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§485.1). Fils du philosophe James Mill, John Stuart Mill n'eut pas d'autre précepteur que son père; celui-ci réussit à lui faire terminer à 14 ans ses études classiques, grecques et latines, et il l'initie dès lors à la philosophie: le jeune homme collabore à la composition de l'Analysis en dépouillant Condillac, Helvétius, Hartley. Il lit aussi le traité de Législation de Bentham et il s'enthousiasme pour l'utilitarisme qu'il devait plus tard corriger. En 1823, il entre comme son père à la Compagnie des Indes qui le compta, jusqu'à sa liquidation (1864), parmi ses employés les plus éminents. Son activité philosophique n'en est pas ralentie: il écrit assidûment dans la Revue de Westminster dont J. Mill est directeur; et il fonde avec quelques amis dans la maison de Bentham, une «Société utilitaire» pour propager les idées de l'école.
Cependant, vers l'âge de 20 ans, il subit une crise de scepticisme intellectuel et de découragement moral, due, semble-t-il, à l'excès du travail de l'esprit. Il avait l'impression que le calcul des plaisirs prôné par Bentham ne pourrait lui donner le bonheur, et il comprit qu'il ne le trouverait qu'en faisant appel au sentiment, à l'amour dévoué pour ses semblables. Quand éclata la Révolution française de 1830, il vint à Paris, visiter Lafayette, Enfantin, Bazard, fut conquis par le souffle de généreuse ardeur et de régénération sociale qui animait ces réformateurs, et, de retour à Londres, il exalte la Révolution en des termes qui manifestent sa nouvelle tendance sentimentale. Il se rapproche alors du courant romantique [°1519] et se lie même, quoique pour peu de temps, avec Carlyle. Ses relations avec Mme Taylor qui commencent vers 1832 accentuent encore ce côté de son caractère; il attribue à cette amitié «l'élément de sentimentalité et de pitié, l'amour pour les faibles qui s'est fait jour de plus en plus ouvertement dans ses oeuvres, qui l'a fait passer peu à peu de l'économisme libéral aux thèses protectionnistes et féministes du socialisme d'État» [°1520].
Stuart Mill cependant ne fut jamais dominé par le sentiment. L'équilibre se rétablit dans son esprit à la lecture des oeuvres de Comte, surtout des deux premiers volumes de la Philosophie positive qu'il se procura en 1837. Il en fut ravi, au point d'écrire spontanément son admiration à leur auteur [°1521]; mais plus tard, il se sépara de lui, soit sur la légitimité de la psychologie comme science, soit sur le rôle de l'individu et de sa liberté en sociologie. Tout en restant fidèle aux thèses essentielles du positivisme, il garde une pensée philosophique originale.
Cette pensée s'exprime surtout dans ses chefs-d'oeuvre: le Système de Logique déductive et inductive, préparé à partir de 1828, paru en 1843, qui connut un immense succès en Europe [°1522]; et ses Principes d'économie Politique (1848) qui «expriment, par rapport aux traités antérieurs de Malthus et de Ricardo, une réaction fondée sur le sentiment de la vie et l'optimisme moral» [°1523]. Après la mort de sa femme, il se livre aux études morales et politiques pour défendre l'idéal de liberté cher à Mme Taylor. Il édite alors On Liberty (1859); Pensées sur le gouvernement représentatif (1859); puis l'Utilitarisme (1861) où il corrige Bentham. Il rassemble aussi ses articles de Revue en Dissertations et discussions (4 vol.) et il écrit, en 1865, deux ouvrages de critique: Examen de la philosophie de Hamilton; et A. Comte et le positivisme où il repousse tout esprit mystique et religieux [°1524]. Son dernier ouvrage, l'Assujettissement des femmes paraît en 1869. Il avait écrit une Autobiographie et des Essais sur la Religion qui furent édités après sa mort.
A) Caractère général et Théorie fondamentale.
§485.2). La valeur de l'oeuvre de Stuart Mill est dans sa richesse, son originalité, les solutions qu'elle suggère, plus que dans une thèse spéculative bien définie dont les applications seraient logiquement poursuivies en divers domaines; cependant, elle ne manque pas d'une vraie unité, parce qu'elle se rapporte toute entière à l'homme dans sa vie psychologique, morale, sociale et politique et qu'elle est à la fois radicalement positiviste et orientée vers la défense de la personnalité. Si l'on voulait dégager la thèse fondamentale qui semble unifier ses diverses doctrines, on pourrait proposer la formule suivante:
L'essentiel de l'existence de l'homme est la spontanéité vitale qu'il faut concevoir, non comme une substance ou un principe spirituel, mais comme un fait d'expérience, saisissable en soi par la conscience, et dans les autres par l'observation externe.
Cette thèse semble partout supposée, mais n'est nulle part explicitée ni prouvée; elle est même un effort de conciliation entre deux théories qui, logiquement, s'excluent: le positivisme et le libéralisme. Ainsi s'explique que Stuart Mill laisse un certain nombre de questions «ouvertes», sans leur donner de solution définitive. C'est là d'ailleurs un reflet de sa vie où sa formation première, exclusivement spéculative et empirique, fut suivie par réaction d'une vigoureuse poussée d'indépendance personnelle et de vie sentimentale [°1525].
Les applications de cette thèse fondamentale concernent les divers domaines de la vie humaine. D'abord, la Logique, oeuvre capitale qui contient toute une psychologie positive; puis, l'Utilitarisme qui aborde la vie morale; enfin, les études sur la vie sociale et religieuse. Ce triple domaine constitue pour Stuart Mill toute la philosophie; car il la définit: «La science de l'homme en tant qu'être intelligent, moral et social» [°1526].
B) La Logique. Applications psychologiques.
§486). Préoccupé de mettre en valeur la personnalité humaine, Stuart Mill, sans avoir écrit de traité systématique de psychologie, s'est montré grand psychologue: il a revendiqué avec force pour la psychologie le titre de science et voulant rénover la logique, il a tenté un effort remarquable pour soumettre au positivisme la vie de notre esprit en ses trois actes: idée, jugement, raisonnement [°1527].
1) La psychologie expérimentale comme science positive. A. Comte niait la possibilité d'une science spéciale pour les faits de conscience: il en partageait l'étude entre la physiologie et la sociologie [§460]. Stuart Mill dont toutes les conceptions philosophiques sont dominées par l'estime de sa spontanéité vitale, ne pouvait admettre cette mutilation; mais s'il se sépare du comtisme, c'est en restant fidèle à son esprit, et, somme toute, il lui donne un heureux complément.
