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§800. b) Bien plus, s'il s'agit surtout d'une passion de jouissance, on s'efforce d'oublier l'objet de cette passion.
Pour y réussir: 1) on applique fortement son imagination et son esprit à toute occupation honnête qui puisse nous distraire de l'objet aimé: on tâche de s'absorber dans l'étude, la solution d'un problème, le jeu, la promenade avec d'autres, la conversation, etc. 2) Quand le calme commence à se faire, on fait appel aux considérations d'ordre moral qui puissent armer la volonté contre l'attrait du plaisir: considérations naturelles, comme les inconvénients, pour le présent et pour l'avenir, d'une liaison dangereuse, d'une amitié trop sensible [§603]; mais surtout considérations surnaturelles, l'impossibilité d'avancer dans la perfection tant qu'on entretient des attaches, les chaînes qu'on se forge, la compromission de son salut, le scandale qu'on peut donner, etc.
S'il s'agit des passions combatives, comme la colère, la haine, après avoir fui un moment pour diminuer la passion on peut souvent prendre l'offensive, se mettre en face de la difficulté, se convaincre par la raison et surtout par la foi que s'abandonner à la colère ou à la haine est indigne d'un homme et d'un chrétien; que demeurer calme, maître de soi, est tout ce qu'il y a de plus noble, de plus honorable, de plus conforme à l'Évangile.
§801. c) Enfin on essaiera de faire des actes positifs contraires à la passion.
Si on éprouve de l'antipathie pour une personne, on agira comme si on voulait gagner sa sympathie, on s'efforcera de lui rendre service, d'être aimable à son égard, et surtout de prier pour elle: il n'est rien qui adoucisse le coeur comme une prière sincère pour un ennemi. Si au contraire on sent une affection excessive pour une personne, on évite sa compagnie, ou, si on ne le peut, on lui témoigne cette froide courtoisie, cette sorte d'indifférence qu'on a pour le commun des hommes. Ces actes contraires finissent par affaiblir et faire disparaître la passion, surtout si on sait cultiver les bonnes passions.
§802. Nous avons dit que les passions ne sont pas mauvaises en soi; elles peuvent donc être orientées vers le bien, et cela sans aucune exception.
a) L'amour et la joie peuvent s'orienter vers les affections pures et légitimes de la famille, vers les amitiés bonnes et surnaturelles; mais surtout vers Notre Seigneur qui est de tous les amis le plus tendre, le plus généreux et le plus dévoué. C'est donc de ce côté qu'il importe de diriger notre coeur, en lisant, en méditant et en pratiquant les deux beaux chapitres de l'Imitation qui ont ravi et ravissent encore tant d'âmes, De amore Jesu super omnia, De familiari amicitia Jesu [°449.1].
b) La haine et l'aversion se tournent vers le péché, le vice et tout ce qui y conduit, pour le détester et le fuir: «Iniquitatem odio habui» [Ps 118:163].
c) Le désir se transforme en une ambition légitime, l'ambition naturelle d'honorer sa famille et son pays, l'ambition surnaturelle de devenir un saint, un apôtre.
d) La tristesse, au lieu de dégénérer en mélancolie, devient une douce résignation en présence des épreuves qui pour le chrétien sont une semence de gloire, ou une tendre compassion à l'égard de Jésus souffrant et offensé ou à l'égard des âmes affligées.
e) L'espoir devient espérance chrétienne, confiance inébranlable en Dieu, et décuple nos énergies pour le bien.
f) Le désespoir se transforme en une juste méfiance de soi, fondée sur notre impuissance et nos péchés, mais tempéré par la confiance en Dieu.
g) La crainte, au lieu d'être un sentiment déprimant qui affaiblit l'âme, est chez le chrétien une source d'énergie: il craint le péché et l'enfer, mais cette crainte légitime l'arme de courage contre le mal; il craint Dieu surtout, il redoute de l'offenser, et méprise le respect humain.
h) La colère, au lieu de nous enlever la maîtrise de nous-mêmes, n'est qu'une juste et sainte indignation, qui nous rend plus forts contre le mal.
i) L'audace devient l'intrépidité en face des difficultés et des dangers: plus une chose est difficile, et plus elle nous apparaît digne de nos efforts.
§803. Pour arriver à cet heureux résultat, rien ne vaut la méditation, accompagnée de pieuses affections et de généreuses résolutions. C'est par elle qu'on se forme un idéal et des convictions profondes pour s'en rapprocher chaque jour. Il s'agit en effet de provoquer et d'entretenir dans l'âme des idées et des sentiments conformes aux vertus qu'on veut pratiquer, et d'écarter au contraire les images et impressions conformes aux vices qu'on veut éviter. Or rien de meilleur, pour atteindre ce résultat, que de méditer chaque jour de la façon que nous avons indiquée [§679 ss]; dans ce tête-à-tête avec Dieu, l'infinie vérité et l'infinie bonté, la vertu devient chaque jour plus aimable, le vice plus odieux, et la volonté, fortifiée par ces convictions, entraîne les passions vers le bien au lieu de se laisser elle-même entraîner par elles au mal.
§804. a) Même quand les passions sont orientées vers le bien, il faut savoir les modérer, c'est-à-dire, les soumettre à la direction de la raison et de la volonté, guidées elles-mêmes par la foi et par la grâce. Sans cela, elles seraient parfois excessives, parce que de leur nature elles sont trop impétueuses.
Ainsi le désir de prier avec ferveur peut devenir de la contention, l'amour pour Jésus peut se traduire par des efforts de sensibilité qui usent le corps et l'âme; le zèle intempestif devient du surmenage, l'indignation de la colère, la joie dégénère en dissipation. Nous sommes tout particulièrement exposés à ces excès en notre siècle, où l'activité fiévreuse de nos contemporains devient contagieuse. Or ces mouvements ardents, même lorsqu'ils se portent vers le bien, fatiguent et usent l'esprit et le corps, et ne peuvent en tout cas durer longtemps, violenta non durant; et pourtant, ce qui fait le plus de bien, c'est la continuité dans l'effort.
§805. b) Il faut donc faire contrôler son activité par un sage directeur, et suivre les conseils de la sagesse.
1) Habituellement, il faut mettre, dans la culture de nos désirs et passions, une certaine modération, une sorte de tranquillité apaisée, et éviter d'être constamment tendu: il est nécessaire de ménager sa monture pour aller jusqu'au terme de la course, et par conséquent d'éviter l'empressement excessif qui use les forces; notre pauvre machine humaine ne peut pas être constamment sous pression, si nous voulons qu'elle n'éclate pas.
2) Avant un grand effort à donner, ou après une dépense considérable d'énergie, la prudence demande qu'on impose un certain calme, un certain repos aux ambitions les plus légitimes, au zèle le plus ardent et le plus pur [°450]. C'est l'exemple que nous a laissé Notre Seigneur; de temps en temps, il invitait ses disciples au repos: «Venite seorsum ut desertum locum et requiescite pusillium» [Mc 6:31].
Ainsi dirigées et modérées, les passions, loin d'être un obstacle à la perfection, ne seront que des moyens efficaces pour nous en rapprocher chaque jour; et la victoire remportée sur elles nous permettra de mieux discipliner nos facultés supérieures.
Ces facultés supérieures, qui constituent l'homme en tant qu'homme, sont l'intelligence et la volonté, qui elles aussi ont besoin d'être disciplinées, parce qu'elles aussi ont été atteintes par le péché originel [§75].
§806. Notre entendement nous a été donné pour connaître la Vérité, et surtout Dieu et les choses divines. C'est Dieu qui est le vrai soleil des esprits; il nous éclaire par une double lumière, la lumière de la raison et celle de la foi. Dans l'état présent, nous ne pouvons arriver à la vérité intégrale sans le concours de ces deux lumières; faire fi de l'une ou de l'autre, c'est s'aveugler soi-même. Il est d'autant plus important de discipliner notre intelligence que c'est elle qui éclaire la volonté et lui permet de prendre son orientation vers le bien; c'est elle qui, sous le nom de conscience, est la règle de notre vie morale et surnaturelle. Mais pour qu'il en soit ainsi il faut mortifier ses tendances défectueuses, dont les principales sont: l'ignorance, la curiosité et la précipitation, l'orgueil et l'opiniâtreté.
§807. 1° L'ignorance se combat par l'application méthodique et constante à l'étude, et surtout à l'étude de tout ce qui se rapporte à Dieu, notre fin dernière, et aux moyens de l'atteindre. Il serait déraisonnable en effet de s'occuper de toutes les sciences et de négliger celle du salut.
Assurément chacun doit étudier, dans les sciences humaines, celles qui se rapportent à ses devoirs d'état; mais le devoir primordial étant de connaître Dieu pour l'aimer, négliger cette étude serait inexcusable. Et cependant que de chrétiens, très instruits dans telle ou telle branche des sciences, n'ont qu'une connaissance rudimentaire des vérités chrétiennes, des dogmes, de la morale et de l'ascétique! Un progrès se manifeste aujourd'hui dans l'élite, et il y a des cercles d'étude où l'on étudie avec le plus vif intérêt toutes les questions religieuses, y compris la spiritualité [°451]. Dieu en soit béni, et puisse ce mouvement s'étendre!
§808. 2° La curiosité est une maladie de notre esprit qui ne fait qu'augmenter l'ignorance religieuse: elle nous porte en effet avec une ardeur excessive vers les connaissances qui nous plaisent beaucoup plus que vers celles qui nous sont utiles, et nous fait perdre ainsi un temps précieux. Souvent elle est accompagnée d'empressement et de précipitation qui fait que nous nous absorbons dans les études qui flattent la curiosité, au détriment de celles qui sont plus importantes.
Pour en triompher, il faut: 1) étudier en premier lieu non ce qui plait, mais ce qui est utile, surtout ce qui est nécessaire: «id prius quod est magis necessarium», dit S. Bernard, et ne s'occuper du reste que par mode de récréation. Par conséquent on ne doit lire qu'avec sobriété ce qui nourrit l'imagination plus que l'esprit, comme la plupart des romans, ou ce qui se rapporte aux nouvelles et aux bruits du monde, comme les journaux et certaines revues. 2) Dans ces lectures, il faut éviter l'empressement excessif, ne pas vouloir dévorer rapidement un volume tout entier. Même quand il s'agit de bonnes lectures, il importe de les faire lentement, pour mieux comprendre et goûter ce qu'on lit [§582]. 3) C'est ce qui sera plus facile, si on étudie non par curiosité, non pour se complaire en sa science, mais pour un motif surnaturel, pour s'édifier soi-même et édifier les autres: «ut aedificent, et caritas est... ut aedificentur, et prudentia est» [°452]. Car, nous dit avec raison S. Augustin [°453], la science doit être mise au service de la charité: «Sic adhibeatur scientia tamquam machina quaedam per quam structura caritatis assurgat». Ceci est vrai même dans l'étude des questions de spiritualité: il en est en effet qui, dans ces études, cherchent plus à satisfaire leur curiosité et leur orgueil qu'à purifier leur coeur et à pratiquer la mortification [°454].
§809. 3° L'orgueil doit donc être évité, cet orgueil de l'esprit qui est plus dangereux et plus difficile à guérir que l'orgueil de la volonté, dit Scupoli [°455].
C'est cet orgueil qui rend difficiles la foi et l'obéissance aux supérieurs: on voudrait se suffire à soi-même, tant on a confiance en sa raison, et on a peine à recevoir les enseignements de la foi, ou du moins on veut les soumettre à la critique et à l'interprétation de sa raison; de même on a tellement confiance en son jugement, qu'on n'aime guère à consulter les autres, et spécialement ses supérieurs. De là des imprudences regrettables; de là aussi une opiniâtreté dans ses propres idées, qui nous fait condamner d'un ton tranchant les opinions qui ne sont pas conformes aux nôtres. C'est une des causes les plus fréquentes de ces divisions qu'on remarque entre chrétiens, parfois même entre auteurs catholiques. S. Augustin [°456] signalait déjà de son temps ces malheureuses divisions qui détruisent la paix, la concorde et la charité: «sunt unitatis divisiores, inimici pacis, caritatis expertes, vanitate tumentes, placentes sibi et magni in oculis suis».
§810. Pour guérir cet orgueil de l'esprit: 1) il faut avant tout se soumettre, avec une docilité d'enfant, aux enseignements de la foi: sans doute il est permis de chercher cette intelligence de nos dogmes qu'on obtient par une patiente et laborieuse recherche, en utilisant les travaux des Pères et des Docteurs, surtout de S. Augustin et de S. Thomas; mais il faut le faire avec piété et sobriété, nous dit le Concile du Vatican [°457], en s'inspirant de la maxime de S. Anselme: fides quaerens intellectum. Alors on évite cet esprit hypercritique qui atténue et minimise nos dogmes, sous prétexte de les expliquer; alors on soumet son jugement non seulement aux vérités de foi mais aux directions pontificales; alors aussi, dans les questions librement discutées, on laisse aux autres la liberté qu'on réclame pour ses propres opinions, et on ne traite pas avec un dédain transcendant les opinions contraires aux siennes. C'est ainsi que se fait la paix dans les esprits.
2) Dans les discussions qu'on a avec les autres, il faut chercher, non la satisfaction de son orgueil et le triomphe de ses idées, mais la vérité. Il est rare qu'il n'y ait point, dans les opinions adverses, une part de vérité qui nous avait échappé jusqu'ici: écouter les raisons de nos adversaires avec attention et impartialité, et leur concéder ce qu'il y a de juste dans leurs remarques est encore le meilleur moyen de se rapprocher de la vérité, comme aussi de sauvegarder les lois de l'humilité et de la charité.
En résumé, il faut donc, pour discipliner son intelligence, étudier ce qui est plus nécessaire, et le faire avec méthode, constance, et esprit surnaturel, c'est-à-dire avec le désir de connaître, d'aimer et de pratiquer la vérité.
