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§1200. B) Pour atteindre ce but, il faut collaborer avec Dieu à l'oeuvre de notre sanctification: «Dei enim sumus adiutores» [1Co 3:9]. Dieu, en nous accordant sa grâce, ne veut pas substituer son action à la nôtre; il veut simplement suppléer à notre insuffisance. Sans doute il est la cause première et principale, mais, loin de supprimer notre activité, il veut la provoquer, la stimuler, la rendre plus efficace.
C'est bien là ce qu'avait compris S. Paul: «C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, disait-il, mais sa grâce n'a pas été vaine en moi; j'ai travaillé plus que les autres, non pas moi, mais la grâce de Dieu en moi: gratia autem Dei sum id, quod sum, et gratia eius in me vacua non fuit, sed abundantius illis omnibus laboravi» [°637] Ce qu'il faisait lui-même, il exhortait les autres à le faire: «Adiuvantes autem et exhortamur, ne in vacuum gratiam Dei recipiatis» [2Co 6:1]; c'est surtout à son cher disciple Timothée qu'il adressait cette pressante recommandation: «Labora sicut bonus miles Christi, Jesu» [2Tm 2:3], parce qu'il avait à travailler non seulement à sa propre sanctification, mais aussi à celle des autres. S. Pierre ne tient pas un attire langage; il rappelle à ses disciples que sans doute ils sont appelés au salut, mais qu'il faut assurer leur vocation par l'accomplissement des bonnes oeuvres: «Quapropter, fratres, magis satagite, ut firmam vestram vocationem et electionem faciatis» [2P 1:10].
Ainsi donc, il faut être bien convaincu que, dans l'oeuvre de notre sanctification, tout dépend de Dieu; mais il faut agir comme si tout dépendait de nous seuls: Dieu en effet ne nous refuse jamais sa grâce, et par conséquent, en pratique, nous n'avons à nous occuper que de notre effort personnel.
§1201. 2° Applications aux divers degrés de la vie spirituelle. Il est facile de voir comment on applique le principe énoncé aux différentes étapes de la vie chrétienne.
A) Les commençants viseront tout d'abord à éviter les deux excès contraires à l'espérance: la présomption et le désespoir.
a) La présomption consiste à attendre de Dieu le ciel et les grâces nécessaires pour y arriver, sans vouloir prendre les moyens qu'il nous a prescrits. Tantôt on présume de la bonté divine: Dieu est trop bon pour me damner; et on néglige ses commandements. C'est oublier que, si Dieu est bon, il est juste et saint, et qu'il hait l'iniquité: Iniquitatem odio habui [Ps 118:163]. Tantôt on présume trop de ses forces, par orgueil, et on se jette au milieu des dangers et des occasions de péché; on oublie trop que celui qui s'expose au danger y succombe. Notre Seigneur nous promet la victoire, mais à la condition que nous sachions veiller et prier: «Vigilate et orate ut non intretis in tentationem» [Mc 16:38]; S. Paul, si confiant en la grâce de Dieu, nous avertit cependant qu'il faut opérer notre salut avec crainte et tremblement: «cum metu et tremore vestram salutem operamini» [Ph 2:12].
b) D'autres au contraire sont exposés au découragement et parfois au désespoir. Souvent tentés et parfois vaincus dans la lutte, ou torturés par le scrupule, ils se découragent, s'imaginent qu'ils ne pourront se réformer, et commencent à désespérer de leur salut. C'est là une disposition dangereuse, contre laquelle il faut se prémunir: on se rappellera donc que S. Paul, tenté lui aussi et sachant bien que de lui-même il ne peut résister, s'abandonne avec confiance à la grâce de Dieu: «Gratias autem Deo per Iesum Christum» [Rm 7:24-25]. À l'exemple de l'Apôtre, on priera et on sera délivré.
§1202. B) Après avoir évité ces écueils, reste à pratiquer le détachement des biens terrestres pour penser souvent au ciel et le désirer. C'est ce que nous demande S. Paul: «si conresurrexistis Christo, quae sursum sunt quaerite, ubi Christus est in dextera Dei sedens; quae sursum sunt sapite, non quae supra terram» [Col 3:1-2]. Ressuscités avec Jésus-Christ, notre chef, nous ne devons plus chercher et goûter les choses de la terre, mais bien celles du ciel, où nous attend Jésus. Le ciel, c'est la patrie, la terre n'est qu'un exil; le ciel, c'est notre fin, le bonheur véritable, tandis que la terre ne peut nous donner que des joies éphémères.
§1203. 3° Les progressants pratiquent non seulement l'espérance, mais la confiance filiale en Dieu, en s'appuyant sur Jésus Christ, devenu le centre de leur vie.
A) Incorporés à ce divin chef, ils attendent avec une invincible confiance ce ciel où Jésus leur prépare une place: «quia vado parare vobis locum» [Jn 14:2], et où ils sont déjà en espérance dans la personne de leur Sauveur: «spe enim salvi facti sumus» [Rm 8:24]. a) Ils l'attendent au milieu même des adversités et des épreuves de cette vie; avec le Psalmiste, ils redisent: «Non timebo mala, quoniam tu mecum es» [Ps 22:4]. Et en effet Notre Seigneur, vivant en eux, vient les réconforter en leur disant comme autrefois aux apôtres: «Pax vobis, ego sum, nolite timere» [°638].
Si ce sont les intrigues et les persécutions qui les inquiètent, ils se rappellent ce que S. Vincent de Paul disait aux siens: «Quand bien même toute la terre s'élèverait pour nous perdre, il n'en sera que ce qui plaira à Dieu, en qui nous avons mis notre espérance» [°639]. Si ce sont des pertes temporelles, ils se disent, avec le même saint: «Tout ce que Dieu fait, il le fait pour le mieux, et partant nous devons espérer que cette perte nous sera profitable, puisqu'elle vient de Dieu» [°640]. Si ce sont des souffrances physiques ou morales, ils les regardent comme des bénédictions divines destinées à nous faire acheter le ciel au prix de quelques douleurs passagères.
§1204. b) Ils savent, par cette confiance, échapper à l'étreinte des plaisirs et des succès, plus périlleuse encore que celle de la souffrance. «Quand la vie semble sourire à nos espérances terrestres, il est dur de dédaigner ces promesses flatteuses qui nous prennent par le côté sensible de nous-mêmes; il est dur de se dérober à l'enlacement du plaisir, de dire au bonheur qui s'offre à nous: tu ne saurais me suffire» [°641]. Mais le chrétien se rappelle que les joies mondaines sont trompeuses, qu'elles arrêtent notre élan vers Dieu; pour échapper à leur étreinte, il pratique des mortifications positives, et surtout va chercher dans une amitié plus intime avec Notre Seigneur des joies plus pures et plus sanctifiantes: «esse cum Jesu dulcis paradisus» [°642].
c) Si c'est le sentiment de leurs misères et imperfections qui les inquiète, ils méditent ces paroles de S. Vincent de Paul:
«Vous me représentez vos misères. Hélas! et qui n'en est plein? Tout est de les connaître et d'en aimer l'abjection, comme vous faites, sans s'y arrêter que pour y établir le fondement bien ferme d'une confiance en Dieu; car alors le bâtiment est fait sur une roche, en sorte que, la tempête venant, il demeure ferme» [°643]. Nos misères appellent en effet la miséricorde divine, quand nous l'invoquons avec humilité, et ne font que nous mettre dans la meilleure disposition pour recevoir les grâces divines. S. Vincent ajoutait que lorsque Dieu a commencé à faire du bien à une créature, il ne cesse de lui continuer jusqu'à la fin, si elle ne s'en rend point trop indigne. Ainsi les miséricordes passées sont un gage des miséricordes à venir.
§1205. B) L'espérance nous fait vivre habituellement en esprit dans le ciel et pour le ciel. Selon la belle prière que l'Église nous fait réciter le jour de l'Ascension, nous devons habiter déjà le ciel en esprit «ipsi quoque mente in caelestibus habitemus»; Ce qui veut dire que c'est pour le ciel qu'il faut agir et souffrir; c'est vers lui que nous devons diriger nos désirs et nos coeurs: «ut inter mundanas varietates ibi nostra fixa sint corda ubi vera sunt gaudia» [°644]. Et, comme les joies de la communion sont un avant-goût du bonheur du ciel, c'est là que nous irons, en attendant, chercher les véritables consolations dont notre coeur a besoin.
§1206. C) Cette pensée nous fera prier souvent avec confiance pour le don de persévérance finale, le plus précieux de tous les dons. Nous ne pouvons sans doute le mériter; mais nous pouvons l'obtenir de la miséricorde divine; nous n'aurons du reste, pour cela, qu'à nous unir aux prières dans lesquelles la Ste Église nous fait demander la grâce d'une bonne mort, par exemple l'Ave Maria, que nous récitons si souvent, et où nous implorons la protection spéciale de Marie pour l'heure de la mort: «et in hora mortis nostrae».
4° Les parfaits pratiquent la confiance en Dieu par le saint abandon que nous décrirons en traitant de la voie unitive.
§1207. La vertu de charité surnaturalise et sanctifie le sentiment de l'amour, amour envers Dieu, amour envers le prochain. Après quelques remarques préliminaires sur l'amour, nous traiterons: 1° de la charité envers Dieu; 2° de la charité envers le prochain; 3° du Coeur Sacré de Jésus, modèle de l'une et de l'autre.
§1208. 1° L'amour en général est un mouvement, une tendance de notre âme vers le bien. Si le bien vers lequel nous nous portons est sensible, et perçu par l'imagination comme agréable, notre amour sera lui-même sensible; si le bien est honnête et connu par la raison comme digne d'estime, notre amour sera rationnel; si le bien est surnaturel et perçu par la foi, notre amour sera chrétien.
Comme on le voit, l'amour suppose la connaissance, mais n'est pas toujours en proportion avec cette connaissance, comme nous l'expliquerons ailleurs.
On petit distinguer dans l'amour, quel qu'il soit, quatre éléments principaux: 1) une certaine sympathie pour l'objet aimé qui résulte de ce qu'on remarque une proportion entre lui et nous: cette proportion n'emporte pas une similitude complète entre les deux amis, mais une proportion telle que l'un complète l'autre; 2) un mouvement ou élan de l'âme vers l'objet aimé, pour se rapprocher de lui et jouir de sa présence; 3) une certaine union ou communion des esprits et des coeurs pour se faire part des biens qu'on possède; 4) un sentiment de joie, de plaisir ou de bonheur qu'on éprouve dans la possession de l'objet aimé.
§1209. 2° L'amour chrétien est celui qui est surnaturalisé dans son principe, son motif et son objet.
a) Il est surnaturalisé dans son principe par la vertu infuse de charité qui réside dans la volonté: cette vertu, mise en oeuvre par une grâce actuelle, transforme l'amour honnête et l'élève à un degré supérieur.
b) La foi nous fournit alors un motif surnaturel pour sanctifier les affections: elle les dirige d'abord vers Dieu, en qui elle nous montre le bien Suprême, infini, qui seul répond à nos légitimes aspirations; puis vers les créatures qu'elle nous représente comme un reflet des perfections divines, si bien qu'en les aimant nous aimons Dieu lui-même.
c) L'objet de notre amour devient ainsi surnaturel: le Dieu que nous aimons, ce n'est pas le Dieu abstrait de la raison, mais le Dieu vivant de la foi, le Père qui engendre un Fils de toute éternité et nous adopte pour enfants; le Fils, égal au Père, qui en s'incarnant devient notre frère; le Saint Esprit, amour mutuel du Père et du Fils, qui vient répandre dans nos âmes la divine charité. Les créatures elles-mêmes nous apparaissent non pas en leur être naturel, mais telles que la révélation nous les montre; ainsi les hommes sont pour nous des enfants de Dieu, notre Père commun, des frères en Jésus-Christ, des temples vivants du Saint Esprit. Tout donc est surnaturel dans l'amour chrétien.
Selon S. Thomas [°646], la charité ajoute à l'amour l'idée d'une certaine perfection provenant d'une grande estime pour l'objet aimé. Ainsi toute charité est amour, mais tout amour n'est pas charité.
§1210. 3° On peut définir la charité: une vertu théologale qui nous fait aimer Dieu de la façon qu'il s'aime, par dessus toutes choses, pour lui-même et le prochain pour l'amour de Dieu.
Cette vertu a donc un double objet: Dieu et le prochain, mais ces deux objets n'en font qu'un, parce que nous n'aimons les créatures qu'en tant qu'elles sont une expression, un reflet des perfections divines; c'est donc Dieu que nous aimons en elles; ainsi, ajoute S. Thomas [°647], nous aimons le prochain parce que Dieu est en lui ou du moins pour qu'il soit en lui. Voilà pourquoi il n'y a qu'une seule et même vertu de charité.
Nous exposerons: 1° sa nature; 2° son rôle sanctificateur; 3° la manière progressive de le pratiquer.
§1211. Le premier objet de la charité, c'est Dieu: comme il est la plénitude de l'être, de la beauté et de la bonté, il est infiniment aimable. C'est Dieu considéré dans toute l'infinie réalité de ses perfections, et non tel attribut divin en particulier. Du reste la considération d'un seul attribut, comme la miséricorde, nous conduit facilement à la considération de toutes les perfections. Il n'est pas du reste nécessaire de les connaître en détail; les âmes simples aiment le Bon Dieu tel que la foi le fait connaître, sans analyser ses attributs.
