrée dans le ciel; mais elle sera d'autant plus glorieuse qu'elle aura été achetée au prix de plus grands efforts. Ne pouvons-nous donc pas dire: O felix culpa!
§84. d) À ces secours intérieurs, Notre Seigneur en a joint d'extérieurs, en particulier cette Église visible qu'il a fondée et organisée pour éclairer nos esprits par son autorité doctrinale, soutenir nos volontés par son pouvoir législatif et judiciaire, sanctifier nos âmes par les sacrements, les sacramentaux et les indulgences. Ne trouvons-nous pas là un immense secours, dont il faut remercier Dieu?
§85. e) Enfin il n'est pas certain que le Verbe se fût incarné sans le péché originel. Or l'Incarnation est un bien tellement précieux qu'à lui seul il suffit pour justifier et expliquer le chant de l'Église: O felix culpa!
Au lieu d'un chef bien doué sans doute, mais faillible et peccable, nous avons à notre tête le Fils éternel de Dieu, qui, ayant revêtu notre nature, est aussi véritablement homme qu'il est vraiment Dieu. Il est le médiateur idéal, médiateur de religion aussi bien que de rédemption, adorant son Père non-seulement en son nom, mais au nom de l'humanité tout entière, bien plus, au nom des Anges qui par Lui sont heureux de glorifier Dieu: «per quem laudant Angeli» [°24], le prêtre parfait, ayant libre accès auprès de Dieu par sa nature, divine, et s'inclinant avec compassion vers les hommes, devenus ses frères, qu'il traite avec indulgence, étant lui-même entouré de faiblesse: «qui condolere possit iis qui ignorant et errant, quoniam et ipse circumdatus est infirmitate» [He 5:2].
Avec lui et par lui nous pouvons rendre à Dieu les hommages infinis auxquels il a droit; avec lui et par lui nous pouvons obtenir toutes les grâces dont nous avons besoin pour nous et pour nos frères: quand nous adorons, c'est lui qui adore en nous et par nous; quand nous demandons secours, c'est lui qui appuie nos requêtes; et c'est pourquoi tout ce que nous demandons au Père en son nom nous est libéralement octroyé.
Nous devons donc nous réjouir d'avoir un tel rédempteur, un tel médiateur, et avoir en lui une confiance sans borne.
§86. Ce coup d'oeil historique fait merveilleusement ressortir l'excellence de la vie surnaturelle, comme aussi la grandeur et la faiblesse de celui qui en est le bénéficiaire.
1° Excellente assurément est cette vie, puisque:
a) Elle vient d'une pensée affectueuse de Dieu, qui de toute éternité nous a aimés et a voulu nous unir à lui dans la plus douce intimité: «In caritate perpetuâ dilexi te, ideo attraxi te miserans: Je t'ai aimé d'un amour constant, et c'est pour cela que je t'ai attiré à moi.» [Jr 31:3].
b) Elle est une participation réelle, quoique finie, à la nature et à la vie de Dieu, «divinae consortes naturae» [§106].
c) Elle est estimée par Dieu à un si haut prix que, pour nous la rendre, le Père sacrifie, son Fils unique, Celui-ci s'immole complètement, et le Saint Esprit vient en notre âme pour nous la communiquer.
C'est donc le bien précieux entre tous, «maxima et pretiosa nobis promissa donavit» [2P 1:4], que nous devons estimer au-dessus de tout, garder et cultiver avec un soin jaloux: tanti valet quanti Deus!
