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§246). En janvier 1269, saint Thomas revient à Paris, occuper une chaire de théologie comme «Magister actu regens». Ce retour était exceptionnel [°587]: l'Ordre dominicain ne reconnaissant que les maîtres munis de grades reçus à Paris, les gardait peu de temps en cette ville, afin d'en multiplier le nombre, et ne les y renvoyait pas: on ne connaît qu'une seconde exception pour le XIIIe siècle. Ce fut sans doute à cause des graves intérêts en jeu et de l'importance des luttes doctrinales que saint Thomas, ayant acquis par son oeuvre une grande autorité dans le monde intellectuel, fut jugé nécessaire à la défense de la vérité dans le grand centre universitaire. Il eut en effet à faire face à une triple opposition: celle des séculiers, celle des averroistes, celle des augustiniens.
A) Les Séculiers.
Guillaume de Saint-Amour, de son exil, entretenait l'animosité des maîtres parisiens; à l'avènement de Clément IV (1265), Pape de nationalité française, il espéra un revirement dans les sentiments de la cour pontificale et il lui adressa son «Liber de Antichristo et ejus ministris» que le Pape d'ailleurs, désapprouva. En 1268, Gérard d'Abbeville, maître séculier resté à Paris et ami de Guillaume, publia son Contra adversarium perfectionis christianae qui renouvelait les vieilles attaques contre les religieux. Ceux-ci protestèrent vigoureusement: saint Bonaventure répondit par son Apologia pauperum; John Peckam, régent à Paris de l'école franciscaine, par son Tractatus pauperis contra insipientem; et saint Thomas par son opuscule De perfectione vitae spiritualis (1269).
Il y établit d'abord que l'essence de la perfection consiste dans la charité dont il montre les divers degrés en Dieu, dans les Bienheureux, dans les justes ici-bas (ch. 1-6); puis il prouve que les moyens d'acquérir cette perfection sont la pauvreté, la chasteté, l'amour du prochain et l'obéissance (ch. 7-14); il traite ensuite de l'état de perfection: la perfection en général, celle de l'état épiscopal et religieux, la comparaison des curés et des religieux (ch. 15-25); enfin il étudie les oeuvres qui conviennent aux religieux et rappelle ce qu'il avait déjà dit dans le Contra impugnantes.
En 1270, Nicolas de Lisieux, autre maître séculier influent, répliqua spécialement à saint Thomas dans son libelle: «Sur la perfection et l'excellence de l'état clérical». Celui-ci aussitôt répondit par un second opuscule: Contra pestiferam doctrinam retrahentium homines a religionis ingressu.
C'est un ouvrage de polémique directe où, après avoir mentionné les exemples de Notre Seigneur appelant à la voie de perfection, le saint Docteur rappelle les efforts de Jovinien et de Vigilance pour détourner de la perfection; puis il en arrive aux nouveaux Vigilances: ils refusent l'entrée en religion à ceux qui ne se sont pas encore exercés dans les préceptes, aux enfants et aux nouveaux convertis; avant d'entrer en religion, selon eux, il faut beaucoup consulter et longtemps; ils empêchent de faire le voeu d'entrer en religion; ils s'efforcent enfin d'adoucir la pauvreté. Saint Thomas reprend toutes ces difficultés, les expose, les réfute, les réduit à néant et résout toutes les objections.
La lutte continuait dans les «Disputes publiques», comme on le voit dans plusieurs Quodlibets; cependant les maîtres séculiers, quoique remuants et obstinés, étaient peu nombreux et peu influents: leur mort [°588] mit fin à l'agitation à Paris.
B) L'averroïsme.
§247). C'est entre 1260 et 1265 que prit naissance à Paris un courant d'aristotélisme radical qu'on peut appeler avec saint Thomas un «averroïsme», parce que, dans le problème spécialement obscur de l'intelligence humaine selon Aristote [°589], il se rallie à l'explication du philosophe arabe. Jusqu'au retour de saint Thomas, aucune personnalité marquante n'enseigne alors à Paris et l'enthousiasme des jeunes maîtres ès arts pour leur nouveau manuel put aisément dégénérer en théories hétérodoxes.
Le chef de cet «averroïsme» était SIGER DE BRABANT. «Né vers 1235, chanoine de S. Martin à Liège, maître ès arts dans la nation des Picards, Siger est, pendant une dizaine d'années, l'âme des agitations qui se succèdent dans l'Université» [°590]. Dès 1266, les documents nous le montrent remuant et audacieux, en litige avec le légat Simon de Brie. En 1270, un sixième à peu près des philosophes, spécialement de la nation des Picards et des Normands, le suivaient avec quelques maîtres, dont les deux principaux étaient Boèce de Dacie et Bernier de Nivelles [°591].
Siger, intelligence claire et pénétrante, souple aussi comme son caractère, écrivit bon nombre d'ouvrages remarquables qui, longtemps perdus, nous sont maintenant connus en grande partie: les uns sont des traités originaux, d'autres, des «reportations» de ses leçons, soit revues et éditées par le maître, soit simples copies d'élèves. Ils peuvent être distribués en trois groupes [°592]: D'abord, ceux qui furent écrits avant le retour de saint Thomas à Paris: ce sont des traités de logique (Quaestiones logicales, sur les universaux; exercices sur les Sophismes, etc.); puis, une première série de Commentaires d'Aristote: in Phys., lib. I-IV; in De generatione; et surtout in III De anima où est défendu le pur averroïsme. - D'autres oeuvres sont contemporaines des controverses avec saint Thomas: les Impossibilia, nouveaux exercices de logique; De aeternitate mundi, et De necessitate et contingentia causarum; le fameux traité De anima intellectiva et une deuxième série de Commentaires in Phys., lib. I-IV. - Enfin, après la mort de saint Thomas, parurent de nouveaux Commentaires d'Aristote: in Phys., lib. VIII; in III De anima et quelques petits traités de psychologie.
Ces ouvrages manifestent sur certains points une évolution doctrinale assez importante. Cependant le maître brabançon possède un système philosophique nettement apparenté à celui des arabes et auquel il reste fidèle jusqu'au bout. Nous l'exposerons donc d'abord sous sa première forme, la plus radicalement averroïste; et nous indiquerons ensuite ses variations en rapportant les péripéties de sa lutte avec saint Thomas.
§248). a) Caractère général. Comme tous les maîtres du Moyen Âge, Siger de Brabant considère comme son premier devoir de bien comprendre Aristote, son auteur, et de l'exposer objectivement. Mais il n'est pas un pur historien: il fait sienne cette puissante synthèse où il voit un idéal de vie et de bonheur sur le plan humain, philosophique, auquel la théologie se contentera d'ajouter son couronnement. Son système est d'abord une remarquable assimilation de l'aristotélisme authentique, avec ses théories fondamentales de l'acte et la puissance, matière et forme, substance et accidents, etc., purifiées de tout mélange éclectique: en cela, Siger est pleinement d'accord avec saint Thomas. Mais si l'on cherche dans ses oeuvres actuellement connues ce qui lui est propre et le distingue à la fois de l'aristotélisme païen et du thomisme, on trouve deux séries de thèses, en physique et métaphysique, et en psychologie.
b) Physique et métaphysique. L'univers est formé d'une hiérarchie d'espèces, immuables, nécessaires et éternelles. En bas: les êtres corporels, composés de matière et de forme, dont les représentants individuels sont voués à la naissance et à la corruption. Plus haut, les sphères célestes, soumises au seul changement accidentel de déplacement local et mues par des intelligences, formes pures, de droit éternelles; et au sommet, le couronnement de l'Acte Pur.
L'existence de Dieu est démontrée par la preuve du premier moteur (Aristote §92) et celle de l'être nécessaire (Avicenne §185); et les attributs divins sont remarquablement approfondis. Parce que Dieu est Acte pur, il est nécessairement unique: l'unique cause efficiente de tout être. N'ayant point de principe de limite et de changement, il est l'infini, l'immuable, l'éternel. Tout autre être, étant composé de puissance et d'acte, se distingue réellement de lui. Et pour préciser les rapports de causalité entre Dieu et l'univers, Siger fait appel à ce qu'on peut appeler le «principe de symétrie», selon lequel «à tout acte correspond une puissance passive»: à la forme, une matière; à l'accident, une substance, etc. À l'Acte pur correspond dans tous les autres êtres la puissance fondamentale à l'existence; mais cette «potentia ad esse» qui correspond en thomisme à l'essence distincte de l'existence, est pour Siger une puissance logique: c'est le caractère foncier de tout être fini d'être participé, de n'avoir pas en soi la raison de son existence et donc, d'être dérivé de l'Acte pur.
Ainsi, Dieu est véritablement Créateur, cause de l'être comme tel; son action, qui produit tout sans sujet préexistant, est universelle et continuelle: elle est une «conservation». Dieu connaît le monde, puisqu'il le crée; et non seulement en général, mais jusqu'en ses modalités individuelles: il est Providence au sens propre. Cependant, Siger ne parvient pas à comprendre la liberté de l'acte créateur. Cet acte pour lui, est nécessaire, parce qu'il découle de l'essence même de l'Acte pur. Et cette nécessité se prend aussi du côté de l'effet, en ce sens que, et les êtres spirituels, et toutes les essences comme telles, même corporelles, participent immuablement à l'être de Dieu. À la suite d'Avicenne et d'Averroès, il pose en thèse que l'effet immédiat de Dieu est nécessaire, éternel et unique: c'est la première Intelligence. «De celle-ci dérivent, suivant la même loi d'éternelle nécessité, les autres Intelligences, les sphères célestes et tous les mouvements du ciel; les corps célestes à leur tour exercent une influence profonde et permanente sur le monde infralunaire et on peut discerner plusieurs aspects dans cette causalité; enfin les causes particulières dont est formé le monde infralunaire agissent les unes sur les autres, produisant certains effets per se et necessario, d'autres per se ut in pluribus, d'autres enfin per accidens» [°593].
Dans son système si bien lié, Siger maintient donc la contingence; car la causalité physique des sphères célestes, grâce à leur complication successive, permet sur la terre l'existence d'effets imprévisibles dus à ce que la cause ordinaire peut être empêchée de produire toujours le même effet; de la sorte, elle n'a qu'une nécessité relative: et c'est ce qu'on appelle la contingence. Or notre volonté humaine est une cause pleinement assimilable à toutes les autres causes physiques. Il n'y a pas en elle une activité indépendante et dominatrice, mais son opération doit s'expliquer comme toutes les autres, par les lois de la nature; la variété d'effets qu'on y constate est simplement un cas d'interférence des lois: l'incertitude de l'acte libre futur s'explique comme celle d'un effet du hasard.
Mais plus haut, dans le monde des essences et des esprits, c'est le règne de l'immuable nécessité: l'univers est un «donné» qui existe nécessairement de toute éternité. Bien plus, c'est le mouvement sidéral et terrestre constituant l'ordre actuel du cosmos qui est nécessairement éternel: les averroïstes reprennent ici les preuves d'Aristote [§79] et ils déduisent aussi cette thèse, de l'éternité de l'effet immédiat de Dieu. Celle-ci «entraîne l'éternité de toutes les substances séparées, y compris l'âme intellective, l'éternité des espèces matérielles, de la matière, du mouvement, du temps et de la génération» [°594]. Ainsi l'évolution de notre monde est conçue comme un immense déroulement d'événements logiquement enchaînés, dont chacun à chaque moment est nécessairement le fruit des influences célestes, de sorte qu'après la période de 30 000 ans où les astres auront repris la même position qu'aujourd'hui, les mêmes événements se reproduiront dans tous leurs détails.
Bref, l'univers est créé, conservé et gouverné par Dieu, mais nécessairement, comme il convient à l'effet d'une cause immuable et éternelle.
c) Psychologie. - La thèse caractéristique est ici celle de l'unité de l'Intelligence. Parce que l'intellection, acte spirituel, s'accomplit sans organe, l'âme intellectuelle ne peut être forme du corps. Or c'est la matière seule qui donne la multiplicité numérique; l'âme intellectuelle humaine est donc nécessairement unique; il faut l'identifier avec la dernière Intelligence céleste qui meut la sphère la plus proche de la terre, celle de la lune.