Il distingue deux sortes de sciences positives: les unes sont exactes parce que tous les détails de leur objet sont soumis à des mesures précises et se plient au calcul mathématique; ainsi, l'astronomie depuis Newton; les autres sont approximatives, parce que dans leur objet trop complexe, une partie des faits échappent aux prévisions fondées sur des lois précises; ainsi, la science des marées: on peut y déterminer l'action des causes majeures (attraction du soleil et de la lune); mais le rôle des causes secondaires (direction du vent, circonstances locales, etc.), bien que soumises en théorie à des lois fixes, échappent, en fait à nos prévisions. La psychologie expérimentale appartient à ce deuxième genre: «Elle est bien loin de l'exactitude de notre astronomie actuelle; mais il n'y a aucune raison pour qu'elle ne soit pas une science comme l'est celle des marées» [°1528]. Elle a d'ailleurs un objet, des lois, une méthode.
Son objet propre, ce sont les faits de conscience, les pensées, les sentiments et les actions des hommes. Nous en connaissons les lois fondamentales et l'idéal serait, en appliquant des lois, de «préciser avec certitude comment un individu pensera, sentira ou agira dans le cours de sa vie». Nous n'aurons jamais toutes les données requises pour une telle déduction [°1529]; mais «ce qui n'est que probable, quand on l'affirme d'individus pris au hasard, est certain quand on l'affirme du caractère et de la conduite des masses» [°1530]. La psychologie établit en ce sens de vraies lois.
Elle a enfin sa méthode propre: l'observation interne ou introspection. Aux objections d'A. Comte, Stuart Mill oppose une double réponse. D'abord, il le renvoie «à l'expérience ainsi qu'aux écrits des psychologues, comme preuve que l'esprit peut non seulement avoir conscience de plusieurs impressions à la fois (six, d'après Hamilton), mais encore y prêter attention»; puis il remarque «qu'il est possible d'étudier un fait par l'intermédiaire de la mémoire, non pas à l'instant où nous le percevons, mais dans le moment d'après: et c'est là en réalité le mode suivant lequel nous acquérons le meilleur de notre science sur les actes intellectuels» [°1531]. Telle est la méthode qui permet d'ériger la psychologie en science.
2) L'idée et la théorie de la substance. Stuart Mill part de l'associationnisme, avec, pour élément primitif, les sensations dont l'objet embrasse tous les phénomènes ou faits d'expérience étudiés dans nos sciences; c'est pourquoi, toutes les opérations d'esprit construisant les sciences se ramènent à des sensations diversement associées. C'est d'abord le cas de l'idée; car, dit Stuart Mill, «Psychologiquement, le concept universel n'est rien. L'introspection le prouve: personne ne peut se représenter une nature générale à l'état pur. Comment avoir l'idée d'un homme qui ne serait ni grand ni petit, ni gras ni maigre, ni blanc ni noir, ni homme ni femme, ni jeune ni vieux, mais à la fois tout cela et rien de tout cela? On ne pense à rien quand on croit penser de telles choses, et chaque fois qu'on pense quelque chose, des images concrètes se présentent à l'esprit» [°1532]. Et à son tour, Stuart Mill démonte le mécanisme des idées générales pour en montrer la valeur toute empirique. Dans un objet d'expérience complexe, l'esprit fixe son attention sur un groupe restreint de propriétés; il en prend l'habitude spontanément, sous l'action des objets extérieurs dans lesquels, malgré les divergences individuelles, un même groupe de caractères se retrouve toujours pour impressionner nos sens [°1533]. Puis, nous donnons toute son efficacité à cette habitude en associant artificiellement à ce groupe de propriétés un nom commun qui permet d'évoquer aisément à propos d'un individu quelconque du groupe, le noyau semblable des qualités. Ainsi l'idée générale n'est pas le mot abstrait à signification stéréotypée de Condillac, c'est le nom qui synthétise dans la mémoire un ensemble de sensations, de sorte que sa richesse peut varier. Mais elle ne dépasse pas le concret: «Nous ne pensons pas par concepts universels, mais par images concrètes» [°1534].
Dans cette théorie, que valent nos idées de la matière et du moi? Pour le préciser, Stuart Mill pose d'abord deux principes d'explication. Le premier est la loi d'association capable, à son avis, d'éclairer peu à peu tous nos faits de conscience. Complétant James Mill, il y remarque trois aspects: 1) Nous avons tendance à penser ensemble des phénomènes semblables et les idées semblables tendent à s'éveiller les unes les autres; 2) nous avons tendance à penser ensemble les faits perçus comme contigus dans le temps ou l'espace et l'idée de l'un de ces faits tend à évoquer l'autre; 3) la répétition rend ces associations plus certaines et plus rapides [°1535] jusqu'à les rendre pratiquement indissolubles, si bien que les phénomènes paraissent également inséparables dans l'existence. - Le second principe est que l'esprit humain est capable d'attente, «en d'autres termes, qu'après avoir eu des sensations actuelles, nous sommes capables de nous former la conception de sensations possibles. Ce pouvoir est admis comme un fait par Stuart Mill qui n'en examine ni la valeur, ni la signification» [°1536].
Si on analyse à la lumière de ces principes la croyance aux objets matériels du monde externe, on y trouve, soit des sensations actuelles, soit des possibilités de sensations; nous croyons par exemple à l'existence de Rome, parce que si on nous transportait aux bords du Tibre, nous nous attendons à la vision de cette ville. Or les sensations actuelles sont fugitives, tandis que la possibilité de les retrouver se manifeste stable et permanente: elle devient ainsi l'élément principal de notre conception; et l'indépendance que nous lui reconnaissons en face de nos phénomènes subjectifs nous suggère l'idée d'extériorité, d'objet hors de nous et existant en soi.
De plus, l'association vient de toute part renforcer cette stabilité, car ce n'est pas une seule sensation qui se manifeste comme constamment possible, mais un groupe de qualités affectant divers sens et «si bien liées que la présence de l'une annonce d'ordinaire la présence possible au même instant de tout le reste» [°1537]. Non seulement ces groupes sont fixes, mais ils s'imposent à nous dans un ordre de succession fixe qui renforce leur cohésion. Enfin, nous voyons que les autres hommes ont les mêmes sensations et attendent les mêmes possibilités de sensations que nous: tout cela explique la force et l'universalité de la croyance au monde extérieur. Bref, «des sensations possibles, des groupes de sensations, un ordre entre ces groupes et un accord entre notre croyance et celle de nos semblables: c'est là toute notre idée de la matière. La matière peut donc être définie une possibilité permanente de sensations» [°1538]. Stuart Mill adopte ainsi pour le monde externe le phénoménisme de Hume.
