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Précis d'histoire de philosophie (§74 à §95)

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3. - La physique générale.

§74). La physique générale est la science qui traite de l'être en mouvement ou mobile, en tant que mobile [°132], c'est-à-dire dont l'objet formel est le changement. Elle est dans l'ordre d'invention la première des sciences réelles. Nous constatons en effet que notre intelligence débute par l'ignorance scientifique; puis, en interprétant les faits à la lumière des premiers principes fournis par le bon sens, elle doit progresser peu à peu dans les sciences. Or le premier fait, le phénomène le plus général qui se présente à elle est le changement.

À première vue, ce phénomène semble être en opposition avec le principe d'identité: pour changer en effet, il faut cesser d'être ce que l'on est. Ce qui devient n'est pas encore ce qu'il sera et n'est plus ce qu'il était, en sorte que le changement considéré à part semble être «ce par quoi un être n'est pas ce qu'il est». Cette antinomie est insoluble pour toute philosophie sensualiste; mais l'intelligence en trouve la solution générale dans la division de l'être en acte et puissance qui permet de concevoir cette réalité fuyante. Le mouvement, dit Aristote, est «l'actualité ou la perfection de ce qui est encore imparfait ou en puissance, précisément en tant qu'il est encore imparfait: actus existentis in potentia prouti est in potentia» [°133]. Ainsi l'instruction qui est déjà une perfection par rapport à l'ignorance, n'est pas la science parfaite, mais n'appartient qu'au savant en puissance.

Par cette définition, Aristote relie fortement son principe fondamental qui est d'ordre métaphysique, aux problèmes d'ordre physique qui ont manifestement sa prédilection. L'acte et la puissance, bien plus que l'analogie, est sa théorie familière. C'est le lien apparent qui unifie tout son système par les multiples applications, souples et précises à la fois, qu'il en fait dans tous les domaines du réel. La physique générale contient les deux premières de ces applications dans la double théorie des quatre causes et de la substance et de l'accident.

A) Les quatre causes.

§75). En approfondissant l'analyse du mouvement, on découvre qu'il n'est pleinement intelligible que par l'intervention de quatre raisons d'être qui réalisent, chacune à sa façon, l'acte ou la puissance et sont toutes les quatre requises pour expliquer chaque cas: c'est la théorie des quatre causes.

1) Le changement pur où l'être changerait sous tous ses aspects et selon tout son être, est une absurdité, affirmant l'identité des contradictoires, comme on l'a vu à propos d'Héraclite [§10]. Aussi tout changement réel suppose un sujet permanent, une puissance stable capable d'être actuée: c'est la cause matérielle.

2) Mais la stabilité pure détruirait aussi le changement. Il faut donc un principe selon lequel le mobile acquiert peu à peu une perfection ou un acte qui le constituera au terme d'arrivée, dans sa nouvelle qualité, dans sa nature ou sa forme définitive: c'est la cause formelle.

3) Cette apparition d'acte, cette nouvelle perfection ne peut évidemment s'expliquer que par l'influence d'un acte semblable, préexistant dans un sujet capable de le communiquer au mobile: c'est la cause efficiente.

4) Enfin il faut expliquer pourquoi le changement ne se fait pas au hasard mais selon un ordre stable et partout apparent qui relie toujours (ou du moins le plus souvent) les mêmes effets aux mêmes causes, de sorte qu'il en résulte le bien des individus comme de l'ensemble. Ce caractère du changement pour être intelligible, requiert un principe directeur qui oriente l'agent vers un but déterminé: c'est la cause finale.

Cette quatrième cause s'identifie dans son fond avec la forme de l'agent: soit la forme naturelle qui constitue l'essence des agents «per naturam»; soit la forme idéale des agents «per intellectum». Elle s'en distingue cependant parce qu'elle est un aspect spécial de l'agent, l'aspect: «tendance vers un bien».

Par ces précisions, Aristote fait accomplir à la théorie des causes un grand progrès et il détermine enfin le vrai moyen d'expliquer scientifiquement notre univers. Cependant on y trouve encore plusieurs imperfections:

a) Par réaction contre les Idées séparées de Platon, Aristote laisse trop dans l'ombre la cause exemplaire. Il l'identifie avec la cause formelle intrinsèque qui constitue les essences et fonde nos idées universelles, tandis que la multiplicité numérique ou l'individuation est le fruit de la matière; il réintègre ainsi le monde idéal dans le monde sensible. D'ailleurs son opinion sur la Providence divine [§93, 3] est incompatible avec l'exemplarisme platonicien.

b) De plus Aristote ne connaît guère que la cause efficiente du devenir; il la définit: «Id quod primum principium est motus»; la cause suprême est avant tout Premier Moteur. Son point de vue est plus réaliste, mais moins métaphysique que celui de Platon.

c) Enfin il n'insiste pas sur la manière de rattacher la cause finale au principe de raison d'être, en la montrant comme agissant sur l'agent lui-même pour rendre intelligible son passage de l'acte premier à l'acte second [°134]; il l'explique surtout par comparaison avec l'activité humaine, inspirée par l'intelligence et l'art: la finalité est l'art immanent de la nature.

B) Substance et accidents.

§76). La distinction réelle évidente entre l'élément potentiel et l'élément actuel d'un même être, exige que tout être changeant ou contingent soit un composé, formé d'un certain nombre de principes distincts, unifiés par leurs rapports d'acte à puissance.

Il y a d'abord la distinction réelle d'essence et d'existence, suggérée par le changement; car l'être qui se meut ne sera jamais dans son essence acte pur. Aristote la signale, mais il n'en approfondit pas la valeur métaphysique qui en fait la caractéristique des créatures en face du Créateur.

Il faut surtout distinguer en tout ce qui change, deux modes d'être fondamentaux:

a) La substance, ou ce qui existe en soi et par soi, sans avoir besoin d'un autre comme sujet: «ens simpliciter».

b) L'accident qui n'existe pas en soi mais dans un autre comme dans son sujet et dont l'essence est de modifier la substance: «ens entis».

On constate en effet que la plupart des êtres changeants, loin de se transformer entièrement, gardent leur propre nature comme un fond relativement stable qui s'enrichit seulement (ou s'appauvrit) de déterminations secondaires: celles-ci sont les accidents; l'élément stable est la substance.

Entre ces deux principes, Aristote établit des rapports étroits de dépendance qui permettent de juger en toute sécurité de la nature des substances par la diversité des propriétés: selon lui, le fond substantiel se manifeste par ses accidents: «Agere sequitur esse».

C'est à la physique spéciale qu'il appartient d'étudier plus en détail ces propriétés, en tant qu'elles se rattachent scientifiquement à la définition des divers êtres dont elles manifestent l'essence. Et comme il y a plusieurs substances sensibles spécifiquement distinctes, Aristote est conduit à créer tout un groupe nouveau de sciences spéciales, destinées à les expliquer. On y distingue naturellement quatre classes, selon qu'elles traitent, soit des corps bruts ou minéraux; soit des végétaux ou des vivants; soit des animaux ou des connaissants; soit enfin de l'homme.

4. - Les corps ou sciences physiques.

§77). Aristote est en même temps un grand savant et un profond philosophe. Il a réussi, en amassant sur toutes choses des trésors d'expérience, à constituer, au moins dans leurs premiers linéaments, la plupart des sciences spéciales. Mais il n'a pas séparé comme l'esprit moderne, l'explication philosophique du monde [°135] de son explication scientifique: pour lui au contraire, ces deux points de vue s'achèvent harmonieusement. Aussi faut-il rattacher les sciences physiques selon Aristote, à deux thèses de philosophie qui sont deux nouvelles applications de l'acte et de la puissance: la matière et la forme; - et les dix prédicaments.

A) Matière et forme.

Le phénomène le plus caractéristique du monde sensible est la génération et corruption: c'est un changement radical qui s'oppose aux variations superficielles des accidents parce qu'il atteint le fond substantiel lui-même et ne laisse plus, du corps précédent, rien de déterminé. Il exige donc pour être possible et intelligible, une nouvelle composition de puissance et d'acte qui divise le corps dans son essence même. C'est d'une part, la matière première qui pour jouer son rôle de sujet dernier, privé de toutes déterminations, doit se réduire à la réalité proche du néant de puissance pure, «non-être» relatif, c'est-à-dire «non-acte» [°136]. D'autre part, c'est la forme substantielle, acte premier du corps physique, qui est source de toutes ses perfections et en particulier lui donne sa nature et sa place dans une espèce déterminée.

Aristote s'en tient à ces notions intelligibles mais non imaginables, précisant que matière et forme sont deux principes essentiellement incomplets, faits l'un pour l'autre, s'unissant directement pour constituer les corps individuels. La matière servira aussi à distinguer les multiples individus dans une même espèce (principe d'individuation); mais son rôle premier est d'être principe de génération et de corruption.

À la lumière de ces vérités générales, Aristote s'efforce d'expliquer tous les changements profonds observés dans les minéraux et il constitue la première chimie systématique. Fidèle à sa méthode, il se base sur les faits et tout en se contentant de l'expérience commune, il codifie aussi toutes les observations de ses devanciers. Il montre ainsi que tout peut s'expliquer en admettant seulement quatre corps simples (théorie des quatre éléments): la terre, l'eau, l'air, le feu, distingués essentiellement par un groupe de propriétés dont la plus célèbre est l'exigence naturelle à occuper un lieu déterminé (théorie des lieux naturels).

