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§900-§999: Précis de théologie ascétique et mystique

2.1.5) CHAPITRE 5: Lutte contre les tentations

§900. Malgré les efforts que nous faisons pour déraciner nos vices, nous pouvons et devons nous attendre à la tentation. Nous avons en effet des ennemis spirituels, la concupiscence, le monde et le démon [§193-227], qui ne cessent de nous tendre des pièges. Il faut donc nous occuper de la tentation, soit de la tentation en général, soit des tentations principales des commençants.

ART. I. De la tentation en général [°498]

§901. La tentation est une sollicitation au mal provenant de nos ennemis spirituels. Nous exposerons: 1° les fins providentielles de la tentation; 2° la psychologie de la tentation; 3° l'attitude que nous devons avoir à l'égard de la tentation.

I. Les fins providentielles de la tentation

§902. Dieu ne nous tente pas directement: «Que nul, lorsqu'il est tenté, ne dise: c'est Dieu qui me tente; car Dieu ne saurait être tenté de mal, et lui-même ne tente personne» [Jc 1:13]. Mais il permet que nous soyons tentés par nos ennemis spirituels, tout en nous donnant les grâces nécessaires pour résister: «Fidelis est Deus qui non patietur vos tentari supra id quod potestis, sed faciet etiam cum tentatione proventum» [1Co 10:13]. Il a pour cela d'excellentes raisons.

1° Il veut nous faire mériter le ciel. Sans doute il aurait pu nous octroyer le ciel comme un don; mais il a voulu sagement que nous le méritions comme une récompense. Il veut même que la récompense soit proportionnée au mérite, par conséquent à la difficulté vaincue. Or il est certain que l'une des difficultés les plus pénibles, c'est la tentation qui met en péril notre fragile vertu. La combattre énergiquement est l'un des actes les plus méritoires; et, quand avec la grâce de Dieu, nous en avons triomphé, nous pouvons dire avec S. Paul que nous avons combattu le bon combat, et qu'il ne nous reste plus qu'à recevoir la couronne de justice que Dieu nous a préparée. Il y a d'autant plus d'honneur et de joie à la posséder que nous avons plus fait pour la mériter.

§903. 2° C'est aussi un moyen de purification. 1) Elle nous rappelle en effet qu'autrefois, par manque de vigilance et d'énergie, nous avons succombé, et nous est ainsi une occasion de renouveler des actes de contrition, de confusion et d'humiliation, qui contribuent à purifier notre âme; 2) elle nous oblige en même temps à faire des efforts énergiques et soutenus pour ne pas succomber; ainsi elle nous fait expier nos lâchetés et nos capitulations par des actes contraires, et tout cela rend notre âme plus pure. Voilà pourquoi quand Dieu veut purifier une âme plus parfaitement pour l'élever à la contemplation, il permet qu'elle subisse d'horribles tentations, comme nous le dirons en traitant de la voie unitive.

§904. 3° C'est enfin un moyen de progrès spirituel.

a) La tentation est comme un coup de fouet qui nous réveille au moment où nous allions nous endormir et nous relâcher; elle nous fait comprendre la nécessité de ne pas nous arrêter à mi-chemin, mais de viser plus haut, afin d'écarter plus sûrement tout danger.

b) C'est aussi une école d'humilité, de défiance de soi-même: on comprend mieux sa faiblesse, son impuissance, on sent davantage le besoin de la grâce, et l'on prie avec plus de ferveur. On voit mieux la nécessité de mortifier l'amour du plaisir, source de nos tentations, et on embrasse avec plus de générosité les petites croix de chaque jour, afin d'amortir l'ardeur de la concupiscence.

c) C'est une école d'amour de Dieu: car, pour résister avec plus de sécurité, on se jette entre les bras de Dieu pour y trouver force et protection; on lui est reconnaissant des grâces qu'il ne manque pas d'accorder; on se comporte avec lui comme un fils qui, en toutes ses difficultés, a recours au plus aimant des pères.

La tentation a donc de multiples avantages, et c'est pour cela que Dieu permet que ses amis soient tentés: «parce que tu étais agréable à Dieu, dit l'ange à Tobie, il a fallu que la tentation t'éprouvât: qui acceptus eras Deo, necesse fuit ut tentatio probaret te» [°499].

II. La psychologie de la tentation

Nous décrirons: 1° la fréquence de la tentation ; 2° ses diverses phases ; 3° les marques et les degrés de consentement.

§905.Fréquence des tentations. La fréquence et la violence des tentations varient extrêmement: il est des âmes souvent et violemment tentées ; il en est d'autres qui ne le sont que rarement et sans se sentir profondément ébranlées. Bien des causes expliquent cette diversité.

a) Tout d'abord le tempérament et le caractère: il y a des personnes extrêmement passionnées et en même temps faibles de volonté, souvent tentées et que la tentation bouleverse; il en est d'autres bien équilibrées et énergiques qui ne sont que rarement tentées, et qui gardent le calme au milieu de la tentation.

b) L'éducation amène d'autres différences: il y a des âmes élevées dans la crainte et l'amour de Dieu, dans la pratique habituelle du devoir austère, et qui n'ont guère reçu que de bons exemples; d'autres au contraire ont été élevées dans l'amour du plaisir et la peur de toute souffrance, et ont vu trop d'exemples de vie mondaine et sensuelle. Il est évident que les secondes seront plus violemment tentées que les premières.

c) Il faut tenir compte aussi des desseins providentiels de Dieu: il est des âmes qu'il appelle à une vocation sainte et dont il préserve la pureté avec un soin jaloux; d'autres qu'il destine aussi à la sainteté, mais qu'il veut faire passer par de rudes épreuves, afin d'affermir leur vertu; d'autres enfin qu'il n'appelle pas à une vocation aussi élevée, et qui seront plus souvent tentées, quoique jamais au-dessus de leurs forces.

§906.Les trois phases de la tentation. D'après la doctrine traditionnelle, qu'expose déjà S. Augustin, il y a trois phases dans la tentation: la suggestion, la délectation et le consentement.

a) La suggestion consiste dans la proposition de quelque mal: l'imagination ou l'esprit se représente, d'une façon plus ou moins vive, les attraits du fruit défendu; parfois cette représentation est très séduisante, s'impose avec ténacité et devient une sorte d'obsession. Si dangereuse que soit cette suggestion, elle n'est pas un péché, pourvu qu'on ne l'ait pas provoquée ou qu'on n'y consente pas librement: il n'y a faute que lorsque la volonté y donne son consentement.

b) À la suggestion se joint la délectation: instinctivement la partie inférieure de l'âme se porte vers le mal suggéré, et on éprouve un certain plaisir. «Il arrive maintes fois, dit S. François de Sales [°500], que la partie inférieure se plaît en la tentation, sans le consentement, ains contre le gré de la supérieure: c'est la guerre que l'apôtre S. Paul décrit quand il dit que sa chair convoite contre son esprit». Cette délectation de la partie inférieure, tant que la volonté n'y adhère pas, n'est pas une faute; mais c'est un danger, parce que la volonté se trouve ainsi sollicitée de donner son adhésion; alors se pose l'alternative: la volonté va-t-elle consentir, oui ou non?

c) Si la volonté refuse son acquiescement, combat la tentation et la repousse, elle est victorieuse et fait un acte très méritoire. Si au contraire elle se complaît dans la délectation, y prend plaisir volontairement, et y consent, le péché intérieur est commis.

Tout dépend donc du libre consentement de la volonté, et c'est pourquoi nous allons, pour plus de clarté, indiquer les signes auxquels on peut reconnaître si et dans quelle mesure on a consenti.

§907.Signes de consentement. Pour mieux expliquer ce point important, voyons les signes de non-consentement, de consentement imparfait, de plein consentement.

a) On peut considérer qu'on n'a pas consenti, si, malgré la suggestion et le plaisir instinctif qui l'accompagne, on éprouve du mécontentement, de l'ennui de se voir ainsi tenté, si on lutte pour ne pas succomber, si on a une vive horreur, dans la partie supérieure de l'âme, pour le mal proposé [°501].

b) On peut être coupable de la tentation dans la cause, lorsqu'on prévoit que telle ou telle action, que nous pouvons éviter, nous est une source de tentations: «Si je sais, dit S. François de Sales [°502], que quelque conversation m'apporte de la tentation et de la chute, et j'y vais volontairement, je suis indubitablement coupable de toutes les tentations que j'y recevrai». Mais alors on n'est coupable que dans la mesure où l'on a prévu, et si la prévision n'a été que vague et confuse, la culpabilité est diminuée d'autant.

§908. c) On peut considérer que le consentement est imparfait:

1) Quand on ne repousse pas la tentation aussi promptement qu'on en perçoit le caractère dangereux [°503]; il y a là une faute d'imprudence, qui sans être grave, expose au danger de consentir à la tentation.

2) Quand on hésite un instant: on voudrait bien goûter un peu du plaisir défendu, mais on ne voudrait pas offenser Dieu; bref, après un moment d'hésitation, on repousse la tentation; ici encore faute vénielle d'imprudence.

3) Si on ne repousse la tentation qu'à demi: on résiste, mais d'une façon molle, incomplète; or une demi résistance est un demi consentement: faute vénielle.

§909. d) Le consentement est plein et entier quand la volonté, affaiblie par les premières concessions, se laisse entraîner à goûter volontairement le plaisir mauvais, malgré les protestations de la conscience qui reconnaît que c'est mal; alors, si la matière est grave, le péché est mortel: c'est un péché de pensée ou de délectation morose, comme disent les théologiens. Si à la pensée s'ajoute le désir consenti, c'est une faute plus grave encore. Enfin si du désir on passe à l'exécution, ou du moins à la recherche et poursuite des moyens propres à l'exécution de son dessein, c'est un péché d'action.

§910. Dans les divers cas que nous avons exposés, il y a parfois des doutes qui s'élèvent sur le consentement ou le demi consentement donné. Il faut alors distinguer entre les consciences délicates et les consciences relâchées; dans le premier cas, on juge qu'il n'y a pas eu consentement, parce que la personne en question a l'habitude de ne pas consentir, tandis que dans le second on formera un jugement tout contraire.

III. Notre attitude à l'égard de la tentation

Pour triompher des tentations et les faire servir au bien spirituel de notre âme, il y a trois choses principales à faire: 1° prévenir la tentation; 2° la combattre vigoureusement; 3° remercier Dieu après la victoire ou se relever après la chute.

§911.Prévenir la tentation. Nous connaissons le proverbe: mieux vaut prévenir que guérir; c'est aussi ce que conseille la sagesse chrétienne. Quand Notre Seigneur emmène les trois apôtres au jardin des Oliviers, il leur dit: «Veillez et priez, de peur que vous n'entriez en tentation: Vigilate et orate, ut non intretis in tentationem» [Mt 26:41]; vigilance et prière, voilà donc les deux grands moyens de prévenir la tentation.

§912. A) Veiller, c'est monter la garde autour de son âme pour ne pas se laisser surprendre: car il est si facile de succomber dans un moment de surprise! Cette vigilance implique deux dispositions principales: la défiance de soi et la confiance en Dieu.

a) Il faut donc éviter cette présomption orgueilleuse qui nous jette au milieu des périls, sous prétexte que nous sommes assez forts pour en triompher. Ce fut le péché de S. Pierre, qui, au moment où Jésus prédisait l'abandon des apôtres, s'écria: «Quand vous seriez pour tous une occasion de chute, vous ne le seriez jamais pour moi» [Mc 14:29]. Qu'on se rappelle au contraire que celui qui croit être debout doit prendre garde de tomber: «Itaque, qui se existimat stare, videat, ne cadat» [1Co 10:12]; car, si l'esprit est prompt, la chair est faible, et la sécurité ne se trouve que dans l'humble défiance de sa faiblesse.

b) Mais il faut aussi éviter ces vaines terreurs qui ne font qu'accroître le danger; il est bien vrai que nous sommes faibles par nous-mêmes, mais invincibles en Celui qui nous fortifie: «Dieu qui est fidèle ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces; mais avec la tentation il ménagera aussi une heureuse issue en vous donnant le pouvoir de la vaincre» [1Co 10:13].

c) Cette juste défiance de nous-mêmes nous fait éviter les occasions dangereuses, telle compagnie, tel amusement, etc., où notre expérience nous a montré que nous étions exposés à succomber. Elle combat l'oisiveté, qui est l'une des occasions les plus dangereuses [§885], comme aussi cette mollesse habituelle qui détend les ressorts de la volonté et la prépare à toutes les capitulations [°504]. Elle a horreur de ces vaines rêveries qui peuplent l'âme de fantômes qui ne tardent pas à devenir dangereux. En un mot, elle pratique la mortification sous les différentes formes que nous avons signalées [§767-817], et l'application aux devoirs d'état, à la vie intérieure et à l'apostolat. Alors il reste peu de place pour les tentations dans cette vie intense.

d) La vigilance doit s'exercer spécialement sur le point faible de l'âme, puisque c'est généralement de ce côté que vient l'attaque. Pour fortifier ce point vulnérable, on se sert de l'examen particulier, qui concentre notre attention pendant un temps notable sur ce défaut, ou mieux encore sur la vertu contraire [§468].