Logiquement, il devrait appliquer la même théorie à la conscience; et, de fait, il juge l'âme, en tant que substratum des phénomènes de la vie intérieure, aussi inutile que la matière. À son avis, si l'on garde ces phénomènes et leurs groupements en les réunissant simplement par une loi interne, on arrive sans substance au résultat en vue duquel la substance était supposée. Mais il reste une objection qu'il déclare insoluble. «Si nous parlons de l'esprit, dit-il, comme d'une série de sentiments, nous sommes obligés d'ajouter pour être complet, une série de sentiments qui se connaît elle-même comme passée et comme future»; en d'autres termes, nous voyons clairement que notre «moi» constitue un LIEN permanent, imposant aux faits leur unité, comme un fil qui ne laisse pas les phénomènes internes à l'état de perles éparses, mais en forme un collier. Nous retrouvons ici l'idée fondamentale de Stuart Mill: l'intuition de notre spontanéité personnelle: devant cette réalité qu'il considère comme la plus excellente, la logique du pur empirisme doit fléchir. Il tient pour indubitable que ce «moi» est quelque chose d'aussi réel que la sensation et qu'il n'est pas un simple produit des lois de la pensée. Comment le connaissons-nous? Il ne le dit pas et laisse cette question «ouverte» [°1539]; mais sans nul doute, l'intuition du «moi» dépasse pour lui le pur phénomène.
3) La logique de la vérité. Au contact de cette psychologie empirique niant résolument toute idée universelle, la logique se transforme radicalement. Pour Kant et Hamilton, elle était une science purement formelle, elle ne considérait aucunement les choses ou les vérités connues, mais seulement les lois du fonctionnement de l'esprit combinant ses concepts abstraits en jugements et raisonnements: c'était la «logique de la conséquence». Stuart Mill veut au contraire une «logique de la vérité», utile pour connaître le réel; non pas qu'elle s'identifie avec les autres sciences, mais elle doit indiquer la méthode de les constituer: elle se définit proprement, «la science de la preuve». Or c'est précisément en interprétant les anciennes théories logiques conformément à la psychologie empirique qu'on leur fait subir cette transformation.
S'agit-il d'abord des concepts et des termes universels? Ils perdent évidemment toute leur importance, puisque nous pensons par images concrètes. C'est pourquoi Stuart Mill remplace la théorie de la compréhension et extension des idées, par celle de la «connotation» et «dénotation». La connotation exprime simplement ce fait qu'un sujet possède certains attributs; la dénotation désigne les sujets qui possèdent ces mêmes attributs; ainsi, le nom «homme», connote le groupe de propriétés communes à tous les hommes; et il dénote tous les individus qui les possèdent. On voit que le concept ainsi interprété ne désigne plus rien d'abstrait, mais donne pour objet à la logique l'objet même des sciences: le phénomène concret. Ce même résultat est obtenu en interprétant semblablement le jugement et le raisonnement.
4) Le jugement et sa valeur empirique. Tout jugement, même purement idéal, se base sur une expérience, soit réelle, soit imaginaire, et n'en est que la généralisation.
Cette thèse ne soulève pas de difficulté pour les jugements d'expérience, constatant, par exemple, que «ce mur est blanc». Mais le postulat positiviste, selon lequel nulle connaissance ne peut dépasser l'expérience, se heurte à l'existence du jugement d'ordre idéal ou vérité nécessaire dont la valeur se base uniquement sur l'analyse du prédicat et du sujet, comme si on dit: «Tout ce qui devient a une cause», ou «Deux et deux font quatre». Pour établir sa solution, St. Mill avance deux preuves, l'une négative, l'autre positive.
a) La preuve négative consiste à réfuter la grande raison des adversaires. Le jugement d'ordre idéal, dit-on, exprime ce qui doit être et, par conséquent, dépasse manifestement l'expérience qui dit seulement ce qui est. Mais cette nécessité, répond St. Mill, n'a d'autre sens que la non-concevabilité de la contradictoire [°1540]. Or celle-ci est un fruit de l'expérience et s'explique par la loi de l'association des idées qui, en devenant une habitude invétérée et héréditaire, a rendu indestructibles en apparence certaines liaisons empiriques. La preuve en est qu'un changement dans les conditions subjectives de nos cerveaux, dû à de nouvelles expériences, peut briser ces liaisons: ainsi les anciens ne pouvaient concevoir les antipodes, ce qui est devenu très facile aux modernes.
b) La preuve positive se base sur le rôle de l'expérience. On constate d'abord qu'aucune vérité, même d'ordre idéal, n'est pleinement indépendante d'une expérience, sinon actuelle, du moins imaginaire, car il est impossible de s'en faire une idée claire sans recourir à une image. On constate ensuite que cette expérience toujours nécessaire, suffirait à la rigueur pour donner une valeur au jugement, puisque les principes les plus abstraits, comme ceux des mathématiques, reçoivent une réelle confirmation de l'expérience: c'est là, pour St. Mill, une vérité de fait; ainsi, le résultat d'une addition paraît plus clair après vérification à l'aide de boules. La preuve négative ayant montré qu'aucune raison n'impose une autre explication, il faut admettre que seules l'expérience et les lois d'association des idées fondent la valeur de tout jugement même d'ordre idéal.
§487.1). La force apparente de ce plaidoyer vient de ce qu'il met en relief un caractère essentiel de notre intellection, exprimé par l'adage: «Non datur intellectio sine conversione ad phantasmata». Cette dépendance vis-à-vis du sensible s'étend aux jugements comme aux idées; aussi la découverte de nouveaux rapports, même abstraits (par exemple, ceux que contiennent de nouveaux théorèmes géométriques) semble exiger d'abord la perception sensible ou l'image de ces rapports réalisés dans des objets concrets, comme l'enseignait déjà Cajetan [°1541].
Mais les preuves alléguées ne sont pas décisives:
a) D'abord, la confirmation qu'apporterait l'expérience aux principes d'ordre idéal s'explique par la nécessité où nous sommes de lire l'idée dans l'image; mais elle n'affecte en rien la valeur de ces jugements: celle-ci a pour unique source l'évidence ou la claire vue par la raison da l'identité entre le sujet et l'attribut.
b) De même, on peut distinguer deux sortes d'inconcevabilité: l'une, négative et relative, vient de ce que la raison manque des images ou notions nécessaires pour concevoir la contradictoire; ainsi, les anciens, ignorant l'attraction terrestre, affirmaient les antipodes inconcevables; l'autre, positive et absolue, vient de ce que, en posant la contradictoire, on détruirait l'objet en le concevant sans un élément essentiel, et celle-ci est invariable et convient aux axiomes analytiquement évidents. C'est pourquoi les variations dans la non-concevabilité ne se réalisent que pour les propositions complexes où les données du jugement ont pu changer.
5) Le raisonnement et la causalité. Si toute proposition universelle n'a qu'une valeur empirique, le syllogisme aristotélicien perd toute efficacité pour conduire à de nouvelles vérités; car si la majeure n'est qu'une collection de faits, on ne peut l'affirmer sans connaître et affirmer déjà le fait spécial envisagé dans la conclusion. Le jugement «Tout homme est mortel», par exemple, n'est vrai que si tous les cas particuliers le sont aussi, et on ne peut, sans pétition de principe, l'invoquer comme preuve d'un de ces cas [°1542]. Cependant le syllogisme selon Mill garde son utilité comme procédé de vérification: en généralisant, il nous met en garde contre la précipitation [°1543].