Les hommes sont cependant multiples et distincts numériquement par la partie sensible de leur être; et comme la loi de leur unique intelligence est de connaître par abstraction, c'est-à dire en s'unissant au phantasme sensible, la multiple variété des actes de l'intelligence trouve une explication. En ce sens même, il faut attribuer l'intellection à l'homme individuel qui fournit la matière à l'abstraction et dans lequel se produit l'opération.
Une telle conception de l'homme détruit toute immortalité personnelle. Seule la race humaine, concentrée en cette unique intelligence, est, non seulement immortelle, mais éternelle comme l'univers. En effet, étant spirituelle, elle échappe aux vicissitudes des substances corporelles: elle est inengendrée et incorruptible. De tout temps, elle a nécessairement existé, à la fois toujours séparée substantiellement, et toujours unie pour l'action aux générations successives d'ici-bas.
Par abstraction, l'intelligence saisit à travers le phantasme, en le dépouillant de ses notes individuantes, la nature en soi, universelle, éternelle et nécessaire; et Siger rejoint ici le pur conceptualisme modéré d'Aristote et de saint Thomas. Mais lorsqu'il cherche le fondement métaphysique de ces essences, il ne le trouve pas dans les Idées exemplaires de Dieu, mais conformément à son système, dans l'ordre immuable de l'univers qui découle éternellement de Dieu.
§249). Cette vaste synthèse, fortement enchaînée, heurtait sur plus d'un point trop directement l'enseignement catholique pour ne pas susciter la réaction des théologiens. Dès 1267, saint Bonaventure, se mettant au point de vue de la Foi, dans une série de sermons donnés à Paris, dénonçait éloquemment l'hérésie nouvelle. Dans le courant de 1270, l'autorité ecclésiastique fit rédiger et circuler un catalogue officiel des principales erreurs proposées à la condamnation: il contient 15 propositions qui furent examinées et discutées dans les écoles. Saint Albert le Grand, alors à Cologne, en reçut communication par un ami et il les réfuta dans son opuscule «De quindecim problematibus». Saint Thomas surtout intervint vigoureusement. Dans un sermon du 20 juillet 1270, prêché aux étudiants de Saint-Jacques, il condamne ces philosophes qui se mettent en contradiction avec la Foi, comme s'il pouvait exister des vérités opposées; et pour combattre leur présomption, il montre, par l'exemple de l'immortalité personnelle, les incertitudes et les erreurs de la pure raison en face de la clarté et de la certitude de la Foi [°595].
De toutes les erreurs averroïstes en effet, la plus dangereuse était celle de l'unité de l'intelligence, à cause de ses applications pratiques. Aussi, en cette même année 1270, saint Thomas publie son opuscule De unitate intellectus contra averroistas. Il y examine, non pas un traité original de Siger qui n'avait encore rien publié, mais son enseignement oral qui faisait sensation et qui circulait sans doute en des «reportations» d'élèves. Avec une juvénile ardeur, le maître ès arts soutenait sa thèse hardie comme répondant seule à la pensée d'Aristote et aux démonstrations de la pure raison. Saint Thomas déclare se mettre lui aussi sur le terrain de la philosophie pour le réfuter à ce double point de vue.
a) Il se place d'abord au point de vue de l'autorité des philosophes et surtout d'Aristote. Il justifie son interprétation du De anima en se basant sur la définition de l'âme qu'on y trouve: «actus primus corporis physici organici», et sur cette affirmation que les opérations humaines sont: végéter, sentir, comprendre et se mouvoir. Ces quatre puissances sont donc dans un même sujet qui est l'âme, bien que l'intelligence soit une puissance sans organe.
Mais si l'âme intellectuelle est forme du corps, objecte Siger, l'intelligence n'est plus que la faculté d'un composé matériel, et elle devient une forme unie à un organe, ce que nie Aristote.
Saint Thomas répond que, par sa position dans la hiérarchie des formes, l'âme humaine participe à la nature des êtres spirituels et corporels, de sorte qu'elle est à la fois unie et séparée, selon ses diverses facultés. Ainsi est résolue l'objection essentielle contre l'interprétation thomiste d'Aristote.
Saint Thomas en résout plusieurs autres secondaires, et montre qu'il est d'accord avec trois commentateurs: Algazel, Avicenne et Thémistius: ce dernier qu'il connaissait par une traduction récente de Guillaume de Moerbeke [§232], était ignoré de Siger.
b) Il résout ensuite le problème en lui-même: et il établit que seule sa thèse est démontrée par la raison. La preuve fondamentale est l'argument de la conscience: pour que la constatation d'expérience que c'est «chaque homme qui comprend» puisse être réellement intelligible, il faut nécessairement que chacun possède son intelligence. Il ajoute plusieurs raisons à priori, basées par exemple sur la définition de l'homme, sur la nature de l'unité essentielle, etc. [°596]. Il remarque aussi que l'unité d'intelligence entraînerait l'unité de volonté dans tous les hommes, ce qui détruirait l'indépendance et la responsabilité personnelles, affirmées par la conscience; enfin, l'existence de sciences dans certains individus à l'exclusion des autres et le fait d'erreurs opposées en divers hommes, exigent que chacun ait son intelligence. Il concède d'ailleurs que ces raisons n'ont leur pleine valeur que pour l'intelligence passive et que l'unité de l'intellect agent pourrait être admise à la rigueur [°597].
Saint Thomas réfute ensuite les objections de Siger et il met en relief l'étrange position d'un philosophe catholique qui ose défendre, comme démontrées par la raison, des thèses formellement contraires à l'enseignement de la Foi; cet homme est logiquement acculé à admettre l'existence de deux vérités, l'une naturelle, l'autre surnaturelle qui pourraient se contredire [°598], théorie absurde rejetée par tout catholique. Et il termine en défiant son adversaire de répondre: «non loquatur in angulis, nec coram pueris qui nesciunt de causis arduis judicare, sed contra hoc scriptum scribat, si audet», défi qui montre combien il jugeait dangereuse la propagande averroïste.
Siger fut vivement impressionné par ce vigoureux opuscule qui le rencontrait sur son propre terrain; il releva le défi par son traité De anima intellectiva [°599].
L'ouvrage divisé en 10 chapitres [°600], traite des doctrines les plus difficiles et les plus incertaines d'Aristote sur l'âme. Dans les deux premiers concernant la définition nominale et réelle de l'âme, forme du corps, il est d'accord avec le thomisme. Mais il précise ensuite (ch. III) en quel sens l'âme intellectuelle est forme du corps; puis, après avoir traité de l'éternité et de la vie séparée de l'âme, il aborde le problème de la multiplication des intelligences selon les corps; et ici, Siger prend nommément à partie Albert le Grand et Thomas d'Aquin, qu'il appelle d'ailleurs «duo praecipui viri in philosophia». Pour répondre a l'opuscule thomiste qui qualifiait Averroés de «corrupteur» plutôt que de commentateur d'Aristote, il abandonne franchement le philosophe arabe pour s'en tenir au texte du De anima; il en présente une exégèse personnelle qu'il oppose à celle de saint Thomas, comme plus fidèle au Philosophe. Pour résoudre l'objection fondamentale et montrer comment «hic homo intelligit», il enseigne que l'unique âme intellectuelle s'unit à chaque individu humain, non plus par la simple abstraction du phantasme (Averroès) ni comme une vraie forme substantielle (saint Thomas), mais «ut forma intrinsecus operans»: en agissant, dit-il, l'intelligence est unie au corps par sa nature même [°601]. Mais cette modification laisse intactes les grandes lignes de son système, même en psychologie; l'unité et l'éternité de l'intelligence sont maintenues, en connexion avec la création nécessaire «ab aeterno».
Cependant, note Siger après saint Thomas, plusieurs thèses ainsi défendues comme authentiquement aristotéliciennes sont opposées à la Foi; et dans ce cas, ajoute-t-il, il faut s'en tenir à la Foi. De semblables déclarations reviennent souvent dans les ouvrages du deuxième et du troisième groupe, et rien n'autorise à mettre en doute leur sincérité [°602]. Homme d'Église autant que philosophe, le maître brabançon est vivement touché des reproches véhéments de saint Thomas sur ce point, et, dès lors, le problème des rapports entre sa doctrine philosophique et sa Foi qu'il avait cru pouvoir négliger comme une question de pure théologie, s'impose à lui comme un cas de conscience.
Logiquement, il aurait dû aboutir à la théorie des deux vérités; mais ses principes même s'y opposent. Pour lui, «il ne peut exister de contradiction entre le vrai révélé et le vrai découvert par la raison; car le vrai est ce qui est; et Dieu ne peut concilier des choses contradictoires» [°603]. D'autre part, il lui paraît évident que «la vérité révélée est supérieure en excellence et en certitude à la vérité entrevue par la raison humaine» [°604]; dès lors, en cas de conflit, il faut préférer la Foi à la thèse philosophique. Enfin, pour expliquer l'existence de ces conflits, il note que la raison est limitée et faillible, et surtout que Dieu peut intervenir d'une façon «miraculeuse» ou surnaturelle, en sorte qu'une thèse aussi rigoureusement démontrée par Aristote que l'éternité du monde, pourrait être corrigée par la Foi, si Dieu décide de créer «miraculeusement» le monde dans le temps.
De plus, dans la question de l'unité de l'intelligence, sous la pression des exigences de la Foi et de l'exégèse serrée de saint Thomas, Siger continue son évolution, et dans les écrits du troisième groupe, il se rallie à la solution thomiste: l'âme intellectuelle, dit-il, est forme substantielle du corps, bien qu'indépendante dans ses opérations supérieures; elle peut ainsi se multiplier numériquement avec chaque homme. Elle n'est pas éternelle, mais créée par Dieu au terme de la génération humaine; et elle est subsistante et immortelle [°605]. Enfin Siger corrige sa doctrine de la liberté humaine et il l'explique désormais comme saint Thomas, par la disproportion entre le bien particulier choisi librement et le bien absolu, objet formel de la volonté.
Cependant, malgré ces modifications importantes, Siger reste jusqu'au bout fidèle à sa «vision du monde», à saveur fortement averroïste où le système des sphères célestes découle nécessairement et ab aeterno de la création par l'acte pur.
C) Les augustiniens.
§250). On conçoit que cet aristotélisme hétérodoxe ait suscité les vives oppositions des théologiens. Ceux qui, d'esprit plus traditionaliste, tenaient davantage aux thèses néoplatoniciennes de leur éclectisme, empruntées en bonne partie à saint Augustin, furent portés à condamner en bloc l'aristotélisme comme entaché d'hérésie: ainsi s'explique leur opposition non seulement à Averroès et à Siger de Brabant, mais aussi au thomisme.
Pour préciser la position de saint Thomas en face de cet augustinisme du Moyen Âge, il faut bien distinguer en celui-ci deux aspects: l'un théologique, l'autre philosophique. En théologie, il s'était formé vers la fin du XIIe siècle, sous l'influence prépondérante de saint Augustin, un corps de doctrine constituant un esprit plutôt qu'un système [°606] et qui devint l'enseignement traditionnel au XIIIe siècle. Un grand courant d'«augustinisme» traverse ainsi tout le siècle et nul n'y est plus fidèle que saint Thomas lui-même; à ce point de vue, il y a parmi les théologiens opposition unanime à l'averroïsme et elle obtint la condamnation portée le 10 décembre 1270 par E. Tempier, évêque de Paris, contre les 13 propositions [°607] résumant l'hérésie nouvelle.
Mais cette théologie augustinienne contenait implicitement une vraie doctrine philosophique qui, en s'amalgamant avec l'aristotélisme donna d'abord l'éclectisme néoplatonisant de la deuxième période [§232bis]. Cependant, le plus éminent des théologiens traditionalistes, saint Bonaventure, retrouva l'inspiration profonde du docteur d'Hippone et, sans négliger les richesses nouvelles du péripatétisme, il créa une philosophie authentiquement augustinienne [§274, sq.]. D'autres restèrent plus éclectiques, et, en face de l'averroïsme, naquit chez eux la tendance à se détacher d'Aristote pour organiser l'augustinisme en philosophie.
