Adorons Jésus-Eucharistie! | Accueil >> Varia >> Livres >> Table des matières
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§300. C) Enfin il en est qui prétendent que la perfection est une utopie irréalisable et par là même dangereuse, qu'il suffit d'observer les commandements et surtout de soulager le prochain, sans perdre son temps en des pratiques minutieuses ou à la recherche de vertus extraordinaires. La lecture de la Vie des Saints suffit à redresser cette erreur, en montrant que la perfection a été réalisée sur terre, et que la pratique des conseils, loin de nuire à l'observation des préceptes, ne fait que la rendre plus facile.
§301. 3° Parmi les personnes dévotes elles-mêmes, il en est qui se trompent sur la vraie nature de la perfection, chacun la peignant selon sa passion et fantaisie [°178].
A) Plusieurs, confondant la dévotion avec les dévotions, s'imaginent que la perfection consiste à réciter un grand nombre de prières et à faire partie de beaucoup de confréries, au détriment même de leurs devoirs d'état qu'elles négligent parfois pour faire tel ou tel pieux exercice, ou de la vertu de charité à l'égard des personnes de la maison. C'est substituer l'accessoire au principal, sacrifier le moyen à la fin.
§302. B) D'autres s'adonnent aux jeûnes et aux austérités, au point d'épuiser leur corps et de se rendre incapables de bien accomplir leurs devoirs d'état, et se croient par là dispensés de la charité à l'égard du prochain; n'osant point tremper leur langue dans le vin, ils ne craindront pas «de la plonger dedans le sang du prochain par la médisance et la calomnie». Ici encore c'est se méprendre sur ce qu'il y a de plus essentiel dans la perfection, et négliger le devoir capital de la charité pour des pratiques bonnes, sans doute, mais moins importantes. C'est dans une erreur analogue que tombent ceux qui font de riches aumônes, mais ne veulent pas pardonner à leurs ennemis, ou qui, leur pardonnant, ne songent pas à payer leurs dettes.
§303. C) Quelques-uns, confondant les consolations spirituelles avec la ferveur, se croient parfaits quand ils sont inondés de joie et prient avec facilité; et s'imaginent au contraire être relâchés, quand ils sont envahis par les sécheresses et les distractions. Ils oublient que ce qui compte aux yeux de Dieu, c'est l'effort généreux et souvent renouvelé, malgré les insuccès apparents qu'on peut essuyer.
§304. D) D'autres, épris d'action et d'oeuvres extérieures, négligent la vie intérieure pour se donner plus complètement à l'apostolat. C'est oublier que l'âme de tout apostolat est la prière habituelle, qui attire la grâce divine et rend l'action féconde.
§305. E) Enfin quelques uns, ayant lu des livres mystiques ou des vies de Saints, où l'on décrit des extases et des visions, s'imaginent que la perfection consiste dans ces phénomènes extraordinaires, et font des efforts de tête et d'imagination pour y arriver. Ils n'ont pas compris que, au témoignage même des mystiques, ce sont là des phénomènes accessoires qui ne constituent pas la sainteté, et auxquels il ne faut pas prétendre; que la vole de la conformité à la volonté de Dieu est beaucoup plus sûre et plus pratique [°178.1].
Ayant ainsi déblayé le terrain, nous pourrons plus facilement comprendre en quoi consiste essentiellement la vraie perfection.
§306. État de la question. Pour bien résoudre ce problème, commençons par préciser l'état de la question: 1° Un être est parfait (per-fectum) dans l'ordre naturel, quand il est fini, achevé, par conséquent quand il atteint sa fin: «unumquodque dicitur esse perfectum in quantum attingit proprium finem, qui est ultima rei perfectio» [°180] C'est là la perfection absolue; mais il en est une autre, relative et progressive, qui consiste à se rapprocher de cette fin, en développant toutes ses facultés et en pratiquant tous ses devoirs selon les prescriptions de la loi naturelle manifestée par la droite raison.
§307. 2° La fin de l'homme, même dans l'ordre naturel, c'est Dieu. 1) créés par Lui, nous sommes nécessairement créés pour Lui, car il ne peut évidemment trouver une fin plus parfaite que Lui-même, puisqu'il est la plénitude de l'Être; et par ailleurs créer pour une fin imparfaite serait indigne de lui. 2) De plus, Dieu étant la perfection infinie, et par là même la source de toute perfection, l'homme est d'autant plus parfait qu'il se rapproche d'avantage de Lui et participe à ses divines perfections; voilà pourquoi il ne trouve dans les créatures rien qui puisse satisfaire ses légitimes aspirations: «Ultimus hominis finis est bonum increatum, scilicet Deus, qui solus suâ infinitâ bonitate potest voluntatem hominis perfecte implere» [°181]. C'est donc vers Dieu qu'il faut orienter toutes nos actions; le connaître, l'aimer, le servir, et par là le glorifier, voilà le but de la vie, la source de toute perfection.
§308. 3° C'est plus vrai encore dans l'ordre surnaturel. Élevés gratuitement par Dieu à un état qui dépasse nos exigences et nos possibilités; appelés à le contempler un jour par la vision béatifique, et déjà le possédant par la grâce; dotés de tout un organisme surnaturel pour nous unir à lui par la pratique des vertus chrétiennes, nous ne pouvons évidemment nous perfectionner qu'en nous rapprochant sans cesse de lui. Et, comme nous ne pouvons le faire sans nous unir à Jésus, qui est la voie nécessaire pour aller au Père, notre perfection consistera à vivre pour Dieu en union avec Jésus-Christ: «Vivere summe Deo in Christo Jesu» [°182]. C'est ce que nous faisons en pratiquant les vertus chrétiennes, théologales et morales, qui toutes ont pour but de nous unir à Dieu, d'une façon plus ou moins directe, en nous faisant imiter N.S.J.C.
§309. 4° Ici se pose donc la question de savoir si, parmi ces vertus, il n'en est pas une qui résume et contienne toutes les autres, et qui par là même constitue, pour ainsi dire, l'essence de la perfection. Saint Thomas, résumant la doctrine de nos Saints Livres et celle des Pères, répond affirmativement et nous enseigne que la perfection consiste essentiellement dans l'amour de Dieu et du prochain aimé pour Dieu: «Per se quidem et essentialiter consistit perfectio christianae vitae in caritate, principaliter quidem secundum dilectionem Dei, secundario autem secundum dilectionem proximi» [°183]. Mais, comme dans la vie présente, l'amour de Dieu ne peut se pratiquer sans renoncer à l'amour désordonné de soi-même ou à la triple concupiscence, il faut en pratique joindre le sacrifice à l'amour. C'est ce que nous allons exposer, en montrant: 1) comment l'amour de Dieu et du prochain constitue l'essence de la perfection; 2) pourquoi cet amour doit aller jusqu'au sacrifice; 3) comment on doit combiner ces deux éléments; 4) comment la perfection embrasse à la fois les préceptes et les conseils; 5) quels sont ses degrés et jusqu'où elle peut aller sur terre.
§310. Expliquons d'abord le sens de la thèse. L'amour de Dieu et du prochain, dont il est ici question, est surnaturel dans son objet comme dans son motif et son principe. Le Dieu que nous aimons, c'est le Dieu que nous manifeste la révélation, le Dieu de la Trinité; nous l'aimons parce que la foi nous le montre infiniment bon et infiniment aimable; nous l'aimons par la volonté perfectionnée par la vertu de charité et aidée de la grâce actuelle. Ce n'est donc pas un amour de sensibilité; sans doute l'homme étant composé de corps et d'âme, il se mêle souvent un élément sensible à nos plus nobles affections; mais ce sentiment fait parfois complètement défaut, et en tout cas est complètement accessoire. L'essence même de l'amour, c'est le dévouement, c'est la volonté ferme de se donner et au besoin de s'immoler tout entier pour Dieu et pour sa gloire, de préférer son bon plaisir au nôtre et à celui des créatures.
§311. Il en faut dire autant, proportion gardée, de l'amour du prochain. C'est Dieu que nous aimons en lui, une image, un reflet de ses divines perfections; le motif qui nous le fait aimer est donc la bonté divine en tant qu'elle est manifestée, exprimée, irradiée dans le prochain; en termes plus concrets, nous voyons et aimons dans nos frères une âme habitée par le Saint Esprit, ornée de la grâce divine, rachetée au prix du sang de Jésus-Christ; en l'aimant, nous voulons son bien surnaturel, le perfectionnement de son âme, son salut éternel.
Aussi il n'y a pas deux vertus de charité, l'une à l'égard de Dieu, l'autre à l'égard du prochain; il n'y en a qu'une qui embrasse à la fois Dieu aimé pour lui-même et le prochain aimé pour Dieu.
Avec ces notions, il nous sera facile de comprendre que la perfection consiste bien dans cette vertu de charité.
§312. 1° Interrogeons la Sainte Écriture. A) Dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, ce qui domine et résume toute la Loi, c'est le grand précepte de la charité, charité envers Dieu et charité envers le prochain. Aussi, quand un docteur de la loi demande à Notre Seigneur ce qu'il faut faire pour gagner la vie éternelle, le divin Maître se borne à lui répondre: Que dit la loi? Et le docteur, sans hésiter, rappelle le texte du Deutéronome: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même: Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo et ex tota anima tua et ex omnibus viribus tuis et ex omni mente tua et proximum tuum sicut teipsum». Et Notre Seigneur l'approuve, en disant: «Hoc fac et vives» [°184]. Il ajoute ailleurs que ce double précepte de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain constitue la Loi et les Prophètes [Mt 22:40]. C'est ce que déclare S. Paul, sous une autre forme, quand, après avoir rappelé les principaux préceptes du Décalogue, il ajoute que la plénitude de la Loi, c'est l'amour: «Plenitudo legis dilectio» [Rm 13:10]. Ainsi l'amour de Dieu et du prochain est à la fois la synthèse et la plénitude de la Loi. Or la perfection chrétienne ne peut être que l'accomplissement parfait et intégral de la Loi; car la Loi c'est ce que Dieu veut, et qu'y a-t-il de plus parfait que la sainte volonté de Dieu?
§313. B) Il est une autre preuve tirée de la doctrine de Saint Paul sur la charité, dans le ch. XIIIe de la Ire Ep. aux Corinthiens; là en effet, en un langage lyrique, il décrit l'excellence de la charité, sa supériorité sur les charismes ou les grâces gratuitement données, sur les autres vertus théologales, la foi et l'espérance; il montre qu'elle résume et contient éminemment toutes les vertus, bien plus, qu'elle est elle-même l'ensemble de ces vertus: «Caritas patiens est, benigna est caritas, non aemulatur, non agit superbe, non inflatur, non est ambitiosa, non quaerit, quae sua sunt, non irritatur, non cogitat malum...» [1Co 13:4-13]; enfin il ajoute que les charismes passeront, que la foi et l'espérance disparaîtront, mais que la charité est éternelle. N'est-ce pas par là même enseigner qu'elle est non seulement la reine et l'âme des vertus, mais qu'elle est si excellente qu'elle suffit à rendre un homme parfait, en lui communiquant toutes les vertus?
§314. C) Saint Jean, l'Apôtre de la divine dilection, nous en donne la raison fondamentale. Dieu, nous dit-il, est charité, Deus caritas est; c'est là, pour ainsi dire, sa note caractéristique. Si donc nous voulons lui ressembler, être parfaits comme notre Père céleste, il faut l'aimer comme il nous a aimés: «quoniam prior ipse dilexit nos» [1Jn 4:10]; et, comme nous ne pouvons l'aimer sans aimer le prochain, nous devons aimer ce cher prochain jusqu'à nous sacrifier pour lui: «et nos debemus pro fratribus animas ponere» [1Jn 3:16]. Il ajoute: «Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres car l'amour vient de Dieu, et quiconque aime est aimé de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour... Et cet amour consiste en ce que ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils comme victime de propitiation pour nos péchés. Mes bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres... Dieu est amour, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui» [°185]. On ne peut dire plus clairement que toute la perfection consiste dans l'amour de Dieu et du prochain pour Dieu.
§315. 2° Interrogeons la raison éclairée par la foi: si nous considérons soit la nature de la perfection, soit la nature de la charité, nous arrivons à la même conclusion.
A) La perfection d'un être consiste, avons-nous dit, à atteindre sa fin ou à s'en rapprocher le plus possible [§306]. Or la fin de l'homme dans l'ordre surnaturel, c'est Dieu éternellement possédé par la vision béatifique et par l'amour qui en résulte; et sur terre nous nous rapprochons de cette fin en vivant déjà dans une union intime avec la sainte Trinité vivant en nous et avec Jésus le médiateur nécessaire pour aller au Père. Plus donc nous sommes unis à Dieu, notre fin dernière et la source de notre vie, et plus nous sommes parfaits.