Pour comprendre ce dernier point, il faut savoir que d'après le système astronomique adopté par Aristote, la terre, masse sphérique, reste immobile au centre de l'univers; autour d'elle, s'étagent un certain nombre de sphères mobiles auxquelles sont fixées les diverses planètes. La première sphère, la plus éloignée de la terre, est celle des étoiles fixes. Or la nature de l'élément «terre» est d'être lourd ou grave de sorte que son mouvement naturel l'entraîne en bas vers le centre de l'univers où il trouve son repos; au contraire l'élément «feu» est par essence léger de sorte que son mouvement naturel le porte en haut, vers la première sphère appelée «ciel empyrée» [°137] ou lieu de repos du feu. Entre les deux, l'eau se place au-dessus de la terre, et l'air, entre le feu et l'eau.

En outre, pour caractériser chacun des quatre éléments, Aristote faisait appel à plusieurs autres propriétés opposées: le sec et l'humide; le solide et le fluide; le froid et le chaud. Leurs actions mutuelles, favorisées par ces dispositions contraires, déterminaient tous les changements profonds et «engendraient» tous les autres corps composés.

Cette chimie d'Aristote n'avait pour but que de synthétiser l'ensemble des expériences vulgaires. Elle y réussissait sans doute, mais elle n'était pas démontrée scientifiquement et ne dépassait pas la probabilité. Aussi doit-elle céder la place à la chimie moderne basée sur des faits mieux observés.

B) Les dix prédicaments.

§78). La division générale du réel en substance et accident ne suffit pas à tout expliquer. Une analyse plus détaillée du mouvement superficiel oblige à distinguer dans l'accident, neuf espèces irréductibles qui (avec la substance) constituent les dix genres suprêmes auxquels on peut ramener tous les modes d'être corporels, réellement distincts.

Les principaux de ces accidents sont:

a) L'action et la passion dont la réalité, selon Aristote, est celle du mouvement même considéré sous ses deux aspects opposés: comme venant de l'agent, et comme modifiant le patient.

b) Les qualités, la quantité et le lieu qui déterminent les trois espèces possibles de changements au sens strict ou mouvements successifs.

c) Le temps qui est la mesure de ces mouvements.

d) Enfin la relation dont tout l'être est de se rapporter (πρός τι) et qui manifeste la finalité des changements en constituant l'ordre de l'univers [°138].

Ici encore (spécialement dans son ouvrage Des météores) Aristote complète sa théorie générale par un essai d'explication scientifique des divers phénomènes accidentels du monde. Il parle des comètes, des nuages, des brouillards, des pluies, du tonnerre, des vents (qu'il explique par un changement de température dans la masse de l'air), de l'arc-en-ciel (dû à la réflexion des rayons solaires sur les gouttelettes des nuages), de la formation des mers, des tremblements de terre, etc...

Il remarque aussi que la quantité et ses espèces (continu et nombre) donnent naissance aux sciences mathématiques; mais il ne nous a pas laissé de traités spéciaux sur ce point. Enfin ses opinions en astronomie appellent quelques réserves.

C) L'éternité du monde.

§79). - 1. Frappé de la régularité et de la beauté des astres et probablement aussi sous l'influence de la mythologie, Aristote attribue aux corps célestes une nature beaucoup plus parfaite qu'aux corps terrestres. Étrangers aux quatre éléments, ils sont constitués par un cinquième, appelé éther; leur matière première est totalement et définitivement dominée par leur forme, de sorte qu'ils sont incorruptibles et inaltérables. Ils excluent ainsi tous les changements, substantiels ou qualitatifs, admettant le seul mouvement local qui a cette propriété de laisser intacte leur éminente perfection. Et en l'absence d'expérience concluante, Aristote prouve par des raisons à priori que le mouvement circulaire, étant le plus parfait, est le seul qui convienne aux astres [°139].

Ces hypothèses, avant d'être contredites par de nouvelles observations scientifiques (en particulier à l'aide du télescope et de l'analyse spectrale), pouvaient être admises comme probables par un philosophe chrétien et saint Thomas les a enseignées comme telles.

2. Mais Aristote propose aussi la doctrine de l'ÉTERNITÉ DU MONDE d'une façon inconciliable avec la Foi. Pour lui en effet, la perfection du mouvement des astres exige son éternité: l'ordre immuable des révolutions célestes est un fait dont il faut expliquer l'existence mais non pas l'origine, car il n'a pas eu de début [°140]: bien plus, il ne pouvait pas en avoir. Aristote s'efforce de démontrer cette nécessité par deux raisons principales qu'il convient d'examiner ici.

a) Raison directe. On ne peut concevoir sans absurdité, dit-il, que le mouvement ait commencé d'une façon absolue. En effet:

Tout mouvement suppose un mobile; et il faut que le mobile dans lequel aurait commencé le premier mouvement, ou bien ait lui-même commencé d'exister; ou bien existe éternellement, mais d'abord en repos, puis reçoive un premier mouvement.

Dans le premier cas, la naissance du mobile est elle-même un mouvement qui précède le prétendu premier mouvement.

Dans le deuxième cas, le passage du repos au mouvement ne peut s'effectuer de lui-même: il exige l'action d'une cause dans laquelle nous allons trouver de nouveau un mouvement préalable au prétendu premier mouvement.

Aucune cause en effet ne peut agir actuellement si elle n'a un rapport de proximité ou du moins d'influence vis-à-vis de son effet, de sorte que toute cause au moment d'agir doit acquérir cette relation.

Or l'acquisition d'une relation nouvelle suppose nécessairement un changement dans l'un des termes [°141].

Ainsi, de toute façon, on ne peut concevoir un premier changement sans cette absurdité d'affirmer à la fois qu'il est premier par hypothèse; - et qu'il ne l'est pas puisqu'il suppose nécessairement un mouvement préalable. Le début dans le mouvement est donc impossible.

Réponse. - Ce qui manque à Aristote, c'est la notion qui manque à tous les païens: celle de création. Si en effet le mobile est créé, c'est-à-dire produit selon tout son être sans sujet préexistant, il faut nier que cette production soit un changement au sens propre, parce qu'il n'y a pas de point de départ (terminus a quo); et ainsi tombe la première alternative.

De même, s'il s'agit d'une cause créatrice, c'est-à-dire pleinement parfaite et indépendante, toute la nouveauté se prend du côté de l'effet: elle-même n'acquiert qu'une relation de raison. Et comme l'effet créé ne subit pas de vrai mouvement, la seconde alternative se trouve aussi résolue.

Saint Thomas, pour répondre aux défenseurs d'Aristote [°142], entre ici plus profondément dans l'analyse de l'activité de la cause parfaite et montre que, même dans l'intention du Créateur, il n'est pas nécessaire de supposer un mouvement préalable à l'influence créatrice. Mais cette instance est étrangère à Aristote lui-même.

b) Raison indirecte. Le mouvement ne peut commencer parce que le temps qui le mesure est nécessairement éternel. En effet:

	Toute la réalité du temps est constituée par l'instant présent.

	Or il est de la nature de tout «instant présent» d'être un milieu qui se
	trouve à la fois terme du passé et principe du futur, de sorte que, si loin
	que l'on recule dans le passé un instant quelconque, il suppose
	toujours avant lui l'existence d'un passé.

	Le temps ne peut donc commencer et doit être éternel.

À première vue, note saint Thomas [°143], cet argument semble être une pétition de principe. Dire que l'instant présent (dont la réalité est celle même du mouvement) exige toujours un passé préalable, n'est-ce pas supposer que le mouvement n'a pas de commencement? Mais la pensée d'Aristote est plus subtile: car il rappelle d'abord que partout où il y a un avant, il y a nécessairement temps, celui-ci n'étant qu'un certain nombre d'avant et d'après. En affirmant donc qu'un «instant présent» est principe du temps, on affirme aussi nécessairement qu'il y a un certain avant; autrement on détruirait le temps en déclarant qu'il existe. En d'autres termes, en posant l'«instant présent» comme réel, on pose nécessairement la réalité d'un avant (d'un passé) d'où il vient, comme la réalité d'un après (d'un futur) où il va. Supposer un moment où il n'y a pas d'avant, c'est anéantir le temps; et puisque, sans l'idée de création, «ex nihilo nihil fit», le temps n'existerait pas encore, alors que nous constatons qu'il existe.

Réponse. - Même ainsi présentée, la preuve ne démontre pas la nécessité de l'éternité du mouvement. Grâce à la notion de création, en effet, cet avant présupposé peut être simplement conçu comme négatif et constitué par un temps imaginaire; ou bien il est l'éternité de Dieu qui exclut tout mouvement et n'est pas un temps. Puisqu'on peut concevoir sans absurdité la création d'un premier mobile et de son premier mouvement, on peut de même concevoir la création d'un début du temps avant lequel il n'y avait rien de réel dans l'ordre temporel.

Cette réponse d'ailleurs ne montre pas que le temps, ni le mouvement, ni le monde a nécessairement commencé d'exister, mais seulement que ce n'est pas impossible. Au jugement de saint Thomas, la Foi seule nous apprend que l'univers eut un début; en dehors de la révélation, la position d'Aristote reste une hypothèse possible qui peut même paraître plus probable [°144].

5. - Les plantes ou sciences biologiques.

§80). L'étude des deux degrés d'êtres intermédiaires entre les minéraux et l'homme comporte moins de développements. On y trouve cependant en chacun une théorie philosophique et son application en de multiples sciences particulières.

1) La théorie philosophique est celle de l'ÂME principe de vie: elle se définit: «Actus primus corporis physici organici, potentia vitam habentis». Ce qui caractérise en effet le vivant, c'est un pouvoir de se mouvoir soi-même (mouvement immanent) qui manifeste une plus grande indépendance et perfection et exige par conséquent une forme ou un acte substantiel moins mêlé de puissance. Cette indépendance pour les plantes et les animaux, est d'ailleurs toute relative, parce que toutes leurs fonctions vitales restent organiques, soumises à plusieurs conditions matérielles. Aussi l'âme joue-t-elle précisément le rôle de forme substantielle.

