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§96). Après Platon et Aristote, le progrès de la pensée païenne ne se soutint pas. Les disciples qui continuèrent à enseigner au Lycée et à l'Académie ne surent ni approfondir, ni même comprendre la haute doctrine métaphysique laissée par leurs Maîtres et nous trouvons six siècles de décadence, riches en auteurs secondaires, disciples et commentateurs, nombreux mais peu importants.
Cependant cette seconde période n'est pas entièrement privée de valeur philosophique, car elle a un second caractère: celui de transition. Elle constitue une évolution providentielle, entre Aristote, le pur rationaliste, n'admettant que notre raison naturelle comme source de vérité, et saint Augustin le mystique, réalisant avec le secours de l'Esprit de Sagesse, le nouvel idéal d'une philosophie chrétienne servante de la Foi, dont la scolastique et le thomisme ne seront que le plein épanouissement.
Or cette distance est franchie en deux étapes: 1) On passe de la métaphysique à la morale, mais en gardant la nature humaine comme idéal. 2) On passe de la morale à la mystique [Sur le sens de ce mot, cf. §120], en soumettant l'homme à la religion. Chacune de ces étapes est accomplie par un certain nombre de penseurs qui ne manquent ni d'originalité, ni d'influence sur l'évolution de l'esprit humain. D'où les deux chapitres de cette période:
Chapitre 1: Transition morale. (d'Aristote à Marc-Aurèle)
Chapitre 2: Transition mystique.
La succession de ces deux étapes n'est pas strictement chronologique, et la fin de la première est contemporaine du début de la seconde. Ainsi, la transition morale se développe depuis Aristote (mort en 322) jusqu'à Marc-Aurèle (121-181), l'Empereur philosophe; - tandis que la transition mystique s'étend de Philon, contemporain de Jésus-Christ (40 av. - 40 ap.) jusqu'à Proclus (mort en 487), le dernier disciple remarquable de Plotin.
b11) Bibliographie (sur la troisième période)
§97). Le retour aux préoccupations strictement morales qui avaient déjà caractérisé l'oeuvre de Socrate, s'explique par la situation générale de la société grecque à la fin du IVe siècle. Il semble en effet que le grand ressort de l'esprit philosophique, comme de la noblesse morale des anciens grecs, fut leur patriotisme: amour de la liberté, dévouement à la prospérité de la patrie, non pas étendue à la nation, mais concentrée dans la cité. Ainsi naissaient les vaillants généraux pour la défendre, les orateurs puissants pour la gouverner, les littérateurs célèbres pour orner ses fêtes, et les grands philosophes pour former son intelligence et lui fournir les meilleures lois sociales.
Or, à partir du IIIe siècle, les «cités» grecques, conquises par Alexandre, perdent leur indépendance. Elles passent des rois de Macédoine aux rois de Pergame, de Syrie ou d'Égypte, mais elles ne font que changer de servitude en attendant la servitude définitive de Rome. L'âme païenne n'étant plus soutenue par le patriotisme, se replie sur elle-même et s'abandonne à la décadence; car elle ne songe pas d'abord à s'appuyer sur la religion dont la force est brisée avec celle de la cité dont elle faisait partie intégrante. L'unique but des philosophes est d'assurer aux individus la paix et le bonheur au milieu du malheur des temps: de là chez eux le désintéressement pour les spéculations métaphysiques et même physiques et la prédilection pour les problèmes moraux; de là aussi l'absence d'esprits supérieurs et les trois caractères qui marquent cette époque du sceau de la décadence:
1) Le matérialisme. Incapables de saisir les thèses métaphysiques de Platon ou d'Aristote, les esprits les plus élevés de ce temps s'obstinent à considérer comme seuls réels, les corps et les biens corporels, et comme seule valable, la connaissance sensible.
2) L'égoïsme. C'est le défaut dominant: tous les systèmes, malgré leurs oppositions radicales, se rejoignent ici. Ils ne s'adressent qu'à l'individu et se proposent uniquement de le conduire à l'ATARAXIE [°186], paix de l'âme et absence de trouble où chacun trouvera son bonheur personnel sans aucun idéal politique ou social.
3) Le naturalisme. Privé de toute aide religieuse, c'est dans les seules ressources de la raison et de la liberté humaine que l'on cherche le bonheur; on ne s'occupe de Dieu que pour le nier, le rabaisser au rang des êtres corporels ou tout au plus, l'identifier à l'homme.
Ce naturalisme pourtant, est aussi l'occasion d'un progrès. En considérant l'homme comme tel, la philosophie devient internationale et cosmopolite: elle s'adresse indifféremment à tous les hommes de l'univers comme l'empire d'Alexandre et de Rome. C'est pour cela sans doute qu'elle fut adoptée par les premiers penseurs romains, épris d'universalisme. D'ailleurs le génie latin, plus pratique que spéculatif, recueillit naturellement cette impulsion vers les questions morales et la prolongea jusqu'au IIe siècle après Jésus-Christ.
Mais ces caractères communs n'empêchent pas la multiplicité et la diversité des systèmes. On distingue nettement trois courants de doctrines parallèles: le stoïcisme, l'épicurisme, et le scepticisme; à ce dernier peuvent se rattacher, à divers titre, les académiciens, les éclectiques et même les péripatéticiens décadents.
Il est remarquable que la triple source de ces théories remonte, par delà Aristote et Platon, jusqu'à Socrate: car les dialogues de ce dernier n'avaient pas suscité seulement les deux grands disciples, mais aussi plusieurs écoles secondaires qui restèrent attachées au seul point de vue moral (petits socratiques). Les trois principales sont:
1) Les cyniques, fondés par Antisthènes, illustrés par Diogène, et dont les leçons d'indépendance inspirèrent le stoïcisme.
2) Les cyrénaïques, fondés à Cyrène par Aristippe, dont l'hédonisme revit dans l'épicurisme.
3) Les mégariques, fondés par Euclide de Mégare [°187], dont la dialectique «héristique» ou disputeuse engendra le scepticisme.
Ce chapitre aura donc trois articles:
Article 1: Le Stoïcisme.
Article 2: L'Épicurisme.
Article 3: Le Scepticisme.
b12) Bibliographie spéciale (Le stoïcisme)
§98). Le stoïcisme fut fondé par ZÉNON de Cittium, en Chypre (336-264). D'abord négociant comme son père, un naufrage en le ruinant, décida de sa vocation philosophique. Il vint à Athènes et suivit les leçons de Cratès de l'école cynique; puis, après avoir entendu plusieurs autres maîtres, il fonda lui-même une école sous le portique du Pécile, un des plus beaux d'Athènes: de là le nom de philosophie du Portique (στοά) ou stoïcisme, donné à sa doctrine. Arrivé à un âge avancé, il se suicida, conformément à ses principes.
Le stoïcisme rallia un grand nombre d'esprits supérieurs et connut une brillante destinée dans le monde romain dont la noblesse hautaine semblait née stoïcienne. Les principaux furent: Cléanthe (300-232) successeur de Zénon à l'école d'Athènes; Chrysippe (282-204) puissant dialecticien, appelé le second fondateur du stoïcisme; Posidonius (135-51) savant encyclopédiste; Sénèque (4 av. J.-C. - 65 apr. J.-C.) qui se montre dans ses Lettres, casuiste ingénieux, fut précepteur de Néron et ami de Caton et de Thraséas; Epictète (mort en 117 apr. J.-C.) esclave affranchi [°188] qui vécut sa philosophie avant de la livrer, comme Socrate, en ses Entretiens; et l'empereur Marc-Aurèle (121-180) qui adoucit Epictète en ses Pensées.