§316. Or quelle est, parmi les vertus chrétiennes, la plus unifiante, celle qui unit notre âme tout entière à Dieu, si ce n'est la divine charité? Les autres vertus nous préparent bien à cette union, ou même nous y initient, mais ne peuvent l'achever. Les vertus morales, prudence, force, tempérance, justice, etc., ne nous unissent pas directement à Dieu, mais se bornent à supprimer ou diminuer les obstacles qui nous en éloignent, et à nous rapprocher de Dieu par la conformité à l'ordre; ainsi la tempérance, en combattant l'usage immodéré du plaisir, atténue l'un des plus violents obstacles à l'amour de Dieu; l'humilité, en écartant l'orgueil et l'amour-propre, nous prédispose à la pratique de la divine charité. En outre ces vertus, en nous faisant pratiquer l'ordre ou la juste mesure, soumettent notre volonté à celle de Dieu et nous rapprochent de lui. Quant aux vertus théologales, distinctes de la charité, elles nous unissent sans doute à Dieu, mais d'une façon incomplète. La foi nous unit à Dieu, vérité infaillible, et nous fait voir les choses à la lumière divine; mais elle est compatible avec le péché mortel, qui nous sépare de Dieu. L'espérance nous élève jusqu'à Dieu, en tant qu'il est bon pour nous, et nous fait désirer les biens du ciel, mais peut subsister avec des fautes graves, qui nous détournent de notre fin.
§317. Seule la charité nous unit complètement à Dieu. Elle suppose la foi et l'espérance, mais les dépasse: elle prend notre âme tout entière, intelligence, coeur, volonté, activité, et la donne à Dieu sans réserve. Elle exclut le péché mortel, l'ennemi de Dieu, et nous fait jouir de l'amitié divine: «Si quis diligit me, et Pater meus diliget eum» [Jn 14:23]. Or l'amitié, c'est l'union, la fusion de deux âmes en une seule: cor unum et anima una... unum velle, unum nolle; union complète de toutes nos facultés: union de l'esprit qui fait que notre pensée se modèle sur celle de Dieu; union de la volonté qui nous fait embrasser la volonté divine comme la nôtre, union du coeur qui nous presse de nous donner à Dieu comme il se donne à nous, dilectus meus mihi et ego illi; union des forces actives, en vertu de laquelle Dieu met au service de notre faiblesse sa divine puissance, pour nous permettre d'exécuter nos bons desseins. La charité nous unit donc à Dieu, notre fin, à Dieu, infiniment parfait, et constitue ainsi l'élément essentiel de notre perfection.
§318. B) Si nous étudions la nature de la charité, nous arrivons à la même conclusion; comme le montre en effet Saint François de Sales, la charité comprend toutes les vertus et leur donne même une perfection spéciale [°186].
a) Elle comprend toutes les vertus. La perfection consiste évidemment dans l'acquisition des vertus: si on les possède toutes, à un degré non seulement initial, mais élevé, on est évidemment parfait. Or qui possède la charité, possède toutes les vertus et cela dans leur perfection: la foi, sans laquelle on ne peut connaître et aimer les infinies amabilités de Dieu, et l'espérance, qui, en inspirant la confiance, nous conduit à l'amour: et toutes les vertus morales, par exemple, la prudence, sans laquelle la charité ne pourrait ni se conserver ni grandir; la force, qui nous fait triompher des obstacles qui se dressent contre la pratique de la charité; la tempérance, qui mate la sensualité, ennemie implacable de l'amour divin.
Bien plus, ajoute S. François de Sales, «le grand Apôtre [1Co 13:4] ne dit pas seulement que la charité nous donne la patience, bénignité, constance, simplicité; mais il dit qu'elle-même elle est patiente, bénigne, constante», parce qu'elle contient la perfection de toutes les vertus.
§319. b) Elle leur donne même une perfection et une valeur spéciale, elle est, selon la formule de Saint Thomas [°187], la forme de toutes les vertus. «Toutes les vertus séparées de la charité sont fort imparfaites, puisqu'elles ne peuvent sans icelle parvenir à leur fin, qui est de rendre l'homme heureux... Je ne nie pas que sans la charité elles ne puissent naître, voire même faire progrès; mais qu'elles ayent leur perfection pour porter le titre de vertus faites, formées et accomplies, cela dépend de la charité, qui leur donne la force de voler en Dieu, et recueillir de la miséricorde d'iceluy le miel du vray mérite et de la sanctification des coeurs esquelz elles se treuvent. La charité est entre les vertus comme le soleil entre les estoiles; elle leur distribue à toutes leur clarté et beauté. La foy, l'espérance, la crainte et pénitence viennent ordinairement devant elle en l'âme pour luy préparer le logis; et comme elle est arrivée, elles luy obéissent et la servent comme tout le reste des vertus, et elle les anime, les orne et vivifie toutes par sa présence» [°188]. En d'autres termes, la charité orientant directement notre âme vers Dieu, suprême perfection et fin dernière, donne aussi à toutes les autres vertus, qui viennent se ranger sous son empire, la même orientation et par suite la même valeur. Ainsi un acte d'obéissance et d'humilité, outre sa valeur propre, reçoit de la charité une valeur beaucoup plus grande, lorsqu'il est fait pour plaire à Dieu, parce qu'alors il devient un acte d'amour, c'est-à-dire un acte de la plus parfaite des vertus. Ajoutons que cet acte devient plus facile et plus attrayant: obéir et s'humilier coûtent beaucoup à notre orgueilleuse nature, mais avoir conscience qu'en pratiquant ces actes on aime Dieu et procure sa gloire, les facilite singulièrement.
Ainsi donc la charité est non seulement la synthèse, mais l'âme de toutes les vertus, et elle nous unit à Dieu d'une façon plus parfaite et plus directe qu'aucune d'elles: c'est donc elle qui constitue l'essence même de la perfection.
§320. Puisque l'essence de la perfection consiste dans l'amour de Dieu, il en résulte que le chemin de raccourci pour y arriver, c'est de beaucoup aimer, d'aimer avec générosité et intensité, et surtout d'un amour pur et désintéressé. Or ce n'est pas seulement quand nous récitons un acte de charité que nous aimons Dieu, mais encore chaque fois que nous faisons sa volonté ou que nous accomplissons un devoir, même le plus minime, en vue de lui plaire. C'est donc chacune de nos actions, si vulgaire soit-elle en elle-même, qui peut être transformée en un acte d'amour et nous faire avancer vers la perfection. Le progrès sera d'autant plus réel et plus rapide que cet amour sera plus intense et plus généreux, et par conséquent que notre effort sera plus énergique et plus constant; car ce qui compte aux yeux de Dieu, c'est la volonté, c'est l'effort, indépendamment de toute émotion sensible.
Et, parce que l'amour surnaturel du prochain est aussi un acte d'amour de Dieu, tous les services que nous rendons à nos frères, en voyant en eux un reflet des perfections divines, ou, ce qui revient au même, en voyant Jésus-Christ en eux, deviennent des actes d'amour qui nous font avancer vers la sainteté. Ainsi donc aimer Dieu et le prochain pour Dieu, voilà le secret de la perfection, pourvu que sur terre on y joigne le sacrifice.
§321. Au ciel nous aimerons sans avoir besoin de nous immoler. Mais sur terre il en va tout autrement. Dans l'état actuel de nature déchue, il nous est impossible d'aimer Dieu d'un amour vrai et effectif, sans nous sacrifier pour Lui.
C'est ce qui résulte de ce que nous avons dit plus haut, [§74-75], sur les tendances de la nature corrompue qui demeurent dans l'homme régénéré. Nous ne pouvons aimer Dieu sans combattre et mater ces tendances; et c'est là un combat qui commence avec l'éveil de la raison et ne s'achève qu'avec notre dernier soupir. Sans doute il y a moments de répit, où la lutte est moins vive; mais même alors on ne peut mettre bas les armes qu'en s'exposant à un retour offensif de l'ennemi. C'est ce que prouve le témoignage de la Sainte Écriture.
1° La Sainte Écriture nous marque clairement la nécessité absolue du sacrifice ou de l'abnégation, pour aimer Dieu et le prochain.
§322. A) C'est à tous ses disciples que Notre Seigneur adresse cette invitation: «Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce lui-même, porte sa croix et me suive: Si quis vult post me venire, abneget semetipsum, tollat crucem suam et sequatur me» [°189]. Pour suivre Jésus et l'aimer, la condition essentielle, c'est de renoncer à soi-même, c'est-à-dire aux tendances mauvaises de la nature, à l'égoïsme, à l'orgueil, à l'ambition, à la sensualité, à la luxure, à l'amour désordonné du bien-être et des richesses; c'est de porter sa croix, d'accepter les souffrances, les privations, les humiliations, les revers de fortune, les fatigues, les maladies, en un mot toutes ces croix providentielles que Dieu nous envoie pour nous éprouver, affermir notre vertu et nous faciliter l'expiation de nos fautes. Alors, mais alors seulement, on peut être son disciple et marcher dans les voies de l'amour et de la perfection.
Cette leçon, il la confirme par son exemple. Lui, qui était venu du ciel tout exprès pour nous montrer le chemin de la perfection, n'a pas suivi d'autre voie que celle de la croix: Tota vita Christi crux fuit et martyrium. De la crèche au Calvaire, c'est une longue série de privations, d'humiliations, de fatigues, de labeurs apostoliques, que viennent couronner les angoisses et les tortures de sa douloureuse passion. C'est le commentaire éloquent du «Si quis vult venire post me»; s'il y avait une autre voie plus sûre, il nous l'eût montrée; mais il savait qu'il n'en est pas d'autre, et il l'a suivie pour nous entraîner à sa suite: «Et moi, quand j'aurai été élevé de la terre, j'attirerai tous les hommes à moi: Et ego, si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad me ipsum» [Jn 12:32]. Ainsi l'ont compris les Apôtres qui nous répètent, avec S. Pierre, que si le Christ a souffert pour nous, c'est pour nous entraîner à sa suite: «Christus passus est pro nobis, vobis relinquens exemplum ut sequamini vestigia ejus» [1P 2:21].
§323. B) C'est aussi l'enseignement de S. Paul: pour lui, la perfection chrétienne consiste à se dépouiller du vieil homme pour revêtir le nouveau, «expoliantes vos veterem hominem cum actibus suis et induentes novum» [Col 3:9]. Or le vieil homme, c'est l'ensemble des tendances mauvaises que nous avons héritées d'Adam, c'est la triple concupiscence qu'il faut combattre et museler par la pratique de la mortification. Aussi dit-il nettement que ceux qui veulent être les disciples du Christ doivent crucifier leurs vices et leurs mauvais désirs: «Qui sunt Christi, carnem suam crucifixerunt cum vitiis et concupiscentiis» [Ga 5:24]. C'est la condition essentielle, si bien que lui-même se sent obligé de châtier son corps et de réprimer la concupiscence pour ne pas s'exposer à la réprobation: «Castigo corpus meum et in servitutem redigo, ne forte cum aliis praedicaverim, ipse reprobus efficiar» [1Co 9:27].
§324. C) S. Jean, l'apôtre de la charité, n'est pas moins affirmatif: il enseigne que, pour aimer Dieu, il faut observer les commandements et combattre la triple concupiscence qui règne en maîtresse dans le monde; et il ajoute que si on aime le monde et ce qui est dans le monde, c'est-à-dire la triple concupiscence, on ne peut posséder l'amour de Dieu: «Si quis diligit mundum, non est caritas Patris in eo» [1Jn 2:15]. Or pour haïr le monde et ses séductions, il faut évidemment pratiquer l'esprit de sacrifice, en se privant des plaisirs mauvais et dangereux.
§325. 2° C'est du reste de qui résulte de l'état de nature déchue, tel que nous l'avons décrit, [§74], et de la triple concupiscence que nous avons à combattre, [§193 ss]. Il est impossible en effet d'aimer Dieu et le prochain sans sacrifier généreusement ce qui s'oppose à cet amour. Or la triple concupiscence s'oppose à l'amour de Dieu et du prochain, ainsi que nous l'avons montré. Il faut donc la combattre sans trêve ni merci, si nous voulons progresser dans la charité.
§326. Donnons quelques exemples. Nos sens extérieurs se portent avec avidité vers ce qui les flatte, et mettent en péril notre fragile vertu. Que faire pour y résister? Notre Seigneur nous le dit en son énergique langage: «Si ton oeil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi; car il vaut mieux pour toi qu'un seul de tes membres périsse, et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne» [Mt 5:29]. Ce qui veut dire qu'il faut savoir, par la mortification, détacher ses yeux, ses oreilles, tous ses sens de ce qui est une occasion de péché; sans cela, ni salut, ni perfection.
Il en est de même de nos sens intérieurs, en particulier de l'imagination et de la mémoire; qui ne sait à quels dangers nous nous exposons, à moins que dès le début nous ne réprimions leurs écarts?
Nos facultés supérieures elles-mêmes, l'intelligence et la volonté, sont sujettes à bien des déviations, à la curiosité, à l'indépendance, à l'orgueil; pour les captiver sous le joug de la foi, de l'humble soumission à la volonté de Dieu et de ses représentants, que d'efforts sont nécessaires, que de luttes sans cesse renaissantes!
Il faut donc l'avouer, si nous voulons aimer Dieu et le prochain pour Dieu, il faut savoir mortifier l'égoïsme, la sensualité, l'orgueil, l'amour désordonné des richesses, et ainsi le sacrifice s'impose comme la condition essentielle de l'amour de Dieu sur terre.
N'est-ce pas au fond la pensée de Saint Augustin, quand il nous dit: «Deux amours ont fait deux cités: l'amour de soi poussé jusqu'au mépris de Dieu a fait la cité terrestre; l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi a fait la cité du ciel» [°190]. On ne peut, en d'autres termes, aimer vraiment Dieu qu'en se méprisant soi-même, c'est-à-dire en méprisant, en combattant les tendances mauvaises. Quant à ce qu'il y a de bon en nous, il faut en faire hommage à son premier auteur, et le cultiver par des efforts incessants.