§913. B) À la vigilance s'ajoute la prière, qui, en mettant Dieu de notre côté, nous rend invincibles. Au fond, Dieu est intéressé à notre victoire: c'est à lui en effet que s'attaque le démon en notre personne, c'est son oeuvre qu'il veut détruire en nous; nous pouvons donc l'invoquer avec une sainte confiance, sûrs qu'il ne demande qu'à nous secourir. Toute prière est bonne contre la tentation, vocale ou mentale, privée ou publique, sous forme d'adoration ou sous forme de demande. On peut tout particulièrement, dans les moments de calme, prier pour le temps de la tentation. Au moment où celle-ci se présente, on n'a plus alors qu'à faire une courte élévation de coeur pour résister avec plus de succès.

§914.Résister à la tentation. Cette résistance sera différente selon la nature des tentations. Il en est qui sont fréquentes, mais peu graves: il faut les traiter par le mépris, comme l'explique si bien S. François de Sales [°505]:

«Quant à ces menues tentations de vanité, de soupçon, de chagrin, de jalousie, d'envie, d'amourettes, et semblables tricheries, qui, comme mouches et moucherons, viennent passer devant nos yeux et tantôt nous piquer sur la joue, tantôt sur le nez... la meilleure résistance qu'on leur puisse faire, c'est de ne s'en point tourmenter; car tout cela ne peut nuire, quoiqu'il puisse faire de l'ennui, pourvu que l'on soit bien résolu de vouloir servir Dieu. Méprisez donc ces menues attaques et ne daignez pas seulement penser à ce qu'elles veulent dire, mais laissez-les bourdonner autour de vos oreilles tant qu'elles voudront... comme l'on fait des mouches».

Ici nous nous occupons surtout des tentations graves; il faut les combattre promptement, énergiquement, avec constance et humilité.

A) Promptement, sans discuter avec l'ennemi, sans aucune hésitation: au début, la tentation n'ayant pas encore pris pied solidement dans notre âme, il est assez facile de la rejeter; si nous attendons qu'elle y ait pris racine, ce sera beaucoup plus difficile. Donc ne parlementons pas; associons l'idée de plaisir illicite à tout ce qu'il y a de plus répugnant, à un serpent, à un traître qui veut nous surprendre, et rappelons-nous la parole de nos SS. Livres: «Fuis devant le péché comme devant un serpent; car si tu en approches, il te mordra: Quasi a facie colubri fuge peccata: et, si accesseris ad illa, mordebunt te» [Si 21:2]. On fuit en priant et en appliquant fortement son esprit à tout autre sujet.

§915. B) Énergiquement, non pas avec mollesse et comme à regret: ce qui semblerait inviter la tentation à revenir; mais avec force et vigueur, témoignant l'horreur qu'on a pour une telle proposition: «arrière, Satan, vade retro Satana» [Mc 8:33]. Mais il y a une tactique différente à employer suivant le genre de tentations: s'il s'agit de plaisirs attrayants, il faut se détourner et fuir en appliquant fortement son attention à un sujet différent qui puisse absorber notre esprit: la résistance directe ne ferait généralement qu'augmenter le danger. S'il s'agit d'une répugnance à faire son devoir, d'antipathie, de haine, de respect humain, le mieux est souvent d'affronter la tentation, de considérer franchement la difficulté en face et de faire appel aux principes de la foi pour en triompher.

§916. C) Avec constance: parfois en effet la tentation, un moment vaincue, revient avec un nouvel acharnement, et le démon ramène du désert sept esprits plus méchants que lui. À cette opiniâtreté de l'ennemi il faut opposer une résistance non moins tenace: c'est celui qui combat jusqu'à la fin qui remporte la victoire. Mais alors, pour être plus sûr de triompher, il importe de faire connaître la tentation à son directeur.

C'est le conseil que donnent les Saints, en particulier S. Ignace et S. François de Sales: «car notez, dit ce dernier que la première condition que le malin fait avec l'âme qu'il veut séduire, c'est du silence, comme font ceux qui veulent séduire les femmes et les filles, qui de prime abord défendent qu'elles ne communiquent point les propositions aux pères ni aux maris: ou au contraire Dieu, en ses inspirations, demande sur toutes choses que nous les fassions reconnaître par nos supérieurs et conducteurs» [°506]. Il semble en effet qu'une grâce spéciale soit attachée à cette ouverture de coeur: une tentation découverte est à moitié vaincue.

§917. D) Avec humilité: c'est elle en effet qui attire la grâce, et c'est la grâce qui nous donne la victoire. Le démon, qui a péché par orgueil, s'enfuit devant un acte sincère d'humilité, et la triple concupiscence, qui tient sa force de la superbe, est facilement vaincue, lorsque par l'humilité nous l'avons pour ainsi dire décapitée.

§918.Après la tentation, il faut bien se garder d'examiner minutieusement si on a consenti ou non: cette imprudence pourrait ramener la tentation et créer un nouveau péril. D'ailleurs il est facile de voir, par le témoignage de la conscience, sans examen approfondi, si on a été victorieux.

A) Si on a eu le bonheur de triompher, qu'on remercie de grand coeur Celui qui nous a donné la victoire: c'est un devoir de reconnaissance, et c'est le meilleur moyen d'obtenir de nouvelles grâces en temps opportun. Malheur aux ingrats qui, s'attribuant à eux-mêmes la victoire, me songeraient pas à en remercier Dieu! Ils ne tarderaient pas à expérimenter leur faiblesse.

§919. B) Si au contraire on avait eu le malheur de succomber, qu'on ne se décourage pas; qu'on se souvienne de l'accueil fait au prodigue, et que, comme lui, on aille se jeter aux pieds du représentant de Dieu, avec ce cri du coeur: Père, j'ai péché contre le ciel et contre vous: je ne mérite plus d'être appelé votre fils [Lc 15:21]. Et Dieu, plus miséricordieux encore que le père du prodigue, lui donnera le baiser de paix et lui rendra son amitié.

Mais, pour éviter des rechutes, le pécheur repentant profitera de sa faute pour s'humilier profondément devant Dieu, reconnaître son impuissance à faire le bien, mettre toute sa confiance en Dieu, devenir plus circonspect en évitant soigneusement les occasions de péché, et revenir à la pratique de la pénitence. Une faute ainsi réparée ne sera pas un obstacle sérieux à la perfection [°507]. Comme le remarque avec raison S. Augustin, ceux qui se relèvent ainsi en deviennent plus humbles, plus prudents et plus fervents: ex casu humiliores, cautiores, ferventiores» [°508].

ART. II. Des principales tentations des commençants

Les commençants sont sujets à toutes sortes de tentations, venant des sources que nous avons indiquées. Mais il en est cependant quelques-unes qui semblent plus particulièrement les concerner; ce sont: 1° les illusions venant des consolations et des sécheresses; 2° l'inconstance; 3° l'empressement; 4° parfois les scrupules.

I. Illusions des commençants sur les consolations [°509]

§920. Généralement le Bon Dieu accorde des consolations sensibles aux débutants, afin de les attirer à son service; puis il les en prive pour un temps, afin d'éprouver et d'affermir leur vertu. Or il en est qui se croient arrivés déjà à un certain degré de sainteté, quand ils ont beaucoup de consolations; si elles viennent à disparaître et font place aux sécheresses ou aridités, ils se croient perdus. Il importe donc, pour prévenir à la fois la présomption et le découragement, de leur expliquer la vraie doctrine sur les consolations et les sécheresses.

1) Les consolations

§921.Nature et provenance. a) Les consolations sensibles sont des émotions douces qui affectent la sensibilité et font goûter une joie spirituelle sentie. Alors le coeur se dilate et bat avec plus d'animation, le sang circule avec plus de rapidité, le visage est rayonnant, la voix est émue, et parfois, cette joie se manifeste par des larmes. -- Elles se distinguent des consolations spirituelles, accordées généralement aux âmes en progrès, consolations d'un ordre supérieur qui agissent sur l'intelligence en l'éclairant, et sur la volonté en l'attirant à la prière et à la vertu. Souvent du reste il y a un certain mélange des deux, et ce que nous allons dire peut s'appliquer aux unes et aux autres.

b) Ces consolations peuvent provenir d'une triple source:

1) de Dieu, qui agit à notre égard comme une mère à l'égard de son enfant, et nous attire à lui par les douceurs qu'il nous fait trouver à son service, afin de nous détacher plus facilement des faux plaisirs du monde;

2) du démon, qui, en agissant sur le système nerveux, l'imagination et la sensibilité, peut produire certaines émotions sensibles, dont il se servira ensuite pour pousser à des austérités indiscrètes, à la vanité, à la présomption suivie bientôt de découragernent;

3) de la nature elle-même: il y a des tempéraments imaginatifs, émotifs, optimistes, qui, lorsqu'ils s'adonnent à la piété, y trouvent naturellement un aliment à leur sensibilité.

§922.Avantages. Les consolations ont assurément leur utilité:

a) Elles facilitent la connaissance de Dieu: l'imagination, aidée de la grâce, aime à se représenter les amabilités divines, le coeur les goûte; alors on se plaît à prier, à méditer longuement, et l'âme comprend mieux la bonté de Dieu.

b) Elles contribuent à fortifier la volonté: celle-ci ne trouvant plus, dans les facultés inférieures, d'obstacles, mais au contraire des auxiliaires précieux, se détache plus facilement des créatures, aime Dieu plus ardemment, et prend d'énergiques résolutions qu'elle garde plus facilement grâce aux secours obtenus par la prière: aimant Dieu d'une façon sensible, elle supporte vaillamment les petits sacrifices de chaque jour, et s'impose même volontiers quelques mortifications.

c) Elles nous aident à former des habitudes de recueillement, de prière, d'obéissance, d'amour de Dieu, qui persévéreront dans une certaine mesure après que les consolations auront disparu.

§923.Dangers. Cependant ces consolations ont aussi leurs dangers:

a) Elles provoquent une sorte de gourmandise spirituelle qui fait qu'on s'attache plus aux consolations de Dieu qu'au Dieu des consolations, si bien que, lorsqu'elles disparaissent, on néglige ses exercices spirituels et ses devoirs d'état; même au moment où nous en jouissons, notre dévotion est loin d'être solide: car, tout en pleurant sur la Passion du Sauveur, nous lui refusons le sacrifice de telle amitié sensible, de telle privation! Or il n'y a de vertu solide que lorsque l'amour de Dieu va jusqu'au sacrifice inclusivement [§321]: «Il y a beaucoup d'âmes qui ont de ces tendretés et consolations, qui néanmoins ne laissent pas d'être fort vicieuses, et par conséquent n'ont aucun vrai amour de Dieu, et, beaucoup moins, aucune vraie dévotion» [°510].

b) Elles favorisent souvent la superbe sous une forme ou sous une autre: 1) la vaine complaisance en soi-même: quand on est consolé, et que la prière est facile, on se croit si facilement un saint, alors qu'on n'est encore qu'un novice en perfection! 2) la vanité: on désire parler aux autres de ces consolations, pour se faire valoir; et alors on est souvent sevré pour un temps notable; 3) la présomption: on se croit fort, invincible, et parfois on s'expose au danger, ou du moins on commence à se reposer, alors qu'il faudrait redoubler d'efforts et progresser.

§924.Attitude à l'égard des consolations. Afin de bien profiter des consolations divines, et d'échapper aux dangers que nous venons de signaler, voici les règles à suivre.

a) On peut sans doute désirer ces consolations d'une façon conditionnelle, avec l'intention de s'en servir pour aimer Dieu et accomplir sa sainte volonté. C'est ainsi que l'Église nous fait demander, le jour de la Pentecôte, dans la Collecte la grâce de la consolation spirituelle: «et de ejus semper consolatione gaudere». C'est en effet un don de Dieu qui a pour but de nous aider dans l'oeuvre de notre sanctification; il faut donc l'estimer beaucoup, et on peut le demander, pourvu qu'on se soumette à la sainte volonté de Dieu.

b) Quand ces consolations nous sont données, recevons-les avec reconnaissance et humilité, nous en reconnaissant indignes, et en attribuant tout le mérite à Dieu; s'il lui plaît de nous traiter en enfants gâtés, qu'il en soit béni, mais avouons que nous sommes encore bien imparfaits, puisque nous avons besoin du lait des enfants «quibus lacte opus est et non solido cibo». Surtout ne nous en vantons pas: ce serait le meilleur moyen de les perdre.

c) Les ayant reçues humblement, employons-les soigneusement selon l'intention de Celui qui nous les donne. Or il nous les accorde, dit S. François de Sales, «pour nous rendre doux envers un chacun et amoureux envers lui. La mère donne la dragée à l'enfant afin qu'il la baise; baisons donc ce Sauveur qui nous donne tant de douceurs. Or baiser le Sauveur, c'est lui obéir, garder ses commandements, faire ses volontés, suivre ses désirs, bref l'embrasser tendrement avec obéissance et humilité» [°510].

d) Enfin il faut se persuader que ces consolations ne dureront pas toujours, et demander humblement à Dieu la grâce de le servir dans la sécheresse, quand il daignera nous l'envoyer. En attendant, au lieu de vouloir prolonger par des efforts de tête ces consolations, il faut les modérer et s'attacher fortement au Dieu des consolations.

