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§1). L'histoire de la philosophie est l'exposé rationnel des efforts faits par l'esprit humain aux différentes époques, pour découvrir la vérité touchant les raisons dernières et les plus universelles des choses.
Pour délimiter le domaine de cette histoire, nous partirons de la notion communément admise de la philosophie: elle est un système doctrinal construit par la raison humaine agissant dans son ordre propre, pour résoudre les problèmes les plus généraux de l'univers et de l'homme.
Nous excluons donc de cette histoire, non seulement la littérature, mais aussi les mathématiques et toutes les sciences particulières (que les modernes appellent sciences tout court), comme l'astronomie, la physique, la chimie, etc., qui recherchent les causes prochaines et tendent à donner des explications mathématiques; enfin les religions et les doctrines obtenues par révélation ou fondées sur elle, comme la théologie, dont l'objet dépasse l'ordre de la raison.
Il est vrai que tous les philosophes ne sont pas d'accord sur l'extension de la philosophie: les anciens jusqu'au Moyen Âge y incorporaient toutes les sciences alors connues. Cicéron exprime bien leur pensée par cette définition: «Philosophia est rerum divinarum et humanarum, causarumque quibus hae res continentur, scientia» [°4]. Chez les chrétiens à la fois philosophes et théologiens, le domaine de la Foi n'est pas toujours distinct de celui de la raison; et chez les modernes, règne la plus grande diversité [°5].
Cependant, en interprétant largement les frontières de la philosophie et sans s'interdire quelqu'incursion, si la clarté l'exige, dans les sciences connexes, il est possible d'exposer sans les déformer les seules doctrines philosophiques des divers penseurs; et de fait, s'il s'agit des grands philosophes et des systèmes dominants contenus dans ce précis, les historiens de la philosophie sont unanimes à les étudier.
§2). Mais pour que notre exposé soit rationnel et scientifique, comme toute véritable histoire, il ne sera pas une simple nomenclature de systèmes. Il poursuivra un double but: les comprendre et les apprécier.
a) Il faut d'abord comprendre les divers systèmes, et pour cela saisir la pensée maîtresse, ce qu'on peut appeler le «principe fondamental» d'une philosophie. Il faut en chercher l'origine dans la situation historique du philosophe, son caractère, l'influence du milieu physique et surtout moral et intellectuel; puis, en se maintenant à ce point de vue objectif, impartial et bienveillant, il faut montrer le développement interne du système, l'étendue et la cohésion des conséquences tirées du principe, car l'unité riche et féconde est toujours la marque du génie. Reste enfin à découvrir le lien logique des divers systèmes entre eux, qu'il faut établir selon leurs influences historiques certaines ou probables, en sorte que l'histoire de la philosophie devienne, selon le mot de M. de Wulf, «l'histoire de la filiation des systèmes» [°6].
b) Mais il faut encore apprécier les doctrines ainsi exposées. Il serait sans doute contraire à la bonne méthode historique, d'orienter, de gré ou de force, les diverses philosophies vers la démonstration d'une thèse présupposée [°7]; mais on ne peut oublier que la vérité est une: elle se retrouve partout, plus ou moins pure ou mélangée d'erreur, plus ou moins riche aussi, totale ou fragmentaire.
Il faut donc, pour comprendre pleinement un système philosophique, préciser cette part de vérité qui ne lui manque jamais. Car si la vérité est une, les aspects sous lesquels on peut la présenter sont multiples. L'absurde pur étant impensable, tout penseur sincère, surtout s'il a du génie, nous fera saisir un de ces aspects du vrai: l'erreur même nous y aidera, n'étant d'ordinaire que l'exagération d'un point de vue juste en soi. Nous trouverons ainsi, sous des dehors très divers, comme un courant continu de pensée alimenté par le bon sens, un patrimoine de vérité que tous les sages dignes de ce nom possèdent en commun. C'est ce que Leibniz avait clairement vu en parlant de philosophie éternelle: «Philosophia perennis» [§270].
c) Pour réaliser ce but, notre exposé harmonisera la double méthode chronologique et logique. Chaque époque, en effet, possède quelques penseurs originaux qui renouvellent les doctrines reçues de leurs prédécesseurs et qui, après avoir groupé autour d'eux un certain nombre de disciples, conditionnent à leur tour l'avènement d'un nouveau penseur. Il est ainsi possible de conserver dans les grandes lignes la suite des temps tout en faisant principalement ressortir l'enchaînement des doctrines. Pour y mieux réussir, nous avons délibérément réduit la part des satellites en faveur des chefs d'école et des penseurs ayant une valeur propre, et nous renvoyons aux histoires plus développées, pour les auteurs secondaires [°8].
a) Ainsi comprise, l'histoire de la philosophie, loin de conduire au scepticisme, est un complément très utile de la formation philosophique. Telle est la pensée de saint Thomas. Il pose sans doute en principe que «le but de la philosophie n'est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses» [°9]; mais il ajoute que «le génie de l'homme s'est avancé pas à pas dans la découverte des origines des choses» [°10] et il convient d'utiliser ces efforts. «Sans doute, dit-il encore, ce qu'un seul homme peut apporter par son travail et son génie au progrès de la vérité est peu de chose par rapport à l'ensemble de la science; néanmoins, de tous ces éléments coordonnés, choisis et rassemblés, il s'est fait quelque chose de grand comme en témoignent ces diverses sciences qui par le travail et la sagacité de plusieurs sont arrivées à un merveilleux développement» [°11]. C'est pourquoi «il faut recevoir l'opinion des anciens quels qu'ils soient; cela est doublement utile: nous accepterons pour notre profit ce qu'ils ont dit de bien, et nous nous garderons de ce qu'ils ont mal exposé» [°12].
b) Ajoutons à cela le triple intérêt, historique, apologétique et théologique que nous offre cette étude:
1) Intérêt historique car le mouvement de l'humanité a sa vraie raison dans l'idéal qui en est le but: l'histoire des actions ne peut se comprendre que par l'histoire des idées; et si les idées philosophiques n'ont pas été les seules à mener le monde (il ne faut pas oublier par exemple l'Évangile), elles ont eu néanmoins leur rôle.
2. Intérêt apologétique. La multiplicité des erreurs de la raison laissée à elle-même dans les recherches philosophiques trouve une certaine explication naturelle dans la complexité de l'objet d'étude, les difficultés de la méthode et les conséquences morales qui s'en dégagent. Cependant, le dogme du péché originel peut seul résoudre ce paradoxe historique, et notre histoire devient le commentaire de la définition du premier Concile du Vatican: «C'est bien grâce à cette Révélation divine que tous les hommes doivent de pouvoir, dans la condition présente du genre humain, connaître facilement, avec une ferme certitude et sans aucun mélange d'erreur, ce qui dans les choses divines n'est pas de soi inaccessible à la raison» [°13].
3. Intérêt théologique. On rencontre souvent, en lisant les Pères de l'Église, des allusions aux divers systèmes philosophiques. Par exemple: le platonisme des premiers Pères, saint Justin, Origène, etc., est très accentué; le système de Plotin éclaire bien des pages de saint Augustin; et saint Thomas d'Aquin se réclame sans cesse d'Aristote. Car de tout temps, la théologie fut un effort pour approfondir et organiser la doctrine révélée au moyen d'une philosophie. C'est pourquoi ce précis, tout en constituant un traité complet, devient aussi un complément très utile au Précis de Patrologie [°14].