§327. La conclusion qui s'impose, c'est que s'il faut, pour être parfait, multiplier les actes d'amour, il n'est pas moins nécessaire de multiplier les actes de sacrifice puisque sur terre on ne peut aimer qu'en s'immolant. Du reste on peut dire que toutes nos oeuvres bonnes sont à la fois des actes d'amour et des actes de sacrifice: en tant qu'elles nous détachent des créatures et de nous-mêmes, ce sont des sacrifices; en tant qu'elles nous unissent à Dieu, ce sont des actes d'amour. Reste donc à voir comment on peut combiner ces deux éléments.
§328. Puisque l'amour et le sacrifice doivent avoir leur part dans la vie chrétienne, quel sera le rôle de chacun de ces deux éléments? Sur ce sujet, il y a des points sur lesquels tous s'entendent, et d'autres où quelques divergences se manifestent, bien qu'en pratique les sages des diverses écoles aboutissent à des conclusions qui sont sensiblement les mêmes.
§329. 1° Tout le monde admet qu'en soi, dans l'ordre ontologique, ou de dignité, l'amour tient le premier rang: c'est le but et l'élément essentiel de la perfection, ainsi que nous l'avons prouvé dans notre première thèse, §312. C'est donc lui qu'il faut avoir en vue tout d'abord, lui qu'il faut poursuivre sans relâche, lui qui doit donner au sacrifice sa raison d'être et sa valeur principale: «in omnibus respice finem». Il faut donc en parler dès le début de la vie spirituelle et faire remarquer que l'amour de Dieu facilite singulièrement le sacrifice, mais ne peut jamais en dispenser.
§330. 2° En ce qui concerne l'ordre chronologique, tous admettent encore que ces deux éléments sont inséparables et doivent par conséquent se cultiver en même temps et même se compénétrer, puisqu'il n'y a pas, sur terre, d'amour vrai sans sacrifice, et que le sacrifice fait pour Dieu est une des meilleures marques d'amour.
Toute la question se réduit donc au fond à celle-ci: dans l'ordre chronologique, sur quel élément faut-il insister, sur l'amour ou sur le sacrifice? Ici nous nous trouvons en face de deux tendances et de deux écoles.
§331. A) Saint François de Sales, s'appuyant sur beaucoup de représentants de l'école bénédictine et dominicaine, et confiant dans les ressources que nous offre la nature humaine régénérée, met en avant l'amour de Dieu pour mieux faire accepter et pratiquer le sacrifice; mais loin d'exclure ce dernier, il demande à sa Philothée beaucoup de renoncement et de sacrifice; s'il le fait avec beaucoup de ménagements et de douceur dans la forme, c'est pour mieux arriver à son but. C'est ce qui parait dès le premier chapitre de l'Introduction à la vie dévote: «La vraye et vivante dévotion présuppose l'amour de Dieu, ains elle n'est autre chose qu'un vray amour de Dieu... Et d'autant que la dévotion gist en certain degré d'excellente charité, non seulement elle nous rend prompts, actifs, diligents à l'observation de tous les commandements de Dieu; mais outre cela, elle nous provoque à faire promptement et affectionnément le plus de bonnes oeuvres que nous pouvons, encore qu'elles ne soient aucunement commandées, ainsi seulement conseillées ou inspirées». Or observer les commandements, suivre les conseils et inspirations de la grâce, c'est assurément pratiquer un haut degré de mortification. Du reste, le Saint demande à Philothée de commencer par se purifier non seulement de ses fautes mortelles, mais de ses péchés véniels, de l'affection aux choses inutiles et dangereuses et des mauvaises inclinations. Et, quand il traite des vertus, il n'en oublie pas le côté mortifiant; il veut seulement que tout soit assaisonné de l'amour de Dieu et du prochain.
§332. B) D'un autre côté, l'école ignatienne et l'école française du XVIIe siècle, sans oublier que l'amour de Dieu est le but à atteindre et doit vivifier toutes nos actions, mettent au premier plan, surtout pour les débutants, le renoncement, l'amour de la croix ou le crucifiement du vieil homme comme le plus sûr moyen d'arriver à l'amour vrai et effectif [°191]. Elles semblent craindre que si on n'y insiste pas au début, beaucoup d'âmes ne tombent dans l'illusion, s'imaginant être déjà fort avancées dans l'amour de Dieu, alors que leur piété est plus sensible et apparente que réelle; de là ces chutes déplorables quand se présentent les tentations graves et que l'on tombe dans la sécheresse. Par ailleurs le sacrifice, vaillamment accepté par amour pour Dieu, conduit à une charité plus généreuse et plus constante, et la pratique habituelle de l'amour de Dieu vient couronner l'édifice spirituel.
§333. Conclusion pratique. Sans vouloir dirimer cette controverse, nous allons proposer quelques conclusions admises par les sages de toutes les écoles.
A) Il y a deux excès à éviter: a) celui de vouloir lancer trop tôt les âmes dans ce qu'on appelle la voie d'amour, sans les exercer en même temps aux pratiques austères du renoncement quotidien. C'est alors qu'on favorise les illusions et parfois de chutes déplorables: que d'âmes, éprouvant ces consolations sensibles que Dieu ménage aux débutants, et se croyant affermies dans la vertu, s'exposent aux occasions de péché, commettent des imprudences et tombent en des fautes graves? Un peu plus de mortification, d'humilité vraie, de défiance d'elles-mêmes, une lutte plus courageuse contre leurs passions les eût préservées de ces défaillances.
b) Un autre excès c'est de ne parler que de renoncement et de mortification sans montrer que ce ne sont que des moyens pour arriver à l'amour de Dieu ou des manifestations de cet amour. Par là quelques âmes de bonne volonté mais encore peu courageuses, se sentent rebutées et même découragées. Elles auraient plus d'élan et d'énergie si on leur montrait que ces sacrifices deviennent beaucoup plus faciles, si on les fait par amour pour Dieu: «Ubi amatur, non laboratur».
§334. B) Après avoir évité ces excès, le directeur saura choisir pour son pénitent la voie qui convient le mieux à son caractère comme aux attraits de la grâce.
a) Il est des âmes sensibles et affectueuses, qui ne prennent goût à la mortification que lorsqu'elles ont déjà pratiqué pendant quelque temps l'amour de Dieu. Il est bien vrai que cet amour est souvent imparfait, plus ardent et sensible que, généreux et durable. Mais, si on a soin de profiter de ces premiers élans pour montrer que l'amour véritable ne peut persévérer sans sacrifice, si on réussit à faire pratiquer, par amour pour Dieu, quelques actes de pénitence, de réparation, de mortification, ceux-là même qui sont plus nécessaires pour éviter le péché, peu à peu leur vertu s'affermit, leur volonté se fortifie, et le moment vient où elles comprennent que le sacrifice doit marcher de pair avec l'amour de Dieu.
b) Si au contraire il s'agit de caractères énergiques, accoutumés à agir par devoir, on peut, tout en mettant devant leurs yeux l'union à Dieu comme but, insister au début sur le renoncement comme pierre de touche de la charité, et faire pratiquer la pénitence, l'humilité et la mortification, tout en assaisonnant ces vertus austères par un motif d'amour de Dieu ou de zèle pour les âmes.
Ainsi on ne séparera jamais l'amour du sacrifice, et on montrera que ces deux éléments se combinent et se perfectionnent mutuellement.
§335. 1° État de la question. Nous avons vu que la perfection consiste essentiellement dans l'amour de Dieu et du prochain poussé jusqu'au sacrifice. Or sur l'amour de Dieu et le sacrifice, il y a à la fois des préceptes et des conseils: des préceptes, qui nous commandent, sous peine de péché, de faire telle ou telle chose ou de nous en abstenir; des conseils qui nous invitent à faire pour Dieu plus que ce qui est commandé, sous peine d'imperfection volontaire et de résistance à la grâce. Notre Seigneur y fait allusion, quand il déclare au jeune homme riche: «Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements... Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel: Si autem vis ad vitam ingredi, serva mandata... Si vis perfectus esse, vade, vende, quae habes, et da pauperibus, et habebis thesaurum in caelo; et veni, sequere me» [Mt 19:17-21]. Ainsi donc observer les lois de la justice et de la charité en matière de propriété, cela suffit pour entrer au ciel; mais, si l'on veut être parfait, il faut vendre ses biens, en donner le prix aux pauvres et pratiquer ainsi la pauvreté volontaire. S. Paul nous fait aussi remarquer que la virginité est un conseil et non un précepte, que se marier est bon, mais que demeurer vierge est encore meilleur [1Co 7:25-40].
§336. 2° La solution. Quelques auteurs en ont conclu que la vie chrétienne consiste dans l'observation des préceptes, et la perfection dans les conseils. C'est une vue un peu simpliste, et qui, mal comprise, aboutirait à des conséquences funestes. En réalité, la perfection exige tout d'abord l'accomplissement des préceptes, et secondairement l'observation d'un certain nombre de conseils.
C'est bien là l'enseignement de Saint Thomas [°192]. Après avoir prouvé que la perfection n'est autre chose que l'amour de Dieu et du prochain, il conclut qu'en pratique elle consiste essentiellement dans les préceptes, dont le principal est celui de la charité, et secondairement dans les conseils, qui eux aussi se rapportent tous à la charité, puisqu'ils écartent les obstacles qui s'opposent à son exercice. Expliquons cette doctrine.
§337. A) La perfection exige tout d'abord et impérieusement l'accomplissement des préceptes; et il importe d'inculquer fortement cette notion à certaines personnes qui, par exemple, sous prétexte de dévotion, oublient leurs devoirs d'état, ou, pour pratiquer l'aumône avec plus d'éclat, retardent indéfiniment le paiement de leurs dettes, en un mot, à toutes celles qui négligent tel ou tel précepte du Décalogue en visant à une plus haute perfection. Or il est évident que la violation d'un précepte grave, comme celui de payer ses dettes, détruit en nous la charité, et que le prétexte de faire l'aumône ne peut justifier cette infraction à la loi naturelle. De même la violation volontaire d'un précepte en matière légère est un péché véniel, qui, sans détruire la charité, en gêne plus ou moins l'exercice, et surtout offense Dieu et diminue notre intimité avec lui; c'est vrai surtout du péché véniel délibéré et fréquent qui crée en nous des attaches et nous empêche de prendre notre essor vers la perfection. Il faut donc, avant tout, pour être parfait, observer les préceptes.
§338. B) Mais il faut y joindre l'observation des conseils, de quelques-uns du moins, de ceux en particulier que nous impose l'accomplissement de nos devoirs d'état.
a) Ainsi les Religieux, s'étant engagés par voeu à pratiquer les trois grands conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, ne peuvent pas évidemment se sanctifier sans être fidèles à leurs voeux. Du reste cette pratique facilite singulièrement l'amour de Dieu en détachant l'âme des principaux obstacles qui s'opposent à la divine charité: la pauvreté, en les arrachant à l'amour désordonné des richesses, favorise l'élan du coeur vers Dieu et les biens du ciel; la chasteté, en les soustrayant aux plaisirs de la chair, même à ceux qu'autorise le saint état du mariage, leur permet d'aimer Dieu sans partage; l'obéissance, en combattant l'orgueil et l'esprit d'indépendance, soumet leur volonté à celle de Dieu, et cette obéissance n'est au fond qu'un acte d'amour.
§339. b) Quant à ceux qui n'ont pas fait de voeux, ils doivent, pour être parfaits, en pratiquer l'esprit, chacun selon sa condition, les inspirations de la grâce et les conseils d'un sage directeur. Ainsi ils pratiqueront l'esprit de pauvreté, en se privant de beaucoup de choses inutiles, en vue d'économiser quelques ressources pour l'aumône et pour les oeuvres; l'esprit de chasteté, même s'ils sont mariés, en usant avec modération et quelques restrictions des plaisirs légitimes du mariage, et surtout en évitant avec soin tout ce qui est défendu ou dangereux; l'esprit d'obéissance, en se soumettant avec docilité à leurs supérieurs, en qui ils verront l'image de Dieu, et aux inspirations de la grâce contrôlées par un sage directeur.
Ainsi donc, aimer Dieu et le prochain pour Dieu, et savoir se sacrifier pour mieux accomplir ce double précepte et les conseils qui s'y rapportent, chacun selon son état, voilà la vraie perfection.
La perfection a ses degrés et ses limites sur terre. D'où deux questions: 1° quels sont les principaux degrés de perfection; 2° quelles sont ses limites sur terre?
§340. Les degrés par lesquels on s'élève à la perfection sont nombreux; il ne s'agit pas ici de les énumérer tous, mais de marquer les principales étapes. Or, selon la doctrine commune, exposée par saint Thomas, on distingue trois étapes principales, ou, comme on le dit généralement, trois voies, celle des débutants, des âmes en progrès, des parfaits, selon le but principal qu'on poursuit.
§341. a) Au premier stade, le principal souci des débutants est de ne pas perdre la charité qu'ils possèdent: ils font donc effort pour éviter le péché, surtout le péché mortel, et pour triompher des convoitises mauvaises, des passions et de tout ce qui pourrait leur faire perdre l'amour de Dieu [°193]. C'est la voie purgative, dont le but est de purifier l'âme de ses fautes.