Le seul raisonnement valable, conclut Stuart Mill, c'est l'induction, le syllogisme n'étant qu'une autre manière de la présenter; et pour ce raisonnement authentique, la majeure universelle est totalement inutile, parce qu'il est une inférence du particulier au particulier, fondée sur l'association des idées. Si par exemple on veut prouver que Socrate est mortel, le point de départ est l'ensemble des expériences qui nous ont montré la mort effective de beaucoup d'hommes; l'affirmation que ces hommes sont mortels est évidemment particulière, mais elle ne contient pas le cas spécial de Socrate qui est encore plein de vie: comment passer à la conclusion certaine: «Socrate est mortel?» Par l'association de similitude: Socrate a tant de points communs avec les hommes déjà morts que notre esprit lui reconnaît irrésistiblement aussi cette propriété d'être mortel. Ainsi procédons-nous pour établir les lois scientifiques: nous affirmons en vertu de l'association que tel antécédent sera nécessairement suivi de tel conséquent.
Mais pour nous autoriser à établir la loi générale de façon à en déduire sans jamais nous tromper tous les cas semblables futurs, l'association doit atteindre la solidité pratiquement indissoluble de la causalité. Tel est le fondement de l'induction et de tout raisonnement valable; Stuart Mill, fidèle au positivisme, l'explique par le seul empirisme. La cause, dit-il, comporte à l'analyse un antécédent et un conséquent qui se suivent invariablement. En général cependant, ce n'est pas un seul phénomène qui produit un effet, c'est un groupe: la cause «est donc la somme des conditions positives et négatives prises ensemble, le total de contingences de toute nature que le conséquent suit invariablement, quand elles sont réalisées». Il y a pourtant des successions invariables que personne ne considère comme un cas de causalité: telle, la succession du jour après la nuit; «c'est que cette succession n'est pas inconditionnelle, la production du jour est soumise à une condition qui n'est pas l'antériorité de la nuit, mais la présence du soleil». À celà, suivant Mill, se ramène la nécessité du lien causal: il n'est soumis à aucune condition [°1544]. On doit donc définir la cause: «l'antécédent ou la réunion d'antécédents dont le phénomène est invariablement et inconditionnellement le conséquent» [°1545].
C'est pour déceler ce lien causal que Stuart Mill a proposé ses quatre méthodes célèbres: la méthode des concordances où le phénomène à expliquer se réalise toujours après le même antécédent, quand les autres circonstances varient et sont ainsi éliminées; - la méthode des différences où la suppression d'un fait à expliquer entraîne la suppression d'un antécédent qui se révèle ainsi comme cause; - la méthode des variations concomitantes où le changement dans le phénomène à expliquer entraîne des changements semblables dans l'antécédent-cause; - enfin, la méthode des résidus, où la partie inexpliquée d'un phénomène est reconnue comme effet de la circonstance qui reste dans l'antécédent, après élimination des circonstances dont l'influence est connue [°1546].
Ces méthodes qui complètent heureusement celle des tables de Bacon, se sont révélées excellentes en sciences positives; mais elles sont indépendantes de la théorie empirique de la causalité et s'adaptent sans effort à la doctrine thomiste de l'induction.
6) Corollaire. Théorie de la liberté. Pour constituer la psychologie en science positive, il faut évidemment appliquer la notion de cause aux faits de conscience: chacun d'eux a un antécédent qui l'explique, parce qu'il lui est lié indissolublement suivant certaines lois, dont la principale est la loi d'association; car «ce que la loi de gravitation est à l'astronomie, ce que les propriétés élémentaires des tissus sont à la physiologie, les lois de l'association des idées le sont à la psychologie» [°1547].
Nos volitions, comme tous les autres faits de conscience, sont soumises à cette loi; néanmoins, Stuart Mill estime que ce lien causal est pleinement compatible avec notre liberté, parce qu'il peut y avoir succession invariable, certaine, inconditionnelle, sans que l'antécédent exerce sur le conséquent une contrainte nécessaire et irrésistible: «Nous sommes certains, dit-il, que dans nos volitions, cette contrainte mystérieuse n'existe pas. Nous sentons que nous ne sommes pas forcés, comme par un charme magique, d'obéir à un motif particulier» [°1548]. De nouveau, la logique positiviste se heurte à la théorie fondamentale de la spontanéité personnelle: sans abandonner la première, il ne veut pas sacrifier la seconde. À son avis, même si on acceptait le fatalisme, les châtiments et récompenses pourraient se justifier comme se justifie l'internement des fous; mais notre action n'est pas fatale: nous sommes capables de travailler à notre perfectionnement moral. Si pourtant on demande en quoi consiste cette spontanéité, ce pouvoir de nous diriger, ici encore Stuart Mill laisse la question «ouverte» [°1549].
C) Application morale. L'Utilitarisme.
Fidèle à sa formation première, Stuart Mill a toujours défendu l'utilitarisme; mais grâce à l'analyse psychologique où la spontanéité vitale de la personne humaine a souvent de hautes aspirations, il a corrigé le terre à terre de la théorie en lui imprimant une plus noble direction.
1) Son point de départ est le principe même de Bentham: «le but de la vie est le plus grand bonheur pour le plus grand nombre»; mais il précise en quel sens il faut prendre le bonheur; et il insiste sur son caractère social.
«Les actions sont bonnes, dit-il, dans la mesure du bonheur qu'elles donnent; mauvaises, si elles produisent le contraire du bonheur. Par le mot bonheur est entendu le plaisir ou l'absence de souffrance; par malheur, la souffrance et l'absence de bonheur» [°1550]. Cette définition est franchement d'inspiration positiviste et Stuart Mill ne l'abandonnera jamais complètement. Toujours, il interprétera le bonheur par le plaisir, en plaçant celui-ci dans l'ordre sensible, puisque son empirisme lui défendait d'admettre en nous des fonctions d'un autre ordre.
Et pourtant, il introduit ici une correction capitale qui tend impérieusement à dépasser l'empirisme. Il ne faut pas classer comme Bentham tous les plaisirs dans la même espèce, mais il faut considérer aussi leur QUALITÉ: «Le principe utilitaire, dit-il, est d'accord avec ce fait: certaines «espèces» de plaisirs en ne considérant que leur qualité sont plus désirables, ont plus de valeur que d'autres» [°1551]. Mais par quel moyen déceler ces différences qualitatives? En doctrine positiviste, il n'y en a qu'un: l'expérience, mais en consultant les gens compétents. Or seuls ceux qui ont expérimenté les divers plaisirs peuvent nous renseigner sur leur valeur comparative, et ils nous disent que les «meilleurs» satisfont nos facultés les plus nobles, les plus élevées au-dessus de la vie animale. Il est certes plus malaisé de rassasier ces hautes aspirations; mais, dit énergiquement Stuart Mill, «il vaut mieux être un homme mécontent qu'un pourceau satisfait, être Socrate malheureux plutôt qu'un imbécile content; et si l'imbécile et le pourceau sont d'un autre avis, c'est qu'ils ne connaissent qu'un côté de la question. Les autres connaissent les deux côtés» [°1552].