§3). Si nous considérons à vol d'oiseau toute l'histoire de la philosophie, son développement ne nous apparaît pas comme une évolution régulière en ligne droite, mais plutôt comme un triple flux et reflux de pensées:
3.1) Dès le début, les principaux problèmes philosophiques sont posés et reçoivent une solution rudimentaire qui va se perfectionnant; enfin, grâce à l'élan donné par Socrate, Platon et Aristote parviennent à construire les premiers systèmes philosophiques assez complets. Mais ils laissent dans l'imprécision plusieurs questions d'importance primordiale, et leurs disciples et successeurs sont loin d'atteindre leur valeur doctrinale. Les derniers penseurs de la Grèce ancienne et ceux de la Rome païenne marquent, dans leur ensemble, une première décadence de l'esprit philosophique. Après le dernier éclat jeté par le néoplatonisme, la philosophie ancienne meurt avec le paganisme, et en ce sens mérite le nom de philosophie païenne.
3.2) C'est à ce moment que le christianisme ranime l'effort de la raison; il vivifie d'abord le platonisme qui est le système préféré des premiers Pères de l'Église et surtout de saint Augustin. Cette préparation patristique permet l'oeuvre d'assimilation doctrinale accomplie surtout au XIIe et XIIIe siècle par la scolastique, sous la direction reconnue et bienfaisante de la Foi. Mais ici encore, les synthèses des grands penseurs, saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, Duns Scot, sont suivies d'écoles secondaires et d'une nouvelle décadence. Or le caractère saillant de toute cette époque est la préoccupation d'accorder la sagesse naturelle avec la Révélation; et la prééminence du christianisme dans le travail de la pensée permet de parler, d'une façon spéciale, de philosophie chrétienne [°15].
3.3) À partir de Descartes, la pensée philosophique retrouve une nouvelle vigueur, mais en s'émancipant de la tutelle de la théologie et de la Foi. Elle trouve ses stimulants et ses inspirations, soit dans les progrès très remarquables des sciences de la nature, soit dans les recherches sur la valeur de nos connaissances. On pourrait la caractériser comme rationaliste, critique, scientifique: toutes ces notes sont attachées par l'usage au terme de philosophie moderne [°16].
Cependant, l'opposition entre sagesse philosophique et Foi catholique n'est pas normale: de nos jours, depuis l'impulsion donnée par Léon XIII, le contact s'est rétabli. Grâce à la résurrection de la grande doctrine scolastique, dégagée cependant, plus qu'au Moyen Âge, des inspirations directes de la théologie et plus consciemment rationnelle et parfaite en son ordre [°17]. De plus, c'est principalement sous la forme du thomisme que revit la scolastique. C'est pourquoi nous parlerons à cette époque de philosophie moderne et néothomiste [°18]. De là nos trois grandes parties:
I. - Époque grecque et romaine. Philosophie Païenne.
(VI siècle avant J.-C. - VIe siècle après J.-C.)
II. - Époque patristique et médiévale. Philosophie
Chrétienne.
(IIe siècle - XVIe siècle)
III. - Époque moderne. Philosophies Moderne, Postmoderne et
Néothomiste.
(XVIIe siècle - XXIe siècle)
b2) Bibliographie générale (pour tout le manuel)
§4). Nous commencerons cette histoire avec la philosophie grecque. On trouverait sans doute chez les anciens peuples d'Orient, aux civilisations si brillantes, des oeuvres doctrinales non négligeables. Sans parler des moralistes de l'ancienne Égypte, l'Inde avec le brahmanisme et le bouddhisme, la Chine avec Confucius et Lao-Tseu, possédèrent des enseignements sur le monde, l'âme et Dieu qui touchent à la philosophie. Mais leurs sages furent avant tout des fondateurs ou des réformateurs de religion: ils parlaient plus au nom de Dieu que de la raison [°19].
Il semble bien que dans toute l'antiquité païenne, seule la civilisation gréco-romaine produisit des penseurs qui surent dégager de leurs doctrines religieuses, une spéculation purement rationnelle. Ils y furent amenés non seulement par leur génie propre, curieux et spéculatif, mais par le caractère de leur religion plus soucieuse du culte que de la doctrine. Les Grecs pouvaient plus facilement qu'aucun autre païen, rester fidèles à leurs rites traditionnels en rationalisant l'enseignement de leur mythologie [°20].
Il en est résulté que dans cette forme de vie humaine, morale, artistique et intellectuelle appelée l'hellénisme, la philosophie a joué un rôle important, ambitionnant de donner aux individus et souvent aux peuples, une règle de conduite selon un idéal rationnel. C'est pourquoi nous la désignerons sous le terme générique d'hellénisme philosophique.
Or cette sagesse grecque atteignit son plein épanouissement avec les synthèses géniales de Platon et d'Aristote au Ve et IVe siècle. Précédée de deux siècles de tâtonnements, cette apogée fut suivie de neuf siècles d'une décadence plus d'une fois tempérée par des oeuvres remarquables, transition naturelle entre les païens et les chrétiens. La première époque se divise donc en trois périodes:
1re Période: Aurore de l'Hellénisme philosophique.
(VIe et Ve siècle av. J.-C.)
2e Période: Apogée de l'Hellénisme philosophique.
(Ve et IVe siècle av. J.-C.)
3e Période: Décadence et Transition.
(IVe siècle av. J.-C. - VIe siècle ap. J.-C.)
b3) Bibliographie spéciale (sur l'époque païenne en général)
§5). Les premiers sages de la Grèce fondèrent la philosophie vers la fin du VIIe siècle avant Jésus-Christ en renonçant aux explications poétiques et mythologiques telles qu'on les trouvait dans Homère ou Hésiode, pour chercher l'explication rationnelle des choses. Le mouvement prit naissance dans la colonie ionienne d'Asie Mineure, à Milet, grande cité commerçante en relation avec la Chaldée et l'Égypte. C'était une des villes où affluaient le plus de connaissances nouvelles: la géographie, l'astronomie et les autres sciences y étaient en honneur. Les grecs y recueillirent les découvertes des égyptiens et des chaldéens; mais leur originalité fut d'en tirer une explication universelle de la nature.
Lorsqu'après la conquête perse, Milet fut détruite (494), le centre philosophique se transporta en Italie méridionale et en Cicile dont les côtes étaient aussi couvertes de colonies grecques et qu'on appelait pour cela, la Grande Grèce. Vers la fin seulement de cette période, le mouvement atteignit la Grèce continentale.
Le regard des premiers philosophes ne se porte pas sur le monde intérieur de l'âme, mais sur le monde extérieur, sensible [°21]; et dans leur inexpérience, négligeant de sérier les questions, ils se proposent de résoudre l'énigme du monde considéré dans son ensemble: ce sont, comme les appelle Aristote, des physiciens.
Or, ce qui les frappe d'abord, c'est l'incessante évolution de la nature qui se renouvelle constamment comme poussée par une force mystérieuse. Prenant donc comme un fait, le monde existant, ils cherchent à en expliquer les transformations; en d'autres termes, ils ne se posent pas le problème de l'être ou de la création, mais celui du devenir. Problème d'ailleurs fondamental en philosophie. Une solution adéquate exige une métaphysique qui concilie le principe d'identité perçu dans l'être par l'intelligence, avec le fait du mouvement attesté par les sens. Mais cette métaphysique n'est possible qu'après l'étude attentive psychologique et critique de nos facultés de connaissance: aussi la recherche d'une réponse cohérente nous conduit-elle jusqu'à la théorie d'Aristote: l'acte et la puissance.