§811. 1° Nécessité. La volonté est dans l'homme la faculté maîtresse, la reine de toutes les autres facultés, celle qui les gouverne; c'est elle qui, étant libre, donne non seulement à ses actes propres (ou élicites), mais encore aux actes des autres facultés qu'elle commande (actes impérés) leur liberté, leur mérite ou leur démérite. Régler la volonté, c'est donc régler l'homme tout entier. Or la volonté est bien réglée si elle est assez forte pour commander aux facultés inférieures, et assez docile pour obéir à Dieu: tel est son double rôle.
L'un et l'autre est difficile; car souvent les facultés inférieures se révoltent contre la volonté, et ne se soumettent à son empire que lorsqu'on sait joindre le tact à la fermeté: la volonté n'a pas en effet un pouvoir absolu sur les facultés sensibles, mais une sorte de pouvoir moral, pouvoir de persuasion pour les amener à la soumission [§56].
Ce n'est donc qu'avec difficulté, et par des efforts souvent renouvelés qu'on arrive à soumettre à la volonté les facultés sensibles et les passions. -- Il en coûte aussi de soumettre parfaitement sa volonté à celle de Dieu: nous aspirons à une certaine autonomie, et, comme la volonté divine ne peut nous sanctifier sans nous demander des sacrifices, nous reculons souvent devant l'effort, et préférons nos goûts, nos caprices à la sainte volonté de Dieu. Ici encore par conséquent la mortification s'impose.
§812. 2° Moyens pratiques. Pour bien faire l'éducation de la volonté, il faut la rendre assez souple pour obéir à Dieu en toutes choses, et assez forte pour commander au corps et à la sensibilité. Afin d'atteindre ce but, il est nécessaire d'écarter les obstacles et de prendre des moyens positifs.
A) Les principaux obstacles: a) intérieurs sont: 1) L'irréflexion: on ne réfléchit pas avant d'agir, et on suit l'impulsion du moment, la passion, la routine, le caprice; donc réfléchir avant d'agir, et se demander ce que Dieu réclame de nous; 2) L'empressement fiévreux qui, en produisant une tension trop forte et mal dirigée, use le corps et l'âme en pure perte, et souvent nous fait dévier vers le mal; donc du calme, de la modération même dans le bien, afin de faire feu qui dure, et non pas un feu de paille; 3) la nonchalance, ou l'indécision, la paresse, le manque de ressort moral, qui paralyse ou atrophie les forces de la volonté; donc fortifier ses convictions et ses énergies, comme nous allons le dire; 4) la peur de l'insuccès, ou le manque de confiance, qui diminue singulièrement nos forces; il faut au contraire se souvenir qu'avec le secours de Dieu on est sûr d'aboutir à de bons résultats.
§813. b) À ces obstacles viennent s'en joindre d'autres du dehors: 1) le respect humain, qui nous rend esclaves des autres, en nous faisant craindre leurs critiques ou leurs railleries; on le combat en se disant que ce qui compte, c'est le jugement de Dieu, toujours sage, et non celui des hommes, toujours faillible; 2) les mauvais exemples qui nous entraînent d'autant plus facilement qu'ils correspondent à une propension de notre nature; se rappeler alors que le seul modèle à imiter, c'est Jésus, notre Maître et notre Chef [§136 ss.], et que le chrétien doit faire tout le contraire de ce que fait le monde [§214].
§814. B) Quant aux moyens positifs, ils consistent à combiner harmonieusement le travail de l'intelligence, de la volonté et de la grâce.
a) À l'intelligence il appartient de fournir ces convictions profondes, qui seront à la fois un guide et un stimulant pour la volonté.
Ces convictions sont celles qui sont propres à déterminer la volonté à choisir ce qui est conforme à la volonté de Dieu. Elles se résument ainsi: Dieu est ma fin et Jésus est la voie que je dois suivre pour aller jusqu'à lui; je dois donc tout faire pour Dieu, en union avec Jésus Christ; -- un seul obstacle s'oppose à ma fin, le péché: je dois donc le fuir, et, si j'ai eu le malheur de le commettre, réparer aussitôt; -- un seul moyen est nécessaire et suffit pour éviter le péché, faire constamment la volonté de Dieu: je dois donc viser sans cesse à la connaître et à y conformer ma conduite. Pour y réussir, je me redirai souvent la parole de S. Paul, au moment de sa conversion: Seigneur, que voulez-vous que je fasse, Domine, quid me vis facere? [Ac 9:6] Et le soir, dans mon examen, je me reprocherai mes moindres défaillances.
§815. b) Ces convictions agiront puissamment sur la volonté. Celle-ci de son côté devra agir avec décision, fermeté et constance. 1) Il faut de la décision: quand on a réfléchi et prié, selon l'importance de l'action qu'on va faire, il faut immédiatement se décider, malgré les hésitations qui pourraient persister: la vie est trop courte pour perdre un temps notable à délibérer si longuement: on se décide pour ce qui semble plus conforme à la volonté divine, et Dieu, qui voit notre bonne disposition, bénira notre action. 2) Cette décision doit être ferme il ne suffit pas de dire: je voudrais bien, je désire: ce ne sont là que des velléités. Il faut dire: je veux et je veux à tout prix; et se mettre aussitôt à l'oeuvre, sans attendre demain, sans attendre les grandes occasions: c'est la fermeté dans les petites actions qui assure la fidélité dans les grandes. 3) Toutefois cette fermeté n'est pas la violence: elle est calme, parce qu'elle veut durer, et, pour la rendre constante, on renouvellera souvent ses efforts, sans jamais se laisser décourager par l'insuccès: on n'est vaincu que lorsqu'on abandonne la lutte; malgré quelques défaillances et même quelques blessures, on doit se regarder comme victorieux, parce qu'appuyé sur Dieu on est en réalité invincible. Si on avait eu le malheur de succomber un moment, on se relève aussitôt: avec le divin médecin des âmes il n'est pas de blessure, il n'est pas de maladie incurable.
§816. c) C'est donc, en dernière analyse, sur la grâce de Dieu qu'il faut savoir compter; si nous la demandons avec humilité et confiance, elle ne nous sera jamais refusée, et avec elle nous sommes invincibles. Nous devons donc renouveler souvent nos convictions sur l'absolue nécessité de la grâce, en particulier au commencement de chaque action importante; la demander avec instance en union avec Notre Seigneur, pour être plus sûr de l'obtenir; nous rappeler que Jésus est non seulement notre modèle, mais encore notre collaborateur, et nous appuyer avec confiance sur lui, sûrs qu'en lui nous pouvons tout entreprendre et tout réaliser dans l'ordre du salut: «Omnia possum in eo qui me confortat» [Ph 4:13]. Alors notre volonté sera forte, parce qu'elle participera à la force même de Dieu: Dominus fortitudo mea; elle sera libre: car la véritable liberté ne consiste pas à s'abandonner aux passions qui nous tyrannisent, mais à assurer le triomphe de la raison et de la volonté sur l'instinct et la sensualité.
§817. Conclusion. Ainsi se réalisera le but que nous avions assigné à la mortification: soumettre nos sens et nos facultés inférieures à la volonté, et celle-ci à Dieu.
Par là nous pourrons plus facilement combattre et déraciner les sept vices ou péchés capitaux.
§818. Cette lutte n'est au fond qu'une sorte de mortification.
Pour compléter la purification de l'âme et l'empêcher de retomber dans le péché, il faut s'attaquer à la source du mal en nous, qui est la triple concupiscence. Nous l'avons déjà décrite dans ses traits généraux [§193-209]; mais, comme elle est la racine des sept péchés capitaux, il importe de connaître et de combattre ces tendances mauvaises. Ce sont en effet des tendances, plutôt que des péchés; cependant on les appelle pêchés, parce qu'elles nous portent au péché, et péchés capitaux, parce qu'ils sont la source ou la tête d'une foule d'autres péchés.
Voici comment ces tendances se rattachent à la triple concupiscence: de la superbe naissent l'orgueil, l'envie et la colère; la concupiscence de la chair produit la gourmandise, la luxure et la paresse; enfin la concupiscence des yeux s'identifie avec l'avarice ou l'amour désordonné des richesses.
§819. La lutte contre les sept péchés capitaux a toujours tenu une grande place dans la spiritualité chrétienne. Cassien en traite au long dans ses Conférences et ses Institutions [°459]; il en distingue huit au lieu de sept, parce qu'il met à part l'orgueil et la vaine gloire. S. Grégoire le Grand [°460] distingue nettement les sept péchés capitaux qu'il fait tous découler de l'orgueil. S. Thomas les rattache aussi à l'orgueil, et montre comment on peut les classer philosophiquement, en tenant compte des fins spéciales vers lesquelles l'homme se porte. La volonté peut se porter vers un objet par un double mouvement: la recherche d'un bien apparent ou l'éloignement d'un mal apparent. Or le bien apparent recherché par la volonté, peut être: 1) la louange ou l'honneur, biens spirituels poursuivis d'une façon désordonnée: c'est la fin spéciale du vaniteux; 2) les biens corporels, ayant pour but la conservation de l'individu ou celle de l'espèce, recherchés d'une façon excessive, sont les fins respectives du gourmand et du luxurieux; 3) les biens extérieurs, aimés d'une manière déréglée, sont la fin de l'avare. Le mal apparent qu'on fuit, peut être: 1) l'effort nécessaire pour l'acquisition du bien, effort que fuit le paresseux; 2) la diminution de l'excellence personnelle que redoutent et fuient le jaloux et le coléreux, quoique d'une manière différente. Ainsi la distinction des sept péchés capitaux se tire des sept fins spéciales que poursuit le pécheur.
En pratique nous suivrons la division qui rattache les vices capitaux à la triple concupiscence, comme étant plus simple.
§820. L'orgueil est une déviation de ce sentiment légitime qui nous porte à estimer ce qu'il y a de bon en nous, et à rechercher l'estime des autres dans la mesure où elle est utile aux bonnes relations que nous devons avoir avec eux. Assurément on peut et on doit estimer ce que Dieu a mis de bon en nous, en reconnaissant qu'il en est le premier principe et la dernière fin: c'est un sentiment qui honore Dieu, et qui nous porte à nous respecter nous-mêmes. On peut aussi désirer que les autres voient ce bien, l'apprécient, et en rendent gloire à Dieu, de même que nous devons reconnaître et estimer les qualités du prochain: cette estime mutuelle ne fait que favoriser les bonnes relations qui existent entre les hommes.
Mais il peut y avoir déviation ou excès dans ces deux tendances. On oublie parfois que Dieu est l'auteur de ces dons, et on se les attribue à soi-même: ce qui est un désordre, puisque c'est nier au moins implicitement que Dieu soit notre premier principe. De même on est tenté d'agir pour soi, ou pour gagner l'estime des autres au lieu d'agir pour Dieu, et de lui rapporter tout l'honneur de ce que nous faisons: c'est un désordre, puisque c'est nier, implicitement du moins, que Dieu soit notre dernière fin. Tel est le double désordre qui se trouve dans ce vice. On peut donc le définir: un amour désordonné de soi-même qui fait qu'on s'estime, explicitement ou implicitement, comme si on était son premier principe ou sa dernière fin. C'est une sorte d'idolâtrie, parce qu'on se regarde comme son dieu, ainsi que le fait remarquer Bossuet [§204]. Pour mieux combattre l'orgueil, nous exposerons: 1° ses formes principales; 2° les défauts qu'il engendre; 3° sa malice; 4° ses remèdes.
§821. 1° La première forme consiste à se regarder soi-même, explicitement ou implicitement, comme son premier principe.
A) Il en est peu qui explicitement s'aiment d'une façon assez désordonnée pour se regarder comme leur premier principe.
a) C'est le péché des athées qui volontairement rejettent Dieu, parce qu'ils ne veulent pas de maître: ni Dieu ni Maître; c'est d'eux que parle le Psalmiste quand il dit: «L'insensé a dit en son coeur: il n'y a pas de Dieu, Dixit insipiens in cordo suo: non est Deus» [Ps 13:1]. b) Ce fut équivalemment le péché de Lucifer, qui, voulant être autonome, refusa de se soumettre à Dieu; de nos premiers parents, qui, désirant être comme des dieux, voulurent connaître par eux-mêmes le bien et le mal; des hérétiques, qui, comme Luther, refusèrent de reconnaître l'autorité de l'Église établie par Dieu; c'est celui des rationalistes, qui, fiers de leur raison, ne veulent pas la soumettre à la foi. C'est aussi le péché de certains intellectuels, qui, trop orgueilleux pour accepter l'interprétation traditionnelle des dogmes, les atténuent et les déforment pour les harmoniser avec leurs exigences.
§822. B) Un plus grand nombre tombent implicitement dans ce défaut, en agissant comme si les dons naturels et surnaturels dont Dieu nous a gratifiés, étaient complètement nôtres. Sans doute on reconnaît en théorie que Dieu est notre premier principe; mais en pratique, on s'estime démesurément comme si on était soi-même l'auteur des qualités qui sont en nous.
a) Il en est qui se complaisent dans leurs qualités et leurs mérites, comme s'ils en étaient les seuls auteurs: «L'âme se voyant belle, dit Bossuet [°462], s'est délectée en elle-même, et s'est endormie dans la contemplation de son excellence: elle a cessé un moment de se rapporter à Dieu: elle a oublié sa dépendance; elle s'est premièrement arrêtée et ensuite livrée à elle-même. Mais en cherchant d'être libre jusqu'à s'affranchir de Dieu et des lois de la justice, l'homme est devenu captif de son péché».