Définition. - Le STOÏCISME est la morale de l'effort ou de la tension, nécessaire pour atteindre le bonheur suprême (ataraxie) placé exclusivement dans la vie selon la nature raisonnable [°189].
Cette définition montre que le point de vue moral est ce qui unifie toutes les spéculations des stoïciens. Ces philosophes cependant, s'efforcent plus que d'autres en ce temps, de fonder leurs règles de conduite sur une théorie générale de la nature humaine et du monde. Si on cherche la source de leur conception du bonheur, on la trouve dans leur manière de comprendre la vie selon la raison en un sens panthéiste; et ce panthéisme lui-même est un effet de leur matérialisme, impuissant à mieux expliquer l'ordre du monde. Ainsi le principe stoïcien a sa source en physique et s'applique ensuite, soit dans l'ordre intellectuel, soit dans l'ordre moral: de là, trois paragraphes:
1. Source du principe stoïcien: Conception panthéiste
et matérialiste de la vie selon la raison, ou la
Physique.
2. Conséquence spéculative: Logique et science.
3. Conséquence pratique: Morale.
Conception panthéiste et matérialiste de la vie selon la raison. La Physique.
§99). «Suivre la nature»: tel est le précepte essentiel par lequel le stoïcisme prétend nous conduire à l'indépendance du bonheur. Pour comprendre le sens de cet adage, il convient d'étudier la nature universelle dont l'homme n'est qu'une partie. Nous la verrons animée d'un Logos divin, unifiant les divers êtres en une harmonieuse hiérarchie.
A) Le Logos divin.
Les stoïciens ont repris dans leur physique bon nombre de profondes théories enseignées par leurs devanciers, surtout Platon et Aristote; ils conservent souvent le vocabulaire mais en rabaissant toujours la doctrine au niveau de leur décadence, par une interprétation matérialiste.
1) Ils reconnaissent d'abord ce principe célèbre depuis Anaxagore, que l'ordre de l'univers exige l'action d'une intelligence; et ils prouvent, par cette excellente voie, l'existence de Dieu. Avec Platon, ils le conçoivent comme l'Âme universelle, et par conséquent, unique, intelligente et sage, organisant le monde en l'informant. C'est pourquoi ils l'appellent le Logos Spermaticos [°190], c'est-à-dire la Raison génératrice d'ordre, de beauté et de bonté.
2) Le principal attribut de Dieu est la PROVIDENCE: car il opère sans cesse l'organisation progressive de l'univers, ce qui suppose à la fois, et la science parfaite de tous les événements qu'il conduit, et l'influence efficace de son action pour répandre partout le bien et la perfection. Mais cette action bienfaisante se déploie suivant des lois immuables et nécessaires, semblable au déroulement intellectuel des conclusions à partir d'un principe: en cela encore, Dieu est conçu comme un Logos. On peut dire cependant qu'il est libre, parce que cette nécessité vient du fond même de sa nature, sans qu'il subisse aucune contrainte d'êtres extérieurs à lui, puisqu'il n'y en a pas. Contre les épicuriens, les stoïciens défendaient vigoureusement la Providence, mais en ce sens fataliste qui en détruit la vraie notion.
3) Cependant, il faut aussi que Dieu soit CORPOREL pour jouer son rôle d'organisateur, car il est inconcevable qu'un pur esprit agisse sur la matière. Les stoïciens tiraient cette conclusion des théories physiques d'Aristote sur la cause efficiente, résumées dans le double adage: «Agens non agit in sibi simile. - Omne agens agit simile sibi». La causalité exige, non seulement que le patient soit privé de la perfection qu'il reçoit et ainsi soit différent de l'agent, mais aussi qu'il ait une certaine similitude de nature avec l'agent afin de recevoir son contact. Les stoïciens déduisaient de là leur grand principe d'analogie universelle. Puisque tous les êtres de l'univers agissent les uns sur les autres, comme le montre leur ordre harmonieux, ils jouissent tous, sous leurs diversités individuelles, d'une identité foncière de nature: ils sont tous, sans exception, corporels et matériels. C'est pourquoi Dieu, l'Être suprême, sera le plus subtil des corps, le feu; et synthétisant des attributs contradictoires, le Logos sera, comme disait Héraclite, le Feu Intelligent.
4) Pour préciser l'action de Dieu sur le monde, les stoïciens proposent la double théorie du panthéisme et des palingénésies [°191]:
a) Le Panthéisme. Bien que Dieu soit un corps, il ne se juxtapose pas au monde, mais s'y unit par compénétration. Il s'infiltre pour ainsi dire en lui, de sorte que le résultat soit moins un composé qu'un être unique doué de deux aspects: aspect formel et divin, de perfection, d'activité, de vie; aspect matériel, d'imperfection, de variété, de changement; mais entre les deux aspects, il ne semble y avoir qu'une distinction de raison. C'est la thèse du mélange total: χράσις δἰ ὅλον, que les stoïciens appliquaient à tous les corps. Si on leur opposait l'expérience si claire de l'incompénétrabilité qui semble bien une propriété naturelle des corps, ils invoquaient d'autres faits en leur faveur, comme le mélange des liquides et leur filtrage à travers des lames très minces [°192]. Mais ils n'insistent pas sur la valeur spéculative de leurs théories et ne paraissent pas s'apercevoir de leurs nombreuses contradictions. Ce qui est certain, c'est qu'ils affirment l'identité absolue de Dieu, conçu comme l'Âme universelle, avec chaque être de la nature, conçu comme une partie ou un membre particulier du corps divin.
b) Les Palingénésies périodiques. L'activité qui est le propre de tout être parfait et spécialement de Dieu, devient, en ce système matérialiste, une tension, un effort qui n'est jamais infatigable. Aussi, le Feu divin, arrivé au point extrême de tension où l'univers entier n'était qu'un immense brasier, dut-il, après quelque temps, se relâcher, se détendre comme pour se reposer: de là naquirent la multiplicité et l'ordre actuel, parce que les parties plus denses se sont rassemblées en un point central (Terre) tandis que les plus subtiles se disposaient en une série de sphères, selon l'astronomie ancienne. Mais lorsque l'évolution aura épuisé toutes les combinaisons possibles, alors commencera le mouvement inverse de tension dont le terme sera un nouvel embrasement de l'univers, en attendant que se reproduise une nouvelle série d'événements rigoureusement semblables à ceux que nous traversons: d'où le nom de Palingénésies périodiques.
B) La Hiérarchie des êtres.
§100). Déformant, en fonction de leur matérialisme, la théorie hylémorphique d'Aristote, les stoïciens reconnaissent dans les corps, un double élément: une qualité, compénétrant une matière pour lui donner la cohésion, la différenciation, l'activité. Cette qualité s'appelle dans les corps bruts, l'«état habituel» Εξις [°193], principe d'unité et de résistance; dans les plantes elle est une «nature» φύσις, rendant capable de se nourrir et de croître; celle des animaux est une «âme» ψυχὴ, source de sentiments et de mouvements instinctifs; enfin l'âme de l'homme est douée de «raison»: c'est un logos spermaticos particulier.