2) Des sécheresses

Pour nous affermir dans la vertu, Dieu est obligé de nous envoyer de temps en temps des sécheresses; exposons 1° leur nature; 2° leur but providentiel; 3° la conduite à tenir à leur égard.

§925.Nature. Les sécheresses sont une privation des consolations sensibles et spirituelles qui facilitaient la prière et la pratique des vertus. Malgré des efforts souvent renouvelés, on n'a pas de goût pour la prière, on y éprouve même de l'ennui, de la lassitude, et le temps paraît très long; la foi et la confiance semblent endormies, et l'âme, au lieu d'être alerte et joyeuse, vit dans une espèce de torpeur: on n'agit plus qu'à coups de volonté. C'est assurément un état très pénible; mais il a aussi ses avantages.

§926.But providentiel. a) Quand Dieu nous envoie des sécheresses, c'est pour nous détacher de tout ce qui est créé, même du bonheur qu'on trouve dans la piété, afin que nous apprenions à aimer Dieu seul, et pour lui-même.

b) Il veut aussi nous humilier, en nous montrant que les consolations ne nous sont pas dues, mais sont des faveurs essentiellement gratuites.

c) Par là aussi il nous purifie davantage soit de nos fautes passées soit de nos attaches présentes et de toute recherche égoïste: quand il faut servir Dieu sans goût, par conviction et volonté, on souffre beaucoup, et cette souffrance est expiatrice et réparatrice.

d) Enfin il nous affermit dans la vertu: car il faut, pour continuer à prier et à faire le bien, exercer avec énergie et constance sa volonté, et c'est par cet exercice que s'affermit la vertu.

§927.Conduite à tenir. a) Comme les sécheresses viennent parfois de nos fautes, il faut tout d'abord examiner sérieusement, mais sans inquiétude excessive, si nous n'en sommes point responsables: 1) par des mouvements plus ou moins consentis de vaine complaisance et d'orgueil; 2) par une sorte de paresse spirituelle, ou au contraire par une contention intempestive; 3) par la recherche des consolations humaines, d'amitiés trop sensibles, de plaisirs mondains, Dieu ne voulant pas d'un coeur partagé; 4) par le manque de loyauté avec le directeur: «car, puisque vous mentez au Saint Esprit, dit S. François de Sales, ce n'est pas merveille qu'il vous refuse sa consolation» [°511]. -- Quand on a trouvé la cause de ces sécheresses, on s'en humilie, et on s'efforce de la supprimer.

§928. b) Si nous n'en sommes pas la cause, il importe de bien utiliser cette épreuve. 1) Le grand moyen, pour y réussir, est de nous persuader que servir Dieu sans goût et sans sentiment est plus méritoire que de le faire avec beaucoup de consolation; qu'il suffit de vouloir aimer Dieu pour l'aimer, et que d'ailleurs l'acte le plus parfait d'amour est de conformer sa volonté à celle de Dieu. 2) Pour rendre cet acte plus méritoire encore, il n'est rien de meilleur que de s'unir à Jésus qui, au jardin des Oliviers, a consenti à s'ennuyer et à s'attrister par amour pour nous, et de redire comme lui: «verumtamen non mea voluntas sed tua fiat» [Lc 22:42]. 3) Surtout il ne faut jamais se décourager, ni rien retrancher de ses exercices, de ses efforts, de ses résolutions; mais imiter Notre Seigneur qui, plongé dans l'agonie, n'en priait que plus longuement: «factus in agonia prolixius orabat».

§929. Conseil au directeur. Pour que cette doctrine sur les consolations et les sécheresses soit bien comprise des dirigés, il faut y revenir souvent; car, malgré tout, ils croient qu'ils font bien mieux quand tout va au gré de leurs désirs que quand il faut ramer, contre le courant; mais peu à peu la lumière se fait, et, quand ils savent ne pas s'enorgueillir au moment de la consolation et ne pas se décourager au temps de la sécheresse, leurs progrès sont beaucoup plus rapides et plus soutenus.

II. L'inconstance des commençants

§930.Le mal. Quand une âme se donne à Dieu et commence à progresser dans les voies spirituelles, elle est soutenue par la grâce de Dieu, par l'attrait de la nouveauté et un certain élan vers la vertu qui aplanit bien des difficultés. Mais le moment vient où la grâce de Dieu nous est donnée sous une forme moins sensible, où nous nous fatiguons d'avoir toujours à recommencer les mêmes efforts, où notre élan semble brisé par la continuité des mêmes obstacles. C'est alors qu'on est exposé à l'inconstance et au relâchement.

Cette disposition se manifeste: 1) dans les exercices spirituels qu'on fait avec moins d'application, qu'on écourte ou qu'on néglige; 2) dans la pratique des vertus: on était entré de grand coeur dans la voie de la pénitence et de la mortification, mais on trouve que c'est pénible, ennuyeux, et on ralentit ses efforts; 3) dans la sanctification habituelle de ses actions: on s'était accoutumé à renouveler souvent l'offrande de ses actions, pour être sûr de les faire avec pureté d'intention; on se fatigue de cette pratique, on la néglige, et le résultat c'est que bientôt la routine, la curiosité, la vanité, la sensualité inspirent beaucoup de nos actions. Impossible d'avancer avec de telles dispositions: car on n'arrive à rien sans un effort soutenu.

§931.Le remède. A) Il faut se convaincre que l'oeuvre de la perfection est une oeuvre de longue haleine, qui demande beaucoup de constance, et que ceux-là seuls réussissent qui se remettent sans cesse à l'oeuvre avec une nouvelle ardeur, malgré les échecs partiels qu'ils éprouvent. C'est ce que font les hommes d'affaires quand ils veulent réussir; c'est ce que doit faire toute âme qui veut progresser. Chaque matin elle se demande si elle ne peut pas faire un peu plus et surtout un peu mieux pour Dieu; et chaque soir elle examine avec soin si elle a réalisé au moins en partie le programme du matin.

B) Rien ne sert plus à assurer la constance que la pratique fidèle de l'examen particulier [§468]; en concentrant son attention sur un point, une vertu, et en rendant compte à son confesseur des progrès accomplis, on est sûr de progresser, alors même qu'on n'en aurait pas conscience.

Ce que nous avons dit sur l'éducation de la volonté [§812], est aussi un excellent moyen de triompher de l'inconstance.

III. L'empressement excessif des commençants

Plusieurs commençants, pleins de bonne volonté, mettent une ardeur, un empressement excessif à travailler à leur perfection, et finissent par se fatiguer, s'épuiser en efforts inutiles.

§932.Les causes. a) La cause principale de ce défaut, c'est qu'on substitue son activité à celle de Dieu: au lieu de réfléchir avant d'agir, de demander au Saint Esprit ses lumières et de les suivre, on se précipite dans l'action avec une ardeur fébrile; au lieu de consulter son directeur, on agit d'abord, et on le met ensuite en face du fait accompli; de là beaucoup d'imprudences, beaucoup d'efforts perdus, «magni passus extra viam».

b) Souvent aussi on y met de la présomption: on voudrait brûler les étapes, sortir promptement des exercices de la pénitence, et arriver vite à l'union avec Dieu; mais hélas! bien des obstacles imprévus se dressent, on se décourage, on recule, et parfois on tombe en des fautes graves.

c) D'autres fois c'est la curiosité qui domine: on cherche sans cesse de nouveaux moyens de perfection, on les essaie quelque temps, et bientôt on les laisse de côté, avant même qu'ils n'aient pu produire leurs effets. Sans cesse on fait de nouveaux projets de réforme pour soi et pour les autres, et on oublie de les exécuter.

Le résultat le plus net de cette activité excessive, c'est la perte du recueillement intérieur, c'est l'agitation et le trouble, sans aucun résultat sérieux.

§933.Les remèdes. a) Le remède principal, c'est de se soumettre avec une entière dépendance à l'action de Dieu, de réfléchir mûrement avant d'agir, de prier pour obtenir la divine lumière, de consulter son directeur et de s'en tenir à sa décision. De même que, dans l'ordre de la nature, ce ne sont pas les forces violentes qui obtiennent les meilleurs résultats, mais les forces bien disciplinées, ainsi, dans la vie surnaturelle, ce ne sont pas les efforts fébriles, mais les efforts calmes et bien réglés, qui nous font progresser: qui va lentement, va sûrement.

b) Mais, pour se soumettre ainsi à l'action de Dieu, il est nécessaire de combattre les causes de l'empressement: 1) cette vivacité de caractère qui pousse aux décisions trop promptes; 2) cette présomption, qui vient d'une trop grande estime de soi; 3) cette curiosité qui est toujours en quête de quelque chose de nouveau. On attaquera donc successivement ces défauts par l'examen particulier, et alors Dieu reprendra sa place dans l'âme et la guidera avec calme et douceur dans les sentiers de la perfection.

IV. Les scrupules [°512]

§934. Le scrupule est une maladie physique et morale, qui produit une sorte d'affolement dans la conscience, et lui fait craindre, pour des motifs futiles, d'avoir offensé Dieu. Cette maladie n'est pas particulière aux commençants; mais elle se rencontre chez eux aussi bien que chez des âmes plus avancées. Il faut donc en dire un mot, et exposer: 1° sa nature; 2° son objet; 3° ses inconvénients et avantages; 4° ses remèdes.

1) Nature du scrupule

§935. Le mot scrupule (du latin scrupulus, petit caillou) a désigné pendant longtemps un poids minuscule sous lequel ne s'inclinaient que les balances les plus sensibles. Au moral il désigne une raison minutieuse dont seules se préoccupent les consciences les plus délicates. De là il en est venu à exprimer l'inquiétude excessive qu'éprouvent certaines consciences, sur les motifs les plus futiles, d'avoir offensé Dieu. Pour mieux en connaître la nature, expliquons sa provenance, ses degrés, sa distinction d'avec la conscience délicate.

§936.Provenance. Le scrupule provient tantôt d'une cause purement naturelle, tantôt d'une intervention surnaturelle.

a) Au point de vue naturel, le scrupule est souvent une maladie physique et morale. 1) La maladie physique qui contribue à produire ce désordre, est une sorte de dépression nerveuse, qui rend plus difficile une sage appréciation des choses morales, et tend à produire des doutes obsédants et angoissants -- qui proviennent parfois de prédispositions héréditaires. 2) Mais il y a aussi des causes morales qui produisent le même résultat: un esprit méticuleux, qui se noie dans les plus petits détails, qui voudrait avoir une certitude absolue en toutes choses; un esprit mal éclairé, qui se représente Dieu comme un juge non seulement sévère, mais impitoyable; qui, dans les actes humains, confond l'impression avec le consentement et s'imagine avoir péché parce que l'imagination a été fortement et longuement impressionnée; un esprit entêté, qui préfère son propre jugement à celui de son confesseur, précisément parce qu'il se laisse guider par ses impressions beaucoup plus que par la raison.

Quand ces deux causes, physique et morale, sont réunies, le mal est plus profond, plus difficile à guérir.

§937. b) Le scrupule peut provenir aussi d'une intervention préternaturelle de Dieu ou du démon.

1) Dieu permet que nous soyons ainsi obsédés tantôt pour nous châtier, surtout de notre superbe, de nos mouvements de vaine complaisance; tantôt pour nous éprouver, nous faire expier les fautes passées, nous détacher des consolations spirituelles, et nous amener à un plus haut degré de sainteté; c'est ce qui arrive particulièrement aux âmes que Dieu veut préparer à la contemplation, comme nous l'exposerons en traitant de la voie unitive.

2) Le démon vient aussi parfois greffer son action sur une prédisposition morbide de notre système nerveux pour jeter le trouble dans notre âme: il nous persuade que nous sommes en état de péché mortel pour nous empêcher de communier, ou pour nous gêner dans l'accomplissement de nos devoirs d'état; surtout il essaie de nous tromper sur la gravité de telle ou telle action, afin de nous faire pécher formellement, alors même qu'il n'y a pas matière à péché et surtout à péché grave.

§938.Degrés. Il y a évidemment bien des degrés dans le scrupule: a) au début, ce n'est qu'une conscience méticuleuse, craintive à l'excès, qui voit le péché là où il n'est pas; b) puis ce sont des scrupules passagers qu'on soumet au directeur, mais en acceptant immédiatement la solution qu'il donne; c) enfin le scrupule proprement dit, tenace, accompagné d'entêtement.