Pour éclaircir la notion de l'amour de Dieu, nous expliquerons le précepte qui nous l'impose, le motif sur lequel il s'appuie, et les différents degrés par lesquels nous arrivons à l'amour pur.
§1212. 1° Le précepte. A) Déjà formulé dans l'Ancien Testament, il est renouvelé par Notre Seigneur et proclamé par lui comme le résumé de la Loi et des Prophètes: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et de tout ton esprit». C'est dire que nous devons aimer Dieu par dessus toutes choses et de toutes les puissances de notre âme.
Ce qu'explique fort bien S. François de Sales [°648]: «C'est l'amour qui doit prévaloir sur tous nos amours et régner sur toutes nos passions: et c'est ce que Dieu requiert de nous, qu'entre tous nos amours le sien soit le plus cordial, dominant sur tout notre coeur; le plus affectionné, occupant toute notre âme; le plus général, employant toutes nos puissances; le plus relevé, remplissant tout notre esprit, et le plus ferme, exerçant toute notre force et vigueur». Et il conclut par un magnifique élan d'amour: «je suis vôtre, Seigneur, et ne dois être qu'à vous; mon âme est vôtre, et ne doit vivre que pour vous; ma volonté est vôtre et ne doit aimer que pour vous; mon amour est vôtre et ne doit tendre qu'en vous. Je vous dois aimer comme mon premier principe, puisque je suis de vous; je vous dois aimer comme ma fin et mon repos, puisque je suis pour vous; je vous dois aimer plus que mon être, puisque mon être subsiste par vous; je vous dois aimer plus que moi-même, puisque je suis tout à vous et en vous».
§1213. B) Le précepte de la charité est donc très étendu; en soi il n'a pas de limites, car la mesure d'aimer Dieu est de l'aimer sans mesure, il nous oblige donc à tendre sans cesse vers la perfection [§353-361], et notre charité doit toujours grandir jusqu'à la mort. Selon la doctrine de S. Thomas [°649], la perfection de la charité est commandée comme fin; il faut donc vouloir l'atteindre; mais, ajoute Cajetan, «précisément parce qu'elle est fin, il suffit, pour ne pas manquer au précepte, d'être dans l'état d'atteindre un jour cette perfection, fût-ce dans l'éternité. Quiconque possède, même dans le degré le plus faible, la charité et marche ainsi vers le ciel, est dans la voie de la charité parfaite, et dès lors il évite la transgression du précepte, qui est de nécessité de salut».
Toutefois les âmes qui visent à la perfection ne se contentent pas de ce premier degré; elles montent toujours plus haut, s'efforçant d'aimer Dieu non seulement de toute leur âme, mais encore de toutes leurs forces. C'est du reste ce à quoi nous porte le motif de la charité.
§1214. 2° Le motif de la charité n'est pas le bien qu'on a reçu de Dieu ou qu'on attend de lui, mais l'infinie perfection de Dieu, au moins comme motif finalement prédominant. D'autres motifs peuvent donc s'adjoindre à celui-ci, motifs de crainte salutaire, d'espérance, de reconnaissance, pourvu que le motif indiqué soit vraiment prédominant. Par conséquent l'amour de soi, en tant qu'il est subordonné à l'amour de Dieu, se concilie avec la charité. Quand donc les Saints condamnent si vertement l'amour de soi, ou l'amour-propre, il s'agit de l'amour déréglé de soi.
§1215. A) Mais on ne petit admettre l'opinion de Bolgeni, qui prétend que la seule charité possible et obligatoire est celle qui a pour motif la bonté de Dieu à notre égard, parce que, dit-il, nous ne pouvons aimer que ce que nous percevons comme conforme à nos besoins et à nos aspirations. L'auteur a confondu ce qui n'est qu'une condition préalable avec le véritable motif de la charité. Il est bien vrai que l'amour par lui-même suppose que l'objet aimé s'harmonise avec notre nature et nos aspirations; mais le motif pour lequel nous l'aimons n'est pas cette convenance, c'est l'infinie perfection de Dieu aimée pour elle-même.
Ici encore S. François de Sales expose bien cette doctrine [°650]: «Mais si par imagination de chose impossible, il y avait une infinie bonté à laquelle nous n'eussions nulle sorte d'appartenance, et avec laquelle nous ne pussions avoir aucune communication, nous l'estimerions certes plus que nous-mêmes... mais à proprement parler, nous ne l'aimerions pas, puisque l'amour regarde l'union; et beaucoup moins pourrions-nous avoir la charité envers elle, puisque la charité est une amitié, et l'amitié ne peut estre que réciproque, ayant pour fondement la communication et pour fin l'union».
§1216. B) On s'est demandé si le motif de reconnaissance ne suffit pas pour la charité parfaite. Ici il y a lieu de distinguer: si la reconnaissance ne s'élève pas au-dessus du bienfait reçu pour aller jusqu'au bienfaiteur lui-même, elle ne suffit pas comme motif de charité, puisqu'elle demeure intéressée; mais si de l'amour du bienfait on passe à l'amour du bienfaiteur et qu'on l'aime à cause de son infinie bonté, ce motif se confond avec celui de la charité.
En fait la reconnaissance conduit facilement à l'amour pur, parce qu'elle est un sentiment très noble; aussi l'Écriture et les Saints nous proposent souvent les bienfaits de Dieu pour nous exciter à l'amour de charité. C'est ainsi que S. Jean, après avoir dit que l'amour parfait bannit la crainte, nous exhorte à aimer Dieu, puisque Dieu nous a aimés le premier: «quoniam Deus prior dilexit nos» [1Jn 4:19]. Et que d'âmes en effet ont appris à aimer Dieu de l'amour le plus pur en songeant à l'amour qu'il nous a témoigné de toute éternité, et en méditant sur l'amour de Jésus pour nous, dans sa Passion et dans l'Eucharistie?
Si l'on veut un critère pour distinguer l'amour pur de l'amour intéressé, on peut dire que le premier consiste à aimer Dieu parce qu'il est bon et à lui vouloir du bien, et que le second consiste à aimer Dieu en tant qu'il est bon pour nous et à nous vouloir du bien à nous-mêmes.
§1217. 3° Quant aux degrés de l'amour, S. Bernard en distingue quatre [°651]: L'homme s'aime d'abord lui-même pour lui-même; car il est chair et incapable de goûter autre chose que lui. 2) Puis, sentant son insuffisance, il commence à rechercher Dieu par la foi et à l'aimer comme un aide nécessaire; à ce second degré, il aime Dieu non encore pour Dieu mais pour soi-même. 3) Mais bientôt, à force de cultiver et de fréquenter Dieu comme un aide nécessaire, il voit peu à peu combien Dieu est doux, et il commence à l'aimer pour lui-même. 4) Enfin le dernier degré, que bien peu atteignent sur terre, c'est de s'aimer soi-même uniquement pour Dieu, et par conséquent d'aimer Dieu exclusivement pour lui-même.
En laissant de côté le premier degré qui n'est que l'amour de soi, restent trois degrés d'amour de Dieu qui correspondent aux trois degrés de perfection que nous avons déjà exposés [§340, §624-626].
§1218. 1° La charité est en soi la plus excellente et par là même la plus sanctifiante des vertus; nous l'avons déjà prouvé en montrant qu'elle constitue l'essence même de la perfection, qu'elle comprend toutes les vertus, et leur donne une perfection spéciale en faisant converger leurs actes vers Dieu aimé par dessus tout [§310-319].
C'est ce que déclare S. Paul en langage lyrique: «Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne suis qu'un airain bruyant et qu'une cymbale retentissante: Aurais-je le don de prophétie et une foi capable de transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. Distribuerais-je aux pauvres tous mes biens, et livrerais-je mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité cela ne me sert de rien.
La charité est patiente, elle est bienveillante; la charité n'envie pas; la charité ne se vante pas, ne s'enfle pas, ne fait rien d'inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, n'impute pas le mal; elle ne se réjouit pas de l'injustice, elle sympathise au contraire avec la vérité; elle excuse tout, espère tout, croit tout et supporte tout.
La charité ne périra jamais... Maintenant demeurent la foi, l'espérance et la charité; mais la plus grande d'entre elles est la charité» [1Co 13:1-13].
§1219. Plus que les autres vertus en effet la charité est unifiante et transformante:
a) C'est l'âme tout entière qu'elle unit à Dieu, avec toutes ses facultés: l'esprit par l'estime et la pensée fréquente de Dieu, la volonté par la soumission parfaite à la volonté divine, le coeur en subordonnant toutes nos affections à l'amour divin, nos énergies en les mettant toutes au service de Dieu et des âmes.
b) En l'unissant tout entière à Dieu, elle la transforme: l'amour nous fait sortir de nous-mêmes, nous élève jusqu'à Dieu, et nous porte à l'imiter, à reproduire en nous ses divines perfections: on veut en effet ressembler à celui qu'on aime, parce qu'on l'estime comme un modèle et qu'on veut, en lui ressemblant davantage, pénétrer plus avant dans son intimité.
§1220. 2° Dans ses effets, la charité contribue très efficacement à notre sanctification.
a) Elle établit entre notre âme et Dieu une certaine sympathie ou connaturalité qui nous fait mieux comprendre et goûter Dieu et les choses divines; c'est à cause de cette sympathie mutuelle que les amis se comprennent, se devinent et s'unissent de plus en plus intimement. Bien des âmes ignorantes, mais éprises d'amour pour Dieu, goûtent et pratiquent mieux que des savants les grandes vérités chrétiennes: c'est un des effets de la charité.
§1221. b) Elle centuple nos énergies pour le bien, en nous communiquant une force indomptable pour surmonter les obstacles et nous porter aux actes de vertu les plus excellents; car «l'amour est fort comme la mort, fortis est ut mors dilectio» [Ct 8:6]. Quelle force intrépide ne donne pas à une mère son amour pour son enfant?
Nul peut-être n'a mieux décrit que l'auteur de l'Imitation les admirables effets de l'amour divin [°652]; il allège nos douleurs et nos fardeaux: «nam onus sine onere portat et omne amarum dulce ac sapidum efficit»; il nous élève jusqu'à Dieu, parce qu'il est né de Dieu: «quia amor ex Deo natus est, nec potest nisi in Deo... quiescere»; il nous donne des ailes pour voler avec joie aux actes les plus parfaits, au don total de soi-même: «amans volat, currit et laetatur... dat omnia pro omnibus»; aussi il nous presse de faire de grandes choses et de viser au plus parfait: «amor Jesu nobilis ad magna operanda impellit, et ad desideranda semper perfectiora excitat»; il veille sans cesse, ne se plaint jamais de ses fatigues, et ne se laisse pas troubler par la crainte; mais, comme une vive flamme, s'élève toujours plus haut et passe en toute sécurité au milieu des difficultés: «amor vigilat... fatigatus non lassatur, territus non conturbatur, sed sicut vivax flamma... sursum erumpit secureque pertransit».
§1222. c) Il produit aussi une grande joie et dilatation d'âme: c'est en effet la possession initiale du souverain Bien, inchoatio vitae aeternae in nobis; et cette possession remplit notre âme de joie: dans vera cordis gaudia [°653].
Aussi, reprend l'Imitation, il n'est rien de plus doux, rien de plus agréable, rien de meilleur au ciel et sur la terre: «Nihil dulcius est amore... nihil jucundius, nihil plenius nec melius in caelo et in terra». La cause principale de cette joie, c'est que nous commençons à prendre conscience d'une façon plus vive de la présence de Jésus et de la présence de Dieu en nous: «Esse cum Jesu dulcis paradisus... [°654] Te siquidem praesente, jucunda sunt omnia, te autem absente fastidiunt cuncta» [°655].
§1223. d) Cette joie est suivie d'une paix profonde: quand on a la conviction que Dieu est en nous et qu'il exerce sur nous une action, une sollicitude paternelle, on s'abandonne à lui avec une douce confiance, on lui remet en toute sécurité le soin de tous ses intérêts, et ainsi on jouit d'une paix, d'une sérénité parfaite: «Tu facis cor tranquillum et pacem magnam laetitiamque festivam» [°656]. Or il n'est pas de disposition plus favorable au progrès spirituel que la paix intérieure: in silentio et quiete proficit anima devota.
Ainsi donc, de quelque côté qu'on considère la charité, en elle-même ou dans ses effets, elle est de toutes les vertus la plus unifiante et la plus sanctifiante; elle est vraiment le lien de la perfection. Voyous donc comment on la pratique.
§1224. Principe général. L'amour étant le don de soi, notre amour pour Dieu sera d'autant plus parfait que nous nous donnerons à lui plus complètement, sans réserve comme sans retour: ex tota anima, ex toto corde, ex totis viribus. Et, comme sur terre, on ne peut se donner sans se sacrifier, notre amour sera d'autant plus parfait que nous pratiquerons plus généreusement l'esprit de sacrifice par amour pour Dieu [§321].
§1225. 1° Les commençants pratiquent l'amour de Dieu en s'efforçant d'éviter le péché, surtout le péché mortel, et ses causes.
A) Ils pratiquent donc l'amour pénitent, en regrettant amèrement d'avoir offensé Dieu et de lui avoir dérobé sa gloire [§743-745].