Citons, parmi les maîtres florissants en cette troisième période de «luttes doctrinales»: a) Les séculiers HENRI DE GAND (décédé 1293), auteur d'une Somme théologique et de 15 Quodlibets, qui fait de grands éloges de saint Thomas, mais défend ses thèses propres, comme l'existence d'une forma corporeitatis dans l'homme en plus de l'âme spirituelle [°608]; GODEFROID DE FONTAINES (décédé vers 1303) dont les Quodlibets, (on en connaît 16) son oeuvre principale, le montrent adversaire de Henri de Gand, et aussi de saint Thomas, niant la distinction réelle entre l'essence et l'existence et l'individuation par la matière [°609]; l'évêque de Paris, ÉTIENNE TEMPIER; PIERRE D'AUVERGNE (décédé 1304), auteur aussi de Quodlibets qu'il disputa de 1296 à 1302; et HENRI BATE (1246-1310) de Malines dont l'oeuvre capitale, Speculum divinorum et quorumdam naturalium [°610] s'efforce de concilier Aristote avec Platon et saint Augustin et reproche à saint Thomas son attachement «exagéré» au péripatétisme.
b) Parmi les religieux, citons GILLES DE ROME, ermite de saint Augustin [§282, (2)]; le dominicain anglais ROBERT KILWARDBY (décédé 1279) qui enseigna à Paris et à Oxford avant de devenir archevêque de Cantorbéry (1272-1278) et cardinal; il commenta les Sentences de Pierre Lombard et divers ouvrages d'Aristote; dans son De ortu et divisione philosophiae, il adopte les cadres aristotéliciens; mais dans son De unitate formarum et sa lettre à Pierre de Conflans, il défend résolument les raisons séminales et la pluralité des formes; et il usa de toute son influence pour extirper le thomisme de l'Université d'Oxford; les franciscains, disciples de saint Bonaventure [§282, (1)] dont le principal était, durant le second séjour de saint Thomas à Paris, JOHN PECKAM (vers 1240-1292), alors régent du couvent des franciscains et, en 1278, successeur de Robert Kilwardby sur le siège de Cantorbéry; il a écrit principalement des Commentaires sur les Sentences, diverses Questions disputées et Quodlibets et des Lettres où se révèle la vivacité des luttes doctrinales de ce temps.
Pour ce groupe de penseurs, saint Thomas prend naturellement figure de novateur hardi, imprudent même, allié naturel de l'averroïsme, car il défend les thèses fondamentales d'Aristote invoquées par Siger et opposées aux quelques théories spécialement chères aux augustiniens.
Ainsi, loin de fusionner philosophie et théologie [°611], il les distingue et maintient l'autonomie de la raison dans son domaine propre; il rejette les raisons séminales pour défendre la potentialité absolue de la matière première; il exclut toute matière des anges et de l'âme spirituelle et il enseigne que celle-ci informe directement le corps: les augustiniens en concluaient que, par cette union directe à la matière, notre âme devait perdre son immortalité; ils ne niaient pas d'ailleurs pour cela qu'elle fût «forme» du corps [°612], mais bien qu'elle fût directement la forme de la matière première. Saint Thomas développe abondamment cette dernière doctrine des «formes pures» dans son opuscule De substantiis separatis écrite en cette «période de lutte»; il y réfute spécialement le «Fons vitae» d'Avicebron.
La discussion s'engageait d'ordinaire dans les exercices scolaires, spécialement aux séances publiques des Questions disputées où étaient admis les étrangers, et surtout aux Quodlibets de Noël et de Pâques. Saint Thomas répondait avec calme, sans s'émouvoir des expressions parfois vives de l'objectant; il ne laissait aucune difficulté sans réponse; mais en quelques formules à la fois précises et profondes, il en donnait la solution immédiate et définitive. Cependant, toujours respectueux de l'autorité, il terminait parfois en soumettant humblement son enseignement au jugement de l'Église Romaine: c'est ainsi que John Peckam, racontant une de ces séances où il avait fait opposition sur la question de l'unité de forme en présence de l'évêque Tempier, essaie de tourner cette formule à son avantage. Nous savons au contraire, non seulement par la Somme théologique, mais par les Questions disputées et les Quodlibets où sont conservées les réponses de saint Thomas aux objections qui lui furent réellement posées, que le maître dominicain garda toujours sans faiblir ses positions.
C'est pour défendre celles-ci en face de ses deux adversaires qu'il prit, semble-t-il, pour objet de ses disputes ordinaires tous les quinze jours, le «De anima» [°613]. Cette «question disputée» n'est pas en effet un traité complet de psychologie, mais un choix des questions les plus importantes et les plus actuelles, comme les rapports de l'âme et du corps, la connaissance et son objectivité, la nature et ses facultés, l'unité de l'intelligence, la spiritualité de l'âme et son immortalité personnelle.
Il prit ensuite dans le même but la question «De spiritualibus creaturis» [°614], où il rejette leur composition de matière et forme (a. 1), traite traite de l'union de l'âme et du corps (2-4), des anges (5-8), de l'unité soit de l'intellect possible (9), soit de l'intellect agent (10), et de la distinction des puissances et de l'essence de l'âme (2).
Ces mêmes questions reviennent avec moins d'ordre, mais avec la même insistance dans les sept Quodlibets qu'il tint pendant son second enseignement à Paris, et qui sont, d'après le P. Mandonnet, Quodl. I-III (1268-1270) - Quodl. XII (Noël 1270) - Quodl. IV-V (1271-1272).
À ces mêmes luttes se rapporte l'opuscule «De aeternitate mundi contra murmurantes» composé selon Van Steenberghen en 1271 [°615]; saint Thomas y établit contre les augustiniens prétendant démontrer la nécessité de la création in tempore, que l'éternité du monde n'est pas absurde, sans d'ailleurs concéder aux averroïstes qu'elle soit nécessaire: mais selon lui, la Foi seule peut nous renseigner avec certitude sur le fait, d'ailleurs possible, du commencement du monde.
Après la condamnation de 1270, l'averroïsme ne fut plus enseigné officiellement à Paris; mais il gardait des partisans. À Noël 1271, à l'occasion de l'élection du Recteur Albéric, le groupe extrémiste de la faculté des arts se sépara et élut pour contre-recteur son chef Siger; en même temps, des difficultés surgirent entre l'évêque Tempier et l'Université, et la grève scolaire fut déclarée. C'est au milieu de ces troubles que saint Thomas quitta Paris à Pâques 1272, envoyé à Naples, sur la demande de Charles d'Anjou, frère de saint Louis, pour y organiser un «Studium generale».
Il fut vivement regretté par la faculté de philosophie dont les maîtres écrivirent même pour le réclamer au chapitre général des Frères Prêcheurs (Juin 1272); mais ce fut sans succès.
Avant de partir, saint Thomas avait trouvé le temps d'adresser trois opuscules au Maître général Jean de Verceil: le premier «De Articulis XLII» concerne des points discutés entre étudiants dominicains: saint Thomas, toujours modéré, montre que plusieurs de ces articles, questions de pure philosophie [°616], ne doivent être ni affirmés comme des dogmes révélés, ni rejetés comme contraires à la Foi, «pour ne pas donner aux sages de ce monde l'occasion de mépriser la doctrine catholique». - Dans le deuxième, «De forma absolutionis», il montre que la forme de l'absolution n'est pas seulement imprécatoire mais indicative, par mode de sentence judiciaire. Enfin le troisième traite «De articulis CVIII sumptis ex opere Petri de Tarentasia» .
Il avait commenté aussi le «Liber de Causis» attribué faussement à Aristote. Il en reconnut l'origine néoplatonicienne, grâce à la traduction de l'ouvrage complet de Proclus: «Elementatio theologiae», faite récemment (en Italie) par Guillaume de Moerbeke, et dont le «Liber de Causis» n'est qu'un extrait.
Dernières années et MORT de saint THOMAS.
§251). À Naples, la vie de saint Thomas apparaît comme une conclusion: il reste jusqu'à sa mort simple professeur de théologie, et continue son oeuvre doctrinale, philosophique et théologique, en poursuivant la composition de nombreux ouvrages. Il écrit la IIIe Pars de la Somme; il achève ses commentaires sur saint Paul (Ep. ad Romanos, I ad Corinth.); il écrit pour le frère Réginald, son fidèle socius, le Compendium theologiae, précieux résumé de la Somme, resté inachevé [°617]; et il continue aussi, comme il le fit toute sa vie, à prononcer, surtout pour les étudiants, des sermons dont plusieurs nous sont conservés.
En philosophie, il aborde spécialement, dans ses Commentaires d'Aristote, la partie scientifique (au sens moderne): sur les Météores; De caelo et mundo (inachevé), De generatione et corruptione (chimie d'Aristote); il avait promis aux «artistes» parisiens de leur envoyer tous ces ouvrages, et même de composer à leur intention un traité «De aquaeductu» et sur les machines. Fidèle à son programme, il voulait donc, après avoir exposé la doctrine métaphysique d'Aristote, incorporer aussi à sa philosophie les richesses scientifiques des Anciens.
Mais la Providence l'arrêta en pleine activité; en 1274, comme il se rendait au Concile de Lyon où l'appelait le Pape Grégoire X (1271-1276), la maladie le saisit au monastère cistercien de Fossa-Nuova, où il mourut le 7 Mars, en commentant le «Cantique des Cantiques».
Après la mort de saint Thomas, l'agitation averroïste continue à Paris; les maîtres ès arts, persuadés de l'autonomie de leur enseignement acceptent malaisément les directives doctrinales imposées par l'autorité, et plusieurs continuent à soutenir, plus ou moins ouvertement, des thèses opposées à la Foi. Aussi le Pape Jean XXI en 1277, demande-t-il une enquête sur leur orthodoxie, et l'évêque de Paris Tempier fait dresser par la faculté de théologie une liste de 219 propositions condamnables. Ce syllabus, conçu du point de vue traditionaliste, englobait dans une même réprobation les théories notoirement hérétiques des averroïstes et les innovations péripatéticiennes jugées dangereuses pour la Foi. Plusieurs de ces propositions étaient défendues par saint Thomas comme par Siger de Brabant; et Tempier, dépassant le but, porta un décret de censure contre les doctrines et d'excommunication contre les personnes. Cependant, après la brillante défense de saint Thomas, encore récente, il n'avait pas osé condamner la théorie de l'unité de forme; mais en même temps, à Oxford, Robert Kilwardby, alors archevêque de Cantorbéry, condamnait trente propositions dont plusieurs visaient l'unité de forme. Tempier qui préparait de nouvelles condamnations, fut arrêté par la mort du Pape Jean XXI et l'intervention des Cardinaux de la Curie, favorables à saint Thomas.
Cette grande condamnation de 1277 marque une date importante dans l'histoire de la philosophie scolastique. D'abord, elle mit fin à l'enseignement de Siger de Brabant à Paris et enraya la formation d'un véritable «averroïsme latin» au XIIIe siècle. Cité à la barre du Grand Inquisiteur de France, Simon de Val, Siger en appela, semble-t-il, à la Cour romaine et se réfugia en Italie. Il mourut à Orvieto, entre 1281 et 1284, tué par son clerc devenu fou.
Mais surtout, la condamnation encouragea la résistance des traditionalistes contre l'influence de l'aristotélisme. Les penseurs éclectiques, principalement les franciscains, prirent une conscience nette de leurs thèses communes en philosophie et ils donnèrent naissance à un courant de «Philosophie néo-augustinienne», que nous verrons fleurir chez les disciples de saint Bonaventure, chez Raymond Lulle et enfin chez Duns Scot.
Néanmoins, ces événements n'arrêtèrent point l'essor du thomisme. L'ordre dominicain qui avait adopté celui-ci pour sa doctrine officielle, protesta vivement et considéra la condamnation en tant qu'elle atteignait son Docteur, comme non avenue. Elle fut d'ailleurs explicitement rapportée, lorsque en 1319, saint Thomas d'Aquin fut canonisé par le Pape Jean XXII.
§252) Liste des oeuvres authentiques de s. Thomas [°618]
1) Philosophie.
A) Commentaires sur Aristote.
1. In Perihermeniam.
2. In Posteriores Analyticorum.
3. In VIII libros Physicorum.
4. In III primos libros de caelo et mundo.
5. In III libros de generatione et corruptione.
6. In IV libros Meteorum.
7. In librum De Anima.
8. In II et III De Anima.
9. In librum De Sensu et Sensato.
10. In librum De Memoria et Reminiscentia.
11. In XII libros Metaphysicorum.
12. In X libros Ethicorum ad Nicom.
13. In IV libros primos Politicorum.
B) Oeuvres diverses.