§939.Différence d'avec la conscience délicate. Il importe de bien distinguer la conscience scrupuleuse de la conscience délicate ou timorée.

a) Le point de départ n'est pas le même: la conscience délicate aime Dieu avec ferveur et, pour lui plaire, veut éviter les moindres fautes, les moindres imperfections volontaires; le scrupuleux est guidé par un certain égoïsme qui lui fait désirer trop ardemment d'être sûr de posséder l'état de grâce.

b) La conscience délicate, ayant horreur du péché et connaissant sa faiblesse, a une crainte fondée, mais non troublante, de déplaire à Dieu; le scrupuleux entretient des craintes futiles de pécher en toute circonstance.

c) La conscience timorée sait maintenir la distinction entre le péché mortel et véniel, et, en cas de doute, se soumet immédiatement au jugement de son directeur; le scrupuleux discute âprement avec son directeur et ne se soumet que difficilement à ses décisions.

S'il faut éviter avec soin le scrupule, il n'est rien de plus précieux au contraire qu'une conscience délicate.

2) Objet du scrupule

§940. 1° Parfois le scrupule est universel et se porte sur toutes sortes de sujets; avant l'action, il grossit démesurément les dangers qui peuvent se rencontrer en telle ou telle occasion d'ailleurs fort innocente; après l'action, il peuple l'âme d'inquiétudes mal fondées et persuade aisément à la conscience qu'elle s'est rendue gravement coupable.

§941. 2° Plus souvent il porte sur un certain nombre de sujets particuliers: --

a) Sur les confessions passées: même après avoir fait plusieurs confessions générales, on n'est pas satisfait, on craint de n'avoir pas tout accusé, ou d'avoir manqué de contrition, et on veut toujours recommencer; b) sur les mauvaises pensées: l'imagination est remplie d'images dangereuses ou obscènes, et, comme elles produisent une certaine impression, on craint d'y avoir consenti, on en est même certain, bien qu'elles déplaisent infiniment; c) sur des pensées de blasphème: parce que ces idées traversent l'esprit, on est persuadé qu'on y a consenti, malgré toute l'horreur qu'on en éprouve; d) sur la charité: on a entendu des médisances sans protester énergiquement, on a manqué au devoir de la correction fraternelle par respect humain, on a scandalisé le prochain par des paroles indiscrètes, on a vu un attroupement et on n'est pas allé voir s'il n'y avait pas quelque accident de personne nécessitant l'intervention d'un prêtre pour donner l'absolution, et en tout cela on voit de gros péchés mortels; e) sur les espèces consacrées qu'on craint d'avoir touché indûment, et on veut purifier ses mains, ses vêtements; f) sur les paroles de la consécration, sur la récitation intégrale de l'office divin, etc...

3) Inconvénients et avantages du scrupule

§942. 1° Quand on a le malheur de se laisser dominer par les scrupules, ils produisent sur le corps et l'âme des effets déplorables: --

a) Ils amènent graduellement un affaiblissement et un certain déséquilibre du système nerveux: les craintes, les angoisses incessantes exercent une action déprimante sur la santé du corps; elles peuvent devenir une véritable obsession et amener une sorte de monoidéisme, voisin de la folie.

b) Ils aveuglent l'esprit et faussent le jugement: on perd peu à peu la faculté de discerner ce qui est péché de ce qui ne l'est pas, ce qui est grave de ce qui est léger; l'âme devient un navire sans gouvernail.

c) L'indévotion du coeur en est souvent la suite à force de vivre dans l'agitation et le trouble, on devient terriblement égoïste, on se défie de tout le monde, de Dieu lui-même qu'on estime trop sévère; on se plaint de ce qu'il nous laisse en ce malheureux état, on l'accuse injustement; il est évident que la vraie dévotion est alors impossible.

d) Enfin viennent les défaillances et les chutes. 1) Quand on est scrupuleux, on use ses forces en efforts inutiles sur des minuties, et on n'en a plus assez pour lutter sur des points de grande importance: car l'attention ne peut se porter avec intensité sur toute la ligne. De là des surprises, des défaillances et parfois des fautes graves. 2) D'ailleurs on cherche instinctivement un soulagement à ses peines, et, comme on n'en trouve pas dans la piété, on va le chercher ailleurs, dans des lectures, des liaisons dangereuses: c'est parfois l'occasion de fautes déplorables, qui jettent dans un profond découragement.

§943. 2° Mais si on sait accepter les scrupules comme une épreuve, et s'en corriger peu à peu, avec l'aide d'un sage directeur, ils ont au contraire des avantages précieux.

a) Ils servent à purifier l'âme: on s'applique en effet à éviter les moindres péchés, les moindres imperfections volontaires, et ainsi on acquiert une grande pureté de coeur.

b) Ils nous aident à pratiquer l'humilité et l'obéissance, en nous obligeant à soumettre nos doutes à notre directeur en toute simplicité, et à suivre ses avis avec une pleine docilité non seulement de la volonté mais du jugement.

c) Ils contribuent à nous donner une pureté d'intention plus grande, en nous détachant des consolations spirituelles pour nous attacher uniquement à Dieu qu'on aime d'autant plus qu'il nous éprouve davantage.

4) Remèdes du scrupule

§944. C'est dès le début qu'il faut combattre le scrupule, avant qu'il ne soit profondément enraciné dans l'âme. Or le grand et, à vrai dire, l'unique remède, c'est l'obéissance pleine et absolue à un sage directeur: la lumière de la conscience s'étant obscurcie, il faut avoir recours à une autre lumière; un scrupuleux, c'est un navire sans gouvernail ni boussole: il faut le prendre en remorque. Le directeur doit donc gagner la confiance du scrupuleux et savoir exercer son autorité sur lui pour le guérir [°513].

§945. 1° Avant tout il faut gagner sa confiance: car on obéit facilement à celui en qui on a mis sa confiance. Mais ce n'est pas toujours chose facile: sans doute les scrupuleux sentent instinctivement le besoin d'un guide; mais quelques-uns n'osent pas s'abandonner complètement à lui: ils veulent bien le consulter, mais aussi discuter les raisons. Or il ne faut pas discuter avec un scrupuleux, il faut lui parler avec autorité, en lui disant nettement ce qu'il doit faire.

Pour inspirer cette confiance, il doit la mériter par sa compétence et par son dévouement.

a) Il laissera d'abord parler le pénitent, en intercalant seulement quelques remarques pour montrer qu'il a bien compris; il posera ensuite quelques questions, auxquelles le scrupuleux n'aura qu'à répondre oui ou non, et dirigera ainsi lui-même l'examen méthodique de sa conscience. Puis il ajoutera: je comprends votre cas, vous souffrez de telle ou telle manière. -- C'est déjà un immense soulagement pour le pénitent de voir qu'il est bien compris, et parfois c'en est assez pour qu'il donne complètement sa confiance.

b) À la compétence il faut joindre le dévouement. Le directeur se montrera donc patient, écoutant sans sourciller les longues explications du scrupuleux, au début du moins; bon, s'intéressant à cette âme et manifestant le désir et l'espoir de la guérir; doux, ne parlant pas d'un ton sévère et âpre, mais avec bonté, même lorsqu'il est obligé d'employer le langage impératif. Rien ne gagne plus la confiance que ce mélange de fermeté et de bonté.

§946. 2° Quand on a gagné la confiance, il faut exercer son autorité et exiger l'obéissance, en disant au scrupuleux: si vous voulez guérir, il faut obéir aveuglement: en obéissant, vous êtes en toute sécurité, même si votre directeur se trompe, car Dieu ne vous demande en ce moment qu'une chose, obéir. C'est tellement vrai que si vous croyez ne pas pouvoir m'obéir, il faut aller trouver un autre directeur: seule l'obéissance aveugle vous guérira, mais elle vous guérira certainement.

a) En donnant ses ordres, le confesseur doit parler net, avec clarté et précision, en évitant toute équivoque; d'une façon catégorique, non pas au conditionnel: si cela vous inquiète, ne le faites pas; mais d'une façon absolue faites ceci, évitez cela, méprisez telle tentation.

b) La plupart du temps il ne faut pas motiver les décisions, surtout, au début; plus tard, quand le scrupuleux pourra en comprendre, en sentir la force, on donnera brièvement la raison, pour lui former, peu à peu, la conscience. Mais surtout pas de discussion sur le fond même de la décision: si un obstacle s'opposait pour le moment à son exécution, on en tient compte; mais la décision demeure.

c) Il ne faut donc pas se déjuger: avant la décision, on réfléchit bien, et on ne donne pas d'ordres qu'on ne puisse maintenir; mais l'ordre donné, on ne le révoque pas, tant qu'il n'y a pas un fait nouveau qui nécessite un changement.

d) Pour s'assurer si l'ordre est bien compris, on le fait répéter, et alors il ne reste plus qu'à le faire exécuter. C'est difficile, le scrupuleux reculant parfois devant l'exécution comme le condamné devant le supplice. Mais on lui déclare nettement qu'il devra en rendre compte; s'il n'a pas suivi l'avis, on ne l'écoutera que lorsqu'il l'aura exécuté. Il y a donc lieu de répéter plusieurs fois la même prescription, jusqu'à ce qu'elle soit bien exécutée; on le fait, sans impatience, mais avec une fermeté croissante, et le scrupuleux finit par obéir.

§947. 3° Le moment venu, le directeur inculque le principe général qui permettra au scrupuleux de mépriser tous les doutes; au besoin il le dictera sous cette forme ou toute autre analogue: «Pour moi, en fait d'obligation de conscience, il n'y a que l'évidence qui compte, c'est-à-dire une certitude excluant tout doute, une certitude calme et pleine, aussi claire que deux et deux font quatre; je ne puis donc commettre un péché mortel ou véniel que si j'ai la certitude absolue que l'action que je vais faire est pour moi défendue sous peine de péché mortel ou véniel, et que, le sachant bien, je veuille cependant la faire quand même. Je ne ferai donc aucune attention aux probabilités, si fortes soient-elles, je ne me croirai lié que par l'évidence claire et certaine; en dehors de là, point de péché. Quand le scrupuleux se présentera en affirmant qu'il a commis une faute vénielle ou mortelle, le confesseur lui dira: Pouvez-vous affirmer, sur la foi du serment, que vous avez vu clairement avant d'agir que cette action était un péché, et que, l'ayant vu clairement, vous y avez donné un plein consentement? -- Cette question précisera la règle et la fera mieux comprendre.

§948. 4° Il faut enfin appliquer ce principe général aux difficultés particulières qui se présentent.

a) Par rapport aux confessions générales, après en avoir permis une, on ne permettra plus d'y revenir que s'il y a évidence sur ces deux points: 1) un péché mortel certainement commis, et 2) la certitude que ce péché n'a jamais été accusé dans aucune confession valide. -- Du reste, au bout de quelque temps, le confesseur dira qu'il ne faut plus du tout revenir sur le passé, et que si quelque péché avait été omis, il se trouve pardonné avec les autres.

b) En ce qui concerne les péchés intérieurs de pensées et de désirs, on donnera cette règle: pendant la crise, détournez votre attention en pensant à autre chose; après la crise, ne pas s'examiner pour voir si on a péché (ce qui ramènerait la tentation), mais poursuivre son chemin en vaquant à ses devoirs d'état, et communier, tant qu'on n'a pas l'évidence d'avoir donné un plein consentement [§909].

§949. c) La communion est souvent une torture pour les scrupuleux: ils craignent de n'être pas en état de grâce ou de n'être pas à jeun. Or 1) la peur de n'être pas en état de grâce prouve qu'ils n'ont pas de certitude là-dessus; donc ils doivent communier, et la communion les mettra en état de grâce s'ils n'y sont pas; 2) le jeûne eucharistique ne doit empêcher les scrupuleux de communier que lorsqu'ils sont absolument certains de l'avoir rompu.

d) La confession est encore pour eux une plus grande torture; il importe donc de la leur simplifier. On leur dira donc: 1) vous n'êtes tenu que d'accuser les fautes certainement mortelles; 2) pour les fautes vénielles, ne mentionnez que celles qui vous viendront à l'esprit après cinq minutes d'examen; 3) pour la contrition, vous consacrerez sept minutes à la demander à Dieu et à vous y exciter, et vous l'aurez; -- mais je ne la sens pas: -- ce n'est pas nécessaire, la contrition étant un acte de la volonté qui ne tombe pas sous la sensibilité. -- En certains cas même, quand le scrupule est très intense, on prescrira aux pénitents de se contenter de cette accusation générique: je m'accuse de tous les péchés commis depuis ma dernière confession et de tous ceux de ma vie passée.