Aristote applique cette théorie aux divers degrés de vie, ce qui lui permet de réfuter les erreurs de ses devanciers sur la nature de l'âme, spécialement la doctrine de l'union accidentelle et de la métempsychose (Platon); la conception de l'âme comme simple harmonie (Pythagore) ou comme un atome plus subtil (Démocrite).

L'âme étant acte, elle se manifeste par des activités nouvelles dont les principes immédiats sont des facultés ou puissances opératives d'ordre qualitatif. Tout vivant corporel en possède nécessairement trois: les puissances de nutrition, d'augmentation, de reproduction.

On peut noter ici l'importance qu'Aristote donne à la qualité. Il est loin de l'idéal des mécanistes anciens et modernes, cherchant à tout ramener à la seule quantité douée de mouvement local. Il comprend au contraire que les richesses de la nature ne peuvent être scientifiquement expliquées sans affirmer la réalité de multiples qualités, selon les multiples aspects de perfection des êtres; et il se base sur la diversité de ces qualités ou opérations pour classer les vivants en diverses espèces irréductibles. C'est là du reste une application de sa théorie maîtresse de la puissance (source de la quantité) et de l'acte (source des qualités).

2. Les applications scientifiques regardent surtout les détails de la vie végétative chez les animaux. En ajoutant aux observations de ses devanciers de nombreuses expériences et expérimentations personnelles, Aristote étudie, en des traités spéciaux, diverses fonctions, comme la respiration, la digestion; et les principaux organes, comme le coeur. Il constitue ainsi deux sciences particulières: l'anatomie et la physiologie, auxquelles il ajoute des recherches remarquables d'embryogénie. Enfin il avait écrit un traité spécial sur les plantes qui ne nous est pas parvenu [°145], mais qui initia ses disciples aux sciences botaniques.

6. - Les animaux ou sciences zoologiques.

§81). 1. La théorie philosophique est celle de la CONNAISSANCE dont le phénomène mystérieux est expliqué par une application originale de la théorie des causes et de l'acte et la puissance.

La connaissance sensible, qui nous est manifestement commune avec les animaux, apparaît dès l'abord, comme une opération plus haute que toutes les fonctions d'ordre végétal: elle requiert donc une distinction spécifique radicale entre les plantes et les animaux. Aussi pour connaître la nature de l'âme animale, faut-il approfondir le phénomène de la sensation.

Or la sensation se décompose en deux phases où la même faculté de connaissance se manifeste d'abord comme dépendante ou en puissance; puis comme dominatrice ou en acte.

a) Phase passive. Aristote part d'un fait d'expérience: le sens doit avant de connaître subir l'action de son objet. Il est donc sous ce rapport en puissance passive, et comme tout patient, il se transforme à l'image de sa cause: «Omne agens agit simile sibi». C'est pourquoi le résultat de cette première phase est que l'objet à connaître vient pour ainsi dire dans le connaissant, non pas à la façon des images (εἰδωλα) de Démocrite [§20], mais en imprimant dans le sens sa ressemblance (species, d'où «espèce impresse») [°146].

b) Phase active. Mais le sens n'est pas, comme la matière première, une puissance pure et inerte; il est, au contraire, une puissance vitale et opérative. C'est pourquoi, selon le principe: «Quidquid recipitur, ad modum recipientis recipitur», il y a en lui, après la passion, la réaction. Le connaissant s'empare activement de l'objet, le domine et se l'assimile, mais par une assimilation d'ordre immatériel (intentionaliter) de sorte qu'en le laissant intact physiquement et en restant lui-même ce qu'il est, il s'identifie à lui psychologiquement. En latin: «Cognoscens in actu et cognitum in actu sunt idem»; ou plus spécialement: «Sensibile in actu et sensatio in actu sunt idem». Tel est l'adage familier à Aristote et qui résume le mieux selon lui, la nature de la connaissance et son explication par l'acte et la puissance.

Cette théorie interprétant la connaissance sensible comme une intuition directe du monde corporel, en justifie pleinement la valeur objective. C'est un résultat important dans un système où toute vérité s'origine à l'expérience sensible: «Experientia mater philosophiae». Ce point demande pourtant des précisions; car la valeur des sensations suppose leur fonctionnement normal. C'est pourquoi Aristote étudie en des traités spéciaux, les divers sens et leurs organes: il compte cinq sens externes et il analyse l'action de l'objet extérieur qui agit sur eux, soit par contact direct (comme dans le toucher), soit par intermédiaire (comme le son qui se propage par l'air et la lumière par l'éther).

Il distingue aussi quatre sens internes qui recueillent, conservent, unifient et parfois organisent et complètent les sensations externes: ce sont le sens commun (ou conscience sensible), l'imagination, la mémoire et l'estimative (faculté de l'instinct chez les animaux et chez l'homme, de l'individuel utile ou nuisible). Les recherches qu'il poursuit sur les lois de fonctionnement de ces facultés, dans la veille et dans le sommeil, préludent à la psychologie expérimentale moderne.

2. Les applications scientifiques proprement dites ne sont pas non plus omises. En se basant, soit sur les caractères anatomiques, soit sur les diversités des instincts et des moeurs, Aristote sut discerner et classer près de 500 espèces animales, fondant ainsi l'histoire naturelle.

D'après sa conception de la forme substantielle, les espèces sont immuables; elles sont même éternelles comme l'univers. Il y a toujours eu des hommes, des animaux et des plantes; les individus seuls naissent et meurent. Mais la loi de finalité exigeant que les inférieurs servent aux supérieurs, oriente harmonieusement cette multitude d'espèces vers le meilleur et donne une vue de la nature vivante aussi parfaitement unifiée que la théorie transformiste.

Les «sciences» particulières d'Aristote et des modernes.

§82). Pour fonder toutes ces sciences spéciales (astronomie, physique, météorologie, chimie, biologie, botanique, anatomie, embryogénie, histoire naturelle, psychologie expérimentale) Aristote n'a guère pour point de départ que l'expérience commune. Il fait certes des premiers essais d'expérimentation; mais il n'a pas à son service les nombreux instruments de précision dont l'effort des siècles a doté les savants modernes. Les progrès qu'il fit accomplir à ce qu'on appelle aujourd'hui la «science expérimentale» et surtout aux sciences naturelles, n'en sont que plus remarquables. «De l'avis des plus modernes historiens de la science, écrit Rolland-Gosselin, il fallut attendre jusqu'à l'illustre naturaliste suédois Linné (1707-1778) pour que de nouveaux progrès fussent réalisés dans cette science, comparables à ceux dont elle est redevable à Aristote et en continuité réelle avec eux» [°147].

Cependant, pour juger à sa vraie valeur cette oeuvre scientifique, il faut noter qu'Aristote se tient à un point de vue tout différent des modernes. Il cherche constamment à comprendre et à expliquer la nature même des êtres sensibles, d'abord dans leurs traits généraux, en métaphysique et en philosophie naturelle [°148]; puis dans les sciences plus spéciales, quant à leurs genres et leurs espèces propres. C'est pourquoi il interprète l'expérience, comme nous l'avons dit, à la lumière de ses grandes thèses, surtout de l'acte et de la puissance et des quatre causes.

Or l'induction ainsi comprise atteint la pleine évidence dans les conclusions générales qui deviennent, par le fait, une base scientifique immuable. Mais elle reste le plus souvent au stade pré-scientifique de la probabilité, s'il s'agit des conclusions plus particulières, par exemple pour la théorie des quatre éléments. Aristote s'en contente faute de mieux et il la renforce de syllogismes dialectiques pour constituer un ensemble d'opinions qui achèvent la science [°149].

Les savants modernes ont d'abord progressé dans l'observation exacte des faits et par là un bon nombre d'opinions défendues par Aristote se trouvent périmées. Mais de plus, ils ont interprété l'expérience à un point de vue tout différent. Ils se désintéressent des natures et cherchent uniquement à découvrir et à formuler en équations mathématiques les lois qui mesurent les rapports entre les phénomènes. Ainsi leur physique se distingue de la physique d'Aristote comme la «lumière» mathématique se distingue de la «lumière» physique ou métaphysique. C'est pourquoi aussi l'une et l'autre science dans leurs conclusions certaines, loin de se contredire, se complètent harmonieusement, les modernes se contentant de remplir le deuxième degré d'abstraction laissé libre par Aristote. Chacune des deux sciences, d'ailleurs, a sa valeur propre: et si le point de vue moderne est supérieur pratiquement pour utiliser les richesses naturelles, il est inférieur spéculativement pour connaître la nature intime du monde [°150].

La méthode d'Aristote est surtout féconde pour étudier l'objet le plus important de la philosophie: l'homme lui-même. En effet, ici la conscience est l'instrument parfait pour nous fournir les faits d'expérience suffisants à fonder la science. Aussi cette dernière partie de la «physique spéciale» se subdivise-t-elle en trois branches, suivant qu'on détermine, soit la spiritualité de l'âme demandée par la perfection de la vie intellectuelle (c'est la psychologie); soit les règles de ses opérations sous leur double aspect: aspect subjectif produisant le bonheur (c'est la morale), aspect objectif produisant la beauté (c'est l'art).

7. - L'âme subsistante ou psychologie.

§83). Aristote applique à la science de l'âme humaine, la méthode que lui impose son principe fondamental du réalisme modéré: nous ne pouvons connaître les natures que par l'observation de leurs activités et l'étude de leurs facultés opératives. Il considère donc d'abord notre vie intellectuelle qu'il explique par une double faculté, nouvelles réalisations de l'acte et de la puissance: c'est l'intellect passif νοὖς παθετικός et l'intellect agent νοὖς ποιητικός. Il pourra ensuite conclure scientifiquement à la spiritualité et à l'immortalité de notre âme.