14. De occultis operationibus naturae.
15. De principiis naturae.
16. De mixtione elementorum.
17. De aeternitate mundi.
18. De motu cordis.
19. De unitate intellectus.
20. De substantiis separatis.
21. De ente et essentia.
22. In librum Boetii de Hebdomadibus.
23. In librum de Causis.
24. De Rege et Regno.
25. De Regimine Judaeorum.
2) Écritures Sainte.
a) Ancien Testament.
26. In Job.
27. In IV primos nocturnos Psalterii.
28. In Cantica Canticorum.
29. In Isaiam.
30. In Jeremiam.
31. In Threnos.
b) Nouveau Testament.
32. Super Matthaeum. (Catena aurea, (glossa)).
33. Super Marcum. (Catena aurea, (glossa)).
34. Super Lucam. (Catena aurea, (glossa)).
35. Super Joannem. (Catena aurea, (glossa)).
36. Expositio super Matthaeum.
37. Expositio super Marcum. (inédits)
38. Expositio super Lucam. (inédits)
39. Expositio super Joannem.
40. Lectura super Mattaeum. (inédits)
41. Lectura super Joannem. (inédits)
42. In omnes Pauli Epistolas.
a) Ad Romanos.
b) 1am ad Corinthios.
c) 2am ad Corinthios, etc.
d) Ad Hebraeos.
3) Théologie.
43. In IV libros Sententiarum.
44. In I librum Sententiarum (disparu).
45. Summa Theologica.
46. Compendium Theologiae (inachevé).
47. De artic. fidei et sacramentis.
48. In Dionysium de divinis nomin.
49. In Boetium de Trinitate.
50. De fide et spe.
51. De judiciis astrorum.
52. De sortibus.
53. De forma absolutionis.
54. De emptione et venditione.
4) Écrits philosophico-théologiques.
55. Quaestiones disputatae (11 quaest.)
56. Quodlibeta.
57. Responsio de articulis XXXVI.
58. Responsio de articulis XLII.
59. Responsio de articulis CVI
60. Articuli iterum remissi.
61. Responsio de articulis VI.
62. Responsio ad Bernardum Abbat.
5) Apologétique.
63. Summa contra Gentiles.
64. De rationibus fidei.
65. Contra errores graecorum.
66. Contra impugnantes Dei cultum.
67. De perfectione vitae spiritualis.
68. Contra retrahentes a religionis ingressu.
6) Droit canonique.
69. In 1am Decretalem.
70. In 2am Decretalem.
7) Parénétiqus.
71. Collationes dominicales.
72. Collationes de Pater Noster.
73. Collationes de Credo.
74. Collationes de decem praeceptis.
8) Liturgie.
Officium Corporis Christi.
§253). L'attitude originale de saint Thomas lui permit à la fois, et de profiter de ses devanciers, et de construire sa philosophie à un point de vue indépendant de toute contingence historique: basé sur l'expérience et le bon sens, le thomisme est simplement la philosophie de l'être. Après avoir exposé le caractère propre de l'oeuvre de saint Thomas, nous dégagerons le principe fondamental du thomisme, d'où découlent son ampleur universelle par laquelle il est de droit la doctrine commune, et aussi son unité en quelque sorte individuelle par laquelle il reste une doctrine originale: de là quatre paragraphes:
1. La création du thomisme.
2. Son principe fondamental.
3. Son universalité.
4. Son unité.
§254). On peut caractériser l'apparition du thomisme dans le mouvement doctrinal philosophique, en affirmant qu'il fut au XIIIe siècle, une «RÉVOLUTION FÉCONDE», c'est-à-dire, comme l'explique Maritain, «un changement profond, non par mode de subversion ou destruction radicale, mais par mode de développement positif ou perfectionnement vital» [°619].
D'une révolution, elle eut d'abord le caractère extérieur: ce fut un événement rapide, important surtout par ses conséquences. De 1253 à 1273, en une vingtaine d'années, saint Thomas écrivit une ceuvre littéraire très étendue. On a calculé que durant son dernier séjour à Paris, il composa en moyenne chaque année l'équivalent de 4000 pages in-quarto. Les sujets traités sont assez variés, bien qu'ils se concentrent comme d'eux-mêmes autour de la philosophie et de la théologie. Néanmoins cette oeuvre, dont la valeur égale l'étendue, reste prodigieuse: et son influence s'étend ensuite indéfiniment.
Ce résultat, il est vrai, fut rendu possible par un ensemble de circonstances providentielles. Placé dans le milieu intellectuel très vivant des Universités et de l'Ordre dominicain, saint Thomas trouva dès l'abord un excellent maître (saint Albert le Grand) et un excellent auteur (Aristote); il puisa aussi par sa sainteté aux lumières surnaturelles, et il avoua avoir plus appris à l'école du Crucifix que dans les livres. Ces secours extérieurs permirent à son génie de s'épanouir pleinement; mais, selon la loi constante de la Providence, ils ne le dispensèrent pas d'agir: et ce fut par son labeur incessant qu'il créa le thomisme, rassemblant les matériaux, les organisant à la lumière d'un principe directeur, par un puissant effort intellectuel. De là le triple caractère de son oeuvre: caractère de conservation, de nouveauté, de progrès.
A) Conservation: les Matériaux.
§255). Loin de chercher à tout prix la nouveauté, saint Thomas apparaît au contraire très préoccupé de citer ses prédécesseurs, tellement que son rôle semble parfois se réduire à recueillir et à mieux organiser les doctrines des Pères et des Docteurs.
Il a en effet la volonté de conserver toutes les vérités acquises jusqu'à lui, et son information est très vaste: il s'aida de nombreuses collections patristiques ordonnées selon les matières, qui circulaient alors; lui-même les compléta, recherchant spécialement les traductions des auteurs grecs. Mais il n'est jamais un simple compilateur [°620], et même en ce travail préliminaire, il s'efforce, avec grande prudence et sagesse, de discerner, interpréter et hiérarchiser ses matériaux.
1) Il discerne: avec un esprit critique remarquable, il écarte toute une littérature d'apocryphes attribués à Aristote et aussi à saint Augustin; parfois même, il les restitue à leurs véritables auteurs. Sans avoir évidemment résolu tous les cas, il a obtenu des résultats uniques au Moyen Âge: rappelons ici que, grâce à la traduction d'un ouvrage de Proclus, «Elementatio theologiae», par Guillaume de Moerbeke, il retrouva l'auteur réel du «Liber de causis» [§232 et §250]. L'authenticité mieux connue lui permettait d'interpréter plus exactement les textes, parfois aussi, en théologie, de récuser une autorité alléguée contre lui. Surtout, il cherche les matériaux de choix et pour cela, il s'attarde chez quelques auteurs: en philosophie, c'est Aristote, complété par le néoplatonisme de Denys l'Aréopagite; en théologie, c'est la Sainte Bible et saint Augustin.
2) Il interprète: saint Thomas ne se met pas d'ordinaire au point de vue historique, sauf, nous l'avons vu, lorsqu'il discute avec les averroistes sur la vraie doctrine d'Aristote; mais dans ses oeuvres maîtresses, comme dans ses deux Sommes, il poursuit un but uniquement doctrinal. En citant et expliquant ses devanciers, il ne veut pas déterminer ce qu'a pensé tel auteur, mais mieux établir ce qu'est la vérité; c'est pourquoi, surtout lorsqu'il s'agit d'Aristote et de saint Augustin, il ne se met jamais en opposition directe avec eux, mais dans les passages difficiles et obscurs, il indique le sens acceptable à leur donner selon la vérité, et il les ramène ainsi à ses propres positions philosophiques: c'est ce qu'il appelle lui-même «exponere reverenter», alléguant pour justifier cette méthode en théologie le progrès du dogme qui oblige à employer des formules plus précises après l'apparition et la condamnation des hérésies [°621].
Le procédé s'explique aussi par les moeurs théologiques du temps qui ne permettaient pas de trouver l'erreur chez les anciens Pères; et il est le fruit de ce qu'on a appelé la «charité intellectuelle» de saint Thomas, toujours plein de respect pour ces grands génies du passé. Enfin, le saint Docteur y trouvait un moyen de montrer l'accord profond de sa doctrine avec la tradition, évitant ainsi de heurter trop violemment les opinions de ses contemporains. D'ailleurs, il sait réfuter et rejeter les parties inassimilables des auteurs qu'il cite ou qu'on lui objecte, comme on le voit surtout pour Averroès et Platon.
3) Il hiérarchise: dans la foule des opinions qu'il rencontre, il choisit en premier lieu les thèses pleinement évidentes, basées uniquement sur le bon sens et l'expérience commune, et qui, par suite, se présentent avec le caractère de l'infaillible vérité. Il les prend comme premières assises de sa philosophie, et il reconnaît que l'effort d'Aristote a été de s'en tenir là le plus possible: «Proprium ejus philosophiae, dit-il, fuit a manifestis non discedere». Mais quand il rencontre ensuite des explications proprement scientifiques, (au sens moderne), il se montre très réservé, très soucieux de dégager les doctrines fondamentales des données problématiques. Ainsi il n'incorpore pas, comme les averroïstes, la théorie des sphères célestes à sa métaphysique, et il déclare au contraire que «licet talibus suppositionibus factis, apparentia salvarentur, non tamen (dicendum) has suppositiones esse veras quia forte secundum aliquem modum, nondum ab hominibus apprehensum, apparentia circa stellas salvantur» [°622]. Il classe de même parmi les probabilités la théorie de l'animation des astres et déclare indifférent de les faire mouvoir par des Intelligences séparées ou directement par Dieu [°623]. Grâce à cette hiérarchie des opinions, la philosophie et la théologie thomistes gardent, même aujourd'hui, toute leur valeur.
B) Nouveauté: l'effort intellectuel.
§256). Ces matériaux deviennent, chez saint Thomas, un système vivant et autonome, non seulement parce qu'il ressuscite l'aristotélisme et le conduit à sa perfection métaphysique, mais surtout parce qu'il crée une théologie complète. Ce ne fut pas sans travail qu'il y réussit, et ses contemporains ont signalé comment la concentration de son attention sur les sujets spéculatifs lui faisait souvent perdre contact avec le monde extérieur.
L'esprit du thomisme est un sens métaphysique à la fois profond et modéré. C'est dans le domaine de la métaphysique que saint Thomas se meut le plus souvent et c'est là qu'il faut chercher le point de vue spécial de sa «vision du monde». Il juge d'ordinaire du point de vue de Dieu et des perfections pures; il considère les êtres en tant qu'êtres et cherche leurs plus profondes raisons. Mais, en même temps, il donne toujours aux plus hautes spéculations leur fondement expérimental. Par sa méthode inductive rigoureusement critique et progressive, il est péripatéticien; par les questions métaphysiques où il se plaît, il est aussi platonicien: il harmonise en lui, les deux tendances souvent opposées de l'esprit positif et de l'esprit idéaliste. Aussi est-il également analytique et synthétique.
a) Analytique. En distinguant les multiples aspects du réel, il base les diverses sciences sur les faits d'expérience convenables et il leur assigne à chacun sa méthode propre: définition et déduction a priori dans la métaphysique; introspection et faits de conscience très riches en psychologie; en morale, principes a priori réglant les devoirs, et circonstances concrètes commandant les applications; enfin, l'expérience externe prépondérante en physique. Ces précisions très nettes sur l'objet des sciences supposent une analyse approfondie des diverses nuances du réel; et elles se complètent par l'effort poursuivi en chaque science pour déduire les conclusions les plus spéciales.
b) Synthétique. Il ramène chaque détail analysé à quelques principes invariables qui constituent l'essentiel de sa métaphysique. Ce caractère d'unité synthétique s'impose à l'attention lorsqu'on compare le thomisme aux essais d'organisation tentés à côté de lui: faute de ce principe unificateur assez large, ces «Sommes» demeuraient incohérentes. Saint Thomas met l'ordre en ce chaos: plus de questions oiseuses ou inutiles, ni hors-d'oeuvres, ni répétitions: mais il introduit de nouveaux problèmes utiles ou nécessaires, il réduit les citations et raisonnements à l'essentiel de la question, donne à chaque point son développement proportionné et harmonise parfaitement les parties dans le tout. Son style même reflète les qualités du fond: clair, précis, sobre, adéquat à la pensée: saint Thomas est de beaucoup l'auteur le plus aisément lisible de son temps.