§342. b) Au second stade, on veut progresser dans la pratique positive des vertus, et fortifier la charité. Le coeur étant déjà purifié, est par là même plus ouvert à la lumière divine et à l'amour de Dieu: on aime à suivre Jésus et à imiter ses vertus, et parce que, en le suivant, on marche à la lumière, cette voie s'appelle illuminative [°194]. On s'applique à éviter non seulement le péché mortel, mais encore le péché véniel.
§343. c) Au troisième stade, les parfaits n'ont plus qu'un souci, adhérer à Dieu et prendre en lui leurs délices. Cherchant constamment à s'unir à Dieu, ils sont dans la voie unitive. Le péché leur fait horreur, parce qu'ils craignent de déplaire à Dieu et de l'offenser; les vertus les attirent, surtout les vertus théologales, parce que ce sont des moyens de s'unir à Dieu. Aussi la terre leur paraît un exil, et, comme saint Paul, ils désirent mourir pour rejoindre le Christ [°195].
Ce ne sont là que de brèves indications, que nous reprendrons et développerons plus tard, dans la seconde partie de ce Précis, où nous suivrons une âme depuis la première étape, la purification de l'âme, jusqu'à l'union transformante qui la prépare à la vision béatifique.
§344. Quand on lit la vie des Saints, et surtout des grands contemplatifs, on est surpris de voir à quelles hauteurs sublimes peut s'élever une âme généreuse qui ne refuse rien à Dieu. Cependant il y a des limites à notre perfection sur terre qu'il ne faut pas vouloir dépasser, sous peine de retomber dans un degré inférieur, ou même dans le péché.
§345. 1° Il est certain qu'on ne peut aimer Dieu autant qu'il est aimable: il est en effet infiniment aimable, et, notre coeur étant fini, ne peut jamais l'aimer, même au ciel, que d'un amour borné. On peut donc toujours s'efforcer de l'aimer davantage, et, selon saint Bernard, la mesure d'aimer Dieu est de l'aimer sans mesure. Mais n'oublions pas que l'amour véritable consiste moins en pieux sentiments qu'en actes de la volonté, et que le meilleur moyen d'aimer Dieu, c'est de conformer notre volonté à la sienne, comme nous l'expliquerons plus loin, en traitant de la conformité à la volonté divine.
§346. 2° Sur terre on ne peut aimer Dieu sans interruption ni défaillance. On peut sans doute, avec des grâces de choix, qui ne sont pas refusées aux âmes de bonne volonté, éviter tout péché véniel de propos délibéré, mais non toute faute de fragilité; on n'est jamais impeccable, ainsi que l'Église l'a proclamé en plusieurs circonstances.
A) Au Moyen-Age, les Beghards avaient prétendu que «l'homme, en la vie présente, est capable d'acquérir un tel degré de perfection qu'il devienne tout à fait impeccable et ne puisse plus croître en grâce» [°196]. Ils en concluaient que celui qui a atteint ce degré de perfection ne doit ni jeûner ni prier, parce que dans cet état la sensualité est tellement assujettie à l'esprit et à la raison qu'il peut accorder à son corps tout ce qu'il lui plait; il n'est plus obligé d'observer les préceptes de l'Église ni d'obéir aux hommes, ni même d'exercer les actes des vertus, ce qui est le propre de l'homme imparfait. Ce sont là des doctrines dangereuses qui en fait aboutissent à l'immoralité; quand on se croit impeccable et qu'on ne s'exerce plus aux vertus on est bientôt la proie des plus viles passions. C'est ce qui arriva aux Béghards; aussi le Concile oecuménique de Vienne les condamna avec raison en 1311.
§347. B) Au XVIIe siècle, Molinos renouvelle cette erreur, enseignant que «par la contemplation acquise on arrive à un tel degré de perfection qu'on ne commet plus de péchés ni mortels ni véniels». Mais il montra trop bien, par son exemple, qu'avec des maximes qui semblent si élevées, on n'est que trop exposé à tomber dans des désordres scandaleux. Il fut justement condamné par Innocent XI le 19 novembre 1687, et quand on lit les propositions qu'il avait osé soutenir, on est effrayé des conséquences effroyables auxquelles conduit cette prétention à l'impeccabilité [°197]. Soyons donc plus modestes, et ne songeons qu'à nous corriger des fautes de propos délibéré et à diminuer le nombre des fautes de fragilité.
§348. 3° Sur terre, on ne peut aimer Dieu constamment ou même habituellement d'un amour parfaitement pur et désintéressé qui exclue tout acte d'espérance. À quelque degré de perfection qu'on soit arrivé, on est obligé de faire de temps en temps des actes d'espérance; on ne peut donc d'une façon absolue rester indifférent à son salut. Sans doute il y a eu des Saints, qui, dans les épreuves passives, ont momentanément acquiescé à leur réprobation d'une façon hypothétique, c'est-à-dire, au cas où elle serait voulue par Dieu, tout en protestant que dans ce cas ils ne voulaient cesser d'aimer Dieu; ce sont là des hypothèses qu'il faut généralement écarter, puisqu'en fait Dieu veut le salut de tous les hommes.
Mais on peut, de temps en temps, faire des actes d'amour pur, sans aucun retour sur soi, par conséquent sans espérer ou désirer actuellement le ciel. Tel est, par exemple, cet acte d'amour de sainte Thérèse: «Si je vous aime, Seigneur, ce n'est point pour le ciel que vous m'avez promis; si je crains de vous offenser, ce n'est point pour l'enfer dont je serais menacée; ce qui m'attire vers vous, Seigneur, c'est vous, c'est vous seul, c'est de vous voir cloué sur la croix, le corps meurtri, dans les angoisses de la mort. Et votre amour s'est tellement emparé de mon coeur que, lors même qu'il n'y aurait point de ciel, je vous aimerais; lors même qu'il n'y aurait point d'enfer, je vous craindrais. Vous n'avez rien à me donner pour provoquer mon amour; car n'espérant pas ce que j'espère, je vous aimerais comme je vous aime» [°198].
§349. Habituellement il y a dans notre amour de Dieu un mélange d'amour pur et d'amour d'espérance, ce qui veut dire que nous aimons Dieu et pour lui-même, parce qu'il est infiniment bon, et aussi parce qu'il est la source de notre bonheur. Ces deux motifs ne s'excluent pas, puisque Dieu a voulu qu'en l'aimant et en le glorifiant nous trouvions notre bonheur.
Ne nous inquiétons donc point de ce mélange, et en pensant au ciel, disons-nous seulement que notre bonheur consistera à posséder Dieu, à le voir, à l'aimer et à le glorifier; alors le désir et l'espérance du ciel n'empêchent pas que le motif dominant de nos actions soit vraiment l'amour de Dieu.
§350. Ainsi donc, amour et sacrifice, voilà toute la perfection chrétienne. Or, avec la grâce de Dieu, qui ne peut réaliser cette double condition? Est-il donc si difficile d'aimer Celui qui est infiniment aimable et infiniment aimant? L'amour qu'on nous demande, ce n'est pas quelque chose d'extraordinaire, c'est l'amour dévouement, c'est le don de soi, c'est en particulier la conformité à la volonté divine. Vouloir aimer, c'est donc aimer; observer les commandements pour Dieu, c'est aimer; prier, c'est aimer; remplir ses devoirs d'état pour plaire à Dieu, c'est encore aimer; bien plus, se récréer, prendre ses repas dans les mêmes intentions, c'est aimer; rendre service au prochain pour Dieu, c'est aimer. Il n'est donc rien de plus facile, avec la grâce de Dieu, que de pratiquer constamment la divine charité et par là même d'avancer sans cesse vers la perfection.
§351. Sans doute le sacrifice paraît plus pénible; mais on ne nous demande pas de l'aimer pour lui-même: il suffit de l'aimer pour Dieu, ou, en d'autres termes, de comprendre que sur terre on ne peut aimer Dieu sans renoncer à ce qui est un obstacle à son amour. Alors le sacrifice devient d'abord tolérable, et bientôt aimable. Est-ce qu'une mère qui passe de longues nuits au chevet d'un fils malade, n'accepte pas joyeusement ses fatigues quand elle a l'espoir et surtout la certitude de lui sauver la vie ? Or, nous avons, nous, non seulement l'espoir, mais la certitude de plaire à Dieu, de procurer sa gloire, et, en même temps de sauver notre âme, lorsque, par amour pour Dieu, nous nous imposons les sacrifices qu'il réclame. Et n'avons-nous pas, pour nous soutenir, les exemples et les secours de l'Homme-Dieu? N'a-t-il pas souffert autant et plus que nous pour glorifier son Père et sauver nos âmes? Et nous, ses disciples, incorporés à lui par le baptême, nourris de son corps et de son sang, hésiterions-nous à souffrir en union avec lui, par amour pour lui et dans les mêmes intentions que lui? Et n'est-il pas vrai que la croix a ses avantages, surtout pour les coeurs aimants: «Dans la croix est le salut, nous dit l'Imitation [°199], dans la croix la vie, dans la croix la protection contre nos ennemis, et dans la croix une suavité toute céleste: In cruce salus, in cruce vita, in cruce protectio ab hostibus, in cruce infusio supernae suavitatis». Concluons donc avec saint Augustin: «Pour les coeurs aimants il n'est point de travaux trop pénibles; on y trouve même du plaisir, comme on le voit chez ceux qui aiment la chasse, la pêche, les vendanges, le négoce... Car quand on aime quelque chose, ou l'on ne souffre pas, ou l'on aime la souffrance, aut non laboratur aut et labor amatur» [°200].
Et hâtons-nous d'avancer, par la voie du sacrifice et de l'amour, vers la perfection, puisque c'est pour nous une obligation.
§352. Ayant exposé la nature de la vie chrétienne et sa perfection, il nous reste à examiner s'il y a pour nous une véritable obligation de progresser en cette vie ou s'il ne suffit pas de la garder précieusement comme on garde un trésor. Pour répondre avec plus de précision, nous examinerons cette question par rapport à trois catégories de personnes: 1° les simples fidèles ou chrétiens; 2° les religieux; 3° les prêtres, insistant sur ce dernier point, à cause du but spécial que nous nous proposons.
Nous exposerons: 1° l'obligation elle-même; 2° les motifs qui rendent ce devoir plus facile.
§353. En une matière aussi délicate il importe de mettre autant de précision que possible. Il est certain qu'il faut et qu'il suffit de mourir en état de grâce pour être sauvé; il semble donc qu'il n'y ait pour les fidèles d'autre obligation stricte que celle de conserver l'état de grâce. Mais précisément la question est de savoir si on peut conserver pendant un temps notable l'état de grâce sans s'efforcer de faire des progrès. Or l'autorité et la raison éclairée par la foi nous montrent que, dans l'état de nature déchue, on ne peut demeurer longtemps dans l'état de grâce sans s'efforcer de progresser dans la vie spirituelle, et de pratiquer de temps en temps quelques-uns des conseils évangéliques.
§354. 1° La Sainte Écriture ne traite pas directement cette question: après avoir posé le principe général de la distinction entre les préceptes et les conseils, elle ne nous dit pas généralement ce qui, dans les exhortations de Notre Seigneur, est obligatoire ou non. Mais elle insiste tant sur la sainteté qui convient aux chrétiens, elle met devant nos yeux un tel idéal de perfection, elle prêche si ouvertement à tous la nécessité du renoncement et de la charité, éléments essentiels de la perfection, que, pour tout esprit impartial, se dégage la conviction que, pour sauver son âme, il faut, à certains moments, faire plus que ce qui est strictement commandé et par conséquent s'efforcer de progresser.
§355. A) Ainsi Notre Seigneur nous présente comme idéal de sainteté la perfection même de notre Père céleste: «Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, Estote ergo vos perfecti, sicut et Pater vester caelestis perfectus est» [Mt 5:48]; ainsi donc tous ceux qui ont Dieu pour père, doivent se rapprocher de cette perfection divine; ce qui ne peut se faire évidemment sans quelque progrès. Et, au fond, tout le sermon sur la montagne n'est que le commentaire, le développement de cet idéal. La voie à suivre pour cela, c'est la voie du renoncement, de l'imitation de Notre Seigneur et de l'amour de Dieu: «Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas (c.-à-d. ne sacrifie pas) son père, sa mère, sa femme, ses fils, ses frères et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple: Si quis venit ad me, et non odit patrem suum, et matrem et uxorem et filios et fratres, adhuc autem et animam suam non potest meus esse discipulus» [°202]. Il faut donc, en certains cas, préférer Dieu et sa volonté à l'amour de ses parents, de sa femme, de ses enfants, de sa propre vie et tout sacrifier pour suivre Jésus; ce qui suppose un courage héroïque qu'on ne possédera pas au moment voulu si on ne s'y est préparé par des sacrifices de surérogation. Sans doute cette voie est étroite et difficile, et bien peu la suivent; mais Jésus veut qu'on fasse des efforts sérieux pour y entrer: «Contendite intrare per angustam portam» [°203]; n'est-ce pas nous demander de tendre à la perfection?
