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b121) Bibliographie spéciale (Taine)
§490). Hippolyte Taine est né à Vouziers; après une première éducation catholique au pensionnat de Rethel, il vint en 1841, continuer ses études à Paris où il perdit la Foi vers 15 ans sous la pression, semble-t-il, de la science positive qui lui sembla toujours en opposition radicale avec la Révélation. Pendant son école normale (1849-1850), il trouva l'orientation définitive de son positivisme à la lecture de Spinoza et de Hegel. Mais ses idées philosophiques opposées à l'enseignement officiel lui valurent la défaveur de ses maîtres: il ne fut pas reçu à l'aggrégation et ne put obtenir un poste convenable de professeur d'Université. Il se tourna alors vers la littérature et l'art, fut reçu docteur ès Lettres en 1853, après sa thèse sur «La Fontaine et ses Fables», mais en même temps, il poursuivait en pleine indépendance ses recherches philosophiques qu'il publiait en divers livres et articles de revue. Il étudia spécialement la philosophie d'Angleterre, où il séjourna plusieurs fois, approuvant pleinement la logique de Stuart Mill. À partir de 1865, ses travaux remarquables de critique d'art lui valurent une chaire à l'école des Beaux-Arts, où il professa 20 ans.
D'un caractère privé discret et modeste, d'une inlassable fidélité au labeur intellectuel et d'une entière sincérité, Taine avait pourtant an côté faible: il avait voué, non sans un véritable orgueil d'esprit, une foi aveugle et totale à la science positive, jugée capable seule, sans les lumières de la Révélation et contre elles, de résoudre tous les problèmes de l'univers et de l'homme. De là, l'unité parfaitement nette et ferme de son système. Mais il en poursuit le développement dans l'abstrait, comme à la façon d'un rêve spéculatif, sans se préoccuper des règles de conduite qu'on pouvait en déduire, et il fut très surpris quand Paul Bourget, dans son roman «Le Disciple», montra les conséquences désastreuses de ses thèses [°1586].
Les malheurs de la guerre de 1870 et de la Commune de Paris décidèrent Taine à renoncer à la spéculation pure, pour chercher dans l'histoire une base scientifique capable de concourir à la régénération sociale; et il consacra les vingt dernières années de sa vie à composer son grand ouvrage sur les «Origines de la France contemporaine»; il y déploie ses qualités éminentes de savant positif, d'écrivain, et aussi de philosophe systématique, mais acquiert au contact des faits plus de respect pour le catholicisme.
Ses principaux ouvrages de philosophie sont:
Les philosophes classiques du XIXe siècle en France - Histoire de la Littérature anglaise (5 vol.) - De l'intelligence (2 vol.) - Philosophie de l'art (2 vol.) - Les origines de la France contemporaine (12 vol.).
§491). Taine est fasciné à la fois par la science positive et par le besoin d'unité poussé jusqu'au panthéisme: le principe qui synthétise cette double tendance, clef de toute sa philosophie, peut se formuler ainsi:
Étant donné que le seul objet proportionné à notre intelligence est le fait d'expérience sensible, l'idéal du savant est de dégager par abstraction la loi unificatrice et explicative du groupe de faits constituant chaque science, pour atteindre enfin l'unique loi suprême unifiant toutes les sciences.
Ce principe n'est que l'affirmation de deux postulats dont la preuve est l'ensemble de la philosophie de Taine. D'abord, c'est le postulat positiviste: nous n'atteignons que le fait d'expérience; et Taine se propose de le justifier en analysant les diverses phases de notre connaissance. C'est ensuite ce postulat que chaque science a sa loi unificatrice, et Taine s'est efforcé de découvrir cette loi pour les principaux cas, et d'en montrer la nécessité pour l'univers.
§492). APPLICATIONS. - Ces applications, preuves de la théorie fondamentale, se ramènent à quatre objets: Dieu, la nature, l'homme, la société, de telle sorte pourtant que l'homme individuel et la société ont une importance spéciale, comme étant objet propre de toute philosophie positive.
1) Il est nécessaire d'admettre, comme principe d'unité suprême, un être unique, dont les multiples phénomènes de la nature ne sont que la manifestation.
2) Cet être est Dieu: mais il doit être conçu, pour être accessible à la science, non comme substance, mais comme une loi suprême: c'est l'Axiome éternel [°1587], qui se prononce au-dessus de tout et s'irradie jusqu'aux confins de l'univers en s'appliquant en chaque loi particulière.
La première partie, affirmant l'unité panthéiste de l'être, se démontre, selon Taine, par la preuve à priori de Spinoza: Il est évident que le non-être ne peut exister; aussi, l'imparfait étant comme tel privation, limite, c'est-à-dire non-être, n'a pas de raison d'être et ne peut exister: seul existe donc l'être absolument parfait, et un tel Être est évidemment unique.
Quant à la deuxième partie de la thèse, elle est un essai d'interprétation positiviste du panthéisme. Dieu conçu comme une loi devient un fait général: le fait doué de la suprême généralité, et son existence est prouvée par induction. Nous constatons en effet, en toutes nos sciences particulières, qu'il y a toujours dans la réalité, pour répondre à l'exigence d'unité exprimée par notre esprit, une loi unificatrice. Or notre raison exige aussi une loi unique, dominatrice de toutes les sciences. Il faut donc présumer qu'ici encore il y a une réponse dans les faits, et que la Loi suprême existe.
§493). L'univers n'est qu'un ensemble de faits, réunis par des lois, dont la série harmonieusement hiérarchisée est la manifestation de l'Être divin. Ces faits ou phénomènes de la nature ont pour caractère commun de se ramener au mouvement local, de sorte que leur loi suprême a des chances de se trouver en mécanique.
De là découlent trois conséquences capables de donner une idée de la métaphysique de Taine.
1) Toutes choses dans le monde, même d'ordre minéral comme les roches, sont vivantes et animées, douées au moins d'obscure conscience (panvitalisme), car chaque chose n'est qu'une parcelle du Vivant suprême, Dieu.
2) Mais la substance, au sens vulgaire de chose en soi, n'est qu'une illusion: chaque essence est une hiérarchie de lois observables, et la substance est la possibilité permanente des sensations par lesquelles nous observons ces lois.
3) C'est pourquoi la cause dont s'occupe la science n'est pas «la substance préexistante qui communique à d'autres sa perfection» [°1588], mais un fait préalable ou concomitant, dont on a mesuré le rapport quantitatif avec un autre fait conséquent, auquel il est indissolublement lié par le déterminisme de la nature.
L'étude des causes dernières et de la Substance suprême, au sens indiqué, telle est la seule métaphysique dont Taine affirme la possibilité [°1589].
§494). Les diverses opérations et activités dont l'ensemble constitue l'homme en positivisme, se groupent autour de deux facultés: l'intelligence et la volonté. Taine, après avoir consacré à l'Intelligence son oeuvre philosophique la plus importante, voulait la compléter par un ouvrage semblable sur la Volonté: il nous en reste d'importants fragments.
A) L'Intelligence.
En face de la vie intellectuelle, le positivisme doit en préciser la définition et en expliquer les actes, à savoir les idées, les jugements et les raisonnements, et enfin déterminer leur valeur objective: sur chacun de ces points, Taine propose une théorie positive.
1) Définition de l'intelligence: Rôle de la sensation.
L'objet de la psychologie ne peut être évidemment ni la substance de l'âme, ni la nature de ses facultés [°1590], mais uniquement les faits de conscience et leurs lois: bien que ces faits ne soient pas mesurables au sens strict, ils sont observables avec les mêmes précisions scientifiques que tous les autres.
De plus, en application du même postulat positiviste, tout fait de conscience intellectuel, (c'est-à-dire tout acte de connaissance), est constitué uniquement par la sensation, plus ou moins élaborée. Celle-ci, quoiqu'elle semble d'abord un phénomène spécial, doit être identifiée, selon Taine, avec le phénomène nerveux qui l'accompagne nécessairement, car cette hypothèse d'un fait unique ayant un double aspect, l'un physiologique, l'autre psychologique, explique seule cette intime union des deux phénomènes, sans recourir à une cause en dehors de la nature, c'est-à-dire surnaturelle et antiscientifique.
Pour illustrer sa théorie, Taine compare la double série de phénomènes à un livre où l'original est accompagné d'une traduction interlinéaire [°1591] mais en sorte que les deux textes sont incomplets. Au début, celui qui représente la vie inconsciente ne se voit pas encore: il n'y a que la série des faits physiques; mais ceux-ci, à la fin, s'estompent de plus en plus, tandis que le texte représentant la conscience devient beaucoup plus clair. Comme l'essentiel de l'événement est, selon Taine, le fait physique, on a qualifié cette doctrine d'ÉPIPHÉNOMÉNISME. Celui-ci se définit, «la théorie soutenant que la conscience est un phénomène accessoire, dont la présence ou l'absence n'importe pas à la production du phénomène essentiel» [°1592] qui est le fait physiologique. Pour que celui-ci s'éclaire du dedans et s'accompagne de conscience, certaines conditions sont requises et ne se réalisent pas toujours, en sorte que les deux séries présentent des lacunes; et c'est en cela que l'épiphénoménisme se distingue du «parallélisme psychophysique»; car ce dernier suppose au contraire qu'à tout fait physiologique correspond un fait psychologique. L'opinion de Taine se rapproche pourtant de cette hypothèse, en affirmant que les deux séries, quand elles existent, se répondent exactement. «Phrase à phrase, dit-il, mot à mot, l'événement physique tel que nous le représentons traduit l'événement moral» [°1593].