Si on le considère en lui-même, le caractère synthétique du thomisme révèle toute sa valeur. Il ne se présente pas comme dans certaines philosophies, à la façon d'une déduction mathématique, continue en ligne droite à partir d'un premier principe ou d'une idée première [°624], mais plutôt comme un déploiement en éventail à la façon de multiples rayons qui se rejoignent au même centre; ainsi est sauvegardée et pleinement interprétée la complexité du réel. Parfois, il est vrai, le raccord direct entre les conclusions plus éloignées n'est pas toujours visible, mais toutes les vérités de détail restent fortement rattachées au noyau central.
De là une synthèse rassemblant la totalité du savoir avec une cohésion parfaite, en des cadres très simples, donc très clairs, mais possédant une intransigeante originalité qui en fit aux yeux des augustiniens une vraie révolution.
C) Progrès: Principe directeur.
§257). Pour transformer si hardiment ses sources, saint Thomas se guide sur le principe du progrès, dont il a proposé la théorie et qu'on peut formuler ainsi:
La science humaine étant le bien commun de la raison, doit progresser par la collaboration des penseurs de tous les temps, en ne relevant pourtant que de l'évidence et (s'il daigne nous parler par révélation) de Dieu.
De là, la lenteur des progrès en matière scientifique et la possibilité d'en accomplir toujours de nouveaux: «Paulatim, dit-il, humana ingenia processisse videntur ad investigandam rerum originem». Ce qu'un seul homme, dit-il encore, peut apporter par son génie, est peu de chose, en comparaison de l'ensemble de la science; s'il s'est fait quelque chose de grand, c'est par le travail de tous [°625]. Aussi refuse-t-il de considérer Aristote comme un idéal que l'on ne pourra jamais dépasser.
De là aussi son respect et sa reconnaissance pour tous les hommes du passé. À un point de vue ils peuvent tous nous aider, et même leurs erreurs nous serviront à mieux voir. - Mais, d'autre part, ce même principe explique sa pleine indépendance vis-à-vis de toute autorité humaine, qui est en philosophie, mise au dernier rang: «Locus ab auctoritate quae fundatur super ratione humana est infirmissimus», dit-il [°626], de sorte que l'avis d'un philosophe ne vaut que par l'évidence ou par la force des raisons qui le motivent.
De là enfin sa confiance à penser et à expliquer sa Foi par sa philosophie, sachant qu'au contact d'une vérité plus haute, la raison naturelle trouverait, et l'approbation de ses pleines évidences, comme la conception de Dieu, Acte pur; - et la préservation de graves erreurs, comme celle du panthéisme; - et l'éclaircissement de ses doutes et de ses ignorances, comme dans la thèse de la création ou de la survie de notre âme; - et la confirmation de ses probabilités, comme pour l'hypothèse des formes pures d'Aristote, identifiées aux anges de la Bible.
Ainsi le thomisme, en s'efforçant de s'incorporer toutes les richesses doctrinales recueillies par les écoles du Moyen Âge, dans ce vaste travail d'assimilation de la pensée antique à la lumière et sous la sauvegarde de la Foi catholique, n'est pas seulement une oeuvre personnelle exceptionnelle qui témoigne de la puissance du génie philosophique de saint Thomas: c'est aussi la synthèse la plus parfaite de toute l'époque scolastique, et il en a le triple caractère: recommencement et progrès, plutôt qu'invention, destiné avant tout aux écoles, et tout illuminé par la Foi. En ce sens l'oeuvre de saint Thomas mérite le nom d'une «Révolution féconde».
§258). Saint Thomas est franchement péripatéticien: en philosophie surtout il n'a pas voulu inventer, mais ressusciter Aristote. Aussi pourrait-on reprendre le principe fondamental exposé plus haut [§69-70] et on n'en trouve pas dans saint Thomas une formule différente; mais ce qui est ici mis en relief, c'est son caractère impersonnel et purement objectif. Pour les autres philosophes, le principe fondamental s'explique en grande partie par des circonstances historiques: éducation, événement dans la vie de l'auteur, opposition ou dépendance vis-à-vis de systèmes régnants. Aristote lui-même ne fait pas exception: il apparaît comme dépendant des systèmes de l'ancienne Grèce dont il est d'ailleurs l'expression la plus métaphysique, mais en restant néanmoins comme eux, pour l'essentiel, un physicien; aussi dans son principe fondamental, c'est l'acte et la puissance qu'il met en relief.
Saint Thomas au contraire, se place uniquement au point de vue de la vérité qu'il veut saisir et expliciter le plus pleinement possible: il cherche le principe qui fonde la philosophie en soi, d'une façon absolue, afin d'y trouver la base inébranlable de la théologie catholique. L'ayant trouvé chez Aristote, il se l'approprie [°627], mais le plus souvent, il l'expose indépendamment de toute considération historique, comme étant simplement la vérité naturelle. Ce caractère du principe thomiste ressortira mieux en indiquant brièvement sa formule et sa place en philosophie.
A) La formule.
Le principe «d'universelle intelligibilité» peut se formuler ainsi:
«Tout EST INTELLIGIBLE PAR L'ÊTRE»; «Quidquid esse potest, intelligi potest» [°628]. Toute science est, en effet, un effort intellectuel à propos d'un objet dont on sait qu'il est (question an sit?) pour comprendre plus pleinement sa manière d'être (question quid sit?)
Mais à cette formule très générale, le bon sens impose immédiatement quatre précisions importantes, dont la nécessité se constate d'elle-même.
1) L'être exprime avant tout une nature réelle, indépendante de notre connaissance et par suite extérieure à notre pensée; tout en restant d'ailleurs en notre propre possession, de la façon la plus intime, grâce à la «saisie assimilatrice» de notre intelligence (ce que la psychologie appellera «l'identification intentionnelle» de l'objet connu et du connaissant en acte). Cette réalité de l'être est admise par saint Thomas sans aucune hésitation, parce qu'elle se révèle comme une première évidence, un fait de bon sens. Ainsi est précisé «ce qui est» intelligible: l'objet de la philosophie est le réel.
2. L'être est de soi une perfection n'exigeant aucune limite, et donc réalisable pleinement à l'infini, c'est-à-dire l'être est de soi acte. Saint Thomas approfondit remarquablement cette notion de l'infini, le distinguant très nettement de l'infini matériel, «infini» d'indétermination au sens platonicien, par opposition auquel le fini devient perfection. De soi au contraire, parce qu'il est négation de limite et que la limite n'est que négation d'être, l'infini apparaît comme la plénitude de réalisation de l'être: ainsi l'ordre de l'être se révèle comme un ordre privilégié, source intarissable d'actualité, où toute réalité puise sa perfection: «esse est actualitas omnium rerum» [°629].
3. Aussi, l'être est-il une «nature» (aliqua «ratio») si universelle qu'il contient toutes les réalités, malgré leur multitude et leur diversité parfois absolue, implicitement sans doute, mais de sorte qu'aucune différence n'est ajoutée du dehors pour l'expliciter en l'enrichissant: en d'autres termes, l'être est exprimé par une idée analogue. Saint Thomas note souvent cette précision en montrant que l'être n'est pas un genre, parce qu'il dépasse tous les modes d'être essentiels absolus et délimités, de sorte qu'il appartient à l'ordre «transcendantal», et peut avoir des inférieurs doués de natures purement et simplement diverses, sans que le raisonnement où il intervient souffre du sophisme d'équivoque.
4. Cependant, l'être est aussi une «nature» abstraite, que nous trouvons d'abord réalisée avec limite dans les objets concrets, changeants et multiples (bien que de soi il n'implique pas limite), c'est-à-dire, l'être est aussi un composé de puissance et d'acte.
Ce dernier point précise en quel sens l'être est, pour saint Thomas, le premier connu, la lumière qui rend tout le reste intelligible. Ce n'est pas la notion mise à part et très purement devant le regard immatériel de l'âme. Au début au contraire, cette perfection de soi infinie reste comme engagée dans l'objet concret d'expérience sensible (ens concretum quidditati sensibili [°630]) car la nécessité d'abstraire, propre à l'intelligence humaine en tant qu'humaine, l'oblige à ne voir jamais la perfection absolue, si ce n'est en des participations relatives où elle ne se reflète que partiellement. Si donc l'objet formel adéquat de notre intelligence, celui qui épuise sen amplitude, est l'être comme tel, son objet formel propre, celui qui lui est proportionné, qu'elle atteint d'abord et en fonction duquel elle voit le reste, c'est l'être «essence des choses sensibles».
Nous rejoignons ainsi la formule définitive du principe fondamental qui, nous l'avons dit, unifie aussi bien le thomisme que l'aristotélisme:
TOUT EST INTELLIGIBLE PAR L'ÊTRE, idée analogue, se réalisant dans l'acte et la puissance.
B) Place du «Principe» en Philosophie.
§259). Le thomisme semble se présenter comme un système fermé, où toutes les parties s'enlacent puissamment sans qu'on aperçoive d'abord la porte d'entrée. Cette «entrée» est sans nul doute le principe d'universelle intelligibilité que nous venons d'exposer; mais est-il une thèse de critériologie, de logique, de psychologie, de philosophie naturelle ou de métaphysique? - Il semble tenir à la fois de toutes ces sciences.
1) Il commence en effet par une affirmation de critériologie: le thomisme est une philosophie RÉALISTE, qui tient pour possible la concordance ou «l'adéquation» parfaite du jugement vrai, même scientifique, universel et nécessaire, avec l'objet extérieur (chose en soi) vraiment connu tel qu'il est. Ce n'est pas d'ailleurs un réalisme «naïf» ou exagéré, ni même «dogmatique». Saint Thomas, après Aristote, reconnaît que l'attitude initiale de la pensée philosophique est le «doute»; bien plus, s'il s'agit de la philosophie première qui doit examiner les toutes premières bases de la spéculation, ce sera une sorte de doute critique universel, et une réfutation par l'absurde du scepticisme universel [°631].
La position thomiste n'est autre que celle du réalisme modéré ou conceptualisme mitigé, position très nuancée, défendue déjà par Aristote, retrouvée par la scolastique des siècles précédents, et qui devient une des citadelles du thomisme.
Il faut reconnaître cependant que le point de vue critique reste secondaire pour saint Thomas: le plus souvent, il se contente d'affirmer son réalisme comme une vérité de bon sens; et pour justifier les restrictions qu'il admet, et résoudre les difficultés qu'on lui oppose, sa méthode est de poursuivre la construction de la philosophie en montrant l'accord constant de ses conclusions avec les faits d'expérience.
2) Le point de vue psychologique de l'abstraction, très connexe avec la solution critique du problème des universaux, a déjà plus d'importance, surtout si l'on insiste sur le rôle de l'intelligence, sa primauté reconnue sur la volonté, son double objet, l'un caractérisant l'intelligence comme telle (l'être), l'autre, spécifiant l'intelligence en tant qu'humaine (l'essence abstraite du sensible). Le thomisme apparaît alors comme un INTELLECTUALISME d'une essence très spéciale parmi tous les autres systèmes, et l'on peut non sans raison, choisir ce centre de perspective pour caractériser la plupart des thèses de saint Thomas [°632].
Il faut reconnaître que l'énergie avec laquelle saint Thomas défend la valeur propre de notre intelligence, maintenant son indépendance de la foi en philosophie, expliquant son mécanisme naturel complet: son rôle spécificateur dans l'action volontaire, son ascension progressive, poussée par une sorte de «désir» naturel de voir l'essence même du premier être, Dieu, toutes ces ramifications de son intellectualisme lui donnent une grande place dans le système.
Néanmoins, ce n'est là encore qu'une partie dans le tout, une application spéciale d'un principe plus universel: car lorsque saint Thomas cherche ce principe dominateur, qui unifiera tout sans exception, il laisse le point de vue subjectif de l'intelligence «preneuse» d'être, pour considérer au point de vue purement objectif l'être lui-même dans sa nature intrinsèque.