§823. b) Plus grave est l'orgueil de ceux qui s'attribuent à eux-mêmes la pratique de la vertu, comme les Stoïciens; ou qui s'imaginent que les dons gratuits de Dieu sont le fruit de nos mérites, que nos bonnes oeuvres nous appartiennent plus qu'à Dieu, alors qu'en réalité il en est la cause principale; qu'on y prend ses complaisances comme si elles étaient uniquement nôtres [°463].
§824. C) C'est ce même principe qui fait qu'on exagère ses qualités personnelles.
a) On ferme les yeux sur ses défauts, on regarde ses qualités avec des verres grossissants; on en vient à s'attribuer des qualités qu'on n'a pas, ou du moins qui n'ont que l'apparence de la vertu: ainsi on fait l'aumône par ostentation et on croit être charitable, alors qu'on est orgueilleux; on s'imagine être un saint, parce qu'on a des consolations sensibles, ou parce qu'on a écrit de belles pensées ou de bonnes résolutions, et en réalité on est encore aux premiers échelons de la perfection. D'autres croient avoir l'esprit large, parce qu'ils font peu de cas des petites règles, voulant se sanctifier par les grands moyens. b) De là à se préférer injustement aux autres il n'y a qu'un pas: on examine les défauts des autres à la loupe, et c'est à peine si on prend conscience de ses propres défauts; on voit la paille qui est dans l'oeil du voisin, mais non la poutre qui est dans le nôtre. Parfois on en vient, comme le Pharisien, à mépriser ses frères [Lc 18:9-14]; d'autres fois, sans aller aussi loin, on les rabaisse injustement dans son estime et on se croit meilleur qu'eux, alors qu'en réalité on leur est inférieur. C'est en vertu du même principe qu'on cherche à les dominer, à faire reconnaître sa supériorité sur eux.
c) Par rapport aux Supérieurs, cet orgueil se traduit par un esprit critique et frondeur, qui fait qu'on épie leurs moindres gestes ou démarches pour les blâmer: on veut tout juger, tout contrôler. Par là on se rend l'obéissance beaucoup plus difficile, on a peine à se soumettre à leur autorité, à leurs décisions, à leur demander des permissions, on aspire à l'indépendance, c'est à dire, au fond, à être son premier principe.
§825. 2° La seconde forme de l'orgueil consiste à se regarder soi-même explicitement ou implicitement comme sa dernière fin, en faisant ses actions sans les rapporter à Dieu, et en désirant être loué comme si elles étaient complètement nôtres. Ce défaut découle du premier; car qui se regarde comme son premier principe veut aussi en être la dernière fin. Ici il faudrait renouveler les distinctions que nous avons déjà faites.
A) Bien peu se regardent explicitement comme leur dernière fin, sauf les athées et les incroyants.
B) Mais beaucoup agissent en pratique comme s'ils participaient à cette erreur. a) Ils veulent être loués, complimentés sur leurs bonnes oeuvres, comme s'ils en étaient les principaux auteurs, et comme s'ils avaient le droit d'agir pour leur propre compte, pour satisfaire leur vanité. Au lieu de tout rapporter à Dieu, ils entendent bien qu'on les félicite de leurs prétendus succès, comme s'ils avaient droit à tout l'honneur qui en revient. b) Ils agissent par égoïsme, pour leurs propres intérêts, se souciant fort peu de la gloire de Dieu, et encore moins du bien de leur prochain. Ils en viennent même à cet excès qu'ils s'imaginent en pratique que les autres doivent organiser leur vie pour leur plaire ou leur rendre service; ils se font ainsi le centre des autres, et, pour ainsi dire, leur fin. N'est-ce pas là usurper inconsciemment les droits de Dieu?
c) Sans aller aussi loin, des personnes pieuses se recherchent elles-mêmes dans la piété, se plaignent de Dieu quand il ne les inonde pas de consolations, se désolent quand elles sont dans la sécheresse, et s'imaginent ainsi faussement que le but de la piété c'est de jouir des consolations tandis qu'en réalité la gloire de Dieu doit être notre fin suprême en toutes nos actions, mais surtout dans la prière et les exercices spirituels.
§826. Il faut donc l'avouer, l'orgueil, sous une forme ou sous une autre, est un défaut très commun, même parmi ceux qui s'adonnent à la perfection, et un défaut qui nous suit à travers toutes les étapes de la vie spirituelle, et qui ne meurt qu'avec nous. Les commençants n'en ont guère conscience, parce qu'ils ne s'étudient pas d'une façon assez profonde. Il importe d'attirer leur attention sur ce point, de leur signaler les formes les plus ordinaires de ce défaut, pour en faire le sujet de leur examen particulier.
Les principaux sont la présomption, l'ambition et la vaine gloire.
§827. 1° La présomption est le désir et l'espoir désordonné de vouloir faire des choses au-delà de ses forces. Elle naît de ce que l'on a trop bonne opinion de soi-même, de ses facultés naturelles, de sa science, de ses forces, de ses vertus.
a) Au point de vue intellectuel on se croit capable d'aborder et de résoudre les plus difficiles problèmes, les questions les plus ardues, ou du moins d'entreprendre des études disproportionnées à ses talents. -- On se persuade facilement qu'on a beaucoup de jugement et de sagesse, et, au lieu de savoir douter, on tranche avec aplomb les questions les plus controversées. b) Au point de vue moral, on s'imagine qu'on a assez de lumière pour se conduire, et qu'il n'est guère utile de consulter un directeur. On se persuade que, malgré ses fautes passées, on n'a pas de rechutes à craindre, et on se jette imprudemment dans des occasions de péché, où l'on succombe; de là des découragements et des dépits qui sont souvent la cause de nouvelles chutes.
c) Au point de vue spirituel, on n'a que peu de goût pour les vertus cachées et crucifiantes, on préfère les vertus d'éclat; et, au lieu de bâtir sur le fondement solide de l'humilité, on rêve de grandeur d'âme, de force de caractère, de magnanimité, de zèle apostolique et de succès imaginaires qu'on escompte pour l'avenir. Mais aux premières graves tentations on s'aperçoit vite combien la volonté est encore faible et chancelante. Parfois aussi on méprise les oraisons communes et ce qu'on appelle les petites pratiques de piété; on aspire à des grâces extraordinaires, alors qu'on est encore aux débuts de la vie spirituelle.
§828. 2° Cette présomption, jointe à l'orgueil, engendre l'ambition, c'est-à-dire l'amour désordonné des honneurs, des dignités, de l'autorité sur les autres. Parce qu'on présume trop de ses forces, et qu'on se juge supérieur aux autres, on veut les dominer, les gouverner, leur imposer ses propres idées.
Le désordre de l'ambition peut se manifester de trois manières, nous dit S. Thomas [°464]: 1) on recherche les honneurs qu'on ne mérite pas, et qui dépassent nos moyens; 2) on les recherche pour soi, pour sa propre gloire, et non pour la gloire de Dieu; 3) on s'arrête à la jouissance des honneurs pour eux-mêmes, sans les faire servir au bien des autres, contrairement à l'ordre établi par Dieu, qui demande que les supérieurs travaillent au bien de leurs inférieurs.
Cette ambition se porte dans tous les domaines: 1) dans le domaine politique, où l'on aspire à gouverner les autres, et cela parfois au prix de bien des bassesses, de bien des compromissions, de bien des lâchetés qu'on commet pour obtenir les suffrages des électeurs; 2) dans le domaine intellectuel, en cherchant avec obstination à imposer aux autres ses idées, même dans les questions librement controversées; 3) dans la vie civile, où l'on recherche avec avidité les premières places [°465], les fonctions d'éclat, les hommages de la foule; 4) et même dans la vie ecclésiastique, car, comme le dit Bossuet, [°466], «combien a-t-il fallu prendre de précautions pour empêcher dans les élections, même ecclésiastiques et religieuses, l'ambition, les cabales, les brigues, les secrètes sollicitations, les promesses et les pratiques les plus criminelles, les pactes simoniaques, et les autres dérèglements trop communs en cette matière, sans qu'on puisse se vanter d'avoir peut-être fait autre chose que de couvrir ou pallier ces vices, loin de les avoir entièrement déracinés». Et, comme le remarque S. Grégoire [°467], n'en est-il pas aussi, même dans le clergé, qui veulent être appelés docteurs, et recherchent avidement les premières places et les compliments?
C'est donc un défaut plus commun qu'on ne le croirait tout d'abord, et qui se rattache aussi à la vanité.
§829. 3° La vanité est l'amour désordonné de l'estime des autres. Elle se distingue de l'orgueil qui se complaît dans sa propre excellence. Mais généralement elle découle de celui-ci: quand on s'estime soi-même d'une façon excessive, on désire naturellement être estimé des autres.
§830. A) Malice de la vanité. Il y a un désir d'être estimé qui n'est pas un désordre: si l'on désire que nos qualités, naturelles ou surnaturelles, soient reconnues pour que Dieu en soit glorifié, et que notre influence pour faire le bien en soit augmentée, il n'y a pas là en soi un péché; il est en effet dans l'ordre que ce qu'il y a de bon soit estimé, pourvu qu'on reconnaisse que Dieu en est l'auteur et que lui seul doit en être loué [°468]. Tout au plus peut-on dire qu'il est dangereux d'arrêter sa pensée à des désirs de ce genre, parce qu'on risque de désirer l'estime des autres pour des fins égoïstes.
Le désordre consiste donc à vouloir être estimé pour soi-même, sans renvoyer cet honneur à Dieu qui a mis en nous tout ce qu'il y a de bon; ou à vouloir être estimé pour des choses vaines qui ne méritent pas la louange; ou enfin à rechercher l'estime de ceux dont le jugement n'a pas de valeur, des mondains, par exemple, qui n'apprécient que les choses vaines.
Nul n'a mieux décrit ce défaut que S. François de Sales: «Nous appelons vaine la gloire qu'on se donne, ou pour ce qui n'est pas en nous, ou pour ce qui est en nous, mais non pas à nous, ou pour ce qui est en nous et à nous, mais qui ne mérite pas qu'on s'en glorifie. La noblesse de la race, la faveur des grands, l'honneur populaire, ce sont choses qui ne sont pas en nous, mais ou en nos prédécesseurs, ou en l'estime d'autrui. Il y en a qui se rendent fiers et morgans pour être sur un bon cheval, pour avoir un pennache en leur chapeau, pour être habillés somptueusement; mais qui ne voit cette folie? Car s'il y a de la gloire pour cela, elle est pour le cheval, pour l'oyseau et pour le tailleur ... Les autres se prisent et regardent pour des moustaches relevées, pour une barbe bien peignée, pour des cheveux crespés, pour des mains douillettes, pour savoir danser, jouer, chanter; mais ne sont-ils pas lâches de courage, de vouloir enchérir leur valeur et donner du surcroît à leur réputation par des choses si frivoles et si folâtres? Les autres, pour un peu de science, veulent être honorés et respectés du monde, comme si chacun devait aller à l'école chez eux et les tenir pour maîtres; c'est pourquoi on les appelle pédants. Les autres se pavonnent sur la considération de leur beauté, et croient que tout le monde les muguette. Tout cela est extrêmement vain, sot et impertinent, et la gloire qu'on prend de si faibles sujets s'appelle vaine, sotte et frivole».
§831. B) Défauts qui découlent de la vanité. La vanité produit plusieurs défauts, qui en sont comme la manifestation extérieure, en particulier la vantardise, l'ostentation et l'hypocrisie.
1) La vantardise ou jactance est l'habitude de parler de soi ou de ce qui peut tourner à son avantage en vue de se faire estimer. Il en est qui parlent d'eux-mêmes, de leur famille, de leurs succès avec une candeur qui fait sourire les auditeurs; d'autres qui habilement font glisser la conversation sur un sujet où ils peuvent briller; d'autres encore qui timidement parlent de leurs défauts avec l'espoir secret qu'on les excusera en relevant leurs bonnes qualités [°469].
2) L'ostentation consiste à attirer sur soi l'attention par certaines manières d'agir, par le faste qu'on déploie, par les singularités qu'on se permet.
3) L'hypocrisie prend les dehors ou les apparences de la vertu, tout en cachant là-dessous des vices secrets très réels.
Pour bien juger de cette malice, on peut considérer l'orgueil en lui-même ou dans ses effets.
§832. 1° En lui-même: A) l'orgueil proprement dit, celui qui consciemment et volontairement usurpe, même implicitement, les droits de Dieu, est un péché grave, le plus grave même des péchés, dit S. Thomas [°470], parce qu'il ne veut pas se soumettre au souverain domaine de Dieu.
a) Ainsi vouloir être indépendant, refuser d'obéir à Dieu ou à ses représentants légitimes en matière grave, est un péché mortel, puisque par là on se révolte contre Dieu, notre légitime souverain.
b) C'est une faute grave aussi que de s'attribuer à soi-même ce qui manifestement vient de Dieu, et surtout les dons de la grâce: car c'est nier implicitement que Dieu soit le premier principe de tout le bien qui est en nous. Plusieurs cependant le font, en disant, par exemple: je suis le fils de mes oeuvres.
c) On pèche encore gravement quand on veut agir pour soi, à l'exclusion de Dieu; c'est en effet nier son droit d'être notre fin dernière.
§833. B) L'orgueil atténué, qui tout en reconnaissant Dieu comme premier principe ou dernière fin, ne lui rend pas tout ce qui lui est dû, et lui dérobe implicitement une portion de sa gloire, est une faute vénielle bien caractérisée. Tel est le cas de ceux qui se glorifient de leurs bonnes qualités ou de leurs vertus, comme s'ils étaient persuadés que tout cela leur appartient en propre; ou bien de ceux qui sont présomptueux, vaniteux, ambitieux, sans rien faire cependant qui soit contraire à une loi divine ou humaine en matière grave. Toutefois ces péchés peuvent devenir mortels, s'ils poussent à des actes gravement répréhensibles. Ainsi la vanité, qui en soi n'est que faute vénielle, devient faute grave, quand elle fait contracter des dettes qu'on ne pourra pas payer, ou quand on cherche à exciter dans les autres un amour désordonné. -- Il faut donc aussi examiner l'orgueil dans ses résultats.
