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§845). Après avoir parcouru, dans les chapitres précédents, tous les degrés d'être accessibles à notre expérience, en déterminant leurs définitions, depuis les minéraux et les végétaux, jusqu'aux animaux et enfin les hommes, après avoir ensuite déterminé leur action mutuelle, fruit de leurs appétits, nous conclurons cette étude en les considérant dans leur ensemble, comme un tout bien ordonné. Cette unité d'ordre est, en effet, frappante dans l'univers; mais elle est fournie par une multitude d'êtres dont la distinction et même, à certains points de vue, l'indépendance est non moins frappante. L'ordre du monde est l'unité dans la multiplicité.
Dans une telle multiplicité, deux choses sont à expliquer; d'abord, du point de vue négatif, comment ces êtres se nient et s'excluent mutuellement pour se distinguer; puis, du point de vue positif, comment chacun d'eux possède son unité et son indépendance propre qui, dans l'homme, s'affirme par sa personnalité. De ces problèmes nous connaissons déjà les principes généraux de solution: nous avons montré dans la puissance [§189] la source dernière de toute multiplicité, et nous en avons fait l'application à la multiplicité spécifique expliquée par la distinction d'essence et d'existence [§202] et la multiplicité numérique expliquée par la distinction de la matière et de la forme [§357], tandis que l'unité de forme, spécialement en l'homme [§652], fonde l'unité d'action et l'indépendance des substances. Nous devons ici compléter cette double solution pour les substances corporelles en précisant quel est, chez elles, le principe d'individuation; et le principe de substance indépendante et chez l'homme, de l'unité personnelle. De là nos trois articles:
Article 1. - Le principe d'individuation.
Article 2. - L'unité personnelle.
Article 3. - L'ordre du monde.
b80) Bibliographie spéciale (Le principe d'individuation)
Thèse 49. Le principe d'individuation des substances corporelles est la matière première en rapport avec la quantité, «materia signata quantitate».
A) Explication.
§846). Nous ne considérons ici que les substances corporelles où nous avons constaté de multiples individus subsistant dans la même espèce [Cf. les faits énumérés au §357]. Il faut entendre par principe d'individuation, l'élément ontologique dernier, capable d'expliquer, à titre de cause intrinsèque, cette distinction numérique. Cette explication, nous l'avons dit, doit être cherchée dans la matière première; mais le caractère de puissance pure qui la définit, soulève une difficulté et c'est pour la résoudre que l'on fait appel au rapport entre matière et quantité.
Tout accident, en effet, trouve dans la substance qui est son sujet d'inhésion, son principe ontologique explicateur [§209], et de même que les qualités, en tant que perfections, manifestent spécialement la forme, ainsi la quantité, dont le propre est de manifester la passivité sans ajouter de soi aucune perfection [§265], se rattache spécialement à la matière première. C'est dans la matière première que la quantité trouve sa racine ontologique que l'on peut comparer à une cause formelle dont elle serait l'effet formel propre; il y a ainsi entre les deux, un lien nécessaire, et, tout en restant puissance pure, la matière peut être conçue comme douée d'une relation transcendentale dont le terme est telle ou telle quantité. C'est ce que signifie l'expression: «Materia signata quantitate», matière en rapport avec la quantité. En pratique cette quantité spéciale et déterminée à laquelle est liée telle portion de matière, est celle que possède chaque individu subsistant. De plus, si l'on considère cet individu au moment de sa génération (par changement substantiel), cette quantité était parmi les dispositions ultimes [§361, sq.] qui exigent l'apparition de la nouvelle forme et l'existence d'un nouveau subsistant.
Si l'on considère la quantité continue (le volume ou la masse) comme «signant» ainsi la matière première, on pourrait l'identifier dans l'ordre minéral avec le poids spécifique, si l'individu est précisément l'atome ou la molécule [§340]; mais dans les vivants, elle n'est pas aussi strictement déterminée: elle est constituée par la masse variable, comprise entre le minimum requis par la cellule primitive du germe fécondé et le volume maximum que peut atteindre l'adulte par sa croissance, l'un et l'autre terme étant d'ailleurs limité [§301]. Mais ce n'est pas de cette quantité continue qu'il s'agit ici principalement, car elle peut être commune à plusieurs individus et en cela elle se rattache plus à l'universalité de la forme spécifique qu'à l'individualité de la matière. Il s'agit avant tout de l'unité numérique, principe de la quantité discrète (ou nombre) en prenant cette unité comme principe du nombre concret, qui est l'accident quantitatif réel et unique en chaque espèce de corps actuellement existant [§298]; elle a donc en chaque individu, en affirmant leur distinction réelle, la même valeur quantitative supposant la même perfection qualitative, parce qu'elle est précisément la pure répétition d'une substance pleinement identique comme perfection substantielle.
La «materia signata quantitate» est, en définitive, telle portion de matière première, caractérisée par l'unité numérique qui distingue telle substance individuelle des autres individus de même espèce.
B) Preuve.
§847). Le principe d'individuation doit être un élément potentiel d'ordre substantiel, qui est propre à chaque individu en leur laissant à chacun le même degré de perfection substantielle: ces conditions découlent de la définition même de l'individu qu'il s'agit d'expliquer: «ens substantialiter unum in rebus solo numero differentibus»: l'individu est parmi les êtres distincts numériquement seulement, chaque représentant de l'espèce, un substantiellement.
Or seule la matière première réalise ces conditions: elle est l'élément potentiel dans les substances corporelles; mais elle est d'ordre substantiel par définition. De plus, étant puissance pure, elle peut se distinguer en chaque individu sans ajouter la moindre actualité ou perfection substantielle.
Donc, d'une façon spéciale, elle est bien le principe d'individuation. Mais une difficulté se présente ici:
Ce qui est commun et indifférent à tous les individus d'une espèce ne semble pas apte à jouer le rôle de principe d'individuation, puisque celui-ci est au contraire un élément spécial, propre à chaque représentant de l'espèce.
Or la matière première est commune à tous les individus et, de soi, indifférente à l'un plutôt qu'à l'autre: comment serait-elle principe d'individuation?
Cela est vrai, répondons-nous, si nous considérons la matière dans son rôle dynamique, comme principe des changements substantiels: elle est alors un sujet commun indifférent à n'importe quelle forme et donc, à n'importe quelle individuation. Mais elle se définit aussi par un rôle statique, comme racine de la quantité, et à ce point de vue, elle n'est plus indifférente, mais se trouve ordonnée par relation transcendentale à telle unité numérique, et par conséquent, à telle individualité de préférence à toute autre, suivant les conditions de son existence réelle.
Donc le principe d'individuation des substances corporelles n'est pas la matière première en général, mais la matière première stabilisée, précisée et définie par son rapport à la quantité dont elle est la racine ontologique.
C) Corollaires.
§848) 1. - Accidents et individuations. En pratique, pour distinguer deux individus de même espèce, par exemple deux hommes, on se réfère à leur diversité accidentelle: taille, âge, lieu de naissance, etc.; c'est ce qu'on appelle les notes individuantes, dont la principale, chez les corps naturellement impénétrables, est leur lieu propre. On pourrait ainsi avoir deux atomes d'un même corps, par exemple d'oxygène, parfaitement semblables en tout, mais distincts numériquement par leur position différente. Mais ce n'est ni cette localisation, ni aucun groupe d'accidents qui constitue le vrai principe d'individuation, pour cette raison décisive que l'individu est d'ordre substantiel; il constitue un vrai subsistant qui existe en soi et par soi selon toute sa nature; par exemple, en Pierre, c'est toute la nature humaine qui subsiste individuellement; c'est la substance première [§206]. Il faut donc pour l'expliquer un principe également substantiel.
Bien plus, les accidents, loin d'individualiser la substance, reçoivent eux-mêmes leur individuation de la substance qu'ils affectent: ainsi, la même science spécifique sera multipliée numériquement suivant le nombre des savants qui la possèdent. La quantité elle-même reçoit de cette façon son individualité; un même volume, par exemple, ou une même stature, un même poids, peut se trouver pleinement identique en plusieurs hommes, mais multiplié numériquement par ces divers sujets substantiels.