3) Le plus souvent cependant, il n'atteint pas ce dernier point de vue directement, et il passe par l'aspect logique de son principe: sans doute espérait-il par là se faire mieux comprendre de ses contemporains, toujours avides des précisions parfois subtiles de la logique. Sur ce terrain, il a remarquablement complété la position d'Aristote en précisant la valeur analogique de l'idée d'être: et l'on pourrait très justement appeler toute sa doctrine, la «Philosophie de l'ANALOGIE». Très souvent, il a rappelé sa position intermédiaire, excluant à la fois l'attribution univoque qui ferait de l'être une essence absolue bien délimitée et détruirait sa transcendance, et l'attribution équivoque, qui ferait de l'être un pur nom commun, sans signification commune au sens propre: c'est ce qu'on a appelé l'analogie de proportionnalité propre [°633] dont l'exposé détaillé est une des parties les plus originales du thomisme.
§260). 4) Mais cette théorie prend tout son sens, lorsqu'on remarque qu'elle s'applique également à toute perfection pure, et spécialement à Dieu; et cette constatation nous indique la vraie place du principe fondamental du thomisme en philosophie: c'est avant tout une thèse de métaphysique. Le thomisme en effet est proprement la PHILOSOPHIE de l'ÊTRE [°634].
Si l'être est le premier intelligible, contenant en soi toutes les autres «natures» (rationes intelligibiles), il y a un certain nombre de ces explicitations qui ont le privilège de l'égaler en amplitude. C'est pourquoi elles jaillissent comme d'elles-mêmes au contact de ces expériences très simples, qui ont déjà suscité l'idée de «quelque chose», c'est-à-dire d'une chose intelligible et souvent convenable et bonne. Ces notions et perfections, elles aussi transcendantales, d'unité, vérité, bonté s'identifient en réalité avec «ce qui est», bien qu'elles enrichissent pour nous la connaissance explicite de l'être. C'est pourquoi elles jouissent des mêmes privilèges de l'analogie et de l'«intelligibilité spontanée» ou évidence immédiate. Aussi, en les comparant entre elles, naissent d'elles-mêmes d'autres formules qui reprennent sous un autre aspect le principe d'universelle d'intelligibilité. Deux exemples: le principe de raison suffisante, affirmant que tout est, ou par soi, ou par un autre, doué de vérité et explicable en droit: «tout a sa raison d'être»; - et pour l'action, le principe de finalité, affirmant que toute tendance active s'explique par le bien qui en est le but: «tout agent agit pour une fin».
C'est en cet endroit que saint Thomas, interprétant à la lumière de ces premiers principes le changement et la multiplicité des êtres constatés par l'expérience, retrouve la clef de voûte de l'aristotélisme: l'acte et la puissance, et son application la plus importante en philosophie naturelle, la théorie des quatre causes. En effet, toute la philosophie de la nature de saint Thomas, comme celle d'Aristote, n'est qu'une application détaillée de ces formules dérivées, plus directement utilisables. Mais le philosophe païen mettait principalement en lumière l'aspect physique, où l'être est surtout un composé de puissance et d'acte, ne parlant guère de Dieu que comme de l'Acte pur et premier Moteur de l'univers sensible. Le philosophe chrétien met l'accent sur l'aspect métaphysique, où l'être est avant tout une «perfection pure», ne considérant guère les choses sensibles en elles-mêmes (en dehors de l'homme), mais à un point de vue en quelque sorte transcendantal. En effet, préoccupé de chercher dans les créatures un moyen de connaître Dieu et d'expliquer les mystères divins, saint Thomas fait ressortir partout l'aspect de perfection pure: vie, connaissance, liberté, amour, etc., et il y montre chaque fois une nouvelle réalisation des propriétés de l'être analogue.
C'est en ce sens où s'affirme une très riche ontologie, que pour saint Thomas, tout est intelligible par l'être et que les multiples sciences destinées à expliquer les multiples réalités, ne font qu'expliciter des «raisons d'être». - Ainsi, en reprenant le principe d'Aristote, le principe thomiste reste original, et le dépasse incontestablement par sa force métaphysique, comme on le verra mieux encore dans les applications.
§261). En droit, le principe d'universelle intelligibilité ne laisse rien en dehors de son ressort: non seulement, au point de vue subjectif, il embrasse toutes les connaissances possibles à l'homme, mais au point de vue objectif, il semble capable d'éclairer toutes les réalités.
En fait, comme on peut le conclure des précisions données, les applications ne peuvent atteindre une telle universalité: aussi dans le thomisme, qui par nature tend à être la «science universelle», il y a seulement un noyau central proprement «scientifique» (au sens scolastique), dont l'étendue, toujours capable de progrès, est provisoirement complétée par des connaissances probables: c'est ce que montrent les quatre étapes par lesquelles, selon saint Thomas, se constitue le savoir humain.
§262). Au point de départ de sa vie intellectuelle, l'homme possède une triple source de connaissance immédiate, dont la vérité ne se prouve pas, mais se constate, et qu'on peut en ce sens appeler une triple intuition:
a) L'intuition sensible [°635] donne les objets concrets, très riches en précisions et très pauvres en extension: elle fournit les faits d'expérience, et elle a le privilège d'être une intuition au sens strict, c'est-à-dire d'atteindre immédiatement l'objet extérieur, en tant qu'existant réellement en dehors de notre connaissance [°636]. Par contre, elle reste sous le contrôle de notre intelligence, car elle n'a pas au sens propre la vérité qui exige le jugement; mais dans le domaine restreint de son objet formel propre, tout étant normal, elle est infaillible, en ce sens qu'elle exprime l'objet concret tel qu'il est.
b) L'intuition intellectuelle donne l'être, notion très pauvre en précision, mais infinie en extension. On peut appeler cette constatation de l'être, une «intuition» (au sens large), pour signifier non seulement qu'elle est immédiatement évidente, mais aussi que, selon saint Thomas, elle se concrétise spontanément dans le même objet que celui de l'intuition sensible, et que cette identification est acceptée comme valable. Ainsi, par ses premières réflexions, l'intelligence ne se porte pas vers le moi pensant, pour passer ensuite de la conscience à l'extérieur: mais au contraire, elle se place d'emblée au sein du monde extérieur, pour revenir ensuite sur soi-même dans l'acte réflexe de la conscience.
Cette réflexion elle-même, selon saint Thomas, constitue une vraie intuition intellectuelle du moi pensant, non pas pour en connaître l'essence [°637], mais son existence seulement, s'il s'agit de l'âme unie au corps [°638]. L'âme, il est vrai, doit toujours passer par les sens pour ses activités intellectuelles, mais en même temps, d'une façon indirecte, elle peut se saisir immédiatement dans son acte de pensée, comme une réalité actuelle et vivante.
c) Enfin, l'intuition du bon sens donne les premiers principes qui, en déployant les richesses transcendantales de l'être (comme nous l'avons dit) [§259-260] fournit la lumière intellectuelle nécessaire pour interpréter scientifiquement les faits d'expérience. Saint Thomas en indique avec une grande précision le caractère, moitié intuitif et inné, moitié abstractif et acquis. Il les considère comme des principes actifs ou vertus intellectuelles qui sont comme en germe dans les dispositions naturelles de la raison, de sorte qu'ils s'épanouissent également en tout homme au premier contact de l'expérience. C'est pourquoi, en ce domaine tout premier, la raison agit plutôt comme «intelligence», par un regard direct qui saisit l'évidence immédiate du jugement et qui adhère avec une certitude dont aucune démonstration ne pourrait augmenter la valeur ni la stabilité. C'est pour signifier ce mode spécial d'intellection qu'on peut parler ici d'intuition.
Saint Thomas enfin distingue une double manifestation de cette intuition, qu'on peut appeler le bon sens spéculatif (habitus primorum principiorum), point de départ des sciences spéculatives et le bon sens pratique (synderesis), point de départ de la morale [°639].
§263). Le progrès de l'esprit vers la vérité se fait par le raisonnement, procédé naturel de la «raison» ou intelligence discursive. Il consiste dans le passage du connu à l'inconnu en comparant entre elles les vérités préalablement acquises.
Tout d'abord, les principes universels qui, en vertu de l'analogie de l'être, font connaître tout sans exception, mais implicitement, vont s'expliciter au contact des objets concrets. Cette interprétation intellectuelle de l'expérience sensible s'appelle l'induction; elle a pour but de préciser le degré d'être ou la «nature» (essentia) des êtres concrets et son idéal est d'établir une définition au sens strict, indiquant le genre prochain et la différence spécifique.
De là le rôle très important de l'induction en thomisme. La présentation littéraire, surtout dans la Somme, ne doit pas faire illusion: selon le goût du temps et le but synthétique de l'auteur, la doctrine est d'ordinaire exposée sous forme de syllogisme; mais souvent, par exemple dans le traité des passions, des actes humains, des vertus morales en particulier, le raisonnement n'est nullement a priori et constitue une réelle induction.
Saint Thomas d'ailleurs distingue avec Aristote une double induction [§72]: l'une au sens large, lorsqu'il s'agit d'établir les notions générales de la métaphysique, ou les définitions les plus universelles, comme celles des perfections pures. Elle revient à une abstraction plus précise, n'exige que des faits peu nombreux et très simples, et ainsi se prête mieux à la forme syllogistique. L'autre induction, au sens strict, sert lorsqu'il s'agit d'établir la définition de natures plus précises, par exemple celles de la pierre, du cheval. Elle constitue un raisonnement proprement dit, soumis à des règles spéciales, elle exige des faits d'expérience détaillés, précis et nombreux, et ainsi serait plus difficilement proposée en syllogisme.
Saint Thomas connaît et apprécie cette forme plus stricte, mais il ne l'emploie guère qu'après Aristote, en commentant les livres de sciences physiques du philosophe grec: il a laissé aux modernes l'honneur de compléter le péripatétisme sur ce point. Au contraire dans son effort pour élargir la base métaphysique de sa philosophie, (comme nous l'avons dit), il emploie fréquemment la première forme d'induction: et c'était tout à son avantage, car ici, le point de vue très universel et la simplicité des faits absolument indubitables, rendaient possible la pleine évidence et la conquête d'infaillibles vérités.
Ce procédé était en parfaite harmonie avec son principe fondamental, car étant donné ce point de départ très général, on ne peut établir d'abord que des définitions génériques (comme celles de substance et d'accident, puis de corps, d'animalité, etc.) et il est nécessaire d'avancer peu à peu par des expériences détaillées, vers la définition des espèces ultimes, dont la connaissance parfaite constitue en droit [°640] les diverses parties de la philosophie naturelle.
Troisième étape: la Déduction.
§264). La science au sens strict, telle que la comprend toujours saint Thomas, ne peut jamais être constituée par une pure induction. En effet, la science est la «connaissance intellectuelle parfaite d'une essence déterminée» dont elle détaille toutes les propriétés en les expliquant pleinement par leurs raisons d'être propres et intrinsèques. Elle est donc nécessairement le fruit du syllogisme démonstratif: «Syllogismus faciens scire». Elle est ainsi constituée par une série de déductions dont le premier moyen terme, comme l'enseigne Aristote [§73], est nécessairement la définition même de la nature ou essence spéciale qui fait l'objet de la science, et qui a été préalablement établie par une induction évidente. Cette définition qui éclaire et unifie toutes les conclusions suivantes est l'objet formel, qui spécifie chaque science et la distingue des autres.
À noter que ces deuxième et troisième étapes ne sont que l'application de la logique d'Aristote que saint Thomas reprend à son compte et juge assez parfaite pour ne la modifier en rien.
Quatrième étape: la Systématisation.
§265). Ainsi, par une multitude de sciences hiérarchisées qui, en droit, ne doivent laisser échapper aucun aspect essentiel de l'expérience, nous poursuivons la connaissance totale du réel. Mais cet idéal est pour nous irréalisable en deux points, parce que dans les réalisations de l'être, les deux degrés extrêmes, Dieu et l'individu, restent impénétrables à notre raison.
a) Dieu d'abord, à cause de son excès de perfection et de notre obligation de le contempler dans le miroir des créatures, ne se révèle jamais à notre raison naturelle, dans son essence intime. Nous ne pouvons «définir» son degré d'être absolu ou «spécifique», mais seulement le caractériser en accumulant les négations: «Scire de Deo non possumus quid sit, sed quid non sit» [°641]. Cependant cette première lacune, outre la Foi et le Ciel qui la combleront surabondamment, trouve un remède scientifique dans la spéculation analogique de la théodicée, qui, sans être une science spéciale, est une partie essentielle, la plus noble et la mieux déduite, d'une vraie science, la métaphysique.
b) L'individu, à l'opposé, reste impénétrable par son excès d'imperfection: il est en effet constitué dans son caractère propre d'individualité au sens strict (c'est-à-dire dans les natures sensibles multipliables numériquement), par un principe de puissance pure: la matière première. Aussi, notre intelligence, obligée de recevoir l'impression de l'objet pour connaître, abstrait-elle nécessairement tout aspect d'individualité, de sorte qu'il ne peut y avoir de science du singulier matériel: «Non est scientia nisi universalium». À cette impuissance radicale, il faut ajouter qu'un grand nombre de degrés d'être, connaissables scientifiquement en droit, restent encore inexplorés par la raison, de sorte que, dans le domaine de la philosophie naturelle ou physique, le noyau lumineux de la science se réduit à peu près aux quelques thèses de la cosmologie.