§834. 2° Dans ses effets: A) l'orgueil qui n'est pas réprimé, aboutit parfois à des effets désastreux. Que de guerres ont été suscitées par l'orgueil des gouvernants et quelquefois des peuples eux-mêmes [°471]? Sans aller aussi loin, que de divisions dans les familles, que de haines entre particuliers doivent être attribuées à ce vice? Les Pères enseignent avec raison qu'il est la racine de tous les autres vices, et que de plus il corrompt beaucoup d'actes vertueux, parce qu'il nous les fait accomplir avec une intention égoïste [°472].
§835. B) Si nous nous plaçons au point de vue de la perfection, qui est celui qui nous occupe, on peut dire que l'orgueil est le grand ennemi de la perfection, parce qu'il produit en notre âme une désolante stérilité et est la source de nombreux péchés. a) Il nous prive en effet de beaucoup de grâces et de beaucoup de mérites:
1) De beaucoup de grâces, parce que Dieu, qui donne avec libéralité sa grâce aux humbles, la refuse aux superbes: «Deus superbis resistit, humilibus autem dat gratiam» [Jc 4:6]. Pesons bien ces paroles: Dieu résiste aux superbes, «parce que, nous dit M. Olier [°473], le superbe s'attaquant directement à Dieu, et en voulant à sa propre personne, il résiste à ses prétentions insolentes et horribles; et comme il se veut conserver en ce qu'il est, il abat et détruit ce qui s'élève contre lui».
2) De beaucoup de mérites: l'une des conditions essentielles du mérite, c'est la pureté d'intention; or l'orgueilleux agit pour soi, ou pour plaire aux hommes, au lieu d'agir pour Dieu, et il mérite ainsi le reproche adressé aux Pharisiens qui faisaient leurs bonnes oeuvres avec ostentation, pour être vus des hommes, et qui, pour cette raison, ne pouvaient attendre d'être récompensés par Dieu: «alioquin mercedem non habetis apud Patrem vestrum, qui in caelis est [...] Amen dico vobis: Receperunt mercedem suam» [Mt 6:1-2].
§836. b) C'est aussi une source de nombreuses fautes: 1) fautes personnelles: par présomption on s'expose au danger et on y succombe; par orgueil, on ne demande pas instamment les grâces dont on a besoin, et on tombe; puis on se décourage, et on est exposé à dissimuler ses péchés en confession; 2) fautes contre le prochain: par orgueil, on ne veut pas céder même quand on a tort, on est mordant en conversation, on s'y livre à des discussions âpres et violentes qui amènent des dissensions et des discordes; de là des paroles amères, injustes même contre ses rivaux pour les abaisser, des critiques acerbes contre les Supérieurs et refus d'obéir à leurs ordres.
§837. c) C'est enfin une cause de malheur pour qui s'adonne habituellement à l'orgueil: comme il veut être grand en tout et dominer ses semblables, il n'y a plus pour lui ni paix ni repos. Il n'est pas tranquille en effet tant qu'il n'a pu triompher de ses rivaux, et comme il n'y arrive jamais complètement, il est troublé, agité, malheureux. Il importe donc de chercher un remède à ce vice si dangereux.
§838. Nous avons déjà dit [§207] que le grand remède de l'orgueil, c'est de reconnaître que Dieu est l'auteur de tout bien, et que par conséquent à lui seul appartient tout honneur et toute gloire. De nous-mêmes nous ne sommes que néant et péché, et ne méritons par conséquent que l'oubli et le mépris [§208].
§839. 1° Nous ne sommes que néant. C'est ce dont les commençants doivent se convaincre dans la méditation, en ruminant lentement, à la lumière divine, les pensées suivantes: je ne suis rien, je ne puis rien, je ne vaux rien.
A) Je ne suis rien: sans doute il a plu à la bonté divine de me choisir entre des milliards de possibles pour me donner l'existence, la vie, une âme spirituelle et immortelle, et je dois l'en bénir tous les jours. Mais: a) je sors du néant, et de mon propre poids je tends au néant, et j'y retomberais infailliblement si mon Créateur ne me conservait par son action incessante; mon être ne m'appartient donc pas, mais est tout entier à Dieu, et c'est à lui que je dois en faire hommage.
b) Cet être que Dieu m'a donné est une réalité vivante, un immense bienfait, dont je ne saurais trop le remercier; mais, si admirable soit-il, cet être comparé à l'Être divin, est comme un néant, «Tanquam nihilum ante te» [Ps 38:6], tant il est imparfait: 1) c'est un être contingent, qui pourrait disparaître sans que rien ne manquât à la perfection du monde; 2) c'est un être d'emprunt, qui ne m'est donné que sous la réserve expresse du souverain domaine de Dieu; 3) c'est un être fragile, qui ne peut subsister par lui-même et qui a besoin d'être soutenu à chaque instant par celui qui l'a créé. C'est donc un être essentiellement dépendant de Dieu et qui n'a d'autre raison d'exister que pour rendre gloire à son auteur. Oublier cette dépendance, agir comme si nos qualités étaient complètement nôtres, et nous en vanter, est donc une erreur inconcevable, une folie et une injustice.
§840. Ce que nous disons de l'homme dans l'ordre de la nature est plus vrai encore dans l'ordre de la grâce: cette participation à la vie divine, qui fait ma noblesse et ma grandeur, est un don essentiellement gratuit, que je tiens de Dieu et de Jésus Christ, que je ne puis garder longtemps sans la grâce divine, qui ne grandit en moi que par le concours surnaturel de Dieu [§126-128], et c'est donc le cas de dire «gratias Deo super inenarrabili dono ejus» [2Co 9:15]. Quelle ingratitude et quelle injustice que de s'attribuer à soi-même la moindre parcelle de ce don essentiellement divin? «Quid autem habes, quod non accepisti? Si autem accepisti, quid gloriaris, quasi non acceperis?» [1Co 4:7]
§841. B) Je ne puis rien par moi-même: sans doute j'ai reçu de Dieu des facultés précieuses qui me permettent de connaître et aimer la vérité et la bonté; ces facultés ont été perfectionnées par les vertus surnaturelles et les dons du Saint Esprit; et nous ne saurions trop admirer ces dons de la nature et de la grâce qui se complètent et s'harmonisent si bien. Mais de moi-même, de ma propre initiative, je ne puis rien pour le mettre en marche et le perfectionner; rien dans l'ordre naturel sans le concours de Dieu; rien dans l'ordre surnaturel sans la grâce actuelle, pas même former une bonne pensée salutaire, un bon désir surnaturel. Et, le sachant, je pourrais m'enorgueillir de ces facultés naturelles et surnaturelles, comme si elles étaient entièrement ma propriété? Ici encore ce serait ingratitude, folie, injustice.
§842. C) Je ne vaux rien: sans doute si je considère ce que Dieu a mis en moi, ce qu'il y opère par sa grâce, je suis d'un grand prix, je suis une valeur: «Empti enim estis pretio magno [1Co 6:20] ... tanti vales quanti Deus»: je vaux ce que j'ai coûté, et j'ai coûté le sang d'un Dieu! Mais est-ce que l'honneur de ma rédemption et de ma sanctification revient à moi ou à Dieu? La réponse ne saurait être douteuse. -- Mais enfin, dit l'amour-propre vaincu, j'ai cependant quelque chose qui est à moi et me donne de la valeur, c'est mon libre consentement au concours et à la grâce de Dieu? Assurément nous y avons quelque part, mais non la principale: ce libre consentement n'est que l'exercice des facultés que Dieu nous a gratuitement données, et, au moment même où nous le donnons, c'est Dieu qui l'opère en nous comme cause principale: «operatur in vobis et velle et perficere» [Ph 2:13]. Et, pour une fois que nous consentons à suivre l'impulsion de la grâce, que de fois nous lui avons résisté, que de fois nous n'y coopérons qu'imparfaitement? Vraiment il n'y a pas là de quoi nous vanter, mais nous humilier.
Quand un grand maître a peint un chef-d'oeuvre, c'est à lui qu'on l'attribue, et non aux artistes de troisième ou de quatrième ordre qui ont été ses collaborateurs. À plus forte raison devons-nous attribuer nos mérites à Dieu, comme cause première et principale, si bien que, comme le chante l'Église après S. Augustin, Dieu couronne ses dons quand il couronne nos mérites: «coronando merita coronas dona tua» [°474].
Ainsi donc de quelque côté que nous nous considérions, et quel que soit le prix immense des dons qui sont en nous, de nos mérites eux-mêmes, nous n'avons pas le droit de nous en vanter, mais le devoir d'en faire hommage à Dieu et de l'en remercier du fond du coeur. Nous avons aussi à lui demander pardon du mauvais usage que nous avons fait de ces dons.
§843. 2° Je suis pécheur, et, comme tel, je mérite le mépris, tous les mépris dont il plaira à Dieu de m'accabler. Pour nous en convaincre, il suffit de se rappeler ce que nous avons dit du péché mortel et véniel.
A) Si j'ai eu le malheur de commettre un seul péché mortel, je mérite d'éternelles humiliations, puisque j'ai mérité l'enfer. Sans doute j'ai la douce confiance que Dieu m'a pardonné; mais il n'en reste pas moins vrai que j'ai commis un crime de lèse majesté divine, une sorte de déicide, une sorte de suicide spirituel [§719], et que, pour expier l'offense à la majesté divine, je dois être prêt à accepter, à désirer même toutes les humiliations possibles, les médisances, les calomnies, les injures, les insultes: tout cela est bien au-dessous de ce que mérite celui qui une seule fois a offensé l'infinie majesté de Dieu. Et si je l'ai offensée un grand nombre de fois, quelle ne doit pas être ma résignation, ma joie même quand j'ai l'occasion d'expier mes péchés par des opprobres de courte durée?
§844. B) Nous avons tous commis des péchés véniels, et sans doute, de propos délibéré, préférant volontairement notre volonté et notre plaisir à la volonté et à la gloire de Dieu. C'est là, avons-nous dit [§715], une offense à la majesté divine, offense qui mérite des humiliations si profondes que, malgré toute une vie passée dans la pratique de l'humilité, nous ne pourrions de nous-mêmes rendre à Dieu toute la gloire dont nous l'avons injustement dépouillé. Si ce langage paraît exagéré, qu'on se rappelle les larmes et la pénitence austère des Saints qui n'avaient commis que des fautes vénielles, et qui ne croyaient jamais en faire assez pour purifier leur âme et réparer les outrages infligés à la majesté divine. Ces Saints y voyaient plus clair que nous, et si nous pensons autrement qu'eux, c'est que nous sommes aveuglés par notre orgueil.
Nous devons donc, comme pécheurs, non seulement ne pas rechercher l'estime des autres, mais nous mépriser nous-mêmes et accepter toutes les humiliations qu'il plaira à Dieu de nous envoyer.
§845. L'envie est à la fois une passion et un vice capital. Comme passion, c'est une sorte de tristesse profonde qu'on éprouve dans la sensibilité à la vue du bien qu'on remarque chez les autres; cette impression est accompagnée d'un resserrement de coeur qui diminue son activité et produit un sentiment d'angoisse.
Ici nous nous occupons surtout de l'envie en tant que vice capital, et nous exposerons: 1° sa nature; 2° sa malice; 3° ses remèdes.
§846. 1° Nature. A) L'envie est une tendance à s'attrister du bien d'autrui comme d'une atteinte portée à notre supériorité. Souvent elle est accompagnée du désir de voir le prochain privé du bien qui nous offusque.
Ce vice vient donc de l'orgueil, qui ne peut supporter de supérieurs ni de rivaux. Quand on est convaincu de sa propre supériorité, on s'attriste de voir que d'autres sont aussi bien et mieux doués que nous, ou du moins qu'ils réussissent mieux. Ce sont surtout les qualités brillantes qui sont l'objet de l'envie; cependant, chez les hommes sérieux, elle se porte aussi vers les qualités solides et même la vertu.
Ce défaut se manifeste par la peine que l'on éprouve en entendant louer les autres; alors on s'efforce d'atténuer ces éloges en critiquant ceux qu'on loue.
§847. B) Souvent on confond l'envie avec la jalousie; quand on les distingue, on définit celle-ci un amour excessif de son propre bien accompagné de la crainte qu'il ne nous soit enlevé par d'autres. On était le premier de son cours, on constate les progrès d'un condisciple, et on le jalouse parce qu'on craint qu'il ne nous enlève la première place. On possède l'affection d'un ami: on craint qu'elle ne nous soit ravie par un rival, et on le jalouse. On a une nombreuse clientèle: on craint qu'elle ne soit diminuée par un concurrent. De là cette jalousie qui sévit parfois entre professionnels, entre artistes, entre littérateurs, et quelquefois même entre prêtres. -- En un mot on est envieux du bien d'autrui et jaloux de son propre bien.
C) Il y a une différence entre l'envie et l'émulation: celle-ci est un sentiment louable, qui nous porte à imiter, à égaler, et, si c'est possible, à surpasser les qualités des autres, mais par des moyens loyaux.
§848. 2° Malice. On peut étudier cette malice en soi et dans ses effets.
A) En soi, l'envie est un péché mortel de sa nature, parce qu'il est directement opposé à la vertu de charité qui veut qu'on se réjouisse du bien des autres. Plus le bien qu'on envie est important, plus le péché est grave; aussi, nous dit S. Thomas [°476], porter envie aux biens spirituels du prochain, s'attrister de ses progrès ou de ses succès apostoliques, est un très grave péché. Ceci est vrai lorsque ces mouvements d'envie sont pleinement consentis; mais souvent ce ne sont que des impressions, ou des sentiments irréfléchis, ou du moins peu réfléchis et peu volontaires: dans ce dernier cas, la faute n'est que vénielle.