Les efforts des premiers philosophes nous font assister à la découverte progressive de ce principe fondamental du péripatétisme. D'abord ils posent nettement le problème en insistant sur les deux données par des solutions contradictoires: d'un côté, les ioniens frappés par le fait du changement (attesté par les sens), proposent une solution sensualiste; de l'autre, les éléates fascinés par l'absolu de l'être, proposent une solution rationaliste. Vient alors un essai de conciliation tenté par les atomistes, mais en vain. Découragés par tant d'efforts inutiles, les sophistes abandonneront la spéculation pour l'action et proclameront le scepticisme; cependant on peut appeler leur théorie un nouvel essai de conciliation, non plus au point de vue objectif, ou physique, mais au point de vue subjectif ou psychologique.
Ainsi la première période se présente sous 4 phases:
1. - Solution sensualiste: les ioniens
(VIe et début du Ve siècle avant J.-C.)
2. - Solution rationaliste: les éléates
(même temps.)
3. - Conciliation physique: l'atomisme
(fin du Ve et IVe siècle avant J.-C.)
4. - Conciliation psychologique: le scepticisme
(même temps.)
b4) Bibliographie spéciale (sur la première période)
§6). Les premiers sages, dépassant l'anthropomorphisme des théogonies mythologiques, s'efforcent de ramener à l'unité la multiplicité mouvante des phénomènes: c'est ce qui leur mérite une place parmi les philosophes. Les premiers furent:
THALÈS DE MILET, (vers 640-550); ANAXIMANDRE, (611-546); ANAXIMÈNE, (588-524) tous trois de Milet.
Nous avons très peu de renseignements sur la vie et la doctrine da ces premiers philosophes. Nous savons que Thalès, avant d'enseigner à Milet, voyagea en Orient et en Égypte; Diogène Laerce loue ses connaissances astronomiques et il est sûr qu'il prédit l'éclipse totale de soleil du 28 mai 585 [°22]. Il n'a rien écrit, mais son disciple Anaximandre a composé le premier un traité De la Nature (Περι φυσεος) dont il ne reste que des fragments. Mais nous avons des résumés de leurs recherches le plus souvent d'ordre scientifique, astronomique ou météorologique. Ils n'étaient pas encore pleinement dégagés des souvenirs mythologiques et s'ils étaient à court d'explication, comme pour les propriétés de l'aimant, ils recouraient à la présence d'une âme ou d'un dieu. Aristote de son côté, nous a conservé leurs vues proprement philosophiques, qu'on peut résumer ainsi:
Trop esclaves encore de l'expérience sensible et voyant que tout se transforme en tout, (le pain en chair, le bois en feu, etc.) ils cherchent le principe unique du monde parmi ces choses sensibles et croient ainsi tout expliquer [°23].
THALÈS choisit l'eau, susceptible de prendre toutes les formes, nécessaire à la vie de tous les êtres et qu'on retrouve dans tous les aliments et dans tous les germes.
ANAXIMANDRE parle d'un indéterminé ou infini, (ἄπειρον) antérieur à l'eau, mélange de tous les contraires, dont tout découle et où tout retourne [°24].
ANAXIMÈNE tient pour l'air qui, aussi nécessaire et plus subtil que l'eau, est capable de tout devenir par condensation et dilatation [°25].
Enfin Aristote nous apprend qu'ils défendaient l'hylozoïsme, donnant la vie à la matière: «Pour eux, dit-il, tout est plein de dieux» [°26].
§7) Remarque. Ces philosophes peuvent s'appeler sensualistes, parce qu'ils ne dépassent guère les données sensibles: non pas qu'ils nient l'intelligence, mais ils l'ignorent; ils n'ont pas encore pris conscience de son objet propre comme distinct de celui des sens. Leur sagesse est encore très rudimentaire et confuse: disons qu'ils valent mieux comme initiateurs des sciences positives que comme philosophes.
§8). Héraclite descendait d'Androclès, fondateur d'Ephèse; mais il refusa de régner pour s'adonner à la philosophie. «Génie altier et solitaire, dit Maritain, contempteur de la multitude et de la religion vulgaire, il porte héroïquement jusqu'à ses premiers principes métaphysiques la pensée des philosophes ioniens, et par là même il fixe une fois pour toutes, l'un des termes de l'effort spéculatif et de l'erreur» [°27]. Il est le père de tous les philosophes du devenir. Et déjà, l'on peut trouver chez lui un principe fondamental qu'il s'efforce d'établir, et dont il développe les principales conséquences ou applications.
1. Le Principe fondamental.
Ce qui existe, ce n'est pas l'être mais le devenir: il n'y a de réel que le changement.
Preuve: Ce principe, Héraclite l'affirme surtout, avec une grande force, comme un fait constaté par l'expérience sensible: «Tout marche, dit-il, tout coule, rien ne s'arrête: παντα ρεἵ χαὶ οὐδεν μένει». L'univers est comme un fleuve: on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve». Bref, ce qui est, change, par le fait même qu'il est.
Derrière ces formules absolues, il y a déjà le fameux dilemme: Admettre l'être, c'est rendre impossible le changement: car, ce qui devient ne peut venir, ni du non-être: «ex nihilo nihil fit»; ni de l'être: «ex ente non fit ens quia jam est ens»; et puisqu'il faut choisir, Héraclite, fidèle à l'école d'Ionie, s'en tient aux données sensibles et rejette l'être pour n'admettre que le changement. Cependant, cette preuve à priori semble bien rester implicite chez Héraclite et elle n'apparaîtra clairement que pour se retourner contre lui chez Parménide.
2. Conséquences et applications.
§9). a) Monisme. Si tout est changement, il faut évidemment conclure que toutes choses, malgré leur apparente diversité, sont identiques dans leur fond: il faut affirmer le monisme. Pour représenter son système à l'imagination, Héraclite choisit pour constituer l'étoffe unique de l'universel devenir, le Feu, l'élément à la fois le plus subtil et le plus actif, doué d'une incessante mobilité.
b) Évolutionnisme. Par le moyen de ce feu en évolution, Héraclite s'efforce de tout expliquer: «Dans une prose admirablement énergique et concise, dit Croiset, en phrases sentencieuses auxquelles leur obscurité même conférait une sorte de majesté, il disait comment le feu se transforme en air, l'air en eau, l'eau en terre, et simultanément par un mouvement inverse, comment la terre se muait en eau, l'eau en air, l'air en feu» [°28]. Non seulement les êtres individuels, mais les mondes eux-mêmes, selon lui, suivent cette loi d'alternance, se resserrent dans l'unité pour s'épandre ensuite dans une multiplicité dont l'évolution ramènera l'unité [°29]. «Oscillation perpétuelle, conclut Croiset, succession indéfinie de morts apparentes qui sont en fait autant de naissances, mouvements coordonnés vers le haut et vers le bas, selon un rythme, un Logos intérieur fait d'équivalences et de compensations» [°30].
c) Panthéisme. La présence de ce Logos (ou principe rationnel) dans le devenir, permet de concevoir le feu primordial comme vivant et divin. Il est le principe souverain, mais impersonnel et immanent, du monde, et source toujours jaillissante de la vie; donc, tout ce qui nous apparaît n'étant qu'une parcelle de ce feu, tout est divin; et l'âme humaine elle-même, étincelle du foyer universel, n'a qu'une immortalité impersonnelle: émanée du grand tout, elle y retournera. Héraclite est ainsi l'auteur du premier panthéisme.
d) Anti-intellectualisme. Poussant à bout son principe du devenir, Héraclite doit affirmer que ce qui est, en tant qu'il est, n'est pas, puisqu'il change: c'est-à-dire nier le principe d'identité, et par conséquent l'intelligence. Aussi dira-t-il que le Logos, principe de tout, est la contradiction même, l'identité des contraires, représentée par l'image de la guerre ou de la discorde: ὁ πόλεμος πατὴρ πἁντον». «Nous descendons et nous ne descendons pas dans le même fleuve; nous sommes et nous ne sommes pas; l'eau de la mer est la plus pure et la plus souillée; le bien et le mal sont une seule et même chose». C'est pourquoi toute substance est rejetée et l'évolution livrée au hasard «semblable à un jeune garçon qui s'amuse à jouer sans but au trictrac».