§356. B) Ses apôtres ne tiennent pas un langage différent; Saint Paul rappelle souvent aux fidèles qu'ils ont été choisis pour devenir saints: «ut essemus sancti et immaculati in conspectu ejus in caritate» [Ep 1:4]; ce qu'ils ne peuvent faire sans se dépouiller du vieil homme et se revêtir du nouveau, c'est-à-dire, sans mortifier les tendances de la mauvaise nature et sans s'efforcer de reproduire les vertus de Jésus. Or ils ne peuvent le faire, ajoute Saint Paul, sans s'efforcer de parvenir «à la mesure de la pleine croissance de la plénitude du Christ, donec occurramus omnes... in virum perfectum, in mensuram aetatis plenitudinis Christi» [°204]; ce qui veut dire qu'étant incorporés au Christ, nous sommes son complément, et c'est à nous, en progressant dans l'imitation de ses vertus, à le faire grandir, à le compléter. Saint Pierre veut aussi que tous ses disciples soient saints comme celui qui les a appelés au salut: «secundum eum qui vocavit vos Sanctum, et ipsi in omni conversatione sancti sitis» [1P 1:15]. Peuvent-ils l'être, s'ils ne progressent dans la pratique des vertus chrétiennes? Saint Jean dans le dernier chapitre de l'Apocalypse invite les justes à ne cesser de pratiquer la justice et les saints à se sanctifier encore davantage: «Qui justus est, justificetur adhuc, et sanctus, sanctificetur adhuc» [Ap 22:11].
§357. C) C'est ce qui découle encore de la nature de la vie chrétienne, qui, au langage de Notre Seigneur et de ses disciples, est un combat, où la vigilance et la prière, la mortification et la pratique positive des vertus sont nécessaires pour remporter la victoire: «Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation, vigilate et orate ut non intretis in tentationem» [Mt 26:41]. Ayant à lutter non seulement contre la chair et le sang, c'est-à-dire, la triple concupiscence, mais encore contre les démons qui l'attisent en nous, nous avons besoin de nous armer spirituellement et de combattre vaillamment. Or, dans une lutte prolongée, on est presque fatalement vaincu si on se tient uniquement sur la défensive; il faut donc recourir aux contre-attaques, c'est-à-dire, à la pratique positive des vertus, à la vigilance, à la mortification, à l'esprit de foi et de confiance. C'est bien la conclusion que tire Saint-Paul, quand, après avoir décrit la lutte que nous avons à soutenir, il déclare que nous devons être armés de pied en cap, comme le soldat romain, «les reins ceints de la vérité, revêtus de la cuirasse de justice, et les sandales aux pieds, prêts à annoncer l'Évangile de paix, avec le bouclier de la foi, le casque du salut et le glaive de l'Esprit: State ergo succinti lumbos vestros in veritate, et induti loricam justitiae, et calceati pedes in praeparatione evangelii pacis; in omnibus sumentes scutum fidei... et galeam salutis assumite et gladium Spiritus...» [Ep 6:14-16]. Et par là, il nous montre que, pour triompher de nos adversaires, il faut faire plus que ce qui est strictement prescrit.
§358. 2° La Tradition confirme cet enseignement. Quand les Pères veulent insister sur la nécessité de la perfection pour tous, ils disent que, dans la voie qui conduit à Dieu et au salut, on ne peut demeurer stationnaire: il faut avancer ou reculer: «in viâ Dei non progredi, regredi est». Ainsi Saint Augustin, faisant remarquer que la charité est active, nous avertit qu'il ne faut pas s'arrêter en chemin, précisément parce que s'arrêter c'est reculer: «retro redit qui ad ea revolvitur unde jam recesserat» [°205]; et son adversaire, Pélage, admettait le même principe, tant il est évident. Aussi le dernier des Pères, Saint Bernard, expose cette doctrine sous une forme saisissante: «Tu ne veux pas progresser? - Non. - Tu veux donc reculer? - Pas du tout. - Que veux-tu donc? - Je veux vivre de telle manière que je demeure au point où je suis parvenu... - Ce que tu veux est impossible, car rien en ce monde ne demeure dans le même état... » [°206]. Et il ajoute ailleurs: «Il faut nécessairement monter ou descendre; si on essaie de s'arrêter, on tombe infailliblement» [°207]. Aussi N. S. P. le Pape Pie XI, dans son Encyclique du 26 janvier 1923 sur S. Fr. de Sales, déclare nettement que tous les chrétiens, sans exception, doivent tendre à la sainteté [°208].
La raison fondamentale pour laquelle il nous faut tendre à la perfection, c'est bien celle qui est donnée par les Pères.
§359. 1° Toute vie, étant un mouvement, est essentiellement progressive, en ce sens que, quand elle cesse de croître, elle commence à s'affaiblir. La raison en est qu'il y a, en tout vivant, des forces de désagrégation qui, si elles ne sont pas enrayées, finissent par produire la maladie et la mort. Ainsi en est-il de notre vie spirituelle: à côté des tendances qui nous portent vers le bien, il en est d'autres, très actives, qui nous portent vers le mal; pour les combattre, le seul moyen efficace, c'est d'augmenter en nous les forces vives, c'est-à-dire, l'amour de Dieu et les vertus chrétiennes; alors les tendances mauvaises s'affaiblissent. Mais, si nous cessons de faire effort pour avancer, nos vices se réveillent, reprennent des forces, nous attaquent plus vivement et plus fréquemment; et si nous ne nous réveillons pas de notre torpeur, le moment vient où, de capitulations en capitulations, nous tombons dans le péché mortel [°209]. C'est hélas! l'histoire de bien des âmes, comme le savent les directeurs expérimentés.
Une comparaison nous le fera comprendre. Pour faire notre salut, nous avons à remonter un courant plus ou moins violent, celui de nos passions désordonnées qui nous portent vers le mal. Tant que nous faisons effort pour pousser notre barque en avant, nous réussissons à remonter le courant, ou du moins à le contrebalancer; le jour où nous cessons de ramer, nous sommes emportés par le courant, et reculons vers l'océan, où nous attendent les tempêtes, c'est-à-dire les tentations graves et peut-être des chutes lamentables.
§360. 2° Il y a des préceptes graves qui ne peuvent être observés à certains moments que par des actes héroïques. Or, en tenant compte des lois psychologiques, on n'est généralement capable de faire des actes héroïques que si on s'y est préparé à l'avance par quelques sacrifices, ou, en d'autres termes par des actes de mortification. Pour rendre cette vérité plus tangible, donnons quelques exemples. Prenons le précepte de la chasteté, et voyons ce qu'il exige d'efforts généreux, parfois, héroïques, pour être gardé toute la vie. Jusqu'au mariage (et beaucoup de jeunes hommes ne se marient guère avant 28 ou 30 ans), c'est la continence absolue qu'il faut pratiquer sous peine de péché mortel. Or les tentations graves commencent pour presque tous à l'âge de la puberté, et parfois auparavant; pour y résister victorieusement, il faut prier, se sevrer des lectures, des représentations, des relations dangereuses, se reprocher les moindres petites capitulations et profiter de ses défaillances pour se relever aussitôt et généreusement, et cela pendant une longue période de la vie. Est-ce que tout cela ne suppose pas des efforts plus qu'ordinaires, quelques oeuvres de surérogation? Le mariage une fois contracté ne met pas à l'abri des tentations graves; il y a des périodes où il faut pratiquer la continence conjugale; or, pour le faire, il faut un courage héroïque, qui ne s'acquiert que par une longue accoutumance à la mortification du plaisir sensuel, et par la pratique assidue de la prière.
§361. Qu'on prenne maintenant les lois de la justice dans les transactions financières, commerciales et industrielles, et qu'on pense au nombre considérable d'occasions qui se présentent de la violer; à la difficulté de pratiquer l'honnêteté parfaite dans un milieu où la concurrence et l'âpreté au gain font majorer les prix au-delà des limites permises; et l'on verra que, pour rester simplement honnête, il faut une somme d'efforts et d'abnégation plus qu'ordinaire. Sera-t-il capable de ces efforts celui qui s'est accoutumé à ne respecter que les prescriptions graves, qui s'est permis avec sa conscience des compromissions d'abord légères, puis plus sérieuses et enfin troublantes? Pour éviter ce danger, ne faut-il pas faire un peu plus que ce qui est strictement commandé, afin que la volonté, fortifiée par ces actes généreux, ait assez de vigueur pour ne pas se laisser entraîner à des actes d'injustice?
C'est donc de tous côtés que se vérifie cette loi morale que, pour ne pas tomber dans le péché, il faut fuir le danger par des actes généreux qui ne tombent pas directement sous le précepte. En d'autres termes, pour atteindre le but, il faut viser plus haut; et, pour ne pas perdre la grâce, il faut fortifier sa volonté contre les tentations dangereuses par des oeuvres de surérogation, en un mot tendre à une certaine perfection.
Les nombreux motifs qui peuvent porter les simples fidèles à tendre vers la perfection, se ramènent à trois principaux: 1° le bien de notre âme; 2° la gloire de Dieu; 3° l'édification du prochain.
§362. 1° Le bien de notre âme, c'est avant tout l'assurance du salut, la multiplication de nos mérites, et enfin les joies de la conscience.
A) La grande oeuvre que nous avons à accomplir sur terre, l'oeuvre nécessaire, et, à vrai dire, l'unique nécessaire, c'est le salut de notre âme. Si nous la sauvons, quand bien même nous perdrions tous les biens de la terre, parents, amis, réputation, richesse, tout est sauvé; nous retrouverons au ciel, au centuple, tout ce que nous avions perdu, et cela pour toute l'éternité. Or le moyen le plus efficace pour assurer notre salut, c'est de viser à la perfection, chacun selon son état; plus nous le faisons avec sagesse et constance, plus nous nous éloignons par là même du péché mortel, qui seul peut nous damner: il est évident en effet que, quand on s'efforce sincèrement de devenir plus parfait, on écarte par là même les occasions de péché, on fortifie sa volonté contre les surprises qui nous guettent, et, le moment de la tentation venu, la volonté, déjà aguerrie par l'effort vers la perfection, accoutumée à prier pour s'assurer la grâce de Dieu, repousse avec horreur la pensée du péché grave: «potius mori quam foedari». Celui qui au contraire se permet tout ce qui n'est pas faute grave, s'expose à y tomber quand se présentera une violente et longue tentation: accoutumé à céder au plaisir en des choses moins graves, il y a lieu de craindre qu'emporté par la passion, il ne finisse par y succomber, comme celui qui côtoie constamment l'abîme finit par y tomber. Pour être sûr de ne pas offenser Dieu gravement, le meilleur moyen est de s'éloigner des bords du précipice en faisant plus que ce qui est commandé, en s'efforçant d'avancer vers la perfection; plus on y tend avec prudence et humilité, et plus on assure son salut éternel.
§363. B) Par là aussi on augmente chaque jour les degrés de grâce habituelle que l'on possède et les degrés de gloire auxquels on a droit. Nous avons vu en effet que tout effort surnaturel fait pour Dieu par une âme en état de grâce, lui vaut un accroissement de mérites. Celui qui ne se soucie pas de la perfection et fait son devoir avec plus ou moins de nonchalance, n'acquiert que peu de mérites, comme nous l'avons dit, [§243]. Mais celui qui tend à la perfection et s'efforce de progresser, en acquiert un grand nombre; ainsi chaque jour il augmente son capital de grâce et de gloire, ses jours sont pleins de mérites: chaque effort est récompensé par une augmentation de grâce sur terre, et plus tard par un poids immense de gloire, «aeternum gloriae pondus operatur in nobis!» [2Co 4:17].
§364. C) Si l'on veut goûter un peu de bonheur sur terre, rien de meilleur que la piété: «elle est, dit Saint Paul, utile à tout; elle a des promesses pour la vie présente et pour la vie éternelle: pietas autem ad omnia utilis est, promissionem habens vitae quae nunc est et futurae» [1Tm 4:8]. La paix de l'âme, la joie de la bonne conscience, le bonheur d'être uni à Dieu, de progresser en son amour, d'arriver à une intimité plus grande avec Notre Seigneur, telles sont quelques-unes des récompenses que Dieu ménage dès maintenant à ses fidèles serviteurs, au milieu de leurs épreuves, avec l'espoir si réconfortant du bonheur éternel.
§365. 2° La gloire de Dieu. Rien de plus noble que de la procurer, rien de plus juste, si nous nous rappelons ce que Dieu a fait et ne cesse de faire pour nous. Or une âme parfaite rend plus de gloire à Dieu que mille âmes ordinaires: elle multiplie en effet chaque jour ses actes d'amour, de reconnaissance, de réparation, elle oriente dans ce sens sa vie tout entière par l'offrande souvent renouvelée de ses actions ordinaires, et ainsi glorifie Dieu du matin au soir.
§366. 3° L'édification du prochain. Pour faire du bien autour de nous, convertir quelques pécheurs ou incroyants et affermir dans le bien les âmes chancelantes, il n'est rien de plus efficace que l'effort qu'on fait pour mieux pratiquer le christianisme: autant la médiocrité de la vie attire sur la religion les critiques des incroyants, et autant la vraie sainteté excite leur admiration pour une religion qui sait produire de tels effets: «C'est au fruit qu'on juge l'arbre: ex fructibus eorum cognoscetis eos» [Mt 7:20]. La meilleure apologétique est celle de l'exemple, quand on sait y joindre la pratique de tous les devoirs sociaux. C'est aussi un excellent stimulant pour les médiocres, qui s'endormiraient dans leur mollesse, si les progrès des âmes ferventes ne venaient les faire sortir de leur torpeur.