§849. B) Dans ses effets, l'envie est parfois très coupable:
a) Elle excite des sentiments de haine: on est exposé à haïr ceux qu'on envie ou qu'on jalouse, et, par suite, à mal parler d'eux, à les dénigrer, à les calomnier, à leur désirer du mal.
b) Elle tend à semer des divisions non seulement entre étrangers, mais encore au sein des familles (qu'on se rappelle l'histoire de Joseph), ou entre familles alliées; et ces divisions peuvent aller fort loin et créer des inimitiés et des scandales. Elle divise parfois les catholiques d'une même région, au grand détriment du bien de l'Église.
c) Elle pousse à la poursuite immodérée des richesses et des honneurs: pour surpasser ceux à qui on porte envie, on se livre à des excès de travail, à des manoeuvres plus ou moins loyales, où l'honnêteté se trouve compromise.
d) Elle trouble l'âme de l'envieux: on n'a ni paix ni repos tant qu'on n'a pas réussi à éclipser, à dominer ses rivaux; et, comme il est bien rare qu'on y arrive, ce sont des angoisses perpétuelles.
§850. 3° Remèdes. Ils sont négatifs ou positifs.
A) Les moyens négatifs consistent: a) à mépriser les premiers sentiments d'envie et de jalousie qui s'élèvent dans le coeur, à les écraser comme quelque chose d'ignoble, comme on écrase un reptile venimeux; b) à faire diversion, en s'occupant de toute autre chose; et, lorsque le calme est revenu, on se dit que les qualités du prochain ne diminuent pas les nôtres, mais nous sont un stimulant pour nous exciter à les imiter.
§851. B) Parmi les moyens positifs, il en est deux qui sont plus importants:
a) Le premier se tire de notre incorporation au Christ: en vertu de ce dogme, nous sommes tous frères, tous membres du corps mystique dont Jésus est la tête, et les qualités comme les succès d'un de ces membres rejaillissent sur les autres; au lieu donc de s'attrister de la supériorité de nos frères, nous devons nous en réjouir, selon la belle doctrine de S. Paul [°476.1], puisqu'elle contribue au bien commun et même à notre bien particulier. -- Si ce sont les vertus des autres que nous envions, «au lieu de leur porter envie et jalousie pour ces vertus, ce qui arrive souvent par la suggestion du diable et de l'amour-propre, il faut vous unir à l'Esprit Saint de Jésus-Christ dans le Saint Sacrement, honorant en lui la source de ces vertus, et lui demandant la grâce d'y participer et d'y communier; et vous verrez combien cette pratique vous sera utile et avantageuse» [°477].
§852. b) Le second moyen, c'est de cultiver l'émulation, ce sentiment louable et chrétien, qui nous porte à imiter et surpasser même, en s'appuyant sur la grâce de Dieu, les vertus du prochain.
Pour être bonne, et se distinguer de l'envie, l'émulation chrétienne doit être: 1) honnête dans son objet, c'est à dire, se porter non sur les succès, mais sur les vertus des autres, pour les imiter; 2) noble dans son intention, ne pas chercher à triompher des autres, à les humilier, à les dominer, mais à devenir meilleurs, si c'est possible, afin que Dieu soit plus honoré et l'Église plus respectée; 3) loyale dans ses moyens d'action, utilisant, pour aboutir à ses fins, non l'intrigue, la ruse ou tout autre procédé illicite, mais l'effort, le travail, le bon usage des dons divins.
Ainsi entendue, l'émulation est un remède efficace contre l'envie, puisqu'elle ne blesse aucunement la charité, et est en même temps un excellent stimulant. Car considérer comme modèles les meilleurs d'entre nos frères pour les imiter, ou même les dépasser, c'est au fond reconnaître notre imperfection, et vouloir y remédier en profitant des exemples de ceux qui nous entourent. N'est-ce pas en réalité se rapprocher de ce que faisait S. Paul quand il invitait ses disciples à être ses imitateurs comme il l'était du Christ: «Imitatores mei estote sicut et ego Christi» [1Co 11:1] et suivre les conseils qu'il donnait aux Chrétiens de se considérer mutuellement pour s'exciter à la charité et aux bonnes oeuvres: «consideremus invicem in provocationem caritatis et bonorum operum» [He 10:24]. Et n'est-ce pas entrer dans l'esprit de l'Église, qui, en proposant les Saints à notre imitation, nous provoque à une noble et sainte émulation? -- Ainsi l'envie ne sera pour nous qu'une occasion de cultiver la vertu.
La colère est une déviation de ce sentiment instinctif qui nous porte à nous défendre quand nous sommes attaqués, en repoussant la force par la force. Nous dirons: 1° sa nature; 2° sa malice; 3° ses remèdes.
§853. Il y a une colère-passion et une colère-sentiment.
1° La colère, considérée comme passion, est un besoin violent de réaction déterminé par une souffrance ou contrariété physique ou morale. Cette contrariété déclenche une émotion violente qui tend les forces en vue de vaincre la difficulté: on est alors porté à décharger sa colère sur les personnes, les animaux ou les choses.
On en distingue deux formes principales: la colère rouge ou expansive chez les forts, et la colère blanche ou pâle, ou spasmodique chez les faibles. Dans la première, le coeur bat avec violence et pousse le sang à la périphérie: la respiration est accélérée, le visage s'empourpre, le cou se gonfle, les veines se dessinent sous la peau; les cheveux se dressent, le regard étincelle, les yeux semblent sortir de leurs orbites, les narines se dilatent, la voix devient rauque, entrecoupée, exubérante. La force musculaire augmente: tout le corps est tendu pour la lutte, et le geste irrésistible frappe, brise ou écarte violemment l'obstacle. -- Dans la colère blanche, le coeur se resserre, la respiration devient difficile, la face devient d'une extrême pâleur, une sueur froide perle sur le front, les mâchoires se serrent, on garde un silence impressionnant; mais l'agitation, contenue intérieurement, finit par éclater brutalement et se décharge par des coups violents.
§854. 2° La colère, considérée comme sentiment, est un désir ardent de repousser et de châtier un agresseur.
A) Il y a une colère légitime, une sainte indignation qui n'est qu'un désir ardent, mais raisonnable, d'infliger aux coupables un juste châtiment. C'est ainsi que Notre Seigneur entra dans une juste colère contre les vendeurs qui par leur trafic souillaient la maison de son Père [Jn 2:13-17]; le grand prêtre Héli au contraire fut sévèrement repris pour n'avoir pas réprimé la mauvaise conduite de ses fils.
Pour que la colère soit légitime, il faut qu'elle soit: a) juste dans son objet, ne visant qu'à châtier celui qui le mérite et dans la mesure où il le mérite; b) modérée dans son exercice, n'allant pas plus loin que ne le réclame l'offense commise, et suivant l'ordre que demande la justice; c) charitable dans son intention, ne se laissant pas aller à des sentiments de haine, mais ne recherchant que la restauration de l'ordre et l'amendement du coupable. Si quelqu'une de ces conditions manque, il y aura excès blâmable. -- C'est surtout chez les Supérieurs et les parents que la colère est légitime; mais les simples citoyens ont parfois le droit et le devoir de s'y laisser aller pour défendre les intérêts de la cité, et empêcher le triomphe des méchants: il est en effet des hommes que la douceur ne touche pas, et qui ne craignent que le châtiment.
§855. B) Mais la colère, qui est un vice capital, est un désir violent et immodéré de châtier son prochain, sans tenir compte des trois conditions que nous avons indiquées. Souvent la colère est accompagnée de haine, qui cherche non seulement à repousser l'agression, mais à en tirer vengeance; c'est un sentiment plus réfléchi, plus durable, et qui par là même a de plus graves conséquences.
§856. 3° La colère a ses degrés: a) au début, c'est seulement un mouvement d'impatience on montre de l'humeur à la première contrariété, au premier insuccès; b) puis c'est de l'emportement, qui fait qu'on s'irrite outre mesure et qu'on manifeste son mécontentement par des gestes désordonnés; c) parfois elle va jusqu'à la violence et se traduit non seulement par des paroles, mais par des coups; d) elle peut aller jusqu'à la fureur, qui est une folie passagère; le colérique n'est plus alors maître de soi, mais se laisse aller à des paroles incohérentes, à des gestes tellement désordonnés qu'on dirait une véritable folie; e) enfin elle dégénère parfois en une haine implacable qui ne respire que vengeance et va jusqu'à désirer la mort de l'adversaire. Il importe de discerner ces degrés, pour en apprécier la malice.
On peut la considérer en elle-même et dans ses effets.
§857. 1° En elle-même, il y a lieu de distinguer encore: --
A) Quand la colère est simplement un mouvement transitoire de passion, elle est de sa nature un péché véniel, car alors il y a excès dans la manière dont elle s'exerce, en ce sens qu'elle dépasse la mesure; mais il n'y a pas, nous le supposons, violation des grandes vertus de justice ou de charité. -- Cependant il est des cas où elle est tellement excessive qu'on perd la maîtrise de soi et qu'on se laisse aller à de graves insultes à l'égard du prochain; si ces mouvements, quoique passionnels, sont délibérés et volontaires, ils constituent une faute grave; mais souvent ils ne sont qu'à moitié volontaires.
§858. B) La colère, qui va jusqu'à la haine et la rancune quand elle est délibérée et volontaire, est un péché mortel de sa nature, parce qu'elle viole gravement la charité et souvent la justice. C'est en ce sens que Notre Seigneur a dit: «Quiconque se met en colère contre son frère mérite d'être puni par les juges; et celui qui dira à son frère: Raca, mérite d'être puni par le Conseil (le sanhédrin); et celui qui lui dira: Fou, mérite d'être jeté dans la géhenne du feu» [Mt 5:22]. Mais, si le mouvement de haine n'est pas délibéré, ou si on n'y donne qu'un consentement imparfait, la faute ne sera que légère.
§859. 2° Les effets de la colère, quand ils ne sont pas réprimés, sont parfois terribles.
A) Sénèque les a décrits en termes expressifs: il lui attribue des trahisons, des meurtres, des empoisonnements, des divisions intestines dans les familles, des dissensions et guerres civiles, des guerres avec toutes leurs suites funestes [°479]. Même quand elle ne va pas à ces excès, elle est la source d'un grand nombre de fautes, parce qu'elle nous fait perdre la maîtrise de nous-mêmes, et en particulier trouble la paix des familles et crée des inimitiés terribles.
§860. B) Au point de vue de la perfection, elle est, nous dit S. Grégoire [°480], un grand obstacle au progrès spirituel. Car, si on ne la réprime, elle nous fait perdre: 1) la sagesse ou la pondération; 2) l'amabilité, qui fait le charme des relations sociales; 3) le souci de la justice, parce que la passion empêche de reconnaître les droits du prochain; 4) le recueillement intérieur, si nécessaire à l'union intime avec Dieu, à la paix de l'âme, à la docilité aux inspirations de la grâce. Il importe donc d'en chercher le remède.
Ces remèdes doivent combattre la passion de la colère et le sentiment de haine qui parfois en est la suite.
§861. 1° Pour triompher de la passion, il ne faut négliger aucun moyen.
A) Il y a des moyens hygiéniques qui contribuent à prévenir ou à modérer la colère: tels sont un régime alimentaire émollient, des bains tièdes, des douches, l'abstention des boissons excitantes, et en particulier des spiritueux: à cause du lien intime entre le corps et l'âme, il faut savoir tempérer le corps lui-même. Mais comme en cette matière, il faut tenir compte du tempérament et de l'état de santé, la prudence demande qu'on consulte un médecin [°481].
§862. B) Mais les remèdes moraux sont encore meilleurs. a) Pour prévenir la colère, il est bon de s'accoutumer à réfléchir avant d'agir, afin de ne pas se laisser dominer par les premières atteintes de la passion: travail de longue haleine, mais très efficace. b) Lorsque, malgré tout, cette passion a surpris notre coeur, «il est mieux de la repousser vistement que de vouloir marchander avec elle; car, pour peu qu'on lui laisse de loisir, elle se rend maîtresse de la place, et fait comme le serpent, qui tire aisément tout son corps où il peut mettre la tête... Il faut qu'au premier ressentiment que vous en aurez, vous ramassiez promptement vos forces, non point brusquement ni impétueusement, mais doucement et néanmoins sérieusement» [°482]. Autrement, en voulant réprimer notre colère avec impétuosité, nous nous troublons davantage. c) Pour mieux réprimer la colère, il est utile de faire diversion, c'est-à-dire, de penser à toute autre chose que ce qui peut l'exciter; il faut donc bannir le souvenir des injures reçues, écarter les soupçons, etc. d) «Il faut invoquer le secours de Dieu quand nous nous voyons agités de colère, à l'imitation des Apôtres tourmentés du vent et de l'orage emmi les eaux; car il commandera à nos passions qu'elles cessent, et la tranquillité se fera grande» [°483].
§863. 2° Lorsque la colère excite en nous des sentiments de haine, de rancune ou de vengeance, ceux-ci ne peuvent se guérir radicalement que par la charité basée sur l'amour de Dieu. C'est le cas de se souvenir que nous sommes tous les enfants du même Père céleste, incorporés au même Christ, appelés à la même félicité éternelle, et que ces grandes vérités sont incompatibles avec tout sentiment de haine. Ainsi donc: a) On se rappellera les paroles du Pater: pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés; et, parce qu'on désire vivement recevoir le pardon divin, on pardonnera plus volontiers à ses ennemis. b) On n'oubliera pas les exemples de Notre Seigneur, appelant encore Judas son ami au moment de sa trahison, et priant du haut de la croix pour ses bourreaux; et on lui demandera le courage d'oublier et de pardonner. c) On évitera de penser aux injures reçues et à tout ce qui s'y rapporte. Les parfaits prieront pour la conversion de ceux qui les ont blessés, et trouveront en cette prière un grand adoucissement aux blessures de leur âme.