3. Valeur du système.
§10). Il était trop paradoxal pour séduire l'esprit grec, ami de la mesure. Aristote au 4e livre de ses Métaphysiques, en indique déjà la réfutation.
A) Il commence par le réduire à l'absurde: 1) Il est impossible, dit-il, que personne conçoive jamais que la même chose existe et n'existe pas: Héraclite est d'un autre avis, selon quelques-uns; mais tout ce qu'on dit, il n'est pas nécessaire qu'on le pense. 2) Ce serait détruire tout langage et admettre ensuite qu'on peut parler. 3) Tous les mots seraient synonymes et tous les êtres identiques: une galère, un mur et un homme devraient être la même chose. 4) C'est détruire toute substance et prétendre que tout est accident: or un devenir sans sujet permanent cesserait d'être un devenir pour être une succession incessante d'annihilations et de créations [°31]. (C. 3 et 4.)
B) Mais surtout Aristote dénonce le principe erroné de ce système: «La cause des erreurs de ces philosophes, dit-il, c'est qu'ils n'ont admis comme être que les choses sensibles, et comme ils voyaient que les choses sensibles sont dans un perpétuel mouvement, certains, comme Cratyle [°32], ont pensé qu'il ne faut plus rien dire: ils se contentaient de remuer le doigt». (C. 5.) La philosophie au contraire doit être l'interprétation des données de l'expérience et de la conscience par l'intelligence reconnue comme faculté par excellence de l'être et du réel.
Il importe cependant, pour réfuter Héraclite sans tomber dans l'erreur opposée, de reconnaître la portée exacte de notre intelligence: c'est la leçon que va nous donner Parménide.
§11). Entre le point de vue sensualiste des ioniens et le point de vue métaphysique des éléates, se place:
Pythagore de Samos (entre 580-500) [°33].
Sa vie est enveloppée de légendes. Nous savons qu'au cours de grands voyages, il s'initia à la science égyptienne. À son retour, ayant trouvé l'île de Samos, sa patrie, dominée par le tyran Polycrate, il vint à Crotone (colonie grecque de l'Italie méridionale), et y fonda une communauté à la fois religieuse, philosophique et politique. Des associations semblables se multiplièrent jusqu'au jour ou les colons, fatigués de leur domination, les exterminèrent: c'est alors semble-t-il, que Pythagore trouva la mort à Métaponte.
Lui-même n'écrivit rien: nous connaissons seulement sa doctrine à travers ses disciples qui prolongèrent son influence jusqu'au deuxième siècle après J.-C. Il fut le premier à prendre le nom de philosophe, c'est-à-dire ami de la sagesse, estimant que la sagesse convient en propre à Dieu seul [°34]. Le premier aussi il appela le monde χόσμος, afin d'en exprimer l'harmonie et la beauté. Il enseignait la métempsycose, doctrine qui lui venait de l'Égypte ou de l'Inde, selon laquelle l'âme reconnue immortelle peut, après avoir quitté un corps, se réincarner en d'autres, d'hommes ou d'animaux; mais les découvertes les plus heureuses des pythagoriciens furent dans le domaine de la musique, de la géométrie et de l'arithmétique [°35]: ils fixèrent les lois fondamentales de ces sciences, les premiers rapports et classifications des nombres. Pythagore montra en particulier le rapport entre la hauteur d'un son donné par une corde et la longueur de cette corde [°36].
La Doctrine philosophique qui caractérise Pythagore se rattache à ces recherches mathématiques. Frappé par l'ordre des changements et les proportions harmonieuses des choses, il enseigne que les nombres exprimant ces proportions sont la vraie réalité, la source explicative de l'univers. Par leur essence immuable, ils sont antérieurs aux êtres changeants, ils en sont comme les modèles idéaux, et même, selon Aristote, Pythagore les considère comme leur essence même, et en quelque sorte leur matière [°37]. «Dès lors les principes des nombres sont les principes de tout ce qui est... Toute essence a son nombre (le nombre 4, par exemple, n'est pas seulement figuratif, il est constitutif de la justice, le nombre 3 de la sainteté, le nombre 7 du temps, le nombre 10 de la perfection... [°38]) et toute spéculation sur la genèse ou la nature des choses s'évanouit en une spéculation sur la genèse des nombres et sur leurs propriétés» [°39].
§12) Valeur et Influence. Pythagore soupçonne une réalité plus haute que l'objet sensible: il dépasse le sensualisme des ioniens et s'élève jusqu'au deuxième degré d'abstraction, mais il ne parvient pas encore au véritable objet de l'intelligence, à la réalité de l'être capable d'embrasser le monde des esprits comme celui des corps [°40]. Son erreur est de ramener de force toute chose à la lumière très vive mais trop étroite des sciences exactes: elle est comparable à celle de Descartes, identifiant la substance corporelle avec la quantité.
Ajoutons que la méthode de l'école pythagoricienne était très peu philosophique. Au lieu de se fonder sur la libre recherche de la raison c'était le règne du magister dixit (αὖτος ἔφη) avec les exigences de l'initiation et des pratiques rituelles [°41]. Aussi, malgré sa persistance, le pythagorisme peut-il être considéré comme très secondaire en histoire de la philosophie: son influence se déploie plutôt dans le domaine mathématique.
§13). À côté de Pythagore, un autre grec d'Asie, son contemporain: XÉNOPHANE (570-478) né à Colophon, fonde, selon la tradition, l'école d'Élée: c'était un rapsode allant de ville en ville à travers la Sicile et l'Italie méridionale, récitant des poèmes aux sujets variés, historiques, satiriques, philosophiques: il ne craint pas de railler la mythologie populaire, affirmant à l'encontre l'unité absolue de Dieu avec le Cosmos, l'appelant dans un sens panthéistique, l'UN et le TOUT: Ἕν χαὶ πἆν.
Mais l'école d'Élée est surtout représentée par deux philosophes: Parménide son métaphysicien et Zénon son apologiste.
§14). Parménide, né à Élée où il connut Xénophane, expose son système dans un poème intitulé: Περὶ φύσεος dont la première partie, Τὰ πρὸς ἀλήθαι, est un premier essai de métaphysique. Comme Héraclite, mais en sens opposé, il établit son principe fondamental et en déroule les conséquences.
A) Principe fondamental.
Le réel est uniquement l'être.
«Il faut admettre, dit Parménide, l'être ou le non-être: la décision à prendre est toute entière dans ce mot: être ou n'être pas. Or le non-être n'est pas et ne peut pas devenir. Donc seul l'être est».