§950.Réponse aux difficultés. Parfois le pénitent dira au confesseur: vous me traitez en scrupuleux; or je ne le suis pas. -- On répondra: Ce n'est pas à vous d'en juger, c'est à moi. Êtes-vous bien sûr de n'être pas scrupuleux? Êtes-vous comme tout le monde, calme, tranquille après vos confessions? N'avez-vous pas des doutes, des angoisses que la plupart des gens n'ont pas? Vous n'êtes donc pas dans un état d'âme normal; il y a en vous un certain déséquilibre, au point de vue physique et moral; vous avez donc besoin d'un traitement spécial; obéissez donc sans discuter, et vous guérirez; sinon, votre état ne peut que s'aggraver.

C'est par ces moyens et d'autres analogues qu'on finit, avec la grâce de Dieu, à guérir cette désolante maladie du scrupule.

Appendice: Le discernement des esprits [°514]

§951. Des divers esprits qui agissent en nous. Au cours des pages précédentes, nous avons parlé plusieurs fois des mouvements divers qui nous poussent au bien ou au mal. Il importe évidemment de reconnaître quelle est la source de ces mouvements. Or ils peuvent venir théoriquement de six principes différents:

a) de nous-mêmes, de l'esprit qui nous pousse vers le bien, de la chair qui nous pousse vers le mal.

b) du monde, en tant qu'il agit, par nos sens, sur nos facultés intérieures, pour les porter vers le mal [§212].

c) des bons anges, qui suscitent en nous de bonnes pensées;

d) des démons, qui au contraire agissent sur nos sens extérieurs ou intérieurs pour nous pousser au mal;

e) de Dieu, qui seul peut pénétrer jusqu'au plus intime de l'âme et ne nous porte jamais qu'au bien.

§952. Mais en pratique, il suffit de savoir si ces mouvements viennent du bon ou du mauvais principe: du bon principe, Dieu, les bons anges ou l'esprit aidé de la grâce; du mauvais principe, le démon, le monde ou la chair. Les règles qui nous permettent de distinguer l'un de l'autre s'appellent règles sur le discernement des esprits. Déjà S. Paul en avait jeté les fondements, en distinguant dans l'homme la chair et l'esprit, et, en dehors de lui, l'Esprit de Dieu qui nous porte au bien et les anges déchus qui nous sollicitent au mal. Depuis lors, les auteurs spirituels, comme Cassien, S. Bernard, S. Thomas, l'auteur de l'Imitation (l. III, c. 54-55), S. Ignace, ont tracé des règles pour discerner les mouvements contraires de la nature et de la grâce.

§953. Règles de S. Ignace qui conviennent particulièrement aux commençants.

Les deux premières règles se rapportent à la conduite différente que tiennent le bon et le malin esprit à l'égard des pécheurs et des personnes ferventes.

Première règle. Aux pécheurs qui ne mettent aucun frein à leurs passions, le démon propose des plaisirs apparents et des voluptés pour les retenir et les plonger plus avant dans le vice; le bon esprit au contraire excite en leur conscience le trouble et le remords pour les faire sortir de leur triste état.

Deuxième règle. Quand il s'agit des personnes sincèrement converties, le démon leur suscite de la tristesse et des tourments de conscience, des obstacles de toutes sortes, pour les décourager et arrêter leurs progrès. Au contraire le bon esprit leur donne du courage, des forces, de bonnes inspirations, pour les faire avancer dans la vertu. On jugera donc de l'arbre à ses fruits: tout ce qui enraye le progrès vient du démon, tout ce qui le favorise vient de Dieu.

§954. 2° La troisième règle concerne les consolations spirituelles. Elles viennent de l'esprit bon: 1) lorsqu'elles produisent des mouvements intérieurs de ferveur: d'abord une étincelle, puis une flamme, enfin un brasier ardent d'amour divin; 2) quand elles font répandre des larmes qui sont vraiment l'expression de la componction intérieure ou de l'amour de Notre Seigneur; 3) quand elles augmentent la foi, l'espérance, la charité, ou pacifient et tranquillisent l'âme.

§955. 3° Les règles suivantes (4e-9e) se rapportent aux désolations spirituelles: 1) les désolations sont des ténèbres dans l'esprit, ou des inclinations de la volonté aux choses basses et terrestres qui rendent l'âme triste, tiède et paresseuse; 2) alors il ne faut rien changer aux résolutions qu'on a prises auparavant, comme le suggère le malin esprit, mais demeurer ferme dans les décisions antérieures; 3) il faut même en profiter pour devenir plus fervent, donner plus de temps à la prière, à l'examen de conscience, à la pénitence; 4) avoir confiance au secours divin, qui, bien que non senti, nous est donné réellement pour aider nos facultés naturelles à faire le bien; 5) être patient et espérer que la consolation reviendra; se dire que la désolation peut être un châtiment de notre tiédeur; une épreuve, Dieu voulant nous faire toucher du doigt ce que nous pouvons quand nous sommes privés de consolations; une leçon, Dieu voulant nous montrer que nous sommes incapables de nous procurer des consolations, et nous guérir ainsi de notre orgueil.

§956. 4° La règle onzième revient sur les consolations pour nous avertir qu'il faut alors faire provision de courage pour se bien comporter au temps de la désolation; et pour nous avertir que nous devons nous humilier en voyant le peu que nous pouvons quand nous sommes privés de la consolation sensible, et au contraire que nous pouvons beaucoup au temps de la désolation, si nous nous appuyons sur Dieu.

§957. Les trois dernières règles (12e-14e) exposent en vue de les dévoiler, les ruses du démon pour nous séduire: a) il agit comme une femme méchante, qui est faible quand on lui résiste, mais ardente et cruelle quand on lui cède; il faut donc résister vigoureusement au démon; b) il se conduit comme un séducteur qui demande le secret à la personne qu'il sollicite au mal; donc le meilleur moyen de le vaincre est de tout découvrir à son directeur; c) il imite un capitaine, qui, pour emporter une place, l'attaque du côté le plus faible; il importe donc de surveiller ce point faible dans son examen de conscience.


Synthèse de ce premier livre

Le but poursuivi par les commençants, c'est la purification de l'âme, pour que, dégagés des restes et des occasions du péché, ils puissent s'unir à Dieu.

§958. Pour réaliser ce but, ils ont recours à la prière; en rendant à Dieu leurs devoirs de religion, ils l'inclinent à leur pardonner toutes leurs fautes passées; en l'invoquant avec confiance, en union avec le Verbe Incarné, ils obtiennent des grâces de contrition et de bon propos qui purifient de plus en plus leur âme et les préservent contre les rechutes de l'avenir. Ce résultat est obtenu d'une façon encore plus assurée par la méditation: les convictions inébranlables qu'on y acquiert par de longues et sérieuses réflexions, les retours sur soi-même qui nous montrent mieux nos misères et notre pauvreté, les prières ardentes qui jaillissent alors du fond de ce pauvre coeur, les résolutions qu'on y prend et qu'on essaie de pratiquer, tout cela purifie l'âme, lui inspire l'horreur du péché et de ses occasions et la rend plus forte contre les tentations, plus généreuse dans la pratique de la pénitence.

§959. Car, comprenant mieux la grandeur de l'offense faite à Dieu par le péché, et le devoir strict de la réparation, elle entre courageusement dans les voies de la pénitence; en union avec Jésus, qui a voulu être pénitent pour nous, elle entretient en son coeur des sentiments de confusion, de contrition et d'humiliation, et se reproche sans cesse son péché. Dans ces sentiments, elle se livre aux austérités de la pénitence, accepte généreusement les croix providentielles que Dieu lui envoie, s'impose quelques privations, pratique l'aumône, et ainsi répare le passé.

Afin d'éviter le péché à l'avenir, elle pratique la mortification, disciplinant ses sens extérieurs et intérieurs, son intelligence et sa volonté, en un mot, toutes ses facultés pour les soumettre à Dieu et ne rien faire qu'en conformité à sa sainte volonté.

Sans doute il y a en elle des tendances mauvaises profondes qui s'appellent les sept péchés capitaux; mais, appuyée sur la grâce divine, elle entreprend de les déraciner ou du moins de les affaiblir; elle lutte vaillamment contre chacun d'eux en particulier, et le moment vient où elle les a suffisamment maîtrisés.

Malgré tout, des tentations, parfois terribles, s'élèveront des bas-fonds de l'âme, et seront excitées par le démon et par le monde. Mais sans se décourager, appuyée sur Celui qui a vaincu le monde et la chair, elle luttera dès le début et aussi longtemps qu'il le faudra contre ces assauts de l'ennemi; et, avec la grâce de Dieu, la plupart du temps ces attaques ne seront que l'occasion d'une victoire; si une chute malheureuse survenait, l'âme, humiliée mais confiante, se jetterait aussitôt dans les bras de la miséricorde divine pour implorer son pardon. Une chute ainsi réparée ne serait pas un obstacle à son avancement spirituel.

§960. Nous devons toutefois ajouter que les purifications actives que nous avons décrites en ce premier livre ne suffisent pas à rendre une âme parfaitement pure. Aussi ce travail de purification continuera pendant la voie illuminative par la pratique positive des vertus morales et théologales. Il ne sera complet que lorsque viendront, dans la voie unitive, ces purifications passives, si bien décrites par S. Jean de la Croix, qui donnent à l'âme la pureté de coeur parfaite normalement nécessaire à la contemplation. Nous en parlerons au troisième livre.


2.2) LIVRE 2: La voie illuminative ou l'état des âmes en progrès

§961. Quand on a purifié son âme des fautes passées par une longue et laborieuse pénitence, proportionnée au nombre et à la gravité de ses fautes; quand on s'est affermi dans la vertu par la pratique de la méditation, de la mortification et de la résistance aux inclinations mauvaises et aux tentations, on entre dans la voie illuminative. Elle est ainsi appelée parce qu'elle consiste surtout à imiter Notre Seigneur par la pratique positive des vertus chrétiennes; or Jésus est la lumière du monde, et qui le suit ne marche pas dans les ténèbres: «Qui sequitur me, non ambutat in tenebris, sed habebit lumen vitae» [Jn 8:12].

Introduction [°515]

Avant de décrire les vertus que doivent pratiquer les âmes en progrès, nous avons trois questions préliminaires à élucider: 1° quels sont ceux à qui convient la voie illuminative; 2° quel est le programme à suivre dans cette voie; 3° quelle est la différence entre les âmes pieuses et les âmes ferventes qui cheminent en cette voie.

I. Quels sont ceux à qui convient la voie illuminative

§962. Ste Thérèse décrit ainsi les habitants des troisièmes demeures [°516], c'est-à-dire, les âmes en progrès: «Elles ont un grand désir de ne pas offenser la divine Majesté: elles évitent même les péchés véniels; elles aiment la pénitence; elles ont leurs heures de recueillement; elles emploient utilement le temps; elles s'exercent dans les oeuvres de charité envers le prochain. Tout est bien réglé en elles: leurs paroles, leurs habits, le gouvernement de leur maison, si elles en ont une à conduire».

De cette description on peut dégager les conclusions suivantes.

§963. 1° Puisque la voie illuminative consiste dans l'imitation de Notre Seigneur, il faut, pour y entrer, réaliser les trois conditions suivantes, qui nous permettent de suivre le divin Maître par la pratique positive des vertus dont il nous a donné l'exemple.

A) Il faut avoir déjà acquis une certaine pureté de coeur pour pouvoir aspirer, sans trop de témérité, à cette union habituelle avec Notre Seigneur que suppose l'imitation de ses vertus: tant que l'âme demeure exposée à tomber de temps en temps dans le péché mortel, elle doit avant tout lutter énergiquement contre les occasions de péché, les tendances mauvaises de la nature, et les tentations; c'est après avoir surmonté ces difficultés qu'elle s'occupe plus utilement du côté positif des vertus. Il faut aussi qu'elle ait en horreur le péché véniel de propos délibéré et s'efforce de l'éviter.

B) Il faut en outre qu'elle ait mortifié ses passions. Pour suivre Notre Seigneur, il importe en effet de renoncer non seulement au péché mortel mais encore au péché véniel de propos délibéré, surtout à celui qu'on commet fréquemment et auquel on a des attaches. Or c'est en luttant vaillamment contre les passions et les vices capitaux qu'on parvient à cette maîtrise de soi qui permet de pratiquer le côté positif des vertus et de se rapprocher ainsi progressivement du divin Modèle. Alors en effet on peut avoir une vie bien réglée, des moments de récollection, et employer son temps à l'accomplissement de ses devoirs d'état.

§964. C) Il est enfin nécessaire d'avoir acquis par la méditation des convictions profondes sur toutes les grandes vérités, afin qu'on puisse donner plus de temps aux pieuses affections et à la prière proprement dite dans l'oraison. C'est en effet par ces affections et par la demande qu'on attire en soi les vertus de Notre Seigneur et qu'on peut les pratiquer sans trop de difficultés.