Notre âme est sans doute d'essence matérielle, mais elle est le plus subtil des corps. Elle tient le sommet de la hiérarchie parce qu'elle est plus immédiatement une étincelle du Feu divin, et comme dit Épictète, un «souffle de Dieu». Aussi n'est-elle pas inférieure en nature aux autres dieux qui sont eux aussi des intelligences corporelles émanées de l'Âme universelle. Mais il n'y a, ni pour elle, ni pour les dieux, aucune immortalité personnelle, au moins définitive. À notre mort, ou bien notre âme, en tant que matérielle, verra se dissoudre ses éléments comme ceux du corps, pour rentrer dans la circulation universelle ou bien si elle survit quelque temps en qualité d'élément plus subtil, donc plus durable, plus libre de ses opérations propres sans l'entrave du corps [°194], sa vie personnelle sera de toute façon détruite au jour de l'universelle conflagration.
Ainsi le panthéisme, appliqué spécialement à notre âme, permet de comprendre le principe fondamental des stoïciens. Le bonheur est dans la vie selon la nature raisonnable parce que celle-ci nous permet de dominer l'univers en chaque événement et d'atteindre ainsi l'«ataraxie», en nous identifiant au Logos universel. En fait, nous sommes riches de tous les biens de Dieu; le bonheur consiste à en avoir une conscience claire et convaincue et donc à le comprendre et à le vouloir. De là, les deux autres parties du stoïcisme, exposant le double moyen nécessaire pour réaliser cet idéal, l'un spéculatif (logique); l'autre pratique (morale).
§101). La science, en nous faisant connaître parfaitement le Logos et sa nature, est un premier moyen de nous identifier à lui. Bien que le caractère général de notre connaissance paraisse la rendre aisée, elle doit se conquérir par un triple effort.
A) Caractère général de notre connaissance.
La théorie stoïcienne se présente, très logiquement d'ailleurs, comme un empirisme sensualiste. Si toute réalité est corporelle, la seule connaissance possible est la sensation; car il n'y a plus d'intelligence spirituelle capable d'intuition platonicienne ou d'abstraction aristotélicienne. Cependant les stoïciens conservent la logique formelle d'Aristote avec ses riches classifications, mais au lieu d'interpréter le concept comme exprimant une nature universelle (conceptualisme modéré), ils le considèrent comme un simple nom commun, résumant un ensemble de sensations ou tenant lieu d'un groupe d'individus plus ou moins semblables (nominalisme). Ainsi la raison scientifique elle-même ne sera que la manifestation suprême de la sensation.
Mais si l'homme perd sa différence spécifique, il reste distinct des animaux. Selon les stoïciens en effet, ce qui est commun aux hommes et aux animaux est une pure impression passive reçue dans les organes sous l'influence des objets: mais la vraie connaissance suppose une réaction, une «tension» psychologique dont l'homme seul est capable.
B) Le triple effort.
Car si les stoïciens par leur sensualisme, suppriment le travail de l'abstraction, ils ne facilitent pas la science. Fidèles à leur philosophie de l'effort, ils conçoivent la connaissance parfaite comme une gerbe de sensations étroitement liées par trois efforts successifs:
1) L'effort d'assentiment est d'abord requis pour rapporter à un objet extérieur l'image reçue par la sensation. Il s'effectue grâce au jugement qui seul possède la vérité ou la fausseté et constitue le début de la vraie connaissance.
2) L'effort de mémoire commence d'oeuvre d'unification scientifique dont le siège est le cerveau, en retenant et en associant plusieurs sensations, formant des groupes naturels plus larges que les faits individuels dont ils naissent. En effet, ces groupes retiennent surtout des caractères génériques, capables à la fois d'évoquer un grand nombre d'objets ou d'événements passés dont ils gardent la trace, et d'ouvrir des perspectives d'avenir sur des réalités ou faits analogues: ce que les stoïciens appelaient, des «anticipations».
3) L'effort de raison enfin, synthétise en une loi un grand nombre de faits déjà associés, en exprimant leur ordre nécessaire de coexistence et de succession. Par là nous atteignons le principe même de l'ordre universel, le Logos divin dont l'unique rôle est de réaliser le déroulement fatal des événements. Alors on ne se contente plus pour diriger ses actions, de simples prévisions ou anticipations hasardeuses, mais on peut infailliblement prévoir la direction de sa vie.
Zénon résumait ainsi sa théorie: «Il montrait sa main ouverte, les doigts étendus, et disait: "Telle est la représentation"; puis; ayant légèrement plié les doigts: "Voici l'assentiment", disait-il. Puis, ayant fermé le poing, il disait que c'était là la perception; enfin, serrant son poing droit fermé dans sa main gauche: "Voici, disait-il, la science qui n'appartient qu'au sage"» [°195].
102. - Dans leur théorie de la science, les stoïciens sont les précurseurs de nos modernes positivistes. Les uns et les autres remplacent l'étude des essences par celle des faits et de leurs rapports concrets, oeuvre propre de la connaissance sensible [°196]. Ils maintiennent cependant la supériorité de l'homme en lui attribuant la raison. Implicitement, ils admettent même l'influence d'une faculté spirituelle, nécessaire pour franchir la troisième étape et établir des lois. Mais, rejetant de leur système toute métaphysique, ils se contentent de faire appel au postulat du déterminisme universel auquel ils soumettent, non seulement la nature, mais la vie humaine individuelle et sociale. Sur ces points fondamentaux ils sont pleinement d'accord, bien que le positivisme ait profité des progrès des sciences, et que, plus réservé, il se dise agnostique et non matérialiste [§471-473].
§103). Pour être heureux, il ne nous suffit pas de connaître notre identité avec le Logos; il faut surtout la vouloir, l'accepter volontiers et consciemment. De là, une théorie spéciale de la vertu, d'où découlent d'importantes conséquences.
A) La Vertu.
La vertu stoïcienne est la disposition par laquelle l'homme voyant clairement qu'il est lui-même avec l'univers, nécessairement entraîné dans l'inexorable évolution du Logos, acquiesce librement et spontanément à tous les événements de sa vie comme à son véritable bien. Elle est la pleine réalisation du précepte: «Sequere naturam», interprété au sens panthéiste. De là ses deux caractères, apparemment contradictoires, d'universalité et d'individualisme.
Elle apprend d'abord à l'homme à se considérer comme citoyen de l'univers, n'étant qu'un membre du vaste monde. Elle le rend cosmopolite et lui enseigne à s'acquitter consciencieusement de son métier d'homme: «Hominem agere», disait Sénèque. Cependant elle ne s'élève pas à une morale sociale ou internationale: son universalisme reste théorique, et son deuxième caractère, plus foncier parce que pratique, est l'individualisme. Pour un stoïcien en effet, tout effort consacré au progrès de l'univers ou de la société, serait doublement inutile: à la fois parce que le déterminisme universel le rendrait inefficace, et parce que tout arrive pour le mieux dans l'immense corps ordonné par la sagesse du Logos. Le mal n'existe que pour ceux qui négligent de subordonner les détails à la considération de l'ensemble; dans les choses elles-mêmes, tout est réellement bon. Le sage n'a donc pas à travailler sur la nature extérieure, mais uniquement sur sa vie personnelle, pour la conformer au rythme de la vie universelle.