§87. 2° Et cependant nous portons ce trésor dans un vase fragile. Si nos premiers parents, doués du don d'intégrité et entourés de toutes sortes de privilèges, l'ont malheureusement perdu pour eux et pour leur race, que n'avons-nous pas à craindre, nous, qui, malgré notre régénération spirituelle, portons en nous la triple concupiscence? Sans doute il y a en nous des tendances nobles et généreuses qui viennent de ce qu'il y a de bon en notre nature et surtout de notre incorporation au Christ, des énergies surnaturelles qui nous sont données en vertu de ses mérites; mais nous demeurons faibles et inconstants [°25], si nous cessons de nous appuyer sur celui qui est notre bras droit en même temps que notre tête; le secret de notre force n'est pas en nous, mais en Dieu et en Jésus Christ. L'histoire de nos premiers parents et de leur chute lamentable nous montre que le grand mal, le seul mal en ce monde, c'est le péché; que nous devons par conséquent être constamment vigilants pour repousser immédiatement et énergiquement les premières attaques de l'ennemi, d'où qu'il vienne, du dehors ou du dedans. Nous sommes du reste bien armés contre lui, comme le montrera notre chapitre second sur la nature de la vie chrétienne.
§88. La vie surnaturelle étant une participation à la vie de Dieu, en vertu des mérites de Jésus-Christ, se définit parfois la vie de Dieu en nous ou la vie de Jésus en nous. Ces expressions sont justes, si on a soin de les bien expliquer, de manière à éviter toute trace de panthéisme. Nous n'avons pas en effet une vie identique à celle de Dieu ou de Notre Seigneur, mais une similitude de cette vie, une participation finie, bien que réelle, à cette vie.
Nous pouvons donc la définir: une participation à la vie divine, conférée par le Saint Esprit habitant en nous, en vertu des mérites de Jésus Christ, et que nous devons cultiver contre les tendances opposées.
§89. On le voit donc, la vie surnaturelle est une vie où Dieu a le rôle principal et nous le rôle secondaire. C'est Dieu, le Dieu de la Trinité (qu'on appelle aussi le Saint Esprit), qui vient lui-même nous conférer cette vie, puisque lui seul peut nous faire participer à sa propre vie. Il nous la communique en vertu des mérites de Jésus Christ [§78], qui est la cause méritoire, exemplaire et vitale de notre sanctification. Il est donc bien vrai que Dieu vit en nous, que Jésus vit en nous; mais notre vie spirituelle n'est pas identique à celle de Dieu ou à celle de Notre Seigneur; elle en est distincte, et n'est que semblable à l'une et à l'autre. -- Notre vie à nous consiste à utiliser les dons divins pour vivre en Dieu et pour Dieu, pour vivre en union avec Jésus et en l'imitant; et, comme la triple concupiscence demeure en nous [§83], nous ne pouvons vivre qu'à la condition de la combattre avec acharnement; comme, par ailleurs, Dieu nous a dotés d'un organisme surnaturel, nous devons le faire croître par les actes méritoires, et la fervente réception des Sacrements.
Tel est le sens de la définition que nous venons de donner; le chapitre tout entier n'en sera que l'explication et le développement, et nous permettra de tirer des conclusions pratiques sur la dévotion à la Sainte Trinité, la dévotion et l'union au Verbe Incarné, et même la dévotion à la Sainte Vierge et aux Saints qui découlent de leurs rapports avec le Verbe Incarné.
Bien que l'action de Dieu et l'action de l'âme se développent parallèlement dans la vie chrétienne, nous traiterons pour plus de clarté, en deux articles successifs, du rôle de Dieu et du rôle de l'homme.
Dieu agit en nous 1° Par lui-même Il habite en nous : d'où dévotion à la Ste Trinité Il nous dote d'un organisme surnaturel 2° Par son Verbe Incarné qui est principalement Cause méritoire de notre vie Cause exemplaire de notre vie Cause vitale de notre vie D'où dévotion au Verbe incarné 3° Par Marie qui est secondairement Cause méritoire de notre vie Cause exemplaire de notre vie Cause distributrice de grâces D'où dévotion à Marie 4° Par les Saints et les Anges Images vivantes de Dieu : les vénérer Intercesseurs : les invoquer Modèles : les imiter Nous vivons et agissons pour Dieu 1° En luttant contre la concupiscence le monde le démon 2° En sanctifiant nos actions Leur triple valeur Conditions du mérite Moyen de rendre nos actes plus méritoires 3° En recevant dignement les sacrements La grâce sacramentelle La grâce spéciale de la Pénitence et de l'Eucharistie
Dieu agit en nous soit par lui-même, soit par le Verbe Incarné, soit par l'intermédiaire de la Sainte Vierge, des Anges et des Saints.