De plus, le bonheur, règle suprême de moralité, n'est pas «le bonheur même de l'agent, mais celui de tous les intéressés»; Bentham l'avait déjà dit; son disciple y insiste pour redresser les fausses interprétations. «Entre son propre bonheur, dit-il, et celui des autres, l'utilitarisme exige que l'individu se montre d'une impartialité aussi grande qu'un spectateur bienveillant et désintéressé... Faites aux autres ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous; aimez votre prochain comme vous-mêmes, telles sont les deux règles d'idéale perfection de la morale utilitaire» [°1553]. Elle repousse, il est vrai, le sacrifice qui n'aurait pas pour but d'augmenter la somme du bonheur: «La seule renonciation permise, c'est le dévouement au bonheur d'autrui, à l'humanité ou aux individus, dans les limites imposées par les intérêts collectifs de l'humanité» [°1554]; mais dans ces limites, l'utilitarisme prétend fonder le désintéressement en vue du bien commun.
Cette prétention paraît exorbitante, si l'on est un empiriste conséquent. Stuart Mill la justifie en faisant appel à l'expérience. «L'homme, dit-il, n'est pas nécessairement un égoïste qui ne s'occupe que de ce qui concerne sa misérable individualité. Aujourd'hui même, les hommes de nature supérieure sont encore assez nombreux pour permettre de soupçonner ce que pourrait devenir l'humanité» [°1555]; et adoptant la thèse d'A. Comte sur le progrès constant des sentiments altruistes, il imagine pour l'avenir un état social où chacun trouvera son bonheur à réaliser la belle devise positiviste: «Vivre pour autrui». En attendant ce jour où l'utilitarisme sera synonyme de dévouement désintéressé, il propose deux moyens pour obtenir un résultat approché. D'abord, les sanctions légales qui, en attachant des peines individuelles au mépris du bonheur de tous, font en sorte que l'intérêt de chacun soit en harmonie avec l'intérêt général. Ensuite, l'éducation, aidée par l'opinion publique, peut «créer dans l'esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre bonheur et celui des autres, particulièrement entre son propre bonheur et la pratique des règles prescrites par l'intérêt général» [°1556].
2) Le principe utilitaire, une fois précisé, doit être démontré; mais comme il est le point de départ de toutes les déductions de la morale, il ne peut recevoir une démonstration proprement dite, ce qui supposerait un principe au-dessus de lui. Il faut recourir à l'expérience et montrer comme un fait incontestable et immédiatement évident que tous les hommes désirent le bonheur et, dans toutes leurs actions, n'ont jamais d'autre but. Or, en prenant «bonheur» dans le sens expliqué plus haut: tout ce qui donne un plaisir, sans exclure les formes les plus hautes de la jouissance intellectuelle, artistique, etc., il est clair que tous nos désirs tendent au bonheur: «Désirer quelque chose sans que ce désir soit en proportion de l'idée de plaisir qui s'y attache, c'est une impossibilité, physique et métaphysique» [°1557].
Mais l'homme n'a-t-il jamais d'autre but dans sa vie? Stuart Mill examine spécialement deux cas: la pratique de la vertu pour elle-même; l'accomplissement du devoir en sens inverse du plaisir; et il les interprète en fonction de l'utilitarisme, grâce aux lois psychologiques de l'association et de l'habitude. La vertu d'abord n'est par elle-même qu'un moyen d'atteindre le bonheur. Mais à force de la pratiquer et de la poursuivre, il s'établit entre elle et le bonheur un lien si intime que l'on finit psychologiquement par les identifier. Il en va comme pour l'avare. L'argent n'est désirable en droit que pour le plaisir qu'il procure; mais dans l'esprit de l'avare, il a pris la place du but et il est cherché pour lui-même. Ainsi le vertueux aime la vertu pour elle-même. Or l'utilitarisme considère cette disposition psychologique comme utile et nécessaire pour procurer le bien commun.
Quant à l'acte volontaire qui poursuit une tâche sans plaisir, il s'explique par la force de l'habitude. Au début, la volonté chancelante ne se décidait que par des motifs attrayants; une fois enracinée dans son choix par l'habitude, elle se porte à l'acte d'elle-même, en l'absence de tout plaisir [°1558]. Mais la volonté est originairement fille du plaisir, et son activité, comme celle de la vertu, est très utile au bonheur de tous.
3) Par le même procédé psychologique, Stuart Mill se fait fort d'interpréter selon le principe utilitaire toutes les notions fondamentales de la morale, spécialement celle de justice et d'obligation.
L'amour de la justice s'impose même à nos dépens et ne peut semble-t-il se ramener à l'utilitarisme. Mais l'analyse y découvre deux éléments: d'abord, une règle de conduite appelée «le droit», et «celle-ci doit être supposée commune à toute l'humanité et établie pour son bien»: elle n'est qu'une variante du principe utilitaire. Puis, un aspect de sentiment: «le désir de punir la personne qui a fait le mal et la croyance que un ou plusieurs individus déterminés ont souffert de ce mal» [°1559]. Ce sentiment n'est pas le fruit de l'utilitarisme; il vient du double instinct naturel de légitime défense et de sympathie qui nous fait éprouver le désir de venger le tort fait à nos semblables; mais en lui-même il n'a aucune moralité, et il ne l'acquiert qu'en s'exerçant pour le bien de la société. Ainsi, le principe utilitaire, loin de s'opposer à l'amour de la justice, doit en être une partie intégrante pour lui donner son caractère de moralité.
L'obligation morale s'explique également par un sentiment que l'expérience psychologique constate en tout homme. «L'homme qui dit: «Je dois» exprime un sentiment qu'il n'analyse pas, le sentiment d'une menace. Il a constaté les conséquences redoutables d'un acte; en pensant à cet acte, inconsciemment, il pense aux conséquences redoutables et exprime ce sentiment par ces mots: «Je ne dois pas». Cette association persiste indéfiniment et le sentiment avec elle. Il en est de même du sentiment de responsabilité: se sentir responsable, c'est se sentir punissable» [°1560]. Si toute l'obligation morale se ramène à cette disposition subjective [°1561], quel que soit le principe suprême de moralité: le devoir pour le devoir ou la volonté de Dieu, ou l'utilité de tous, les préceptes particuliers peuvent toujours être munis de cette sanction. Si l'on trouvait des hommes dépourvus psychologiquement de tels sentiments, conclut Stuart Mill, aucun système de morale ne pourrait les faire obéir; il ne resterait que la sanction externe des lois pour les faire coopérer au bien commun.