Bien plus, une dernière restriction s'impose, ne laissant au domaine de la vertu que la seule vie intérieure du sage. En effet, tous les événements de notre existence, comme ceux de l'univers, sont en eux-mêmes ou objectivement, ce qu'il y a de meilleur pour nous et il est inutile d'y rien changer. Mais une chose reste en notre libre possession et peut distinguer le vertueux du vicieux: c'est l'appréciation des événements. L'esclave Épictète, par exemple, ne peut empêcher son maître de lui briser la jambe, mais il peut refuser d'admettre que la douleur ainsi causée soit réelle [°197]. Cette autonomie du jugement est capitale, pensent les stoïciens, car au point de vue moral, la valeur des choses dépend de l'estime que nous en faisons. C'est donc en cela que consiste toute la vertu, le vice n'étant que la révolte contre les décrets du Logos-Providence.
On peut rapprocher cette théorie de la notion socratique et platonicienne, identifiant vertu et sagesse. Toute réforme morale devient au fond, une réforme intellectuelle: le but de l'ascétisme stoïcien est de dresser l'intelligence du disciple à discerner les faux et les vrais biens. Mais les stoïciens insistent aussi sur l'aspect de «tension», sur l'effort requis pour prononcer toujours cette juste appréciation et pour l'accepter pleinement. Si la vertu est un jugement, ce jugement apparaît comme un acte de volonté libre.
B) Conséquences.
§104). Une triple conséquence découle de cette conception:
1) Condamnation des passions. Les stoïciens furent conduits par leur système matérialiste, à diviser les mouvements de la sensibilité en deux groupes:
a) La vie de la raison, constituée par les tendances sensibles conformes au Logos ou à l'ordre universel.
b) Les passions, comprenant tous les mouvements contraires au Logos. Ainsi définie, toute passion est essentiellement mauvaise: elle est toujours un péché ou un vice, désordre passager ou maladie durable de l'âme; et le sage dont le jugement vertueux doit dominer la vie, a pour principal devoir de les extirper.
On peut admettre que la passion en ce sens, est condamnable [°198]; mais les stoïciens ont exagéré dans les applications pratiques. Séduits par un faux idéal de paix, ils ont jugé mauvaise en principe, toute manifestation sensible, spécialement celle de crainte et de douleur. Le vrai sage, identifié au Logos, doit jouir d'une impassibilité absolue, tellement que si l'univers s'écroule, il reste calme sous les ruines: «Impavidum ferient ruinae».
2) Unité de la vertu. La vertu stoïcienne consiste donc tout entière dans une attitude générale de la volonté délibérée à l'égard des biens de la vie, dans un parti-pris adopté une fois pour toutes, de ne jamais sacrifier à la passion la souveraineté de la raison. C'est pourquoi, elle n'est pas susceptible de degrés; elle est nécessairement ou présente, ou absente, de sorte que les hommes se partagent rigoureusement en deux catégories: les sages et les insensés.
3) Possibilité de la béatitude. Cette vertu, consommant notre identification consciente au Logos, apporte la plénitude de tous les biens et donc, la béatitude parfaite, avec la paix et l'indépendance dans l'absolue indifférence vis-à-vis de tout le reste, des plaisirs comme des douleurs.
Cependant les stoïciens durent en pratique adoucir la rigueur de ces principes. À côté du bien absolu de la vertu, idéal surhumain, souvent irréalisable, ils admirent des biens convenables auxquels l'honnête homme a le droit de s'attacher. Ils lui permirent, par exemple, de jouir des plaisirs que lui offre la vie, à condition de les regarder bien en face, pour ne pas être dupe de la volupté: «Si tu aimes un pot de terre, conseille Épictète, dis-toi, "J'aime un pot de terre", et s'il se brise, tu n'en seras pas troublé». Ainsi sont tolérées les joies domestiques, les douceurs de l'amitié, etc. Ces jansénistes de l'antiquité surent être des directeurs de conscience indulgents et des casuistes très souples et très humains, comme le montrent les «Lettres» de Sénèque à Lucilius.
§105) CONCLUSION. Le vice radical du stoïcisme est son panthéisme matérialiste, fruit de la décadence de l'esprit spéculatif. Parce que Dieu est l'Intelligence organisatrice de la matière, et que la cause doit ressembler à son effet, ces philosophes en concluent due Dieu est une intelligence corporelle, identique au monde. Ainsi se montrent-ils incapables de s'élever aux notions métaphysiques pour concevoir l'être comme tel réalisable à l'infini, distinct de l'être corporel, objet d'expérience. Ceci leur aurait permi de comprendre la cause parfaite, réalité spirituelle, semblable à son effet quant à son aspect de perfection, mais pleinement distincte de lui par l'exclusion de toute limite matérielle.
Les stoïciens, il est vrai, bénéficient dans leurs formules des progrès réalisés par les grands socratiques; mais leur langage très élevé sur Dieu, l'intelligence et la vertu, souffre d'une perpétuelle équivoque. On peut l'interpréter au sens spiritualiste et orthodoxe; pour eux au contraire, il a un sens matérialiste et panthéiste. Cela apparaît principalement dans leur théorie de la vertu. La soumission parfaite au Logos deviendrait l'abandon à la Volonté de Dieu, sommet de la vertu chrétienne. Mais le panthéisme en détruit toute l'excellence; car en supprimant notre personnalité, il supprime aussi toute vraie liberté, comme toute obligation et responsabilité et tout mérite proprement dit. Le stoïcisme, par ses belles apparences, séduisit les dernières âmes nobles du paganisme; mais le sage stoïcien n'a rien de commun avec le saint. Sa sagesse est faite de confiance en soi et d'égoïsme; la sainteté est faite d'humilité et de charité. Le stoïcien subit sans amour la loi inexorable des choses; le saint accomplit amoureusement dans la plénitude d'un libre dévouement, la volonté du Père qui est dans les cieux.
Il faut reconnaître d'ailleurs que parmi les systèmes païens, la morale stoïcienne fut une des plus élevées. Elle eut en particulier le mérite de réagir contre les tendances communistes des vieux moralistes portés à absorber l'individu dans l'État. Elle a fait ressortir au contraire la valeur de la personne humaine qui jouit, grâce à la raison, de droits imprescriptibles.
b13) Bibliographie spéciale (L'Épicurisme)
§106). ÉPICURE (341-270) athénien de naissance, passa sa jeunesse à Samos et à Colophon où son père était maître de grammaire, tandis que sa mère, magicienne, l'initiait aux inconvénients des superstitions. Il connut la plupart des philosophes antérieurs; mais son esprit superficiel quoique chercheur, ne s'arrêta guère qu'au système de Démocrite, enseigné à Colophon par Nausiphane. En 306, il ouvrit son école à Athènes en y achetant pour 80 mines, une maison avec jardin. C'est là, en plein air le plus souvent, qu'il donnait ses leçons, moins comme un maître que comme un ami. Sa bienveillance et son affabilité, jointe à la facilité de sa doctrine, lui attirèrent de nombreux et fidèles disciples. Il leur apprit à vivre en paix, «bourgeoisement», au milieu des troubles politiques; et il écrivit pour eux de nombreux ouvrages (à peu près 300), où, méprisant tout art littéraire, il ne cherchait que la clarté et l'utilité pratique.
L'école d'Épicure compte moins de noms célèbres que le stoïcisme; elle a pourtant exercé une action durable en Grèce, en Asie Mineure et en Italie. À Rome, au temps de Cicéron, elle inspirait un enthousiasme passionné au poète LUCRÈCE (99-55) et sa doctrine est le fond des six livres du De natura rerum.
Définition. - L'ÉPICURISME est la morale de la détente ou de l'équilibre sans effort qui place le bonheur suprême ou l'ataraxie dans le plaisir sensible [°199].