En elle-même, la sensation apparaît comme un fait subjectif, et par là, distinct de l'objet extérieur; mais elle produit toujours dans la conscience une représentation (ou simulacre) de cet objet externe, et par là, elle se distingue du pur phénomène nerveux, et elle correspond toujours à une expérience actuelle, réelle ou possible, étant l'élément le plus simple de la vie intellectuelle.
Tous les autres actes de l'intelligence découlent de cet élément par un procédé uniforme: la substitution, selon laquelle une sensation plus complexe et plus riche devient le signe évoquant un certain nombre de sensations plus simples: ainsi, l'image remplace la sensation élémentaire; elle-même est signifiée par un nom propre, les noms propres par les noms communs, ceux-ci enfin par les lois. Dans cette hiérarchie, deux échelons sont plus importants, ceux où se trouvent les deux théories du nom commun et de l'abstraction.
2. L'idée universelle: Théorie du nom commun.
§495). Les propriétés de l'idée universelle s'expliquent par celle du nom commun conçu comme un signe doué d'une double propriété: a) d'être évoqué par chaque individu de la classe; b) d'évoquer en nous la sensation des individus de cette classe seulement.
Taine commence par distinguer très nettement l'idée générale et l'image: ces deux choses s'opposent d'abord quant à la clarté et la précision: par exemple, l'idée du myriagone a une définition précise et son image reste confuse [°1594]. Elles s'opposent aussi quant à la richesse: l'image ne s'applique qu'à une seule sensation et l'idée en embrasse un grand nombre.
Or, les propriétés du signe peuvent tout expliquer sans exiger le recours à une âme ni à une faculté spirituelle. En effet, le signe est une sensation actuelle dont le propre est d'éveiller le souvenir de sensations passées, et de suggérer des sensations nouvelles. Mais si on analyse le fait de conscience appelé «idée générale», on y découvre toujours la sensation actuelle d'un nom, soit à l'état de tendance s'exprimant par le geste, soit à l'état parfait de mot articulé: et cette sensation fort simple explique la clarté de l'idée.
Elle en explique aussi la richesse, non seulement parce qu'elle est un signe évocateur des sensations qui l'ont fait naître et d'autres semblables (ainsi le nom arbre évoque un chêne, un sapin); mais parce que notre esprit forme ses noms communs en combinant, dans une définition plus complexe, des noms plus simples, de sorte que l'objet défini ne correspond plus à une expérience immédiate et ne rejoint le fait qu'indirectement, par ses éléments: ainsi, à la définition du triangle aucune réalité ni image précise ne peut répondre, et seuls les éléments, (les côtés, les angles) sont directement observables.
Ces assemblages ne sont pas arbitraires, mais imposés par les analogies des sensations, source d'association d'idées. On rencontre cette opération mentale même chez les animaux, mais en nombre très restreint: l'homme a réussi à les multiplier à l'infini par l'invention du nom commun, qui peut rassembler des analogies très lointaines et devenir un signe de plus en plus universel. Cependant, le procédé reste de même essence: entre l'homme et l'animal, il n'y a pas de différence de natures [°1595].
§496). Ce nominalisme est l'effort le plus ingénieux qui ait été tenté pour constituer une psychologie positiviste: il a en effet le mérite de reconnaître le fait de la différence radicale qui oppose l'idée universelle et abstraite à l'image concrète et singulière. Mais l'explication proposée, la théorie du signe, est manifestement insuffisante; car un signe sensible, puisque sensible, ne pourra jamais désigner qu'un objet concret, circonscrit par un temps et un lieu déterminé. La clarté et la richesse de «l'idée générale», c'est-à-dire son indépendance des limites matérielles, son universalité, sa cohésion ou sa nécessité interne, reconnus par Taine, exigent un signe d'ordre immatériel, un concept spirituel.
Ce qui rend spécieuse cette théorie, c'est qu'elle confère en propre au nom commun des qualités qu'il possède en effet, mais uniquement par participation, en tant qu'il est signe immédiatement de l'idée et par elle des réalités concrètes. L'idée seule possède en propre la clarté unie à la richesse: Taine, en supprimant l'idée, tarit la source de ces propriétés et le nom, signe concret d'objets concrets, n'est plus qu'une théorie insuffisante.
3. Jugement et raisonnement: Théorie de l'abstraction.
§497). Les idées ou noms communs ont encore une autre propriété: celle de s'unir en couples indissolubles de façon à constituer une loi ou un jugement universel et nécessaire; cette association n'est pas seulement le résultat de l'habitude (Stuart Mill) ni d'une forme à priori de l'esprit (Kant), mais bien le fruit des connexions naturelles des faits observés. Aussi, pour les lois les plus simples, la seule observation suffit-elle à les faire naître.
Mais les lois les plus universelles, comme les noms communs les plus généraux, exigent un travail d'abstraction. L'abstraction, selon Taine, est l'opération logique déterminant une qualité commune, en extrayant, d'un fait plus complexe et donc plus particulier, un fait plus simple et plus général. Dans les cas plus difficiles, le mouvement de l'esprit pour abstraire s'appelle le raisonnement, et sous ses deux formes, inductive et déductive, il est nécessaire pour constituer la science.
L'induction est l'effort de l'esprit pour isoler, dans le fait complexe, le fait plus simple (appelé fait causal) au moyen des diverses méthodes exposées par Stuart Mill. On remonte ainsi vers des lois de plus en plus générales, jusqu'à la Loi suprême qui serait l'Axiome éternel: de sorte que la théorie de l'abstraction est le moyen pour Taine de rejoindre son panthéisme à son positivisme.
La déduction est le mouvement inverse de l'esprit, partant du fait plus général (la cause), pour lui rattacher des effets plus particuliers: c'est le grand moyen de systématisation et d'unification, constituant la science comme une pyramide de lois.
4. Valeur de la science: Théorie de l'hallucination vraie.
§498). Puisque toutes nos connaissances sont constituées par des sensations, le problème critique revient simplement à chercher la valeur objective de la sensation. Taine la résout dans un sens réaliste par sa théorie de l'hallucination vraie.
D'abord, toute sensation est une «hallucination» [°1596], parce que l'objet immédiatement connu n'est jamais l'objet extérieur, mais une image interne que nous projetons instinctivement, mais illusoirement, à l'extérieur. Preuve: ainsi s'explique que le cas de l'hallucination maladive est identique psychologiquement à la sensation ordinaire; leur différence est uniquement dans l'absence ou la présence de l'objet.
Mais dans l'homme normal, la sensation se produit régulièrement en présence du réel, de sorte que l'objet projeté au dehors coïncide par une sorte d'harmonie naturelle préétablie avec l'objet extérieur. Il faut donc l'appeler «hallucination vraie». Preuve: ainsi s'explique la concordance entre nos lois scientifiques et l'expérience.
Mais la raison définitive qui légitime pour Taine une foi absolue à la valeur de la science est son panthéisme spinoziste: car l'unité de la source manifestée explique pleinement et exige la correspondance des deux séries de manifestations, psychologiques en nos sciences, et physiques dans les choses.
Il suit de là que la faiblesse du panthéisme entraîne la ruine de ce réalisme; il ne reste plus qu'une psychologie positiviste, incapable de sortir du moi. En méconnaissant en effet la valeur de l'intuition sensible, Taine devrait logiquement conclure à l'idéalisme absolu de Hume: car si la seule source de vérité est l'expérience sensible, celle-ci reste évidemment incapable de démontrer jamais la présence de l'objet extérieur, puisque par hypothèse elle ne l'atteint pas. Mais comme positiviste, Taine n'examine pas à fond le problème critique, et en constituant la philosophie par l'évidence sensible des sciences, il en suppose avec le bon sens la valeur objective.
B) La Volonté.
1. Définition et lois: La liberté.
§499). En psychologie positiviste, il n'y a que des faits de décisions volontaires, dont on cherche les lois d'origine et de développement. La volonté n'est donc pas une faculté, mais une possibilité permanente de décisions. Ces décisions s'expliquent par les lois de tendances:
On constate en effet que chaque idée est accompagnée d'une tendance à l'action, soumise à une double loi. D'abord, la force de cette tendance varie en raison inverse du degré d'abstraction de l'idée et en raison directe de l'intérêt porté à l'objet de l'idée. De plus, soit sans lutte, soit après une lutte entre diverses tendances, la plus forte a la propriété de se fixer, c'est-à-dire de se traduire en action, à l'exclusion des autres. Cette fixation constitue précisément la décision ou l'acte de volonté.
En conséquence, la liberté de nos décisions n'est qu'une illusion provenant de la multiplicité de nos tendances. Quand l'une d'elles se fixe, nous croyons qu'une autre pourrait, à sa place et dans les mêmes circonstances, se fixer aussi; mais cela est impossible. Taine confirme ce point essentiel par deux preuves: d'abord, l'expérience montre, soit que les hommes sont dominés par leurs passions, soit que seule la tendance la plus forte se traduit en acte. De plus, à priori, la liberté est inintelligible: car si l'acte produit peut également ne pas se produire, il n'a pas d'explication dans les événements antérieurs; il est donc un fait sans raison d'être, inintelligible et impossible.