Ainsi le principe fondamental de Parménide est l'affirmation puissante de l'objet propre de notre intelligence, et de sa valeur objective. C'est la vision nette du principe suprême qui règle toutes les démarches de nos sciences: le principe d'identité et de contradiction. La preuve qu'il en donne, la seule possible, est l'évidence absolue et immédiate de cette affirmation intellectuelle, bien distinguée de la connaissance sensible: «L'être est, le non-être n'est pas, répète-t-il, on ne sortira pas de cette pensée». Platon admirait la solidité de cette base, et parlait du «grand Parménide» [°42].
B) Conséquences. Fasciné par l'être, comme Héraclite l'avait été par le devenir, Parménide s'en tient désormais à la méthode a priori, purement intellectuelle et, méprisant la valeur de l'expérience sensible, il déduit un ensemble de conséquences où l'on peut voir les premiers linéaments d'un traité des transcendantaux:
1) Absolu: L'être ou le réel est éternel, immobile, sans naissance et sans fin. Car s'il était produit, il viendrait ou de l'être ou du non-être: or du non-être rien ne peut venir: «Ex nihilo nihil fit»; et ce qui est ne peut venir non plus de ce qui est déjà: «Ex ente non fit ens, quia jam est ens». Donc tout devenir ou changement est impossible; l'être est absolument, éternellement: «Le destin ne permet pas à l'être de naître ou de périr mais le maintient immobile».
2) Unité: L'être ou le réel est unique, et en lui-même il est indivisible et homogène. Car, puisqu'en dehors de l'être il n'y a que le néant (qui n'est pas réel), il est impossible de trouver aucun moyen, aucun principe pour multiplier les êtres ou pour distinguer diverses parties dans l'être. «L'être est», uniquement, également, dans toutes ses parties.
3) Vérité: L'être ou le réel est vérité et pensée. Car «la pensée, dit Parménide, est la même chose que l'être; la pensée est identique à l'objet de la pensée» [°43]. Il ne peut en être autrement, puisqu'en dehors de l'être rien n'est réel: la pensée et la vérité, étant bien réelles, doivent s'identifier à l'être.
4) Bonté: Enfin le réel ou l'être est parfait ou plein. Car il est le seul possesseur immuable et indestructible de toute réalité, donc de toute qualité et perfection, en dehors de quoi il n'y a que néant.
Parménide cependant, si puissamment saisi qu'il soit par l'intelligence et son objet propre, ne parvient pas encore à se dégager pleinement de l'imagination: le réel unique et éternel est pour lui un être matériel; et pour exprimer sa perfection il affirme qu'il est une sphère bien polie, pleine et homogène. Telle est l'idée qu'il se fait de l'univers, du χόσμος.
En résumé, voici la conclusion vraie de l'intelligence: l'univers matériel et étendu est l'être unique, éternel et immobile qui est à la fois l'UN et le TOUT, dans lequel il n'y a ni génération, ni destruction, ni mouvement, ni multiplicité.
C) Quant aux faits d'expérience qui protestent violemment, Parménide leur consacrait la deuxième partie de son oeuvre: Τὰ πρὸς δόξαν. Il y qualifiait les données sensibles d'illusion au point de vue scientifique, mais leur reconnaissait une utilité pratique dans la vie quotidienne, qui se contente d'apparences.
§15). Les deux problèmes essentiels de la philosophie sont désormais nettement posés: le problème métaphysique de la conciliation de l'être et du devenir; - et le problème psychologique de la valeur de notre double connaissance [°44]. Or les deux solutions sont solidaires, et c'est pour n'avoir pas approfondi la seconde que les premiers philosophes ont erré sur la première.
Héraclite et Parménide ont abouti à la même erreur métaphysique: le monisme et le panthéisme, le premier en exagérant la valeur de l'expérience sensible jusqu'à nier celle de l'intelligence, le second en affirmant un réalisme absolu et sans nuance qui méconnaît le rôle des sens dans notre activité intellectuelle. Ce sera le travail des deux siècles suivants que de chercher la vérité par la conciliation de ces deux erreurs opposées: les philosophes n'y arriveront qu'après avoir passé, sous l'influence de Socrate, du point de vue physique ou objectif, au point de vue psychologique. Alors Aristote donnera la réponse adéquate par ses deux grandes théories: l'acte et la puissance et la valeur analogique de l'idée abstraite d'être.
Il serait aisé, en effet, de résoudre tous les arguments de Parménide en distinguant deux sortes d'être ou de réel, c'est-à-dire deux réalisations absolument différentes («rationes simpliciter diversae, secundum quid eadem») de la même idée analogique d'être:
1) L'être réalisé au degré suprême et infini, dans l'existence pure ou Acte pur: «Ipsum esse subsistens», et à lui s'appliquent pleinement les déductions métaphysiques de Parménide, mais en excluant de lui toute propriété matérielle.
2) L'être réalisé selon divers degrés finis, dans les êtres en acte mélangés de puissance, tels que les constate l'expérience sensible: et pour eux les raisons données perdent toute valeur.
§16). La hautaine philosophie de Parménide suscita, par son opposition manifeste au sens commun, de multiples objections. Mais elle trouva un ardent apologiste dans la personne du subtil Zénon [b5]. Celui-ci, pour démontrer l'impossibilité du mouvement, s'efforce d'acculer ses adversaires à l'absurde en les enfermant dans le dilemme suivant:
Ou le continu, (l'espace et le temps) est divisible à l'infini, Ou il est constitué d'éléments indivisibles. Or dans l'une et l'autre hypothèse le mouvement est impossible:
1) Si l'on admet que le continu est divisible à l'infini, on se heurte aux deux arguments de la dichotomie et de l'Achille:
a) La dichotomie. Le mobile doit arriver au milieu de son parcours avant d'en atteindre le terme; et avant d'arriver à ce milieu, il doit parcourir la moitié de la première partie, et ainsi de suite à l'infini, puisque par hypothèse le chemin est divisible à l'infini; il n'atteindra donc jamais la première moitié, et tout mouvement devient impossible.
b) L'Achille. Le plus lent ne sera jamais atteint par le plus rapide: car il faut auparavant que celui qui poursuit soit parvenu au point d'où est parti celui qui fuit: le nombre des divisions étant par hypothèse infini, le plus lent aura toujours nécessairement quelqu'avance. Ainsi Achille aux pieds légers poursuivant une tortue ne l'atteindra jamais: autant dire qu'il est immobile.
En résumé:
Pour traverser un espace divisible il faut épuiser tous les intermédiaires. Or, dans un espace divisible à ('infini, il y a un nombre inépuisable d'intermédiaires. Donc l'espace, dans cette hypothèse, ne peut être traversé par aucun mobile.
2) Si au contraire on affirme que le continu est constitué d'éléments indivisibles, on doit dire que le temps est une succession d'instants indivisibles, comme l'espace une succession de points indivisibles; et le mouvement reste impossible, car dans aucun de ces instants ou points indivisibles, il ne peut se produire de mouvement: Zénon le montre par les deux arguments de la flèche et du stade.
a) La flèche. Prise à l'un quelconque des instants qui mesurent son
mouvement apparent, elle est, soit en mouvement, soit en repos.
Or elle ne peut être en mouvement, car on ne peut affirmer qu'elle change de
position, (dans un instant indivisible), sans supposer l'instant divisible: il
faudrait au moins distinguer deux parties: une première pour le départ et une
deuxième pour l'arrivée, vu que la flèche ne peut partir et arriver au même
instant sans rester immobile.