Cependant, comme la dernière explication de l'individualité est dans l'unité numérique, appartenant à la quantité, celle-ci possède aussi par sa définition même et dans son ordre propre accidentel, une source d'individuation: à savoir l'indivision en acte, constituant l'unité discrète et la position dans l'espace de ces unités les unes en dehors des autres, «partes extra partes», constituant leur distinction et multiplicité numérique.
Il s'ensuit que la quantité réelle jouit d'une double individuation: l'une, qui lui vient de son sujet substantiel; et, à ce point de vue, même en se trouvant dans le même lieu qu'une autre quantité, par exemple si deux corps se compénètrent par miracle, elle reste distincte réellement, puisque les deux substances restent distinctes; l'autre, qu'elle tient de sa nature même, et, à ce point de vue, deux quantités occupant le même lieu deviennent indiscernables et, comme telles, identiques, ainsi que l'affirment de nombreux raisonnements géométriques. Mais aussi toute partie extérieure à une autre partie peut se distinguer numériquement, et c'est pourquoi dans une même substance individuelle, la quantité, jouant le rôle de sujet immédiat des qualités corporelles [§199], peut les multiplier numériquement; un même homme individuel, par exemple, aura plusieurs sens de même espèce, deux sens visuels, deux sens auditifs, etc., en raison des organes quantitatifs distincts quant à leur position dans le corps.
Notons enfin, pour éviter le cercle vicieux, que, si la quantité est individuée par la substance, et donc par la matière première; nous ne disons pas que celle-ci reçoit son individuation de la quantité en affirmant qu'elle est principe d'individuation en tant que «signée par la quantité»; car si, dans l'ordre logique, pour comprendre son rôle statique, nous devons la définir par son rapport à la quantité, dans l'ordre ontologique, la matière première reste bien le dernier principe, explicateur de l'individu, ne tenant que d'elle-même son individuation, au titre d'élément substantiel et de puissance pure.
§849) 2. - Individuation des esprits. On peut appliquer aux esprits la notion d'individu, pris au sens large, pour tout être un substantiellement et réellement distinct de tout autre subsistant. Mais s'il s'agit de formes pures subsistantes; n'informant par nature aucune matière, comme sont les anges, il ne peut y avoir qu'un seul individu par espèce, et leur distinction numérique se confond avec leur distinction spécifique; pour eux, le principe d'individuation est leur forme substantielle même.
S'il s'agit au contraire des âmes humaines, mais séparées de leur corps, elles conservent toujours la relation transcendentale qui les reliait à la matière première dont elles étaient formes informantes, puisque cette relation s'identifie avec leur essence même [§192]; et par conséquent, elles gardent leur individuation au même sens strict que les autres formes corporelles. Leur caractère mixte de substance incomplète dans l'ordre de l'essence et complète dans l'ordre de la subsistance (ou existence) leur permet d'être multiple numériquement dans la même nature humaine, tout en appartenant aux mondes des esprits purs.
b81) Bibliographie spéciale (L'unité personnelle)
Thèse 50. 1) La personne considérée ontologiquement désigne en général l'être subsistant, pleinement distinct et incommunicable et doué d'intelligence. 2) Dans l'homme, la personne est constituée par le tout, un par soi, que réalisent les trois éléments substantiels: la matière et la forme (ou la nature humaine complète) et son existence propre.
A) Explication et preuve.
§850). Nous avons déjà parlé de la personnalité au point de vue psychologique comme dernier épanouissement de la conscience intellectuelle [§626, sq.]. Nous la considérons ici au point de vue ontologique, pour déterminer les éléments qui, dans un être donné, en fournissent la dernière explication, au sens de cause intrinsèque, constitutive de la personnalité. Cette étude comporte deux degrés; d'abord, il faut déterminer la définition de cette notion, prise abstraitement, en soi, au sens formel, disait saint Thomas; et elle sera la même, quels que soient les êtres où elle sera réalisée. Puis, il faut la prendre concrètement, au sens matériel, pour établir les éléments nécessaires à son existence; et ces éléments seront très différents, suivant qu'il s'agit, de personne divine, angélique ou humaine etc. En ce traité de Philosophie naturelle, nous devons nous borner à préciser en ce deuxième sens, les éléments de la personne humaine.
Au sens propre, la personne suppose une nature raisonnable, douée de liberté et moralement responsable de ses actes. Dans l'univers sensible, l'homme seul est une personne: mais dans les êtres sans raison, chaque individu subsistant possède aussi, par analogie, une sorte de personnalité, ou d'indépendance dans l'être et l'agir. C'est ce que les anciens appelaient «suppositum»: ils sont sujets d'action. Au point de vue ontologique où nous nous mettons ici, personne et sujet d'action désignent la même réalité et auront la même définition, avec cette seule différence que la personne se réalise dans une nature intellectuelle, et le «suppositum» dans les êtres sans raison; ainsi, tout ce que nous dirons désormais de la première vaudra également pour le second.
§851) 1. - Définition de la personne en général (sens formel). La notion de personne est très générale et tient de très près à celle d'unité, c'est-à-dire ce qui est indistinct en soi et distinct de tout autre, agissant pour son propre compte, et manifestant aussi par son mode d'agir son mode d'être indépendant: «Agere sequitur esse». Mais l'unité est une notion plus large, transcendentale comme celle de l'être; l'unité personnelle en est une application spéciale, qui se rapproche de l'unité individuelle où la nature ne convient qu'à un seul sujet d'attribution. Pour la préciser davantage, nous devons, comme pour toute définition, la confronter avec les faits d'expérience, et ceux-ci nous montrent que la personne est la réalité pleinement une, c'est-à-dire possédant la plénitude de l'incommunicabilité.
L'incommunicabilité se définit par la communicabilité dont elle est la négation; et celle-ci au sens propre suppose non seulement l'aptitude à s'unir à un autre pour former un tout, comme la chaleur se communique à l'eau pour former l'eau chaude, mais aussi une certaine dépendance, vis-à-vis de l'objet qui reçoit. On dira, par exemple, que l'eau du réservoir est communicable au vase où on la verse; mais non pas que le vase est communicable à l'eau avec laquelle il forme le tout, le «vase rempli». Ainsi la communicabilité est la propriété par laquelle une chose peut former un tout avec une autre en en dépendant, comme la chaleur communicable au fer, la science à l'intelligence, etc.
Or an constate plusieurs formes de cornmunicabilité qui toujours s'opposent à la réalisation de la personne.
1) Communicabilité de l'universel. La nature humaine telle que l'exprime notre idée abstraite, est apte à se réaliser en plusieurs individus; elle leur est communicable, car elle en dépend pour exister comme d'une condition nécessaire. C'est pourquoi l'universel, et s'il s'agit d'une nature substantielle, la substance seconde [§86] n'est jamais une personne.
2) Communicabilité de l'accident. Jamais on ne considère comme une personne une simple qualité, une couleur, une science, etc. C'est qu'il s'agit de simples accidents dont la nature est de dépendre d'un sujet d'inhésion pour former avec lui un principe d'action: tout accident est communicable à la substance, même si on le prend comme individuel et concret; c'est pourquoi il n'est jamais une personne et celle-ci ne se réalise que dans une substance première.
3) Communicabilité de la partie. Mais il ne suffit pas d'être substantiel pour être une personne; un seul membre, comme la main, le pied, la langue, etc., et en général une partie de la substance qui dépend des autres pour exister et exercer ses fonctions, ne mérite pas le titre de personne, car elle reste communicable au tout.
À ce point de vue, même l'âme humaine séparée ne réalise pas pleinement la personne; elle en est, il est vrai, la partie la plus importante et psychologiquement elle continue sa vie personnelle. Mais, ontologiquement, au sens propre, seule la substance individuelle complète est une personne.
Il faut conclure de là que la personne se définit en elle-même: l'être subsistant pleinement distinct et incommunicable et doué d'intelligence. C'est la traduction de la formule un peu lapidaire thomiste: «Persona est distinctum subsistens in natura rationali». Boèce avait dit: «Persona est rationalis naturae individua substantia». Dans cette dernière formule, il faut interpréter la substance individuelle, non seulement comme une substance concrète et existante, mais aussi complète; et c'est ce que dit précisément la définition thomiste en parlant de subsistant pleinement distinct.