Cette dernière raison est en effet décisive en positivisme, où la seule raison d'être assignable à un fait, est un fait préalable ou concomitant. Mais on peut chercher la raison d'être de l'acte libre dans la perfection même de l'âme et de ses facultés spirituelles qui dominent assez l'action pour la produire sans y être nécessitées. Il est vrai que le déterminisme des lois psychologiques des idées ou des tendances, est nécessaire pour constituer la psychologie en science strictement positive: il règne en effet dans la vie sensible, comme dans l'ordre physiologique et le monde minéral. Mais la partie spirituelle de la vie humaine lui échappe. On peut d'ailleurs considérer la psychologie expérimentale comme une science spéciale, au même titre que la sociologie, sans pour cela nier notre liberté [°1597].
2. La Morale.
§500). Puisque nos actes de volonté sont soumis au déterminisme, la morale ne doit pas exposer ce qu'il faut faire ou éviter, mais plutôt examiner ce qui a été fait par les hommes, afin de découvrir les lois de l'activité volontaire et de prévoir leur application; il faut donc fonder la morale sur la méthode historique et inductive, comme toute science positive.
Du reste, le déterminisme, selon Taine, ne détruit pas la responsabilité: il l'exige plutôt, parce qu'il montre comment nous sommes les vraies causes de nos actes qui, par conséquent, doivent nous être imputés. La liberté, au contraire, en supposant des actes sans cause, les rendrait irresponsables: et c'est là une conclusion logique, une fois admis le préjugé positiviste qui réserve le nom de vraie cause au seul phénomène antécédent d'où découle nécessairement un autre phénomène; mais c'est nier arbitrairement la liberté, comme il a déjà été remarqué.
Taine déduit de ces principes plusieurs règles de conduite:
a) Règle du relativisme dans l'estimation du bien et de l'honnête. Elle découle directement de la méthode historique: le bien moral, c'est-à-dire propre à l'homme étant celui qui favorise le plus la vie sociale, doit nécessairement varier (selon les lois sociologiques) avec les époques, les lieux et les peuples; il faut donc se conformer à l'esprit de son temps et chercher à se solidariser avec ses contemporains en leur rendant le bien qu'on en reçoit.
b) Règle de modération dans le programme d'action. Inutile de chercher les efforts héroïques, quand la nature nous porte nécessairement au bien.
c) Règle de stoïque résignation comme idéal dans le malheur: car le déterminisme permet seulement de faire de nécessité, vertu. Aussi Marc-Aurèle était-il le moraliste préféré de Taine.
D'ailleurs, ces essais de morale positive, qui appelleraient bien des rectifications, ne sont que des remarques éparpillées dans les oeuvres de Taine. L'effort d'organisation en science sera repris plus tard par «l'école sociologique» [Cf. théorie de Durkheim, §516].
3. Le Moi: Théorie de la faculté maîtresse.
§501). D'après la théorie générale de la hiérarchie et unification des lois concernant un même objet, il doit exister en chaque homme une tendance foncière qui sera le fait le plus général dont dépendront tous les autres faits de la vie de cet homme, de même que tout dans l'univers dépend de l'Axiome éternel; cette tendance unificatrice et explicative est la «faculté maîtresse».
Or, cette loi de dépendance qui unit tous nos faits de conscience, explique le sentiment d'identité que nous avons, et elle constitue le moi ou la personnalité. Ainsi s'évanouit le «moi» substantiel ou âme spirituelle, qui est une pure abstraction, un simple nom commun, obtenu par le procédé habituel et auquel ne correspond rien en réalité, sinon la série ordonnée et une de nos événements psychiques.
Cette théorie, on le voit, s'appuie sur celle du nom commun et n'a pas plus de solidité. De plus, elle néglige un fait important: notre expérience interne saisit l'existence de notre propre personnalité: notre intelligence peut connaître son propre acte et par lui l'âme qui en est source; elle en voit l'existence sinon la nature [§262 et §327]. Mais le préjugé positiviste défendait à Taine de constater ce fait d'intuition et de réflexion intellectuelle.
Ajoutons qu'en rejetant la personnalité et la liberté, ainsi que l'âme immortelle et Dieu, Taine rend inintelligibles les notions d'obligation, de responsabilité, de devoir et détruit par la base toute morale, au sens ordinaire du mot.
4. L'esthétique.
§502). On peut rattacher à la morale les théories sur l'art, car pour juger positivement du beau, comme du bien, selon Taine, il faut employer, non l'analyse à priori, mais la méthode historique: l'induction basée sur l'examen des chefs-d'oeuvre. Cette méthode le conduit à une définition et à une loi du beau.
a) Le beau, selon Taine, est l'oeuvre capable d'exciter en nous une sensation agréable, noble et utile, c'est-à-dire augmentant notre puissance d'action.
b) La loi de l'oeuvre d'art est celle-ci: «Une oeuvre est d'autant plus belle, qu'elle exprime un sujet plus important, plus bienfaisant et plus un». L'importance appartient à ce qui est fondamental et constitutif de l'homme, non pas au détail passager, comme la mode, mais à ce qui reste comme l'empreinte d'une génération, ou mieux encore, comme le fond de la race humaine éternelle; d'une façon générale, l'importance est le caractère d'une force dominatrice de la nature.
La bienfaisance renforce ce caractère en tant qu'elle suppose dans l'objet une plénitude telle que son bien se répand autour de lui; ainsi la plénitude d'un acte de charité ou d'héroïsme est de soi, plus belle que celle du crime. Enfin, l'unité assure l'éclat et la puissance d'expression, dans la mesure où le plus de traits possible seront mieux coordonnés pour faire ressortir le caractère commun (dans un homme, la faculté maîtresse) qui synthétise toute l'oeuvre.
On petit dire que l'observation a conduit Taine à une analyse exacte de l'art et de la beauté.
§503). Comme toute science positive, celle de la société doit se synthétiser en une loi fondamentale qui expliquera les institutions et leur rôle.
1) La Loi des facteurs primordiaux. Toute vie humaine sociale s'explique en définitive par trois facteurs:
a) La race, qui est la grande force du dedans, apportant à la vie un ensemble de modifications stables, obtenues par l'effort continu des générations passées, et transmises par l'hérédité.
b) Le milieu, qui est la grande force du dehors, formée du climat physique, de l'état social et des occupations quotidiennes de la vie.
c) Le moment, qui est la synthèse des modifications instables et variables, dues à l'action de la génération immédiatement précédente, combinée avec le milieu et la race, et produisant une manière de penser, une «idée régnante», qui varie avec les siècles et les lieux.
L'action de ces facteurs, selon Taine, produit l'état social à une époque, avec la même nécessité que l'affinité produit une combinaison chimique: ainsi le veut l'extension à l'homme de la science positiviste. Aussi traite-t-il de l'histoire en naturaliste, se défendant de blâmer des actes qui arrivent nécessairement, mais non pourtant d'en apprécier la valeur intrinsèque.
2) Les institutions dont parle Taine, sont principalement la religion et le gouvernement.
Les religions sont à leur origine, une réponse au besoin général de la race à une époque déterminée: leur fondateur n'est si bien écouté, que parce qu'il apporte la «parole unique» universellement attendue. La religion devient une force sociale, lorsqu'après une expérience séculaire, elle se transforme en «préjugé héréditaire», c'est-à-dire, en persuasion générale qu'elle possède les solutions les meilleures pour le bonheur des sociétés et des individus. Ainsi s'explique la naissance du christianisme répondant au besoin des âmes nobles de réagir contre le désordre païen, et son action bienfaisante prolongée jusqu'à nous.
Les gouvernements, tels qu'on les rencontre dans les divers pays, sont le résultat nécessaire des trois facteurs primordiaux. Cependant, l'histoire montre que tous n'ont pas une égale valeur et permet d'établir cette loi: «Une société sera d'autant mieux gouvernée, que l'État renoncera plus pleinement à toute centralisation outrancière et à tout interventionisme absorbant, pour se maintenir plus strictement dans les limites de sa mission».
Or, l'histoire nous montre que les États se sont formés uniquement dans le but de protéger la paix et la prospérité sociale, soit contre les sociétés voisines et ennemies, soit contre les ennemis intérieurs, voleurs, fraudeurs, etc.; cette mission de «protection» exige une armée, une gendarmerie, et une police, les tribunaux et l'impôt. Mais toutes les autres fonctions sociales, en particulier la religion, l'instruction et l'enseignement, l'industrie et l'exploitation du capital, doivent être exercées par l'initiative privée et les sociétés particulières: ici, l'État peut tout au plus encourager. Toute intervention directe de sa part, comme le montre l'histoire, est désorganisatrice, dépassant sa compétence [°1598].
Ainsi, pour Taine, il y a deux types essentiels de gouvernement: le premier basé sur la décentralisation est bon, l'autre centralisateur est mauvais. La forme de gouvernement est secondaire. À ce point de vue cependant, la forme démocratique basée uniquement sur le nombre est la plus injuste, parce qu'elle méconnaît les deux forces sociales les plus importantes: celle de l'hérédité, gardant les traditions, surtout par la famille royale; celle de la richesse et des charges perpétuées dans la noblesse: aussi le meilleur gouvernement sera la synthèse de ces trois forces, en les adaptant au degré de civilisation du peuple.
Nous retrouvons ici les faiblesses de la sociologie comtiste: la doctrine du déterminisme absolu et l'agnosticisme [§469]. S'il est vrai que les grands événements historiques sont préparés par des événements antérieurs, il reste à tenir compte de la liberté humaine et de la Providence divine, sans exclure le miracle; en particulier, l'explication de l'origine du christianisme selon Taine, est pleinement insuffisante, comme le montre l'Apologétique: l'Église est un vrai miracle moral.