Cette définition semble opposer absolument l'épicurisme au stoïcisme. Cependant, Épicure lui aussi veut que le sage tire de soi-même son bonheur, et pour cela, il est contraint de «rationaliser» le plaisir sensible, de sorte qu'il finit par rejoindre Zénon. Ces deux systèmes ressemblent à deux voyageurs partis de points opposés, l'un du sommet et l'autre du pied de la montagne, et qui se rencontrent enfin, parce que celui-ci s'efforce de monter tandis que le premier descend par le même chemin. Le stoïcisme part du domaine souverain de la Raison, mettant ainsi en évidence la tension, c'est-à-dire la synthèse et la perfection de l'intelligence; mais il la rabaisse vers la matière par la conception panthéiste du Feu divin. L'épicurisme, de son côté, part du domaine sensible et met en évidence la détente, c'est-à-dire l'imperfection et la dispersion de la matière; mais il la spiritualise le plus possible pour la rendre indépendante et il aboutit à un réel ascétisme, voisin du renoncement stoïcien.
Quant aux théories logiques, physiques ou psychologiques, elles sont, pour Épicure plus encore que pour Zénon, pleinement subordonnées à la morale. Ainsi nous aurons de nouveau trois paragraphes:
1. Source du principe épicurien: Conception rationnelle du plaisir sensible.
2. Conséquences spéculatives: Logique et physique.
3. Conséquences pratiques: Morale.
§107). Épicure commence par donner une formule absolue et brutale de ce qu'il considère comme le souverain bien; mais aussitôt surgit une difficulté dont la solution le conduit à une formule définitive, plus précise et plus raffinée.
1) Formule brutale. Le bien suprême de l'homme est le plaisir. Et pour être clair, Épicure dira dans son style dépourvu de nuances littéraires: «Le principe et la racine de tout bien, c'est le plaisir du ventre», c'est-à-dire celui dont la source est le bon état des fonctions végétatives. Le seul plaisir qu'il reconnaît donc, parce qu'il est matérialiste logique, c'est le plaisir sensible sous toutes ses formes: plaisirs du goût, de la vue, de l'ouïe, «toutes ces sensations agréables qui nous viennent par les organes du corps» [°200].
Pour démontrer ce principe, il fait appel à la voix de la nature que l'on trouve à l'état pur et franc chez les animaux et les enfants. Or spontanément et constamment, on voit ceux-ci fuir avant tout la douleur du corps et rechercher uniquement le plaisir sensible: signe infaillible, pour Épicure, que nous n'avons pas d'autre fin suprême capable de nous rendre heureux.
2) Difficulté. Cependant le bonheur suprême doit être exempt de toute douleur et donner au sage l'indépendance parfaite, en le délivrant de toute soumission à l'extérieur, spécialement aux variations de la fortune: «Et mihi res, non me rebus subjungere conor», disait Horace. Pour Épicure comme pour les stoïciens, la béatitude est dans l'«ataraxie», la plénitude de paix où chacun peut de soi-même et à son gré, être toujours heureux.
Or tous les plaisirs sensibles et corporels, semble-t-il, nous font esclaves des biens extérieurs; et beaucoup d'entre eux sont riches en douleurs, comme le montre l'expérience. Par exemple, on constate les soucis, les regrets et souvent les maladies que produit chez les débauchés le désir de jouir. Comment ces plaisirs peuvent-ils constituer la béatitude?
3) Solution. Épicure résout la difficulté en «rationalisant» la notion de plaisir sensible, ce qui lui permet de le stabiliser en le transférant du corps à l'âme.
D'abord il distingue un double plaisir:
a) Le plaisir dans le mouvement: c'est celui que l'on éprouve dans l'acte même qui satisfait à un besoin de l'organisme et en rétablit l'équilibre rompu: par exemple, le plaisir de boire dans une soif ardente.
b) Le plaisir dans le repos: c'est celui qu'on éprouve dans l'état d'équilibre parfait où l'organisme n'a plus aucun besoin à satisfaire.
Le premier est toujours imparfait, fugitif et mélangé de douleur, puisqu'il suppose un désir et un besoin qu'il faut combler; aussi second seul possède la plénitude requise par le bonheur suprême.
On peut éclairer cette théorie en la rapprochant de celle d'Aristote [§88]: la délectation, pour celui-ci, est le fruit de l'opération arrivée à son terme où elle s'épanouit pleinement dans le repos de l'acte. Le mouvement, simple tendance vers l'acte, n'apporte qu'une délectation incomplète et mélangée: la joie de connaître, par exemple, n'est pas dans l'étude, mais dans la contemplation. Ainsi, pour Épicure, c'est au terme, dans le calme équilibre du corps, que règne la vraie délectation.
Mais Aristote reconnaissait dans l'homme plusieurs opérations spécifiquement distinctes, en particulier celles de la vie, soit sensible, soit intellectuelle. Il en déduisait la distinction spécifique des «plaisirs» qui les couronnaient et il réservait le «plaisir» béatifiant à l'opération intellectuelle où se réalise le repos actif du mouvement immanent pleinement dégagé de la matière. Épicure au contraire, parce qu'il est matérialiste, n'admet qu'une seule opération délectable: le mouvement matériel de la vie corporelle ou sensible; et il met le plaisir suprême, non dans le mouvement, mais au terme, décrivant celui-ci comme un état d'équilibre physiologique et psychologique. Dans sa pensée, ce bien souverain n'est donc pas un état purement négatif, une pure cessation de douleur, mais un bien-être positif, fruit du cours régulier de la vie que n'arrête aucun obstacle.
Il remarque cependant que le signe infaillible de ce plaisir suprême est l'absence de toute douleur et quel que soit le moyen, selon lui, capable de procurer cette absence de douleur, il nous donnera la béatitude. Or il y a un moyen, croit-il, d'y arriver, non seulement avec un minimum de biens extérieurs, en réduisant nos exigences et nos besoins, mais le plus souvent par l'âme seule, en pleine indépendance.
Il distingue en effet, à côté des plaisirs du corps, ceux de l'âme qui sont, non pas une espèce nouvelle, puisqu'il admet l'unité spécifique des plaisirs, mais simplement ceux du corps soustraits à la fuite du temps par le souvenir et l'anticipation. L'âme du sage peut toujours faire échec à une douleur présente, et rétablir l'équilibre et le bonheur, soit en ressuscitant par la mémoire quelque plaisir passé que la vie ne refuse à personne, soit en vivant par le désir et l'espoir, un plaisir futur. Épicure ajoutait que les douleurs extrêmes durent peu, et que les durables sont tolérables, et lui-même, vivant sa doctrine, se disait heureux en supportant les douleurs de la gravelle, grâce au souvenir de ses amis.
4) Formule définitive. De cet effort pour «rationaliser» le plaisir sensible, se déduit une expression un peu plus élevée du principe épicurien: La béatitude du sage est dans la vie d'équilibre et de modération, source du plaisir suprême obtenu presque uniquement par le libre choix de l'âme.
C'est pourquoi la philosophie n'a d'autre but que de nous débarrasser de toute douleur soit physique, soit morale, en nous exposant une théorie reposante sur la nature des choses, et en nous indiquant la pratique des vertus vraiment utiles. De là une double série de conséquences, les unes spéculatives, les autres pratiques.
A) La Canonique.