§90. Le premier principe, la cause efficiente principale et la cause exemplaire de la vie surnaturelle en nous, n'est autre que la Sainte Trinité, ou, par appropriation, le Saint Esprit. Car, bien que la vie de la grâce soit l'oeuvre commune des trois divines personnes, puisqu'elle est une oeuvre ad extra, on l'attribue cependant spécialement au Saint Esprit parce que c'est une oeuvre d'amour.
Or cette adorable Trinité contribue à notre sanctification de deux façons: elle vient habiter notre âme, et y produit un organisme surnaturel, qui, en surnaturalisant cette âme, lui permet de faire des actes déiformes.
§91. Puisque la vie chrétienne est une participation à la vie même de Dieu, il est évident que lui seul peut nous la conférer. Il le fait en venant habiter dans nos âmes et en se donnant à nous tout entier pour que nous puissions lui rendre nos devoirs, jouir de sa présence et nous laisser conduire par lui avec docilité pour pratiquer les dispositions et vertus de Jésus Christ [°27]: c'est ce que les théologiens appellent la grâce incréée. Nous verrons 1° comment les trois divines personnes vivent en nous; 2° et comment nous devons nous comporter à leur égard.
§92. Dieu, nous dit saint Thomas [°28], est naturellement dans les créatures de trois manières différentes: par sa puissance, en ce sens que toutes les créatures sont soumises à son empire; par sa présence, en tant qu'il voit tout, jusqu'aux plus secrètes pensées de notre âme «omnia nuda et aperta sunt oculis ejus»; par son essence, puisqu'il agit partout et que partout il est la plénitude de l'être et la cause première de tout ce qu'il y a de réel dans les créatures, leur communiquant sans cesse non seulement le mouvement et la vie, mais l'être lui-même: «in ipso enim vivimus, movemur et sumus» [Ac 17:28].
Mais sa présence en nous par la grâce est d'un ordre bien supérieur et plus intime. Ce n'est pas seulement la présence du Créateur et du Conservateur qui soutient les êtres qu'il a créés; c'est la présence de la Très Sainte et Très Adorable Trinité telle que la Foi nous la révèle: le Père vient en nous et continue d'y engendrer son Verbe; avec lui nous recevons le Fils, parfaitement égal au Père, son image vivante et substantielle, qui ne cesse d'aimer infiniment son Père comme il en est aimé; de cet amour mutuel jaillit le Saint Esprit, personne égale au Père et au Fils, lien mutuel entre les deux, et cependant distinct de l'un et de l'autre. Que de merveilles se renouvellent dans une âme en état de grâce!
Ce qui caractérise cette présence, c'est que Dieu non seulement est en nous, mais se donne à nous pour que nous puissions jouir de lui. Selon le langage de nos saints Livres, nous pouvons dire que, par la grâce, Dieu se donne à nous comme père, comme ami, comme collaborateur, comme sanctificateur, et qu'ainsi il est vraiment le principe même de notre vie intérieure, sa cause efficiente et exemplaire.