Tels sont les principaux moyens pour triompher des trois premiers péchés capitaux, l'orgueil, l'envie et la colère; nous allons maintenant traiter des défauts qui découlent de la sensualité ou de la concupiscence de la chair: gourmandise, luxure et paresse.
La gourmandise n'est que l'abus du plaisir légitime que Dieu a voulu attacher au manger et au boire si nécessaires à la conservation de l'individu. Exposons: 1° sa nature; 2° sa malice; 3° ses remèdes.
§864. 1° Nature. La gourmandise est l'amour désordonné des plaisirs de la table, du boire ou du manger. Le désordre consiste à rechercher le plaisir de la nourriture pour lui-même, en le considérant explicitement ou implicitement comme une fin, à l'exemple de ceux qui font un dieu de leur ventre, «quorum deus venter est» [Ph 3:19]; ou de le rechercher avec excès, sans souci des règles que dicte la sobriété, quelquefois même contrairement au bien de la santé.
§865. Les théologiens signalent quatre façons différentes de manquer à ces règles.
Praepropere: c'est manger avant que le besoin s'en fasse sentir, en dehors des heures marquées pour les repas, et cela sans raison, pour satisfaire sa gourmandise.
Laute et studiose: c'est rechercher les mets exquis ou apprêtés avec beaucoup de soin, afin d'en jouir davantage: c'est le péché des gourmets ou des friands.
Nimis: c'est dépasser les limites de l'appétit ou du besoin, se gorger de nourriture ou de boisson, au risque de compromettre sa santé; il est évident que seul le plaisir désordonné peut expliquer cet excès que dans le monde on appelle goinfrerie.
Ardenter: c'est manger avec avidité, avec gloutonnerie, comme font certains animaux; et cette façon de faire est considérée dans le monde comme de la grossièreté.
§866. 2° La malice de la gourmandise vient de ce qu'elle asservit l'âme au corps, matérialise l'homme, affaiblit sa vie intellectuelle et morale, et le prépare, par une pente insensible, au plaisir de la volupté, qui, au fond, est du même genre. Pour en préciser la culpabilité, une distinction s'impose.
A) La gourmandise est une faute grave: a) lorsqu'elle va à des excès tels qu'elle nous rend incapables, pour un temps notable, de remplir nos devoirs d'état ou d'obéir aux lois divines ou ecclésiastiques; par exemple, quand elle nuit à la santé, quand elle est une source de folles dépenses qui compromettent les intérêts de la famille, quand elle fait manquer aux lois de l'abstinence ou du jeûne. b) Il en est de même quand elle devient la cause de fautes graves.
Donnons quelques exemples. «Les excès de table, dit le P. Janvier [°485], disposent à l'incontinence qui est fille de la gourmandise. Incontinence des yeux et des oreilles qui demandent une pâture malsaine aux spectacles et aux chants licencieux; incontinence de l'imagination qui se trouble, incontinence de la mémoire qui cherche dans le passé des souvenirs capables d'exciter la concupiscence, incontinence de la pensée qui, s'égarant, se répand sur les objets illicites, incontinence du coeur qui aspire aux affections charnelles, incontinence de la volonté qui abdique pour s'asservir aux sens... L'intempérance de la table mène à l'intempérance de la langue. Que de fautes la langue commet au cours des repas pompeux et prolongés! Fautes contre la gravité!... Fautes contre la discrétion! On trahit les secrets qu'on avait promis de garder, des secrets professionnels qui sont sacrés, et on livre à la malignité la réputation d'un mari, d'une épouse, d'une mère, l'honneur d'une famille, quand ce n'est pas l'avenir d'une nation. Fautes contre la justice et la charité! La médisance, la calomnie, la détraction sous leurs formes les plus inexcusables s'expriment avec une liberté déconcertante... Fautes contre la prudence! On se lie par des engagements que l'on ne pourra pas tenir sans offenser toutes les lois de la morale...»
§867. B) La gourmandise n'est que faute vénielle lorsqu'on cède aux plaisirs de la table d'une façon immodérée, mais sans tomber dans des excès graves, et sans s'exposer à enfreindre quelque précepte important. Ainsi ce serait un péché véniel de manger ou de boire plus que de coutume, par plaisir, pour faire honneur à un bon repas ou plaire à un ami, sans commettre d'excès notable.
§868. C) Au point de vue de la perfection, la gourmandise est un obstacle sérieux: 1) elle entretient l'immortification, qui affaiblit la volonté, et développe l'amour du plaisir sensuel qui prépare l'âme à de dangereuses capitulations; 2) elle est la source de bien des fautes, en produisant une joie excessive, qui porte à la dissipation, au bavardage, aux plaisanteries d'un goût douteux, au manque de réserve et de modestie, et ouvre ainsi l'âme aux attaques du démon. Il importe donc de la combattre.
§869. 3° Remèdes. Le principe qui doit nous diriger dans la lutte contre la gourmandise, c'est que le plaisir n'est pas une fin, mais un moyen, et que par conséquent il doit être subordonné à la droite raison éclairée par la foi [§193]. Or la foi nous dit qu'il faut sanctifier les plaisirs de la table par la pureté d'intention, la sobriété et la mortification.
1) Avant tout, il faut prendre ses repas avec une intention droite et surnaturelle, non comme l'animal qui ne cherche que le plaisir, non comme le philosophe qui se borne à une intention honnête mais en chrétien, pour mieux travailler à la gloire de Dieu: en esprit de reconnaissance pour la bonté de Dieu qui daigne nous donner le pain de chaque jour; en esprit d'humilité, se disant, comme Vincent de Paul, que nous ne méritons pas le pain que nous mangeons; en esprit d'amour, mettant les forces que nous récupérons au service de Dieu et des âmes. Par là nous accomplissons la recommandation donnée par S. Paul aux premiers chrétiens, et que, dans beaucoup de, communautés, on rappelle au début des repas: «Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu: sive ergo manducatis, sive bibitis... omnia in gloriam Dei facite» [1Co 10:31].
§870. 2) Cette pureté d'intention nous fera garder la sobriété ou la juste mesure: voulant en effet manger pour acquérir les forces nécessaires à l'accomplissement de nos devoirs d'état, nous éviterons tous les excès qui pourraient compromettre notre santé. Or, nous disent les hygiénistes, «la sobriété (ou frugalité) est la condition essentielle de la vigueur physique et morale. Puisque nous mangeons pour vivre, nous devons manger sainement pour vivre sainement. Il ne faut donc pas trop manger ni trop boire... On doit se lever de table avec une sensation de légèreté et de vigueur, rester un peu sur sa faim, et éviter d'être alourdi par un excès de bonne chère» [°486].
Il est bon toutefois de remarquer que la mesure n'est pas la même pour tous. Il est des tempéraments qui, pour se préserver de la tuberculose, ont besoin d'une alimentation plus copieuse; il en est d'autres, au contraire, qui, pour combattre l'arthritisme, ont besoin de modérer leur appétit. Qu'on s'en tienne donc là dessus aux conseils d'un sage médecin.
§871. 3) À la sobriété le chrétien joint la pratique de quelques mortifications. A) Comme il est facile de glisser sur la pente et de trop donner à la sensualité, on se prive parfois de quelques aliments qu'on aime, qui seraient même utiles, mais ne sont pas nécessaires. Par là on acquiert une certaine maîtrise sur la sensualité, en la privant de quelques satisfactions légitimes; on dégage l'esprit de la servitude des sens, on lui donne plus de liberté pour la prière et pour l'étude, et on évite bien des tentations dangereuses.
B) C'est une excellente pratique que de s'habituer à ne prendre aucun repas sans y faire quelque mortification. Ces petites privations ont l'avantage de fortifier la volonté sans nuire à la santé, et c'est pour cela qu'elles sont en général préférables aux mortifications plus importantes qu'on ne fait que rarement. Les bonnes âmes y joignent un motif de charité; on laisse un petit morceau pour les pauvres, et par là même pour Jésus vivant en leur personne; et, comme le fait remarquer S. Vincent Ferrier [°487], ce qu'on laisse ne doit pas être un morceau de rebut, mais un morceau de choix, si minime soit-il. C'est aussi une bonne pratique de s'habituer à manger un peu de ce qu'on n'aime pas.
§872. C) Parmi les mortifications les plus utiles, nous rangeons celles qui se rapportent aux liqueurs alcooliques.
Rappelons à ce sujet les principes: --
a) En soi l'usage modéré de l'alcool ou des spiritueux n'est pas un mal: on ne peut donc blâmer les laïques ou prêtres qui en usent modérément.
b) Mais s'en abstenir par esprit de mortification, ou pour donner le bon exemple, est assurément très louable. C'est ainsi que des prêtres ou des hommes d'oeuvres se privent de toute liqueur, pour en détourner plus facilement les autres.
c) Il est des cas où cette abstinence est moralement nécessaire pour éviter des excès: 1) quand, par atavisme, on a hérité d'une certaine propension pour les spiritueux; alors le simple usage peut créer un penchant presque irrésistible, de même qu'il suffit d'une étincelle pour allumer un incendie dans des matières inflammables; 2) si on a eu le malheur de contracter des habitudes invétérées d'alcoolisme: alors le seul remède efficace sera souvent l'abstinence totale.
§873. 1° Nature. De même que Dieu a voulu qu'un plaisir sensible fût attaché à la nourriture, pour aider l'homme à conserver sa vie, ainsi a-t-il attaché un plaisir spécial aux actes par lesquels se propage l'espèce humaine.
Ce plaisir est donc permis aux personnes mariées, pourvu qu'elles en usent pour la fin très noble pour laquelle le mariage a été institué, la transmission de la vie; en dehors de là, il est rigoureusement interdit. Malgré cette interdiction, il y a malheureusement en nous, surtout à partir de l'âge de puberté ou de l'adolescence, une tendance plus ou moins violente à goûter ce plaisir même en dehors du mariage légitime. C'est cette tendance désordonnée qu'on appelle la luxure et qui est condamnée dans ce double précepte du Décalogue:
«Luxurieux point ne seras de corps ni de consentement.
L'oeuvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement.»
Ce ne sont donc pas seulement les actes extérieurs qui sont défendus, mais les actes intérieurs consentis, imaginations, pensées, désirs. Et c'est avec raison: car si on s'arrête de propos délibéré à des images ou pensées déshonnêtes, à des désirs mauvais, les sens se troublent, et des mouvements organiques se produisent qui ne sont trop souvent que le prélude d'actes contraires à la pureté. Si donc on veut éviter ces actes, il importe de combattre les pensées et les imaginations dangereuses.
§874. 2° Gravité de ces fautes. A) Lorsqu'on recherche et veut directement le plaisir mauvais, le plaisir voluptueux, il y a faute mortelle. C'est en effet un très grave désordre que de compromettre la conservation et la propagation de la race humaine. Or s'il était une fois posé en principe qu'on peut rechercher le plaisir de la volupté en pensées, en paroles ou en actes ailleurs que dans l'usage légitime du mariage, il serait impossible de mettre un frein à la fureur de cette passion, dont les exigences augmentent avec les satisfactions qu'on lui accorde, et bientôt le but du Créateur serait frustré. C'est du reste ce que montre l'expérience: il n'y a que trop de jeunes gens qui se rendent incapables de transmettre la vie, parce qu'ils ont abusé de leur corps [°488.2]. Aussi, dans le plaisir mauvais directement voulu il n'est point de légèreté de matière.
B) Mais il est des cas où, sans qu'on le recherche directement, ce plaisir se produit à la suite de certaines actions d'ailleurs bonnes ou au moins indifférentes. Si l'on ne consent pas à ce plaisir, et si par ailleurs on a une raison suffisante pour faire l'action qui y donne lieu, on n'est pas coupable, et il ne faut donc pas s'alarmer. Mais si les actes qui déterminent ces sensations ne sont ni nécessaires ni sérieusement utiles, comme sont les lectures dangereuses, les représentations théâtrales, les conversations légères, les danses lascives, il est évident que s'y livrer c'est un péché d'imprudence plus ou moins grave selon la gravité du désordre ainsi produit et du danger qu'il y a d'y consentir.
§875. C) Au point de vue de la perfection, il n'est pas, après l'orgueil, d'obstacle plus grand au progrès spirituel que le vice impur. a) Qu'il s'agisse de fautes solitaires ou de fautes commises avec d'autres personnes, elles ne tardent pas à produire des habitudes tyranniques qui paralysent tout élan vers la perfection, et inclinent la volonté vers les joies grossières. Plus de goût pour la prière, plus de goût pour la vertu austère, plus d'aspirations nobles et généreuses. b) L'âme est envahie par l'égoïsme: l'amour qu'on avait pour ses parents ou ses amis s'étiole et disparaît presque complètement; il ne reste plus que le désir de jouir à tout prix des plaisirs mauvais: c'est une véritable obsession. c) Alors l'équilibre des facultés est rompu: c'est le corps, c'est la volupté qui commande; la volonté devient l'esclave de cette honteuse passion, et bientôt se révolte contre Dieu qui interdit et châtie ces plaisirs mauvais.
d) Les tristes effets de cette abdication de la volonté se font bientôt sentir: l'intelligence s'émousse et s'affaiblit, parce que la vie est descendue de la tête dans les sens: on n'a plus de goût pour les études sérieuses; l'imagination ne se porte plus que vers les choses d'en bas; le coeur se flétrit peu à peu, se dessèche, s'endurcit, n'ayant plus d'attrait que pour les plaisirs grossiers. e) Souvent le corps lui-même est profondément atteint: le système nerveux, surexcité par ces abus, s'irrite, s'affaiblit et «devient impropre à sa mission de régulation et de défense» [°489]; les divers organes ne fonctionnent plus qu'imparfaitement; la nutrition se fait mal, les forces s'affaiblissent, et l'on est menacé de consomption.