§108). La canonique [°201] ou logique d'Épicure, non seulement est entièrement empiriste, comme celle des stoïciens, mais elle est presque inexistante. Il lui suffit en effet de savoir que l'âme peut recevoir, retenir et reproduire fidèlement l'impression des êtres sensibles source de nos plaisirs. Épicure l'admet comme un fait et pour l'expliquer, il s'en tient à la théorie du réalisme simpliste selon lequel les objets extérieurs impriment en l'âme des images semblables à l'empreinte d'un cachet sur une cire molle [°202].
Il traite un peu plus longuement la question du critère ou canon de vérité, moyen de discerner la valeur objective des diverses représentations. Il admet comme critère l'évidence sensible dont il énumère quatre sortes: celle de la passion, plaisir ou douleur; celle de la sensation, vue, toucher, etc.; celle de la prénotion, image d'objets vus au préalable, retenue et reproduite; enfin celle du coup d'oeil de la réflexion, portant sur des théories rationnelles qui seront vraies pourvu qu'elles soient utiles et ne s'opposent à aucune évidence sensible, comme nous allons le voir en physique [°203].
B) La Physique.
§109). La physique d'Épicure est tout entière destinée à délivrer le sage des trois terreurs les plus communes qui sont un des plus grands obstacles au bonheur; la peur du Destin, celle de la mort et celle des superstitions. Pour cela, il suffit de se faire une idée juste de l'univers, de notre âme et des dieux.
1) L'univers: Crainte du Destin. Épicure, se souvenant qu'il avait étudié l'atomisme en sa jeunesse, juge cette doctrine capable, moyennant une légère retouche, de lui procurer la paix de l'âme requise par sa morale; d'autant plus qu'elle s'adapte très bien à son matérialisme. Il admet donc, comme Démocrite, que tout dans l'univers a pour origine une masse d'atomes en nombre infini, de formes variées, immuables et tombant dans le vide. Mais pour expliquer leurs combinaisons en évitant la Nécessité aveugle sans détruire l'ordre, il complète l'atomisme par sa théorie personnelle du CLINAMEN.
Le clinamen est une légère déviation qui survient dans la direction des atomes, spontanément, sans cause ni loi fixe. Elle a suffi au début pour amener des rencontres d'où a surgi l'ordre présent du monde; mais comme elle est très faible, ses effets actuels sont imperceptibles et insignifiants.
En conséquence, le sage n'a plus à craindre la loi implacable du Destin, pas plus qu'un cataclysme subit: car il sait que le cosmos est un pur effet du hasard, tout en jouissant d'un ordre pratiquement stable pour la durée d'une vie humaine.
2) L'âme humaine: Crainte de la mort. La même théorie, semblablement complétée, va résoudre la question de notre destinée. Notre âme comme toute réalité, est un agrégat d'atomes, mais plus subtils et plus résistants parce que son rôle est de dominer et de diriger le corps. Le clinamen dont ces atomes sont doués par nature, permet de maintenir la thèse de la liberté, essentielle en morale: la liberté est en effet pour Épicure le pouvoir d'inaugurer à son gré, un commencement absolu dans son mouvement; de la sorte, l'âme peut s'orienter vers le bonheur.
Mais la condition de tout composé d'atomes est de se dissoudre pour servir à d'autres combinaisons. Ainsi finira notre âme, et sa ruine entraînera celle de tout sentiment et de toute vie personnelle. Or cette doctrine, affirme Épicure, délivre le sage des vaines craintes de la mort en montrant en celle-ci, sinon un bien, du moins une absence de mal. «La mort, dit-il, qui apparaît le plus redoutable de tous les maux, n'est qu'une chimère, parce qu'elle n'est rien, tant que la vie subsiste et lorsqu'elle arrive, l'âme n'est plus: ainsi elle n'a point d'empire ni sur les vivants ni sur les morts: les uns ne sentent pas encore ses coups, et les autres qui n'existent plus, sont à l'abri de ses atteintes» [°204].
3) Les dieux: Craintes superstitieuses. L'existence des dieux est un fait prouvé par le consentement unanime des hommes et par les apparitions. De cette double source de renseignements, Épicure déduit que les dieux ont une forme humaine, car ils se montrent ainsi. Les dieux sont donc corporels, formés comme notre âme, d'atomes subtils, mais plus éthérés encore. Leur béatitude étant la pleine «ataraxie» épicurienne, est incompatible avec le rôle de providence ou de démiurge. Épicure insiste sur ce point: la construction et la direction d'un monde aussi vaste et compliqué que le nôtre, selon lui, leur causeraient des travaux et des soucis qui troubleraient leur paix. De plus, puisqu'ils sont bons, s'ils intervenaient dans l'univers, ils en banniraient tout mal. Enfin, preuve décisive, tout s'explique parfaitement, grâce à l'atomisme, sans leur intervention; et de même, la morale nous apprend à trouver le bonheur sans leur aide. C'est pourquoi le sage est pleinement exempt des terreurs et des soucis que les dieux inspirent au vulgaire.
Cette doctrine semble conduire à l'athéisme: des dieux inutiles ne sont-ils pas pour nous inexistants? Cependant Épicure maintient leur culte, et lui-même manifestait une grande piété. Était-ce par prudence, par respect de l'opinion commune, pour ne pas être inquiété? Ce pourrait être aussi par inclination personnelle: concevant les dieux comme de parfaits épicuriens, il s'enchantait à les contempler pour les imiter et il éprouvait pour eux une vénération désintéressée analogue au sentiment d'amitié, où sa nature sensible trouvait un plaisir délicat.
§110). Épicure fut salué par ses nombreux disciples comme un libérateur. On s'explique mieux cet enthousiasme en songeant aux déficiences de la religion païenne: d'une part, elle ne promettait pour la vie future rien de semblable au ciel des chrétiens, mais, ou bien des supplices effroyables, ou bien, pour les bons, l'ennui et la tristesse; d'autre part, elle imposait aux vivants de lourds devoirs pour apaiser à tout moment les dieux, passionnés et souvent hostiles, tandis que la superstition multipliait les craintes vaines et les pratiques absurdes.
Plusieurs des critiques d'Épicure étaient efficaces contre ces exagérations que la plupart des philosophes, d'ailleurs, condamnaient avec lui. Mais elles ne pouvaient effacer de l'âme humaine, ni l'aspiration naturelle vers Dieu et la confiance spontanée en sa bonté, ni le désir de la vie éternelle qui jaillit du fond de son être spirituel.
§111). Pour Épicure, comme pour tous les philosophes, la morale est la science qui nous enseigne le moyen d'atteindre la béatitude en pratiquant la vertu. Mais sa théorie fondamentale transforme la vertu épicurienne en un égoïsme calculé: on pourrait la définir: «L'art d'organiser sa vie avec modération, de façon à réaliser le plus souvent possible l'équilibre parfait du corps et de l'âme, d'où découle le suprême plaisir». C'est pourquoi la vertu principale est la prudence, qui se complète par la tempérance, la justice et l'amitié.
1) La Prudence. Le but du sage n'est nullement de rechercher les actions le plus souvent et le plus fortement délectables. D'une part en effet, il ne se laisse pas fasciner par l'action fugitive du moment, mais il s'efforce d'organiser sa vie entière pour y faire régner le bonheur. D'autre part, il sait que le bien suprême n'est pas le «plaisir en mouvement», mais la jouissance stable qui accompagne l'équilibre final. C'est pourquoi il s'exerce à prévoir les suites de ses actes. Il acceptera parfois une douleur, condition d'un plaisir plus stable, et il évitera les plaisirs véhéments, inévitablement suivis de douleurs considérables. Cet égoïsme calculateur s'appelle pour Épicure, la vertu de prudence.