On dit encore: «La personne est celui qui est maître de ses actes et incommunicable à tout autre»: Qui est «sui juris et alteri incommunicabilis», en exprimant par son effet formel qui est l'activité libre, la nature raisonnable, et en désignant très justement par l'incommunicabilité, la note essentielle de la personnalité ontologique.
Toutes ces formules ne sont donc que des manières équivalentes d'affirmer que la personne est l'unité la plus haute, grâce à la pleine incommunicabilité: et cette notion générale rallie, semble-t-il, l'unanimité des penseurs réalistes, spécialement des philosophes chrétiens.
§852) 2. - La personne humaine (sens concret). Preuve déductive. Au sens concret, la personne humaine désigne les principes ontologiques par lesquels l'homme est pleinement un, distinct et incommunicable.
Or seule l'union naturelle des trois éléments substantiels, matière première, forme substantielle et existence propre, réalise ces conditions.
Notons d'abord (pour expliquer la mineure avant de la prouver), que ces trois éléments, analysés plus haut, sont harmonieusement ordonnés entre eux. La matière et la forme sont deux êtres incomplets s'unissant directement l'un à l'autre par relation transcendentale pour former une seule nature. À son tour, cette nature ainsi complète, considérée comme essence, joue le rôle de puissance ordonnée par relation transcendentale à son existence propre qui lui est proportionnée et, en ce sens, est d'ordre substantiel, et forme avec elle le subsistant concret, comme un tout un par soi.
Il est clair que ce tout substantiel concret possède nécessairement la plénitude d'incommunicabilité que réclame la personne: il n'est ni une nature abstraite; ni un accident, ni une partie. Il est clair aussi que ces trois éléments sont requis: ainsi, l'âme séparée de la matière devient communicable comme partie; et si l'on prenait la nature individuelle complète, (forme et matière première et en celle-ci, le principe d'individuation), mais en laissant l'existence qui en est réellement distincte, on se heurterait en philosophie, à l'inséparabilité naturelle de l'essence et de son existence [§203]; sans cette existence, la nature complète remonte donc au rang de l'universel, de substance seconde communicable aux individus, et perd son caractère personnel. Pour être concrète et individuelle, elle doit exister en soi ou subsister réellement.
Seule donc l'union naturelle des trois éléments substantiels: matière, forme et existence, réalise les conditions de la pleine incommunicabilité et constitue la personne humaine.
B) Corollaires.
§853) 1. - Applications et confirmations théologiques. Les philosophes chrétiens ont le plus souvent approfondi la valeur ontologique de la notion de personne à l'occasion des dogmes révélés, spécialement des mystères de la Sainte Trinité et de l'Incarnation. À ce point de vue, on doit compléter la liste des communicabilités exclues par la personne en y ajoutant deux autres cas:
4) La communicabilité d'identité numérique, par laquelle, selon l'enseignement de la Foi, la substance divine, sans être abstraite, mais comme subsistante et individuelle, est communiquée tout entière à chacune des trois personnes distinctes: Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit. Étant communicable, elle n'est donc plus une personne, mais il y a un Dieu en trois Personnes.
5) La communicabilité d'assomption, par laquelle en Jésus-Christ, selon la doctrine révélée de l'union hypostatique, la nature humaine individuelle complète et concrète, est communiquée à la deuxième personne de la Sainte Trinité, au Fils de Dieu, qui subsiste ainsi comme une personne en deux natures, de telle sorte qu'il n'y a pas de personne humaine, puisque la nature humaine, bien que concrète, reste communicable et communiquée à un autre ou assumée par lui.
Ainsi le mystère du Christ brise l'inséparabilité naturelle de la nature individuelle et de son existence propre; et on pourrait y trouver une confirmation de notre solution: on voit en effet la nécessité de l'existence comme élément personnel, car sans elle, la nature, même complète et individuelle, reste communicable; et quand elle est présente, il ne semble plus possible que cette nature puisse recevoir sa subsistance, c'est-à-dire son existence substantielle, d'un autre, puisqu'elle l'a déjà.
Disons du moins que notre thèse, qui est en pleine harmonie avec les principes thomistes, s'adapte aussi parfaitement à l'explication théologique du dogme catholique.
§854) 2. - Diverses opinions. Les philosophes chrétiens, les seuls qui ayent abordé ce problème, ne sont pas d'accord pour décrire les éléments de la personnalité humaine. Ainsi, selon Scot, la personnalité n'a qu'un sens négatif [PHDP, §290]: celui de nier toute communicabilité à un autre. Selon Suarez [PHDP, §308, (b)], elle suppose un mode réel positif, mais qui s'ajoute à l'existence humaine, étant donné que selon ce philosophe, il n'y a pas de distinction réelle entre essence actuelle et existence. Les thomistes au contraire admettent tous cette dernière distinction et ne conçoivent pas qu'une nature concrète, comme l'humanité du Christ, puisse exister de son existence propre, si elle subsiste par la personnalité d'un autre, celle du Fils de Dieu.
Cependant, ils ne sont pas unanimes dans leur explication philosophique de la personne, et l'on distingue deux thèses principales: celle de Cajetan et celle de Jean de saint Thomas.
a) La théorie de Cajetan, défendue aujourd'hui par Garrigou-Lagrange, Gredt, Maritain et beaucoup d'autres, explique la personnalité dans l'homme par un élément positif de perfection, distinct à la fois de la nature individuelle et de l'existence, et appelé: «terme pur». Son rôle est de conférer à cette nature déjà complète dans l'ordre de l'essence, sa dernière incommunicabilité, par laquelle elle se trouve pleinement unifiée, totalisée et comme fermée sur elle-même; mais ce terme, tout en étant d'ordre actuel, n'ajoute aucune nouvelle perfection quidditative, car il serait alors une nouvelle note essentielle changeant l'espèce. Ce «terme pur» suppose la nature déjà complète et se contente de la rendre incommunicable, un peu comme l'existence, qui est aussi un élément actuel, se contente de rendre réelle l'essence complète sans lui ajouter de note quidditative. Il est comparable au point qui termine la ligne en s'en distinguant [°1337] sans pourtant lui ajouter la moindre longueur: c'est pourquoi on l'appelle «terme pur». De plus, en rendant la nature incommunicable, il exige nécessairement qu'elle existe en soi et non en dépendance d'un autre, c'est-à-dire qu'elle subsiste. C'est pourquoi on l'appelle aussi la subsistance [°1338], terme technique qui dans la thèse désigne le «terminus purus»; celui-ci pourtant se distingue réellement de l'existence, parce que, dit-on, la nature individuelle doit d'abord constituer un sujet pleinement un et incommunicable avant d'exister; ou, en d'autres termes, la personne (ou suppositum), comme dernier sujet d'attribution, doit être d'ordre quidditatif, tandis que l'existence constitue l'ordre entitatif.
Cette conception est certes défendable, et elle ne se heurte nulle part à la contradiction. Mais aucune preuve décisive ne démontre l'existence réelle de ce terme pur, distinct à la fois de la nature et de l'existence. Ainsi, dans l'argument cité plus haut, s'il est vrai que la nature doit être sujet personnel avant d'exister, il suffit d'une priorité logique, comme l'exige le rapport logique d'attribution; il n'est donc pas nécessaire ni évident, que la «subsistance» se distingue de l'existence. Rien n'exige non plus, du côté de la nature individuelle, qu'elle soit ordonnée et comme préparée à recevoir son existence propre par un terme qui l'achèverait en se distinguant d'elle réellement, puisque, au contraire, toute essence est par nature et par elle-même ordonnée par une relation transcendentale à son existence propre. La question présente est ainsi semblable à celle de l'unité de forme [§652] et doit être résolue de même, en n'admettant que le minimum de distinction réelle vraiment démontrée. Il semble, en effet, paradoxal d'expliquer la plénitude d'unité ou la personne, en introduisant dans l'être une nouvelle distinction réelle qui est négation d'unité.
b) La théorie de Jean de saint Thomas, bien expliquée par Billot, et à laquelle se rallient beaucoup de néothomistes actuels, suit cette direction. Pour elle, la personnalité dans l'homme est constituée par l'existence propre de la substance qui en est ainsi au sens plein la subsistance, et qui joue aussi parfaitement le rôle assigné par Cajetan au terme pur, mais avec le grand avantage d'utiliser une distinction réelle déjà démontrée par ailleurs, entre l'essence actuelle (ou nature individuelle complète) et l'existence. Cette existence propre, en effet, termine la nature comme une perfection actuelle sans lui ajouter aucune note essentielle, et en la faisant subsister, elle la rend pleinement incommunicable à toute autre.