Donc à chaque instant la flèche est en repos.
b) Le stade, n'est qu'une forme plus complexe du même argument:
Fig. 1: Argument du stade de Zénon
Soit ces trois lignes de points indivisibles, en supposant la première ligne AB immobile, les deux autres se meuvent en sens contraire. Après le premier instant indivisible du mouvement, les points occuperont la position de la figure 1.2, et alors, de deux choses l'une: ou bien D et E ne se sont pas croisés, et donc il n'y a pas eu de mouvement; ou bien ils se sont croisés, et cela suppose l'instant divisible, puisqu'ils ont dû se rencontrer au milieu de l'instant AB, ce qui est contre l'hypothèse.
En résumé: dans chaque instant ou chaque lieu indivisible, le corps est
en repos, (puisque tout mouvement exige une distinction de parties, niant un
lieu ou un temps pour en acquérir un autre).
Or une addition de repos ne peut faire un mouvement.
Donc à travers des instants ou points indivisibles il ne peut y avoir de
mouvement.
§17) CONCLUSION. Les apories de Zénon sont restées célèbres et contribuèrent à attirer l'attention des philosophes sur les problèmes du continu, de l'espace et du temps. Mais leur solution est possible grâce encore à la théorie de l'acte et de la puissance. Il faut admettre que le continu (espace ou temps) est mathématiquement divisible à l'infini et ne peut être constitué d'éléments indivisibles. Mais Zénon suppose à tort, non seulement la divisibilité, mais la division réalisée, de sorte que le mobile se trouve en présence d'un nombre actuellement infini à parcourir, ce qui est évidemment impossible. En fait il n'y a dans le continu aucune partie en acte, mais seulement des parties en puissance, de même d'ailleurs que dans le mouvement et dans le temps. De la sorte, à un espace fini en acte correspondent un mouvement et un temps également finis en acte; à un espace infini en puissance, correspondent un mouvement et un temps également infinis en puissance, et la difficulté disparaît.
Ainsi, par sa théorie maîtresse, Aristote résolvait toutes les objections, après avoir concilié les thèses adverses d'Héraclite et de Parménide. Mais avant d'atteindre cette conclusion définitive, nous assistons à divers essais infructueux de conciliation.
§18). Les premiers philosophes qui s'efforcent de résoudre le problème du devenir en maintenant toutes les données, comme le veut le bon sens, et par conséquent en conciliant les affirmations de l'expérience et de l'intelligence, furent les atomistes, (première moitié du Ve siècle).
1) LEUCIPPE fonda vers 500 l'école d'Abdère, (à la frontière de la Thrace et de la Macédoine) et y créa le système atomique.
2) DÉMOCRITE (vers 460-400) son disciple, en fut le principal représentant. Grand voyageur comme Thalès et Pythagore, il visita l'Égypte et l'Asie; il composa de nombreux ouvrages où il développa le système de Leucippe, en sorte que son oeuvre a absorbé celle de son maître.
3) EMPÉDOCLE d'Agrigente (Sicile) était à la fois philosophe, médecin et thaumaturge; il vint enseigner à Athènes vers 445 [°45].
4) ANAXAGORE de Clazomène près de Smyrne, (entre 500 et 428) vint aussi enseigner à Athènes sous la protection de Périclès (494-429) son ami. Expulsé par la cité comme enseignant des nouveautés dangereuses, il mourut à Lampsaque.
Ces deux derniers furent contemporains sans qu'on puisse déterminer avec certitude leurs rapports de dépendance: mais le progrès de la pensée philosophique s'affirme surtout chez Anaxagore.
Après avoir exposé l'essentiel du système, nous donnerons les compléments apportés par chacun, et nous parlerons spécialement de la théorie d'Anaxagore.
1. L'essentiel du système.
§19). La préoccupation d'expliquer le monde en affirmant à la fois, comme Parménide, une certaine immobilité ou indivision d'être (atomisme), et comme Héraclite, l'existence du mouvement local (mécanisme), tient lieu pour ces philosophes de principe fondamental et unifie leurs théories d'ailleurs superficielles. Leur doctrine se ramène donc à deux affirmations essentielles.
A) Le mouvement est réel, comme le prouve l'expérience: d'où une triple conséquence:
1) L'être unique et plein de Parménide sera divisé en une pluralité d'êtres (appelés atomes) qui sont infiniment petits et en nombre infini (sans doute à cause de la divisibilité infinie mise en relief par Zénon). Cela est évidemment nécessaire pour expliquer les variétés du devenir.
2) Les atomes sont séparés par le vide, qui est, à côté de l'être, une sorte de non-être réel: car lui aussi est nécessaire comme lieu où se produit le mouvement.
3) Les atomes sont mus par une force qui semble être pour les premiers atomistes, soit le simple hasard ou fatalité, soit la vertu même du mouvement.
B) Mais le réel est de l'être, et par conséquent les atomes garderont les propriétés de l'être éléate:
1) Ils sont éternels, pleins et parfaits chacun dans leur ordre.
2) Ils sont physiquement indivisibles et homogènes (d'où leur nom d'atome).
3) Ils ont même une certaine immutabilité en ce sens que dans leurs multiples combinaisons ils gardent invariablement la même nature; et de plus pour les premiers atomistes, cette nature est identique pour tous.
Ainsi pour expliquer l'univers, ces philosophes conçoivent ou imaginent une masse d'atomes, entraînés dans le vide par une chute incessante; ces atomes s'accrochent les uns aux autres (car ils sont de diverses figures et munis de crochets), ils s'agrègent et forment les multiples combinaisons d'où résultent tous les corps de la nature et tous les changements du monde et de l'histoire. Les âmes et les dieux eux-mêmes ne sont que de semblables combinaisons d'atomes, plus solides, mais toujours périssables selon les lois de la nécessité.
2. Théories complémentaires.
§20). À ces thèses essentielles dont se contente Leucippe, les trois autres philosophes ajoutent quelques théories dignes d'être notées:
1) DÉMOCRITE [°46] essaie une explication atomique de la connaissance:
Il part de ce principe excellent: «La connaissance exige que le connaissant soit semblable ou identique au connu». Mais n'ayant pas encore découvert l'ordre immatériel qui est propre à la connaissance [°47] et où ce principe est très vrai, il le comprend au sens physique. Il en conclut donc que de tout objet sortent des atomes calqués sur ceux dont cet objet est formé, mais plus subtils: ce sont les εἴδολα, images ou idoles qui viennent s'incorporer à l'âme connaissante pour la rendre identique au connu: première ébauche, mais encore toute matérielle de la théorie des «espèces impresses».
2) EMPÉDOCLE corrige la thèse de l'homogénéité de la matière: Il estime en effet que la diversité des êtres exige au moins une diversité minima des éléments de la matière. Il en distingue quatre: l'eau, la terre, l'air et le feu, qui ne sont plus pour lui, comme pour les premiers ioniens, les formes passagères d'une unique substance, mais des substances éternellement distinctes.
Il précise aussi la force impulsive du mouvement en distinguant l'attraction et la répulsion qu'il appelle l'amour et la haine: et son imagination de poète voit ainsi les quatre espèces d'atomes, emportées dans un mouvement giratoire, se combinant sous l'influence de la haine ou de l'amitié pour constituer un cycle éternel d'intégrations et de désintégrations.
3) ANAXAGORE corrige lui aussi l'homogénéité de la matière par sa théorie des homoeoméries (ὅμοιος = semblable; μέρος = partie).