Il est évident qu'une âme ainsi déséquilibrée, animant un corps débile, ne songe plus à la perfection; elle s'en écarte tous les jours davantage; trop heureuse si elle peut se ressaisir à temps et assurer du moins son salut!
Il importe donc de signaler quelques remèdes pour ce vice grossier.
§876. 3° Remèdes. Pour résister à une passion si dangereuse, il faut: des convictions profondes, la fuite des occasions dangereuses, la mortification et la prière.
A) Des convictions profondes portant à la fois sur la nécessité de combattre ce vice et la possibilité d'y réussir.
a) Ce que nous avons dit de la gravité du péché de luxure montre combien il est nécessaire de l'éviter pour ne pas s'exposer aux peines éternelles. On peut y ajouter deux motifs tirés de S. Paul: 1) Nous sommes les temples vivants de la Ste Trinité, temples sanctifiés par la présence du Dieu de toute sainteté et par une participation à la vie divine [§97, §106]. Or rien ne souille plus ce temple que le vice impur qui profane à la fois le corps et l'âme du baptisé. 2) Nous sommes les membres de Jésus-Christ, auquel nous sommes incorporés par le baptême; et nous devons par conséquent respecter notre corps comme le corps même du Christ. Et nous irions le profaner par des actes contraires à la pureté! Ne serait-ce pas une sorte de sacrilège odieux, et cela pour se procurer un plaisir grossier qui nous ravale au niveau de la brute?
§877. b) Bien des hommes disent qu'il est impossible de pratiquer la continence. Ainsi le pensait Augustin avant sa conversion. Mais revenu à Dieu, et soutenu par les exemples des Saints et la grâce des Sacrements, il comprit qu'il n'y a rien d'impossible quand on sait prier et lutter. Et c'est là l'exacte vérité: de nous-mêmes nous sommes si faibles, et le plaisir mauvais est parfois si alléchant que nous finirions par succomber; mais lorsque nous nous appuyons sur la grâce divine et faisons des efforts énergiques, nous sortons victorieux des plus rudes tentations. -- Et qu'on ne dise pas que la continence chez les jeunes gens est un obstacle à la santé [°490]. En effet on ne connaît aucune maladie venant de la continence, et il y en a beaucoup qui trouvent leur origine dans la luxure.
Il reste vrai cependant que certains cas peuvent relever d'un état physiologique plus ou moins anormal et exigent l'intervention du médecin.
§878. B) La fuite des occasions. C'est un axiome spirituel que la chasteté se conserve surtout par la fuite des occasions dangereuses; quand on est convaincu de sa faiblesse, on ne s'expose pas inutilement au danger. Lorsque ces occasions ne sont pas nécessaires, il les faut éviter avec soin, sous peine d'y succomber: quiconque s'expose au danger, y périt: «qui amat periculum, in illo peribit» [Si 3:27]. Quand donc il s'agit de lectures, de visites, de rencontres, de représentations dangereuses, auxquelles on peut se soustraire sans inconvénient notable, il n'y a pas lieu d'hésiter; au lieu de les rechercher, on les fuit, comme on fuit un serpent dangereux. Si ces occasions ne peuvent être évitées, il s'agit de fortifier sa volonté par des dispositions intérieures qui rendront le péril moins prochain. C'est ainsi que S. François de Sales déclare que si les danses ne peuvent être évitées, il faut du moins qu'elles soient accompagnées de modestie, de dignité et de bonne intention; et, pour que ces dangereuses récréations ne réveillent pas de mauvaises affections, il est bon de se dire que, pendant qu'on est au bal, plusieurs âmes brûlent en enfer pour les péchés commis à la danse ou à cause de la danse [°491]. Combien cela est plus vrai aujourd'hui où des danses exotiques et lubriques ont envahi beaucoup de salons!
§879. C) Mais il y a des occasions qu'on ne peut éviter, ce sont celles qu'on rencontre chaque jour en soi et en dehors de soi, et qu'on ne peut vaincre que par la mortification. Nous avons dit ce qu'est cette vertu et quelles sont ses pratiques [§754-815]. Nous ne pouvons que rappeler quelques-unes de ses prescriptions se rapportant plus directement à la chasteté.
a) Les yeux doivent être particulièrement surveillés, parce que les regards imprudents allument les désirs, et ceux-ci entraînent la volonté. Voilà pourquoi Notre Seigneur déclare que quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis l'adultère dans son coeur: «qui viderit mulierem ad concupiscendum eam, iam moechatus est eam in corde suo» [Mt 5:28]; et il ajoute que si notre oeil droit est une occasion de scandale, il faut l'arracher [Mt 5:29], c'est-à-dire détacher énergiquement son regard de l'objet qui nous scandalise. Cette modestie des yeux s'impose d'autant plus aujourd'hui qu'on est plus exposé à rencontrer presque partout des personnes et des objets capables de susciter des tentations.
b) Le sens du toucher est encore plus dangereux, parce qu'il provoque des impressions sensuelles qui facilement tendent à des jouissances mauvaises; il faut donc s'abstenir de ces attouchements ou caresses qui ne peuvent qu'exciter les passions.
c) Quant à l'imagination et à la mémoire, qu'on se rappelle les règles tracées précédemment [§781]. En ce qui concerne la volonté, il s'agit de la rendre forte par une éducation virile, selon les principes exposés [§811-816]
§880. d) Le coeur doit aussi être mortifié par la lutte contre les amitiés sensibles et dangereuses [§600-604]. Sans doute le moment vient où les personnes qui se préparent au mariage se lient entre elles par un amour légitime, mais qui doit demeurer chaste et surnaturel; elles éviteront donc ces marques d'affection qui seraient contraires aux lois de la décence, et se rappelleront que leur union, pour être bénie de Dieu, doit être pure. Quant à celles qui sont encore trop jeunes pour songer au mariage, elles se mettront en garde contre ces affections sensibles et sensuelles, qui, en amollissant le coeur, le préparent à de dangereuses capitulations. On ne joue pas impunément avec le feu. Et d'ailleurs si on exige de la personne qu'on veut épouser un coeur pur, ne faut-il pas que celui qu'on offre le soit aussi?
§881. e) Enfin l'une des mortifications les plus utiles est l'application énergique et constante au devoir d'état. L'oisiveté est mauvaise conseillère; le travail au contraire, en absorbant notre activité tout entière, éloigne notre imagination, notre esprit et notre coeur des objets dangereux: nous y reviendrons bientôt [§887].
§882. D) La prière. a) Le Concile de Trente nous avertit que Dieu ne commande rien d'impossible, mais qu'il nous demande de faire ce que nous pouvons et de prier pour obtenir la grâce de faire ce dont nous sommes incapables par nous-mêmes [°492]. Cette prescription s'applique surtout à la chasteté, qui offre, pour la plupart des chrétiens, même quand ils sont dans le saint état du mariage, des difficultés spéciales. Pour en triompher, il faut prier, prier souvent, et méditer sur les grandes vérités: ces ascensions fréquentes de l'âme vers Dieu nous détachent peu à peu des joies sensuelles pour nous élever vers les joies pures et saintes.
b) À la prière il faut joindre la pratique fréquente des sacrements. 1) Quand on se confesse souvent, qu'on accuse franchement les fautes ou les imprudences commises contre la pureté, la grâce de l'absolution, jointe aux conseils qu'on reçoit, fortifie singulièrement la volonté contre les tentations. 2) Cette grâce s'affermit encore par la communion fréquente: l'union intime avec Celui qui est le Dieu de toute sainteté amortit la concupiscence, rend l'âme plus sensible aux biens spirituels et la détache ainsi des plaisirs grossiers. C'est par la confession et la communion fréquente que S. Philippe de Néri guérissait les jeunes gens adonnés au vice impur; et aujourd'hui encore il n'est pas de remède plus efficace soit pour préserver soit pour fortifier la vertu. Si tant de jeunes gens et de jeunes filles échappent à la contagion du vice, c'est parce qu'ils trouvent dans la pratique religieuse une arme contre les tentations qui les assiègent. Sans doute cette arme demande du courage, de l'énergie, des efforts souvent renouvelés; mais avec la prière, les sacrements et une volonté ferme on triomphe de tous les obstacles.
§883. La paresse se rattache à la sensualité, parce qu'elle vient au fond de l'amour du plaisir en tant qu'il nous porte à éviter l'effort ou la gêne. Il y a en nous tous en effet une tendance au moindre effort, qui paralyse ou diminue notre activité. Exposons: 1° sa nature; 2° sa malice; 3° ses remèdes.
§884. 1° Nature. A) La paresse est une tendance à l'oisiveté ou du moins à la négligence, à la torpeur dans l'action. Parfois c'est une disposition morbide qui vient d'un mauvais état de la santé. Mais la plupart du temps, c'est une maladie de la volonté, qui redoute et refuse l'effort. Le paresseux veut éviter toute peine, tout ce qui peut troubler son repos, entraîner des fatigues. Véritable parasite, il vit aux dépens des autres, dans la mesure où il le peut. Doux et résigné quand on ne le tracasse pas, il devient hargneux et méchant, quand on veut le tirer de son inertie.
B) Il y a des degrés divers dans la paresse. a) Le nonchalant ou l'indolent n'aborde sa tâche qu'avec lenteur, mollesse et indifférence; s'il fait quelque chose, il le fait mal. b) Le fainéant ne refuse pas absolument le travail, mais il s'attarde, flâne et recule indéfiniment la tâche qu'il avait acceptée. c) Le vrai paresseux ne veut rien faire de fatigant, et montre un éloignement prononcé pour tout travail sérieux du corps et de l'esprit.
C) Lorsque la paresse se porte sur les exercices de piété, elle s'appelle acédie; c'est un certain dégoût pour les choses spirituelles, qui porte à les faire négligemment, à les abréger, et même quelquefois à les omettre sous de vains prétextes. C'est la mère de la tiédeur, dont nous parlerons à propos de la voie illuminative.
§885. 2° Malice. A) Pour comprendre la malice de la paresse, il faut se rappeler que l'homme a été fait pour le travail. Quand Dieu créa notre premier père, il le mit dans un paradis de délices, pour y travailler: «ut operaretur et custodiret ilium» [Gn 2:15]. C'est qu'en effet l'homme n'est pas, comme Dieu, un être parfait; il a de nombreuses facultés, qui ont besoin d'agir pour se perfectionner: c'est donc une nécessité de sa nature de travailler pour cultiver ses puissances, pourvoir aux besoins de son corps et de son âme, et tendre ainsi vers sa fin. La loi du travail précède donc la faute originelle. Mais l'homme ayant péché, le travail est devenu pour lui non seulement une loi de la nature, mais un châtiment, en ce sens qu'il est devenu pénible et comme un moyen de réparer sa faute; c'est à la sueur de notre front qu'il nous faut manger notre pain, le pain de l'intelligence aussi bien que le pain qui nourrit notre corps: «in sudore tuo vesceris Pane» [Gn 3:19].
Or c'est à cette double loi, naturelle et positive, que manque le paresseux; il commet donc un péché, dont la gravité se mesure à la gravité des devoirs qu'il néglige. a) Quand il va jusqu'à laisser de côté les devoirs religieux nécessaires à son salut ou à sa sanctification, il y a une faute grave. Il en est de même lorsqu'il néglige volontairement, en matière importante, quelqu'un de ses devoirs d'état. b) Lorsque cette torpeur ne lui fait négliger que des devoirs, religieux ou civils, de moindre importance, le péché n'est que véniel. Mais la pente est glissante, et, si on ne lutte contre la nonchalance, elle ne tarde pas à s'aggraver et à devenir plus funeste et plus coupable.
§886. B) Au point de vue de la perfection, la paresse spirituelle est l'un des obstacles les plus sérieux, à cause de ses funestes résultats.
a) Elle rend notre vie plus ou moins stérile. On peut en effet appliquer à l'âme ce que la Ste Écriture dit du champ du paresseux:
«J'ai passé près du champ d'un paresseux
et près de la vigne d'un insensé.
Et voici... les épines y croissaient partout,
les ronces en couvraient la surface,
et le mur de pierre était écroulé...
Un peu de sommeil, un peu d'assoupissement,
un peu croiser les mains pour dormir,
et ta pauvreté viendra comme un rôdeur
et ton indigence comme un homme armé»
[Pr 30:30-34].
C'est bien ce qu'on trouve dans l'âme du paresseux: au lieu des vertus, ce sont les vices qui y croissent, et les murs que la mortification avait élevés pour protéger sa vertu, tombent peu a peu, et préparent la voie à l'invasion de l'ennemi, c'est-à-dire du péché.
§887. b) Bientôt en effet les tentations se font plus pressantes et plus obsédantes: «car l'oisiveté enseigne beaucoup de mal, multam malitiam docuit otiositas» [Si 33:29]. C'est elle qui, avec l'orgueil, perdit Sodome: «Voici quel fut le crime de Sodome: l'orgueil, l'abondance et l'insouciant repos où elle vivait avec ses filles» [Ez 16:49]. L'esprit et le coeur de l'homme ne peuvent en effet demeurer inactifs: s'ils ne sont pas absorbés dans l'étude ou quelque autre travail, ils sont bientôt envahis par une foule d'images, de pensées, de désirs et d'affections; or, dans l'état de nature déchue, ce qui domine en nous, quand nous ne réagissons pas contre elle, c'est la triple concupiscence; ce sont donc des pensées sensuelles, ambitieuses, orgueilleuses, égoïstes, intéressées qui vont prendre le dessus en notre âme et l'exposer au péché.