§855). La théorie que nous avons exposée est conforme à celle de Jean de saint Thomas, à une nuance près. Souvent, en effet, les philosophes cherchent à préciser un seul élément qui, dans l'homme, constitue la personnalité ou la dernière incommunicabilité: terme pur, existence, mode positif ou négatif. Il semble préférable de concevoir, comme réalisation concrète de la notion abstraite de personnalité, l'ensemble des trois éléments substantiels formant une totalité une par soi, en sorte que chaque élément explique l'une ou l'autre incommunicabilité, et que leur union constitue la plénitude d'incommunicabilité et d'unité personnelle. On comprend mieux ainsi que le rôle de la personne ne s'identifie pas avec celui de l'existence, et l'on peut même concéder que ces deux réalités se distinguent réellement, comme un tout (la personne) se distingue réellement d'un seul de ses éléments (l'existence).
Bien plus, en un sens large, la personne humaine est constituée ontologiquement par le tout physique où entrent comme éléments la substance complète (avec sa subsistance) et les accidents (avec leur inhérence). C'est ce tout, ce composé physique, qui réellement existe et agit et se présente comme objet d'expérience, en sorte qu'il manifeste sa nature par ses opérations, et sa personnalité par la maîtrise qu'il exerce sur ses actes ou par sa liberté: et c'est lui que désigne proprement la formule: «qui est sui juris et alteri incommunicabilis». Nous rejoignons ainsi le point de vue de la personnalité psychologique qui met en relief cet aspect phénoménal. Sans doute, ces théories modernes concernent un tout autre problème, mais il convient de noter ici leur point de suture avec la théorie ontologique, où les faits d'expérience, internes et externes, trouvent leur dernière explication.
b82) Bibliographie spéciale (L'ordre du monde)
§856). La notion d'ordre est une de ces idées primitives qui touchent de près à l'être et aux transcendentaux. Elle se rattache d'abord étroitement à celle de relation, tellement qu'on définit parfois celle-ci comme «un ordre d'une chose à une autre»: «ordo unius ad aliud». Chaque fois, en effet, qu'il y a ordre ou relation, on rencontre les deux aspects réunis: une unité d'ensemble et une pluralité d'éléments. Par exemple, une série de livres par ordre de taille ou par ordre de matière, etc.; un fondement commun (la matière ou la taille), établit une unité dans la multiplicité des livres: et, à ce point de vue, ils sont en relation mutuelle. D'où la définition générale de l'ordre, c'est l'unité dans la multiplicité, en tant que divers éléments dépendent les uns des autres par relations mutuelles.
L'ordre est donc constitué en lui-même par un ensemble de relations qui en sont pour ainsi dire la cause formelle; et pour expliquer l'ordre du monde, nous établirons d'abord quelles relations le constituent. Mais souvent aussi, l'idée d'ordre s'apparente à celle de bonté: ou encore de perfection ou de beauté qui n'est qu'une sorte de bonté, comme nous le dirons [°1338.1]. De même que tout est pleinement intelligible lorsque, dans l'ordre logique, chaque élément est à sa place, de même, quand l'ordre met chaque chose à sa place réelle, l'ensemble atteint sa perfection qui est son bien. L'ordre trouve, à ce point de vue, son explication dans la finalité qui en est le principe. D'où les deux paragraphes de cette étude de l'ordre du monde:
1. - Les relations constitutives de l'ordre du monde.
2. - La finalité, principe de l'ordre du monde.
Thèse 51. L'ordre du monde est constitué par de multiples relations réelles transcendentales et prédicamentales, qui se classent suivant un triple fondement: la quantité, l'action et la passion, et la mesure.
A) Explication.
§857) Le relatif en général, avons-nous dit [§192], est l'être en tant qu'il se comprend par un autre. Ne possédant comme tel que cette seule note, il peut se rencontrer dans l'être de raison comme dans l'être réel.
La relation réelle est celle qui existe dans la nature, indépendamment de la considération de l'esprit. Elle peut être ou transcendentale ou prédicamentale.
La relation transcendentale est celle où un élément absolu est par son essence même ordonnée à un autre: nous en avons rencontré de nombreux exemples, comme les diverses formes à l'égard de la matière ou les fonctions passives à l'égard de leur objet, l'intelligence à l'égard du vrai, etc.
La relation prédicamentale, est celle dont toute la réalité est de se rapporter à un autre, par exemple, la paternité.
Pour qu'une relation soit réelle, trois conditions sont requises: un sujet réel, un terme réel et réellement distinct du sujet, et un fondement réel.
Puisque toute relation suppose par définition deux êtres, on appelle sujet, l'être qui se réfère à un autre, et qui possède la relation; le terme est le deuxième être auquel le premier se rapporte; et le fondement est proprement le sujet immédiat de la relation, la propriété en raison de laquelle l'être est relatif; par exemple, si Pierre est le père de Jean, Pierre est le sujet de la relation de paternité, Jean est le terme, et la génération, le fondement.
Il est clair d'abord que pour être réelle une relation exige normalement un sujet réel, mais aussi un terme réellement distinct, car si une réalité est rapportée à elle-même, il s'ensuit qu'elle se comprend par elle-même, c'est-à-dire qu'elle est de fait absolue; la relation n'est alors qu'un détour de notre esprit, un être de raison, qui nous aide seulement à mieux comprendre l'absolu.
Mais il faut de plus un fondement réel, car la suppression du sujet, qu'il soit éloigné ou immédiat, entraîne évidemment la suppression de ce qu'il supporte; si on dit, par exemple, d'une chaise, qu'elle est à gauche de la colonne, on a bien le sujet réel, et le terme réel et réellement distinct; cependant la relation n'est que de raison, parce que le fondement d'être à gauche n'est pas dans la chaise, mais dans l'homme qui la regarde et en parle.
Pour que la relation soit prédicamentale, une quatrième condition est requise: elle doit elle-même être réellement distincte de son fondement, qui est un élément absolu, de façon à n'être qu'une réalité purement relative; car c'est le propre de la relation transcendentale de s'identifier avec son fondement absolu.
En raison de ce fondement, la relation peut être mutuelle, si elle se trouve réellement dans le terme comme dans le sujet; parce que l'un et l'autre en possède le fondement; ou non mutuelle ou mixte, si le sujet seul possède ce fondement; par exemple, la connaissance est relative à son objet, et non vice versa: dans l'objet, elle ne met qu'une relation de raison.
La relation sera équivalente ou non équivalente, suivant que le fondement est ou n'est pas de même nature dans les deux termes: ainsi la relation de similitude est équivalente, parce qu'elle suppose la même qualité comme fondement dans les deux choses semblables; la relation de paternité et de filiation, est aussi mutuelle mais non équivalente, le fondement étant actif d'un côté et passif de l'autre.
§858). Puisque le fondement fournit la raison explicative des relations réelles, il est le moyen d'en établir la classification naturelle. Or on peut ramener à trois les fondements dont on constate l'existence dans l'univers: la quantité, l'action et la passion, et la mesure.
1) La quantité. Tout d'abord, prise en elle-même, la quantité fonde les multiples relations étudiées en sciences mathématiques et qui se ramènent à diverses formes d'égalité et d'inégalité; comme relation réelle, l'égalité est la relation par laquelle deux choses distinctes participent à une même quantité, par exemple deux règles ayant la même longueur, sont égales à ce point de vue.