Cet amour produit deux effets: 1) il nous sépare de plus en plus du péché et de la créature à laquelle la délectation nous avait attachés; 2) il nous réconcilie et nous unit à Dieu, non seulement en écartant le péché, le grand obstacle à l'union divine, mais en mettant dans notre coeur ces sentiments de contrition et d'humiliation qui sont déjà un commencement d'amour, et qui, sous l'action de la grâce se transforment parfois en amour parfait. «Car, comme le dit S. François de Sales, l'amour imparfait le (Dieu) désire et le requiert, la pénitence le cherche et le trouve, l'amour parfait le tient et le serre.» En tout cas nos péchés nous sont remis d'autant plus complètement que notre amour est plus intense.
§1226. b) Ils pratiquent encore, en son premier degré, l'amour de conformité à la volonté divine, obéissant à ses commandements et à ceux de l'Église, et supportant vaillamment les épreuves que la Providence leur envoie pour les aider à purifier leur âme [§747].
c) Bientôt leur amour devient reconnaissant. Constatant que, malgré leurs péchés, Dieu ne cesse de les combler de ses bienfaits, et qu'il leur octroie un pardon si libéral aussitôt qu'ils se repentent, ils lui expriment une sincère et vive reconnaissance, louent sa bonté, et s'efforcent de mieux profiter de ses grâces. C'est là déjà un noble sentiment, une excellente préparation à l'amour pur: facilement nous nous élevons du bienfait reçu à l'amour du bienfaiteur, et nous désirons que sa bonté soit reconnue et jouée par toute la terre: c'est déjà l'amour de charité.
§1227. 2° Les progressants pratiquent l'amour de complaisance, de bienveillance, de conformité à la volonté de Dieu, et par là arrivent à l'amour d'amitié.
A) L'amour de complaisance [°657] naît de la foi et de la réflexion. a) Par la foi nous savons et par la méditation nous nous convainquons que Dieu est la plénitude de l'être et de la perfection, de la sagesse, de la puissance, de la bonté. Or, pour peu que nous soyons bien disposés, nous ne pouvons pas ne pas nous complaire en cette infinie perfection; nous nous réjouissons de voir que notre Dieu est si riche en tous biens, nous sommes plus heureux du plaisir divin que du nôtre, et nous manifestons notre joie par des actes d'admiration, d'approbation et de congratulation.
b) Par là nous attirons en nous les perfections de la divinité; Dieu devient notre Dieu; nous nous nourrissons de ses perfections, de sa bonté, de sa douceur, de sa vie divine. Car le coeur se nourrit des choses desquelles il se plaît; et ainsi nous devenons riches des perfections divines que l'amour rend nôtres en s'y complaisant.
§1228. c) Mais, en attirant en nous les divines perfections, nous y attirons Dieu lui-même, et nous nous donnons entièrement à lui, comme l'explique fort bien S. François de Sales [°658]:
«Par ce saint amour de complaisance, nous jouissons des biens qui sont en Dieu comme s'ils étaient nôtres; mais, parce que les perfections divines sont plus fortes que notre esprit, entrant en iceluy elles le possèdent réciproquement; de sorte que nous ne disons pas seulement que Dieu est nôtre par cette complaisance, mais aussi que nous sommes à lui». Aussi l'âme crie perpétuellement en son sacré silence: «Il me suffit que Dieu soit Dieu, que sa bonté soit infinie, que sa perfection soit immense; que je meure ou que je vive il importe peu pour moi, puisque mon cher Bien-aimé vit éternellement d'une vie toute triomphante... C'est assez pour l'âme qui aime, que celui qu'elle aime plus que soi-même soit comblé de biens éternels, puisqu'elle vit plus en celui qu'elle aime qu'en celui qu'elle anime».
§1229. d) Cet amour se transforme en compassion et en condoléances, quand il contemple Jésus souffrant. Une âme dévote, voyant cet abîme d'ennuis et de détresses dans lequel ce divin amant est plongé, ne peut pas ne pas partager sa douleur saintement amoureuse. C'est ce qui attira sur S. François d'Assise les stigmates et sur Ste Catherine de Sienne les blessures du Sauveur, la complaisance produisant la compassion, et la compassion produisant une blessure semblable à celle de l'objet aimé.
§1230. B) De l'amour de complaisance naît l'amour de bienveillance, c'est-à-dire, un désir ardent de glorifier et de faire glorifier celui qu'on aime. Ce qui peut se pratiquer de deux façons à l'égard de Dieu.
a) En ce qui concerne sa perfection intérieure, nous ne pouvons le pratiquer que d'une façon hypothétique, disant par exemple: Si, par imagination de chose impossible, je pouvais vous procurer quelque bien, je ne cesserais de le désirer au prix même de ma vie. Si étant ce que vous êtes, vous pouviez recevoir quelque accroissement de bien, je vous le désirerais de tout mon coeur.
§1231. b) Pour ce qui est de sa gloire extérieure, nous désirons d'une façon absolue l'agrandir en nous et dans les autres; et, pour cela, le mieux connaître et le mieux aimer, pour le mieux faire connaître et aimer. Afin que cet amour ne soit pas purement spéculatif, nous nous efforçons d'étudier en détail les beautés et perfections divines pour les louer et les faire bénir, sacrifiant pour cela des études ou occupations qui nous plairaient davantage.
Remplis alors d'estime et d'admiration pour Dieu, nous désirons que son saint nom soit béni, exalté, loué, honoré, adoré par toute la terre. Et, comme nous sommes incapables de le faire parfaitement par nous-mêmes, nous invitons toutes les créatures à louer et bénir leur Créateur: «Benedicte omnia opera Domini Domino» [Dn 3:57]; nous montons en esprit jusqu'au ciel pour nous joindre aux choeurs des Anges et des Saints, et chanter avec eux: «Sanctus, Sanctus, Sanctus Dominus»... Nous nous unissons aussi à la Sainte Vierge, qui, élevée au-dessus des Anges, rend plus de louange à Dieu que toutes les créatures, et avec elle, nous redisons: «Magnificat anima mea Dominum». Mais surtout nous nous unissons au Verbe Incarné, le grand Religieux du Père, qui étant Dieu et homme, offre à la Sainte Trinité des louanges infinies.
Enfin nous nous unissons à Dieu lui-même, c'est-à-dire aux trois divines personnes qui se louent et se félicitent mutuellement. «Alors nous exclamons: Gloire soit au Père et au Fils et au Saint Esprit; et, afin qu'on sache que ce n'est pas la gloire des louanges créées que nous souhaitons à Dieu, mais la gloire essentielle et éternelle qu'il a en lui-même, par lui-même, de lui-même, ajoutons: Ainsi qu'il l'avait au commencement, et maintenant, et toujours... comme si nous disions par souhait: Qu'à jamais Dieu soit glorifié de la gloire qu'il avait avant toute créature, en son infinie éternité et éternelle infinité» [°659].
Ce sont surtout les Religieux et les Prêtres [°660] qui se sentent obligés, par leurs voeux ou leur sacerdoce, à promouvoir ainsi la gloire de Dieu: dévorés du désir de le glorifier, ils ne cessent, même au milieu de leurs occupations de le bénir et de le louer et, dans leur monastère, ils n'ont qu'une ambition, étendre le règne de Dieu et faire louer éternellement Celui qu'ils aiment comme leur unique partage.
§1232. C) L'amour de bienveillance se manifeste par l'amour de conformité: pour étendre en profondeur le règne de Dieu, il n'est rien de plus efficace que d'accomplir sa sainte volonté: fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra. L'amour en effet est avant tout l'union, la fusion de deux volontés en une seule: unum velle unum nolle; et, comme la volonté de Dieu est seule bonne et sage, c'est nous évidemment qui devons conformer notre volonté à la sienne: «non mea voluntas, sed tua fiat» [Lc 22:42].
Cette conformité comprend, comme nous l'avons exposé [§480-492], l'obéissance aux commandements, aux conseils, aux inspirations de la grâce, et l'humble, affectueuse soumission aux événements providentiels, heureux ou malheureux, aux insuccès, aux humiliations, aux épreuves de toutes sortes, qui ne nous sont envoyées que pour notre sanctification et la gloire de Dieu. Elle produit à son tour la sainte indifférence pour tout ce qui n'est pas du service de Dieu: persuadés que Dieu est tout et que la créature n'est rien, nous ne voulons que Dieu, son amour et sa gloire, et restons indifférents par la volonté à tout le reste. Ce n'est pas l'insensibilité stoïcienne: car nous continuons à sentir de l'attrait pour les choses qui nous plaisent; mais c'est une indifférence d'estime et de volonté. Ce n'est pas non plus le laisser-aller des Quiétistes; nous ne sommes pas indifférents à notre salut, nous le désirons ardemment, mais nous ne le désirons qu'en conformité avec la volonté divine.
Ce saint abandon produit une paix profonde: on sait que rien ne nous arrivera qui ne soit utile à notre sanctification: «diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum» [Rm 8:28]; et c'est pourquoi on embrasse avec joie les épreuves et les croix par amour pour le divin Crucifié et pour lui ressembler davantage.
Ainsi la conformité parfaite à la volonté de Dieu, dit Bossuet [°661], «nous fait reposer dans la douleur comme dans la joie, selon qu'il plait à Celui qui sait ce qui nous est bon. Elle nous fait reposer non dans notre propre contentement, mais en celui de Dieu: le priant de se contenter et de faire toujours de nous ce qui lui plaira».
§1233. D) Cette conformité nous conduit à l'amitié avec Dieu. L'amitié emporte, outre la bienveillance, la réciprocité ou le don mutuel des deux amis. Or c'est bien ce qui est réalisé dans la charité.
C'est une vraie amitié, dit S. François de Sales [°662], «car elle est réciproque, Dieu ayant aimé éternellement quiconque l'a aimé, l'aime ou l'aimera temporellement, elle est déclarée et reconnue mutuellement, attendu que Dieu ne peut ignorer l'amour que nous avons pour lui, puisque lui-même nous le donne, ni nous aussi ne pouvons ignorer celui qu'il a pour nous, puisqu'il l'a tant publié... et enfin nous sommes en perpétuelle communication avec lui, qui ne cesse de parler à nos coeurs par inspirations, attraits et mouvements sacrés». Et il ajoute: «Cette amitié n'est pas une simple amitié, mais amitié de dilection, par laquelle nous faisons élection de Dieu pour l'aimer d'amour particulier».
§1234. Cette amitié consiste dans le don que Dieu nous fait de lui-même et dans celui que nous lui faisons de notre personne. Voyons donc ce qu'est l'amour de Dieu pour nous, pour comprendre quel doit être notre amour pour lui.
a) Son amour pour nous est: 1) éternel: «in caritate perpetua dilexi te» [Jr 31:3]; 2) désintéressé, car, se suffisant pleinement à lui-même, il ne nous aime que pour nous faire du bien; 3) généreux: car il se donne tout entier, venant lui-même habiter amicalement dans notre âme [§92-97]; 4) Prévenant: car non seulement il nous aime le premier, mais il sollicite, il mendie notre amour, comme s'il avait besoin de nous: «Mes délices sont avec les enfants des hommes... mon fils, donne-moi ton coeur: deliciae meae esse cum filiis hominum... Praebe, fili mi, cor tuum mihi» [Pr 8:31; 23:26]. Pourrait-on jamais rêver d'une telle délicatesse de sentiments?
§1235. b) Nous devons donc répondre à cet amour par un amour aussi parfait que possible: «sic nos amantem quis non redamaret?»
1) Cet amour sera toujours progressif; n'ayant pu aimer Dieu de toute éternité, et ne pouvant jamais l'aimer autant qu'il le mérite, nous devons du moins l'aimer chaque jour davantage, ne mettant aucune borne à notre affection pour lui, ne lui refusant aucun des sacrifices qu'il nous demande, et cherchant toujours à lui plaire: «quae placita sunt ei facio semper» [Jn 8:29]. 2) Il sera généreux, se traduisant sans doute par de pieuses affections, de fréquentes oraisons jaculatoires, des actes très simples d'amour: je vous aime de tout mon coeur; mais aussi par des actes, et surtout par le don total de nous-mêmes. Il faut que Dieu soit le centre de tout notre être: de notre intelligence par des retours fréquents vers lui; de notre volonté, par l'humble soumission à ses moindres désirs; de notre sensibilité, en ne permettant pas que notre coeur s'égare en des afflictions qui seraient un obstacle à l'amour de Dieu; de toutes nos actions, nous efforçant de les faire pour lui plaire. 3) Il sera désintéressé: c'est lui que nous aimerons beaucoup plus que ses dons; et c'est pourquoi nous l'aimerons dans la sécheresse aussi bien que dans la consolation, lui redisant souvent que nous voulons l'aimer et l'aimer pour lui-même. C'est ainsi que, malgré notre impuissance, nous essaierons de répondre à son amitié.
Après avoir exposé la nature de cette vertu et son rôle sanctificateur, nous indiquerons la manière de la pratiquer.
§1236. La charité fraternelle est bien une vertu théologale [°663], comme nous l'avons dit, pourvu qu'on aime Dieu lui-même dans le prochain, ou, en d'autres termes, qu'on aime le prochain pour Dieu. Si nous aimions le prochain uniquement pour lui-même ou à cause des services qu'il peut nous rendre, ce ne serait pas de la charité.