Il y a cependant des remèdes à cette lacune. D'abord, il y a l'intuition sensible qui compense l'impuissance intellectuelle et complète admirablement la science abstraite en atteignant l'individuel comme tel; mais son rayon d'action, même agrandi par la mémoire et l'érudition, reste fort restreint. C'est pour remédier à cette étroitesse de l'information sensible, et remplacer les sciences non encore construites, que la raison forme un ensemble d'opinions probables, appelé «système». L'opinion en effet, selon saint Thomas, n'est pas l'équivalent d'ignorance, ni de doute. C'est une affirmation positive, douée de vraisemblance, c'est-à-dire de vérité approchée et, par conséquent, riche d'une certaine connaissance, parce qu'elle est basée sur des inductions concordantes, bien que non pleinement évidentes, et confirmée par des raisons a priori et des analogies.
Ainsi, ce travail de systématisation, en complétant les déductions scientifiques, permet de se faire une idée d'ensemble du réel, en partie définitive, quant aux conclusions évidentes (science), en partie approximative et provisoire, quant aux conclusions vraisemblables (opinions): et cette continuité dans les explications, comme l'impression d'unité et d'harmonie qui en découle, augmente encore la probabilité des thèses systématiques.
Saint Thomas a incorporé dans sa philosophie tout un ensemble de théories de ce genre, principalement en matière astronomique, chimique et physique (au sens moderne); parfois même, il les expose avec des expressions telles que «manifestum est», «patet», qu'il ne faut pas prendre à la lettre: parfois aussi, il reconnaît leur pure probabilité [°642]; le plus souvent, il les cite comme des exemples admis de tous, destinés à faire saisir des vérités plus profondes et plus certaines. Toute cette partie systématique, qui d'ailleurs n'était pas l'oeuvre propre du saint Docteur, mais d'Aristote, était évidemment réformable, et est devenue caduque: elle doit être remplacée par les progrès des sciences modernes.
Il reste que, dans le développement ainsi compris de la philosophie, tout effort intellectuel a sa place légitime, de sorte que toute vraie science peut devenir une ramification du thomisme. Ainsi saint Thomas mérite le titre de «Docteur commun».
§266). La rigueur avec laquelle saint Thomas conserve son point de vue universel et en poursuit fermement l'application jusqu'aux dernières conclusions, scientifiques ou probables, donne au thomisme une parfaite unité: toute sa doctrine se développe en projetant les mêmes principes de métaphysique générale sur les divers objets de spéculation.
Cette unité fait aussi son originalité, par laquelle il s'oppose aux autres philosophies. Celles-ci, tout en s'accordant avec lui dans leurs évidences fondamentales, les unifient à un point de vue plus restreint; c'est pourquoi, en se développant, elles s'éloignent de plus en plus du thomisme et l'opposition éclate dans leur systématisation. Il convient donc d'insister avant tout sur la partie fondamentale et métaphysique; mais il faut aussi noter qu'en adoptant plus fidèlement le point de vue de la doctrine, on aura plus de chance de poursuivre plus loin la déduction avec évidence démonstrative.
D'ailleurs, la construction parfaite de la philosophie, science universelle, telle que la définit le paragraphe précédent, ne peut être achevée par un seul penseur et elle exige la collaboration des siècles. Saint Thomas lui-même n'a voulu qu'apporter sa pierre à l'oeuvre déjà bien commencée par Aristote; son grand mérite a été de discerner la partie solide, proprement scientifique de ce vaste système, et de la mettre en pleine valeur. Aussi les applications plus particulières où la philosophie lui est redevable d'un réel progrès, sont, ou d'ordre métaphysique (étude de Dieu et des Anges), ou d'ordre psychologique et moral (étude de la nature et de l'action humaine).
Saint Thomas choisit cette direction comme la plus convenable à son but essentiellement théologique: car il ne nous a pas directement présenté une synthèse de sa philosophie, comme il a écrit une «Somme théologique»; aussi est-il possible de reconstituer cette synthèse à différents points de vue. Même en mettant à la base le principe fondamental dans le sens métaphysique exposé plus haut, ce qui est certainement l'esprit du thomisme, on peut encore conduire les applications par un double chemin.
Premier chemin. On pourrait insister sur le rôle de l'induction, selon la méthode d'invention: on montrerait la naissance harmonieuse des diverses thèses au contact successif de l'expérience, progressant à la façon des sciences expérimentales; et ceci conviendrait au thomisme moderne, soucieux de s'adapter à la mentalité de son temps.
Deuxième chemin. On pourrait insister sur le rôle de la déduction, et la méthode d'exposition scolastique, en montrant le déroulement logique des conclusions à partir des applications les plus métaphysiques en Dieu. On peut dire que saint Thomas, étant donné la vue synthétique éminente qu'il possédait de ses principes et de leurs conclusions (et la tendance générale de son temps, comme la sienne propre, de préférer la déduction), aurait choisi ce dernier ordre, sans négliger d'ailleurs de recourir à l'expérience et à l'ordre inductif, pour déterminer les degrés dans l'échelle des êtres en philosophie naturelle.
Il nous reste à indiquer à ce point de vue, les charpentes essentielles de la construction thomiste, en insistant sur trois points: la métaphysique, la physique ou philosophie naturelle et la morale, où l'influence historique de saint Thomas fut particulièrement remarquable.
A) Métaphysique.
§267) Dieu. Dans l'ordre synthétique (après avoir établi le principe fondamental), la première réalité à expliquer, c'est Dieu, parce qu'il réalise pleinement l'être, et est Source à la fois réalisatrice et explicative de tous les autres êtres.
Sur notre manière de connaître l'existence et la nature de Dieu, saint Thomas tient une position intermédiaire entre l'excès mystique des augustiniens, exagérant le rôle de l'intuition, et le défaut physicien et agnostique des averroïstes et de Maïmonide, reléguant Dieu dans l'ordre des causes purement motrices ou absolument inconnues. En effet:
a) parce que la lumière de l'être nous est donnée en premier lieu pour connaître les «essences sensibles», Dieu, dans l'ordre naturel, est connaissable seulement à posteriori, dans le miroir des créatures;
b) mais parce que le principe de raison d'être exige pour les perfections participées de l'univers, une cause parfaite, en soi pleinement intelligible, Dieu est connaissable par des idées qui, en signifiant d'une certaine façon sa «substance», gardent leur signification propre, malgré la diversité des proportions selon lesquelles elles se réalisent en Dieu et dans les créatures (analogie de proportionnalité propre).
Ces idées sont celles des transcendantaux et des perfections pures qui constituent autant d'attributs divins et se synthétisent parfaitement dans l'«Ipsum Esse Subsistens» qui est, dit saint Thomas, «nomen propriissime Deo conveniens» [°643]. Cette «quasi-définition» de Dieu est ainsi le sommet lumineux de la philosophie de l'Être.
Par rapport aux créatures, Dieu «défini» par l'Existence pure, est donc la Cause Propre et parfaite de l'être comme tel: c'est le point de vue platonicien de la participation que saint Thomas s'assimile ici avec la rigueur scientifique d'Aristote. Car il déduit les divers aspects de cette causalité universelle: création ex nihilo, conservation ou production stable de la durée des êtres; et motion transcendante, qui ne ressemble en rien à celle du premier Moteur d'Averroès, mais reprend le point de vue métaphysique de saint Augustin, parce que cette impulsion créatrice maintient l'activité de chacun et sauvegarde spécialement la liberté de nos vouloirs [°644].
Enfin, cette notion de Dieu, Cause de l'être, permet de le concevoir, non plus seulement comme se connaissant et s'aimant soi-même, mais dans son omniscience créatrice (théorie des diverses sciences et des multiples Idées en Dieu) et dans son amour dominateur, créant et gouvernant tout pour sa gloire (théorie de la Liberté divine, de la Providence et de la Prédestination).
La Créature. - Après Dieu, qui est la pure réalisation de l'être comme tel, vient, dans l'ordre synthétique, la définition la plus générique, et qui est encore d'ordre métaphysique: celle de l'être contingent ou de la créature. Saint Thomas la formule ainsi: «Toute créature est une substance composée d'essence et d'existence, comme de deux éléments réellement distincts, quoique inséparables, et ordonnés entre eux comme l'acte à la puissance».
D'une part en effet, la limite révélée par la multiplicité, et essentielle à tout être distinct de l'unique Acte pur, exige en toute créature, que l'acte soit mélangé de puissance. - D'autre part, la perfection des natures (soit dans les diverses essences sensibles douées chacune d'un degré d'être positif spécial, soit surtout dans les purs esprits, exempts des imperfections de l'extension et de la localisation) exige que ces essences soient encore acte et non pas puissance pure ou matière.
Il faut donc, pour interpréter pleinement en les conciliant ces deux aspects de l'expérience, concevoir une essence qui, à un point de vue, joue le rôle d'acte, parce qu'elle donne à l'être sa nature spécifique; et à un autre point de vue, joue le rôle de puissance, parce qu'elle est limitée à un ordre donné, de sorte qu'en recevant la perfection de soi illimitée et unique de l'existence, elle puisse la resserrer à sa propre mesure et rendre possible sa multiplication [°645].
De cette définition de l'être contingent découle comme une propriété nécessaire requise par son activité, la nouvelle distinction réelle entre substance et accidents. Dieu seul, en effet, parce qu'être infini, peut agir par son essence même: tout être fini doit se servir de principes actifs, réellement distincts de sa substance (facultés ou puissances) et qui d'ailleurs en manifestent la perfection. Ces rapports d'acte à puissance et aussi d'effet à cause, que saint Thomas, en application du principe de raison d'être, établit entre substance et accidents, lui fournissent le principe immédiatement utilisable pour déterminer en philosophie naturelle les divers degrés d'être: «Agere sequitur esse».
B) Physique.
§268). La troisième définition la plus générique du thomisme est celle du corps en général, objet de la physique, ou philosophie naturelle: Le corps est le composé substantiel de matière première et de forme substantielle, ces deux éléments étant eux aussi réellement distincts et dans le rapport de puissance à acte.
Une double série de propriétés accidentelles manifeste l'essence corporelle: a) les propriétés quantitatives: l'extension, le nombre et les accidents qui en découlent: le lieu, le temps, la situation et l'habillement; b) les qualités, puissances opératives, formes, qualités sensibles, couleur, chaleur, etc., et les changements correspondants à ces propriétés accidentelles, mais de telle sorte qu'ils entraînent parfois la transformation des substances elles-mêmes (génération et corruption): c'est pour rendre intelligibles ces propriétés et ces changements profonds, qu'il faut reconnaître un principe d'ordre substantiel, purement potentiel, sans nulle détermination, et incapable d'exister sans la forme: la matière première. Celle-ci est ainsi le propre des corps, indissolublement unie à la quantité et absente de droit des esprits purs.
D'autre part, la variété des opérations révèle la hiérarchie des espèces physiques: le mouvement immanent caractérise la vie, et l'âme végétative; l'activité de connaissance où le vivant commence à s'immatérialiser en s'assimilant «l'autre en tant qu'autre», exige dans l'animal une âme plus parfaite; l'activité abstractive qui, pour saisir l'objet sous l'aspect universel, doit être intrinsèquement libre de toute matière, requiert dans l'homme une nature spirituelle. C'est à cet endroit de la «physique» que saint Thomas étudie spécialement le composé corporel, définissant l'homme «un composé substantiel de matière première et d'âme raisonnable, spirituelle et subsistante».