De même, l'influence personnelle de certains hommes, spécialement des Saints, après Jésus-Christ, échappe à la loi des facteurs primordiaux. Taine lui-même semble reconnaître cette lacune de sa théorie en avouant que ces facteurs ne créent pas les grands hommes; ils supposent que la Nature en a donné comme le germe, mais ils sont nécessaires pour expliquer la naissance des génies et en permettre le plein épanouissement.
Avec ces réserves, la théorie politique de Taine est une des meilleures parties de son système, et actuellement encore garde une réelle influence sur beaucoup de sociologues.
§504). Comme Spencer en Angleterre, Taine est en France, et même avec une plus rigoureuse cohésion, le métaphysicien du positivisme. Il est fasciné par la science moderne dont l'unique objet est le fait d'expérience sensible, étudié dans ses lois mathématiques, au point de condamner sans examen toute autre source de vérité, y compris la Foi surnaturelle. Mais il est aussi dominé par l'intense aspiration vers l'unité, vers une vue d'ensemble organisant en un système objectif fortement lié toutes nos connaissances. C'est pourquoi son effort est de mettre en relief la loi générale et dominatrice, soit en chaque science: faculté maîtresse dans l'individu, facteurs primordiaux dans la société, soit dans l'univers: l'Axiome éternel.
Sans connaître beaucoup A. Comte, sans être son disciple directement, il tient à lui par le fond de son système et il le complète sans le contredire: ses parties les plus originales sont la théorie du nom commun, qui reste manifestement insuffisante, mais qui est le meilleur essai de psychologie positiviste, et ses lois de sociologie, qui sont plus exactes à condition de les prendre comme vraies seulement «ut in pluribus» en tenant compte de la liberté.
Mais son influence fut décuplée par sa valeur littéraire, faite de richesse et de vie, unissant la précision du détail à la lumière dominatrice des théories universelles [°1599].
Son système proprement philosophique contribua efficacement à ruiner l'éclectisme, mais ne suscita pas de disciples, parce que bientôt on perdit sa confiance illimitée en la science. Cependant son influence se poursuit jusqu'au XXe siècle par son oeuvre littéraire, artistique, historique et sociale.
§505). La psychologie positive construite selon la méthode associationiste, née en Angleterre, surtout avec St. Mill et son disciple Bain, fut implantée en France par Taine; mais elle eut son apogée en Allemagne, lorsque furent inaugurées les études de psycho-physique destinées à trouver la formule mathématique des lois psychologiques. L'initiateur de cette école fut Herbart dont les idées furent exploitées surtout par Lotze et Fechner; Wundt en reste te philosophe le plus remarquable.
A) J.-F. Herbart [b122] (1776-1841).
Professeur à l'Université de Göttingen, puis de Königsberg, il relie la psychologie positive à Kant et même à Leibniz. D'après lui, le but de la philosophie est d'expliquer le réel qui se révèle par les apparences, seules directement perçues. Mais comme l'être est de soi un, et que les apparences sont multiples et variées, le problème se pose de leur correspondance. Herbart pense que ce qui est réel, ce sont chacune des qualités simples (par exemple la blancheur); elles existent pleinement, indépendantes et infinies en leur ordre à la manière des monades de Leibniz. Leur union pour constituer un objet spécial (par exemple, la couleur, la forme, le poids, etc. d'une pomme) est l'oeuvre de notre connaissance et n'a qu'une valeur purement subjective.
En appliquant cette théorie, Herbart aboutit à une psychologie mathématique. Notre âme est une de ces réalités simples dont l'activité fondamentale est de se conserver et se défendre contre les autres. La variété de nos faits de conscience est le résultat de cette lutte contre les multiples chocs et attirances du dehors; et comme, pour Herbart, tout fait de conscience est une représentation, celle-ci n'est donc, selon lui, qu'un «effort de l'âme pour se conserver». En d'autres termes, «nos sensations, nos idées, nos souvenirs, tout ce qui constitue notre vie psychologique, n'existe pour nous que comme un effet de notre tendance a la conservation qui, par son rapport avec les autres êtres, se détermine et se spécifie» [°1600].
Or tous ces phénomènes intérieurs se montrent «comme allant et venant, oscillant et flottant, en un mot, comme quelque chose qui devient plus fort ou plus faible» [°1601]. Ils ont donc tous un aspect quantitatif, en sorte qu'on peut les étudier en leur appliquant les règles des sciences mathématiques. Les psychologues n'ont pas tenté cette voie jusqu'à ce jour, a cause de l'extrême variation des faits intérieurs qui semblent échapper à la mesure par leur indétermination; mais depuis l'invention du calcul infinitésimal qui soumet au nombre le mouvement même ou la variation, sans qu'il soit nécessaire de préciser les quantités variables, il devient possible, estime Herbart, d'étudier mathématiquement les variations de la conscience, sans avoir à chercher l'unité fixe qui mesurerait directement nos représentations. Il suffit de considérer celles-ci comme des forces douées d'une certaine intensité et luttant naturellement entre elles; si deux représentations de force égale s'opposent, elles se font équilibre et se réduisent à l'état de tendance: c'est l'arrêt ou passage du conscient à l'inconscient. Mais si l'une acquiert plus de force, elle reparaît dans la conscience et, en ce sens, se met en mouvement. «Le calcul de cet équilibre et de ce mouvement des représentations fait l'objet de la statique et de la mécanique de l'esprit» [°1602].
Herbart ne s'est pas contenté de tracer le programme, il l'a réalisé principalement en ses deux ouvrages: De la psychologie comme science, appuyée pour la première fois sur l'expérience, la métaphysique et les mathématiques; et Manuel de psychologie [°1603]. Cependant, il n'a pas créé une psychologie durable, parce que, s'il évitait un grand obstacle en ne cherchant pas à mesurer directement les faits de conscience, il appuyait ses équations sur un grand nombre d'hypothèses, et comme celles-ci ont été le plus souvent contredites par les faits, les calculs fondés sur elles ont perdu leur valeur. Herbart cependant eut une réelle influence et il forma école [°1604]. Deux idées surtout suscitèrent des réflexions fécondes: 1) Le monde extérieur n'agit sur l'âme qu'en se transformant en représentation: Lotze approfondit ce point par sa théorie des signes locaux. 2) Les faits psychiques, par leur caractère quantitatif, peuvent être soumis au calcul: cette thèse fut exploitée par Webert et Wundt.
§505bis). R. H. Lotze, comme beaucoup de positivistes, unissait le goût de la philosophie à celui des sciences et il conquit à la fois à l'Université de Leipzig, le doctorat en philosophie et en médecine (1838); il enseigna ensuite la philosophie à Göttingen, puis à Berlin. Outre ses oeuvres médicales, comme son Traité de pathologie et de thérapeutique générale (1842) et sa Physiologie de la vie corporelle (1851), il écrivit aussi une Métaphysique (1841), une Logique (1843), une Psychologie médicale (1852) et le Microcosme (3 vol., 1856-1864) où il étudie successivement le corps, l'âme, la vie, l'homme, l'esprit, le cours du monde, l'histoire, le progrès, l'enchaînement des choses; enfin son grand Système de philosophie (1874-1879).
1) Philosophie générale. Lotze a sa manière propre d'interpréter les choses; il tient une position intermédiaire entre le réalisme de Leibniz et de Herbart et l'idéalisme de Schelling ou Hegel; il affirme également, et l'importance de l'idée et du rôle de l'esprit, et l'existence des faits d'expérience et des choses extérieures. Pour expliquer l'univers, il admet trois réalités ou trois règnes superposés qu'il faut pour ainsi dire traverser pour atteindre la pleine vérité. C'est d'abord «le règne des lois universelles et nécessaires, condition de toute réalité possible» [°1606]. À cet objet, s'applique la théorie des catégories kantiennes, et par leur moyen, on peut établir les conditions éloignées et comme le soubassement sur lequel repose les sciences, mais on ne peut expliquer l'apparition d'aucun phénomène. - C'est pourquoi l'ensemble des faits d'expérience constitue un second ordre de réalités que nous atteignons par la perception. - Cependant l'action du monde externe sur la conscience pose un problème difficile qui trouve sa solution dans un troisième ordre de réalités: le règne des valeurs où notre intuition du monde trouve son unité. Ici en effet, la théorie que Lotze appelle «l'idéalisme téléologique» conduit à affirmer dans le monde l'unité de substance, celle-ci étant le Bien vers lequel tout converge. «Le pluralisme, dit-il, doit s'achever en un monisme, grâce auquel l'action, en apparence transitive, se change en une action immanente... Cette action n'a lieu qu'en apparence entre deux êtres finis; en vérité, c'est l'absolu qui agit sur lui-même» [°1607]. L'interaction de l'âme sur le corps est ainsi interprétée comme une illusion; les réalités corporelles tendent à se ramener à des phénomènes, et même, comme chez Berkeley, aux perceptions externes éprouvées en nos âmes. Celles-ci à leur tour seraient moins des substances que des émanations de l'unique substance cosmique.