De plus, comme principe d'individuation, la quantité multiplie numériquement, soit les formes substantielles, soit les qualités accidentelles, les unes et les autres pouvant ainsi garder la même perfection en se distinguant réellement: elles fondent ainsi la similitude, relation par laquelle deux choses distinctes participent à une même forme ou qualité: par exemple la ressemblance (spécifique) entre deux hommes, ou entre deux savants, etc.
Ce fondement donne donc des relations mutuelles équivalentes.
2) L'action et la passion. Nous retrouvons ici les nombreux phénomènes que nous avons classés au chapitre de l'appétit: on peut considérer le sujet actif, soit pendant, soit après son action.
a) Pendant l'action: on trouve entre l'appétit et ses objets, de multiples relations de convenance ou d'utilité, qu'on peut définir: «relation par laquelle un objet par sa perfection est capable de satisfaire un appétit» [Cf. l'analyse de cette relation, §176-177], soit qu'il s'agisse d'un bien préexistant, à conquérir ou à goûter, comme la viande est convenable au carnivore; soit qu'il s'agisse d'un objet à produire selon l'inclination de l'agent, comme le nid à faire est convenable à l'oiseau. On trouve ainsi de multiples relations de convenance dans la nature, par exemple dans un même être, entre ses diverses fonctions qui s'entr'aident pour le bien de l'ensemble, comme nous l'avons montré spécialement dans le vivant [§388 et §652]; et entre les divers êtres, dont les réactions mutuelles aboutissent à leur bien et au bien de l'ensemble [§862, (2)]; en particulier, parmi les hommes règnent les rapports sociaux, qu'on appelle l'ordre moral, juridique, économique et politique.
Pour les relations, le fondement est à la fois la perfection du bien et l'inclination de l'appétit qui lui répond: en ce sens, il est l'action et la passion.
b) Après l'action, on trouve dans les choses produites, la relation d'origine appelée dans l'ordre vivant, filiation et paternité qu'on peut définir: «relation par laquelle l'effet se réfère à sa cause comme à son principe d'être». Ces relations, note saint Thomas, ne découlent pas des actions en tant qu'elles existent, mais plutôt en tant qu'elles ont existé: c'est pourquoi elles ont pour fondement du côté de l'agent, ce qui est laissé en lui par l'action, que ce soit une disposition ou qualité habituelle, un droit ou une puissance [°1339], tandis que dans le patient c'est l'effet produit qui est ce fondement: il y a en effet en toute causalité physique, une réaction qui accompagne l'action, en sorte que ces relations sont mutuelles, mais pourtant non équivalentes; car le fondement dans l'agent et dans le patient est différent, étant actif d'un côté et passif de l'autre: par exemple à la filiation répond la paternité.
3) La mesure: Il ne s'agit pas de la mesure mathématique ou au sens propre qui est la relation même d'égalité fondée sur la quantité [§273 et §295]; mais de la mesure analogique que nous avons définie [§302]: la relation d'identité entre deux perfections, de telle sorte que l'une soit la raison explicative de l'autre; ou sa raison d'être. Nous sommes donc au point de vue le plus profond de l'être même des choses. En parcourant l'univers on en distingue deux grandes formes que nous avons appelées: mesure intentionnelle et mesure ontologique.
a) La mesure intentionnelle est celle dont le domaine est la connaissance; elle est l'identité entre l'objet connu et la connaissance de cet objet, comme le montre l'analyse de la vérité [§589]: par exemple, entre la nature humaine réalisée en tous les hommes et le concept objectif de l'homme. Elle est réelle du côté de notre connaissance qui, étant passive, reçoit son déterminant cognitionnel [§518], mais non dans l'objet, qui reste indépendant. Elle est proprement une relation de spécification; et à ce point de vue on peut lui rattacher toutes les relations de spécification par lesquelles nos diverses fonctions ou opérations, se définissent par leurs objets formels [§772].
b) La mesure ontologique est celle dont le domaine est la causalité et spécialement la cause exemplaire qui est la cause efficiente parfaite. En celle-ci, en effet, la perfection même de l'effet dépend de la cause, de telle sorte qu'elle est vraiment mesurée, ou constituée en ses déterminations propres ou spécifiques [§225], par exemple la perfection de la statue reproduit précisément celle que le sculpteur a conçue dans son idée exemplaire; mais outre l'identité intentionnelle, il y a ici influence causale, en sorte que c'est l'être lui-même de l'effet qui s'explique par dépendance et participation à l'égard de la source: c'est pourquoi on parle de mesure ontologique, qui est une relation transcendentale, mais non mutuelle, réelle seulement du côté de l'effet mesuré et dépendant; tandis que la cause n'a de soi qu'une relation de raison à son effet [§230].
On peut ainsi rattacher à la mesure ontologique, toutes les relations de dépendances réelles du côté de l'effet et de domination (relation de raison dans l'agent) qui relient à leurs effets propres toutes les causes efficientes, causes de l'être ou du devenir, causes parfaites ou imparfaites, causes par nature ou causes par intelligence.
Nous devons maintenant prouver l'existence réelle de ces diverses relations.
B) Preuve.
§859). a) FAITS. 1) Lorsque nous songeons à ces diverses relations pour les définir et les classer, il y a évidemment entre les choses relatives, un rapport que pense notre esprit et qui est en lui; mais il est certain que, même si personne n'y pense, ces rapports demeurent dans les choses: par exemple, deux objets ayant même couleur, comme deux roses blanches, restent semblables; deux arbres ayant même hauteur restent égaux; tous les enfants gardent la filiation à leur père, etc.
2) De même, les fondements en raison desquels s'établissent ces rapports apparaissent comme existant dans la nature indépendamment de la considération de notre esprit. Nous ne produisons en y pensant, ni la quantité, ni la qualité, ni les générations et autres actions ou passions, ni enfin la dépendance ontologique en raison de laquelle l'effet se mesure sur sa cause. Nous constatons clairement la réalité de ces objets comme indépendante de nous.
3) De plus, au moins pour les deux premiers fondements (la quantité et qualité, et l'action et la passion) nous les voyons parfois exister indépendamment des relations, et réellement séparées d'elles. Par exemple, une rose gardera sa blancheur, même si par l'absence de toute autre rose blanche, elle n'a plus de «similitude»; un fils garde sa nature humaine, même si, par la mort de ses parents, il n'a plus de relation réelle de filiation par manque de terme réel. Il y a donc en ces cas, distinction réelle évidente entre les relations réelles et leurs fondements.
b) PRINCIPE. Or une relation est réelle, lorsqu'elle existe dans la nature indépendamment de la considération de notre esprit: et elle est prédicamentale, lorsqu'elle se distingue réellement de son fondement.
Donc il faut reconnaître la réalité dans la nature de ces trois groupes de relations dont les deux premières sont des relations prédicamentales.
Toutes ces relations constituent précisément l'ordre du monde et on ne pourrait en nier l'existence, sans nier par le fait même la réalité de cet ordre; or celui-ci est si évident que nul homme de bon sens n'en conteste l'existence, et nous avons là une nouvelle preuve confirmant la réalité de ces multiples relations.
C) Corollaires.
§860) 1. - Esse ad et esse in. Puisque la relation comme telle est indifféremment une réalité ou un être de raison, lorsqu'elle est réelle, il faut y distinguer deux aspects:
1) Un aspect réel, en raison duquel elle existe dans la nature indépendamment de la considération de notre esprit: c'est l'esse in, parce que, à ce point de vue, la relation s'enracine dans un sujet absolu soit distinct d'elle (relation prédicaméntale) soit identique à sa réalité (relation transcendantale).
2) Un aspect relatif, en raison duquel elle a sa nature propre et sa définition: on l'appelle l'esse ad, parce que cette nature consiste à se définir par un autre.
Si, en effet, la relation était réelle précisément en tant que relation, il ne pourrait y avoir de relation purement logique. Ce n'est donc pas comme telle, par son «esse ad», qu'elle est un prédicament réel; mais par un autre aspect qui est son «esse in». Mais il n'y a nulle distinction réelle entre ces deux «esse», ce sont deux aspects d'une seule et même essence simple qui, lorsqu'elle est réelle, est tout entière référence à son terme (ad) et tout entière inhérente à son sujet (in).