A) L'intellect passif.

Nous avons ici l'aspect psychologique de la théorie de l'abstraction, théorie qui se retrouve en logique et en critique. La thèse d'Aristote peut se résumer dans la proposition suivante:

L'intelligence par laquelle nous saisissons les essences abstraites et construisons les sciences universelles, est 1) une faculté distincte des sens; 2) puissance pure au début, dans l'ordre de la connaissance; 3) mais dans l'ordre physique, qualité immatérielle.

1) Elle est distincte des sens. Car, en dehors de l'homme, les animaux les plus perfectionnés possédant toutes les facultés sensibles, sont incapables d'intellection; la preuve en est l'absence chez eux d'opinions et de systèmes scientifiques progressifs qui manifesteraient un travail de raison. Il faut donc reconnaître à l'homme une faculté spéciale et supérieure pour produire de tels actes.

2) Elle est cependant par elle-même puissance pure: elle ressemble au début à une tablette unie sur laquelle rien n'est écrit: «Tabula rasa in qua nihil est scriptum». Nous constatons en effet que notre intelligence, aussi bien que nos sens, dépend pour agir de l'influence de son objet propre (le réel sensible), tellement qu'un trouble de la sensation, en brisant cette influence, empêche aussi l'activité normale de l'esprit. Pour Aristote, il n'y a pas d'idées innées ni de réminiscence platonicienne: toutes nos idées sont reçues docilement au contact vainqueur de l'expérience.

3) Mais en même temps l'intelligence est immatérielle: car après la phase passive, voici la phase active où elle se manifeste dominatrice et indépendante. Elle est capable en effet, par la connaissance, de devenir tous les corps sans exception: «Fit quodammodo omnia», ce qui la distingue nettement des sens, restreints à des objets concrets. Or, si une puissance a déjà en acte un corps, elle est empêchée de les devenir tous sans exception: car on ne devient pas ce que l'on est («Ex ente non fit ens»). L'intelligence passive est donc d'une nature incorporelle: «Necesse est, dit Aristote, quoniam omnia intelligit, immixtum esse, ut dicit Anaxagoras, ut imperet, hoc autem est, ut cognoscat: Intus enim apparens prohibebit extraneum et obstruet» [°151].

4) D'où il suit comme corollaire, qu'elle est impassible et séparée, c'est-à-dire qu'elle n'est pas liée à un organe corporel comme le sens et, par le fait, elle est moins passible encore que lui. L'une et l'autre faculté en effet, n'ont qu'une passivité réduite en recevant l'espèce impresse; car elles ne perdent rien de leur perfection et s'enrichissent seulement des perfections de l'objet. Mais le sens peut parfois indirectement (per accidens), en raison de sa dépendance organique, être blessé ou détruit, si l'action de l'objet est trop violente et corrompt l'organe. L'intelligence au contraire est exempte de cette corruption par accident; elle pense d'autant plus que la clarté de l'intelligible est plus grande et son action plus puissante.

B) L'intellect agent.

§84). La phase active de l'intellection, en aboutissant à des idées et à des sciences universelles, ne montre pas seulement l'existence d'une faculté spirituelle; elle exige aussi un complément d'explication que fournit Aristote en reconnaissant à côté de l'intelligence passive devenant tous les intelligibles, un intellect agent, faisant tous les intelligibles.

Car la cause doit posséder en acte la perfection de son effet. Or l'intellect passif n'est pas en acte et ne peut de lui-même se faire passer à l'acte d'intellection. D'autre part, l'objet sensible dont l'influence est indéniable, est une cause manifestement insuffisante: en raison de la matière, il n'est intelligible qu'en puissance. C'est-à-dire que si l'objet sensible contient l'objet idéal (l'essence universelle et absolue), c'est à la façon dont un bloc informe contient une statue (la statue y est en puissance, à condition qu'un artiste l'en dégage). C'est pourquoi, de même que la couleur, pour être visible, doit être actuée par la lumière, ainsi l'objet sensible, pour jouer son rôle, doit d'abord être actué ou illuminé par un intellect essentiellement en acte, semblable en cela aux qualités essentiellement actives appelées habitus. «Et est intellectus, hic quidem talis in omnia fieri; ille vero in omnia facere, sicut habitus quidam et sicut lumen» [°152].

Cet intellect sera évidemment, comme le premier, immatériel, séparé de tout organe corporel, impassible; et cela a fortiori, avec une actualité plus grande, puisque l'agent est plus parfait que le patient: «Et hic intellectus separabilis et impassibilis et immixtus, substantia actu ens: Semper enim honorabilius est agens patiente, et principium materia» [°153].

Le rôle de l'intellect agent est donc d'abstraire le concept intelligible de l'expérience sensible résumée dans les phantasmes de l'imagination. Le résultat de son action est de faire passer à l'acte second l'intelligence passive, d'où résulte nécessairement la connaissance actuelle. C'est en la connaissance actuelle que s'applique l'adage: «Intellectus in actu et intelligibile in actu sunt idem». L'acte d'intellection apparaît ainsi comme une synthèse où s'unifie une triple influence: celle de l'objet qui spécifie l'intellection; celle de l'intellect agent qui spiritualise l'objet; celle de l'intellect passif qui saisit l'objet spiritualisé.

Telle est sur ce dernier point l'interprétation de saint Thomas. Elle est pleinement conforme à l'ensemble de la doctrine; et pour cela, préférable même historiquement [°153], à celle qui attribue à l'intellect agent seul la contemplation en acte second des essences abstraites [°154].

C) L'âme spirituelle.

§85). Dans les premiers livres du De anima, Aristote avait déclaré corruptible et mortelle, l'âme inférieure (végétale et animale) en raison de sa dépendance du corps; mais il avait réservé le cas de l'âme humaine. Aussi conclut-il après l'analyse de l'intellection, que seule l'âme intelligible est subsistante, capable de vivre séparément et donc immortelle: «Après la mort de l'homme, dit-il, l'intellect n'est plus qu'intellect [°155] et c'est lui seul qui est immortel et éternel». «Separatum autem est solum hoc quod vere est: et hoc solum immortale et perpetuum est» [°156]. Car selon le principe: «Agere sequitur esse», l'être, ayant des opérations indépendantes de la matière, et lui seul, doit avoir une existence à part.

Quant à la vie de l'âme séparée, Aristote se contente d'une remarque négative qui découle logiquement de sa théorie de la connaissance. En l'absence de la vie sensible, l'âme ne peut plus user de ses concepts abstraits pour se souvenir ou raisonner: «Non reminiscitur autem, quia hoc [°157] quidem impassibile est; passivus vero intellectus est corruptibilis, et sine hoc nihil intelligit anima» [°158].

Ce texte est la difficulté la plus importante opposée à l'interprétation thomiste. Si l'intellect passif est corruptible, il ne reste d'immortel que l'intellect agent: dès lors celui-ci n'est plus une faculté, mais une substance séparée. Tel est le sens préféré par beaucoup [°159].

Cependant Aristote a aussi démontré plus haut que l'intellect passif est immatériel et impassible: en le disant ici corruptible, il se contredirait formellement à quelques pages de son traité. Une telle interprétation est invraisemblable, et elle n'est d'ailleurs nullement nécessaire. Pour l'éviter, il suffit de distinguer deux sens du mot «intellectus passivus». Tantôt il désigne la faculté spirituelle qui connaît la science; tantôt il s'applique à l'ensemble des connaissances moyennes, déjà supérieures à l'expérience des sens externes et qui constituent la matière prochaine des abstractions: comme cette matière possède l'intelligible en puissance, Aristote l'appelle «intellectus passivus», et celui-ci est évidemment corruptible [°160]. Saint Thomas donne une explication semblable: «Passivus intellectus corruptibilis est, id est pars animae quae non est sine praedictis passionibus (amor, odium, reminiscentia, etc.)... pertinent enim ad partem sensitivam. Tamen dicitur intellectus... inquantum aliqualiter participat rationem, obediendo rationi et sequendo motum ejus, ut dicitur in primo Ethic.» [°158].

L'ouvrage De generatione animalium [°161] signale une autre doctrine importante. L'âme humaine étant spirituelle et subsistante, ne peut, comme les autres formes substantielles, être tirée de la puissance de la matière. Elle n'est pas engendrée par les parents, mais elle vient dans le corps du dehors et comme «par la porte» (Θύραθεν). Mais Aristote ne s'explique pas davantage sur cette origine mystérieuse de «ce qu'il y a de plus divin en nous» [°162], selon son expression.

Enfin Aristote enseigne clairement l'unité de forme. L'homme ne possède qu'une seule âme qui est sa forme substantielle, principe d'unité et source commune de ses diverses opérations.

§86). Cette théorie, on le voit, en plusieurs points essentiels reste obscure ou incomplète. Ainsi, la création de l'âme intellectuelle par Dieu, son individuation par son union naturelle à son corps, son immortalité personnelle avec son mode nouveau d'agir dans l'état de séparation. Ces trois thèses sont thomistes et seraient bien nécessaires ici; mais Aristote garde sur elles un profond silence.

«Secundum historiam», on peut soupçonner qu'il penchait vers la théorie de l'éternité des âmes au sens de Platon son maître [°163], ou d'une immortalité impersonnelle qui ne serait pas très éloignée de la théorie adoptée plus tard par plusieurs commentateurs, spécialement par Averroès [§190]; mais il faudrait revenir à l'idée d'un intellect agent, non seulement seul immortel, mais conçu comme une forme séparée non multipliée par la matière et s'unissant pour l'intellection à l'intelligence passive propre à chaque homme, et nous avons vu que, si le texte du De anima peut à la rigueur souffrir cette interprétation, l'ensemble de la doctrine péripatéticienne s'y oppose.