On reconnaît donc les progressants à ces deux signes principaux: 1) ils éprouvent une grande difficulté à faire une oraison purement discursive; l'attrait du Saint Esprit les porte à joindre aux raisonnements beaucoup d'affections; 2) ils ont un désir ardent et habituel de s'unir à Notre Seigneur, de le connaître, de l'aimer, de l'imiter.

§965. 2° De ce que nous venons de dire découlent les différences principales entre les deux voies, purgative et illuminative.

A) Le but, de part et d'autre, c'est bien l'effort et la lutte; mais les commençants luttent contre le péché et ses causes, tandis que les âmes en progrès luttent pour orner leur âme en acquérant les vertus de Notre Seigneur. Toutefois il n'y a pas d'opposition entre ces deux orientations; l'une prépare à autre: en se détachant du péché et de ses causes, on pratique déjà les vertus, dans leur premier degré, qui est surtout négatif; par ailleurs les vertus positives, qu'on pratique dans la voie illuminative, perfectionnent le détachement de soi-même et des créatures; dans le premier cas, on met l'accent sur le côté négatif, dans le second, sur le côté positif: les deux se complètent mutuellement. On ne cesse donc pas de faire pénitence et de se mortifier, mais c'est en vue de s'unir et de ressembler davantage à Notre Seigneur.

B) Les moyens, tout en restant substantiellement les mêmes, diffèrent dans la façon dont on les met en oeuvre: la méditation, qui était discursive, devient affective; la pensée, qui se portait habituellement sur Dieu, se concentre davantage sur Notre Seigneur qu'on veut connaître, aimer, imiter: il devient véritablement le centre de notre vie.

II. Programme à suivre dans la voie illuminative

§966. Ce programme découle de ce que nous avons dit.

1° Le but direct est de nous conformer à Notre Seigneur de manière à faire de lui le centre de notre vie.

A) Nous en faisons le centre de nos pensées. Nous aimons à étudier sa vie et ses mystères; l'Évangile a pour nous des charmes nouveaux: nous le lisons lentement, affectueusement, nous intéressant aux moindres détails de la vie du Sauveur, surtout à ses vertus. Nous y trouvons des sujets d'oraison inépuisables, aimant à méditer ses paroles, à les analyser dans le détail, à nous en faire l'application. Quand nous voulons pratiquer une vertu, c'est en Jésus que nous l'étudions tout d'abord, nous rappelant ses enseignements et ses exemples, et trouvant là le motif le plus puissant pour reproduire en nous ses dispositions et ses vertus. C'est lui encore qui est le centre de nos pensées à la sainte Messe et dans la communion: les prières liturgiques sont pour nous un excellent moyen de l'étudier. Enfin on s'efforce, par de pieuses lectures, de mieux connaître l'enseignement de Notre Seigneur, surtout sa doctrine spirituelle, et c'est Jésus qu'on cherche dans les livres: Jesum quaerens in libris.

§967. B) Cette connaissance conduit à l'amour, et Jésus devient ainsi le centre de nos affections. a) Comment en effet pourrait-on étudier chaque jour Celui qui est la beauté et la bonté même sans se sentir épris d'amour pour lui? «Depuis que j'ai connu Jésus-Christ, disait Lacordaire, rien ne m'a paru assez beau pour le regarder avec concupiscence» [°517]. Si les Apôtres, au Thabor, en voyant l'humanité de Notre Seigneur transfigurée, furent si ravis d'admiration et d'amour qu'ils s'écrièrent: «Il est bon pour nous de demeurer ici, bonum est nos hic esse» [Mt 17:4], combien plus sommes-nous ravis nous-mêmes en face de la beauté divine qui reluit en Jésus ressuscité?

b) Et comment ne pas l'aimer en méditant souvent l'amour qu'il nous a témoigné et qu'il ne cesse de nous témoigner dans l'Incarnation, la Rédemption, et l'Eucharistie? S. Thomas a résumé, dans une strophe d'une concision merveilleuse, les grands bienfaits du Sauveur à notre égard [°518]:

	Se nascens dedit socium,
	Convescens in edulium,
	Se moriens in pretium,
	Se regnans dat in praemium.

Au jour de sa naissance, il se fait notre compagnon de route, notre ami, notre frère, et ne nous laisse jamais seuls. En instituant l'Eucharistie, il devient notre nourriture et rassasie de son corps, de son sang, de son âme, de sa divinité nos âmes qui ont faim et soif de lui. En mourant sur la croix, il paie le prix de notre rançon, nous délivre de la servitude du péché, nous rend la vie spirituelle et nous donne la plus grande marque d'amour qui se puisse donner à des amis. Enfin, dans le ciel, il se donne lui-même en récompense, nous le possédons pendant toute l'éternité, et désormais notre bonheur se confond avec sa gloire. -- Nous ne saurons donc jamais assez reconnaître son infinie bonté, jamais assez l'aimer.

§968. C) Or l'amour conduit à l'imitation. Précisément parce qu'on est attiré vers l'ami par l'estime qu'on a pour ses vertus, on veut reproduire en soi ces mêmes vertus, afin de ne faire avec lui qu'un coeur et qu'une âme. On sent en effet que cette union, pour être intime et profonde, ne peut se faire qu'en communiant aux pensées, aux sentiments, aux vertus de l'ami; instinctivement on copie ce que l'on aime. Ainsi Jésus devient le centre de nos actions, de notre vie tout entière. Quand on prie, on attire en soi Notre Seigneur avec son esprit de religion, pour glorifier Dieu et demander efficacement les grâces dont on a besoin. Quand on travaille, on s'unit au divin ouvrier de Nazareth pour travailler, comme lui, à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Quand on veut acquérir une vertu, on attire en soi Jésus, modèle parfait de cette vertu, et avec lui on s'efforce de la pratiquer. Il n'est pas jusqu'aux récréations qui ne soient prises en union avec lui et dans son esprit, en vue de mieux travailler ensuite aux grands intérêts de Dieu et de son Église.

§969. 2° Mais, pour atteindre ce but, il faut des moyens, et ces moyens seront, outre la prière et l'oraison affective, l'effort soutenu pour pratiquer les vertus chrétiennes qui nous font mieux connaître, aimer et imiter Notre Seigneur, à savoir les vertus théologales et les vertus morales. On vise à la vertu solide basée non sur des émotions, mais sur des convictions profondes.

A) Ces vertus se pratiquent parallèlement, en ce sens qu'on ne peut s'exercer aux vertus morales sans s'exercer aux vertus théologales, et réciproquement. Ainsi on ne peut cultiver la prudence chrétienne sans être guidé par les lumières de la foi, soutenu par l'espérance et stimulé par l'amour de Dieu; de même la foi et l'espérance supposent la prudence, la force et la tempérance; et ainsi des autres vertus.

Toutefois il est des vertus qui conviennent mieux à tel ou tel stage de la voie illuminative. Ainsi ceux qui entrent dans cette voie mettent l'accent sur certaines vertus morales, dont ils sentent davantage le besoin pour triompher de la sensualité ou de l'orgueil. Plus tard, quand on a dominé ces vices, on s'adonnera plus spécialement aux vertus théologales, qui nous unissent plus directement à Dieu.

§970. B) Pour mieux comprendre cette doctrine il faut dès maintenant indiquer brièvement la différence entre ces vertus.

a) Les vertus théologales ont pour objet direct Dieu lui-même et pour motif un attribut divin; ainsi par la foi, je crois en Dieu appuyé sur son autorité divine; par la charité je l'aime à cause de son infinie bonté. Par là même ces vertus nous unissent directement à Dieu: la foi nous fait communier à sa pensée, la charité à son amour.

b) Les vertus morales ont pour objet direct un bien créé, et pour motif un bien honnête; ainsi la justice a pour objet de rendre à chacun ce qui lui est dû, et son motif est l'honnêteté. Ces vertus préparent notre union à Dieu en écartant les obstacles, comme l'injustice, et même commencent cette union: car, en étant juste, je m'unis à Dieu qui est la justice même.

Mais ce sont les vertus théologales qui, plus directement unifiantes, consomment cette union.

§971. C) Il en résulte que si on étudie les vertus selon l'ordre de dignité, on doit commencer par les vertus théologales; mais si on suit l'ordre psychologique, qui va du moins parfait au plus parfait, comme nous le faisons ici, il faut commencer par les vertus morales, en n'oubliant pas toutefois notre remarque précédente sur le développement parallèle des vertus chrétiennes.

III. Deux catégories d'âmes en progrès

Dans la voie illuminative, on peut distinguer bien des catégories d'âmes, et surtout deux principales: les âmes pieuses et les âmes ferventes.

§972. 1° Les premières ont de la bonne volonté, de l'élan vers le bien, et font des efforts sérieux pour éviter les fautes délibérées. Mais elles sont encore vaniteuses et présomptueuses; peu accoutumées à l'abnégation, elles manquent d'énergie, de constance, surtout quand viennent les épreuves. De là des oscillations trop nombreuses dans leur conduite: prêtes à tout souffrir quand les épreuves sont encore lointaines, elles manquent de patience et se plaignent quand elles sont en face de la douleur ou de la sécheresse; promptes à prendre de généreuses résolutions, elles ne les accomplissent qu'imparfaitement, surtout si des difficultés imprévues se présentent. Aussi leurs progrès sont lents, et elles ont besoin de cultiver les vertus de force, de constance et d'humilité.

§973. 2° Les âmes ferventes sont plus humbles et plus généreuses. Défiantes d'elles-mêmes et confiantes en Dieu, déjà accoutumées à l'abnégation chrétienne, elles sont plus énergiques et plus constantes. Toutefois leur renoncement n'est ni absolu ni universel: elles ont un grand désir de perfection, mais leur vertu n'a pas été assez affermie par l'épreuve. Quand la consolation et la jouissance se présentent, elles les acceptent volontiers, et s'y reposent avec complaisance; elles n'ont pas encore l'amour de la croix. Les résolutions énergiques prises le matin ne sont qu'en partie exécutées, parce qu'elles ne sont pas assez constantes dans leurs efforts. Elles ont fait assez de progrès en l'amour divin pour renoncer aux choses dangereuses, mais affectionnent parfois avec excès ce que Dieu leur permet d'aimer, leurs parents, leurs amis, les consolations qu'elles trouvent dans leurs exercices spirituels. Elles ont donc à se détacher encore plus parfaitement de tout ce qui gêne leur union à Dieu.

Nous ne traiterons pas à part de ces deux catégories d'âmes; mais le directeur choisira, parmi les vertus que nous décrivons, celles qui conviennent le mieux à chaque âme.

Division du livre second

§974. Le but des âmes en progrès étant de faire de Jésus le centre de leur vie: 1° elles s'appliqueront avec soin à l'oraison affective pour y puiser la connaissance, l'amour et l'imitation de leur divin modèle. 2° Elles pratiqueront aussi d'une façon spéciale, mais non exclusive, ces vertus morales qui, en les dégageant des obstacles qui s'opposent à l'union à Dieu, commenceront à les unir à Celui qui est l'exemplaire de toute perfection. 3° Alors les vertus théologales, qu'elles avaient déjà pratiquées dans la voie purgative et parallèlement avec les vertus morales, se développent en elles et deviennent le mobile principal de leur vie. 4° Mais, comme la lutte est loin d'être finie, il y aura encore des retours offensifs de l'ennemi qu'il faudra prévoir et combattre victorieusement [°519]. D'où quatre chapitres:

Ch. I.		De l'oraison affective propre à cette voie.
Ch. II. 	Des vertus morales.
Ch. III.	Des vertus théologales
Ch. IV.		De la lutte contre les retours offensifs de l'ennemi

2.2.1) CHAPITRE 1: De l'oraison affective [°520]

§975. Les âmes en progrès continuent de faire les exercices spirituels des commençants [§657], en augmentant leur nombre et leur durée, et en se rapprochant ainsi de la prière habituelle déjà décrite [§522], et qui ne se réalise complètement que dans la voie unitive. Elles s'appliquent surtout à l'oraison affective, qui peu à peu remplace pour elles la méditation discursive. Nous exposerons donc 1° sa nature; 2° ses avantages; 3° ses difficultés; 4° la méthode qu'on y peut suivre.

ART. I. Nature de l'oraison affective

§976.Définition. L'oraison affective est, comme le mot l'indique, celle où dominent les pieuses affections, c'est-à-dire, les divers actes de volonté par lesquels nous exprimons à Dieu notre amour et le désir de le glorifier. Dans cette oraison le coeur a plus de part que l'esprit.

Les commençants, avons-nous dit [§668], ont besoin d'acquérir des convictions: ils insistent donc sur les raisonnements, et ne donnent qu'une place fort restreinte aux affections. Mais au fur et à mesure que ces convictions s'enracinent profondément dans l'âme, il suffit de peu de temps pour les renouveler, et alors on fait la part plus large aux affections. Éprise de l'amour de Dieu et de la beauté de la vertu, l'âme s'élève plus facilement par de pieux élans vers l'auteur de tout bien pour l'adorer, le bénir, le remercier, l'aimer; vers Notre Seigneur Jésus-Christ, son Sauveur, son modèle, son chef, son ami, son frère, pour lui offrir ses sentiments les plus affectueux; vers la T. Ste Vierge, la mère de Jésus et la nôtre, la distributrice des faveurs divines, pour lui exprimer l'amour le plus filial, le plus confiant, le plus généreux [§166].