Pour mieux concilier la différence de perfection des corps avec leurs transformations, il conçoit la matière comme une poussière d'atomes formée de toutes les substances irréductibles qui entrent dans la composition de chaque corps: chacun ayant ainsi des particules de tous les autres, les corps pourront se transformer les uns dans les autres, sans, au fond, changer de nature. Il y a là une première vue, mais encore très imparfaite, de la matière première d'Aristote.
Anaxagore est surtout célèbre par une autre théorie, mais qui est étrangère à l'atomisme; aussi convient-il, avant de l'exposer, d'apprécier ce système.
3. Insuffisance philosophique de l'atomisme.
§21). La grande faiblesse des atomistes en philosophie est de rester superficiels et de proposer une solution de toute part tronquée et insuffisante. Pour concilier l'être stable et un de soi, avec le mouvement et la multiplicité, ils se contentent de nier deux des conséquences déduites par le grand éléate: l'unité et l'immobilité de l'être; ils s'appuient du reste sur une bonne raison: l'expérience; mais le vrai philosophe doit trouver dans sa thèse la réponse aux difficultés qu'on lui oppose.
Surtout il faut noter que leur appel à l'expérience reste trop superficiel et néglige un grand nombre de faits essentiels à l'explication du monde. Ils se contentent en effet du seul mouvement local et concèdent à l'immobilisme éléate, l'absence du changement qualitatif et substantiel et par là:
a) Ils rendent inexplicables la pensée et son mouvement spirituel, ils s'engagent vers le matérialisme, nient toute âme spirituelle et se ferment l'accès à la connaissance de Dieu.
b) Même dans le monde sensible, ils rendent inintelligible un grand nombre de changements qui exigent, soit la réalité des qualités distinctes de la quantité; soit, lorsqu'ils sont plus profonds, la réalité de substances spécifiquement distinctes.
c) Enfin, en niant les causes finales pour se contenter de purs antécédents mécaniques ou causes efficientes [°48], ils rendent inintelligibles l'ordre de l'univers et les activités naturelles qui, par leur tendance constante vers le bien de l'ensemble, exigent la présence d'une finalité intrinsèque.
En résumé, les atomistes restent à la surface des choses. Ils voient qu'il faut admettre un élément immuable, un sujet pour expliquer le changement. Mais, incapables de le chercher dans un principe profond, d'ordre intelligible et métaphysique (comme la matière première et la forme substantielle d'Aristote), ils en restent à un élément imaginable, une matière seconde, (la quantité et la figure) qui se manifeste absolument insuffisante pour fournir une explication rationnelle du monde.
Ces critiques ne visent que l'atomisme philosophique, qui se donne pour la dernière explication des choses: elles laissent intacte la valeur de l'atomisme scientifique. Celui-ci, comme hypothèse, a grandement aidé les déductions mathématiques des savants modernes; comme système de notation pratique et fécond, il est admis de nos jours par tous les chimistes; et la preuve a été faite de l'existence réelle des atomes [°49]. Ces coïncidences rendent plus d'un moderne très indulgent pour ces vieilles spéculations des atomistes; ceux-ci, il est vrai, incorporaient à leur sagesse des recherches scientifiques où ils font figures de précurseurs. Mais cela ne corrige ni les insuffisances, ni les erreurs de leur philosophie [°50].
4. Le «NOUS» d'Anaxagore.
§22). Anaxagore introduit dans la spéculation un élément nouveau qui lui assure une place à part parmi les premiers philosophes: jusqu'à lui la formation du monde était considérée comme régie par la fatalité, loi immanente des êtres, réglant tous leurs mouvements.
Anaxagore au contraire, frappé par l'ordre et l'organisation du cosmos, l'attribue à un élément radicalement distinct et supérieur qu'il appelle «Nous» (prononcé nousse) c'est-à-dire Raison ou Intelligence: car il comprend que l'ordre ne peut s'expliquer que par une intelligence souveraine; et de ce principe il s'efforce de déduire les principales propriétés du Nous.
1) Spiritualité. - L'intelligence est la plus subtile et la plus pure des choses, car si elle était formée d'homoeoméries, comme le reste, elle ne pourrait tout dominer, étant leur égale en imperfection. Donc «l'intelligence est infinie, elle est indépendante, αὐτοκρατἐς, ne se mêlant à quoi que ce soit; elle existe seule et par elle-même». Son essence est simple et séparée; en un mot, elle est vraiment immatérielle ou spirituelle.
2) Science. - Pour ordonner, elle doit évidemment connaître: aussi «elle a la connaissance entière du monde entier; rien ne lui échappe».
3) Providence. - Son rôle propre étant de produire l'ordre, elle débrouille le chaos primitif et le transforme en cosmos; puis elle en maintient l'organisation: et pour cela son pouvoir est sans limite: «Le Nous meut et ordonne tout: ce qui devait être, ce qui a été, ce qui est, ce qui sera» [°51].
Cette doctrine excite l'enthousiasme d'Aristote: «Quand un homme, dit-il, vint proclamer que c'est une intelligence qui dans la nature comme dans les êtres animés est cause de l'ordre et de la régularité qui éclatent partout dans le monde, cet homme parut seul garder son bon sens en face des extravagances de ses devanciers: velut sobrius inter ebrios» [°52].
Sans doute, Anaxagore laisse encore à sa théorie bien des imperfections: il ne précise pas si l'intelligence est personnelle, ni si elle jouit de volonté libre. Lorsqu'il cherche à préciser son action organisatrice il semble la mettre en contact avec la matière, à la façon d'une âme ou d'une force immanente; car il n'est pas assez dégagé de l'imagination pour s'élever à la conception d'une pure influence causale sans contact local. C'est sans doute pour cela qu'il la fait intervenir le moins souvent possible, de sorte qu'Aristote a pu lui reprocher de ne sortir le Nous que comme une machine, «deus ex machina», quand les explications matérialistes faisaient défaut.
Mais le grand mérite d'Anaxagore est d'avoir le premier abordé scientifiquement la question de l'intelligence, posant ainsi le fondement d'une théodicée et d'une psychologie intellectualistes et préparant les voies à Socrate [°53].
§23). Les sophistes [b6] forment transition entre les premiers physiciens et les grands philosophes de l'apogée, et ils constituent en particulier le milieu historique où se développa l'oeuvre de Socrate. Pour bien les apprécier, nous exposerons: 1) l'origine historique de la sophistique, 2) le caractère des sophistes, 3) la doctrine connue des deux principaux représentants.
1) Origine de la sophistique.
Vers la fin du Ve siècle, au temps de Périclès (494-429), Athènes avait conquis la prépondérance politique. Elle exerça aussi une sorte d'hégémonie intellectuelle sur toute la Grèce; elle devint rapidement le rendez-vous de tous les penseurs en quête d'influence. Le résultat de cette rencontre en un même lieu de toutes les écoles philosophiques inventées depuis un siècle, fut de faire éclater leur insuffisance et leurs contradictions:
1) Leur insuffisance, car aucune n'avait abordé l'étude approfondie de l'homme et de notre connaissance, et il leur manquait ainsi une donnée essentielle à la solution de l'immense problème du monde, solution que toutes ces écoles avaient voulu ambitieusement et témérairement conquérir d'un seul coup.
2. Leurs contradictions, car, même dans le domaine restreint du monde corporel, chacune ne voyait qu'un aspect du problème, et se basant sur des principes trop étroits pour expliquer l'ensemble du réel, leurs solutions ne pouvaient que se heurter et se contredire en se rapprochant. Aussi le jour où toutes ces hypothèses se trouvèrent en présence, elles produisirent une casuistique aussi scandaleuse qu'inféconde: le plus beau et le plus désespérant des tintamarres philosophiques que l'on eût jamais entendu. Alors apparurent les sophistes.