§93. A) Dans l'ordre de la nature, Dieu est en nous comme créateur et souverain maître, et nous ne sommes que ses serviteurs, sa propriété, sa chose. Mais dans l'ordre de la grâce, il se donne à nous comme notre Père, et nous sommes ses enfants adoptifs; privilège merveilleux qui est la base de notre vie surnaturelle. C'est ce que répètent constamment saint Paul et saint Jean: «Non enim accepistis spiritum servitutis iterum in timore, sed accepistis spiritum adoptionis filiorum, in quo clamamus Abba (Pater). Ipse enim Spiritus testimonium reddit spiritui nostro quod sumus filii Dei.» [Rm 8:15-16]. Dieu nous adopte donc pour ses enfants, et cela d'une façon beaucoup plus parfaite que les hommes ne le font par l'adoption légale. Ceux-ci peuvent bien sans doute transmettre à des fils adoptifs leur nom et leurs biens, mais non leur sang et leur vie. «L'adoption légale, dit avec raison le cardinal Mercier [°29], est une fiction. L'enfant adopté est considéré par les parents adoptifs comme s'il était leur enfant et reçoit d'eux l'héritage auquel aurait eu droit le fruit de leur union; la société reconnaît cette fiction et en sanctionne les effets; néanmoins l'objet de la fiction ne se transforme pas en réalité... La grâce de l'adoption divine n'est pas une fiction... elle est une réalité. Dieu accorde à ceux qui ont foi à son Verbe la filiation divine, dit saint Jean: «Dedit eis potestatem filios Dei fieri, qui credunt in nomine ejus» [Jn 1:12]. Cette filiation n'est pas nominale, elle est effective: «Ut filii Dei nominemur et simus». Nous entrons en possession de la nature divine, «divinae consortes naturae».
§94. Sans doute cette vie divine n'est en nous qu'une participation, «consortes», une similitude, une assimilation qui fait de nous non pas des dieux, mais des êtres déiformes. Il n'en est pas moins vrai que c'est, non une fiction, mais une réalité, une vie nouvelle, non pas égale, mais semblable à celle de Dieu, et qui, au témoignage de nos Saints Livres, suppose une nouvelle génération ou régénération: «Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritu Sancto... per lavacrum regenerationis et renovationis Spiritus Sancti... regeneravit nos in spem vivam... voluntarie enim genuit nos verbo veritatis» [Jn 3:5; Tt 3:5; 1P 1:3; Jc 1:18]. Toutes ces expressions nous montrent que notre adoption n'est pas purement nominale, mais vraie et réelle, bien que très distincte de la filiation du Verbe incarné. C'est pour cela que nous devenons héritiers de plein droit du royaume céleste, cohéritiers de celui qui est notre frère aîné: «heredes quidem Dei, coheredes autem Christi [...] ut sit ipse primogenitus in multis fratribus» [Rm 8:17; 8:29]. N'est-ce pas le cas de redire la parole si touchante de saint Jean: «Videte qualem caritatem dedit nobis Pater, ut filii Dei nominemur et simus» [1Jn 3:1].
Dieu aura donc pour nous le dévouement, la tendresse d'un père. Il se compare lui-même à une mère qui ne peut jamais oublier son enfant: «Numquid oblivisci potest mulier infantem suum, ut non misereatur filio uteri sui? Et si illa oblita fuerit, ego tamen non obliviscar tui» [Is 49:15]. Certes il l'a bien montré, puisque, pour sauver ses enfants déchus, il n'a pas hésité à donner et à sacrifier son Fils unique: «Sic enim dilexit Deus mundum, ut Filium suum unigenitum daret, ut omnis, qui credit in eum, non pereat, sed habeat vitam aeternam» [Jn 3:16]. C'est ce même amour qui le porte à se donner tout entier, dès maintenant et d'une façon habituelle, à ses enfants adoptifs, en habitant dans leur coeur: «Si quis diligit me, sermonem meum servabit, et Pater meus diliget eum, et ad eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus» [Jn 14:23]. Il habite donc en nous comme un Père très aimant et très dévoué.