C'est pourquoi «secundum rei veritatem», il faut dire avec saint Thomas que l'âme intellectuelle étant forme du corps, toutes ces conclusions erronées sont contraires aux principes mêmes d'Aristote. Car telle est la valeur remarquable de cette psychologie: elle n'affirme rien positivement qui ne soit appuyé de démonstration scientifique, de sorte que, sans sortir de ses principes mais en les pénétrant plus à fond, le docteur angélique a pu trouver le complément de lumière qui lui manquait. Il semble, conclurons-nous, qu'en ces questions difficiles, Aristote ait préféré l'ignorance à l'erreur.

8. - L'activité humaine ou morale [b10].

§87). La morale d'Aristote, tout en gardant son caractère de science pratique, est intimement liée à la métaphysique et à l'étude spéculative de l'homme [°164]. Elle est en effet dominée par le principe de finalité; et elle trouve son point de départ dans la théorie de l'appétit appliquée à notre volonté. De là découle une morale individuelle et une morale sociale.

A) Théorie de l'appétit.

L'appétit en général peut se définir: «une tendance active de tout être vers son bien»; et comme ce bien n'est autre que la fin, l'expérience nous fait découvrir comme immédiatement évident, le grand principe qui commande toute activité: «Tout agent agit pour une fin».

Dans les êtres corporels, des minéraux jusqu'à l'homme, l'appétit s'explique par une nouvelle application de l'acte et de la puissance. Ces êtres en effet étant limités et imparfaits parce que mélangés de puissance, leur appétit est d'abord un désir de ce qui leur manque: ils tendent à s'actualiser pleinement en atteignant leur bien qui est leur plénitude d'être.

D'ailleurs l'appétit se diversifie avec le degré de perfection des agents. Outre la tendance aveugle des êtres sans connaissance (appétit naturel) il y a dans les connaissants un double appétit qu'on retrouve dans l'homme:

a) La sensibilité, source des passions, qui obéit à la perception sensible d'une manière fatale si elle est laissée à sa propre nature, comme il arrive toujours dans l'instinct animal.

b) Le vouloir, qui se porte au bien présenté comme tel par la raison. S'il s'agit du bien absolu qui répond adéquatement à ses aspirations, la volonté s'y porte nécessairement; mais s'il s'agit d'un bien particulier, son choix reste essentiellement libre. Aristote établit ainsi une théorie ferme et précise de notre liberté psychologique.

La volonté domine l'appétit sensible. Cette domination est assez imparfaite, il est vrai, mais suffisante pour que la volonté impose l'ordre de la raison à l'appétit sensible, ainsi qu'aux autres facultés. Tel est le rôle propre de la volonté, afin de conduire l'homme de l'état imparfait, en puissance, où il naît, jusqu'à sa perfection où il sera pleinement en acte. Or cette activité volontaire et libre étant spécifiquement humaine, constitue l'objet propre de la morale.

B) Morale individuelle.

§88). La fin dernière à acquérir qui commande toute l'activité humaine et en détermine toutes les lois, c'est le bonheur parfait ou la béatitude, constituée par la possession définitive de notre vrai bien. Aristote, après Socrate et Platon, fonde sa morale sur ce principe de finalité; et comme il ignore tout de la vie future, il parle uniquement au point de vue de la vie présente. Mais dans ces limites il détermine mieux que ses devanciers, quel est le véritable bien suprême et quels sont les moyens d'y parvenir.

1) La fin dernière. Avant de préciser quel est le bien supérieur de l'homme, Aristote reprend d'abord la critique de l'hédonisme. Pour lui, le plaisir n'est pas une activité ou un bien spécial qui s'oppose aux autres. Il est, dans les êtres connaissants, le dernier épanouissement de l'activité parvenue à sa perfection. Le plaisir couronne l'activité comme la fleur couronne la plante et la beauté, la jeunesse; il la perfectionne et l'achève. On aura donc autant de plaisirs différents que d'activités diverses; et il faut juger de leur valeur par la valeur des opérations qui les causent. Ainsi le problème revient à chercher l'activité qui donne à l'homme son bien suprême et, par le fait, lui procure son plaisir suprême, sa béatitude.

Aristote identifiant l'acte, la perfection et le bien, affirme d'abord que le sommet de notre vie est l'actuation la plus parfaite de notre faculté la plus noble par rapport à son objet le plus élevé. Or l'homme tient toute sa noblesse spécifique de son intelligence dont l'objet le plus élevé est évidemment la Cause première, source de toutes vérités. La béatitude consistera donc dans la contemplation intellectuelle de Dieu.

Ce bonheur suprême, il est vrai, conçu comme le sentiment de la pleine évolution de l'activité intellectuelle est un idéal presque surhumain, rarement atteint et rarement exercé, alors que la vraie béatitude devrait être perpétuelle. Aristote explique simplement ce fait par l'imperfection de notre nature, puisqu'il «moralise» uniquement pour la vie présente. Il n'abandonne pas son noble idéal, mais il constate non sans quelque pessimisme, la distance qui le sépare de la réalité: «Hommes, dit-il, faisons notre métier d'hommes et contentons-nous d'un bonheur relatif» [°165].

2) Les moyens: la vertu. De plus Aristote n'oublie pas que l'intelligence, cette «participation à la divinité», est, chez nous, forme substantielle d'un corps. En conséquence, il requiert aussi, pour que soit possible et de plus en plus habituelle la contemplation bienheureuse, l'actuation parfaite de toutes les autres facultés, non pas d'une façon absolue, mais chacune à son rang et dans une harmonieuse dépendance hiérarchique.

a) Il faut d'abord la perfection des fonctions végétatives dont le trouble arrête l'activité mentale. Mais elle est l'oeuvre de la nature et l'on doit se contenter de la favoriser par l'acquisition d'un certain bien-être corporel, modéré du reste, évitant à la fois les soucis de la misère et ceux de la richesse.

b) Il faut surtout le fonctionnement parfait de notre vie consciente, oeuvre des vertus morales. Celles-ci sont en effet des dispositions stables ou habitudes (ἕξις) c'est-à-dire un surcroît d'énergie active ou d'actuation acquis par nos facultés libres au moyen d'un exercice répété, afin de pouvoir accomplir parfaitement leurs actes suivant une juste mesure déterminée par la raison. Il ne s'agit pas en effet de tirer le plus d'actes possible de chaque puissance, mais de favoriser le plus possible la contemplation intellectuelle. C'est en ce sens que les vertus morales se tiennent en un juste milieu, c'est-à-dire ont pour rôle de tout mesurer à la fin dernière constamment poursuivie.

Ce rôle embrasse tous les détails de notre vie: activité intellectuelle et volontaire, mouvements des passions, usages des biens extérieurs et rapports sociaux, etc., dans la mesure où ils dépendent de la direction de la volonté libre ou délibérée. Et chacune des manières spéciales de régler une activité en fonction de la contemplation, constitue une vertu spéciale. Aristote en analyse finement l'organisme riche et complexe, insistant spécialement sur l'amitié. Il les rattache aux quatre vertus cardinales comme des espèces à leur genre [°166].

3) La responsabilité: le mal et le devoir. L'homme pour Aristote se trouve donc au début de sa vie morale, dans un état indéterminé, en puissance. Mais il a dans sa liberté le pouvoir de se faire passer à l'acte, de s'élever à l'état bienheureux du parfait ou du vertueux où les bonnes habitudes permettent à sa vie intellectuelle de se déployer pleinement. L'amitié sera alors le dernier achèvement de son bonheur.

L'homme a aussi le pouvoir de refuser la béatitude véritable et de choisir le vice. Mais Aristote semble embarrassé pour expliquer ce cas. Sa théorie précise de la liberté l'empêche de suivre Socrate et Platon qui niaient tout péché volontaire. Il constate une diminution de la liberté sous l'empire des habitudes inférieures comme sont les vices, liant l'âme aux conditions fatales de la matière [°167]. Il ne nie pas cependant la responsabilité, mais il n'en donne pas d'explication philosophique.

Il en est de même pour la question connexe du devoir: avons-nous l'obligation de poursuivre la béatitude? Son langage habituel suppose ou affirme le fait de cette obligation: une philosophie de bon sens ne pouvait rejeter une vérité proclamée par le consentement unanime des peuples même païens. Mais il n'en étudie ni la nature et les limites précises, ni le fondement dernier en Dieu. L'imperfection de sa théodicée, nous le verrons, explique ce dernier point [°168].

Aristote rapproche plutôt l'obligation de la nécessité qui découle de la loi naturelle. Ce qui commande à l'homme la pratique de la vertu, c'est d'abord le bien et la beauté de la vie morale sollicitant la volonté libre; mais c'est aussi le devoir imposé à tout être de réaliser sa propre nature, selon le principe d'ordre et de finalité universelle. Étant donné le fait de la liberté humaine, ce qui est évolution fatale chez les autres êtres, n'est-il pas obligation ou nécessité morale chez l'homme? Ici encore la théorie d'Aristote demeure incomplète plutôt qu'erronée.

C) Morale sociale.

§89). La société est une organisation naturelle parce qu'elle est moralement nécessaire à l'homme pour atteindre sa béatitude. Aristote comme Platon lui assigne pour but de procurer notre bonheur, c'est-à-dire, selon sa théorie, la pleine actuation de la personne humaine. De ce principe, il déduit les conditions et les lois, soit de la famille, soit de la cité. Il corrige les utopies platoniciennes parce qu'il tient compte de l'expérience; sans éviter toute erreur parce qu'il prend comme base d'induction, non seulement la nature individuelle, mais la société païenne avec ses tares.