Mais la thèse thomiste fondamentale en philosophie naturelle, à la fois très hardie et très simple, est celle de l'unité des formes substantielles et de leur individuation par la matière. Tout être corporel, y compris l'homme, est constitué par une seule forme substantielle, unie par nature et directement à la matière première; et la preuve fondamentale tient en ce que la raison d'être de l'unité substantielle constatée par l'expérience ne peut être que l'unité de l'élément actuel de la substance (forme).
Cette théorie était si nouvelle que saint Thomas dut la défendre de multiples façons. Aussi développe-t-il la démonstration en proposant une triple série de considérations:
a) Considérations métaphysiques: il met l'unité de forme en relation avec l'unité transcendantale de l'être: «Nihil est simpliciter unum, dit-il, nisi per formam unam, per quam res habet esse», - De même, puisque la forme substantielle comble l'imperfection primordiale de la matière, de sorte que l'union des deux constitue l'essence, toute forme survenant ensuite est nécessairement accidentelle, parce qu'elle actue un être qui possède déjà son unité substantielle.
b) Considérations physiques: la pluralité des formes rendrait impossible le changement substantiel, parce que le fond de l'être constitué par la forme de corporéité, ne serait pas modifié par la corruption des autres formes.
c) Considérations psychologiques: l'unité de la forme explique la solidarité des fonctions vitales dans l'homme, car des formes indépendantes ne se gêneraient pas dans leurs actions; de plus cette unité explique l'identité de l'homme vivant et de l'homme ressuscité.
Quant au comment de la question, saint Thomas l'explique par une double théorie:
a) celle de la hiérarchie des formes, selon laquelle un principe plus parfait contient en soi les vertus actives du moins parfait, en concédant d'ailleurs que la raison d'être immédiate et proportionnée de la diversité des opérations, se trouve dans ces diverses «vertus» ou facultés, conçues comme des accidents propres, découlant de l'âme unique;
b) celle de la succession des formes, selon laquelle la matière est d'abord actuée par une forme inférieure transitoire qui, lorsque sont apparues les dispositions ultimes, cède la place à la forme supérieure qui la contient virtuellement, et enfin, chez l'homme, à la seule âme intellectuelle créée immédiatement par Dieu, comme l'exige sa spiritualité.
Cette thèse se complète enfin par celle du principe d'individuation. Si en effet, la puissance seule limite et multiplie, on ne peut trouver que dans la matière première, racine de la quantité, la raison d'être de la multiplicité numérique des formes dans la même espèce. C'est pourquoi, pour les formes pures (les anges), chaque individualité subsistante épuise son espèce et est nécessairement unique: le problème de l'individuation ne se pose plus.
La théorie s'applique à l'âme humaine elle-même, quoique subsistante; car si elle n'est pas produite «ex materia», elle est créée «in materia», c'est-à-dire en relation directe avec telle portion de matière première qui l'individualise: et parce que cette relation est inscrite en leur essence, les âmes, même séparées, restent distinctes numériquement, en gardant leur aptitude naturelle à former un tout substantiel avec un corps.
Ainsi, une même raison d'être: la composition de puissance pure et d'acte essentiel (matière et forme) explique sans complication les situations les plus compliquées, et distingue nettement l'homme du monde angélique; tandis que cette même composition d'acte et de puissance, dans l'ordre supérieur d'essence et d'existence, distingue très nettement aussi le monde angélique de Dieu.
C) Morale.
§269). Saint Thomas est le premier philosophe du XIIIe siècle qui ait édifié la synthèse morale scolastique sur une base aristotélicienne, et l'on peut proposer son oeuvre comme un exemple de déduction scientifique donnant la pleine raison d'être de la vie humaine. Enracinée dans la psychologie et la métaphysique, la morale conduit l'homme à sa fin par les moyens appropriés, en déterminant le devoir individuel et social.
1) Fondement psychologique et métaphysique. La morale thomiste s'enracine dans la théorie de l'appétit, qui trouve lui-même sa raison d'être et son explication dans les notions métaphysiques de bien et de cause finale et efficiente. L'appétit, en effet, n'est rien d'autre que le principe actif par lequel chaque être poursuit sa pleine actuation ou perfection: «Inclinatio rei ad suum bonum». Aussi trouve-t-on une diversité d'appétits aussi riche que la diversité des degrés d'être.
Les formes purement physiques sont douées d'un simple appétit naturel; les connaissants, grâce à leur forme intentionnelle surajoutée à leur être physique, jouissent d'un appétit spontané (elicitus) source des mouvements si variés des passions. Enfin l'homme, grâce à la raison capable de saisir l'aspect universel de bien, possède un appétit volontaire, nécessairement entraîné à vouloir le bien absolu ou la béatitude comme telle, mais restant libre de choisir les moyens particuliers qui y conduisent, parce que tout bien concret reste inadéquat à sa capacité. Cette théorie de la liberté, de ses rapports avec la raison où elle trouve sa source et sa spécification, de son influence sur le monde inférieur des passions, etc., est une des parties les plus achevées du thomisme et une des assises les plus solides de sa morale.
2) La fin dernière. Ainsi, parce que l'objet de l'appétit intellectuel est le bien comme tel, la véritable béatitude de l'homme ne peut être que la possession de Dieu, seul bien absolu sans nul mélange de mal, seul capable par conséquent de rassasier pleinement et définitivement tous les désirs de la volonté.
Mais la faculté humaine qui réalise essentiellement cette possession, c'est l'intelligence, car son acte est une «saisie de l'autre», une opération par laquelle nous nous identifions en quelque façon avec l'objet; la volonté reste d'ailleurs le principe du mouvement qui précède et du repos délectable qui suit la possession et lui est indissolublement unie.
Donc, la béatitude est constituée formellement par la «contemplation» de Dieu. En philosophie, cette contemplation devrait sans doute se réduire à une «sagesse» analogique, abstractive et discursive, proportionnée à l'homme; mais saint Thomas théologien, parle d'un désir naturel qui porte notre raison à ne pas se reposer avant d'avoir atteint la vision de l'essence première et Divine, et il trouve la réponse à ce désir dans la seule béatitude humaine vraiment définitive: la vision béatifique du Ciel. L'homme sans doute, par un mauvais usage de sa liberté, peut se choisir une autre «béatitude», mais il restera alors malheureux et coupable, tant qu'il ne s'orientera pas vers Dieu.
3) Les moyens. Notre condition matérielle entraîne la nécessité d'une marche progressive vers la béatitude: les moyens qui y conduisent sont les multiples actes humains, à condition qu'ils soient bons, c'est-à-dire qu'ils réalisent pleinement leur être comme acte humain, selon l'adage: «Bonum ex integra causa».
Ces actes, en se répétant, actuent progressivement l'indétermination de la liberté et des puissances qu'elle commande, en y engendrant de nouveaux principes d'action, qui permettent d'agir avec plus de perfection et de délectation; ce sont les habitudes qui, dans l'ordre du bien, s'appellent vertus. En se basant sur ce principe, que «partout où il y a dans notre activité une raison spéciale de conformité avec la droite raison, il y a un objet formel spécifiant une vertu», saint Thomas analyse à fond l'organisme très complexe de nos vertus, en notant qu'elles s'unifient toutes naturellement dans la prudence ou butance, et surnaturellement dans la charité.
4) L'obligation. Tous les actes bons sont aptes à conduire à la béatitude, mais il en est un certain nombre qui ont une relation essentielle avec elle, de sorte qu'on ne peut les omettre sans renoncer à la fin dernière. De là leur caractère d'obligation qu'on peut définir: «la nécessité propre à la liberté», et qui suppose, pour être intelligible, la dépendance foncière de notre liberté vis-à-vis du créateur.
La dernière raison d'être de cette obligation, la règle suprême de moralité, n'est pas, comme le pensaient les augustiniens, la pure Volonté de Dieu. En effet, tout vouloir suit une intellection qui en est la raison d'être en le spécifiant: ce fondement est donc un acte de raison pratique déclarant tel moyen, telle opération, nécessaire à l'obtention de la fin. Cette déclaration constitue la loi. Lorsqu'elle est prononcée par la Raison divine, cette déclaration est la loi éternelle, qui n'est autre chose que l'ordre des essences conçues par Dieu. Lorsque cette déclaration est reflétée dans les essences créées, elle est la loi naturelle, soit physique et au sens large, dans les natures irraisonnables; soit morale et au sens strict, dans la nature humaine où elle est prononcée par la raison, grâce au bon sens pratique (synderesis). Ainsi, si la Raison divine est la règle suprême de la moralité, la raison humaine par la conscience morale en est la règle prochaine et immédiate.
L'étude des diverses vertus précise quels sont les actes bons ou mauvais, obligatoires, ou surérogatoires, et la formation de la conscience par l'acquisition de la butance règle l'application de la loi aux actes particuliers.
5) La société. L'homme est par nature un «animal sociable», parce que la société lui est nécessaire pour combler les insuffisances matérielles et morales de l'individu. C'est pourquoi la loi naturelle ne formule pas seulement les devoirs des individus, mais contient aussi des règles de vie sociale, c'est-à-dire un droit naturel national, et même international. C'est pourquoi aussi l'autorité sans laquelle la coordination des pensées, des volontés et des actes vers une fin commune serait impossible, vient immédiatement de Dieu [°646], auteur de la société et des conditions essentielles de son existence. Le rôle de l'autorité est de préciser les applications du droit naturel, en conformité avec la justice distributive, par la constitution d'un code de lois positives.
Ainsi la direction de la raison, qui prend sa source dans la Loi éternelle, «quae est quasi ratio Dei», s'étend par l'intermédiaire de la conscience et de l'autorité jusqu'aux moindres détails de la vie humaine, et elle ordonne celle-ci toute entière vers l'acquisition de la béatitude qui n'est elle-même que le plein épanouissement de la vie intellectuelle.
§270) CONCLUSION. La philosophie thomiste a le privilège d'être seule la philosophie officielle de l'Église catholique, ainsi que le déclare le Canon 1366 du Codex Juris Canonici: «Philosophiae rationalis ac theologiae studia et alumnorum in his disciplinis institutionem, professores omnino pertractent ad Angelici Doctoris rationem, doctrinam et principia, eaque sancte teneant» [°647]. - L'étude que nous achevons montre que ce choix de l'Église est pleinement justifié par la valeur intrinsèque, pédagogique et scientifique de cette doctrine. Car le thomisme a pour caractère fondamental d'être la philosophie du bon sens, par conséquent universelle et catholique.
Par là, on n'affirme pas qu'il ait épuisé toute vérité et achevé définitivement tout progrès intellectuel. Selon le mot de Lacordaire: «Saint Thomas est un phare et non pas une borne». C'est pourquoi, par exemple, selon ses propres principes, il laisse le champ libre aux découvertes des sciences de la nature et leur a préparé des cadres rationnels pour les recevoir et les coordonner avec les sciences proprement philosophiques [§265]. Si le thomisme du XIIIe siècle sut accueillir et vivifier les sciences anciennes conçues à la manière d'Aristote, le thomisme du XXe siècle saura justifier et donner leur pleine valeur aux sciences nouvelles conçues à la façon de Newton et de Descartes [°648]. De plus, comme toute oeuvre humaine, la synthèse de saint Thomas contenait une partie systématique capable de s'améliorer: les disciples creuseront les thèses fondamentales, et les nouveaux problèmes à résoudre, comme ceux de l'idéalisme, de la critique moderne, ou ceux de l'ordre économique et social, exigeront toujours de nouvelles solutions et de nouveaux développements.
Mais si l'on considère le noyau central, le corps de doctrines démontrées et constituées en «science» (au sens scolastique), le thomisme apparaît comme le système le mieux équilibré, le plus solidement fondé sur le bon sens, celui où la part du subjectif est la moins apparente et qui répond le plus pleinement à l'idée de «philosophie éternelle»: «Philosophia perennis» (Leibniz). - Aussi, à l'égard des autres doctrines, est-il largement compréhensif; impitoyable à l'erreur certes, mais éclairant la valeur propre de chacun; il révèle ainsi son aptitude merveilleuse à recevoir dans l'ampleur de son principe fondamental, toutes les vérités partielles mises en relief par les autres systèmes.
C'est donc à bon droit que saint Thomas reçut le titre de Docteur commun et fut proclamé le Guide des études [°649]: en lui, nous ne trouvons pas la raison d'un seul homme, mais la voix de la vérité commune à tous les hommes, et le plus beau reflet de cette Lumière Incréée du Verbe de Dieu qui éclaire tout homme venant en ce monde.
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