A) C'est donc Dieu qu'il faut voir dans le prochain. Il s'y manifeste par les dons naturels, qui sont une participation à son être et à ses attributs; et par les dons surnaturels, qui sont une participation à sa nature et à sa vie [§445]. La vertu de charité étant surnaturelle, ce sont ces qualités surnaturelles que nous devons envisager comme le motif de notre charité; si donc nous considérons aussi ses qualités naturelles, nous devons les envisager avec l'oeil de la foi, en tant que surnaturalisées par la grâce.
§1237. B) Pour mieux saisir le vrai motif de la charité fraternelle nous pouvons l'analyser, en envisageant les hommes dans leurs rapports avec Dieu; alors ils nous apparaîtront comme des enfants de Dieu, des membres de Jésus-Christ, des cohéritiers du même royaume céleste [§93, §142-149].
Alors même qu'ils ne sont pas en état de grâce ou qu'ils n'ont pas la foi, ils sont appelés à posséder ces dons surnaturels, et c'est notre devoir de contribuer, au moins par la prière et par l'exemple, à leur conversion. Quel puissant motif pour nous les faire aimer comme des frères, et comme les divergences de vues qui nous séparent sont petites en face de tout ce qui nous unit à eux!
§1238. 1° Puisque l'amour surnaturel du prochain n'est qu'une manière d'aimer Dieu, il faudrait redire ici tout ce que nous avons exposé sur les merveilleux effets de l'amour de Dieu.
Qu'il nous suffise de citer quelques textes de S. Jean: «Celui qui aime son frère demeure dans la lumière, et il n'y a en lui aucun sujet de chute. Mais celui qui hait son frère est dans les ténèbres» [1Jn 2:10-11]. Or demeurer dans la lumière, c'est, dans le style de S. Jean, demeurer en Dieu, source de toute lumière, et être dans les ténèbres, c'est être dans l'état du péché. Et il poursuit: «Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons nos frères... quiconque hait son frère est un meurtrier» [1Jn 3:14-15]. Et il conclut ainsi: «Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l'amour vient de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour... Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour est parfait en nous... Dieu est amour, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui... Si quelqu'un dit: "J'aime Dieu" et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur; comment celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas? Et nous avons reçu ce commandement: que celui qui aime Dieu aime aussi son frère» [1Jn 4:7-8, 12, 16, 20-21]. On ne peut plus explicitement affirmer qu'aimer le prochain, c'est aimer Dieu, et jouir de tous les privilèges attachés à l'amour divin.
§1239. 2° D'ailleurs Jésus nous dit qu'il considère comme fait à lui-même tout service rendu au moindre des siens: «Amen dico vobis, quamdiu fecistis uni ex his fratribus meis minimis, mihi fecistis» [Mt 25:04]. Or il est évident que Jésus ne se laisse pas vaincre en générosité, et qu'il rend au centuple, en grâces de toutes sortes, le moindre service qu'on lui rend dans la personne de ses frères.
Que cette pensée est consolante pour ceux qui pratiquent la charité fraternelle, et font l'aumône corporelle ou spirituelle à leur prochain; et plus encore pour ceux dont la vie tout entière est vouée aux oeuvres de charité ou à l'apostolat! C'est à chaque instant qu'ils rendent service à Jésus dans la personne de leurs frères; et donc à chaque instant aussi que Jésus travaille leur âme pour l'orner et la sanctifier.
§1240. Le principe qui doit nous guider constamment, c'est de voir Dieu ou Jésus dans le prochain [°664]: «in omnibus Christus»; et de rendre ainsi notre charité plus surnaturelle dans ses motifs et ses moyens d'action, plus universelle dans son étendue, plus généreuse et plus active dans son exercice.
§1241. 1° Les commençants visent surtout à éviter les défauts contraires à la charité et à pratiquer les actes qui sont de précepte.
A) Ils évitent donc avec soin, pour ne pas contrister Jésus et le prochain:
a) Les jugements téméraires, médisances et calomnies contraires à la justice et à la charité [§1043]; b) les antipathies naturelles, qui, lorsqu'elles sont consenties, sont souvent la cause de manquements à la charité; c) les paroles aigres, railleuses, méprisantes qui ne peuvent qu'engendrer ou attiser les inimitiés; et même ces jeux d'esprit qu'on fait aux dépens du prochain et causent souvent des blessures cuisantes; d) les contestations et les disputes âpres et orgueilleuses, où chacun veut faire triompher son avis et humilier le prochain; e) les rivalités, les discordes, les faux rapports qui ne peuvent que semer les dissensions entre les membres de la grande famille chrétienne.
§1242. Pour se tenir résolument à l'écart de toutes ces fautes si contraires à la charité, rien n'est plus efficace que de méditer les paroles si touchantes que S. Paul adressait sur ce même sujet aux premiers chrétiens: «Je vous prie donc instamment, moi qui suis prisonnier dans le Seigneur, d'avoir une conduite digne de votre vocation... vous supportant mutuellement avec charité, vous efforçant de conserver l'unité de l'esprit par le lien de la paix. Il n'y a qu'un seul corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés par votre vocation à une seule espérance. Il n'y a qu'un Seigneur, un Dieu, Père de tous, qui est au-dessus de tous, qui agit par tous, qui est en tous... confessant la vérité, continuons à croître à tous égards dans la charité en union avec celui qui est le chef, le Christ» [Ep 4:1-16]. Et il ajoute: «Si donc il est quelque encouragement dans le Christ, s'il est quelque consolation de charité... rendez ma joie parfaite: ayez une même pensée, un même amour, une même âme, un même sentiment. Ne faites rien par esprit de rivalité ou par vaine gloire; mais que chacun en toute humilité, regarde les autres comme au-dessus de soi; chacun ayant égard, non à ses propres intérêts, mais à ceux des autres» [Ph 2:1-4].
Qui pourrait ne pas se sentir ému en écoutant ces supplications de l'Apôtre? Oubliant les chaînes dont il est chargé, il ne songe qu'à réprimer les discordes qui troublaient la communauté chrétienne, et leur rappelle que puisqu'ils ont tant de liens qui les unissent, il faut laisser de côté tout ce qui les divise. N'est-il pas vrai que, après vingt siècles de christianisme, cet appel pressant est encore bien opportun pour nous tous?
§1243. Il est surtout un mal, qu'il faut éviter à tout prix, le scandale, c'est-à-dire, tout ce qui pourrait, avec quelque probabilité, porter les autres au péché. Cela est tellement vrai qu'on doit s'abstenir avec soin de ce qui, indifférent ou même permis en soi, peut devenir, à cause des circonstances, une occasion de faute pour les autres. C'est ce principe que S. Paul inculque à propos des viandes offertes aux idoles; puisque les idoles ne sont rien, ces viandes ne sont pas en soi défendues; mais, comme plusieurs chrétiens étaient convaincus qu'elles l'étaient, l'Apôtre demande à ceux qui sont plus éclairés de tenir compte des scrupules de leurs frères: «car le faible, ce frère pour qui mourut le Christ, se perdrait par ta science. Ainsi, péchant contre vos frères en scandalisant leur conscience faible, vous pécheriez contre le Christ. Si un aliment scandalise mon frère, je m'abstiendrai de viande à jamais pour ne pas le scandaliser» [1Co 8:13]
Ces paroles ont besoin d'être méditées aujourd'hui encore. Des chrétiens et des chrétiennes se permettent des lectures, des spectacles, des danses plus ou moins inconvenantes, sous prétexte que tout cela ne leur fait point de mal. Cette assertion pourrait être contestée; car hélas! plusieurs des personnes qui parlent de la sorte se font parfois illusion. Mais en tout cas, songent-elles au scandale qui en résulte pour les personnes de service, et pour le public qui en prend prétexte pour se livrer, avec plus de péril, à des plaisirs plus dangereux encore.
§1244. B) Les commençants n'évitent pas seulement ces fautes; ils pratiquent ce qui est commandé, en particulier le support du prochain et le pardon des injures.
a) Ils supportent le prochain, malgré ses défauts.
Est-ce que nous n'avons pas les nôtres, que le prochain est obligé de supporter? D'ailleurs nous sommes exposés à exagérer ces défauts, surtout s'il s'agit d'une personne qui nous est antipathique. Ne devrions-nous pas au contraire les atténuer, et nous demander si c'est bien à nous de remarquer la paille dans l'oeil du voisin, quand il y a peut-être une poutre dans le nôtre. Au lieu donc de condamner les défauts des autres, demandons-nous si nous n'en avons pas de semblables ou peut-être de plus graves; et songeons tout d'abord à nous corriger: medice, cura teipsum.
§1245. b) C'est aussi un devoir que de pardonner les injures et de se réconcilier avec ses ennemis, avec ceux qui nous ont fait ou à qui nous avons fait de la peine. Si urgent est ce devoir que Notre Seigneur n'hésite pas à dire: «Si, lorsque tu présentes ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère» [Mt 5:23-24].
Car, selon la remarque de Bossuet [°665], «le premier présent qu'il faut offrir à Dieu, c'est un coeur pur de toute froideur, et de toute inimitié avec son frère». Il ajoute qu'il ne faut même pas attendre le jour de la communion, mais mettre en pratique ce que dit S. Paul: «Que le soleil ne se couche point sur votre colère»; car «les ténèbres augmenteraient notre chagrin; notre colère nous reviendrait en nous réveillant et deviendrait plus aigre». Ne nous demandons donc point si notre adversaire n'a pas plus de torts que nous, si ce n'est pas à lui de prendre les devants; à la première occasion, dissipons tout malentendu par une franche explication. Si notre ennemi présente le premier ses excuses, hâtons nous de pardonner: «car si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi; mais si vous ne leur pardonnez pas, votre Père ne pardonnera pas non plus vos offenses» [Mt 6:14-15]. C'est justice, puisque nous demandons à Dieu de nous remettre nos offenses comme nous les remettons à ceux qui nous ont offensés.
§1246. 2° Les progressants s'efforcent d'attirer en eux les dispositions si charitables du Coeur de Jésus.
A) Ils n'oublient pas que le précepte de la charité est son précepte, et que son observation sera le signe distinctif des chrétiens: «Je vous donne un commandement nouveau: que vous vous aimiez les uns les autres; que comme je vous ai aimés, vous vous aimiez les uns les autres: «ut diligatis invicem sicut dilexi vos» [Jn 13:34].
Ce commandement est nouveau, dit Bossuet [°666], «parce que Jésus Christ y ajoute cette circonstance importante de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés. Il nous a prévenus par son amour, lorsque nous ne songions pas à lui: il est venu à nous le premier; il ne se rebute point par nos infidélités, nos ingratitudes: il nous aime pour nous rendre saints, pour nous rendre heureux, sans intérêt; car il n'a pas besoin de nous, ni de nos services». La charité sera la marque distinctive des chrétiens: «C'est à cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres» [Jn 13:35].
§1247. B) Aussi les progressants essaient de se rapprocher des exemples du Sauveur.
a) Sa charité est prévenante: il nous a aimés le premier, alors que nous étions ses ennemis, «cum adhuc peccatores essemus» [Rm 5:8]; il est venu à nous, qui étions pécheurs, convaincu que ce sont les malades qui ont besoin du médecin; c'est sa grâce prévenante qui va chercher la Samaritaine, la femme pécheresse, le bon larron pour les convertir. C'est pour prévenir et guérir nos peines qu'il nous adresse cette tendre invitation: «Venez à moi, vous tous qui souffrez et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai: venite ad me omnes qui laboratis et oneratis estis, et ergo reficiam vos» [Mt 11:28].
Nous devons imiter ces divines prévenances en allant au devant de nos frères pour connaître leurs misères et les soulager, comme font ceux qui visitent les pauvres pour subvenir à leurs besoins, et les pécheurs pour les ramener peu à peu à la pratique de la vertu, sans se laisser décourager par leurs premières résistances.
§1248. b) Sa charité fut compatissante. Quand il voit la foule qui l'a suivi au désert exposée à souffrir de la faim, il multiplie les pains et les poissons pour la nourrir; mais surtout, quand il voit les âmes privées de nourriture spirituelle, il s'apitoie sur leur sort, et il veut qu'on demande à Dieu des ouvriers apostoliques pour travailler à la moisson: «rogate ergo Dominum messis ut mittat operarios in messem suam» [Mt 9:38]. Laissant un moment les quatre-vingt-dix-neuf brebis fidèles, il court après celle qui s'est égarée et la ramène sur ses épaules au bercail. Aussitôt qu'un pécheur donne une marque de repentir, il s'empresse de pardonner. Plein de compassion pour les malades et les infirmes, il les guérit en grand nombre, et souvent leur rend en même temps la santé de l'âme, en leur pardonnant leurs péchés.
À l'exemple de Notre Seigneur, nous devons avoir une grande compassion pour tous les malheureux, et leur venir en aide dans la mesure où nos ressources le permettent; quand ces ressources sont épuisées, faisons du moins l'aumône de notre temps, d'une bonne parole, d'un bon procédé. Ne nous laissons pas rebuter par les défauts des pauvres; mais à l'aumône corporelle joignons quelques bons conseils qui un jour ou l'autre porteront leurs fruits.
§1249. c) Sa charité fut généreuse: par amour pour nous, il consentit à peiner, à souffrir, à mourir: «dilexit nos et tradidit semetipsum pro nobis» [Ep 5:2].