Beaucoup d'âmes aujourd'hui sont accessibles à ce motif: en ce siècle de prosélytisme, les laïques comprennent mieux qu'autrefois la nécessité de défendre et de propager leur foi par la parole et par l'exemple. Il appartient aux prêtres de favoriser ce mouvement en formant autour d'eux une élite de vaillants chrétiens qui ne se contentent pas d'une vie médiocre et vulgaire, s'efforcent de progresser chaque jour dans l'accomplissement de tous leurs devoirs, devoirs religieux en premier lieu, mais aussi devoirs civiques et sociaux. Ce seront d'excellents collaborateurs, qui pénétrant en des milieux peu accessibles aux religieux et aux prêtres, les seconderont efficacement dans la pratique de l'apostolat.
§367. Parmi les chrétiens, il en est qui, voulant se donner plus parfaitement à Dieu, et assurer plus efficacement le salut de leur âme, entrent dans l'état religieux. Or cet état est, selon le Code de droit canon [°211]. «une manière stable de vivre en commun, où l'on s'engage à pratiquer, outre les lois générales, les conseils évangéliques en faisant les voeux d'obéissance, de chasteté et de pauvreté».
Que les Religieux soient tenus, en vertu de leur état, à tendre à la perfection, c'est ce qu'enseignent unanimement les théologiens, et ce qu'a rappelé le Code, en déclarant que «tous et chacun des religieux, les supérieurs aussi bien que les sujets, doivent tendre à la perfection de leur état» [°212]. Cette obligation est tellement grave que S. Liguori n'hésite pas à dire qu'un religieux pèche mortellement, s'il prend la résolution ferme de ne pas tendre à la perfection, ou de ne s'en soucier aucunement [°213]. Par là en effet il manque gravement à son devoir d'état, qui est précisément de tendre à la perfection. C'est même pour cela que l'état religieux est appelé un état de perfection, c'est-à-dire un état reconnu officiellement par le Droit Canon comme une situation stable, où l'on s'oblige à acquérir la perfection. Il n'est donc pas nécessaire d'avoir acquis la perfection avant d'y entrer, mais on y entre précisément pour l'acquérir, selon la remarque de Saint Thomas [°214].
L'obligation, pour les religieux, de tendre à la perfection se base sur deux raisons principales: 1° leurs voeux; 2° leurs constitutions et règles.
§368. Quand on se fait religieux, c'est dans le but de se donner, de se consacrer plus parfaitement à Dieu, et c'est pour cela qu'on fait les trois voeux. Or ces voeux obligent à des actes de vertu qui ne sont pas commandés, et qui sont d'autant plus parfaits que le voeu ajoute à leur valeur intrinsèque celle de la vertu de religion; ils ont en outre l'avantage de supprimer ou du moins d'atténuer quelques uns des plus grands obstacles à la perfection. C'est ce que nous comprendrons mieux en parcourant ces voeux en détail.
§369. 1° Par le voeu de pauvreté on renonce aux biens extérieurs qu'on possède ou qu'on pourrait acquérir; si le voeu est solennel, on renonce au droit de propriété lui-même, si bien que tous les actes de propriété qu'on voudrait faire, seraient canoniquement invalides, nous dit le Code, can. 579; si le voeu est simple, on ne renonce pas au droit de propriété lui-même, mais au libre usage de ce droit, dont on ne peut user qu'avec la permission des Supérieurs et dans les limites tracées par eux.
Ce voeu nous aide à vaincre l'un des grands obstacles à la perfection, l'amour immodéré des richesses et les soucis que cause l'administration des biens temporels; c'est donc un grand moyen de progrès spirituel. Par ailleurs il impose des sacrifices pénibles: on n'a pas cette sécurité, cette indépendance que donne le libre usage de ses biens; on a parfois à souffrir de certaines privations qu'impose la vie commune; c'est pénible et humiliant d'avoir recours à un Supérieur chaque fois que l'on a besoin des ressources nécessaires. Il y a donc là des actes de vertu auxquels on s'est obligé par voeu, et qui non seulement nous font tendre à la perfection, mais nous en rapprochent.
§370. 2° Le voeu de chasteté [°216] nous fait triompher d'un second obstacle à la perfection, de la concupiscence de la chair, et nous débarrasse des occupations et des préoccupations de la vie de famille. C'est ce que fait remarquer Saint Paul: «Celui qui n'est pas marié a souci des choses du Seigneur; il cherche à plaire à Dieu; celui qui est marié a souci des choses du monde, il cherche à plaire à sa femme, et il est partagé» [1Co 7:32-33]. Mais le voeu de chasteté n'enlève pas la concupiscence, et la grâce qui nous est donnée pour le garder n'est pas une grâce de repos, mais une grâce de lutte. Pour demeurer continent toute sa vie, il faut veiller et prier, c'est-à-dire, mortifier ses sens extérieurs, sa curiosité, réprimer les écarts de l'imagination et de la sensibilité, se condamner à une vie laborieuse, et, par-dessus tout, donner son coeur entièrement à Dieu, par la pratique de la charité, essayer de vivre dans une union intime et affectueuse avec Notre Seigneur, ainsi que nous le montrerons en parlant de la chasteté. Or agir ainsi c'est évidemment tendre à la perfection, c'est renouveler sans cesse son effort pour se vaincre soi-même et maîtriser l'une des tendances les plus violentes de la nature corrompue.
§371. 3° L'obéissance va encore plus loin, en soumettant non seulement à Dieu, mais aux Règles et aux Supérieurs ce à quoi nous tenons le plus, notre volonté propre. Par le voeu d'obéissance en effet, le Religieux s'engage à obéir aux ordres de son Supérieur légitime, en tout ce qui se rapporte à l'observance des voeux et des constitutions. Il s'agit ici d'un ordre formel et non d'un simple conseil; on le reconnaît aux formules employées par le Supérieur, par exemple, s'il commande au nom de la sainte obéissance, au nom de Notre Seigneur, ou en intimant un précepte formel ou en employant toute autre expression équivalente. Sans doute il y a des limites à ce pouvoir des Supérieurs; il faut qu'ils ordonnent selon la règle «en se bornant à ce qui s'y trouve formellement, ou implicitement renfermé: telles sont les constitutions, les statuts légitimement portés pour en procurer l'observation, les pénitences infligées pour punir les transgressions et prévenir la rechute, tout ce qui tient à la manière de bien remplir les emplois et à une bonne et droite administration» [°217]
Mais, malgré ces restrictions, il reste vrai que le voeu d'obéissance est un de ceux qui coûtent le plus à la nature humaine, précisément parce que nous tenons beaucoup à notre volonté propre. Pour l'observer, il faut de l'humilité, de la patience, de la douceur; il faut modifier le penchant très vif que nous avons à critiquer les Supérieurs, à préférer notre jugement au leur, à suivre nos goûts et parfois nos caprices. Surmonter ces tendances, incliner respectueusement notre volonté devant celle des Supérieurs, en voyant Dieu en eux, c'est assurément tendre à la perfection, puisque c'est cultiver quelques-unes des vertus les plus difficiles; et, comme l'obéissance vraie est la meilleure marque d'amour, c'est au fond croître dans la vertu de charité.
§372. On le voit donc, la fidélité aux voeux entraîne la pratique non seulement des trois grandes vertus de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, mais encore de beaucoup d'autres qui sont nécessaires à leur sauvegarde; et s'engager à les observer, c'est assurément s'obliger à un degré de perfection peu commune. C'est du reste ce qui résulte aussi du devoir d'observer les Constitutions.
§373. Quand on entre dans l'état religieux, on s'engage par là même à en observer les Constitutions et les Règles qui sont expliquées au cours du noviciat, avant la profession. Or quelle que soit la Congrégation à laquelle on se donne, il n'en est pas une seule qui ne se propose pour but la sanctification de ses membres, et qui ne détermine, parfois d'une façon très détaillée, les vertus que l'on doit pratiquer, et les moyens qui en facilitent l'exercice. Si donc on est sincère, on s'oblige à observer, au moins dans leur ensemble, ces règlements divers, et par là même à s'élever à un certain degré de perfection; car, même en ne pratiquant que l'ensemble des règles, on a encore beaucoup d'occasions de se mortifier en des choses qui ne sont pas de précepte; et l'effort qu'on est obligé de faire pour cela est un effort vers la perfection.
§374. Ici se présente la question de savoir si les manquements aux règles religieuses sont un péché ou une simple imperfection. Pour y répondre plusieurs distinctions s'imposent.
a) Il y a des règles qui prescrivent la fidélité aux vertus de précepte ou aux voeux, ou les moyens nécessaires pour les garder, comme la clôture pour les communautés cloîtrées. Ces règles obligent en conscience, précisément parce qu'elles ne font que promulguer une obligation qui résulte des voeux eux-mêmes: en les faisant en effet, on s'oblige à les garder et à prendre les moyens nécessaires à leur observation. Elles obligent sous peine de péché, grave ou léger, selon que la matière est elle-même grave ou de peu d'importance. Ces règles sont donc préceptives, et dans certaines Congrégations elles sont nettement indiquées soit directement, soit indirectement par une sanction grave qui implique une faute du même genre.
§375. b) Il y a au contraire des règles qui explicitement ou implicitement sont données comme étant simplement directives. 1) Y manquer sans raison est assurément une imperfection morale; mais ce n'est pas en soi un péché même véniel, puisqu'il n'y a pas violation d'une loi ou d'un précepte. 2) Toutefois S. Thomas [°218] fait remarquer avec raison qu'on peut pécher gravement contre la règle, si on la viole par mépris (mépris de la règle ou mépris des Supérieurs); légèrement, si on le fait par négligence volontaire, par passion, par colère, par sensualité, ou pour tout autre motif peccamineux: c'est alors le motif qui constitue la faute. On peut ajouter, avec S. Liguori, que la faute peut être grave, lorsque les manquements sont fréquents et délibérés, soit à cause du scandale qui en résulte et qui amène graduellement un affaissement notable de la discipline, soit parce que le délinquant s'expose ainsi à se faire renvoyer de la communauté, au grand détriment de son âme.
§376. Il résulte de là que les Supérieurs sont obligés par devoir d'état de faire observer les règles avec soin, et que celui qui néglige de réprimer les transgressions, même légères de la règle, quand elles tendent à devenir fréquentes, peut commettre une faute grave, parce que par là il favorise le relâchement progressif, qui dans une communauté est un grave désordre. Tel est l'enseignement de Lugo, de S. Liguori, de Schram et de beaucoup d'autres théologiens.
Au reste le vrai religieux n'entre pas dans ces distinctions, il pratique la règle aussi intégralement qu'il le peut, sachant que c'est là le meilleur moyen de plaire à Dieu: «Qui regulae vivit, Deo vivit; vivre conformément à la règle, c'est vivre pour Dieu». De même, il ne se contente pas de pratiquer strictement les voeux, il en pratique l'esprit, s'efforçant d'avancer chaque jour vers la perfection, selon la parole de S. Jean: «Que celui qui est saint, se sanctifie encore»; et alors se vérifient pour lui les paroles de S. Paul: «Quiconque suivra cette règle jouira de la paix et pourra compter sur la miséricorde divine, pax super illos et misericordia» [Ga 6:16].
§377. Les prêtres, en vertu de leurs fonctions et de la mission qui leur incombe de sanctifier les âmes, sont obligés à une sainteté intérieure plus parfaite que les simples religieux qui n'ont pas été élevés au sacerdoce. C'est la doctrine expresse de S. Thomas, confirmée par les documents ecclésiastiques les plus authentiques: «quia per sacrum ordinem aliquis deputatur ad dignissima ministeria, quibus ipsi Christo servitur in sacramento altaris; ad quod requiritur major sanctitas interior, quam requirat etiam religionis status» [°220]. Les Conciles, et en particulier celui de Trente [°221], les S. Pontifes, spécialement Léon XIII [°222], et Pie X [°223], insistent tellement sur la nécessité de la sainteté pour le prêtre, que nier notre thèse, c'est se mettre en contradiction flagrante avec ces autorités irréfragables. Qu'il nous suffise de rappeler que Pie X, à l'occasion du cinquantième anniversaire de son sacerdoce, a publié une lettre adressée au clergé catholique, où il démontre la nécessité de la sainteté pour le prêtre, et indique avec précision les moyens nécessaires pour l'atteindre, moyens qui, pour le dire en passant, sont précisément ceux que nous inculquons dans nos Séminaires. Après avoir décrit la sainteté intérieure (vitae morumque sanctimonia), il déclare que seule cette sainteté nous rend tels que l'exige notre vocation divine: des hommes crucifiés au monde, revêtus de l'homme nouveau, qui n'aspirent qu'aux biens célestes et s'efforcent par tous les moyens possibles à inculquer aux autres les mêmes principes: «Sanctitas una nos efficit quales vocatio divina exposcit: homines videlicet mundo crucifixos... homines in novitate vitae ambulantes... qui unice in caelestia tendant et alios eodem adducere omni ope contendant».
§378. Le Code a sanctionné ces vues de Pie X, en insistant, plus que ne l'avait fait la législation ancienne, sur la nécessité de la sainteté pour le prêtre et les moyens de la pratiquer. Il déclare nettement que «les clercs doivent mener une vie intérieure et extérieure plus sainte que les laïques, et leur donner le bon exemple par leur vertu et leurs bonnes oeuvres». Il ajoute que les Evêques doivent faire en sorte que tous les clercs s'approchent fréquemment du sacrement de Pénitence pour s'y purifier de leurs fautes; que chaque jour ils s'appliquent un certain temps à l'oraison mentale, visitent le Saint Sacrement, récitent le chapelet en l'honneur de la Vierge Mère de Dieu, et fassent l'examen de conscience. Tous les trois ans au moins, les prêtres séculiers doivent faire une retraite pendant le temps déterminé par leur Évêque, dans une maison pieuse ou religieuse; ils ne peuvent en être dispensés dans un cas particulier, que pour une cause grave et avec la permission explicite de l'Ordinaire. Tous les clercs, mais surtout les prêtres sont spécialement obligés à pratiquer à l'égard de leur Ordinaire le respect et l'obéissance [°224].