1) LA FAMILLE. Elle est la première et la plus naturelle des communautés, car elle est l'unité sociale primordiale pour la propagation de l'espèce humaine.

a) Le père en est le chef de droit; il n'a pas de devoir de justice envers ses enfants tant qu'ils sont mineurs, car ils ne sont en quelque sorte qu'une simple extension de sa personne; mais il leur doit un amour tendre et vigilant, afin de pourvoir au développement normal de leur corps et de leur âme.

b) L'épouse, quoique douée d'une intelligence moins parfaite [°169], a des droits nettement définis par la nature même. Elle jouit d'un pouvoir consultatif et délibératif sur les questions familiales, mais ce n'est point à elle à décider et ses fonctions sont uniquement d'ordre intérieur: le soin des enfants et du ménage. Ainsi les vertus qui fondent les relations conjugales sont l'amitié et surtout la justice.

c) L'enfant doit à ses parents, l'obéissance, l'affection et surtout le respect (τιμή) comme aux dieux. La première éducation est familiale, mais sous la surveillance active de l'État.

2) L'ÉTAT. Il faut d'abord noter qu'Aristote, pas plus que Platon, n'a aucune idée de nos États modernes constitués par une nation politiquement organisée. Pour lui, la nation est une simple agglomération de familles, unies seulement par la communauté de race, de langue et de civilisation, comme les grecs. Mais l'État, organisation politique suprême et parfaite, c'est la cité, c'est-à-dire une ville ou bourgade avec ses dépendances, ne dépassant jamais 100 000 habitants, sous peine d'être une foule ingouvernable. Entre les cités, il ne conçoit d'union possible que celle d'une confédération offensive ou défensive, sous l'hégémonie militaire par exemple, de la Macédoine, et respectueuse d'ailleurs des libertés de chacune.

La cité ainsi conçue est le développement naturel de la famille. Elle est un groupement organisé de familles, destiné, non pas à la conquête ou à la guerre ou à la prospérité commerciale ou industrielle, mais uniquement à rendre pratiquement possible l'acquisition de la béatitude dont la complexité exige absolument cette entraide.

Bien plus, avec un réalisme et un pessimisme tout païen, Aristote considère la vertu et la béatitude comme inaccessible à la foule; et dans la cité destinée à procurer ce bien suprême, il distingue deux groupes: les citoyens et les serviteurs.

a) Les citoyens sont les hommes libres que la naissance, l'éducation, les dispositions rendent dignes d'aspirer à la plénitude de la vie intellectuelle. C'est pour leur permettre d'atteindre ce but que l'État a le devoir de tout organiser. Il le fait au moyen des lois sociales qui font connaître à chacun son devoir d'une manière précise et forte, imposent le respect et la pratique de la justice et permettent à l'amitié de s'épanouir sous ses diverses formes. Pour maintenir l'union et la stabilité sociale, l'État devra, en particulier, régler toute l'éducation des enfants, exigeant pour tous une méthode et une instruction uniforme, capable d'inspirer l'amour des institutions de la cité.

Pour réaliser son rôle, il a besoin d'une autorité jouissant du pouvoir de légiférer, de gouverner, de sanctionner. Aristote reconnaît trois formes de gouvernement, qui peuvent selon les circonstances être corrompues et mauvaises, mais aussi rester bonnes et utiles: le gouvernement d'un seul (monarchie), celui des meilleurs ou des élites (aristocratie), celui de l'ensemble des citoyens (démocratie).

Le plus parfait est celui qui s'adapte le mieux au caractère de la cité qu'il régit. La monarchie suppose, soit un peuple habitué à l'esclavage, comme les barbares, soit la présence d'un citoyen suréminent, capable à lui seul, mieux que tous les autres, de comprendre et de réaliser l'oeuvre du bonheur. Hormis ce cas qui est plutôt un rêve, le gouvernement le meilleur pour un peuple libre, est celui où tous les citoyens participent au pouvoir, non pas selon l'égalité stricte des droits, comme en démocratie, mais par une aristocratie modérée. Dans une telle aristocratie, les charges sont réservées à la classe supérieure, plus intéressée au bien commun par ses richesses, plus digne aussi et plus capable de gouverner par ses aptitudes héréditaires et son éducation; mais on laisse un droit de contrôle aux assemblées du peuple. D'ailleurs ce peuple libre qui se gouverne lui-même, n'est jamais qu'une minorité: la plus grande partie des habitants de la cité est constituée par les serviteurs.

b) Les serviteurs: on peut appeler ainsi les hommes qui habitent la cité mais sont exclus par Aristote du rang de citoyen parce que leur condition les rend incapables d'aspirer à la béatitude. Ce sont parmi les hommes libres, les agriculteurs (qui d'ailleurs n'ont pas la possession du sol), les artisans et les commerçants, auxquels il faut ajouter les mercenaires. Ils trouvent en leurs travaux un double empêchement: par eux ils sont privés des loisirs nécessaires à l'acquisition de la science; et ils y prennent des habitudes grossières qui les rendent incapables à la longue de s'élever à la vertu.

Parmi les serviteurs, il y a surtout les esclaves. Aristote justifie cette institution païenne comme répondant à une nécessité de la condition humaine; car il y a des travaux inférieurs avilissants qui demandent des ouvriers inférieurs: la nature les fournit par l'esclavage. L'esclave en effet, est un homme qui par naissance est presque dépourvu d'intelligence. Il est reconnaissable à certaines marques physiques, comme sa vigueur toute animale, son corps courbé vers la terre, etc.; sa vocation obligatoire et la plus conforme à ses intérêts est d'obéir. Il se recrute avant tout chez les barbares faits prisonniers à la guerre, car il serait injuste de réduire à l'esclavage des hommes nés libres.

Le maître n'a pas vis-à-vis des esclaves de devoir de justice, ni d'amitié. Aristote lui recommande cependant la douceur et la modération et lui permet de les aimer en tant qu'ils sont hommes; mais la conduite des esclaves exige une extrême prudence.

§90). Cette morale malgré ses mérites doit être corrigée à deux points de vue:

1) Au point de vue surnaturel, d'abord. Pour déterminer les droits de l'État dans l'éducation, l'instruction et la religion, il faut tenir compte du fait de l'Église et de ses droits imprescriptibles en ces matières. L'homme ayant une destinée surnaturelle, sa vie morale et religieuse relève désormais de la société fondée par Jésus-Christ pour le conduire au ciel. Le Sauveur a enlevé à l'État en ce domaine, l'autorité souveraine et le droit de législation qu'il aurait pu, aux yeux de la seule raison, légitimement revendiquer [°170]. L'État reste souverain, mais dans l'ordre du bien temporel.

De même, en basant sa théorie de l'esclavage sur la coutume de son temps, Aristote ignorait qu'une telle décadence était la conséquence du péché originel. Ce qu'il voulait justifier n'était pas une institution de la droite raison, mais une dégradation de la nature humaine.

2) Enfin même au point de vue naturel, sa morale porte le poids de son ignorance de la vie future: car en droit il est possible de démontrer par la pure raison, que la béatitude n'est pas pour cette vie, mais pour l'âme séparée du corps ayant achevé le temps de son épreuve [°171]. Par là seraient corrigées tant d'injustices terrestres, Dieu se réservant dans l'au-delà, de rendre à chacun châtiments et récompenses selon ses mérites. Il est vrai qu'Aristote ignorait aussi ces jugements de la divine Providence.

Bref, il n'arrive à construire qu'une morale tronquée, orientée vers un idéal terrestre, au service d'une humanité dégénérée par le péché. Il en vient ainsi à concevoir une cité où vit une minorité d'heureux auxquels est subordonnée la foule des serviteurs, comme «instruments animés» nécessaires ou utiles au progrès des hommes libres vers la plénitude de la vie humaine dans la contemplation de la vérité.

Ce pessimisme d'un philosophe si judicieux prouve la haute convenance et la nécessité morale des dogmes de la Foi catholique. Ces dogmes rétablissent parfaitement l'équilibre et relèvent la dignité de la personne humaine, même chez les plus déshérités, par les promesses de la vie future et surtout par la rédemption de Jésus-Christ offrant à tous indistinctement le moyen de conquérir la béatitude céleste.

9. - L'oeuvre humaine ou l'art.

§91). Pour que la nature humaine soit pleinement intelligible en elle-même et en toutes ses propriétés, il faut aborder l'étude scientifique d'un troisième groupe d'opérations humaines. En effet, entre les opérations purement intellectuelles dont les règles sont données en logique, et les opérations subjectives tendant à la béatitude, dont les règles sont données en morale, il y a les opérations objectives tendant à mettre la beauté dans les choses extérieures, dont les règles sont étudiées dans les traités artistiques. Aristote n'a pas manqué de fonder cette nouvelle science qui est l'esthétique; il la subdivise même en deux sciences spéciales: la poésie et la rhétorique.

1) Esthétique. Aristote n'étudie pas le beau en lui-même, mais plutôt l'art qui exprime la beauté. L'art est une vertu intellectuelle essentiellement pratique, dont le rôle primordial est l'imitation du réel, de la nature physique ou du monde moral. Mais l'imitation artistique n'est pas pure copie: elle doit se prendre dans le sens d'expression, de signification, en s'efforçant de synthétiser et d'achever les caractères dispersés ou incomplets dans les choses. C'est pourquoi Aristote reconnaît à la parole humaine le maximum d'imitation, c'est-à-dire d'expression du réel avec toutes ses nuances.