2) Caractère des sophistes.
L'appellation de sophiste réservée d'abord à ceux qui possédaient un savoir rare et spécial désigne, au Ve siècle, ceux qui font profession de communiquer leur science moyennant salaire. Ce sont des professeurs ambulants, conférenciers, encyclopédistes ou dilettantes; ils se posent en hommes universels, enseignant la morale, le droit, l'économique, la politique, la rhétorique et la philosophie; ils sont les éducateurs de la jeunesse des hautes classes désireuse de se faire une place dans la vie publique ou simplement d'élargir son horizon intellectuel; et à ce métier ils récoltent honneur et argent. Mais ils sont tout, sauf des sages ou de vrais philosophes. Selon le mot de Maritain: «Ils veulent les profits de la science sans vouloir la vérité» [°54].
1) Ils ne veulent pas la vérité: car les contradictions de leurs devanciers les ont pratiquement amenés à désespérer de l'atteindre: ils se contentent de montrer leur force intellectuelle en critiquant, et d'une critique négatrice et destructive, la destruction étant, pour les hommes comme pour les enfants, la plus facile manière de manifester leur force [°55].
a) D'abord, leur action rejoint celle des poètes et des comiques (comme Aristophane), pour ébranler, avec la religion, la morale antique qui s'appuyait fermement sur la croyance à l'existence d'une loi absolue, d'une volonté absolue pour l'imposer et la sanctionner, et d'une vie future. Par leurs objections, le naturalisme s'introduit en religion; la foi aux dieux et à leur action dans les choses humaines est ruinée: toute loi imposée à l'homme apparaît comme une convention arbitraire, et la vertu que prêche le sophiste, se ramène finalement à l'art de réussir.
b) Plus directement encore, ils critiquent l'oeuvre des philosophes antérieurs: ils s'ingénient à tirer de leurs principes les conclusions les plus contradictoires et ils concluent eux-mêmes, sinon par le scepticisme catégorique, du moins par des déclarations de relativisme universel qui dénote un réel dédain pour les recherches spéculatives. Ils ont mieux à faire, pensent-ils.
2) Ils veulent les profits de la science, pour eux et pour leurs auditeurs; dans leur méthode comme dans leur but.
a) Pour eux, ils cherchent d'abord le succès; leur méthode est d'attirer de nombreux auditeurs en se présentant comme savants universels; ils ont, sur toutes les questions, des solutions claires apparemment; et ils traitent surtout des choses humaines, les moins sûres et les plus complexes, mais aussi, où il est plus facile de monnayer ses connaissances en profits. Pour ne pas laisser s'émousser la curiosité de leur public, ils sont des professeurs nomades: pareils à des charlatans, ils assurent avoir condensé en quelques leçons tout ce qui est nécessaire pour former des hommes instruits: aussi ne traitent-ils rien scientifiquement.
b) D'ailleurs leur but rend inutiles les longues et patientes recherches de la vérité. Ils proposent la science comme source de domination, de puissance ou de volupté intellectuelle. Ils apprennent seulement à se faire une place dans la société démocratique, en enseignant l'histoire, le droit, et surtout l'art de la parole publique et autres recettes pratiques: ce sont des maîtres dans l'art de parvenir.
En résumé, «de ce qui animait les grandes ambitions dogmatiques de l'époque précédente, les sophistes avaient gardé l'orgueil scientifique et perdu l'amour du vrai. Ils voulaient plus que jamais être grands par la science et ne tendaient plus vers ce qui est... Ils croyaient à la science sans croire à la vérité» [°56]. De là, le sens péjoratif qui s'attache à leur nom.
3. Principaux représentants.
§24). Platon nous a laissé le portrait d'un bon nombre de sophistes: les deux principaux sont Protagoras et Gorgias, qui nous donneront un exemple de sophismes.
A) PROTAGORAS D'ABDÈRE (entre 480 et 410) ami de Périclès. Pour concilier les apparences changeantes avec la stabilité du vrai, Protagoras fait appel au sujet pensant: «L'homme, dit-il, est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, qu'elles sont; de celles qui ne sont pas, qu'elles ne sont pas». En d'autres termes, l'immuable vérité dépend de l'homme, car si, objectivement, tout change, c'est dans la nature humaine qu'il faut chercher la base d'une connaissance stable.
Ainsi comprise, cette théorie met sur la bonne voie de solution que prendra Socrate: celle de l'examen de nos idées abstraites, de leur valeur absolue de vérité et de leur rapport avec les objets concrets dont on les tire par induction. Mais Protagoras ne l'approfondit pas et se contente d'en conclure que «le vrai est ce qui paraît à chacun»: de sorte que le même objet peut être blanc pour l'un, noir pour l'autre. «Sur chaque chose, disait-il, il y a deux discours en opposition l'un avec l'autre». Il disait encore: «Au sujet des dieux, je ne puis savoir, ni qu'ils sont, ni qu'ils ne sont pas. Beaucoup de choses empêchent de le savoir, surtout l'obscurité de la question, et la brièveté de la vie humaine» [°57].
B) GORGIAS DE LÉONTINI (Sicile) ambassadeur et orateur renommé. Il vint à Athènes en 427 et mourut centenaire, à Lérissa (Thessalie) en 375.
Il est célèbre par sa triple affirmation prouvée par de beaux sophismes:
1) «L'être n'est pas», disait-il, ou «Rien n'est réel»; en effet:
Il faut admettre que le non-être est le non-être. Or tout ce qui est est réel et existe. Donc le non-être est réel et existe.
Et puisque l'être est l'opposé du non-être, celui-ci étant réel et existant, l'être n'existe pas.
2) «Même si quelque chose existait, on ne pourrait le connaître»: en effet, notre pensée a des caractères opposés à l'objet réel: elle est stable et l'objet passe; elle peut représenter des objets impossibles à réaliser, comme un char roulant sur la mer, etc. Nos idées ne pourront donc nous faire connaître ou nous représenter les choses, du moins sans conteste.
3) L'être fût-il connu, la connaissance serait incommunicable: Car la parole, moyen de transmission, a, elle aussi, des caractères opposés à ceux de la pensée: elle est fugitive, elle s'adresse à l'ouïe, etc. tandis que l'objet pensé peut être une nature stable, qui n'a rien de sonore, par ex. le nombre, le silence, etc. [°58].
§25) CONCLUSION. Mieux encore que Protagoras, Gorgias, par ses sophismes, invitait à réfléchir sur la valeur de nos idées abstraites et sur leurs rapports avec les objets concrets: aussi doit-on reconnaître aux sophistes au moins un mérite: celui d'avoir attiré l'attention de leurs contemporains sur l'homme et sur les choses humaines.
Mais ce mérite, ils l'eurent pour ainsi dire malgré eux, et ils ne contribuèrent au progrès de la philosophie que par la réaction qu'ils suscitèrent. Bien qu'il soit difficile de les juger sur quelques fragments [°59], il apparaît assez clairement que toute leur action tendait à détruire la science spéculative existante sans la remplacer. Sous leur influence, l'esprit grec allait sombrer dans le scepticisme, la subtilité et le paradoxe, s'il ne se rencontrait pas un homme capable de lui assigner un objet à sa portée, en lui indiquant la méthode propre à l'atteindre. La Providence ne refusa pas cet homme au paganisme: ce fut SOCRATE.
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