D'ailleurs la nécessité pour le prêtre de tendre à la perfection se prouve: 1° par l'autorité de Notre Seigneur et de S. Paul; 2° par le Pontifical; 3° par la nature même des fonctions sacerdotales.
§379. 1° Notre Seigneur enseigne éloquemment, par ses exemples aussi bien que par ses paroles, la nécessité de la sainteté pour le prêtre.
A) Il donne l'exemple. Lui, qui dès le début était plein de grâce et de vérité, «vidimus eum... plenum gratiae et veritatis», a voulu se soumettre dans la mesure où il le pouvait, à la loi du progrès: «Il progressait, nous dit Saint Luc, en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes: proficiebat sapientia et aetate et gratia apud Deum et homines» [Lc 2:52]. Et, pendant trente ans, il s'est préparé à son ministère public par la pratique de la vie cachée, avec tout ce qu'elle entraîne: prière, mortification, humilité et obéissance. Trois mots résument trente ans de la vie du Verbe incarné: «Erat subditus illis» [Lc 2:51]. Pour prêcher avec plus d'efficacité les vertus chrétiennes, il a commencé par les pratiquer: «coepit facere et docere» [Ac 1:1]; si bien qu'il aurait pu dire de toutes les vertus ce qu'il a dit de la douceur et de l'humilité: «discite a me, quia mitis sum et humilis corde» [Mt 11:29]. Aussi, à la fin de sa vie, il déclare en toute simplicité qu'il se sanctifie et se sacrifie (le mot sanctifico a ce double sens) pour que ses apôtres et ses prêtres, leurs successeurs, se sanctifient en toute vérité: «Et pro eis ego sanctifico meipsum ut sint et ipsi sanctificati in veritate» [Jn 17:19]. Or le prêtre est le représentant de Jésus-Christ sur terre, un autre Christ: «pro Christo ergo legatione fungimur» [2Co 5:20]. Donc, nous aussi nous devons tendre sans cesse à la sainteté.
§380. B) C'est du reste ce qui résulte des enseignements du Maître pendant les trois années de sa vie publique, son grand oeuvre est la formation des Douze: c'est son occupation habituelle, la prédication aux foules n'étant qu'un accessoire, et, pour ainsi dire, un modèle de la façon avec laquelle ses disciples devront prêcher. De là découlent les conclusions suivantes:
a) Les enseignements si élevés sur la béatitude, la sainteté intérieure, l'abnégation, l'amour de Dieu et du prochain, la pratique de l'obéissance, de l'humilité, de la douceur et de toutes les autres vertus si souvent inculquées dans l'Évangile, s'adressent sans doute à tous les chrétiens qui aspirent à la perfection, mais avant tout aux Apôtres et à leurs successeurs: ce sont eux en effet qui sont chargés d'enseigner aux simples fidèles ces grands devoirs, et cela par l'exemple, encore plus que par la parole; c'est ce que le Pontifical rappelle aux diacres: «Curate ut quibus Evangelium, ore annuntiatis, vivis operibus exponatis». Or, de l'aveu de tous, ces enseignements forment un code de perfection et de très haute perfection. Les prêtres sont donc obligés, par devoir d'état, à se rapprocher de la sainteté.
§381. b) C'est tout particulièrement aux Apôtres et aux prêtres que s'adressent ces exhortations à une perfection plus grande contenue en maintes pages de l'Évangile: «Vous êtes le sel de la terre... vous êtes la lumière du monde: Vos estis sal terrae... Vos estis lux mundi» [Mt 5:13-14]. La lumière, dont il est ici question, ce n'est pas seulement la science, c'est encore et surtout l'exemple qui éclaire et entraîne plus que la science: «Que votre lumière brille devant les hommes, pour que, voyant vos bonnes oeuvres, ils glorifient votre Père qui est dans les cieux: Sic luceat lux vestra coram hominibus, ut videant opera vestra bona, et glorificent Patrem vestrum qui in caelis est» [Mt 5:16]. C'est à eux aussi et d'une façon spéciale que s'adressent les conseils sur la pauvreté et la continence, parce que, en vertu de leur vocation, ils sont obligés de suivre Jésus Christ de plus près et jusqu'au bout.
§382. c) Enfin il est une série d'enseignements qui directement et explicitement sont réservés aux apôtres et à leurs successeurs [°225], ce sont ceux qu'il donne aux Douze et aux Soixante-douze, en les envoyant prêcher en Judée, et ceux qu'il a prononcés à la dernière Cène. Or ces discours contiennent un code de perfection sacerdotale si élevée qu'il en résulte pour les prêtres un devoir absolu de tendre sans cesse à la perfection. Ils devront en effet pratiquer le désintéressement absolu, l'esprit de pauvreté, et la pauvreté effective se contentant du nécessaire, le zèle, la charité, le dévouement complet, la patience et l'humilité au milieu des persécutions qui les attendent, la force pour confesser le Christ et prêcher l'Évangile envers et contre tous, le détachement du monde et de la famille, le portement de croix, l'abnégation complète [°226].
§383. À la dernière Cène [Jn 14-17]. il leur donne ce commandement nouveau qui consiste à aimer ses frères comme il les a aimés, c'est-à-dire, jusqu'à l'immolation complète; leur recommande une foi vive, une confiance absolue en la prière faite en son nom; l'amour de Dieu se manifestant par l'accomplissement des préceptes; la paix de l'âme pour recueillir et goûter les enseignements du Saint-Esprit; l'union intime et habituelle avec Jésus lui-même, condition essentielle de sanctification et d'apostolat; la patience au milieu des persécutions du monde, qui les haïra comme il a haï le Maître; la docilité au Saint-Esprit qui viendra les consoler dans leurs tribulations; la fermeté dans la foi et le recours à la prière au milieu des épreuves: en un mot les conditions essentielles de ce que nous appelons aujourd'hui la vie intérieure ou la vie parfaite. Et il termine par cette prière sacerdotale, si pleine de tendresse, où il demande à son Père de garder ses disciples comme il les a lui-même gardés pendant sa vie mortelle; de les préserver du mal, au milieu de ce monde qu'ils doivent évangéliser, et de les sanctifier en toute vérité. Cette prière, il la fait non seulement pour les Apôtres eux-mêmes, mais aussi pour tous ceux qui croiront en lui, afin qu'ils soient toujours unis par les liens de la charité fraternelle, comme sont unies les trois divines personnes, et qu'ils soient tous unis à Dieu et tous unis au Christ «afin que l'amour dont vous m'avez aimé soit en eux, et que je sois moi aussi en eux».
N'est-ce pas là tout un programme de perfection, tracé à l'avance par le Souverain Prêtre, dont nous sommes les représentants sur terre? Et n'est-il pas consolant de voir qu'il a prié pour que nous puissions le réaliser?
§384. 2° Aussi Saint Paul s'inspire de cet enseignement de Jésus, quand il décrit à son tour les vertus apostoliques. Après avoir remarqué que les prêtres sont les dispensateurs des mystères de Dieu, ses ministres, les ambassadeurs du Christ, les médiateurs entre Dieu et les hommes, il énumère, dans les Épîtres Pastorales, les vertus dont doivent être ornés les diacres, les presbytres et les évêques. Il ne leur suffit pas d'avoir reçu la grâce de l'ordination, ils doivent la ressusciter, la faire revivre, de peur qu'elle ne diminue: «Admoneo te ut resuscites gratiam quae est in te per impositionem manuum mearum» [2Tm 1:6]. Les diacres doivent être chastes et pudiques, sobres, désintéressés, discrets et loyaux, sachant gouverner leur maison avec prudence et dignité. Plus parfaits encore doivent être les presbytres et les évêques [°227]: leur vie doit être tellement pure qu'ils soient irréprochables; ils doivent donc combattre avec soin l'orgueil, la colère, l'intempérance, la cupidité, et cultiver les vertus morales et théologales, l'humilité, la sobriété, la continence, la sainteté, la bonté, l'hospitalité, la patience, la douceur, et par dessus tout la piété, qui est utile à tout, la foi et la charité [°228]. Il faut même donner l'exemple de ces vertus, et par conséquent les pratiquer à un degré élevé: «In omnibus teipsum praebe exemplum bonorum operum» [Tt 2:7]. Toutes ces vertus supposent à la fois une certaine perfection déjà acquise, et de plus un effort généreux et constant vers la perfection.
§385. Il serait facile de montrer que les Pères en commentant l'Évangile et les Épîtres, ont développé et précisé ces enseignements; nous pourrions même ajouter qu'ils ont écrit des Lettres et des Traités entiers sur la dignité et la sainteté du sacerdoce [°229]. Mais, pour ne pas être trop long, nous nous bornerons à invoquer l'autorité du Pontifical qui est comme le Code sacerdotal de la Loi Nouvelle, et contient le résumé de ce que l'Église catholique demande de ses ministres. Ce simple exposé montrera quel haut degré de perfection est requis pour les Ordinands et à plus forte raison pour les prêtres du ministère [°230].
§386. 1° Au jeune tonsuré, l'Église demande le détachement universel de tout ce qui est un obstacle à l'amour de Dieu, et l'union intime avec Notre Seigneur, pour combattre les inclinations du vieil homme et revêtir les dispositions du nouvel homme. Le Dominus pars, qu'il doit réciter chaque jour, lui rappelle que Dieu, et Dieu seul est sa portion, son héritage, et que tout ce qui ne peut pas se rapporter à Dieu doit être foulé aux pieds. L'Induat me lui montre que la vie est un combat, une lutte contre les inclinations de la mauvaise nature, un effort pour cultiver les vertus surnaturelles plantées dans notre âme au jour de notre Baptême, Ainsi, dès le début, c'est l'amour de Dieu qui lui est proposé comme but, le sacrifice comme moyen, avec l'obligation de perfectionner ces deux dispositions pour avancer dans la cléricature.
§387. 2° Avec les Ordres Mineurs, le clerc reçoit un double pouvoir, l'un sur le corps eucharistique de Jésus, l'autre sur son corps mystique, c'est-à-dire sur les âmes; et on lui demande, outre le détachement, un double amour, l'amour du Dieu des tabernacles, et l'amour des âmes, qui l'un et l'autre supposent le sacrifice.
Ainsi, comme portier, il se détache des occupations domestiques pour devenir le gardien attitré de la maison de Dieu et veiller à la décence du lieu saint et des ornements sacrés. Lecteur, il se détache des études profanes pour se plonger dans la lecture des Saints Livres et y puiser cette doctrine qui l'aidera à se sanctifier et à sanctifier les autres. Exorciste, il se détache du péché et de ses restes pour échapper plus sûrement à l'empire du démon; acolythe, il se détache des plaisirs sensuels pour pratiquer déjà cette pureté que requiert le service des autels. En même temps son amour pour Dieu se fortifie: il aime le Dieu du tabernacle dont il est le gardien, il aime le Verbe caché sous l'écorce des lettres dans la Sainte Écriture, il aime Celui qui commande aux esprits mauvais, il aime Celui qui s'immole sur l'autel. Et cet amour s'épanouit en zèle: il aime les âmes qu'il est heureux de porter à Dieu par la parole et l'exemple, d'édifier par ses vertus, de purifier par ses exorcismes, de sanctifier par la part qu'il prend au Saint Sacrifice. Ainsi il avance peu à peu vers la perfection.
§388. 3° Le sous-diacre, en se consacrant définitivement à Dieu, s'immole par amour pour Lui, préludant ainsi, comme le fit autrefois la Sainte Vierge, au sacrifice plus noble qu'il offrira plus tard au saint autel: praeludit meliori quam mox offeret hostiam. Il immole son corps par le voeu de continence, son âme par l'obligation de réciter chaque jour la prière publique. La continence suppose la mortification des sens extérieurs et intérieurs, de l'esprit et du coeur; la récitation de l'Office demande l'esprit de recueillement et de prière, l'effort soutenu pour vivre uni à Dieu. L'un et l'autre devoir ne se peut fidèlement accomplir sans un ardent amour pour Dieu, qui seul peut défendre le coeur contre les attraits de l'amour sensible, et ouvrir son âme à la prière par le recueillement intérieur. C'est donc encore le sacrifice et l'amour que l'Église réclame du sous-diacre: sacrifice plus profond que celui qu'il avait fait jusque là: car la pratique de la continence pendant toute la vie demande à certains jours des efforts héroïques, et habituellement un esprit constant de vigilance, d'humble défiance de soi-même et de mortification; sacrifice irrévocable: «Quod si hunc Ordinem susceperitis, amplius non licebit a proposito resiliere, sed Deo, qui servire regnare est, perpetuo famulari oportebit». Et pour que ce sacrifice soit possible et durable, il y faut mettre beaucoup de charité: seul l'amour intense de Dieu et des âmes peut préserver de l'amour profane, seul il peut faire goûter les charmes de la prière perpétuelle, en orientant nos pensées et nos affections vers Celui qui seul peut les fixer. Aussi le Pontife invoque sur lui les sept dons du Saint Esprit, pour qu'il puisse accomplir les devoirs austères qui lui sont imposés.