Cependant, la pensée de Lotze n'est pas ferme sur ce point; ailleurs en effet, partant de l'unité du «moi» saisi par intuition comme une substance, il en démontre la spiritualité et il la détend victorieusement contre les objections matérialistes; puis, se fondant sur la valeur des aspirations de l'âme, il conclut que l'Esprit suprême, ordonnant tout selon le Bien, doit être une personne distincte de nous. «Le réel véritable, dit-il, qui est et doit être, n'est pas la matière et encore moins l'Idée (hégélienne), mais l'Esprit vivant et personnel de Dieu et le monde d'esprits personnels qu'il a créés: voilà le lieu du Bien et des biens» [°1608]. De même, il maintient la réalité des faits d'expérience comme objet des sciences positives qu'il veut concilier avec l'idéalisme [°1609]. Le problème des rapports entre le physique et le mental reste donc posé, c'est pour l'élucider qu'il a présenté sa théorie des signes locaux.
2) Signes locaux. En elle-même, cette théorie a une portée assez restreinte: elle concerne seulement la perception de l'espace par deux sens externes, le toucher et la vue; mais elle soulève le problème le plus fondamental de la psychologie, celui de la connaissance et elle met sur la voie d'une bonne solution. Pour les psychologues modernes en effet, la perception de l'étendue suppose qu'il existe en nous, dans l'ordre de la connaissance, une image douée également d'étendue, en sorte que chaque point, chaque caractère de cette image corresponde à des points, des caractères tout semblables dans l'étendue objective: c'est la théorie des idées-tableaux de Descartes qui n'est pas sans analogie avec les «images» ou «idoles» de Démocrite [§20 et §323]. Or Lotze commence par critiquer cette conception; il estime avec raison que nos perceptions comme telles ne possèdent pas d'étendue: «Nos impressions visuelles et tactiles, dit-il, ne peuvent être perçues que sous la forme d'états intensifs. Ce que chaque point touché (ou vu) transmet à l'âme, ce n'est point une image étendue de ce point, mais c'est une modification intensive variant selon la nature et l'énergie de l'impression» [°1610]; et c'est au moyen de ces données que l'âme doit reconstruire en elle l'étendue, transformant de nouveau l'intensif en extensif. La théorie des «signes locaux» n'est rien d'autre qu'une hypothèse pour expliquer le mode de cette reconstruction.
Lotze estime que seuls la vue et le toucher perçoivent nettement l'étendue et l'on peut considérer les autres sensations, goût, odeur, etc. comme purement qualitatives [°1611]. Il admet aussi comme une doctrine commune depuis Descartes, que la perception sensible, étant un fait de conscience, se produit dans le centre sensoriel du cerveau et non dans l'organe périphérique: celui-ci reçoit simplement les impressions pour les transmettre à l'organe central. Or, les impressions ainsi reçues dans le toucher et l'oeil n'ont pas seulement un caractère intensif, mais elles sont localisées et diffèrent les unes des autres par leurs positions; quand par exemple, plusieurs points également rouges impressionnent en même temps divers bâtonnets de la rétine, ils ne fusionnent pas en arrivant à la conscience: ils se coordonnent et gardent leur rapport de distance réciproque; il en est de même pour le tact. Chaque point de la rétine ou de la peau a donc sa manière propre d'être impressionné; et chaque impression se présente à la conscience avec sa marque distinctive: cette marque est le signe local.
Concrètement, ce signe consiste, soit en sensations musculaires associées avec chaque impression tactile ou visuelle, soit plutôt en un système de mouvements ou de tendances au mouvement déclenchés par chaque excitation. Ainsi, dans la vision, dès que l'excitation lumineuse est reçue en un point quelconque de la rétine, elle tend spontanément à se transporter sur la tache jaune; il est clair que ce mouvement est nécessairement distinct pour chacun des points qui entourent la tache jaune; chacun de ces points possède ainsi son signe local distinctif. Pour le toucher, le «signe» est constitué par la diversité des corpuscules du tact, par les mouvements musculaires accompagnant chaque impression, et surtout par «l'onde des sensations accessoires»; car toute excitation de la peau entraîne dans les parties voisines des tensions, pressions, déplacements, etc. qui localisent avec précision cette impression dans le corps. Ainsi, la conscience recevant chaque excitation munie de son signe local, aura les éléments requis pour reconstruire dans l'ordre psychologique une étendue à deux ou trois dimensions, correspondant à celle de l'excitant extérieur. Cette interprétation des signes locaux est parfois consciente, comme lorsque nous rapportons une excitation tactile à un point de notre corps; mais très souvent elle reste inconsciente et se produit par une sorte de réflexe, fruit de l'éducation des sens et de l'habitude; c'est pourquoi la localisation des objets vus nous semble immédiate et intuitive; mais elle fut acquise par l'enfant à l'aide de nombreuses expériences.
3) Valeur de la solution. Cette théorie est un effort remarquable pour expliquer le passage du physique au psychique; mais Lotze ne critique qu'à moitié la conception courante idéaliste; car il admet avec elle que l'objet sur lequel porte d'abord notre perception est un fait de conscience, ce qu'il appelle une «impression intensive». Il ne comprend pas que l'intuition visuelle ou tactile, en restant subjectivement un fait psychique (intensif), peut se terminer objectivement à une réalité physique étendue: tache colorée ou corps résistant [°1612]. Il reste vrai cependant que la connaissance est une sorte de transposition de l'ordre physique à l'ordre psychique, non pas quant à la chose connue, mars quant à son mode d'existence. L'objet vu, par exemple, qui est en lui-même matériel et doué de quantité, est bien le même qui est aussi dans notre conscience; mais considéré ainsi, précisément en tant que vu, il n'est rien d'autre que la vision de cet objet. Il existe ainsi sous une forme psychologique qui échappe aux conditions de la matière; son mode d'être qui était extensif (quantitatif) est devenu intensif (qualitatif). C'est ce que Lotze a bien vu; il mettait ainsi en relief en nos faits de conscience un aspect très réel par lequel ils semblent échapper à la mesure mathématique. Cependant, cette idée d'Herbart ne fut pas oubliée et Fechner va l'exploiter avec succès.
C) Fechner [b123] (1801-1887).
§506). Théodore-Gustave Fechner qui fut professeur à Leipzig, publia une oeuvre philosophique considérable où la métaphysique a une place honorable, avec Nanna ou l'Âme des Plantes et Zend Avesta ou Choses du ciel et de l'au-delà, etc.; mais il est surtout célèbre par ses Éléments de Psychophysique où il fonde cette nouvelle science qu'il défendit ensuite contre les objections. Ces deux groupes de travaux, métaphysiques et psychologiques, assez différents d'aspect, s'inspirent néanmoins d'une même méthode expérimentale. Fechner propose une métaphysique inductive et c'est par des observations précises qu'il crée la psychophysique.
1) Métaphysique inductive. C'est en partant de l'observation interne que le philosophe allemand s'élève à une conception générale du monde; mais il conduit ses généralisations avec une grande hardiesse. Constatant en soi une variété de pensées et d'images qui naissent de son âme, il conçoit sur ce type la nature entière et il enseigne le pampsychisme Pour lui, l'univers entier possède une âme qui déploie ses richesses en toutes substances, dans les étoiles qui sont les «anges du ciel», comme dans les plantes, les animaux, les hommes. Chacune de ces âmes particulières est une manifestation de l'âme du monde, comme chacune de nos pensées est une manifestation de notre âme. Il y a là une théorie toute semblable à celle de Plotin [§131], mais obtenue ici par induction ou comparaison, à partir de notre vie intérieure. Car un des caractères les plus frappants de notre conscience est la loi d'unité: «N'est-elle pas, dit Fechner, un progrès actif du passé au présent et à l'avenir? Ne lie-t-elle pas le lointain et le proche? Ne comprend-elle pas en soi mille diversités en une unité indécomposée? Or la loi du monde est une unité douée des mêmes propriétés, sauf qu'elles lui appartiennent d'une manière illimitée» [°1613]. Il faut donc concevoir l'Âme universelle qui est Dieu comme l'unique conscience de l'univers. Nos âmes se distinguent entre elles, parce que chacune est «caractérisée par un seuil au-dessus duquel n'affleure qu'une portion de la conscience divine» [°1614]. Car en Dieu, la conscience se réalise pleinement, sans limite; de sorte qu'en franchissant le seuil de notre conscience, nous nous retrouvons tous identiques, dans l'inconscient, avec la Divinité.
Quelle que soit la valeur que Fechner accorde à ces vues, elles sont de pures hypothèses et sont loin d'être démontrées inductivement; nous retrouverons la subconscience à titre d'hypothèse avec W. James [§527]; mais les recherches de psychophysique sont plus solidement fondées sur les faits.
2) La psychophysique. Fechner aime à reporter l'honneur de la fondation de cette science au physiologiste E. H. WÉBER qui en 1846 publia dans le Handwörterbuch der Physiologie de Wagner (au mot Tastsinn une série de recherches expérimentales qu'il synthétisait en cette loi: «L'accroissement de l'excitant qui doit engendrer une nouvelle modification appréciable de la sensation est dans un rapport constant avec la quantité de l'excitant à laquelle il vient s'ajouter». C'est Fechner cependant qui présenta le premier un traité méthodique fondé sur les mathématiques.
«J'entends par psychophysique, dit-il, une théorie exacte des rapports entre l'âme et le corps, et, d'une manière générale, entre le monde physique et le monde psychique» [°1615]; mais il s'agit uniquement des phénomènes et de leurs lois, abstraction faite de la substance soit du corps, soit de l'âme: c'est une science expérimentale, semblable aux sciences physiques.