Nous devons donc être prêts à rendre service à nos frères au prix des plus pénibles sacrifices, prêts à les soigner dans leurs maladies, même si elles sont répugnantes, et à faire pour eux des sacrifices pécuniaires. Cette charité sera cordiale et sympathique: car la manière de donner vaut mieux encore que ce que l'on donne. Elle sera intelligente, donnant aux pauvres non seulement un morceau de pain, mais, si c'est possible, les moyens de gagner honnêtement leur vie. Elle sera apostolique, faisant du bien aux âmes par la prière et par l'exemple, et quelquefois, d'une façon discrète, par de sages conseils. -- Ce devoir du zèle s'impose surtout aux prêtres, aux religieux, à tous les chrétiens d'élite; ils n'oublieront pas que «celui qui ramène un pécheur de la voie où il s'égare, sauvera une âme de la mort et couvrira une multitude de péchés» [Jc 5:20].
§1250. 3° Les parfaits aiment le prochain jusqu'à l'immolation d'eux-mêmes: «Jésus ayant donné sa vie pour nous, nous aussi nous devons donner notre vie pour nos frères» [1Jn 3:16].
a) C'est ce que font les ouvriers apostoliques: sans verser leur sang pour leurs frères, ils donnent leur vie goutte à goutte, travaillant sans cesse pour les âmes, s'immolant dans leurs prières, leurs études, leurs récréations elles-mêmes, se laissant manger, selon l'expression du P. Chevrier, qui n'est au fond que la traduction de cette parole de S. Paul: «Bien volontiers je me dépenserai moi-même tout entier pour vos âmes, dussé-je, en vous aimant davantage, être moins aimé de vous» [2Co 12:15].
§1251. b) C'est ce qui a poussé de saints prêtres à faire le voeu de servitude à l'égard des âmes: par là ils s'engageaient à considérer le prochain comme un supérieur qui a le droit d'exiger des services, et à obtempérer à tous leurs désirs légitimes.
c) Cette charité se manifeste encore par un saint empressement à prévenir les moindres désirs du prochain, et à lui rendre tous les services possibles; parfois aussi par l'acceptation cordiale d'un service offert: c'est en effet le moyen de rendre heureux celui qui l'offre.
d) Enfin elle se manifeste par un amour très spécial pour les ennemis, qu'on considère alors comme les exécuteurs des vengeances divines sur soi, et qu'on révère comme tels, priant spécialement pour eux et leur faisant du bien en toute occasion, selon le conseil de Notre Seigneur: «Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent» [Mt 5:44]. Ainsi on se rapproche de Celui qui fait luire son soleil sur les méchants comme sur les bons.
§1252. 1° Remarques préliminaires. Pour conclure ce que nous avons dit sur la charité, nous ne pouvons mieux faire que d'inviter nos lecteurs à chercher dans le Coeur sacré de Jésus la source et le modèle de la charité parfaite: dans les Litanies approuvées officiellement par l'Église, nous l'invoquons en effet comme une fournaise ardente de charité, une plénitude de bonté et d'amour: «fornax ardens caritatis... bonitate et amore plenum».
Il y a en effet dans la dévotion au Sacré Coeur deux éléments essentiels: un élément sensible, le coeur de chair hypostatiquement uni à la personne du Verbe, un élément spirituel symbolisé par le coeur matériel et qui n'est autre que l'amour du Verbe Incarné pour Dieu et pour les hommes. Ces deux éléments n'en font qu'un, comme ne font qu'un le signe et la chose signifiés. Or l'amour signifié par le Coeur de Jésus, c'est sans doute l'amour humain, mais réellement aussi l'amour divin, puisqu'en Jésus les opérations divines et humaines sont unies et indissolubles. C'est son amour pour les hommes: «Voici ce Coeur qui a tant aimé les hommes»; mais c'est aussi son amour pour Dieu, puisque, nous l'avons montré, la charité à l'égard des hommes découle de la charité envers Dieu, et tire d'elle son motif véritable.
Nous pouvons donc considérer le Coeur de Jésus comme le modèle le plus parfait de l'amour envers Dieu et de l'amour envers le prochain, et même comme le modèle de toutes les vertus, puisque la charité les contient et les perfectionne toutes. Et comme, pendant sa vie mortelle, il a mérité pour nous la grâce d'imiter ses vertus, il est aussi la cause méritoire, la source des grâces qui nous permettent d'aimer Dieu et nos frères et de pratiquer toutes les autres vertus [°668]
§1253. 2° Le Coeur de Jésus source et modèle de l'amour envers Dieu. L'amour c'est le don total de soi-même, et, s'il en est ainsi combien parfait est l'amour de Jésus pour son Père! Dès le premier instant de l'Incarnation, il s'offre et se donne comme victime pour réparer la gloire de Dieu outragé par nos péchés.
À sa naissance, comme au jour de sa présentation au temple, il renouvelle cette offrande. Pendant sa vie cachée, il témoigne son amour à l'égard de Dieu en obéissant à Marie et à joseph, en qui il voit les représentants de l'autorité divine; et qui nous dira les actes de pur amour qui de la petite maison de Nazareth s'élevaient sans cesse vers l'adorable Trinité? Au cours de sa vie publique, il ne cherche que le bon plaisir et la gloire de son Père: «Quae placita sunt ei facio semper» [Jn 8:29]... «Ego honorifico Patrem» [Jn 8:49]; à la dernière Cène, il peut se rendre le témoignage qu'il a glorifié son Père pendant toute sa vie: «Ego te clarificavi super terram» [Jn 17:4]; et le lendemain, il poussait le don de soi jusqu'à l'immolation du Calvaire: «factus obediens usque ad mortem, mortem autem Crucis» [Ph 2:8]. Qui pourra jamais compter les actes intérieurs d'amour qui jaillissaient sans cesse de son Coeur, et qui ont fait de sa vie tout entière un acte continuel de charité parfaite?
§1254. Mais qui pourrait surtout exprimer la perfection de cet amour?
«C'est, dit le Bx J. Eudes [°669], un amour digne d'un tel Père et d'un tel Fils; c'est un amour qui égale très parfaitement les perfections ineffables de son objet bien-aimé; c'est un Fils infiniment aimant, qui aime un Père infiniment aimable; c'est un Dieu qui aime un Dieu... En un mot le divin Coeur de Jésus, considéré selon sa divinité ou selon son humanité, est infiniment plus embrasé d'amour pour son Père, et il l'aime infiniment davantage en chaque moment que tous les coeurs des Anges et des Saints ensemble ne le peuvent aimer pendant toute l'éternité»
Or cet amour nous pouvons le faire nôtre en nous unissant au Coeur Sacré de Jésus et l'offrir au Père, en disant avec le Bx. J. Eudes: «Ô mon Sauveur, je me donne à vous pour m'unir à l'amour éternel, immense et infini que vous portez à votre Père. Ô Père adorable, je vous offre tout cet amour éternel, immense, infini de votre Fils Jésus comme un amour qui est à moi... Je vous aime comme votre Fils vous aime».
§1255. 3° Le Coeur de Jésus source d'amour pour les hommes. Nous avons dit [§1247], combien Jésus les a aimés sur terre; il nous reste à expliquer comment il ne cesse de les aimer maintenant qu'il est au ciel.
a) C'est parce qu'il nous aime qu'il nous sanctifie par les sacrements: ce sont en effet, dit le Bx J. Eudes [°670], autant de fontaines inépuisables de grâce et de sainteté qui ont leur source dans l'océan immense du sacré Coeur de notre Sauveur; et toutes les grâces qui en procèdent sont autant de flammes de cette divine fournaise».
§1256. b) Mais c'est surtout dans l'Eucharistie qu'il nous donne la plus grande marque d'amour.
1) Depuis dix-neuf siècles il est avec nous, nuit et jour, comme un père qui ne veut pas quitter ses enfants, comme un ami qui fait ses délices d'être avec ses amis, comme un médecin qui se tient constamment au chevet de ses malades. 2) Il y est toujours actif, adorant, louant et glorifiant son Père pour nous; le remerciant sans cesse de tous les biens qu'il ne cesse de nous prodiguer, l'aimant pour nous, offrant ses mérites et satisfactions pour réparer nos péchés, et demandant sans cesse de nouvelles grâces pour nous: «semper vivens ad interpellandum pro eis» [He 7:25]. 3) Il ne cesse de renouveler sur l'autel le sacrifice du Calvaire, il le fait un million de fois par jour, partout où il y a un prêtre pour consacrer, et cela par amour pour nous, pour appliquer à chacun d'entre nous les fruits de son sacrifice [§271-273]; et, non content de s'immoler, il se donne tout entier à chaque communiant, pour lui communiquer ses grâces, ses dispositions et ses vertus [§277-281].
Or ce divin Coeur désire vivement nous communiquer ses sentiments de charité: «Mon divin Coeur, disait-il à Ste Marguerite Marie, est si passionné d'amour pour les hommes, et pour toi en particulier, que ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il faut qu'il les répande par ton moyen, et qu'il se manifeste à eux pour les enrichir de ses précieux trésors» [°671]. Et ce fut alors que Jésus lui demanda son coeur pour l'unir au sien, et y mettre une étincelle de son amour. Ce qu'il fit d'une façon miraculeuse pour la sainte, il le fait pour nous d'une manière ordinaire dans la sainte communion, et chaque fois que nous unissons notre coeur au sien; car il est venu sur terre apporter le feu sacré de la charité, et ne désire rien tant que de l'allumer en nos coeurs: «ignem veni mittere in terram et quid volo nisi ut accendatur» [Lc 12:49].
§1257. 4° Le Coeur de Jésus source et modèle de toutes les vertus. Souvent, dans la Sainte Écriture, le coeur désigne tous les sentiments intérieurs de l'homme par opposition à ses actes extérieurs: «L'homme ne voit que ce qui se manifeste au dehors, mais Dieu voit le coeur: Homo videt ea quae parent, Deus autem intuetur cor» [1S 16:7]. Par voie de conséquence, le coeur de Jésus symbolise non seulement l'amour, mais tous les sentiments intérieurs de son âme. C'est bien ainsi que les grands mystiques du Moven-Age, et, après eux, le Bx J. Eudes ont envisagé la dévotion au Sacré Coeur. Il en est de même de Ste Marguerite-Marie: sans doute elle insiste surtout, et avec raison, sur l'amour dont ce divin Coeur est rempli. Mais dans ses divers écrits, elle nous montre ce Coeur comme le modèle de toutes les vertus; et le P. de la Colombière, son confesseur et son interprète, résume sa pensée dans un acte de consécration qu'on trouve à la fin des Retraites Spirituelles [°672].
«Cette offrande se fait pour honorer ce divin Coeur, le siège de toutes les vertus, la source de toutes les bénédictions et la retraite de toutes les âmes saintes. Les principales vertus qu'on prétend honorer en lui sont: premièrement un amour très ardent de Dieu son père, joint à un respect très profond et à la plus grande humilité qui fût jamais; secondement, une patience infinie dans les maux, une douleur extrême pour les péchés dont il s'était chargé, la confiance d'un fils très tendre alliée avec la confusion d'un très grand pécheur; troisièmement, une compassion très sensible pour nos misères, et, nonobstant tous ces mouvements, une égalité inaltérable causée par une conformité si parfaite à la volonté de Dieu qu'elle ne pouvait être troublée par aucun événement.»
Du reste, puisque toutes les vertus découlent de la charité et y trouvent leur dernière perfection [§318-319], le Coeur de Jésus, étant la source et le modèle de la divine charité, l'est aussi de toutes les vertus.
§1258. Par là cette dévotion au Sacré Coeur rejoint la dévotion à la Vie Intérieure de Jésus exposée par M. Olier et pratiquée à Saint-Sulpice [°673]. Cette vie intérieure, nous dit-il, consiste «en ces dispositions et sentiments intérieurs envers toutes choses: par exemple, en sa religion envers Dieu, en son amour envers le prochain, en son anéantissement envers soi-même, en son horreur envers le péché, et à sa condamnation envers le monde et ses maximes» [°670].
Or ces dispositions se trouvent dans le Coeur sacré de Jésus, et c'est là qu'il faut aller les puiser. Aussi à une personne pieuse, qui aimait à se retirer dans le Coeur de Jésus, M. Olier écrit: «Perdez-vous mille fois le jour dans son aimable Coeur où vous vous sentez si puissamment attirée... C'est la pièce d'élite que le Coeur du Fils de Dieu; c'est la pierre précieuse du cabinet de Jésus; c'est le trésor de Dieu même où il verse tous ses dons et où il communique toutes ses grâces... C'est en ce Coeur sacré et en cet adorable Intérieur que se sont premièrement opérés tous les mystères... Voyez par là à quoi Notre Seigneur vous appelle en vous ouvrant son Coeur, et combien vous devez profiter de cette grâce qui est une des plus grandes que vous ayez obtenues en votre vie. Que la créature ne vous tire jamais de ce lieu de délices, et que vous y soyez abîmée et pour le temps et pour l'éternité avec toutes les saintes épouses de Jésus» [°675]. Et ailleurs il ajoute [°676]: «Quel coeur que le Coeur de Jésus! Quel océan d'amour s'y trouve contenu et déborde sur toute la terre! Ô source féconde et intarissable de tout amour! Ô abîme profond et inépuisable de toute religion! Ô divin centre de tous les coeurs!... Ô Jésus, souffrez que je vous adore en votre intérieur, que j'adore votre âme bénie, que j'adore votre Coeur que j'ai vu encore ce matin. Je voudrais le décrire, mais je ne le puis tant il est ravissant. Je l'ai vu comme un ciel tout rempli de lumière, d'amour, de reconnaissance et de louanges. Il exaltait Dieu, il exprimait ses grandeurs et ses magnificences». Pour M. Olier, l'Intérieur de Jésus et son Coeur sacré ne font qu'un: c'est le centre de toutes ses dispositions et de ses vertus, c'est le sanctuaire de l'amour et de la religion, où Dieu est glorifié et où les âmes ferventes aiment à se retirer.