§861) 2. - Application et résumé. La notion de relation a d'innombrables applications en science et en philosophie, tellement que le positivisme déclare que pour notre raison, «tout est relatif»; et bien que ce paradoxe soit inadmissible, il met en relief l'importance de cette idée. L'absolu lui-même, qui est l'acte pur et l'infini, n'est connu par nous qu'en devenant relatif, ou par référence à ses effets, mais grâce à des relations de raison, car nous comprenons que, en lui-même; il est pleinenement indépendant et intelligible par soi.
Cependant, il n'y aurait pas d'absurdité à concevoir au sein même de l'absolu, une relation réelle, puisque dans sa pure notion, le relatif est indifférent à l'acte comme à la puissance et ne comporte de soi aucune imperfection. C'est par là précisément que le dogme si profondément mystérieux de la Très Sainte Trinité, apparaît comme n'étant pas contradictoire: la distinction réelle des personnes divines affirme seulement l'opposition d'attributs relatifs comme la filiation et la paternité; tandis que toutes les perfections absolues sont indivisiblement communes aux trois Personnes en leur unique nature divine.
Dans l'univers, le règne des relations s'identifie avec celui des lois: des lois physiques dans le monde des opérations soumises au déterminisme [§114 et §224], des lois morales dans le monde des activités libres [§1074], en sorte que l'ordre du monde constitué par l'ensemble de ces relations n'est rien d'autre que le réseau pleinement unifié de toutes ces lois, expression de la sagesse du Créateur, comme le dit la théodicée.
En résumé, la relation apparaît comme une notion simple et toute première, dont l'unique note est «d'être intelligible par un autre»; c'est-à-dire d'avoir sa vérité spéciale et son unité exigeant pluralité.
C'est pourquoi:
1) elle est avec l'absolu la première division de l'être;
2) elle est compatible avec l'être de raison, de sorte que si elle est réelle, il faut y distinguer deux aspects, l'un de réalité (esse in), l'autre de relativité (esse ad);
3) elle pourra s'identifier selon son aspect réel, avec les diverses autres réalités absolues et se réaliser en plusieurs genres (relation transcendentale);
4) enfin, par ses multiples applications réelles dans la nature, elle constitue comme une réalité, l'ordre du monde et le réseau de ses lois.
Thèse 52. Le dernier principe de l'explication de l'ordre du monde est sa finalité en sorte que la fin dans l'exécution y rend compte de l'ordre stable, et la fin dans l'intention, de l'ordre successif.
A) Explication.
§862). Les multiples relations dont nous venons d'établir l'existence, relient tous les êtres entre eux de façon à constituer une unité d'ensemble appelée univers ou monde [°1340]. Cette unité de composition [Cf. les définitions au §195], formée de nombreuses parties réellement distinctes, n'est pas un tout «un par soi», car nous y avons constaté beaucoup d'individus subsistants comme personnes ou sujets indépendants d'action; mais si l'univers n'a qu'une unité accidentelle, celle-ci n'est pas une pure juxtaposition, comme un aggrégat ou un tas de pierres; et sans atteindre l'unité naturelle telle que nous l'avons définie [°1341] elle est une unité d'ordre découlant des lois mêmes de la nature: c'est pourquoi elle est la réalisation la plus haute des choses, manifestant une éminente perfection, où chaque être trouve les conditions de son propre épanouissement et poursuit son propre bien en travaillant au bien de l'ensemble.
L'ordre du monde considéré ainsi comme une expression de bonté et de perfection apparaît sous deux aspects: un aspect statique, comme une perfection déjà réalisée dans les êtres qui le composent: c'est l'ordre stable; un aspect dynamique dans la richesse toujours nouvelle produite par l'évolution: c'est l'ordre successif.
1) L'ordre stable du monde est constitué par l'ensemble des substances de l'univers, hiérarchisées suivant leurs degrés de perfection, en genres et en espèces de plus en plus immatériels, et en chaque espèce par divers groupes homogènes, unis par leurs propriétés, leur juxtaposition, ou leur dépendance et leur aide mutuelle; c'est l'existence de cet ordre stable qui nous a permis d'établir par induction, une série de définitions, depuis les minéraux jusqu'à l'âme humaine, où toutes les perfections des formes moins hautes se retrouvent virtuellement dans les plus hautes; et les classifications des sciences particulières comme la chimie, la botanique, la géologie, complètent ces grandes divisions dans le même sens d'une admirable unité hiérarchique dans la diversité. Ce sont les relations de ressemblance (générique, spécifique, qualitative), d'égalité et de proportion, de localisation et de dépendance qui constituent la réalité de cette première forme de l'ordre.
2) L'ordre successif est plus important encore et a été mis en puissant relief par les théories modernes de l'évolution. L'univers, en effet, n'est stable que dans son fond matériel: si à ce point de vue, «rien ne se crée et rien ne se perd», d'un autre côté «tout se transforme», tout est soumis à un perpétuel changement. On appelle en général l'ordre successif du monde, l'ensemble des relations qui relient entre eux les états successifs des êtres obtenus par leur changement et qui permettent le bien de chacun et la perfection de l'ensemble. On constate trois domaines de plus en plus vastes, où se manifeste cet ordre: dans les individus, dans les groupes et enfin dans tout l'univers.
a) L'ordre successif individuel se rencontre en particulier chez les vivants; là, en effet, comme nous l'avons montré [§379], chaque individu étant principe d'activités immanentes, réalise son évolution harmonieuse qui le conduit de la cellule primitive à l'épanouissement de l'adulte; avec un progrès parallèle pour les animaux, dans leur vie consciente sensible, et chez l'homme, sous la direction de la volonté libre, dans la formation de sa personnalité. Ces diverses phases du cycle vital sont reliées entre elles par des rapports de cause à effet, et elles conduisent évidemment l'individu à son bien ou à sa perfection; elles constituent ainsi un ordre évolutif remarquable dont nous avons déjà montré le principe ou la cause intrinsèque par les théories de l'âme [§383], de l'unité de forme [§652] et de la personnalité ontologique [§850].
b) Ordres successifs collectifs (par groupes). Mais beaucoup d'activités dépassent l'être agissant et groupent un certain nombre d'individus par des relations de dépendance: on l'observe d'abord chez les animaux par l'instinct de reproduction; par exemple l'oiseau construit son nid, y dépose ses oeufs, les couve, puis nourrit ses petits; le sphex cherche une épiphiggère, la paralyse, creuse un trou et l'y transporte; puis il dépose un oeuf sur la proie et ferme soigneusement le terrier. Tous ces actes si bien enchaînés ont évidemment une relation de convenance, non à la vie de l'oiseau ou du sphex, mais à celle de leurs petits, ou à la conservation de leur espèce; ils constituent un ordre collectif spécifique. Certains de ces groupes s'élargissent et s'enrichissent, chez les animaux à l'instinct social, comme dans une fourmillière ou une ruche d'abeilles, où pour obtenir à la fois l'évolution individuelle et la conservation de l'espèce, on trouve une spécialisation et une distribution de fonctions diverses. Chez les hommes, cette coopération s'élargit encore et constitue l'ordre moral et social qui tend à unifier toute l'humanité.