Cependant, comme, en science positive, les hypothèses sont toujours légitimes, Fechner suppose en commençant que l'opposition entre l'esprit et le corps n'est qu'une différence de point de vue. «Ce qui, dit-il, du point de vue intérieur te paraît ton esprit, l'esprit que tu es, du point de vue extérieur te paraît le substratum corporel de cet esprit» [°1616]. Telle est l'hypothèse appelée «parallélisme psychophysique» et qu'on peut définir: «hypothèse d'après laquelle le physique et le psychique se répondent terme à terme, de telle sorte qu'ils soutiennent entre eux le même rapport qu'un texte et une traduction, ou que deux traductions d'un même texte» [°1617]. C'est Fechner, semble-t-il, qui a employé le premier cette expression, bien qu'on trouve une doctrine semblable chez Leibniz et Spinoza [§352 et §362]. Mais dans ces derniers philosophes, la psychologie se déduit d'une métaphysique à priori, tandis que pour Fechner, elle se présente comme une science indépendante, et le parallélisme devient une «hypothèse scientifique», simple instrument de travail: à ce titre, rien n'empêche de l'adopter, en attendant que l'expérience la confirme ou la renverse.
Mais d'abord, cette hypothèse favorise grandement la création de la psychophysique; car, pour introduire la mesure dans l'étude des faits de conscience, il faut trouver un artifice permettant d'y appliquer une unité quantitative, puisque le fait de conscience par son caractère qualitatif, «intensif», échappe à toute mesure directe. Mais s'il s'identifie avec le phénomène nerveux dont il n'est que la face interne, il devient possible de l'atteindre indirectement et de le soumettre au calcul. Cela est vrai spécialement de la sensation où le mouvement nerveux dépend d'un excitant physique dont nous pouvons exactement déterminer la grandeur: cet excitant peut servir à mesurer les sensations, de même qu'on mesure les variations d'intensité de la chaleur par le déplacement de la colonne de mercure qui se dilate dans le thermomètre; la seule différence est qu'au lieu de mesurer la cause par ses effets, on mesure ici l'effet (la sensation) par sa cause (l'excitant), ce qui n'enlève rien à la valeur du procédé. Ainsi, conclut Fechner, «la sensation intérieure est mesurée par un mètre extérieur».
Mais aussitôt se présente une difficulté. Ce que l'on mesure ainsi, ce ne sont pas des sensations isolées, mais leurs variations ou leurs rapports; on constate par exemple que la vision par un clair de lune est moindre qu'en plein midi, et l'on veut déterminer de combien de fois; or il ne suffit pas pour cela de comparer les excitants, car de nombreux faits montrent que la sensation n'augmente ou ne diminue pas au même rythme que son excitant; par exemple, si l'on ajoute à la lumière de 10 lampes, celle de 10 autres lampes d'égale intensité, la sensation de vision n'est pas deux fois plus forte. Ces faits avaient frappé Wéber qui les résumait dans la loi citée plus haut. C'est pourquoi, pour introduire la mesure dans les faits de conscience, la première tâche de la psychophysique était de déterminer avec une précision mathématique le rapport entre l'accroissement de la sensation et celui de l'excitant.
Fechner a d'abord établi trois méthodes d'expérimentation pour mesurer les différences d'intensité de nos sensations: 1) La méthode des plus petites différences perceptibles, selon laquelle on cherche, par exemple, le poids minimum qu'il faut ajouter à tel poids pour que la différence de pression soit perceptible. 2) La méthode des cas vrais et faux par laquelle, sur un nombre donné d'expériences pour distinguer, par exemple, la différence de deux poids, on constate d'abord le rapport des appréciations justes et erronées: comme serait 70 cas justes sur 100; puis on cherche pour un autre poids, quelle différence il faut ajouter pour retrouver le même rapport de 70/100. 3) La méthode des erreurs moyennes, selon laquelle en partant, par exemple, d'un poids précis (10 gr.) on cherche à déterminer par la sensation le poids le plus différent qui lui paraisse encore égal; puis, après un grand nombre d'essais, on divise le nombre des erreurs par le total des expériences; et l'on obtient l'erreur moyenne qui servira d'étalon comme dans la deuxième méthode.
En appliquant ces méthodes, par des recherches longues et patientes, Fechner s'est proposé de donner à la loi de Wéber une forme mathématique. Il commence par établir cette précision: pour que la sensation s'accroisse de la plus petite différence perceptible, l'accroissement de l'excitation doit être, pour l'effort musculaire, de 1/17; pour le toucher, la température, le son, de 1/3; pour la lumière, de 1/100. Puis ayant déterminé en chaque sens le seuil de l'excitation (Reizschwelle) il dresse à partir de là, deux séries de progressions, l'une pour les excitants, l'autre pour les sensations. La progression des excitants est clairement mesurée et s'effectue, nous l'avons vu, selon un rapport constant. Il suffit de supposer que chaque accroissement perceptible de sensation représente une unité toujours égale (hypothèse suggérée par la constance du rapport dans l'accroissement de l'excitant), pour obtenir deux séries progressives mathématiquement comparables. En soumettant les deux séries ainsi constituées aux règles du calcul algébrique et intégral [°1618], Fechner montre que «l'excitation doit croître suivant une progression géométrique (telle que 1, 2, 4, 8... ou 1, 3, 9...) pour que la sensation croisse suivant une progression arithmétique (telle que 1, 2, 3, 4 etc.)». D'où la formule célèbre de la loi psychophysique: «La sensation croît comme le logarithme de l'excitation».
Ces recherches de Fechner suscitèrent un vif intérêt et soulevèrent de nombreuses controverses parmi les psychologues. Les uns, avec Wundt y virent le premier pas vers une psychologie vraiment scientifique. D'autres, comme Hering, Delboeuf, etc. soulevèrent diverses objections. La plus grave concerne l'application du calcul aux faits de conscience eux-mêmes. Cette application se fonde en effet sur l'hypothèse que «tous les accroissements perceptibles de sensations ont une valeur quantitative égale», ce qui permet de former deux séries numériquement comparables: celle des excitants, celle des sensations. Mais pour que cette comparaison fût légitime, il faudrait que chaque série eût son unité propre de mesure; et de même que l'on ordonne, par exemple, les divers excitants sonores selon le nombre de vibrations, il faudrait ordonner les diverses auditions en répétant une même unité de sensation auditive préalablement déterminée. L'hypothèse de Fechner suppose donc, malgré tout, la sensation directement mesurable, ce qui est impossible: la sensation est en elle-même une pure qualité vitale dont la conscience constate les variations sans qu'on puisse les mesurer mathématiquement; les deux séries sont sans nul doute en dépendance mutuelle, et la loi de Wéber garde sa valeur; mais on ne peut guère admettre la formule purement mathématique de Fechner.
3) Cependant, l'exemple de celui-ci suscita un vaste mouvement de recherches expérimentales pour atteindre la précision scientifique et même mathématique dans la solution des problèmes psychologiques: nous en signalerons spécialement deux: celui de la durée des actes psychiques; celui de la perception de l'espace.
Le fait de conscience est un «tout» complexe où la méthode scientifique doit analyser divers aspects pour les étudier à fond et les soumettre si possible à la mesure. Un des aspects les plus accessibles à cette méthode est celui du temps. Lorsque HELMHOLTZ eut déterminé, en 1850, le temps nécessaire à l'influx nerveux pour se propager, il devint possible de serrer d'assez près le fait psychique pour en étudier la durée; par exemple, en demandant à un sujet de répondre par le bras, lorsqu'il reçoit une excitation électrique au pied, il suffit d'enregistrer les deux extrémités de l'expérience et de déduire du temps écoulé la durée bien connue de l'influx nerveux, et l'on a la durée précise de l'acte de conscience inséré entre l'excitation et la réponse. Vers 1871, DONDERS se livra avec succès à ces recherches pour les actes les plus simples: sensations visuelles, auditives, etc. Elles furent continuées «par HELMHOLTZ, MACH, VIERORDT, BAXT et enfin EXNER (de Vienne) dans un mémoire intitulé: Recherches expérimentales sur les processus psychiques les plus simples» [°1619] (1873). Quelques années plus tard, WUNDT à Leipzig et BUCCOLA à Milan cherchèrent la durée des actes plus complexes: associations, jugements, volitions, choix, etc.
Le problème de la perception de l'espace fut étudié avec autant de soin et plus de passion; les psychologues se divisent ici en deus camps opposés. Les nativistes comme JEAN MÜLLER et WÉBER nous dotent du pouvoir intuitif naturel de saisir l'espace, selon ses trois dimensions par le toucher, et au moins en surface par la vue [°1620]; ainsi pensent aussi TOURTUAL (1827), VOLKMANN (1836), DONDERS et NAGEL (1861) qui défendent l'hypothèse de la projection [°1621]. PANUM et HERING concèdent même à la vue l'intuition immédiate des trois dimensions. - Au contraire, les empiristes prétendent que toute sensation est qualitative et que l'expérience seule explique l'origine de la notion d'espace (d'où le nom de théorie génétique). HELMHOLTZ a défendu cette position dans son Optique physiologique et ses Conférences scientifiques; selon lui, en se servant des signes locaux, on acquiert d'abord l'idée d'extériorité, car ces signes apparaissent comme des effets exigeant une cause hors de nous; puis, en associant les sensations visuelles, musculaires et tactiles, on détermine peu à peu par l'éducation et l'habitude, les localisations précises des perceptions. Enfin STUMPF, dans son ouvrage Sur l'origine psychologique de la notion d'espace (1873), résumant les diverses théories, les concilie par ce principe que «la notion d'espace repose quant à ses éléments sur la sensation directe et quant à son développement sur des associations» [°1622]. Rien de plus juste, comme nous l'avons dit [§377]; le mérite des empiristes fut de le mettre en évidence.