Cette «vertu» enseigne donc au sage à laisser tout ce qui pourrait être occasion de trouble. Elle lui a inspiré ses spéculations reposantes et libératrices. Elle lui apprend à fuir le tumulte de la vie publique et le tracas des honneurs et parfois même, à se dispenser des charges de la vie conjugale. Elle lui procure enfin une vie privée «honnête», doucement modérée par la tempérance et la justice, où l'attend le bonheur avec les joies paisibles et sûres de la méditation, de la science et de l'amitié.
2) La Tempérance. Le premier domaine où s'exerce la prudence est celui des plaisirs sensibles qui accompagnent la satisfaction de nos besoins corporels. Il faut distinguer ici deux sortes de besoins: les uns sont naturels et nécessaires, comme se nourrir; les autres sont artificiels et inutiles, comme la soif des richesses, des honneurs, du luxe, des festins raffinés.
Or, s'il s'agit des voluptés sensibles attachées aux besoins superflus, les épicuriens en font ressortir la vanité, le caractère douloureux et misérable: aucun sermonnaire chrétien, par exemple, n'a bafoué l'amour avec autant d'âpreté que Lucrèce. Aussi le sage doit-il s'en délivrer tout à fait et ne retenir comme naturels et nécessaires que les plaisirs consistant à se délivrer des besoins impérieux de la chair, de la faim et de la soif. Encore réduira-t-il au minimum ces exigences du corps; car la frugalité [°205] dont il se contente habituellement a le triple avantage de le rendre indépendant, de mettre le bonheur à la portée de tous les hommes, même les plus pauvres, et de faire mieux goûter les plaisirs extraordinaires, s'ils se présentent.
La tempérance conduit parfois le sage jusqu'au courage. Car s'il vient à manquer même des choses nécessaires, comme en cas de disette ou de maladie, il se contente des plaisirs de l'âme et garde, avec le calme, le vrai bonheur.
3) La justice. Ici encore, Épicure garde le mot et détruit la chose. Est juste, dit-il, tout ce qui se manifeste utile à la vie en société: le fondement du droit et de l'équité est une simple convention de ne pas se nuire les uns aux autres. Le sage rend à chacun ce qui lui est dû et obéit aux lois dans le seul but de garder la paix et de fuir les tracas des procès et les inévitables inconvénients de toute insubordination; car, même si on élude le châtiment, la seule crainte d'être découvert trouble l'âme et détruit le bonheur.
4) L'amitié. L'amitié est la vertu la plus noble d'Épicure et de ses disciples, comme en témoignent tous les historiens: «Multi epicuraei, dit Cicéron, fuerunt et hodie sunt in amicitiis fideles» [°206]. Le fait étonne d'abord, car l'amitié est essentiellement désintéressée; et même chez les épicuriens, elle se présente comme un amour mutuel et stable, en vertu duquel tout est commun entre amis, plaisirs et peines, préoccupations et sentiments. Elle est le principe d'union de leur société; elle est, pour chacun, force et protection dans la vie.
Cependant l'égoïsme irrémédiable du système la dégrade malgré tout; car on la recommande principalement comme moyen de trouver les secours les plus utiles et les plus fidèles dans le besoin, et comme procurant le plaisir le plus délicat dans la joie d'être aimé; de sorte que le sage épicurien s'aime encore soi-même dans l'amitié et non l'ami pour lui-même.
Cette morale égoïste et bourgeoise est bien résumée dans le «Portrait de l'Épicurien», tracé par Martha [°207]: «Qui n'a rencontré, même de nos jours, un sage pratique, épicurien sans le savoir, modéré dans ses goûts, honnête sans grande ambition morale, se piquant de bien conduire sa vie? Il se propose de tenir en santé son corps, son esprit et son âme, ne goûte que les plaisirs qui ne laissent pas de regrets, que les opinions qui n'agitent point, se garde de ses propres passions et esquive celles des autres. S'il ne se laisse pas tenter par les fonctions et les honneurs, c'est de peur de courir un risque ou d'être froissé dans une lutte. D'humeur libre, éclairée, plus ou moins ami de la science, il se contente des connaissances courantes. Sans trop s'inquiéter des problèmes métaphysiques, il a depuis longtemps placé Dieu si haut et si loin qu'il n'a rien à en espérer ni a en craindre. Quant à la vie future, il l'a pour ainsi dire effacée de son esprit et ne songe à la mort que pour s'y résigner un jour avec décence. Cependant il dispose sa vie avec une prudence timide, ne se répand au dehors que dans l'amitié qui lui paraît sûre, où il jouit des sentiments qu'il inspire et de ceux qu'il éprouve. Son égoïsme qui est noble et qui voudrait être délicieux, a compris que la bienveillance est le charme de la vie, qu'on en soit l'objet ou qu'on l'accorde aux autres».
§112) CONCLUSION. L'épicurisme, bien plus clairement que le stoïcisme, manifeste la décadence matérialiste qui subordonne consciemment la raison aux fonctions inférieures du corps. Malgré un effort sérieux pour s'élever à une conception universelle et philosophique de la vie humaine, tout est vicié et rabaissé dans la doctrine par le point de départ. Si l'on parle d'amitié et de justice, c'est dans un but utilitaire; si l'on recommande la vertu, c'est comme source de plaisirs plus sûrs; si l'on prêche un véritable ascétisme, c'est un ascétisme par volupté que ne soutient aucun enthousiasme généreux, auquel il manque le sens de l'idéal parce que l'on a détruit toute notion de la spiritualité de l'âme et même de Dieu. L'individu y est continuellement replié sur lui-même, mû par un égoïsme calculateur qui lui fait poursuivre en tout son profit. Aussi est-ce une philosophie stérile, et pour la société dont elle apprend à se désintéresser, et pour l'individu auquel elle enlève le ressort intérieur sans lequel la vie se traîne dans cette «aurea mediocritas» chantée par l'épicurien Horace.
Cependant, comme le nombre est grand des hommes dont le caractère n'a rien d'austère ni d'héroïque et qui trouvent commode de s'abandonner mollement aux impulsions de la nature, grand aussi a été de tout temps le nombre des épicuriens. L'école d'Athènes compta de nombreux et fidèles disciples et se perpétua jusqu'au IVe siècle en se répandant en Asie et en Italie. Sa modération retenait les esprits plus cultivés tandis que l'appât du plaisir sensible et du bonheur sans effort attirait les foules. Cette philosophie, par sa médiocrité même, était comme taillée à la mesure d'une époque de décadence. En un mot, si l'épicurisme n'a pas justifié la débauche, comme on l'en accuse parfois, il a du moins méconnu la vraie noblesse de l'homme: il n'a vu en lui que «l'animalis homo cujus Deus venter est» [Ph 3:19] dont parle saint Paul, et la sagesse dont il a donné la formule reste impuissante à satisfaire les aspirations de la vraie nature humaine.
b14) Bibliographie spéciale (Le Scepticisme)
§113). Plus encore que le matérialisme, le scepticisme est un signe de décadence: il indique la lassitude de l'intelligence en face des spéculations abstraites et des controverses incessantes. Aussi fleurit-il spécialement à l'époque que nous étudions.