D) Applications sociales et religieuses.
§488). Dans ce dernier domaine surtout, le philosophe anglais, guidé par son propre principe fondamental, se sépare du comtisme et semble impatient de s'évader des bornes étroites du positivisme. Et pourtant, il reste malgré tout fidèle aux thèses essentielles de cette doctrine. Il estime lui aussi que la vie humaine, dans l'ordre économique et social, est soumise à des lois; en dehors de la psychologie expérimentale, l'unique science de l'homme est la sociologie où, grâce aux observations personnelles et à l'histoire, en usant surtout de la méthode des statistiques, on explique les phénomènes propres à l'humanité. Comme A. Comte [§464-466], il distingue deux parties en cette science: la sociologie statique qui indique les conditions d'existence des sociétés et établit les lois de coexistence des faits sociaux; et la sociologie dynamique qui étudie la formation et l'évolution des sociétés et cherche les lois de succession et de subordination des événements.
Mais ce qui caractérise sa doctrine, c'est le rôle primordial qu'il assigne partout à la spontanéité et à la liberté individuelle. C'est là pour lui, à la fois le fait le plus important dont il faut tenir compte et la prérogative qu'il faut maintenir et favoriser par les institutions.
C'est pourquoi, en économie, il met en relief l'influence des facteurs qualitatifs, comme la science et la volonté des hommes, l'esprit d'ordre et de travail. Il défend le droit des ouvriers et n'accepte pas de soumettre leur salaire à la «loi d'airain» de l'offre et de la demande: sa fixation dépend aussi de considérations de qualités et de confiance qui varient avec les personnes. Il admet cependant la thèse de Malthus sur l'accroissement de la population et le remède qu'il propose de la limitation des naissances «par prévoyance intellectuelle et par retenue morale» [°1562]. Il se montre favorable à la division des grandes propriétés et aux thèses du socialisme agraire; mais il est loin de la «lutte des classes»; s'il veut abolir la sujétion des classes ouvrières vis-à-vis de celles qu'on nomme «dirigeantes», c'est pour établir de plus en plus des «rapports réciproques de droits et de devoirs dans toutes les classes dont la société se compose» [°1563].
En politique, son idéal est le libéralisme. L'État doit permettre à toutes les religions de vivre et à toutes les opinions de s'exprimer. «La liberté de l'erreur est la condition nécessaire de la science, et l'autonomie est la condition nécessaire des vertus sociales». C'est pourquoi, il réclame des garanties légales «pour protéger les faibles contre les forts, la pensée individuelle contre la volonté collective» [°1564]. Il est partisan du gouvernement représentatif, mais il veut que la minorité y soit proportionnellement représentée. Il défend aussi le rôle des élites et préconise le vote plural en faveur des propriétaires et des citoyens éminents par leurs qualités morales et intellectuelles.
Dans toute la vie sociale enfin, il réclame l'émancipation de la femme qui doit jouir des mêmes droits que le vir dans l'ordre civil et même politique. Examinant l'objection que la mission naturelle de la femme restreint son rôle à la famille, pour laquelle d'ailleurs ses dispositions physiques et psychiques sont adaptées [°1565], il attribue ce fait, «non à la nature, mais à l'éducation prolongée des générations antérieures: l'éducation à venir corrigera l'erreur atavique et rétablira l'identité psychique des deux sexes» [°1566].
Fidèle au positivisme, c'est dans la vie présente que Stuart Mill voit s'épanouir notre spontanéité vitale. Faute d'expérience, il juge l'immortalité de l'âme indémontrable scientifiquement. Cependant, ce «moi pensant» qui unifie les phénomènes de conscience en s'en distinguant, lui paraît capable de continuer à vivre dans un autre ordre d'expériences que celui où il dépend du corps. On peut donc admettre son passage à l'immortalité, à condition de n'y point voir une transformation brusque. «L'âme doit passer de la vie présente à la vie à venir dans l'état de vertu et de vice, avec l'ensemble des tendances dont elle est animée au moment de la mort» [°1567].
Reste un dernier problème: celui de Dieu et de la religion. Stuart Mill analyse d'abord en positiviste le rôle de la religion dans la vie humaine, surtout sociale. Son grand bienfait a été de sanctionner par son autorité indiscutée les règles de la morale; mais son inconvénient est d'arrêter l'élan de la pensée par la fixité de ses dogmes. Pour garder ce qui en fait la force et corriger son défaut, la forme la plus adaptée à notre nature est la religion de l'humanité [§468].
Mais il est un autre aspect du problème qui nous ouvre d'autres perspectives: c'est l'existence de l'univers si bien ordonné; car pour l'expliquer, l'hypothèse de Dieu doit être prise en considération, bien que l'existence elle aussi indubitable du mal impose des restrictions. «Il y a dans les oeuvres de la nature et surtout dans les tendances de l'âme, assez de traces de bonté pour que l'on puisse admettre une plus grande probabilité en faveur de l'existence d'un Dieu qui est bon; mais il y a tant de mal dans le monde qu'il faut admettre en même temps que la bonté de Dieu a été limitée par son impuissance» [°1568].
CONCLUSION. - Bien que la pensée de Stuart Mill, trop riche et trop complexe, ne soit pas un système logiquement enchaîné, elle garde pourtant une vraie unité par la domination d'un esprit et d'une tendance constante, à la manière de Locke, mais en sens inverse et avec une plus puissante originalité. Locke en effet, partant des sommets, c'est-à-dire des vérités traditionnelles sur Dieu et l'âme, descend irrésistiblement vers les négations positivistes et s'arrête péniblement à mi-chemin, grâce à son esprit de tolérance. J. Stuart Mill au contraire, commence par une ignorance de Dieu plus profonde que celle des païens; son père, James Mill qui avait abandonné toute croyance en Dieu, l'éleva selon la plus pure doctrine positiviste, dans un esprit d'irréligion complète: la science des phénomènes lui paraissait l'unique source de la vérité, et l'utilitarisme, l'unique règle du bien. Or sa réaction personnelle, puissante et persévérante fut de remonter ce courant, de s'élever de plus en plus loin du matérialisme, vers le monde spirituel dont il avait comme la nostalgie. Son âme si noble fut toujours mal à l'aise dans le monde trop étroit de l'expérience sensible.
Malheureusement, sa formation première le rivait à l'empirisme. Comme H. Spencer, il n'admit jamais de connaissance vraiment scientifique en dehors des sciences positives; ses principes philosophiques les plus essentiels lui défendaient ces échappées métaphysiques qui l'attiraient tant. En ce domaine, il ne s'approche de la vérité que dans la mesure où il s'affranchit des lois de la logique; de là, l'obscurité de ses doctrines les plus hautes et la faiblesse des preuves dont il les étaie.