D) Wilhelm Wundt [b124] (1832-1920).
§507). Wundt, professeur à Leipzig en 1875, dépasse de beaucoup les recherches assez particulières de Fechner; il le rejoint pourtant, en maintenant le point de vue positiviste et en donnant une place de choix aux problèmes de psychologie.
A) Principe fondamental.
Selon Wundt:
la philosophie est un effort pour interpréter les faits authentiques d'expérience, en les expliquant et les unifiant par le principe de raison suffisante.
Pour prouver ce principe, Wundt indique: 1) quelle est la donnée authentique d'expérience; 2) la nature et la valeur du principe de raison suffisante; 3) les résultats de son application.
1) La donnée authentique d'expérience: c'est le fait de conscience primitif (puisque toute expérience atteint d'abord le phénomène subjectif). Il n'est pas une représentation statique ou une idée objective, mais d'abord un événement vital dont l'élément primordial est l'aspect subjectif: la conscience du moi sentant; l'image objective, quoique plus apparente, n'est qu'un aspect secondaire. Ainsi la première donnée est une synthèse de sujet et d'objet, d'action et de passion. L'oeuvre de l'entendement qui doit par ses concepts expliquer l'expérience, sera de séparer par abstraction ces deux aspects, pour constituer d'une part, la psychologie, par l'étude de l'aspect subjectif et actif; d'autre part, les autres sciences, par l'étude des divers aspects objectifs. L'unification sera l'oeuvre de la raison métaphysique, au moyen du principe de raison suffisante.
Cette distinction de l'entendement et de la raison (Verstand et Vernunft) rappelle Kant; Wundt cependant rejette l'idéalisme et affirme que tout concept ou idée régulièrement élaborée atteint le réel externe. Mais tandis que l'entendement construit les sciences positives dans les limites de l'expérience, la raison cherche la dernière et totale unification des faits en dépassant l'expérience, grâce au principe de raison suffisante.
2) Sens et valeur du principe de raison suffisante: Ce principe est l'expression de la loi d'unité qui régit toute recherche scientifique: il affirme que «toutes les parties du savoir humain, pour être pleinement intelligibles, doivent être reliées entre elles de façon à constituer une totalité exempte de contradiction».
Cet effort d'unification étant universel doit nécessairement dépasser l'expérience (qui est particulière), ce qui a lieu de deux façons: ou bien on donne comme raison suffisante un phénomène du même ordre, mais en poursuivant la série à l'infini; ici la cause est encore réelle, observable, et la transcendance est seulement dans l'infini de la série; - ou bien on atteint une explication d'un autre ordre, qualitativement différente, que l'on suppose sans pouvoir l'observer directement; et ici la transcendance est celle d'un objet imaginaire et n'aboutit qu'à une pure hypothèse.
Ces hypothèses cependant sont légitimes et gardent une valeur scientifique dans la mesure où elles se basent sur l'expérience et se contentent de l'expliquer: c'est là précisément la métaphysique positive [°1623].
3) Applications. Il s'agit d'expliquer et d'unifier par le principe de raison suffisante, les données authentiques de la conscience sous ses deux aspects:
a) Pris subjectivement, le fait de conscience se caractérise par l'activité et ce qui exprime le mieux l'activité, c'est l'appétit ou le vouloir. La raison suffisante unificatrice sera donc une volition primitive profonde; et pour que cette volition synthétise tous les actes conscients, elle devra se concevoir comme un pur vouloir, vide, sans aucun objet déterminé.
b) Le fait de conscience pris objectivement étant caractérisé au contraire par la passivité et la variété, l'objet extérieur sera actif et multiple. C'est pourquoi la raison suffisante de ces objets sera une totalité d'unités volitives.
Cette volition, selon Wundt, (qui reste ici fidèle au principe positiviste) est une pure activité phénoménale; elle n'a pas besoin, dit-il, d'un sujet substantiel [°1624]: et par là cette théorie s'oppose à la monadologie d'Herbart et de Leibniz.
Ainsi, tout s'explique par une seule réalité: l'activité volontaire; même notre vie intellectuelle, puisque c'est l'action des «unités volitives» externes sur notre âme qui se transforme en représentation.
Cependant, il reste une pluralité que cherche à réduire notre besoin absolu d'unité exprimé par le principe de raison suffisante: c'est la pluralité des âmes individuelles. L'expérience, qui nous montre dans la société une hiérarchie de volontés (famille, tribu, corporation, nation) doit être complétée par l'application transcendante du principe de raison suffisante, en concevant une totalité spirituelle [°1625], une humanité idéale où toutes les volontés particulières seront unies dans la poursuite de leur fin. Cette totalité doit servir de but et de règle aux individus, et base aussi la morale.
Mais cette humanité idéale elle-même restant limitée dans l'espace et le temps, ne peut être la raison suffisante de notre volonté qui a une capacité infinie: il faut la compléter par l'idée d'un Dieu parfait et infini dont elle est la dépendance nécessaire.
B) La psychologie positive de Wundt.
§508). Il ne faut pas oublier que cette métaphysique n'a, selon Wundt, qu'une valeur d'hypothèse, quoique très légitime en tant qu'elle explique et unifie pleinement les faits. Mais ce qu'il faut considérer comme définitif et scientifique est une thèse positiviste: à savoir, que les multiples faits qui constituent le réel sont diverses formes d'une volition soumise à l'expérience, ou d'ordre sensible, et que nos diverses fonctions psychologiques, y compris le jugement et le raisonnement, ne sont qu'un épanouissement de la sensation.
1) La psychologie physiologique. Fidèle à l'esprit de Herbart et de Fechner, Wundt estime que la psychologie ne deviendra scientifique que par l'emploi de l'expérimentation; et celle-ci «est accompagnée pas à pas par la mesure. Mesurer et peser, tels sont les grands moyens dont la recherche expérimentale se sert toujours pour arriver à des lois précises» [°1626]. La mesure trouve les constantes de la nature, «ces lois fixes qui règlent les phénomènes»; c'est pourquoi elle «doit traduire ses résultats par des nombres» qui peuvent seuls nous révéler la loi. Aussi Wundt est-il partisan convaincu de la psychophysique. Il a défendu la loi logarithmique de Fechner, estimant que le fait psychique est vraiment soumis indirectement à la mesure par ses effets. Mais, élargissant le domaine trop étroit de la psychophysique, il propose de mesurer, non seulement les sensations par leurs excitants, mais tous les phénomènes par leurs correspondants physiologiques.
On peut en effet considérer l'âme comme une «organisation spirituelle» qui n'est autre que le «corps vivant lui-même»; en vertu de cette hypothèse qui est celle du «parallélisme psychophysique» [°1627], l'ensemble des faits d'expérience qui constituent l'homme a, dans son unique réalité, un double aspect - l'un, interne, le fait de conscience; l'autre, externe, les fonctions physiologiques, spécialement celles du système nerveux; et comme ce dernier domaine est de plus en plus accessible à l'expérimentation et à la mesure, il devient possible de constituer une science de l'âme que Wundt appelle «psychologie physiologique». C'est dans ce but qu'il fonda un laboratoire de psychologie à Leipzig; il y contribua aux recherches de psychométrie, montrant que le temps de réaction pour une excitation donnée varie avec notre état intérieur (attention, distraction, émotion, etc.). Outre ces résultats de détails, il a établi plusieurs lois générales concernant la connaissance et les sentiments.
2) La connaissance. Dans l'étude de la sensation, Wundt insiste sur ses conditions physiologiques et examine spécialement [°1628] la théorie de l'énergie spécifique des nerfs et celle de la localisation des perceptions.
Plusieurs savants, en particulier J. Müller dans son Manuel de physiologie, enseignaient que la diversité des qualités sensibles (couleur, son, chaleur, etc.) est le fruit non de la diversité des excitants, mais de la nature physiologique de chaque nerf excité. Or, comme ces auteurs ne donnent aux organes externes qu'un rôle d'enregistrement et que le nerf conducteur est universellement considéré comme un simple transmetteur, cette théorie de «l'énergie spécifique des nerfs» revient à doter chaque centre cérébral de ce pouvoir spécial de transformation [°1629]. Wundt critique cette doctrine; il constate qu'il y a des raisons d'étendre au cerveau lui-même l'indifférence fonctionnelle reconnue aux autres nerfs et il préfère expliquer les diverses qualités senties par les divers aspects de l'excitant. Il admet cependant que le cerveau ou la conscience garde une part d'activité; car les excitants sont d'ordinaire des vibrations que nous traduisons sous forme de qualités sensibles.
Cette part d'activité est plus apparente encore dans la localisation des objets hors de nous. Entre le nativisme absolu et l'empirisme pur, Wundt défend une solution moyenne. Selon lui, l'expérience donne aux sens les éléments de la localisation, et il les explique au moyen des signes locaux de Lotze. «Chaque point de la peau (pour le toucher), chaque point de la rétine (pour la vision) possède son signe local, sa manière propre et particulière de sentir les impressions, ce qui produit un commencement de localisation. - De plus, ces diverses impressions sont accompagnées de mouvements et par conséquent d'un certain sentiment d'innervation, variable suivant le membre et le lieu affecté» [°1630]: tels sont les deux éléments donnés par l'expérience. Mais le centre cérébral où ils sont transmis possède le pouvoir inné de les unir en une synthèse psychique et de construire ainsi un ordre des sensations dans l'espace. Cet ordre d'abord imparfait, se précise par l'éducation et l'habitude.