D'autres sentiments jaillissent spontanément de son coeur, sentiments de honte, de confusion et d'humiliation à la vue de ses misères, désirs ardents de mieux faire, prières confiantes pour en obtenir la grâce; sentiments de zèle pour la gloire de Dieu, qui la font prier pour tous les grands intérêts de l'Église et des âmes.

§977.Passage de la méditation à l'oraison affective. Ce n'est pas tout d'un coup qu'on arrive à cette oraison. Il y a une période de transition où l'on mélange plus ou moins les considérations et les affections. Il en est une autre où les considérations se font encore, mais sous forme de colloque: Aidez-moi, ô mon Dieu, à bien comprendre la nécessité de telle vertu; et on réfléchit quelques minutes; puis on continue: merci, mon Dieu, de vos divines lumières; ayez la bonté de faire pénétrer ces convictions plus avant dans mon âme, puisqu'elles influent plus efficacement sur ma conduite... Aidez-moi, je vous prie, à voir combien je suis éloigné de cette vertu... ce que j'ai à faire pour la mieux pratiquer aujourd'hui même. Enfin le moment arrive où les raisonnements cessent presque complètement, ou du moins se font si brièvement que la plus grande partie de l'oraison se passe en pieux colloques. Parfois cependant on sent le besoin de revenir momentanément aux considérations pour occuper suffisamment son esprit. En tout cela il faut suivre les mouvements de la grâce contrôlés par le directeur.

§978.Signes qui justifient ce passage. A) Il importe de connaître les signes auxquels on reconnaît qu'il est temps de quitter la méditation pour l'oraison affective. Il serait imprudent de le faire trop tôt; car alors, l'âme n'étant pas encore assez avancée pour entretenir ces affections, tomberait dans la distraction ou la sécheresse. D'un autre côté il serait fâcheux de le faire trop tard; car, de l'aveu de tous les auteurs spirituels, l'oraison affective est plus fructueuse que la méditation, parce que c'est surtout par des actes de volonté que nous glorifions Dieu et attirons en nous les vertus.

B) Ces signes sont les suivants: 1) quand, malgré sa bonne volonté, on a de la peine à faire des raisonnements ou à en tirer du profit, et que par ailleurs on est porté aux affections; 2) lorsque les convictions sont si profondément enracinées que l'âme se sent convaincue dès le début de l'oraison; 3) lorsque le coeur, détaché du péché, se porte facilement vers Dieu ou Notre Seigneur. Mais, comme on est mauvais juge en sa propre cause, on soumettra ces signes au jugement du directeur.

§979.Moyens de cultiver les affections. A) C'est surtout en s'exerçant à la vertu de charité qu'on multiplie et qu'on prolonge les pieuses affections: elles jaillissent en effet d'un coeur où domine l'amour de Dieu. C'est lui qui nous fait admirer les perfections divines; éclairé par la foi, il met devant nos yeux la beauté, la bonté, la miséricorde infinie de Dieu; et alors naît spontanément un sentiment de révérence et d'admiration, qui à son tour provoque la reconnaissance, la louange, la complaisance; plus on aime Dieu et plus se prolongent ces actes divers. Il en est de même de l'amour envers N. S. Jésus-Christ: quand on repasse dans son esprit les bienfaits que nous avons signalés [§967], les souffrances endurées pour nous par cet aimable Sauveur, l'amour qu'il nous témoigne encore dans l'Eucharistie, on se laisse aller facilement aux sentiments d'admiration, d'adoration, de reconnaissance, de compassion, d'amour, et on sent le besoin de louer et de bénir Celui qui nous aime tant.

§980. B) Pour favoriser cet amour divin, on conseillera aux progressants de méditer souvent sur les grandes vérités qui nous rappellent ce que Dieu a fait et ne cesse de faire pour nous: --

a) L'habitation des trois divines personnes dans notre âme et leur action paternelle sur nous [§92-130];

b) Notre incorporation au Christ et son rôle dans notre vie chrétienne [§132-153]; sa vie, ses mystères, surtout sa douloureuse Passion, son amour dans l'Eucharistie;

c) Le rôle de la Ste Vierge, des Anges et des Saints dans la vie chrétienne [§154-189]: nous trouvons là en effet un moyen précieux de varier nos affections, en nous adressant tantôt à notre Mère du Ciel, tantôt aux SS. Anges, surtout à notre ange gardien, tantôt aux Saints, surtout à ceux qui nous inspirent une plus grande dévotion;

d) Les prières vocales, qui, comme le Pater, l'Ave Maria, l'Adoro te devote latens deitas, etc... sont pleines de sentiments d'amour, de reconnaissance, de conformité à la volonté de Dieu;

e) Les principales vertus, comme la religion envers Dieu, l'obéissance à l'égard des supérieurs, l'humilité, la force, la tempérance, et surtout les trois vertus théologales: on considérera ces vertus non pas dans leur caractère abstrait, mais en tant que pratiquées par Notre Seigneur, et c'est pour lui ressembler et lui témoigner son amour qu'on essaiera de les pratiquer.

f) On ne cessera pas de méditer sur la pénitence, la mortification, le péché, les fins dernières; mais on le fera d'une autre manière que les commençants. Ainsi on considérera Jésus comme modèle parfait de pénitence et de mortification, comme chargé de nos péchés et les expiant par un long martyre, et on s'efforcera de l'attirer en soi avec toutes ces vertus. Si on médite sur la mort, le ciel et l'enfer, ce sera pour se détacher des choses créées pour s'unir à Jésus, et par là s'assurer la grâce d'une bonne mort et une belle place dans le ciel près de Jésus.

ART. II. Avantages de l'oraison affective

Ces avantages découlent de la nature même de cette oraison.

§981. 1° Le principal, c'est une union plus intime et plus habituelle avec Dieu. En multipliant les affections, elle produit en nous un accroissement d'amour pour Dieu... les affections sont ainsi effet et cause: elles naissent de l'amour de Dieu, mais aussi elles le perfectionnent, puisque les vertus croissent par la répétition des mêmes actes. -- Par là même elles augmentent notre connaissance des perfections divines. Car, comme le fait remarquer S. Bonaventure [°521], «la meilleure manière de connaître Dieu est d'expérimenter la douceur de son amour; ce mode de connaissance est bien plus excellent, plus noble et plus délectable que la recherche par voie de raisonnement». De même en effet qu'on juge mieux de l'excellence d'un arbre en goûtant la saveur de son fruit, ainsi on apprécie mieux l'excellence des attributs divins quand on expérimente la suavité de l'amour de Dieu. Cette connaissance augmente à son tour notre charité, notre ferveur, et nous donne de l'élan pour pratiquer plus parfaitement toutes les vertus.

§982. 2° En augmentant la charité, l'oraison affective perfectionne par là même toutes les vertus qui en découlent: a) la conformité à la volonté de Dieu: on est heureux de faire la volonté de celui qu'on aime; b) le désir de la gloire de Dieu et du salut des âmes: quand on aime, on ne peut s'empêcher de louer et de faire louer l'objet de son affection; c) l'amour du silence et du recueillement: on veut se trouver seul à seul avec Celui qu'on aime, pour penser plus souvent à lui et lui redire son amour; d) le désir de la communion fréquente: on désire posséder le plus parfaitement possible l'objet de son amour, on est heureux de le recevoir dans son coeur et de lui demeurer uni tout le long du jour; e) l'esprit de sacrifice: on sait qu'on ne peut s'unir au divin Crucifié et, par lui, à Dieu lui-même, que, dans la mesure où on renonce à soi-même et à ses aises, pour porter sa croix sans défaillir, et accepter toutes les épreuves que nous envoie la Providence.

§983. 3° On y trouve aussi souvent la consolation spirituelle: il n'est pas en effet de joie plus pure et plus douce que celle qu'on trouve en la compagnie d'un ami; et, comme Jésus est le plus tendre et le plus généreux des amis, on goûte en sa présence quelque chose des joies du ciel: esse cum Jesu dulcis paradisus. Sans doute à côté de ces joies, il y a parfois des sécheresses ou d'autres épreuves; mais elles sont acceptées avec une douce résignation, on ne cesse de redire à Dieu que, malgré tout, on veut l'aimer et le servir; et la pensée qu'on souffre pour Dieu est déjà un adoucissement à nos peines, une consolation.

On peut ajouter que l'oraison affective est moins pénible que l'oraison discursive; dans cette dernière, on se fatigue vite à suivre des raisonnements, tandis que si on laisse aller son coeur à des sentiments d'amour, de reconnaissance, de louange, l'âme y goûte un doux repos qui lui permet de réserver ses efforts pour le temps de l'action.

§984. 4° Enfin l'oraison affective, en se simplifiant, c'est-à-dire en diminuant le nombre et la diversité des affections pour intensifier certaines d'entre elles, nous conduit peu à peu à l'oraison de simplicité, qui est déjà une contemplation acquise, et prépare ainsi à la contemplation infuse ou proprement dite les âmes qui y sont appelées. Nous en parlerons dans la voie unitive.

ART. III. Les inconvénients et dangers de l'oraison affective

Les meilleures choses ont leurs inconvénients et leurs dangers: il en est ainsi de l'oraison affective qui, si elle n'est pas faite selon les règles de la discrétion, conduit à des abus. Nous allons signaler les principaux avec leurs remèdes.

§985. Le premier est la contention, qui amène la fatigue et l'épuisement. Il en est en effet qui, voulant intensifier leurs affections, font des efforts de tête et de coeur, se battent les flancs, s'excitent violemment à produire des actes, des élans d'amour, où la nature a beaucoup plus de part que la grâce. Avec de tels efforts le système nerveux se fatigue, le sang afflue au cerveau, une sorte de fièvre lente consume les forces, et on est vite épuisé. Il peut même arriver que des désordres physiologiques en soient la suite, et qu'aux pieuses affections se mêlent des sensations plus ou moins sensuelles.

§986. C'est là un grave défaut, auquel il importe de remédier dès le début, en suivant les avis d'un sage directeur auquel on ne manquera pas de signaler cet état. Or le remède, c'est d'être bien convaincu que le véritable amour de Dieu consiste beaucoup plus dans la volonté que dans la sensibilité, que la générosité de cet amour n'est pas dans des élans violents [°522], mais dans le dessein calme et arrêté de ne rien refuser à Dieu. N'oublions pas que l'amour est un acte de la volonté; sans doute il rejaillit souvent sur la sensibilité, et y produit des émotions plus ou moins fortes, mais celles-ci ne sont pas la vraie dévotion, elles n'en sont que des manifestations accidentelles, et doivent demeurer subordonnées à la volonté, être modérées par elle, faute de quoi, elles prennent le dessus, -- ce qui est un désordre, -- et, au lieu de favoriser la piété solide, la font dégénérer en amour sensible et parfois sensuel: car toutes les émotions violentes sont au fond du même genre, et l'on passe facilement de l'une à l'autre. Il faut donc tendre à spiritualiser ses affections, à les calmer, à les mettre au service de la volonté; alors on goûtera une paix qui surpassera tout sentiment: «pax Dei qua exsuperat omnem sensum» [Ph 4:7].

§987. 2° Le second défaut est l'orgueil et la présomption. Parce qu'on a de bons et nobles sentiments, de saints désirs, de beaux projets d'avancement spirituel, parce qu'on a de la ferveur sensible, et que, dans ces moments, on méprise les plaisirs, les biens et les vanités du siècle, on se croit volontiers beaucoup plus avancé qu'on ne l'est, on se demande même si on n'est pas déjà tout près des cimes de la perfection et de la contemplation; parfois même, à l'oraison, on retient sa respiration, dans l'attente des communications divines. -- De tels sentiments montrent clairement au contraire qu'on est encore bien loin de ces hauts sommets: car les saints, les fervents se défient d'eux-mêmes, s'estiment toujours les pires et croient volontiers que les autres sont meilleurs qu'eux. Il faut donc revenir à la pratique de l'humilité, de la défiance de soi-même, en tenant compte de ce que nous dirons plus tard de cette vertu. Du reste, quand ces sentiments d'orgueil se développent, Dieu se charge souvent de ramener ces âmes à de justes sentiments de leur indignité et de leur incapacité, en les privant de consolations, de grâces de choix: elles comprennent alors qu'elles sont encore bien loin du but désiré.