Le but de l'art est le plaisir esthétique qui est avant tout intellectuel, mais aussi sensible. On le constate spécialement dans la «catharsis» où l'âme, admirant dans une oeuvre d'art ses propres passions, s'en trouve délivrée et apaisée «comme si l'oeuvre entendue avait donné l'occasion de s'écouler au trop plein des émotions» [°172].

2) Rhétorique. Elle se rattache à la logique: elle est l'art de persuader par les discours. Elle se sert donc surtout des principes probables reçus de tous; elle use principalement de l'enthymème comme l'opinion, et aussi de l'induction au sens large, procédant par des exemples. Elle règle l'emploi des lieux dialectiques en tenant compte des conditions propres du discours.

3) La poésie. Aristote avait composé un traité général; mais il ne nous en reste qu'un fragment sur la tragédie où il donne d'excellentes règles de composition littéraire sur l'importance de l'action et de son unité, sur la valeur des caractères, du style, etc.

Avec ses traités artistiques, Aristote ferme le cycle des sciences spéciales destinées à nous faire pleinement connaître la nature sensible, y compris l'homme en tous ses détails. Mais toutes ces richesses multiples et changeantes ne peuvent pleinement s'expliquer par elles-mêmes. Il reste à faire un dernier effort au philosophe, s'il veut rendre tout intelligible. Il doit s'élever au-dessus de la nature (d'où le nom de métaphysique [°173]) jusqu'à la cause première, explication de tout le réel.

10. - La métaphysique ou théologie.

§92). Aristote démontre l'existence de Dieu et en déduit scientifiquement les attributs.

A) Existence de Dieu.

1) Aristote présente d'abord une preuve populaire, basée sur l'ordre du monde et les causes finales. Il a le sentiment très vif de la hiérarchie des essences disposées comme une armée selon leur degré de perfection [°174]. Or, on rencontre dans la matière première le degré infime de perfection dans la négation totale d'actualité: l'ordre serait inachevé s'il n'existait, comme pendant, un sommet de perfection avec négation totale de potentialité: c'est Dieu, l'Acte pur.

De plus cet ordre admirable est l'oeuvre de la finalité, tendance constante vers le meilleur et le plus parfait. Or, une telle tendance serait elle aussi inachevée et incompréhensible, s'il n'y avait pas pour y répondre une suprême perfection, un Acte pur.

2) La preuve scientifique est la célèbre voie du mouvement démontrant l'existence d'un premier moteur immobile. L'argument, longuement développé au VIIIe livre des Physiques, comporte une triple étape:

Première étape: Nécessité générale d'un moteur. On constate du mouvement dans l'univers et spécialement les révolutions célestes qui constituent l'unité du cosmos. Or, tout ce qui est mû est mû par un autre appelé moteur: car le mouvement est une réception d'acte, et le mobile en puissance ne peut sans absurdité se donner l'acte qu'il n'a pas.

Il y a donc un moteur actionnant l'univers.

Deuxième étape: Nécessité d'un premier moteur. Si le moteur qui explique le mouvement du monde est lui-même mû, il doit l'être évidemment par un autre, et ainsi de suite. Mais dans une série de moteurs, il faut nécessairement s'arrêter à un premier qui possède en acte la perfection à communiquer; car remonter à l'infini, c'est supprimer la source en déclarant que tous les mouvements sont en puissance, puisqu'ils sont tous reçus: ἀνάγχη στὴναι. Il faut s'arrêter, répète Aristote.

Il y a donc un premier moteur qui ne reçoit pas le mouvement d'un autre: le Moteur immobile.

Troisième étape: Nécessité de l'Acte pur. Quel est ce premier Moteur? Platon en avait déjà montré la nécessité; mais il le concevait comme l'Âme du monde, immobile seulement dans sa partie supérieure, dans son intelligence, contemplant indéfectiblement les Idées éternelles. Mais par sa partie inférieure, l'Âme royale, comme toute âme, était principe de son propre mouvement et par lui, commandait l'harmonieux mécanisme des multiples mouvements de l'univers. Aristote critique et rejette cette conception; mais s'il n'admet pas le monde idéal dont l'absolue réalité serait le fondement des sciences, il garde la conviction que la dernière raison d'être de tout doit posséder cette plénitude de perfection, et il l'attribue au seul vrai Dieu. Déjà la preuve populaire le faisait pressentir en concluant à l'existence de l'Acte pur; mais Aristote veut démontrer scientifiquement cette thèse importante. Il croit y réussir sans prendre le chemin platonicien et par la seule voie du mouvement, mais grâce au détour de l'éternité des révolutions célestes. Ayant donc démontré cette éternité [§79], il raisonne ainsi:

	Une énergie infinie doit être pleinement dégagée de toute
	matière, de toute quantité, ou de toute puissance qui la
	limiterait.

	Or le premier moteur possède une énergie infinie; car il
	produit un mouvement éternel qui, n'ayant de limites, ni par
	son début, ni par son terme, est infini; et il faut que la cause
	soit proportionnée à son effet.

	Donc le premier moteur est un acte pleinement dégagé de
	toute puissance. Il est l'Acte pur, la Perfection même
	subsistante.

B) Attributs de Dieu.

§93). Après avoir établi l'existence de cette sublime réalité, Aristote, pour construire une vraie science théologique, s'efforce d'expliciter, par déduction, les propriétés qui lui conviennent. Il trouve ainsi une double série d'attributs: les uns négatifs, découlant de l'absence de puissance; les autres positifs, appartenant à l'Acte pur et manifestant son rôle.

1) Attributs négatifs:

a) Dieu est IMMATÉRIEL et par conséquent inaccessible aux sens; ce qui est évident, la matière étant puissance.

b) Il est IMMUABLE, c'est-à-dire impassible et immobile: car tout mouvement suppose le passage d'une puissance à un acte.

c) Il est SIMPLE, Aristote dit: «sans grandeur», sans quantité ou indivisible, c'est-à-dire qu'il possède en soi cette unité parfaite de simplicité qui exclut l'unité de composition propre aux êtres matériels.

d) Il est UNIQUE et distinct très clairement de tout autre, et spécialement du monde, par sa perfection suprême et solitaire.

Aristote donne deux raisons pour cette unicité. La première se prend de l'ordre du monde: celui-ci, remarque-t-il, est nécessairement unique, si l'on se rappelle la théorie des lieux naturels; car, supposé un autre système que le nôtre, tous les éléments lourds se rejoindraient en un seul centre, tous les légers gagneraient l'extrémité et nous retrouverions notre unique univers. Or l'unité de l'effet prouve l'unité de la cause.

Deuxième raison: l'Acte pur est nécessairement unique, car il est pleinement exempt du principe de multiplicité qui est la puissance. Bien que cette raison soit plus décisive et plus directe, Aristote y insiste moins; et le motif semble être son explication du polythéisme [°175].

2) Attributs positifs:

a) Dieu est ÉTERNEL, d'abord parce que son rôle est de mouvoir éternellement; ensuite parce qu'il faudrait, pour expliquer sa naissance, une cause supérieure, alors qu'il est la cause première.

b) Il est la PERFECTION et la BONTÉ absolue. L'acte en effet est synonyme de perfection et Dieu est l'Acte pur. Et comme le bien n'est que la perfection jouant le rôle de fin capable de combler tout désir et tout appétit, Dieu qui est par sa perfection la fin dernière de l'univers, est donc aussi le Bien suprême.

C) Il est ESPRIT et INTELLIGENCE, d'abord parce qu'il est l'Ordonnateur du cosmos; et selon le principe d'Anaxagore et de Socrate, l'intelligence seule est source de l'ordre. Ensuite, il faut attribuer à l'Acte pur la plénitude de ce qu'il y a de plus parfait ici-bas: or cet être le plus parfait est l'homme dont la noblesse est dans la vie spirituelle: l'intelligence.

Mais Dieu doit posséder l'intelligence suprême, sans aucune des imperfections que nous constatons en nous, puisqu'il n'y a dans son actualité aucun mélange de puissance. Et Aristote précise avec une remarquable profondeur les conditions de l'intelligence divine quant à son objet, et quant à son exercice. Le seul objet, dit-il, qui soit capable de spécifier l'Intelligence suprême, et d'être proportionné à la plénitude de son acte, c'est l'Être suprême lui-même: l'objet propre de la pensée de Dieu, c'est Dieu lui-même. Quant à l'exercice de cette pensée divine, il faut en exclure tout passage de la puissance à l'acte, comme toute composition et distinction réelle qui exigerait un élément potentiel. C'est pourquoi il faut nier en Dieu toute distinction entre substance et faculté intellectuelle (c'est par son essence qu'il connaît); entre faculté et opération (jamais l'ignorance n'a précédé en lui la science); et entre science habituelle et contemplation actuelle (sans interruption comme sans fatigue, il est la pensée en plénitude d'exercice).

Dieu doit donc se définir: Νόησισ νοήσεως νόησις [°176].

d) Il est le VIVANT parfait, car l'intellection est une vie et la plus noble des vies.

e) Enfin il est la BÉATITUDE suprême, car en se contemplant, il trouve le repos plénier dans l'éternelle et immuable possession du bien suprême, puisqu'il est lui-même ce bien.