Dans le règne minéral, on peut noter aussi des ordres collectifs qui sont à la base des classifications chimiques par famille de corps suivant les mêmes affinités chimiques. Mais surtout on constate la formation de groupements successifs plus larges où interviennent des agents et patients de diverses espèces dont l'ensemble sur la terre forme un véritable ordre collectif terrestre. Ainsi les conditions naturelles de combinaisons chimiques, chez les corps bruts, permettent l'existence d'un ensemble de minéraux qui servent d'aliments de base aux végétaux, et les fonctions de ceux-ci leur sont pleinement adaptées: on le voit, par exemple, dans l'absorption de sucs nutritifs par les racines et la fonction chlorophylienne des feuilles vertes fixant l'acide carbonique. À leur tour, les substances organiques fabriquées par les plantes, sont l'aliment de base pour les animaux; et l'homme au sommet se sert intelligemment de tous les ordres inférieurs pour perfectionner son mode de vie; et cet ordre soumet le minéral au vivant, le végétal au connaissant, l'animal à l'homme sans que le supérieur puisse dominer l'inférieur jusqu'à l'absorber ou le détruire, parce que ce dernier trouve dans sa puissance de reproduction et d'adaptation, le moyen de conserver son espèce. Chez les vivants, l'équilibre dynamique commence à l'intérieur de chaque règne et il est assuré, non seulement par la loi darwinienne de la lutte pour la vie, mais aussi par l'existence de freins naturels qui arrêtent les expansions exagérées.
c) Ordre successif universel. L'existence même de l'ordre terrestre est conditionné par des influences plus larges qui nous conduisent à un ordre universel où tous les êtres sensibles sont englobés: par exemple, le changement de lieu de la terre par rapport au soleil produit les saisons, et par là est convenable à la germination des plantes; de même l'évaporation des eaux sous l'action du soleil en permettant les pluies et l'existence des cours d'eaux est un phénomène utile à la vie de tous les vivants; cette utilité est favorisée par l'aptitude de l'eau à dissoudre de nombreux sels, qu'elle draîne et distribue comme des éléments nutritifs, tandis que sa propriété si remarquable (parce que exceptionnelle) d'augmenter de volume en se solidifiant, permet aux poissons de continuer à vivre sous la glace qui remonte à la surface.
La géologie reconstitue les étapes historiques de cette immense évolution qui, à travers les quatre ères de formation, a réalisé les conditions indispensables à la vie de notre globe; et l'astronomie, remontant plus haut encore, replace notre petite planète dans le vaste système solaire où sa situation apparaît de nouveau, si favorable à l'éclosion de la vie; le système solaire lui-même n'est qu'un grain de poussière dans la nébuleuse dont il partage l'ordre évolutif et qui se relie elle-même, par des relations encore peu connues, aux autres nébuleuses de l'univers. Le progrès de ces sciences fondées sur l'observation proclame ainsi l'ordre universel du monde en dévoilant peu à peu l'enchaînement des phénomènes, selon des lois formulées mathématiquement, dont le déterminisme aboutit au bien de chacun des êtres qui nous entourent, comme à la perfection évidente de l'ensemble.
Ce qui constitue en lui-même cet ordre successif, c'est la réalité de nombreuses relations de dépendance causale et de domination, d'utilité et de convenance, produites par les multiples actions et réactions des êtres mis, par le mouvement, continuellement en contact les uns avec les autres; et ces relations constituent une première cause intrinsèque explicative. Mais le dernier principe d'explication de l'ordre du monde, soit stable, soit successif, est sa finalité.
§863). Nous pouvons ici, après l'étude détaillée des agents de l'univers sensible et de leurs diverses spécialisations appétitives, inconscientes ou conscientes, donner comme récapitulation une idée précise de la finalité.
Dans son sens le plus général, elle est, avons-nous dit, «le rapport d'une action au bien qui la spécifie» [§245] ou encore, puisque cette spécification adapte parfaitement l'agent à son objet, elle est l'adaptation de l'action à son terme (qui est la fin), par exemple, la finalité de la respiration est son adaptation à la fixation de l'oxygène de l'air, c'est-à-dire à la nutrition et à la conservation de la vie végétative qui est son effet et son objet propre. Prise ainsi, la finalité est donc de soi active, ou liée à l'opération d'un agent. Mais comme on a tendance à concevoir toute action comme un moyen par lequel l'agent produit un résultat, on passe à un point de vue statique; d'où les deux formes de finalité:
1) La finalité statique ou objective, est, en général, l'adaptation de moyens à une fin, ou de parties au tout, ou encore d'éléments imparfaits au résultat parfait qu'ils contribuent à produire; elle n'est, on le voit, qu'un autre mot pour désigner l'ordre.
2) La finalité dynamique ou subjective, est ce caractère de tendance par lequel tout être agit pour sa perfection: soit pour l'acquérir ou la retenir, soit pour la communiquer. Ce caractère de tendance ou d'inclination, est, comme nous l'avons dit [§682], ce qui définit l'appétit, ou encore la cause efficiente comme telle ou l'agent; d'où le principe: «Tout agent agit pour une fin».
De ces deux formes, la deuxième est plus fondamentale et plus essentielle; car elle est supposée par la première et en est précisément le principe d'explication. Les parties, en effet, ne se réunissent pas d'elles-mêmes pour réaliser la perfection du tout ou l'unité d'ordre. L'union spontanée ou inconditionnée du divers est impossible, car ce serait tirer le plus du moins, la perfection du tout étant incontestablement plus haute que celle de chaque partie. Il faut, pour rendre intelligible - et possible - ce résultat, un agent ou une cause qui en précontienne la perfection et la lui communique. Par exemple, les pièces et les rouages d'une montre ne se rassemblent pas d'eux-mêmes pour marquer l'heure: il faut un horloger qui en possède le plan et le réalise. Mais cette action même de la cause efficiente a besoin d'être expliquée, comme nous l'avons dit [§222] et demande une cause finale, en sorte que cette finalité subjective est bien le dernier principe d'explication de la finalité objective et de l'ordre.
La finalité subjective se diversifie évidemment selon les divers appétits et elle a trois formes principales [Cf. tout le chapitre 7, §845, sq.]: celle de tendance inconsciente dans l'appétit naturel; celle de tendance consciente, mais imparfaite dans l'appétit sensible; celle de tendance consciente parfaite, selon l'ordre d'intention comme d'exécution, avec conception nette du but, des moyens et de leurs rapports, dans la volonté.
C'est aussi en fonction de la finalité subjective qu'il faut distinguer la fin dans l'intention et la fin dans l'exécution; la première désignant, comme nous l'avons dit [§244], une «perfection précontenue dans un agent à la façon d'un bien spécifiant son appétit»; et la seconde, «la perfection ou le bien déjà réalisé par l'agent et devenu la perfection du patient». La fin qui est cause et constitue la finalité subjective en déterminant l'agent à produire son opération est la fin dans l'intention; elle se réalise pleinement et parfaitement dans l'agent par volonté et intelligence où l'idée exemplaire exprime clairement le bien ou la perfection à produire. Mais on la trouve aussi par participation dans l'appétit sensible, et même dans l'appétit naturel inconscient où la perfection même de la cause joue un rôle analogue à celui de l'idée exemplaire et y réalise une vraie finalité subjective; et par son action directrice, cette «fin-cause» explique l'enchaînement des diverses phases de l'effet en cours d'exécution. Mais elle se prolonge et, pour ainsi dire, elle se cristallise et se stabilise dans l'oeuvre achevée en devenant fin dans l'exécution, en sorte que celle-ci explique plus directement l'effet une fois produit, comme la fin dans l'intention expliquait l'effet en devenir. Par exemple, en prenant le cas le plus favorable d'un artiste, comme un horloger, la fabrication successive des pièces s'explique par la fin dans l'intention: l'idée précise de la montre à obtenir; et celle-ci, une fois achevée et réglée, réalise par sa perfection la fin dans l'exécution qui explique la disposition et l'harmonie de ses parties.
Nous rejoignons ainsi les deux ordres signalés à propos du monde: l'ordre stable et l'ordre successif; le premier (celui, par exemple, de la montre achevée où toutes les pièces sont en relation de convenance), se rattache à la fin dans l'exécution; et le second (celui de la succession des pièces fabriquées) répond à la fin dans l'intention. On voit que l'un et l'autre de ces deux ordres ont en eux-mêmes une finalité objective constituée par les multiples relations qui unifient leurs éléments, donnés ensemble ou l'un après l'autre. Mais pour en trouver le dernier principe d'explication, il faut s'élever à une finalité subjective qui suppose au-dessus d'eux la domination d'une cause efficiente agissant, comme tout agent, pour une fin (fin dans l'intention).
Il nous faut maintenant appliquer ces principes à l'ordre général du monde, soit stable, soit successif, décrit plus haut.
B) Preuve.
§864). 1. L'ordre stable du monde a pour dernier principe d'explication sa finalité en tant qu'elle s'exprime par la fin dans l'exécution.
En effet:
La fin dans l'exécution est une perfection déjà réalisée dans l'effet, comme manifestant la perfection et la bonté de sa cause.