§888. C) Ce n'est donc point seulement la perfection de notre âme qui est ici en jeu, mais son salut éternel. Car, outre les fautes positives dans lesquelles nous fait tomber l'oisiveté, le seul fait de ne pas accomplir nos devoirs importants est une cause suffisante de réprobation. Nous avons été créés pour servir Dieu et accomplir nos devoirs d'état, nous sommes des ouvriers envoyés par Dieu pour travailler à sa vigne; or le maître ne demande pas seulement à ses ouvriers de s'abstenir de mal faire; il veut qu'ils travaillent; si donc, sans commettre des actes positifs contre les lois divines, nous nous croisons les bras au lieu de travailler, est-ce que le Maître ne nous reprochera pas, comme aux ouvriers, notre oisiveté: «quid statis tota die otiosi?» L'arbre stérile, par le fait seul qu'il ne produit pas de fruit, mérite d'être coupé et jeté au feu: «omnis ergo arbor, que non facit fructum bonum, excidetur et in ignem mittetur» [Mt 3:10].
§889. 3° Remèdes [°494]. A) Pour guérir le paresseux, il faut tout d'abord lui inculquer des convictions profondes sur la nécessité du travail, lui faire comprendre que les riches comme les pauvres sont soumis à cette loi, et qu'y manquer suffit pour encourir la damnation éternelle. C'est la leçon que nous donne Notre Seigneur dans la parabole du figuier stérile; pendant trois ans le maître vient y chercher des fruits; n'en trouvant point, il commande au vigneron de l'abattre: «Succide ergo illam, ut quid etiam terram evacuat?» [Lc 13:7].
Qu'on ne dise pas, je suis riche, je n'ai pas besoin de travailler. Si vous n'avez pas besoin de travailler pour vous-mêmes, vous devez le faire pour les autres. C'est Dieu votre maître qui vous le commande: s'il vous a donné des bras, un cerveau, une intelligence, des ressources, c'est pour que vous les utilisiez pour sa gloire et le bien de vos frères. Et certes ce ne sont pas les oeuvres qui manquent: que de pauvres à soulager, que d'ignorants à instruire, que de coeurs meurtris à consoler, que de grandes entreprises à fonder pour donner à ceux qui n'en ont point du travail et du pain! Et, quand on veut fonder une famille nombreuse, ne faut-il pas peiner et travailler pour assurer l'avenir de ses enfants? -- Qu'on n'oublie donc pas la grande loi de la solidarité chrétienne, en vertu de laquelle le travail de chacun sert à tous, tandis que la paresse nuit au bien général comme au bien particulier.
§890. B) Aux convictions il faut joindre l'effort suivi et méthodique, en appliquant les règles tracées sur l'éducation de la volonté [§812]. Et, comme le paresseux recule instinctivement devant l'effort, il importe de lui montrer qu'il n'est pas au fond d'homme plus malheureux que l'oisif: ne sachant comment employer, ou, selon son expression, tuer le temps, il s'ennuie, il se dégoûte de tout, et finit par avoir la vie en horreur. Ne vaut-il pas mieux faire un effort, se rendre utile, et conquérir un peu de bonheur en s'efforçant de faire des heureux autour de soi?
Parmi les paresseux, il en est qui déploient une certaine activité, mais uniquement dans les jeux, les sports, les réunions mondaines. À ceux-là il faut rappeler le sérieux de la vie et le devoir de se rendre utile, afin qu'ils tournent leur activité vers un champ plus noble, et qu'ils aient horreur d'être des parasites. Le mariage chrétien, avec les obligations de famille qu'il comporte, est souvent un excellent remède: un père de famille sent le besoin de travailler pour ses enfants, et de ne pas s'en remettre à des étrangers pour administrer leur fortune.
Mais ce qu'il ne faut pas cesser de rappeler, c'est le but de la vie [°495]: nous sommes ici, sur terre, non pour vivre en parasites, mais pour conquérir, par le travail et la vertu, une place dans le ciel. Et Dieu ne cesse de nous dire: Que faites-vous donc ici, paresseux? Allez vous aussi travailler à ma vigne. «Quid hic statis tota die otiosi?... Ite et vos in vineam meam» [Mt 20:6-7].
L'avarice se rattache à la concupiscence des yeux, dont nous avons déjà parlé [§199]. Nous exposerons: 1° sa nature, 2° sa malice, 3° ses remèdes.
§891. 1° Nature. L'avarice est l'amour désordonné des biens de la terre. Pour montrer où se trouve le désordre de l'avarice, il faut d'abord se rappeler le but pour lequel Dieu a donné à l'homme les biens temporels.
A) Le but que Dieu s'est proposé est double: notre utilité personnelle et celle de nos frères.
a) Les biens de la terre nous sont donnés pour subvenir aux besoins temporels de l'homme, de l'âme et du corps, pour conserver notre vie et la vie de ceux qui dépendent de nous, et nous procurer les moyens de cultiver notre intelligence et nos autres facultés.
Parmi ces biens: 1) les uns sont nécessaires pour le présent ou pour l'avenir: c'est un devoir de les acquérir par un travail honnête; 2) les autres sont utiles pour augmenter graduellement nos ressources, assurer notre bien-être ou celui des autres, contribuer au bien public en favorisant les sciences ou les arts. Il n'est pas défendu de les désirer pour une fin honnête, pourvu qu'on fasse la part des pauvres et des oeuvres.
b) Ces biens nous sont aussi donnés pour venir en aide à ceux de nos frères qui sont dans l'indigence. Nous sommes donc, dans une certaine mesure, les trésoriers de la Providence, et devons disposer de notre superflu pour soulager les pauvres.
§892. B) Il nous est maintenant plus facile d'exposer où se trouve le désordre dans l'amour des biens de la terre.
a) Il existe parfois dans l'intention: on désire les richesses pour elles-mêmes, comme une fin, ou pour des fins intermédiaires qu'on érige en fin dernière, par exemple, pour se procurer des plaisirs ou des honneurs. Si on s'arrête là, si on ne regarde pas la richesse comme un moyen de poursuivre des biens supérieurs, c'est une sorte d'idolâtrie, le culte du veau d'or: on ne vit plus que pour l'argent.
b) Il se manifeste encore dans la manière de les acquérir: on les poursuit avec âpreté, par toutes sortes de moyens, au détriment des droits d'autrui, au détriment de sa santé, ou de la santé de ses employés, par des spéculations hasardeuses, au risque de perdre le fruit de ses économies.
c) Il apparaît aussi dans la manière d'en user: 1) on ne les dépense qu'à regret, avec lésinerie, parce qu'on veut les accumuler, pour avoir une sécurité plus grande, ou pour jouir de l'influence que donne la richesse; 2) on ne donne rien ou presque rien aux pauvres et aux bonnes oeuvres: capitaliser, voilà le but suprême qu'on poursuit à outrance. 3) Quelques-uns en viennent à aimer leur argent comme une idole, à l'encaisser, à le palper avec amour: c'est le type classique de l'avare.
§893. C) Ce défaut n'est pas en général celui des jeunes, qui, encore légers et imprévoyants, ne songent pas à capitaliser; il y a cependant des exceptions parmi les caractères sombres, inquiets, calculateurs. C'est dans l'âge mûr ou la vieillesse qu'il se manifeste: c'est alors en effet que se développe la peur de manquer, basée parfois sur la crainte des maladies ou des accidents qui peuvent produire l'impuissance ou l'incapacité de travailler. Les célibataires, vieux garçons et vieilles filles, y sont particulièrement exposés, n'ayant pas d'enfants pour les secourir dans leur vieillesse.
§894. D) La civilisation moderne a développé une autre forme de l'amour insatiable des richesses, la ploutocratie, la soif de devenir millionnaire ou milliardaire, non pour assurer son avenir ou celui de ses enfants, mais pour acquérir ce pouvoir dominateur que donne l'argent. Quand on a à sa disposition des sommes énormes, on jouit d'une influence très grande, on exerce un pouvoir souvent plus efficace que les gouvernants, on est le roi du fer, de l'acier, du pétrole, de la finance, et on commande aux souverains aussi bien qu'aux peuples. Cette domination de l'or dégénère souvent en une intolérable tyrannie.
§895. 2° Sa malice. A) L'avarice est une marque de défiance à l'égard de Dieu, qui a promis de veiller sur nous avec une sollicitude paternelle, et de ne nous laisser jamais manquer du nécessaire pourvu que nous ayons confiance en lui. Il nous invite à regarder les oiseaux du ciel, qui ne sèment ni ne moissonnent, les lis des champs qui ne travaillent ni ne filent, non pas certes pour nous encourager à la paresse, mais pour calmer nos préoccupations, et nous inviter à la confiance à l'égard de notre Père céleste [Mt 6:24-34]. Or l'avare, au lieu de mettre sa confiance en Dieu, la met dans la multitude de ses richesses, et fait injure à Dieu, en se défiant de lui: «Ecce homo qui non posuit Deum adjutorem suum, sed speravit in multitudine divitiarum suarum et praevaluit in vanitate sua» [Ps 51:9]. Cette défiance est accompagnée d'une trop grande confiance en soi-même, en son activité personnelle: on veut être sa providence, et ainsi on tombe dans une sorte d'idolâtrie, faisant de l'argent son dieu. Or nul ne peut servir deux maîtres à la fois, Dieu et la Richesse: «non potestis Deo servire et mammonae» [Mt 6:24].
Ce péché est donc grave de sa nature pour les raisons que nous venons d'indiquer; il l'est aussi lorsqu'il fait manquer aux devoirs graves de la justice, par les moyens frauduleux dont on se sert pour acquérir et détenir la richesse; de la charité, quand on ne fait pas les aumônes nécessaires; de la religion, quand on se laisse tellement absorber par les affaires qu'on laisse de côté ses devoirs religieux. -- Mais il n'est que faute vénielle lorsqu'il ne nous fait manquer à aucune des grandes vertus chrétiennes, y compris nos devoirs envers Dieu.
§896. B) Au point de vue de la perfection, l'amour désordonné des richesses est un obstacle très grave.
a) C'est une passion qui tend à supplanter Dieu dans notre coeur: ce coeur, qui est le temple de Dieu, est envahi par toutes sortes de désirs empressés pour les choses de la terre, d'inquiétudes, de préoccupations absorbantes. Or, pour s'unir à Dieu, il faut vider son coeur de toute créature, de toute préoccupation terrestre; car Dieu veut «tout l'esprit, tout le coeur, tout le temps et toutes les forces de ses chétives créatures» [°497]. -- Il faut surtout le vider de l'orgueil; or l'attache aux richesses développe l'orgueil, parce qu'on a plus confiance en ses richesses qu'en Dieu.
Attacher son coeur à l'argent, c'est donc mettre un obstacle à l'amour de Dieu; car là où est notre trésor, là aussi est notre coeur: «ubi enim est thesaurus tuus, ibi erit et cor tuum» [Mt 6:21]. Le détacher, c'est ouvrir à Dieu la porte de notre coeur: une âme dépouillée des richesses est riche de Dieu même: toto Deo dives est.
b) L'avarice conduit aussi à l'immortification et à la sensualité: quand on a de l'argent et qu'on l'aime, on veut en jouir et se procurer beaucoup de plaisirs; ou, si l'on se prive de ces plaisirs, on attache son coeur à l'argent. Dans l'un et l'autre cas, c'est une idole qui nous détourne de Dieu. Il importe donc de combattre ce triste penchant.
§897. 3° Remèdes. A) Le grand remède, c'est la conviction profonde, basée sur la raison et sur la foi, que les richesses sont non une fin, mais des moyens que nous donne la Providence pour subvenir à nos besoins et à ceux de nos frères; que Dieu en demeure le Souverain Maître, que nous n'en sommes, à vrai dire, que les administrateurs, et qu'un jour nous en rendrons compte au Souverain Juge. -- Ce sont du reste des biens qui passent, que nous n'emporterons pas avec nous dans l'autre vie, où du reste ils n'ont pas cours; et, si nous sommes sages, c'est pour le ciel et non pour la terre que nous capitaliserons: «Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la rouille et les vers rongent, et où les voleurs percent les murs et dérobent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne percent pas les murs ni ne dérobent» [Mt 6:19-20].
B) Pour mieux se détacher, il n'est pas de moyen plus efficace que placer ses biens sur la banque du ciel, en faisant la part large aux pauvres et aux oeuvres. Donner aux pauvres, c'est prêter à Dieu, c'est recevoir le centuple, même sur terre en ayant la consolation de faire des heureux autour de soi, mais surtout dans le ciel, où Jésus, considérant comme donné à lui-même ce qu'on a donné au moindre des siens, se chargera de restituer en biens impérissables les biens temporels que nous aurons sacrifiés pour lui. Les sages sont donc ceux qui échangent les trésors d'ici-bas pour ceux du ciel. Chercher Dieu et la sainteté, voilà donc en quoi consiste la prudence chrétienne: «Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par dessus: Quaerite autem primum regnum Dei et iustitiam eius, et haec omnia adicientur vobis» [Mt 6:33].
§898. C) Les parfaits vont plus loin: ils vendent tout pour le donner aux pauvres, ou pour le mettre en commun, en entrant dans une congrégation. -- On peut aussi, tout en gardant le fonds, se dépouiller des revenus, en n'en faisant usage que selon l'avis d'un sage directeur. Par là, tout en demeurant dans l'état où la Providence nous a mis, on pratique le détachement d'esprit et de coeur.
§899. Ainsi donc la lutte contre les sept péchés capitaux achève de déraciner en nous ces tendances mauvaises qui résultent de la triple concupiscence. Sans doute, il restera toujours en nous quelques unes de ces tendances, pour nous exercer à la patience et nous rappeler à la défiance de nous-mêmes; mais elles seront moins dangereuses, et, appuyés sur la grâce de Dieu, nous en triompherons plus facilement. Sans doute, malgré nos efforts, des tentations s'élèveront encore dans notre âme, mais ce sera pour nous donner l'occasion d'une nouvelle victoire.
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