3) Rapports avec le monde. La thèse d'Aristote se résume ainsi: Sans créer ni connaître le monde, Dieu en est la Providence (mais au sens impropre) parce qu'il en est le Premier moteur et la fin dernière.

a) Pour Aristote comme pour ses prédécesseurs, l'univers est un donné dont on ne cherche pas à expliquer l'existence ni la durée: Dieu intervient seulement comme raison d'être de l'ordre et du mouvement.

b) Non seulement Dieu ne crée pas le monde, mais selon Aristote il ne le connaît pas. En effet, toute connaissance étant l'acte par lequel le connaissant s'identifie (dans l'ordre idéal) avec l'objet connu, elle mesure nécessairement sa perfection sur la perfection de l'objet: c'est par lui qu'elle se spécifie. Or le monde est un être essentiellement imparfait et changeant. Donc si la connaissance divine avait pour objet l'univers, elle deviendrait aussi imparfaite et variable, ce qui est contraire à sa perfection suprême.

Il faut en conclure que Dieu n'est pas Providence au sens propre, puisque cet attribut exige la connaissance parfaite de toutes créatures et la bienveillance délibérée qui leur procure le bien.

Il faut conclure aussi que Dieu ne meut pas le monde d'une façon consciente et libre, ce qui supposerait qu'il le connaît. Cependant, il reste en contact avec lui, puisque, d'après la preuve même de son existence, il en est le premier moteur. Voici, semble-t-il, la pensée d'Aristote:

Par sa perfection même, comme les autres causes naturelles nécessaires (par exemple, comme le feu chauffe l'eau), Dieu est cause efficiente du mouvement éternel et immuable du premier ciel, dont la régularité et l'excellence conviennent seules à l'éminence de l'Acte pur; ainsi se justifie l'opinion commune qui localise Dieu dans le premier ciel, bien qu'il n'ait pas de lieu au sens propre.

Dieu ne meut immédiatement que la première sphère; mais par son intermédiaire, il détermine tous les autres mouvements célestes et terrestres, accidentels et substantiels, comme les générations des vivants, etc. Or cette causalité universelle ne s'exerce pas au hasard, mais selon la loi naturelle de la finalité par laquelle chaque être dans tous les détails de son évolution tend vers l'Acte pur comme vers son idéal et sa fin suprême. Ainsi Dieu reste source première et dernière explication de tout le bien de l'univers, et en ce sens impropre il en est la Providence.

4) Religion d'Aristote. L'idée qu'on se fait de Dieu commande la conception de nos rapports avec lui ou de la religion. Aristote ne rejette pas absolument le polythéisme païen, car il considère toute ancienne tradition comme dépositaire d'un fond de vérité; mais plus hardiment encore que Platon, il en donne une interprétation rationaliste. Il fait donc, des multiples dieux, des intelligences séparées chargées de mouvoir chacune des sphères que contient le ciel selon son système astronomique. Êtres spirituels et invisibles, ces intelligences sont présentées comme autant de formes pures; elles sont finies et subordonnées, car dans l'accomplissement de leur office, elles se règlent sur la contemplation de l'Acte pur où elles trouvent leur inaltérable béatitude. Mais Aristote n'a pas su, comme saint Thomas, utiliser la distinction réelle entre essence et existence pour réserver à Dieu le rang absolument unique d'Acte pur; et ces moteurs des astres apparaissent comme de multiples actes purs [°177]. Il y en a 47, selon le nombre des sphères établi par les astronomes [°178].

L'excellence de Dieu et sa perfection suprême appellent de notre part l'adoration et le respect le plus profond (τιμή) qui s'étendra naturellement aux autres dieux. La religion du sage n'exige pas d'autres vertus, car l'immutabilité et la Providence divine telles qu'il les comprend, enlèvent tout fondement à la prière et à la reconnaissance. Celles-ci restent d'ailleurs permises au peuple; et tous doivent se conformer aux rites traditionnels de la cité.

§94). Ce qui fait l'éminente valeur de cette théodicée, c'est que toutes les thèses explicitement démontrées sont, ou pleinement vraies (comme la théorie des attributs de Dieu), ou sans erreur positive, même si elles sont gravement incomplètes (comme celle des rapports entre Dieu et le monde).

S'agit-il en effet, de la connaissance divine, Aristote en démontre efficacement [°179] un caractère essentiel: son indépendance de toute influence externe. Sa thèse cependant doit être complétée. La connaissance, dit-il, mesure sa perfection sur celle de l'objet. - S'il s'agit de l'objet propre spécificateur, c'est vrai: aussi, l'intelligence divine n'a d'autre objet propre que Dieu lui-même. - S'il s'agit d'objets secondaires, ce serait vrai encore pour une intelligence passive qui connaît l'objet en lui-même et en reçoit son idée, comme la nôtre. Mais s'il s'agit d'une intelligence active qui connaît dans son principe, c'est-à-dire en soi-même, l'objet extérieur qu'elle crée, il faut le nier; et c'est ainsi que Dieu a la science des moindres détails de l'univers, passés, présents et futurs.

En résumé, Aristote démontre que Dieu ne connaît pas le monde COMME NOUS et cela est vrai, dit saint Thomas, car il le connaît mieux que nous.

De même, quelques historiens [°180] pensent que le Dieu d'Aristote est seulement cause finale parce que, outre qu'il ne connaît pas le monde, la causalité efficiente exigerait un contact, source de réaction contraire à l'immutabilité de Dieu: c'est la fin qui meut sans être mue. Mais saint Thomas et la plupart de ses disciples pensent avec raison qu'en présentant Dieu comme fin dernière, Aristote ne détruit pas, mais complète sa démonstration précédente où Dieu apparaît comme cause motrice ou efficiente [°181].

Il faut reconnaître cependant en cette théodicée, de graves imperfections. La source en est dans son point de départ trop restreint. Aristote, par réaction peut-être contre Platon, s'est trop attaché au seul aspect physique du problème de Dieu. Il cherche trop uniquement la cause suprême du devenir et même du seul mouvement local dont il faut trouver le premier moteur. Aussi, en dehors des révolutions éternelles du premier ciel, tout le reste semble échapper à Dieu et ne se rattacher à lui que comme à une cause finale et presque à un idéal abstrait [°182]. De là aussi ces graves déficiences dans la conception de la science et de la Providence divine comme de son action sur le monde: celle-ci semble être une causalité naturelle et nécessaire plutôt qu'une direction volontaire et libre.

Aristote n'a pas su s'élever ici au point de vue pleinement métaphysique où Platon, par sa doctrine de la participation, l'invitait à monter afin de concevoir Dieu comme l'Un et le Parfait, dernière raison d'être du multiple et de l'imparfait, c'est-à-dire comme cause non seulement du devenir, mais de l'être, non seulement motrice, mais créatrice [°183]. Il faudra attendre l'assimilation du péripatétisme par les philosophes chrétiens [°184] pour que sa théodicée s'enrichisse des traités de la Création et de la Prémotion, de la Science et de la Providence, de la Liberté divine, de l'Exemplarisme et de Dieu Loi éternelle et suprême Rémunérateur que n'a pas soupçonnés le philosophe païen; et dans cette voie, c'est le courant platonicien qui s'est approché le plus près de la vérité.

§95) CONCLUSION. De tous les efforts tentés par l'hellénisme pour conquérir la sagesse, le péripatétisme est certainement le système le plus achevé. S'il n'est pas le plus brillant, il est le mieux équilibré, répondant le mieux à un idéal taillé à l'humble mesure de notre pure raison. Aristote nous donne ainsi une synthèse où toutes les sciences sont pleinement unifiées, parce qu'il a su trouver le point central et unique où s'harmonisent les deux tendances fondamentales de l'esprit humain: tendance positiviste, insistant sur les richesses de l'intuition sensible; tendance idéaliste, insistant sur la puissance de l'intelligence pour atteindre l'absolu. Aristote voit clairement que le caractère abstractif de notre raison ne lui permettra de conquérir la pleine vérité, c'est-à-dire la science, qu'en gardant continuellement contact, directement ou indirectement, avec l'expérience.

Au fond, il se rend exactement compte de la force et de la faiblesse de son esprit: Faible, il s'astreint à une méthode rigoureuse, donc lente et traditionaliste, critiquant chaque détail, s'appuyant sur les efforts de ses devanciers et prouvant chaque affirmation nouvelle. Fort, il a l'ambition de résoudre tous les problèmes de l'univers et il applique sa réflexion avec la même confiance aux réalités les plus humbles de la terre comme aux perfections les plus sublimes de Dieu.

Malgré tout cependant, il penche vers le positivisme. Car, soit par réaction contre Platon, soit par la faiblesse de toute raison laissée à sa nature, il n'a résolu que très imparfaitement les problèmes essentiels de la métaphysique: Dieu, l'âme, le bien. Il est avant tout physicien: il s'attache à explorer toutes les richesses de la nature, créant pour l'interpréter, de multiples sciences qu'il complète par un vaste système d'opinions probables.

Aussi ses disciples immédiats durant deux ou trois siècles, ne furent guère que des physiciens. Seule sa logique connut un succès sans éclipse: très estimée des stoïciens [§101], adoptée par le néoplatonicien Porphyre [§122], on la trouvait parmi les manuels des écoles de rhétoriques au temps de saint Augustin [§144]; la traduction latine de Boèce [§198] la transmit aux premiers scolastiques qui, du VIIe au XIIe siècle ne connurent guère autre chose d'Aristote.

Mais l'héritage métaphysique du péripatétisme sera recueilli par les syriens [§180] qui le transmettront aux arabes, et par eux Aristote fera son entrée, à la fin du XIIe siècle et au XIIIe siècle, dans les écoles d'Occident. Il y déterminera une intense fermentation intellectuelle et marquera puissamment de son empreinte la philosophie chrétienne de la scolastique. N'est-il pas permis de voir une intention providentielle dans ce rôle extraordinaire d'une sagesse païenne, élaborée de longs siècles avant Jésus-Christ et devenue, depuis le Moyen Âge et jusqu'à nos jours [°185], un instrument parfaitement adapté aux travaux des théologiens de l'Église catholique?

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