Des perceptions simples naissent les formes psychologiques plus complexes. Il y a d'abord les «notions générales» et les «concepts», qu'il ne faut pas confondre. Les «notions générales» en effet se forment par la répétition de sensations semblables; les parties analogues s'impriment plus profondément dans le cerveau et, suivant la loi d'habitude, acquièrent une plus grande force de reproduction: de là ces notions schématiques, simple résumé de perceptions particulières multiples. Mais le concept est quelque chose de plus; il exprime la loi des phénomènes et appartient à la connaissance scientifique; c'est pourquoi il ne se résout pas en expérience précise; il n'a dans l'ordre sensible d'autre substitut que le mot: tel le concept de raison suffisante qui unifie tout le savoir. Bref, il est un postulat, fruit de l'activité de notre conscience.
Pour expliquer les étapes du connaître, Wundt a présenté deux théories successives. Il enseignait d'abord que notre activité fondamentale est le raisonnement dont les diverses formes s'étageraient depuis la sensation jusqu'aux démonstrations scientifiques. Car suivant l'hypothèse du parallélisme psychophysique, on peut définir le raisonnement comme une série d'impressions cérébrales liées par des lois physiologiques, dont les jugements associés en induction ou en syllogisme ne sont que les reflets conscients. Mais parfois les prémisses restent dans l'inconscient, et c'est la sensation pure; parfois elles sont des faits conscients, et c'est le raisonnement.
Dans la seconde édition de sa Psychologie physiologique, il reconnaît que l'hypothèse du raisonnement inconscient dépasse les faits. Pour expliquer l'origine et l'évolution de notre connaissance, il suffit de recourir à l'aperception. Celle-ci «est un acte psychique sui generis, accompagné d'un sentiment de tension et produisant une plus grande distinction dans nos représentations» [°1631]. Elle se rapproche donc beaucoup de l'attention; elle est aussi passive ou active, suivant qu'elle s'exerce sous la domination d'une impression puissante, ou par notre effort personnel pour éclairer spécialement un point dans un état de conscience complexe. Elle est proprement l'expression de la spontanéité de notre moi: c'est un autre nom du «vouloir» qui est la réalité même de tous nos faits de conscience. Aussi unifie-t-elle toutes les théories de psychologie expérimentale: c'est elle qui s'exerce dans la synthèse psychique des localisations; elle, qui construit les concepts-postulats; elle, qui déploie les raisonnements scientifiques; elle enfin qui va expliquer le sentiment.
3) Le sentiment. Sous sa forme la plus simple, il est attaché à la plupart des sensations dans lesquelles on distingue, outre la qualité spécifique et l'intensité mesurée par l'excitant, un aspect subjectif de plaisir ou de douleur qui en est le ton affectif ou sentiment. Malgré cet aspect subjectif qui semble le rendre passif, le sentiment est la vraie source des activités externes appelées «faits de volonté»: pour décrire ce que nous éprouvons dans l'état de plaisir et de douleur, «le mieux serait d'appeler le plaisir une aspiration, une tendance vers l'objet, et le déplaisir une répugnance, une répulsion à l'endroit de cet objet» [°1632]. Entre ces deux pôles opposés, le sentiment se meut spontanément, en passant par un état de sensation neutre, en sorte que son intensité dépend a la fois de la force de l'excitation et des dispositions du sujet. Tous ces caractères s'expliquent en le définissant: «le mode de réaction exercé par l'activité d'aperception contre l'excitation sensorielle» [°1633].
De même que les sensations simples se développent par les jugements et raisonnements pour atteindre aux idées scientifiques, de même les sentiments évoluent vers ce qu'on appelle l'idéal, dont les deux espèces principales sont l'objet de l'esthétique et de la morale. Mais tandis que le développement intellectuel est conscient, celui qui crée l'idéal reste tout entier inconscient. D'où l'obscurité et l'indécision de l'idéal, appelé pour cela «infini»; la tâche du savant est de le ramener à une idée scientifique en explicitant son contenu et les étapes de sa formation. Dans l'ordre esthétique, ce travail aboutit à donner les règles du beau fondées sur les rapports mathématiques des éléments employés dans les arts: rapports des lignes en architecture; des vibrations sonores ou lumineuses en musique ou peinture, etc.
En morale, la méthode pour réduire l'idéal à l'idée ne consiste pas, selon Wundt, à analyser notre conscience actuelle d'homme civilisé adulte. Celle-ci est sans doute notre règle de vie, mais elle est un effet, et pour l'expliquer, il faut, par l'étude des peuples et de leurs moeurs, surtout chez les primitifs, remonter à l'origine où se forment les sentiments moraux: c'est à l'ethnologie qu'il faut s'adresser, et Wundt lui a consacré de longues études. La conclusion de son enquête est que «la conscience des peuples, comme celle de l'individu, à toutes les périodes de son développement, nomme moral tout acte utile à l'agent lui-même ou aux autres, pour que lui et eux puissent vivre conformément à leur nature propre et exercer leurs facultés» [°1634]. Il aboutit ainsi à un utilitarisme teinté d'évolutionnisme, assez proche de celui de H. Spencer [§481] et de Stuart Mill [§489]. Au début de l'humanité où régnait presque uniquement la force physique, on suivait la morale de la conquête; mais avec le progrès de la civilisation la société s'est organisée et le bien consiste désormais à travailler pour l'utilité commune.
L'activité volontaire qui sous la forme d'aperception constitue la plupart des faits psychologiques, pose elle-même le problème très discuté de la liberté. Wundt ne nie pas que nous ayons conscience de pouvoir agir sans contrainte, m externe, ni interne; mais, ajoute-t-il, il ne s'ensuit pas que cette action «libre» soit «sans cause». Les lois qui règlent, par exemple, le mouvement des mariages, des suicides et autres faits sociaux éminemment volontaires démontre que tous ces actes sont soumis à des causes. Mais tandis que le sociologue ne retient en ses lois que les influences générales, le psychologue constate en chaque décision individuelle l'intervention d'un facteur personnel décisif. Ce facteur, c'est le caractère, seule cause immédiate des actes volontaires, les motifs n'ayant qu'une influence médiate. Mais «entre les motifs et la causalité du caractère il y a cette grande différence que ceux-là, ou bien sont conscients, ou peuvent facilement le devenir, tandis que celle-ci reste absolument inconsciente. Ce facteur personnel reste donc comme un point noir au milieu de la brillante lumière des causes» [°1635]. On peut cependant tenter de l'expliquer: il serait, ou une sorte de création originale en chaque homme, ou le résultat des générations précédentes [°1636], et le problème de la liberté se réduirait alors à celui de l'hérédité psychologique.
4) Völkerpsychologie. Par cette dernière hypothèse, Wundt est ramené à une étude que suggère aussi le sentiment moral: la psychologie des peuples ou psychologie génétique. Dans ce domaine, il avait eu comme précurseurs un groupe de disciples de Herbart, spécialement THÉODORE WAITZ (1821-1864) qui, dans son grand ouvrage «Anthropologie des peuples à l'état de nature» [°1637] montre expérimentalement que les hommes se distinguent spécifiquement des autres animaux, et que les diverses races ne brisent pas l'unité de leur espèce [°1638]; puis LAZARUS, STEINTHAL, DELBRÜCK, COHEN, etc. fondateurs (1860) ou collaborateurs de la Zeitschrift für Völker psychologie und Sprachwissenschaft où est défendue en particulier l'existence en chaque peuple d'un «Volkgeist», sorte d'«esprit objectif» exprimant la vie sociale et dont le «support serait la moyenne des individus, en retranchant à la fois, les génies et les arriérés ou enfants».
Wundt a écrit lui aussi une Völkerpsychologie, où il traite «des grandes classes permanentes des manifestations de la vie collective: le langage, l'art, le mythe et la religion, la société, le droit, la civilisation» [°1639]. Le but de cette science est, selon lui, de décrire la formation de la vie consciente, depuis l'époque la plus primitive jusqu'au civilisé; et elle constitue une vraie synthèse de toutes les sciences positives de l'homme.
CONCLUSION. - Wundt, après H. Spencer, Stuart Mill et Taine, est un nouvel exemple de la tendance irrépressible de notre raison à s'évader du pur phénomène dans lequel l'emprisonne le préjugé positiviste. Explicitement, il ne reconnaît comme donnée légitime de nos sciences que le fait fondamental du vouloir; mais il découvre en cette activité une profondeur et une richesse qui ressemble fort à un «moi» substantiel. De même, l'intervention décisive du caractère dans l'acte libre peut s'interpréter en un sens voisin de la solution thomiste qui met la source de la liberté dans la domination de l'âme spirituelle sur tous les biens finis; et la théorie du «concept-postulat» témoigne combien le fait spirituel de la pensée s'impose avec évidence à toute introspection sincère; car ce que Wundt appelle postulat n'est que le pouvoir de notre raison de saisir les choses sous l'aspect d'être ou d'essence intelligible. Ces tentatives d'évasion vers l'absolu font présager la grande révolte du Pragmatisme, et Wundt l'annonce aussi par son volontarisme; mais sa doctrine explicite appartient au courant psychologique du positivisme.
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