S'il admet une âme pour unifier les faits internes, sans refuser de parler de son immortalité, c'est en mettant en oeuvre subrepticement une notion de causalité très étrangère à la seule cause explicative que reconnaisse sa «Logique»; au lieu d'un antécédent nécessaire lié par le déterminisme au conséquent qu'il explique, il s'agit d'une substance, source efficiente et cause formelle de ses propriétés, selon le profond adage scolastique: «Agere sequitur esse». Il a certes raison de faire appel à l'intuition du «moi»: à tout point de, vue, c'est là pour lui la preuve la plus solide et la source la plus féconde de hautes vérités; car, par son caractère expérimental, cette intuition reste dans la ligne des sciences positives, et par sa puissance spirituelle, elle atteint en fait le domaine de la substance et de cette causalité ontologique qui permet de sortir du pur phénomène. Mais pour en tirer tout le profit possible, il faudrait une élaboration dont était incapable le préjugé empiriste du philosophe anglais. Aussi, lorsqu'il se hasarde à parler de Dieu, comme cause de l'univers, il n'aboutit qu'à une Divinité toute semblable aux dieux inférieurs des païens dont la bonne volonté n'avait qu'une puissance limitée.
Lorsqu'il précise la destinée de l'homme en corrigeant l'utilitarisme, c'est encore l'intuition du moi personnel qui le dirige vers une solution très proche du spiritualisme, semblable en plus d'un point à cet «utilitarisme» socratique [§32] où prend naissance la morale d'Aristote et de saint Thomas; et il faut l'approuver pleinement d'avoir rendu à la personne humaine sa place prépondérante dans la vie sociale. Mais ici encore, il n'atteint pas l'équilibre de la pleine vérité, parce qu'il appuie trop exclusivement ses doctrines sur l'expérience, et qu'on ne peut établir «scientifiquement» [°1569] ni la destinée finale de chaque homme, ni la nature du bien commun social, si l'on ne place au sommet des choses, comme but suprême que tout doit poursuivre, la Gloire de Dieu, Créateur et Providence.
C'est en psychologie que s'épanouit pleinement le génie de Stuart Mill; car en ce domaine, l'intuition du «moi» dont il avait le sentiment si vif et si profond, lui révélait authentiquement un objet légitime d'études positives; son intervention fut décisive pour créer une «science» des faits de conscience, et il imprima aux recherches de cet ordre une vigoureuse impulsion. Son meilleur titre de gloire est d'avoir été au XIXe siècle le chef de l'école anglaise de psychologie expérimentale.
§489). L'élan donné par Stuart Mill à l'école associationiste s'épanouit en Angleterre dans l'oeuvre de plusieurs psychologues. Le disciple préféré et le plus remarquable de Mill fut ALEXANDRE BAIN (1818-1903), professeur à l'Université d'Aberdeen, sa ville natale. Ses principaux ouvrages sont: Les sens et l'intelligence (1855); Les émotions et la volonté (1859); L'esprit et le corps (1873); une Logique [°1571] (1875), etc.
1) L'idée directrice de Bain en tous ces ouvrages est pleinement conforme à celle de Stuart Mill. Il veut construire la science des faits de l'âme en leur appliquant la méthode des autres sciences positives, surtout de l'histoire naturelle et de la physiologie. Il s'efforce donc constamment de décrire avec exactitude tous les faits de conscience, connus soit par introspection, soit par observation, spécialement cher les malades. Ensuite, il les classe, et surtout les explique en indiquant les lois qui les unissent. Deux traits caractérisent son oeuvre. D'abord, l'usage continuel de la physiologie; dans les faits de conscience, à son avis, les deux côtés, physiologique et psychologique, sont si étroitement unis, surtout dans les faits primitifs, qu'ils forment un tout indissoluble. Ensuite, la loi fondamentale expliquant notre vie intérieure est celle de l'association; en l'adoptant à son tour, Bain en montre mieux les richesses et les applications dans les deux grandes parties de notre vie consciente: la connaissance et le sentiment.
2) L'ordre de la connaissance ou de l'intelligence débute par la sensation. Bain montre que le siège de cette fonction n'est pas seulement le cerveau, mais l'ensemble du système nerveux. Il analyse tout spécialement les plus humbles manifestations qui plongent encore dans la vie physiologique: celles du sens organique dont il montre le double aspect: savoir, les sensations musculaires qui nous révèlent nos mouvements, nous font connaître la résistance et l'effort; puis le sens général organique [°1572] qui nous renseigne sur le bon ou mauvais état de la digestion, circulation, respiration, etc., et dont «l'action sourde, obscure mais continue exerce une incontestable influence sur notre vie psychologique». Dans l'étude des autres sens, tact, ouïe, vue, il fait ressortir le rôle de l'éducation qui permet par exemple, à la vision binoculaire de nous suggérer l'idée de volume [°1573].
Cette première étape cependant, n'est pas encore la connaissance; reprenant une idée de Spencer, Bain distingue trois degrés dans la vie consciente. Au premier, la simple sensation ne possède qu'un seul terme, c'est le suiet recevant passivement une impression [°1574], et par conséquent, il n'y a pas encore conscience. En second lieu, vient le passage d'une sensation à une autre suffisamment distincte; l'esprit saisit cette différence et avec cet acte de discrimination apparaît la connaissance ou conscience proprement dite [°1575]. Il s'ensuit évidemment que toute connaissance est relative et qu'il faut abandonner le rêve métaphysique d'atteindre l'absolu: c'est la pure doctrine positiviste. - Le troisième degré rapporte à cet objet connu les nouvelles sensations, et constitue les classifications, sources de tous les progrès intellectuels: mais ici intervient la grande loi d'association.
L'association, selon Bain, s'exerce de trois façons: par contiguïté, par ressemblance et par contraste ou différence; mais cette dernière forme constitue plutôt, comme nous venons de le dire, l'essence même de toute connaissance. L'association par contiguïté reproduit ensemble les faits qui ont été voisins dans l'espace et le temps, mais en les unissant de plus en plus étroitement jusqu'à les fusionner. Les idées suivent ici la loi des courants nerveux qui, en se rencontrant, se compénètrent; et ce lien qu'elles ont avec l'excitation nerveuse explique «pourquoi l'idée d'un mouvement, quand elle est très vive, entraîne le mouvement spontanément, d'elle-même, sans intervention de notre volonté» [°1576].
La loi d'association par ressemblance est celle-ci: «Les actions, les sensations, pensées ou émotions présentes tendent à raviver celles qui leur ressemblent, parmi les impressions ou états antérieurs» [°1577]. Cette loi s'applique d'abord à la mémoire et en explique le mécanisme. Surtout elle est la source des fonctions supérieures de la raison: elle rend compte de la classification qui rassemble les objets de même ordre; puis, des opérations d'abstraction, de généralisation, de définition et de raisonnement pour lesquelles Bain adopte la thèse empiriste de la Logique de Stuart Mill; il faut enfin reconnaître des formes dérivées de l'association, lorsqu'elle réunit, non plus de simples idées, mais des synthèses déjà associées (association composée); ou quand notre esprit réunit des idées d'une façon spontanée et neuve, dans le travail de l'imagination créatrice, par exemple (association constructive).