§988. 3° Il en est aussi qui mettent toute leur dévotion dans la recherche des consolations spirituelles, et négligent leurs devoirs d'état et la pratique des vertus ordinaires: pourvu qu'elles fassent de belles oraisons, elles s'imaginent être parfaites. -- C'est là une grande illusion: il n'est point de perfection sans conformité à la volonté divine; or cette volonté, c'est que nous accomplissions fidèlement, outre les commandements, les devoirs d'état, que nous pratiquions les petites vertus de modestie, de douceur, de condescendance, d'amabilité, aussi bien que les grandes. Croire qu'on est un saint parce qu'on aime l'oraison et surtout ses consolations, c'est oublier que celui-là seul est parfait qui fait la volonté de Dieu: «Ce ne sont pas ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais bien celui qui fait la volonté de mon Père» [Mt 7:21].

Mais quand on sait écarter les obstacles et les dangers par les moyens que nous avons indiqués, il reste que l'oraison affective est très utile à notre progrès spirituel comme au zèle apostolique. Voyons donc quelles sont les méthodes qui nous permettent le mieux de la cultiver.

ART. IV. Méthodes de l'oraison affective

Ces méthodes se ramènent à deux types: la méthode de S. Ignace et celle de S.-Sulpice.

I. Les méthodes de S. Ignace [°523]

Parmi les méthodes ignatiennes, il en est trois qui se rapportent à l'oraison affective: 1° la contemplation; 2° l'application des sens; 3° la seconde manière de prier.

1) La contemplation ignatienne

§989. Il s'agit ici non de la contemplation infuse ni même de la contemplation acquise, mais d'une méthode d'oraison affective. Contempler un objet, ce n'est pas le regarder en passant, mais posément et avec goût jusqu'à ce qu'on soit pleinement satisfait; c'est le regarder avec admiration, avec amour comme une mère contemple son enfant. Cette contemplation peut porter sur les mystères de Notre Seigneur ou sur les attributs divins.

Quand on médite sur un mystère: 1) on contemple les personnes qui interviennent dans ce mystère, par exemple, la Ste Trinité, Notre Seigneur, la Ste Vierge, les hommes, on voit leur extérieur et leur intérieur; 2) on écoute leurs paroles, on se demande à qui elles sont adressées, ce qu'elles expriment; 3) on considère les actions, leur nature et leurs circonstances: le tout en vue de rendre ses devoirs à Dieu, à Jésus, à Notre Dame, de mieux connaître et de mieux aimer Notre Seigneur.

§990. Pour que cette contemplation soit plus fructueuse, on regarde le mystère non pas comme un événement passé, mais comme se déroulant actuellement sous nos yeux: il subsiste en effet par la grâce qui y est attachée. De plus on n'y assiste pas en simple spectateur, mais en y prenant une part active, par exemple en s'unissant aux sentiments de la Vierge, au moment de la naissance de l'Enfant-Dieu. On y cherchera, en outre, un résultat pratique, par exemple, une connaissance plus intime de Jésus, un amour plus généreux pour lui.

Comme on le voit, il est facile de faire rentrer dans ce cadre tous les sentiments d'admiration, d'adoration, de reconnaissance, d'amour envers Dieu, comme aussi de componction, de confusion, de contrition à la vue de nos péchés, et enfin toutes les prières que nous pouvons faire pour nous et pour les autres.

Pour que la multiplicité de ces affections ne nuise pas à la paix et à la tranquillité de l'âme, on n'oubliera pas cette remarque si sage de S. Ignace [°524]: «Si j'éprouve dans un point les sentiments que je voulais exciter en moi, je m'y arrêterai et reposerai, sans me mettre en peine de passer outre, jusqu'à ce que mon âme soit pleinement satisfaite; car ce n'est pas l'abondance de la science qui rassasie l'âme et la satisfait, mais le sentiment et le goût intérieur des vérités qu'elle médite».

2) L'application des cinq sens

§991. On désigne sous ce nom une manière de méditer très simple et très affectueuse. Elle consiste à exercer les cinq sens imaginatifs ou spirituels sur quelque mystère de Notre Seigneur, afin de faire pénétrer plus avant dans notre âme toutes les circonstances de ce mystère et d'exciter dans notre coeur de pieux sentiments et de bonnes résolutions.

Prenons un exemple tiré du mystère de Noël.

1) Application de la vue: je vois le petit enfant dans la crèche, cette paille sur laquelle il est couché, ces langes qui l'enveloppent... je vois ses petites mains qui tremblent de froid, ses yeux mouillés de larmes... C'est mon Dieu: je l'adore avec une foi vive. Je vois la Ste Vierge: quelle modestie, quelle beauté céleste!... je la vois qui prend l'enfant Jésus dans ses bras, qui l'enveloppe de langes, qui le presse sur son coeur, et le couche sur la paille: c'est son Fils et c'est son Dieu! J'admire, je prie... je pense à la sainte communion: c'est le même Jésus que je reçois... Ai-je la même foi, le même amour?

2) Application de l'ouïe. J'entends les vagissements du divin Enfant... les gémissements que lui arrache la souffrance... Il a froid, il souffre surtout de l'ingratitude des hommes... J'entends les paroles de son Coeur au Coeur de sa sainte Mère, la réponse de celle-ci, réponse pleine de foi, d'adoration, d'humilité, d'amour; et je m'unis à ses sentiments...

3) Application de l'odorat. Je respire le parfum des vertus de la crèche, la bonne odeur de Jésus-Christ, et je supplie mon Sauveur de me donner ce sens spirituel qui me permettra de respirer le parfum de son humilité...

4) Application du goût. Je goûte le bonheur d'être avec Jésus, Marie, Joseph, le bonheur de les aimer, et pour le mieux goûter, je resterai silencieusement tout près de mon Sauveur.

5) Application du toucher. Je touche de mes mains avec un pieux respect la crèche et la paille où mon Sauveur est couché, je les baise avec amour... Et, si le divin Enfant veut bien me le permettre, je baise ses pieds sacrés [°525].

On termine par un pieux colloque avec Jésus, avec sa mère, en demandant la grâce d'aimer plus généreusement ce divin Sauveur.

§992. Quant à l'oraison sur les attributs divins, elle se fait en considérant chacun de ces attributs avec des sentiments d'adoration, de louange et d'amour, pour conclure au don total de soi-même à Dieu [°526].

3) La seconde manière de prier

§993. Cette seconde manière de prier consiste à parcourir lentement une prière vocale, comme le Pater, l'Ave, le Salve Regina, etc., pour considérer et goûter la signification de chaque parole.

Ainsi, pour le Pater, vous considérez le premier mot, et vous dites: O mon Dieu, vous l'Eternel, le Tout-Puissant, le Créateur de toutes choses, vous m'avez adopté pour enfant, vous êtes mon Père. Vous l'êtes parce que vous m'avez communiqué au baptême une participation à votre vie divine, et que chaque jour vous l'augmentez en mon âme... Vous l'êtes, parce que vous m'aimez comme jamais aucun père, aucune mère n'a aimé son enfant... parce que vous avez pour moi une sollicitude toute paternelle... [°527].

On demeure sur ce premier mot tant qu'on y trouve des significations et des sentiments qui apportent quelque lumière, force ou consolation. S'il arrive même qu'une ou deux paroles fournissent une matière suffisante pour tout le temps de l'oraison, on ne se met pas en peine de passer outre; on goûte ces paroles, on en tire quelque conclusion pratique, et on prie pour pouvoir l'accomplir.

Voilà donc trois manières simples et faciles pour pratiquer l'oraison affective.

II. La méthode de S.-Sulpice [°528]

Nous avons déjà remarqué [§701], que cette méthode est très affective; les âmes avancées n'ont donc qu'à l'utiliser en tenant compte des remarques suivantes.

§994. 1° Le premier point, l'adoration, qui, pour les commençants était assez court, se prolonge de plus en plus, et parfois occupe à lui seul plus d'une moitié de l'oraison. C'est alors que l'âme, éprise d'amour de Dieu, admire, adore, loue, bénit, remercie tantôt les trois divines personnes, tantôt chacune d'elles en particulier, tantôt Notre Seigneur, modèle parfait de la vertu qu'on veut attirer en soi. Elle rend aussi, selon les circonstances, ses hommages de vénération, de reconnaissance et d'amour à la Ste Vierge et aux Saints; et, en le faisant, elle se sent attirée à imiter leurs vertus.

§995. 2° Le second point, ou communion, devient aussi presque complètement affectif. Les quelques considérations qu'on fait sont très courtes, et encore les fait-on sous forme de colloques avec Dieu ou Notre Seigneur: «Aidez-moi, ô mon Dieu, à me convaincre de plus en plus»...; elles sont accompagnées et suivies d'effusions de reconnaissance pour les lumières reçues, de désirs ardents de pratiquer la vertu sur laquelle on médite. Quand on s'examine sur cette vertu, c'est sous le regard de Jésus et en se comparant à ce divin Modèle; le résultat, c'est qu'on voit bien mieux ses défauts et ses misères, à cause du contraste entre lui et nous; et alors les sentiments d'humiliation et de confusion qu'on éprouve sont plus profonds, la confiance qu'on a en Dieu est plus grande, parce qu'on se trouve en face du divin guérisseur des âmes, et que spontanément s'échappe ce cri du coeur: «Seigneur, voici que celui que vous aimez est bien malade: «ecce quem amas infirmatur» [Jn 11:4]. De là des prières ardentes pour obtenir la grâce de pratiquer telle ou telle vertu, prières non seulement pour soi, mais pour les autres, pour l'Église tout entière; prières confiantes, parce qu'étant incorporé au Christ, on sait que ces prières sont appuyées par lui.

§996. 3° La coopération elle-même, au troisième point, devient plus affectueuse: la résolution qu'on prend, on la soumet à Jésus, pour la lui faire approuver, on veut la pratiquer pour s'incorporer à lui plus parfaitement, on compte pour cela sur sa collaboration, en se défiant de soi-même; on attache cette résolution à un bouquet spirituel, une pieuse invocation qu'on redit souvent au cours de la journée, et qui nous aide non seulement à la mettre en pratique, mais à nous souvenir affectueusement de Celui qui nous l'a inspirée.

§997. Il est des cas cependant où l'âme, étant dans la sécheresse, ne peut qu'avec grande peine produire des affections de ce genre. Alors, doucement abandonnée à la volonté de Dieu, elle proteste qu'elle veut l'aimer, lui rester fidèle, se maintenir coûte que coûte en sa présence et à son service; elle reconnaît humblement son indignité, son incapacité, s'unit par la volonté à Notre Seigneur, offre à Dieu les devoirs qu'il lui rend, et y joint les souffrances qu'elle éprouve à ne pouvoir faire plus pour honorer sa divine Majesté. Ces actes de volonté sont encore plus méritoires que les pieuses affections.

Telles sont les principales méthodes d'oraison affective: à chacun de choisir celle qui lui convient le mieux, et, dans chaque méthode, à prendre ce qui se rapporte actuellement aux besoins et aux attraits surnaturels de son âme, suivant en cela les mouvements de la grâce. Ainsi il progressera dans la pratique des vertus [°529].


2.2.2) CHAPITRE 2: Des vertus morales [°530]

Avant de décrire chacune d'elles, il nous faut rappeler brièvement les notions théologiques sur les vertus infuses.

Notions préliminaires sur les vertus infuses

Nous parlerons d'abord des vertus infuses en général, et ensuite des vertus morales en particulier.

I. Des vertus infuses en général [°531]

§998. Il y a des vertus naturelles, c'est-à-dire, des habitudes bonnes, acquises par des actes fréquemment répétés, qui facilitent la pratique du bien honnête. Ainsi les incroyants et les païens peuvent, avec le concours naturel de Dieu, acquérir les vertus morales de prudence, de justice, de force, de tempérance et s'y perfectionner. Mais nous ne parlons pas ici de ces vertus; nous voulons traiter des vertus surnaturelles ou infuses, telles qu'elles existent chez le chrétien.

§999. Élevés à l'état surnaturel, et n'ayant d'autre fin que la vision béatifique, nous devons y tendre par des actes faits sous l'influence de principes et de motifs surnaturels: car il faut qu'il y ait proportion entre la fin et les actes qui y conduisent. Ainsi donc, pour nous, les vertus que dans le monde on appelle naturelles, doivent être pratiquées d'une façon surnaturelle. Comme le fait remarquer avec raison le P. Garrigou-Lagrange [°532], selon S. Thomas, «les vertus morales chrétiennes sont infuses et essentiellement distinctes par leur objet formel des plus hautes vertus morales acquises décrites par les plus grands philosophes... Il y a une différence infinie entre la tempérance aristotélicienne, réglée seulement par la droite raison, et la tempérance chrétienne réglée par la foi divine et la prudence surnaturelle» [°533].

Ayant déjà montré comment ces vertus nous sont communiquées par le Saint Esprit vivant en nous [§121-122], il ne nous reste plus qu'à décrire: 1° leur nature; 2° leur accroissement; 3° leur affaiblissement; 4° le lien qui existe entre elles; 5° L'ordre que nous suivrons dans leur exposé [°530].

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