§1259. Conclusion. Pour que la dévotion au Sacré Coeur produise ces heureux effets, elle doit consister en deux actes essentiels: amour et réparation.
1° L'amour est le premier et le principal de ces devoirs, d'après Ste Marguerite-Marie aussi bien que d'après le Bx J. Eudes.
Rendant compte au P. Croiset de la seconde grande apparition, elle lui écrit [°677]: «Il me fit voir que le grand désir qu'il avait d'être aimé des hommes et de les retirer de la voie de la perdition lui avait fait former ce dessein de manifester son coeur aux hommes, avec tous les trésors d'amour, de miséricorde, de grâce, de sanctification et de salut, afin que ceux qui voudraient lui rendre et procurer tout l'honneur, la gloire et l'amour qui seraient en leur pouvoir, il les enrichît avec abondance et profusion de ces divins trésors du coeur de Dieu qui en était la source». Et, dans une lettre à soeur de la Barge, elle conclut ainsi: «Aimons-le donc cet unique amour de nos âmes, puisqu'il nous a aimées le premier et qu'il nous aime encore avec tant d'ardeur, qu'il en brûle continuellement au Très-Saint Sacrement. Il ne faut que l'aimer, ce Saint des Saints, pour devenir sainte. Qui nous empêchera donc de l'être, puisque nous avons des coeurs pour aimer et des corps pour souffrir... Il n'y a que son pur amour qui nous fasse faire tout ce qui lui plaît; il n'y a que ce parfait amour qui nous le fasse faire de la manière qui lui plaît; et il n'y peut avoir que cet amour parfait qui nous fasse faire toute chose quand il lui plaît» [°678].
§1260. 2° Mais le second de ces actes, c'est la réparation; car l'amour de Jésus est outragé par les ingratitudes des hommes, comme Notre Seigneur lui-même le déclare dans la troisième grande apparition: --
«Voilà ce Coeur qui a tant aimé les hommes qu'il n'a rien épargné jusqu'à s'épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour; et, pour reconnaissance, je ne reçois de la plupart d'entre eux que des ingratitudes par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et par les froideurs et les mépris qu'ils ont pour moi dans ce sacrement d'amour». Et alors il lui demande de réparer ces ingratitudes par la ferveur de son amour: «Ma fille, je viens dans le coeur que je t'ai donné, afin que par ton ardeur tu répares les injures que j'ai reçues des coeurs tièdes et lâches qui me déshonorent dans le Saint Sacrement».
§1261. Ces deux actes nous sanctifieront extrêmement: l'amour, en nous unissant intimement au Coeur sacré de Jésus, nous fera communier à ses vertus, et nous donnera le courage de les pratiquer, malgré tous les obstacles; la réparation, en nous faisant compatir aux souffrances de Jésus, stimulera encore notre ferveur, et nous portera à souffrir courageusement par amour toutes les épreuves auxquelles il voudra bien nous associer.
Ainsi entendue, la dévotion au Sacré Coeur n'aura rien de mièvre, rien d'efféminé: ce sera l'esprit même du christianisme, un heureux mélange d'amour et de sacrifice, accompagné de la pratique progressive des vertus morales et théologales. Ce sera comme une synthèse de la voie illuminative et une heureuse initiation à la voie unitive.
§1262. Pendant que nous travaillons à l'acquisition des vertus, nos ennemis spirituels ne restent pas inactifs; ils reviennent sournoisement à l'attaque, soit en faisant renaître en nous, sous une forme plus atténuée, les sept péchés capitaux, soit en nous portant à la tiédeur.
§1263. S. Jean de la Croix décrit fort bien ces péchés capitaux tels qu'ils existent chez ceux qu'il appelle les commençants, c'est-à-dire ceux qui sont sur le point d'entrer dans la contemplation par la nuit des sens [°679] Nous ne ferons guère que condenser son analyse psychologique.
§1264. Ce penchant se manifeste de six façons principales:
1) Visant à la ferveur et fidèles à leurs exercices, ces commençants se complaisent en leurs oeuvres et s'estiment eux-mêmes à l'excès; présomptueux, ils forment beaucoup de projets et n'en exécutent presque aucun.
2) Ils parlent de spiritualité plutôt pour donner des leçons aux autres que pour les mettre eux-mêmes en pratique, aussi ils condamnent vertement ceux qui n'approuvent pas leur genre de spiritualité.
3) Quelques-uns ne peuvent supporter de rivaux à côté d'eux; si d'occasion un rival se présente, ils le condamnent et le rabaissent.
4) Ils recherchent les bonnes grâces et l'intimité de leur directeur, et si celui-ci n'approuve pas leur esprit, ils en cherchent un autre qui leur soit plus favorable. Pour y mieux réussir, ils atténuent leurs fautes, et s'ils tombent dans une faute plus notable, ils la confessent à un autre confesseur et non à leur directeur ordinaire.
5) S'il leur arrive de commettre un péché grave, ils s'emportent contre eux-mêmes et se découragent, irrités de ce qu'ils ne sont pas encore des saints.
6) Ils aiment à se singulariser par des démonstrations extérieures de piété, et racontent volontiers aux autres leurs bonnes oeuvres et leurs succès.
De l'orgueil naît l'envie, qui se manifeste par des mouvements de déplaisir à la vue du bien spirituel des autres: on souffre de les entendre louer, on s'attriste de leur vertu, et, à l'occasion on ne manque pas de les dénigrer.
§1265. A) La gourmandise spirituelle se manifeste de deux façons:
a) Par un goût excessif pour les consolations: on les recherche jusque dans les austérités, la discipline par exemple, et on importune son directeur pour obtenir la permission de s'infliger des mortifications dans l'espoir d'obtenir ainsi des consolations.
b) C'est en vertu du même principe que certaines personnes font des efforts de tête à l'oraison ou à la communion, pour se procurer de la dévotion sensible, ou désirent se confesser souvent en vue de trouver quelque consolation en cet exercice. Souvent ces efforts et ces désirs demeurent vains; alors le découragement s'empare de ces âmes plus attachées aux consolations qu'à Dieu lui-même.
§1266. B) La luxure spirituelle se présente sous deux formes principales: a) on recherche les amitiés sensibles ou sensuelles, sous prétexte de dévotion, et on ne veut pas y renoncer, parce qu'on prétend que ces liaisons ne font qu'entretenir la piété. b) Parfois les consolations sensibles, qu'on éprouve à l'oraison ou à la communion, occasionnent, chez les personnes d'un naturel tendre et affectueux, des délectations d'un autre genre qui peuvent devenir une source de tentation ou d'inquiétude [°680].
§1267. C) La paresse porte: a) à s'ennuyer dans les exercices spirituels, quand on n'y trouve pas de goût sensible, et à les abréger ou supprimer; b) à se laisser abattre quand on reçoit de son supérieur ou de son directeur des ordres ou des conseils qui semblent trop pénibles: nous voudrions une spiritualité plus accommodante, qui ne vînt pas troubler nos aises et déranger nos petits calculs.
§1268. Cette avarice est ainsi décrite par S. Jean de la Croix:
a) «Il est des commençants qui ne se lassent pas de se bourrer de conseils et de préceptes spirituels; il faut qu'ils possèdent et lisent nombre de traités spéciaux; ils y mettent tout leur temps et n'en ont pas pour l'oeuvre qui est leur premier devoir: se mortifier et s'exercer au parfait dépouillement intérieur de l'esprit. b) Outre cela, ils se chargent d'images, de rosaires, de croix, objets de curiosité payés très chers. Alors on abandonne ceci pour préférer cela, on change et on rechange; cet arrangement-ci vaut mieux que l'autre, et le choix finit par se porter de préférence sur ce qui est curieux ou riche». Tout cela est évidemment contraire à l'esprit de pauvreté, et montre en même temps qu'on attache une importance excessive à des accessoires, en négligeant ce qu'il y a de principal dans la dévotion.
§1269. Conclusion. Il est évident que ces imperfections nuisent beaucoup au progrès spirituel. Voilà pourquoi, dit S. Jean de la Croix, Dieu, pour les corriger, les introduit dans la nuit obscure, dont nous parlerons bientôt. Quant aux âmes qui n'y entrent pas, elles essaieront de se débarrasser de ces entraves, en pratiquant ce que nous avons dit sur l'utilisation des consolations et des sécheresses [§921-933]; sur l'obéissance, la force, la tempérance, l'humilité et la douceur [§1057, §1076, §1127, §1154].
Si on ne réagit pas contre les défauts que nous venons de signaler, on ne tarde pas à tomber dans la tiédeur, maladie spirituelle très dangereuse, dont nous allons exposer: 1° la nature; 2° les dangers; 3° les remèdes.
§1270. 1° Notion. La tiédeur est une maladie spirituelle qui peut s'attaquer aux commençants ou aux parfaits, mais qui se manifeste surtout au cours de la voie illuminative. Elle suppose en effet qu'on avait acquis un certain degré de ferveur, et que graduellement on se laisse aller au relâchement.
La tiédeur consiste dans une sorte de relâchement spirituel qui détend les énergies de la volonté, inspire l'horreur de l'effort, et conduit ainsi au ralentissement de la vie chrétienne. C'est une sorte de langueur, de torpeur, qui n'est pas encore la mort, mais qui y conduit insensiblement en affaiblissant graduellement nos forces morales. On peut la comparer à ces maladies de langueur qui, comme la phtisie, rongent peu à peu quelqu'un des organes vitaux.
§1271. 2° Ses causes. Deux causes principales contribuent à son développement: une alimentation spirituelle défectueuse, et l'invasion de quelque germe morbide.
A) Pour vivre et progresser, notre âme a besoin d'une bonne alimentation spirituelle; or ce qui l'alimente ce sont les divers exercices, oraisons, lectures, prières, examens, accomplissement des devoirs d'état, pratique des vertus, qui la mettent en communion avec Dieu, la source de la vie surnaturelle. Si donc on fait ces exercices avec négligence, si on s'abandonne volontairement aux distractions, si on ne réagit pas contre la routine ou la torpeur, on se prive par là même de beaucoup de grâces, on s'alimente mal, on devient faible, incapable de pratiquer les vertus chrétiennes tant soit peu difficiles.
Remarquons en passant que cet état est bien différent de la sécheresse ou des épreuves divines: dans celles-ci, au lieu d'accueillir les distractions, on est peiné et humilié d'en avoir, on fait des efforts sérieux pour en diminuer le nombre; dans la tiédeur au contraire, on se laisse aller facilement aux pensées inutiles, on y prend plaisir, on ne fait presque aucun effort pour les chasser, et bientôt les distractions envahissent presque complètement nos prières.
C'est alors que, voyant le peu de fruit qu'on retire de ses exercices, on commence à les raccourcir, en attendant qu'on les supprime. Ainsi l'examen de conscience, devenu ennuyeux, gênant, une simple routine, finit par être omis; alors on ne se rend plus compte de ses fautes, de ses défauts, et on les laisse reprendre le dessus. On ne fait plus d'efforts pour acquérir les vertus, et bientôt les vices, les tendances mauvaises tendent à refleurir.
§1272. B) Le résultat de cette apathie spirituelle, c'est l'affaiblissement progressif de l'âme, une sorte d'anémie spirituelle, qui prépare la voie à l'invasion d'un germe morbide, c'est-à-dire de l'une des trois concupiscences, ou parfois des trois réunies ensemble.
a) Les avenues de l'âme étant mal gardées, les sens extérieurs et intérieurs s'ouvrent facilement aux suggestions malsaines de la curiosité et de la sensualité, et des tentations fréquentes surgissent, qui ne sont souvent qu'à demi repoussées. Parfois le coeur se laisse prendre à des affections troublantes: on commet des imprudences, on joue avec le danger: les péchés véniels se multiplient, à peine regrettés; on glisse sur une pente dangereuse, on côtoie l'abîme, trop heureux si on n'y glisse pas imperceptiblement.
b) Par ailleurs l'orgueil, qui n'avait jamais été bien réprimé, renouvelle ses attaques: on ne cesse de se complaire en soi-même, en ses qualités, en ses succès extérieurs. Pour mieux s'exalter, on se compare à d'autres plus relâchés encore, et l'on méprise comme des esprits étroits et méticuleux ceux qu'on voit plus fidèles au devoir. Cet orgueil amène de l'envie, de la jalousie, des mouvements d'impatience et de colère, de la dureté dans les rapports avec le prochain.
c) La cupidité se rallume: on a besoin d'argent pour se procurer plus de plaisir, pour paraître avec plus d'éclat; pour s'en procurer davantage, on a recours à des procédés peu délicats, peu honnêtes, qui frisent l'injustice.
§1273. De là des péchés véniels nombreux, délibérés, qu'on se reproche à peine, parce que la lumière du jugement et la délicatesse de la conscience s'affaiblissent peu à peu: on vit en effet dans la dissipation habituelle, on fait mal ses examens de conscience. Ainsi l'horreur du péché mortel diminue, les grâces de Dieu se font plus rares et on en profite moins; en un mot tout l'organisme spirituel s'affaiblit, et cette anémie prépare de honteuses capitulations.