§95. B) Il se donne aussi à titre d'ami. L'amitié ajoute aux relations de père et de fils une certaine égalité, «amicitia aequales accipit aut facit», une certaine intimité, une réciprocité qui entraîne les plus douces communications. Or ce sont bien des relations de ce genre que la grâce met entre Dieu et nous: sans doute quand il s'agit de Dieu et de l'homme il ne peut être question d'égalité vraie, mais d'une certaine similitude qui suffit à établir une véritable intimité. Dieu nous livre en effet ses secrets; il nous parle non seulement par son Église, mais aussi d'une façon intérieure par son Esprit: «ille vos docebit omnia et suggeret vobis omnia, quae dixi vobis» [Jn 14:26]. Aussi, à la dernière Cène, Jésus déclare à ses apôtres que désormais ils ne seront plus ses serviteurs, mais ses amis, parce qu'il n'aura plus de secrets pour eux: «Iam non dico vos servos, quia servus nescit quid facit dominus eius; vos autem dixi amicos, quia omnia, quae audivi a Patre meo, nota feci vobis» [Jn 15:15]. Ce sera une douce familiarité qui présidera désormais à leurs rapports, cette familiarité qui existe entre amis quand ils prennent un repas en tête-à-tête: «Ecce sto ad ostium et pulso. Si quis audierit vocem meam et aperuerit ianuam, introibo ad illum et cenabo cum illo, et ipse mecum» [Ap 3:20]. Admirable intimité que nous n'eussions jamais osé ambitionner, si l'Ami divin n'avait pas pris lui-même les devants! Et cependant cette intimité s'est réalisée et se réalise encore chaque jour, non pas seulement chez les saints, mais dans les âmes intérieures qui consentent à ouvrir la porte de leur âme à l'hôte divin. C'est ce que nous atteste l'auteur de l'Imitation quand il décrit les fréquentes visites de l'Esprit Saint aux âmes intérieures, les douces conversations qu'il entretient avec elles, les consolations et les caresses dont il les comble, la paix qu'il fait régner en elles, l'étonnante familiarité avec laquelle il les traite: «Frequens illi visitatio cum homine interno, dulcis sermocinatio, gratia consolatio, multa pax, familiaritas stupenda nimis» [°30]. Du reste, la vie des mystiques contemporaines, de la Bienheureuse soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, de soeur Elisabeth de la Trinité, de Gemma Galgani et de tant d'autres nous montrent que ces paroles de l'Imitation se réalisent tous les jours. Il est donc bien vrai que Dieu vit en nous comme un ami intime.
§96. C) Il n'y reste pas oisif; il y agit comme le plus puissant des collaborateurs. Sachant bien que, de nous-mêmes nous ne pouvons cultiver cette vie surnaturelle qu'il met en nous, il supplée à notre impuissance en collaborant avec nous par la grâce actuelle. Avons-nous besoin de lumière pour percevoir les vérités de la foi qui désormais guideront nos pas? C'est lui, le Père des lumières, qui viendra éclairer notre intelligence sur notre fin dernière et les moyens de l'atteindre, lui qui nous suggérera de bonnes pensées inspiratrices des bonnes actions. Avons-nous besoin de force pour vouloir sincèrement orienter notre vie vers notre fin, pour le vouloir énergiquement et constamment? C'est lui qui nous donnera ce concours surnaturel qui nous permet de vouloir et d'accomplir nos résolutions, «operatur in vobis et velle et perficere» [Ph 2:13]. S'il s'agit de combattre nos passions ou de les discipliner, de vaincre les tentations qui parfois nous obsèdent, c'est lui encore qui nous donnera la force d'y résister et d'en tirer parti pour nous affermir dans la vertu: «fidelis autem Deus, qui non patietur vos tentari super id quod potestis, sed faciet cum tentatione etiam proventum» [1Co 10:13]. Quand, fatigués de faire le bien, nous serons portés au découragement et aux défaillances, il s'approchera de nous pour nous soutenir et assurer notre persévérance: «Celui qui a commencé en vous l'oeuvre de votre sanctification la perfectionnera jusqu'au jour du Christ Jésus»; «qui coepit in vobis opus bonum, perficiet usque in diem Christi Iesu» [Ph 1:6]. En un mot, nous ne serons jamais seuls, même alors que, privés de consolation, nous nous croirons abandonnés: la grâce de Dieu sera toujours avec nous, pourvu que nous consentions à travailler avec elle: «gratia eius in me vacua non fuit, sed abundantius illis omnibus laboravi; non ego autem, sed gratia Dei mecum». [1Co 15:10]. Appuyés sur ce tout puissant collaborateur, nous serons invincibles car nous pouvons tout en celui qui nous fortifie: «Omnia possum in eo, qui me confortat» [Ph 4:13].