§389. 4° Aux diacres, qui deviennent les coopérateurs du prêtre dans l'oblation du saint Sacrifice, «comministri et cooperatores estis corporis et sanguinis Domini», le Pontifical demande une pureté plus parfaite encore: «Estote nitidi, mundi, puri, casti». Et, parce qu'ils ont le droit de prêcher l'Évangile, on leur demande de le prêcher d'exemple encore plus que de bouche: «curate ut quibus Evangelium ore annuntiatis, vivis operibus exponatis». Leur vie doit donc être une traduction vivante de l'Évangile, et par là même une imitation constante des vertus de Notre Seigneur. Aussi, en priant pour que le Saint Esprit descende sur eux, avec tous ses dons, et surtout celui de force, le Pontife adresse à Dieu cette belle prière: «Abundet in eis totius forma virtutis, auctoritas modesta, pudor constans, innocentiae puritas, et spirituatis observantia disciplinae». N'est-ce pas là demander pour eux la pratique des vertus qui conduisent à la sainteté? Dans la prière finale, l'Evêque demande en effet qu'ils soient ornés de toutes les vertus: «virtutibus universis... instructi».
§390. 5° Et cependant il exige plus encore du prêtre. Parce qu'il offre le saint sacrifice de la Messe, il faut qu'il soit victime en même temps que sacrificateur; il le sera en immolant ses passions: «Agnoscite quod agitis; imitamini quod tractatis; quatenus mortis dominicae mysterium celebrantes, mortificare membra vestra a vitiis et concupiscentiis omnibus procuretis»; il le sera en renouvelant sans cesse en lui l'esprit de sainteté: «innova in visceribus eorum spiritum sanctitatis». Pour cela il méditera jour et nuit la loi de Dieu, pour l'enseigner aux autres et la pratiquer lui-même, et donner ainsi l'exemple de toutes les vertus chrétiennes: «ut in lege tuâ die ac nocte meditantes, quod legerint, credant; quod crediderint, doceant; quod docuerint, imitentur; justitiam, constantiam, misericordiam, fortitudinem, ceterasque virtutes in se ostendant». Et, comme il doit aussi se dépenser pour les âmes, il pratiquera la charité fraternelle sous forme de dévouement: «accipe vestem sacerdotalem per quam caritas intelligitur»; comme Saint Paul, il se dépensera complètement pour les âmes: «omnia impendam et superimpendar ipse pro animabus vestris» [2Co 12:15]. C'est du reste ce qui va ressortir des fonctions sacerdotales que nous allons exposer.
§391. Ainsi donc, à chaque nouvelle étape vers le sacerdoce, le Pontifical demande plus de vertu, plus d'amour et de sacrifice; et, quand il arrive au sacerdoce, c'est la sainteté qu'il réclame, nous dit Saint Thomas [°231], afin que le prêtre puisse offrir dignement le saint sacrifice et sanctifier les âmes qui lui sont confiées. L'Ordinand est libre d'avancer ou de ne pas avancer; mais, s'il reçoit les ordres, c'est qu'il accepte évidemment les conditions si explicitement posées par le Pontife, c'est-à-dire l'obligation de tendre à la perfection, obligation qui, loin d'être diminuée par l'exercice du saint ministère, ne fait que devenir plus pressante, comme nous allons le montrer.
§392. Au témoignage de l'Apôtre Saint Paul, le prêtre est médiateur entre l'homme et Dieu, entre la terre et le ciel: choisi parmi les hommes pour être leur représentant, il doit être agréé de Dieu, appelé par Lui, pour avoir le droit de paraître devant Lui, de lui offrir les hommages des hommes et en obtenir des bienfaits: «Omnis namque pontifex ex hominibus assumptus pro hominibus constituitur in his, quae sunt ad Deum, ut offerat dona et sacrificia pro peccatis... Nec quisquam sumit sibi illum honorem, sed qui vocatur a Deo tamquam et Aaron». [He 5:1,4]. Ses fonctions peuvent se ramener à deux principales: il est le Religieux de Dieu [°232], chargé de le glorifier au nom du peuple chrétien tout entier; il est un Sauveur, un Sanctificateur d'âmes, ayant la mission de collaborer avec Jésus-Christ à leur sanctification et à leur salut. Or, à ce double titre, il doit être un saint [°233], et par conséquent tendre sans cesse à la perfection, puisque jamais il n'atteint complètement la plénitude de sainteté que réclament ses fonctions.
§393. En vertu de sa mission, le prêtre doit glorifier Dieu au nom de toutes les créatures et plus spécialement du peuple chrétien. Il est donc vraiment, et cela en vertu du sacerdoce tel que Notre Seigneur l'a institué, le religieux de Dieu «pro hominibus constituitur in iis quae sunt ad Deum, ut offerat dona et sacrificia». C'est surtout par le saint sacrifice de la Messe et la récitation du Saint Office qu'il s'acquitte de ce devoir; mais toutes ses actions, même les plus communes peuvent y contribuer, comme nous l'avons dit plus haut, si elles sont faites pour lui plaire. Or cette mission ne peut être remplie convenablement que par un prêtre saint, ou du moins disposé à le devenir.
§394. A) Quelle sainteté est requise pour le Saint Sacrifice? Les prêtres de l'Ancienne Loi qui voulaient s'approcher de Dieu, devaient être saints (il s'agit surtout de la sainteté légale) sous peine d'être châtiés: «Sacerdotes quoque, qui accedunt ad Dominum, sanctificentur, ne percutiat eos» [Ex 19:22]. Pour offrir l'encens et les pains destinés à l'autel, ils devaient être saints: «incensa enim Domini et panem Dei sui offerunt et ideo sancti erunt» [Lv 21:6].
Combien plus saints, d'une sainteté intérieure, ceux qui offrent non plus des ombres et des figures, mais le sacrifice par excellence, la victime infiniment sainte? Tout est saint dans ce divin sacrifice: la victime et le prêtre principal qui n'est autre que Jésus, qui, nous dit Saint Paul, «est saint, innocent, sans tache, séparé des pécheurs, et élevé au-dessus des cieux: «Talis enim et decebat ut nobis esset pontifex, sanctus, innocens, impollutus, segregatus a peccatoribus et excelsior caelis factus» [He 7:26]; l'Église, au nom de laquelle le prêtre offre la sainte Messe, et que Jésus a sanctifiée au prix de son sang: «seipsum tradidit pro ea ut illam sanctificaret... ut sit sancta et immaculata» [Ep 5:25-27]; le but, qui est de glorifier Dieu et de produire dans les âmes des fruits de sainteté; les prières et cérémonies, qui rappellent le sacrifice du Calvaire et les effets de sainteté qu'il a mérités; la communion surtout, qui nous unit à la source de toute sainteté. -- N'est-il donc pas nécessaire que le prêtre qui, comme représentant de Jésus-Christ et de l'Église, offre cet auguste sacrifice, soit lui-même revêtu de sainteté? Comment pourrait-il représenter dignement Jésus-Christ, au point d'être alter Christus, si sa vie était médiocre, sans aspirations vers la perfection? Comment serait-il le ministre de l'Église immaculée, si son âme, attachée au péché véniel, n'avait cure de progrès spirituel? Comment glorifierait-il Dieu, si son coeur était vide d'amour et de sacrifice? Comment sanctifierait-il les âmes, s'il n'avait lui-même le désir loyal de se sanctifier?
§395. Comment oserait-il monter au saint autel, et réciter les prières de la Messe, qui respirent les sentiments les plus purs de pénitence, de foi, de religion, d'amour, d'abnégation, si son âme y était étrangère? Comment oser s'offrir avec la divine victime «in spiritu humilitatis, et in animo contrito suscipiamur a te, Domine» [°234], si ces sentiments étaient en contradiction avec sa vie? Comment oser demander de participer à la divinité de Jésus «ejus divinitatis esse consortes», si notre vie est toute humaine? Comment redire cette protestation d'innocence: «Ego autem in innocentia mea ingressus sum», si on ne fait aucun effort pour se débarrasser de la poussière de mille péchés véniels délibérés? Comment oser réciter le Sanctus, où l'on proclame la sainteté de Dieu, et consacrer en s'identifiant avec Jésus, l'auteur de toute sainteté, si on ne s'efforce pas de se sanctifier avec lui et par lui? Comment réciter le Pater, sans se rappeler que nous devons être parfaits comme notre Père céleste? Et l'Agnus Dei sans avoir un coeur contrit et humilié? Et les belles prières préparatoires à la communion: «Fac me tuis semper inhaerere mandatis, et a te nunquam separari permittas», si le coeur est loin de Dieu, loin de Jésus! Et comment communier chaque jour au Dieu de toute sainteté, sans avoir le désir sincère de participer à cette sainteté, de s'en rapprocher du moins chaque jour par un effort progressif? Ne serait-ce pas là une contradiction flagrante, un manque de loyauté, une provocation, un abus de la grâce, une infidélité à sa vocation ? Qu'on médite donc et qu'on s'applique à soi-même tout le chapitre V du 4e livre de l'Imitation DE DIGNITATE SACRAMENTI ET STATU SACERDOTALI: «Si haberes angelicam puritatem et S.J. Baptistae sanctitatem, non esse dignus hoc sacramentum accipere nec tractare... Non alleviasti onus tuum, sed arctiori jam alligatus es vinculo disciplinae, et ad majorem teneris perfectionem sanctitatis».
§396. B) Ce que nous avons dit de la sainte Messe peut s'appliquer, en un certain sens, à la récitation de l'Office divin. C'est au nom de l'Église, en union avec Jésus, le grand Religieux de Dieu, et pour le peuple chrétien tout entier, que sept fois le jour nous apparaissons devant Dieu, pour l'adorer et le remercier, et pour obtenir de Lui les grâces nombreuses dont les âmes ont besoin. Si nous prions du bout des lèvres, et non du coeur, n'entendrons-nous pas le reproche mérité que Dieu adresse aux juifs: «Ce peuple m'honore des lèvres, mais son coeur est loin de moi: Populus hic labiis me honorat, cor autem eorum longe est a me» [°235]? Et les grâces que, de la même façon, nous sollicitons de la miséricorde divine, seront-elles octroyées avec abondance?
§397. De même, pour transformer nos actions ordinaires en victimes agréables à Dieu, ne faut-il pas les accomplir avec les dispositions déjà indiquées d'amour et de sacrifice [§309]? -- De quelque côté qu'on se tourne, la même conclusion s'impose: comme Religieux de Dieu, le prêtre doit viser à la sainteté; elle s'impose aussi, s'il veut sauver les âmes.
§398. A) Sanctifier et sauver les âmes est le devoir d'état du prêtre: quand Jésus choisit ses apôtres, c'est pour en faire des pêcheurs d'hommes: «faciam vos piscatores hominum» [Mt 4:19]; c'est pour qu'ils produisent, en eux-mêmes et dans les autres, des fruits abondants de salut: «Non vos me elegistis, sed ego elegi vos et posui vos, ut vos eatis et fructum afferatis, et fructus vester maneat» [Jn 15:16]. C'est pour cela qu'ils doivent prêcher l'Évangile, administrer les sacrements, donner le bon exemple et prier avec ferveur.
Or il est de foi que ce qui convertit et sanctifie les âmes, c'est la grâce de Dieu; nous ne sommes, nous, que des instruments dont Dieu veut bien se servir, mais qui ne produisent de fruit que dans la mesure où ils sont unis à la cause principale, instrumentum Deo conjunctum. Telle est la doctrine de Saint Paul: «Moi, j'ai planté, Apollon a arrosé, mais Dieu a fait croître. Ainsi celui qui plante n'est rien, ni celui qui arrose; Dieu qui fait croître, est tout: Ego plantavi, Apollo rigavit, sed Deus incrementum dedit; itaque neque qui plantat, est aliquid, neque qui rigat, sed qui incrementum dat, Deus» [1Co 3:6-7]. Par ailleurs il est certain que cette grâce s'obtient surtout de deux manières, par la prière et le mérite. Dans l'un et l'autre cas, nous obtenons d'autant plus de grâces que nous sommes plus saints, plus fervents, plus unis à Notre Seigneur [§237]. Si donc notre devoir d'état est de sanctifier les âmes, cela veut dire que nous devons d'abord nous sanctifier nous-mêmes: «Pro eis ego sanctifico meipsum ut sint et ipsi sanctificati in veritate» [Jn 17:19].
§399. B) Nous arrivons du reste à la même conclusion, en parcourant les moyens de zèle principaux, à savoir la parole et l'action, l'exemple, la prière.
a) La parole ne produit d'effets de salut que lorsque nous parlons au nom et en la vertu de Dieu, «tanquam Deo exhortante per nos» [2Co 5:20]. C'est ce que fait le prêtre fervent: avant de parler, il prie pour que la grâce vivifie sa parole; en parlant, il ne cherche pas à plaire, mais à instruire, à faire du bien, à convaincre, à persuader, et, parce que son coeur est intimement uni à celui de Jésus, il fait passer dans sa voix une émotion, une force de persuasion qui saisit les auditeurs; et, parce que, en s'oubliant, il attire le Saint Esprit, les âmes sont touchées par la grâce et converties ou sanctifiées. -- Un prêtre médiocre au contraire ne prie que du bout des lèvres, et, parce qu'il se recherche lui-même, il se bat les flancs et n'est souvent qu'un airain sonore ou une cymbale retentissante: «aes sonans aut cymbalum tinniens» [1Co 13:1].
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