§1274. 3° Ses degrés. De ce que nous avons dit il résulte qu'il y a bien des degrés dans la tiédeur; mais en pratique il suffit de distinguer la tiédeur commencée de la tiédeur consommée.
a) Dans le premier cas, on conserve encore de l'horreur pour le péché mortel, bien qu'on commette des imprudences qui peuvent y conduire; mais on commet facilement le péché véniel de propos délibéré, surtout celui qui correspond au défaut dominant; par ailleurs on n'apporte que peu d'application aux exercices spirituels, et souvent on les fait par routine. b) À force de se laisser aller à ces négligences coupables, on cesse d'avoir une horreur instinctive pour le péché mortel; par ailleurs l'amour pour le plaisir augmente tellement qu'on en vient à regretter que tel on tel plaisir soit défendu sous peine de faute grave. On ne repousse donc que mollement les tentations, et le moment vient où on se demande, non sans raison, si on est encore en état de grâce: c'est la tiédeur consommée.
§1275. Ce qui constitue le danger spécial de cet état, c'est l'affaiblissement progressif des forces de l'âme plus dangereux qu'un péché mortel isolé. C'est dans ce sens que Notre Seigneur dit au tiède: «Je connais tes oeuvres, et que tu n'es ni froid ni chaud. Mieux vaudrait que tu fusses froid ou chaud. Ainsi parce que tu es tiède, et ni chaud ni froid, je suis près de te vomir de ma bouche. Tu dis: je suis riche et me suis enrichi, et je n'ai besoin de rien, et tu ignores que c'est toi le malheureux, pitoyable, aveugle et nu» [Ap 3:15-17]. C'est du reste la différence qu'on remarque entre les maladies chroniques et aiguës; ces dernières, une fois guéries, ne laissent souvent aucune trace fâcheuse; les premières, ayant lentement affaibli le corps, le laissent pendant longtemps dans un grand état de faiblesse. Essayons de le montrer un peu plus en détail.
§1276. 1° Le premier effet de la tiédeur est une sorte d'aveuglement de la conscience: à force de vouloir excuser et pallier ses fautes, on en vient à se fausser le jugement, et à regarder comme légères des fautes qui en soi sont graves; ainsi on se fait une conscience relâchée, qui ne sait plus reconnaître la gravité des imprudences ou des péchés qu'on commet, qui n'a plus assez de ressort pour les détester, et qui tombe bientôt dans des illusions coupables: «Telle voie paraît droite à un homme, mais son issue, c'est la voie de la mort: Est via, quae videtur homini recta, novissima autem eius deducunt ad mortem» [Pr 14:12]. On se croit riche, parce qu'on est orgueilleux, et en réalité on est pauvre et misérable aux yeux de Dieu.
§1277. 2° De là vient un affaiblissement progressif de la volonté.
a) À force de faire des concessions à la sensualité et à l'orgueil dans les petites choses, on en vient à céder au plaisir dans les choses plus importantes. Car tout se tient dans la vie spirituelle. L'Écriture nous apprend que celui qui ne soigne pas le peu qu'il a, tombera bientôt dans la ruine [Si 19:1], que celui qui est fidèle dans les petites choses l'est aussi dans les grandes, et que celui qui est injuste dans les petites choses l'est aussi dans les grandes [°682]; ce qui veut dire que l'application ou la négligence qu'on met dans certaines actions se retrouve dans les actions analogues.
b) On en arrive bientôt au dégoût pour l'effort: le ressort de la volonté étant détendu, on se laisse aller à la pente de la nature, à la nonchalance, à l'amour du plaisir. Or c'est là une pente dangereuse qui, si on ne la remonte, ne peut aboutir qu'aux fautes graves.
c) Car, en agissant de la sorte, on abuse des grâces, on résiste souvent aux inspirations du Saint Esprit; par là même on écoute plus facilement la voix du plaisir, on cède aux tendances mauvaises, et on finit par pécher gravement.
§1278. Cette chute est d'autant plus difficile à réparer qu'elle est presque insensible; on se laisse glisser, pour ainsi dire, au fond de l'abîme sans brusque secousse. Alors on essaie de se faire illusion: on tâche de se persuader que la faute n'est que vénielle, que, si la matière est grave, on n'y a pas consenti parfaitement: c'est une faute de surprise, qui ne peut être mortelle. Ainsi on se fausse la conscience, on ne fait qu'une confession insignifiante, comme celles qu'on faisait précédemment. Le confesseur y est trompé, et ce peut être le commencement d'une longue série de sacrilèges. Quand une balle tombe de haut, elle a la force de rebondir: si elle glisse au fond de l'abîme, elle y demeure; ainsi en est-il parfois des âmes tièdes! Il importe donc d'indiquer les remèdes.
§1279. Notre Seigneur lui-même indique ces remèdes: «Je te conseille de m'acheter de l'or éprouvé au feu pour que tu t'enrichisses (l'or de la charité et de la ferveur), et des vêtements blancs pour que tu t'enveloppes et que n'apparaisse pas la honte de ta nudité (pureté de conscience), et un collyre pour tes yeux, afin que tu regardes (la franchise avec soi-même et avec son confesseur). Car ceux que j'aime, je les reprends et les corrige: aie donc du zèle et convertis-toi. Voici que je suis debout à la porte, et je frappe: si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui et je souperai avec lui et lui avec moi» [Ap 3:18-20]. Il ne faut donc jamais désespérer: Jésus est tout prêt à nous rendre son amitié, et même son intimité, si nous nous convertissons. Pour le faire:
§1280. 1° Il faut recourir fréquemment à un sage confesseur, lui ouvrir franchement son âme et le prier sincèrement de secouer notre torpeur; recevoir et suivre ses conseils avec énergie et constance.
2° Sous sa direction, on reviendra à la pratique fervente de ses exercices spirituels, surtout de ceux qui assurent la fidélité aux autres, l'oraison, l'examen de conscience et l'offrande souvent renouvelée de ses actions [§523-528]. La ferveur dont il est question n'est pas la ferveur sensible, mais la générosité de la volonté qui s'efforce de ne rien refuser à Dieu.
3° On reprendra aussi la pratique assidue des vertus et devoirs d'état, faisant successivement son examen particulier sur les principaux points, et en rendant compte en confession [§265, §468-476].
C'est par là qu'on reviendra à la ferveur; et on n'oubliera pas que les fautes passées exigent une réparation par l'esprit et les oeuvres de pénitence.
§1281. Nous avons déjà tracé, d'après S. Ignace, les règles sur le discernement des esprits pour les commençants [§953-957]. Il est utile de résumer celles qu'il donne pour la voie illuminative, ou pour la seconde semaine des Exercices. Elles se rapportent à deux points principaux: 1° les consolations spirituelles; 2° les désirs ou projets d'avenir.
§1282. 1° Règles sur les consolations. a) C'est le propre du bon esprit, lorsqu'il s'approche d'une âme de bonne volonté de lui donner la vraie joie spirituelle, celle qui est accompagnée de paix. C'est le propre du mauvais esprit de combattre cette joie par des raisons spécieuses, des subtilités, des illusions: on dirait un avocat retors qui défend une mauvaise cause. -- Cette règle est fondée sur ce que Dieu est l'auteur de la paix, tandis que le démon jette le trouble dans l'âme pour la décourager.
b) Dieu seul peut donner la vraie consolation sans qu'aucune cause ait précédé, capable de la produire: lui seul en effet peut pénétrer dans l'intime de l'âme pour l'attirer et la tourner vers lui. -- Nous disons que la consolation n'a pas eu de cause précédente, quand rien ne s'est présenté qui peut la faire naître. -- Ainsi l'âme était plongée dans la désolation, et voilà qu'en un instant elle se trouve rassurée, pleine de joie, de force et de bonne volonté: tel fut le cas de saint François de Sales après les violents scrupules qui l'avaient assailli.
c) Quand une cause a précédé la consolation, elle peut venir du bon ou du mauvais esprit: elle vient du premier, si elle rend l'âme plus éclairée et plus forte dans le bien; elle vient du démon, si elle produit le relâchement, la mollesse, l'amour du plaisir ou de l'honneur, la présomption. En d'autres termes on juge de l'arbre à ses fruits.
d) C'est le propre du mauvais ange de se transformer en ange de lumière, d'entrer d'abord dans les sentiments de l'âme pieuse et de finir par lui inspirer les siens propres. -- Ainsi, quand il voit une âme s'adonner à la vertu, il lui suggère d'abord des sentiments conformes à ses dispositions vertueuses; puis, en s'appuyant sur son amour-propre, lui suggère des sentiments de vaine complaisance ou de présomption, des excès dans ses pénitences pour l'amener ensuite au découragement, ou au contraire quelques adoucissements à son genre de vie, sous prétexte de santé ou d'études. Ainsi il la fait déchoir peu à peu.
§1283. 2° Règles sur les désirs ou projets. a) Dans nos désirs et nos projets, nous devons examiner avec soin si le commencement, le milieu et la fin tendent au bien; car si, à l'un quelconque de ces moments, il y a quelque chose de mauvais, de dissipant, ou de moins bon que ce que nous nous étions déjà proposé; ou si ces désirs inquiètent notre âme, la troublent et l'affaiblissent, c'est une preuve qu'ils procèdent du mauvais esprit, ennemi de notre avancement et de notre salut éternel. -- La raison en est que, pour qu'une action soit bonne, il faut qu'il n'y ait en elle rien de contraire à la volonté de Dieu ou au bien spirituel de l'âme; si donc, dans un quelconque de ses éléments, on voit quelque défaut, c'est la marque de l'esprit malin.
b) Quand une fois on a découvert cette intervention du malin, il est utile de reprendre la suite des bonnes pensées, et de découvrir comment peu à peu le malin s'est introduit dans l'âme pour la troubler et essayer de l'amener au mal. Cette expérience nous fournira les moyens de nous mettre en garde plus tard contre les artifices de l'ennemi.
c) Il est une autre règle tirée de la façon d'agir du bon et du mauvais esprit: le premier agit doucement sur l'âme qui progresse comme une rosée qui pénètre une éponge; le second agit bruyamment comme une pluie d'orage qui tombe sur la pierre.
d) Même quand la consolation vient de Dieu, il faut savoir distinguer entre le temps même de la consolation et celui qui la suit; dans le premier, on agit sous l'inspiration de la grâce; dans le second, on forme des résolutions et des projets qui ne sont pas immédiatement inspirés par Dieu, et qui par conséquent doivent être exammés avec soin selon les règles précédentes.
§1284. 3° À ces règles tracées par S. Ignace on peut en ajouter quelques autres, qui résultent de ce que nous avons dit dans ce livre second.
a) Aspirer à une perfection intempestive, en dehors des occupations actuelles, en pratiquant des vertus d'éclat, en se singularisant, est la marque du mauvais esprit; car le bon nous porte sans doute à une haute perfection, mais compatible avec nos devoirs d'état, à une vie humble et cachée.
b) Le mépris des petites choses et le désir de se sanctifier en grand, ne sont pas la marque du bon esprit qui nous incline à la fidélité parfaite aux devoirs d'état et aux petites vertus: «iota unum aut unus apex non praeteribit a Lege, donec omnia fiant» [Mt 5:18].
c) Les retours complaisants sur soi-même quand on croit avoir bien fait, le désir d'être estimé pour sa piété et sa vertu, sont en opposition avec l'esprit chrétien qui cherche avant tout à ne plaire qu'à Dieu: «Si adhuc hominibus placerem, servus Christi non essem» [Ga 1:10]. Ainsi donc la fausse humilité qui se blâme pour se faire louer, et la fausse douceur qui n'est au fond que le désir de plaire aux hommes, sont contraires à l'esprit de Dieu.
d) Se plaindre, s'impatienter, se décourager au milieu des épreuves et des sécheresses, est une marque de l'esprit humain; l'esprit de Dieu nous porte au contraire à l'amour de la croix, à la résignation, au saint abandon, et nous fait persévérer dans l'oraison au milieu des aridités et des distractions.
§1285. 1° Le but de la voie illuminative, c'est de nous faire suivre Jésus en imitant ses vertus, dans la mesure où le permet notre faiblesse; ainsi nous marchons à la lumière de ses exemples: «Qui sequitur me, non ambulat in tenebris, sed habebit lumen vitae» [Jn 8:12]. Faire de lui le centre de nos pensées, de nos affections, de notre vie tout entière, tel est l'idéal dont nous essayons de nous rapprocher chaque jour.
C'est pour cela que notre oraison devient affective et que nous avons sans cesse Jésus devant les yeux pour l'adorer, dans le coeur pour l'aimer et l'attirer en nous, dans les mains pour pratiquer les vertus en union avec lui. Les vertus que nous pratiquons sont les vertus théologales et les vertus morales: elles se pratiquent parallèlement, en s'entr'aidant mutuellement. Toutefois il y a comme deux phases dans le développement de notre vie: dans la première nous mettons l'accent sur les vertus morales, et dans la seconde sur les vertus théologales.
§1286. 2° Il faut en effet tout d'abord assouplir nos facultés pour les unir à Dieu. Or c'est là ce que font les vertus morales:
1) la prudence assouplit notre intelligence, l'accoutume à réfléchir avant d'agir, à prendre conseil de Dieu et de ses représentants, et la fait ainsi participer à la sagesse divine.