§97. D) Ce collaborateur est en même temps un sanctificateur: en venant habiter notre âme, il la transforme en un temple saint orné de toutes les vertus: «templum enim Dei sanctum est, quod estis vos» [1Co 3:17]. Le Dieu qui vient en nous par la grâce, ce n'est pas en effet le Dieu de la nature, mais le Dieu vivant, la Trinité Sainte, source infinie de vie divine et qui ne demande qu'à nous faire participer à sa sainteté; parfois sans doute cette habitation est attribuée au Saint-Esprit, par appropriation, parce qu'elle est une oeuvre d'amour, mais, comme elle est une oeuvre ad extra, elle est commune aux trois divines personnes. Voilà pourquoi saint Paul nous appelle indifféremment les temples de Dieu et les temples du Saint-Esprit: «Nescitis quia templum Dei estis, et Spiritus Dei habitat in vobis?» [1Co 3:16].
Notre âme devient donc le temple du Dieu vivant, une enceinte sacrée, réservée à Dieu, un trône de miséricorde, où il se plaît à distribuer ses faveurs célestes, et qu'il orne de toutes les vertus. Nous décrirons bientôt l'organisme surnaturel dont il nous dote. Mais il est évident que la présence en nous du Dieu trois fois saint, telle que nous venons de la décrire, ne peut être que sanctifiante, et que l'Adorable Trinité vivant et agissant en nous est bien le principe de notre sanctification, la source de notre vie intérieure. Elle en est aussi la cause exemplaire, puisque, fils de Dieu par adoption, nous devons imiter notre Père. C'est du reste ce que nous comprendrons mieux en expliquant comment nous devons nous comporter à l'égard des trois divines personnes habitant en nous.
§98. Quand on possède en soi un trésor aussi précieux que la Trinité Sainte, il faut y penser souvent, «ambulare cum Deo intus». Or cette pensée fait naître trois sentiments principaux: l'adoration, l'amour et l'imitation [°31].
§99. A) Le premier sentiment qui jaillit comme spontanément du coeur, c'est celui de l'adoration: «Glorificate et portate Deum in corpore vestro.» [1Co 6:20]. Comment, en effet, ne pas glorifier, bénir, remercier cet hôte divin qui transforme notre âme en un véritable sanctuaire? Quand Marie eut reçu en son chaste sein le Verbe incarné, sa vie ne fut plus qu'un acte perpétuel d'adoration et de reconnaissance: «Magnificat anima mea Dominum... fecit mihi magna qui potens est, et sanctum nomen ejus»; tels sont aussi, bien qu'à un degré moindre, les sentiments d'une âme qui prend conscience de l'habitation du Saint-Esprit en elle: elle comprend qu'étant le temple de Dieu, elle doit sans cesse s'offrir comme une hostie de louange à la gloire des trois divines personnes.
a) Au commencement de ses actions, en faisant le signe de la croix in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, elle leur consacre chacune de ses actions; en les terminant, elle reconnaît que tout ce qu'elle a fait de bien doit leur être attribué: Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto.
b) Elle aime à redire les prières liturgiques qui célèbrent leurs louanges: le Gloria in excelsis Deo, qui exprime si bien tous les sentiments de religion à l'égard des divines personnes et surtout du Verbe incarné; le Sanctus, qui proclame la sainteté divine; le Te Deum, qui est l'hymne de la reconnaissance.
c) En face de cet hôte divin, si bienveillant sans doute, mais qui ne cesse d'être Dieu, elle reconnaît humblement son entière dépendance de Celui qui est son premier principe et sa dernière fin, son incapacité à le louer comme il le mérite, et, dans ce sentiment, elle s'unit à l'Esprit de Jésus qui seul peut rendre à Dieu la gloire à laquelle il a droit: «C'est l'Esprit qui vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas ce que nous devons, selon nos besoins, demander dans nos prières; mais l'Esprit lui-même prie pour nous avec des gémissements inénarrables; Spiritus adiuvat infirmitatem nostram; nam quid oremus, sicut oportet, nescimus, sed ipse Spiritus interpellat gemitibus inenarrabilibus» [Rm 8:26].
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