Or, d'une part, l'ordre stable du monde est une grande perfection déjà réalisée, comme nous l'avons constaté en montrant qu'il fait, des divers êtres de l'univers, un tout admirable de beauté et d'harmonie; d'autre part, il reste un effet demandant pour s'expliquer une cause externe; car la multiplicité réelle des éléments qui le composent et leur caractère matériel manifestent en lui la présence de la limite et donc de la puissance à côté de l'acte, ou d'une perfection mélangée d'imperfection; et selon le principe de causalité [§233], tout être imparfait et limité n'est pleinement intelligible que par une cause dont il manifeste la perfection.
La théodicée précisera la nature de cette cause [§958]; mais dès maintenant nous devons conclure que l'ordre stable du monde serait inintelligible si on ne lui donnait pour dernier principe d'explication, la fin dans l'exécution, c'est-à-dire si on ne le concevait pas comme un effet manifestant par sa perfection relative, la perfection absolue de sa cause.
2. L'ordre successif du monde a pour dernier principe d'explication sa finalité en tant qu'elle s'exprime par la fin dans l'intention.
En effet:
La fin dans l'intention est la perfection d'un effet non encore produit, mais comme précontenu dans la perfection d'une cause «ordonnée» ou décidée à le produire.
Or l'ordre successif, comme l'ordre stable du monde est à la fois une évidente perfection, comme nous l'avons montré, et un effet exigeant une cause externe. Il ajoute même à la multiplicité réelle des parties l'imperfection du changement et tombe sous le principe de causalité: «Tout ce qui commence ou tout ce qui change a une cause»; et par là, il est bien une perfection non encore produite, du moins dans sa totalité, qui ne peut donc être qu'une fin dans l'intention.
Cette fin est contenue partiellement en chacun des agents de la nature qui exécutent réellement l'ordre successif, soit consciemment, soit inconsciemment, comme nous l'avons constaté. Mais il est clair que l'unité d'ensemble les domine tous et ne peut s'expliquer par l'intention d'aucun d'entre eux en particulier. Cette évidence s'impose puissamment à notre raison, capable théoriquement de concevoir par ses sciences l'immense réseau de l'ordre évolutif de l'univers; mais très impuissante, pratiquement à modifier l'inexorable déroulement des phénomènes physiques, physiologiques, psychologiques et même sociologiques, soumis au déterminisme. Cette fin dans l'intention explicative de l'univers doit donc être conçue par une cause supérieure, celle dont l'ordre stable nous a déjà révélé l'existence et dont la théodicée doit préciser la nature.
C) Corollaires.
§865) 1. Réalité du désordre. Puisque l'ordre, en tant que perfection, est un bien et qu'il s'explique par la finalité, le désordre se rattache nécessairement au mal et au hasard. C'est pourquoi, si l'on considère la cause universelle, assez parfaite pour que nul mode d'être, nul événement dans la nature n'échappe à son efficacité, de même qu'il ne peut plus être question de hasard à son sujet, comme nous l'avons montré [§249], de même il n'y a plus pour elle aucun désordre possible. L'évolution de l'univers n'est que l'exécution de l'intention de cette Cause infiniment sage et toute-puissante à laquelle rien ne peut résister; et elle se traduit par le déterminisme des lois de la nature, celles-ci n'étant rien d'autre que l'expression des relations nécessaires entre phénomènes, constitutives de l'ordre du monde. Même dans l'univers moral il n'y a nulle trace de désordre, car, dès que se commet le péché, comme l'explique saint Augustin [°1342], l'ordre de la justice et du châtiment remplace aussitôt l'ordre violé de la bonté et de la récompense. Tel est le point de vue où vaut pleinement l'analyse bergsonnienne, montrant que tout désordre ou ce que nous appelons ainsi, n'est qu'une autre façon de réaliser l'ordre [°1343].
On ne peut cependant nier l'existence évidente du mal, soit physique soit moral, et dans la même mesure on doit reconnaître la réalité du désordre; mais d'une façon relative: au point de vue restreint d'une finalité limitée qui relève d'un agent fini et imparfait; par exemple, l'introduction de bacilles pathogènes dans l'organisme humain y produit un désordre, très réel au point de vue des exigences de la santé humaine, bien que le développement de ces microbes suive des lois par ailleurs sagement ordonnées.
Mais autant que le mal pur, le désordre pur est impossible; il suppose toujours pour se réaliser, comme sujet, un ou plusieurs êtres doués d'un minimum d'unité, et par conséquent, d'un certain degré d'ordre et de bonté.
§866) 2. - Le miracle et l'ordre. Saint Thomas définit le miracle: «ce qui est réalisé par Dieu en dehors de l'ordre habituellement conservé dans les choses» [°1344]. Sa possibilité ressortira, en théodicée, de l'attribut divin de toute-puissance. Il est un signe sensible accessible à l'observation et à notre raison; et il a pour rôle de nous permettre une adhésion raisonnable aux mystères de la foi surnaturelle, en démontrant le fait de la Révélation divine; c'est pourquoi son étude détaillée relève de la Théologie fondamentale ou apologétique.
Notons seulement ici que loin de détruire l'ordre du monde et les lois de la nature, il les suppose au contraire et serait inintelligible sans eux.
Si on considère une finalité particulière avec l'ordre et les lois qu'elle fonde, on peut dire que le miracle peut leur être opposé; par exemple, l'arrêt dans l'atmosphère d'un homme tombant d'un toit est contraire aux lois de la pesanteur. Mais souvent le miracle est en dehors de cette finalité, sans s'y opposer, comme les guérisons qui sont dans le sens de la nature, mais instantanées, au lieu d'exiger un long temps.
Si l'on considère l'ordre universel du monde, le miracle ne lui est jamais opposé, bien qu'il soit en dehors de son cours normal, puisqu'il est l'oeuvre de cette même volonté très sage et très puissante de Dieu où l'ordre universel trouve aussi son principe. En sortant de l'ordre de la nature, il fait partie d'un autre ordre plus haut et également providentiel. Car il manifeste très évidemment une finalité objective, traduction de cette finalité subjective par laquelle Dieu conçoit et réalise son plan; et Dieu, pas plus que la nature, ne fait rien en vain. Les miracles de l'Évangile, par exemple, avaient évidemment pour but d'établir la mission du Verbe incarné comme Rédempteur des hommes.
C'est pourquoi enfin, bien que le miracle ressemble au hasard, parce qu'il est en dehors de la finalité habituelle de la nature, il s'en distingue nettement parce qu'il révèle clairement un autre ordre qui englobe celui de la nature et le domine: l'ordre surnaturel.
§867) 3. - Diverses opinions. La vraie théorie, comme il arrive souvent, est flanquée d'opinions contestables, les unes par excès, les autres par défaut.
1. Un certain nombre d'anciens, après Platon et Plotin, frappés de la beauté de l'ordre du monde, concevaient une Âme du monde [PHDP, §55 et §131] qui donnait à l'univers une sorte d'unité substantielle; et saint Augustin [PHDP, §153], sans l'admettre, ne la jugeait pas absurde. Le panthéisme n'est que l'exagération de cette tendance.
2. À l'inverse, Épicure [PHDP, §109], reprenant la théorie des atomistes [PHDP, §19], ne voyait dans l'ordre du monde que l'effet du hasard; et cette attitude hostile d'exclusion pour les causes finales est encore celle du mécanisme moderne depuis Descartes [PHDP, §333, (3)]. Cette théorie pourtant, n'explique pas l'ordre par le hasard, mais par le déterminisme, base des lois de la nature où n'interviennent que les causes efficientes. Aussi cette explication est-elle valable en soi, dans ce qu'elle affirme positivement; elle n'est erronée qu'en excluant comme illégitime le complément d'explication par la finalité dont nous avons montré le rôle indispensable.
Cette finalité de l'univers, après avoir rassemblé en sa vaste unité tous les
êtres tombant sous notre expérience, étudiés en Philosophie naturelle, nous
oriente résolument vers une Cause efficiente qui dépasse notre expérience.
Elle nous introduit ainsi dans le troisième traité de la Philosophie:
la MÉTAPHYSIQUE.
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