2) La justice assouplit la volonté, en l'habituant à respecter les droits de Dieu et du prochain par la pratique de l'honnêteté parfaite, de la religion et de l'obéissance aux supérieurs; ainsi nous nous rapprochons de la justice de Dieu.
3) La force assouplit les passions violentes, modère et refrène leurs écarts, et dirige leurs forces vives vers le bien surnaturel difficile à réaliser; elle nous fait pratiquer la magnanimité, la munificence, la patience, et la constance, et nous rapproche ainsi de la force même de Dieu.
4) Pour amortir et discipliner l'amour du plaisir, la tempérance nous aide à mortifier la gourmandise par la sobriété, à vaincre la volupté par la chasteté, à dominer la superbe par l'humilité et la colère par la douceur. Ainsi l'âme pourra mieux pratiquer les vertus unifiantes.
§1287. Vient alors la seconde phase de la voie illuminative qui nous unit directement a Dieu.
1) La foi, avec ses clartés que tempère une certaine obscurité, soumet et unit notre intelligence à Dieu, et nous fait communier à la pensée divine.
2) L'espérance, comme un puissant levier, soulève notre volonté, la détache des choses terrestres, oriente ses désirs et ses ambitions du côté du Ciel, et nous unit à Dieu, source de notre bonheur, infiniment puissant et bon, dont nous attendons avec confiance tous les secours nécessaires pour atteindre notre fin surnaturelle.
3) La charité nous élève plus haut encore, nous fait aimer Dieu pour lui-même, parce qu'il est infiniment bon en soi, et nous fait aimer le prochain pour Dieu, comme un reflet de ses divines perfections. Elle unit donc notre âme tout entière à Dieu.
C'est dans le Coeur Sacré de Jésus que nous allons puiser ce double amour: unis étroitement à lui nous triomphons de notre égoïsme, et, faisant nôtres l'amour et tous les sentiments de Jésus, nous vivons pour Dieu comme il a vécu lui-même: «Ego vivo propter Patrem» [Jn 6:57].
§1288. 4° Sans doute, il faut s'attendre, au cours de nos ascensions, à des retours offensifs de l'ennemi: les sept péchés capitaux essaient de s'insinuer, sous une forme atténuée, jusqu'au plus intime de notre âme, et, si nous n'y prenons garde, nous font tomber dans la tiédeur. Mais les âmes vigilantes, appuyées sur Jésus, repoussent ces attaques, en profitent même pour s'affermir dans la vertu, et se préparent ainsi aux joies et aux épreuves de la voie unitive.
§1289. Quand on a purifié son âme, quand on l'a ornée par la pratique positive des vertus, on est mûr pour l'union habituelle et intime avec Dieu, en d'autres termes pour la voie unitive.
Avant d'entrer dans le détail des questions, il faut exposer brièvement: 1° le but à poursuivre dans cette voie; 2° ses caractères distinctifs; 3° la notion générale de la contemplation, qui est l'un des caractères généraux de cette voie; 4° la division à suivre.
§1290. Ce but n'est autre que l'union intime et habituelle avec Dieu par Jésus-Christ. Il est fort bien exprimé dans ces paroles que M. Olier a mises en tête du Pietas Seminarii: «Primarius et ultimus finis hujus Instituti erit vivere summe Deo in Christo Jesu Domino nostro, ita ut interiora Filii ejus intima cordis nostri penetrent, et liceat cuilibet dicere quod Paulus fiducialiter de se praedicabat: Vivo, jam non ego; vivit vero in me Christus» [°684; Ga 2:20].
Vivre uniquement pour Dieu, le Dieu vivant, la Trinité Sainte, habitant en nous, pour le louer, le servir, le révérer et l'aimer, tel est le but du parfait chrétien; vivre non d'une façon médiocre, mais d'une façon intense, avec toute la ferveur que donne l'amour; par conséquent viser à s'oublier soi-même afin de ne plus songer qu'à ce Dieu qui daigne vivre en nous, à l'aimer de toute notre âme, et à faire converger vers lui toutes nos pensées, nos désirs, nos actions. C'est par là que nous pourrons réaliser cette prière de Prime, où nous demandons à Dieu de diriger, de sanctifier, de régir et de gouverner notre âme et notre corps, nos sentiments, nos paroles, pour les soumettre entièrement à sa sainte volonté. «Dirigere et sanctificare, regere et gubernare dignare, Domine Deus, Rex caeli et terrae, hodie corda et corpora nostra, sensus, sermones et actus nostros in lege tua et in operibus mandatorum tuorum...»
§1291. Mais, comme nous en sommes incapables par nous-mêmes, nous voulons nous unir intimement au Christ Jésus, in Christo Jesu: incorporés à lui par le baptême, nous voulons resserrer cette union intime par la réception fervente des sacrements, et surtout par la sainte Communion, prolongée par le recueillement habituel afin que ses dispositions intérieures deviennent nôtres, inspirent toutes nos actions, et que nous puissions redire et pratiquer la parole de S. Paul: «Je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi». Pour obtenir cet heureux résultat, Jésus par ses mérites et ses prières nous envoie son divin Esprit, cet Esprit qui opérait en son âme les dispositions parfaites dont elle était animée; et, en nous laissant conduire par ce divin Esprit, en obéissant promptement, généreusement à ses inspirations, nous pensons, parlons et agissons comme ferait Jésus s'il était à notre place. C'est donc lui qui vit en nous, lui qui, avec nous et par nous, glorifie Dieu, nous sanctifie et nous aide à sanctifier nos frères. Si donc, en cette voie, la dévotion à la Sainte Trinité devient prédominante, on ne cesse pas pour cela de s'unir au Verbe Incarné, et c'est par lui qu'on monte jusqu'au Père: «nemo venit ad Patrem nisi per me» [Jn 14:6].
Ces caractères se résument en un seul, le besoin de tout simplifier, de tout ramener à l'unité, c'est-à-dire à l'union intime avec Dieu par la divine charité.
§1292. 1° L'âme vit presque constamment sous le regard de Dieu: elle aime à le contempler vivant en son coeur, «Ambulare cum Deo intus», et pour cela se détache avec soin des créatures: «nec aliqua affectione teneri foris». C'est pour ce motif qu'elle recherche la solitude et le silence; elle construit peu à peu dans son coeur une petite cellule, où elle trouve Dieu et lui parle coeur à coeur. Alors s'établit entre Dieu et elle une douce intimité:
«L'intimité, dit Mgr Gay [°685], c'est la conscience qu'ont ceux qui aiment de l'harmonie qui existe entre eux: conscience pleine de lumière, d'onction, de joie et de fécondité. C'est le sentiment et l'expérience de leurs attraits mutuels, de leur affinité et de leur similitude parfaite... C'est l'union jusqu'à l'unité et partant l'unité sans la solitude. C'est une sûreté réciproque, une confiance sans bornes, une simplicité consentie, rendant les âmes toutes transparentes; enfin, et par suite, c'est la pleine liberté qu'elles se donnent de s'entre-regarder toujours et de se voir jusqu'au dernier fond». Or c'est cette intimité que Dieu permet et daigne offrir aux âmes intérieures, comme l'explique si bien l'auteur de l'Imitation: «Frequens illi visitatio cum homine interno, dulcis sermocinatio, grata consolatio, multa pax, familiaritas stupenda nimis» [°686].
§1293. 2° L'amour de Dieu devient ainsi non seulement sa vertu principale, mais, on peut le dire, son unique vertu, en ce sens que toutes les autres vertus qu'elle pratique, ne sont pour elle que des actes d'amour.
Ainsi la prudence n'est, pour elle, qu'un regard affectueux vers les choses divines pour y trouver la règle de ses jugements; la justice, une imitation aussi parfaite que possible de la rectitude divine; la force, une maîtrise totale des passions; la tempérance, un oubli complet des plaisirs terrestres pour penser aux joies du ciel [°687]. À plus forte raison, les vertus théologales sont pour elle un exercice d'amour parfait: la foi, ce n'est plus seulement un acte renouvelé de temps en temps, c'est l'esprit de foi, la vie de foi informée par la charité, fides quae per caritatem operatur; l'espérance, c'est la confiance filiale, le saint abandon. À ces sommets, toutes les vertus n'en font plus qu'une, ce ne sont, pour ainsi dire, que des formes diverses de la charité: caritas patiens est, benigna est...
§1294. 3° Une simplification analogue s'opère dans l'oraison: les raisonnements disparaissent peu à peu pour faire place à de pieuses affections; celles-ci à leur tour se simplifient, comme nous l'expliquerons bientôt, et deviennent un regard affectueux et prolongé sur Dieu.
§1295. 4° De là une simplification dans la vie tout entière; autrefois elle avait ses heures d'oraison et de prière; maintenant sa vie est une prière perpétuelle: qu'elle travaille ou qu'elle se récrée, qu'elle soit seule ou avec d'autres, elle s'élève sans cesse vers Dieu, en conformant sa volonté à la sienne: «Quae placita sunt ei facio semper» [Jn 8:29]. Et cette conformité n'est pour elle qu'un acte d'amour et d'abandon entre les mains de Dieu: ses prières, ses actions communes, ses souffrances, ses humiliations sont tout imprégnées d'amour de Dieu: Deus meus et omnia.
§1296. Conclusion. Par là on peut voir quels sont ceux à qui convient la voie unitive: ce sont ceux qui réunissent les trois conditions suivantes:
a) Une grande pureté de coeur, c'est-à-dire non seulement l'expiation et la réparation des fautes passées, mais le détachement de tout ce qui pourrait conduire au péché, l'horreur pour toute faute vénielle de propos délibéré et même pour toute résistance volontaire à la grâce; ce qui n'exclut pas cependant quelques fautes vénielles de fragilité, d'ailleurs vivement et immédiatement regrettées. Cette purification de l'âme, ébauchée dans la voie purgative, s'est perfectionnée dans la voie illuminative par la pratique positive des vertus et l'acceptation généreuse des croix providentielles; elle va s'achever, dans la voie unitive, par les épreuves passives que nous décrirons bientôt.
b) Une grande maîtrise de soi-même, acquise par la mortification des passions, et la pratique des vertus morales et théologales, qui, en disciplinant nos facultés, les soumet peu à peu à la volonté, et celle-ci à la volonté divine. Par là se trouve rétabli, dans une certaine mesure, l'ordre primitif: maîtresse d'elle-même, l'âme peut se donner complètement à Dieu.
c) Un besoin habituel de penser à Dieu, de s'entretenir avec lui, de faire toutes ses actions en vue de lui plaire; on souffre de ne pouvoir s'occuper constamment de lui, et si, par devoir d'état, on se livre à des occupations profanes, on s'efforce de ne pas perdre de vue sa présence; on se tourne instinctivement vers lui comme l'aiguille aimantée vers le Nord: «oculi mei semper ad Dominum» [Ps 24:25].
À force de penser à Dieu, on fixe amoureusement son regard sur lui; c'est la contemplation, qui est l'une des marques caractéristiques de cette voie.
§1297. 1° Contemplation naturelle. Contempler en général est regarder un objet avec admiration. Il y a une contemplation naturelle, qui peut être sensible, imaginative ou intellectuelle.
1) Elle est sensible, quand on regarde longuement et avec admiration un beau spectacle, par exemple l'immensité de la mer ou une chaîne de montagnes. 2) On l'appelle imaginative, quand, par l'imagination, on se représente longuement, avec admiration et affection, une chose ou une personne aimée. 3) Elle se nomme intellectuelle ou philosophique, lorsqu'on arrête son esprit avec admiration, et par une simple vue, sur quelque grande synthèse philosophique, par exemple, sur l'Être absolument simple et immuable, principe et fin de tous les êtres.
§1298. 2° Contemplation surnaturelle. Il y a aussi une contemplation surnaturelle, et c'est d'elle que nous parlons. Nous allons en exposer la notion et les espèces.
A) Notion. Le terme contemplation désigne au sens propre un acte de simple vue intellectuelle, abstraction faite des divers éléments affectifs ou imaginatifs qui l'accompagnent; mais, quand l'objet contemplé est beau et aimable, il est accompagné d'admiration et d'amour. Par extension, on appelle contemplation une oraison caractérisée par la prédominance de ce simple regard; il n'est donc pas nécessaire que cet acte dure tout le temps de l'oraison, il suffit qu'il soit fréquent et accompagné d'affections. Ainsi l'oraison contemplative se distingue de l'oraison discursive [§667], parce qu'elle exclut les longs raisonnements, et de l'oraison affective [§976], parce qu'elle exclut la multiplicité des actes qui caractérise celle-ci. On peut donc la définir: une vue simple et affectueuse de Dieu ou des choses divines; plus brièvement, simplex intuitus veritatis, comme dit S. Thomas [°689].
§1299. B) Espèces. On peut distinguer trois sortes de contemplation: la contemplation acquise, la contemplation infuse et la contemplation mixte [°690].
a) La contemplation acquise n'est au fond qu'une oraison affective simplifiée et peut se définir: une contemplation dans laquelle la simplification des actes intellectuels et affectifs est le fruit de notre activité aidée de la grâce. Souvent même les dons du Saint Esprit y interviennent d'une façon latente, surtout ceux de science, d'intelligence et de sagesse, pour nous aider à fixer amoureusement notre regard sur Dieu, comme nous l'expliquerons plus loin.
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