3) Le monde des sentiments n'est pas aussi bien unifié que celui des idées dans la psychologie de Bain: l'analyse y domine avec diverses lois particulières. À la base, nous trouvons neuf émotions simples qui apparaissent à l'introspection irréductibles entre elles [°1578] et dont les combinaisons donnent nos émotions composées, comme la sympathie, l'imitation, le sentiment moral et l'émotion esthétique. Elles sont régies dans leur ensemble par la loi de diffusion: «Quand une impression est accompagnée de sentiment ou d'une conscience quelconque, les courants excités se répandent librement dans le cerveau et conduisent à une agitation générale des organes moteurs et affectent les viscères» [°1579]. Cette loi d'ailleurs s'applique aux diverses émotions avec des nuances spéciales; ainsi, pour le plaisir et la douleur: «Les états de plaisir sont unis avec un accroissement, les états de peine à une diminution de toutes les fonctions vitales ou de quelques-unes» [°1580].
Les émotions comme tendance à l'action constituent à la fois des activités instinctives et les premiers éléments de la volonté. Bain en effet refuse de considérer la volonté comme une décision qui viendrait s'insérer du dehors dans la trame de la conscience; elle est au contraire, à son avis, un phénomène complexe de sentiments et d'actions que la loi d'association peut expliquer. L'analyse y découvre deux phases: d'abord, le conflit des motifs, et ceux-ci, dans la vie humaine, se ramènent toujours à l'attrait d'un plaisir ou à la répulsion d'une peine. Dans les états d'âme supérieurs, il peut s'en présenter à la fois un grand nombre, les uns favorisant l'acte proposé, les autres s'y opposant: c'est la délibération. Mais, selon la loi du plaisir et de la douleur, il arrive toujours un moment où une alternative triomphe; alors, selon la loi de fusion, l'idée de l'acte s'identifie avec le courant nerveux qui la réalise et il n'est pas possible que cet acte ne se réalise pas. Bref, «divers motifs concourent pour me pousser à agir; le résultat du conflit montre qu'un groupe est plus fort qu'un autre: c'est là le cas tout entier» [°1581].
Dans ce fait psychologique, peut-on parler de liberté? Bain met en relief la spontanéité du moi qui réagit devant les motifs selon ses instincts et son tempérament. Si donc on entend par liberté le fait que l'action provient de la spontanéité du moi sans empêchement extérieur aucun, il en défend l'existence; mais si on la définit: le pouvoir de dominer ses actes, de sorte qu'en agissant d'une façon on pourrait agir d'une autre, il l'exclut nécessairement, parce qu'elle suppose un moi substantiel distinct de la série des phénomènes et que, fidèle au positivisme, il rejette cette conception.
Dans l'interprétation des sentiments moraux, Bain s'inspire de Stuart Mill. L'obligation s'explique par le sentiment de crainte devant les sanctions imposées, soit par l'opinion publique, soit par la législation. C'est pourquoi l'universalité des lois est le fruit du consentement de tous les hommes sur certains modes d'action, reconnus utiles ou nécessaires. Quand cet accord n'existe pas, on prend pour critère de moralité «les lois promulguées de la société existante, lesquelles dérivent d'un homme qui fut investi en son temps de l'autorité d'un législateur moral» [°1582].
Ces théories tendent visiblement à «donner à la moralité un caractère purement humain» et à fonder son efficacité sans recourir à Dieu ni à aucun principe métaphysique. Cette peur de l'Absolu reste la grande faiblesse de tous les penseurs positivistes. Mais Bain s'aventure ici hors des frontières de la psychologie expérimentale; dans le domaine de celle-ci, il faut reconnaître que son oeuvre continue heureusement celte de Stuart Mill.
4) Parmi les autres tenants de l'école, nous citerons GEORGES LEWES (1817-1878), un physiologiste auteur de plusieurs ouvrages philosophiques: Histoire de la philosophie (1845); Problems of life and Mind (1874-79) etc. Il y prend position avec enthousiasme en faveur du positivisme, mais en réservant parmi les sciences positives une place à la psychologie. Comme Bain, il insiste sur les phénomènes les plus proches de la physiologie, nos mouvements réflexes, nos sensations primitives, et il défend la thèse que la conscience n'a pas uniquement pour siège le cerveau, mais aussi les autres centres du système nerveux, les organes externes, les ganglions de la moëlle épinière. D'une façon générale, pour expliquer les rapports entre la physiologie et la psychologie, il adopte l'épiphénoménisme [°1583]: le processus physique et le processus mental sont deux aspects d'une même réalité, le fait nerveux. - SAMUEL BAYLET, auteur de Letters on the philosophy of the human mind (3 vol., 1855-1863); The theory of Reasoning, etc., traite aussi l'étude des faits de conscience selon la méthode positive, mais en insistant moins sur les phénomènes physiologiques. Il se rattache à l'école écossaise en admettant la perception du monde externe comme une croyance valable; et il est d'accord avec Bain pour expliquer l'acte volontaire par l'influence de motifs qui permettent de le prédire: ce qui, à son avis, ne détruit nullement cet autre fait, que «nous agissons librement». - J. D. MORELL, auteur de An Introduction to mental philosophy on the inductive Method (1862), et d'une Philosophie de la Religion, veut aussi soumettre la psychologie à la méthode inductive, mais en accordant plus d'importance aux faits religieux qui nous font entrevoir l'Inconnaissable au delà des phénomènes. Il met en relief l'interaction des diverses fonctions de la vie; il montre la transformation ascendante de l'action vitale en nerveuse, de l'action nerveuse en mentale, jusqu'aux fonctions les plus élevées de la raison qui est la faculté de coordonner nos faits de conscience pour les adapter à un milieu plus complexe [°1584]; - M. MURPHY, auteur de Habit and intelligence in their connexion with the laws of matter and force (2 vol., 1869), ramène tous les phénomènes de la vie à deux faits primitifs: l'intelligence et l'habitude. L'intelligence est en général la connaissance capable d'adapter notre action à son milieu, mais elle est d'abord inconsciente dans la vie inférieure où elle explique la construction des organes et les merveilles de l'instinct; elle devient pleinement consciente dans le cerveau de l'homme où elle se développe en nos sciences. La loi d'habitude «en vertu de laquelle les actions et les caractères des êtres vivants tendent à se répéter et à se perpétuer, non seulement dans l'individu, mais chez ses descendants», s'applique aussi à tous les faits de la vie, en sorte que l'association n'en est qu'un aspect. «De même que la loi d'habitude est la loi de toute vie, ainsi la loi d'habitude mentale ou loi d'association est la loi de tout esprit» [°1585].
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