On peut même lui rattacher tous les philosophes en dehors des stoïciens et des épicuriens, les uns parce qu'ils renoncent à toute spéculation et inaugurent le scepticisme universel ou philosophique; les autres, parce que, sans nier la vérité, mais impuissants à la conquérir, ils se contentent de choisir les meilleures thèses parmi les diverses doctrines existantes: ce sont les éclectiques.
Le fondateur du système fut PYRRHON (365-275) citoyen d'Élée où, à partir de la mort d'Alexandre (323) il vint ouvrir une école. Ses objections renouvelèrent en les aggravant, les discussions soulevées autrefois par les sophistes et les érigèrent en véritable école philosophique. Aussi a-t-il laissé son nom au scepticisme universel appelé encore pyrrhonisme.
Le pyrrhonisme eût des succès variés. Il se heurta violemment au dogmatisme des stoïciens et des épicuriens qui croyaient fermement à la valeur de la science; il poussa les aristotéliciens vers l'éclectisme; mais il réussit particulièrement à séduire les platoniciens. Ceux-ci, déjà prédisposés par la distinction radicale entre le monde sensible, domaine des opinions probables et le monde idéal, seul domaine de la certitude, se trouvant incapables de suivre leur maître en ses envolées métaphysiques, ne conservent plus que l'incertaine opinion. Sans rien affirmer, ils se contentent de contredire les écoles rivales, concédant seulement qu'il existe dans l'ordre pratique des opinions plus probables auxquelles il est sage d'acquiescer provisoirement: c'est le système du PROBABILISME. Deux philosophes le personnifient: ARCÉSILAS, (315-241) chef de l'Académie moyenne qu'il dirige de 268 à 241, adversaire personnel de Zénon; et CARNÉADE (215-126) directeur de la nouvelle Académie de 160 à 120 environ, adversaire du stoïcien Chrysippe.
Le probabilisme eut des représentants à Rome: le plus remarquable fut Cicéron qui cependant se range mieux parmi les éclectiques.
Mais le scepticisme philosophique se perpétua surtout par deux hommes dont les ouvrages constituent la codification définitive du système: AENÉSIDÈME de Crète qui vécut entre 80 avant J.-C. et 130 après J.-C., et enseigna à Alexandrie où il écrivit 8 livres sur le Pyrrhonisme; et SEXTUS EMPIRICUS (deuxième moitié du IIe siècle) qui, venant le dernier, rassemble toutes les objections de ses devanciers dans ses Hypothyposes ou Esquisses pyrrhoniennes. Citons aussi, à des dates indéterminées, Agrippa dont nous connaissons les cinq motifs de doute; et Favorinus d'Arles, le premier philosophe gaulois.
A) Définition.
§114). Le scepticisme universel tel qu'il se présente ici comme théorie philosophique, peut se définir:
La doctrine qui, tout en admettant l'existence de certitudes comme un fait subjectif, déclare indémontrable la valeur objective de tout jugement spéculatif et enseigne, par conséquent, l'impossibilité d'obtenir, au sens propre, une certitude infailliblement vraie.
«Notre scepticisme, écrit Sextus, consiste essentiellement à opposer les phénomènes et les essences: celles-ci seules ne sont pas connaissables; mais dire que notre scepticisme détruit les phénomènes [°208], c'est ne pas nous entendre».
Cette distinction entre essence et phénomène; ou entre objectif et subjectif; et plus généralement entre la spéculation et l'action, permet aux sceptiques d'aborder, eux aussi, le problème du bonheur en proposant un idéal de vie. Et comme tous les moralistes de l'époque, ils le cherchent dans «l'ataraxie». Le sage sceptique, persuadé de son ignorance totale en spéculation, aura pour règle universelle, l'abstention ou suspension du jugement (ἐποχή) et en matière pratique, il s'abandonnera à la coutume dans une sorte de passivité tranquille. C'est en cette abstention et cet abandon qu'il trouvera la paix de l'âme, l'ataraxie. Il est clair en effet que la source profonde de nos troubles est le jugement absolu que nous portons sur la bonté ou la malice des choses. Détruire ce jugement par l'ἐποχή en y ajoutant l'art d'utiliser les apparences, c'est donc atteindre le bonheur.
Cette même distinction permet aussi à la doctrine de se développer sans se contredire immédiatement, ce qui arriverait en affirmant comme un «jugement certain et vrai», qu'il n'y a «aucun jugement certain et infailliblement vrai». Il suffit en effet au sceptique, de montrer la fragilité de la position adverse, pour conclure que ce qu'on croit certain (subjectivement) reste douteux (objectivement). En spéculation, il se cantonne dans la critique et réserve son adhésion pour le domaine de l'action.
B) Les Arguments.
§115). Les objections rassemblées dans les Hypothyposes se répartissent en deux groupes: les unes regardent la certitude en général, les autres concernent les diverses certitudes des sciences spéciales.
1) Contre la certitude en général. Pyrrhon avait indiqué dix tropes, montrant que tout dans la connaissance est relatif; Aenésidème, par huit arguments, avait renversé le principe de causalité, base des sciences; Favorinus reprit les dix tropes pyrrhoniens et Agrippa les réduisit à cinq, dont voici le résumé: «Si un dogmatiste affirme une chose, on peut toujours la nier (contradiction); s'il veut la prouver par un autre principe, on peut nier celui-ci, et ainsi de suite (progrès à l'infini); s'il déclare un de ces principes, évident, c'est dire seulement qu'il paraît vrai, à moins de preuve (relativité); s'il renonce à le prouver, le principe devient une supposition contestable (hypothèse); et s'il risque une démonstration, il faut à celle-ci un critérium: le voilà dans le diallèle (cercle vicieux)» [°209].
2) Contre les certitudes spéciales. Sextus montre que dans les trois parties de la philosophie régnante, en Logique, en Physique et en Morale, il n'y a que des contradictions et des impossibilités; et il a en grande partie raison, pour les systèmes matérialistes qu'il examine. Le plus sage, conclut-il, est donc de suspendre son jugement.
C) Faiblesse du Scepticisme.
§116). Ce réquisitoire est resté célèbre et ne manque pas de force: le premier devoir de la critique est d'y répondre. Mais pour en juger la vraie valeur, il suffit de le présenter sous forme d'arguments simples:
1) Sur tous les principes fondamentaux de la philosophie, dit le sceptique, sur les causes et les natures des êtres, sur Dieu, l'âme et la morale, les philosophes sont en perpétuelles contradictions entre eux et chacun avec soi-même.
Or les opinions contradictoires ne peuvent être vraies ensemble.
Donc il est prudent de n'en accepter aucune.
À moins d'avoir un critère, faut-il lui répondre, pour distinguer le vrai du faux.
2) Le sceptique fait instance. Le critère n'existe pas, car:
a) ou bien on l'admet sans prouver sa valeur, et tout reste incertain;
b) ou bien on prouve sa valeur, et il faut un nouveau critère pour juger la valeur de cette démonstration. On va donc à l'infini et de nouveau, tout reste incertain.
La réponse consiste à distinguer une démonstration au sens strict qui, en effet, est impossible; et une démonstration au sens large (constatation ou induction critique) [°210] que l'on s'engage à fournir.
D'ailleurs le scepticisme universel, malgré sa prudence, se détruit lui-même. Car en exemptant du doute le domaine pratique, il aboutit nécessairement à la contradiction, parce que toute décision volontaire est impossible sans un minimum de certitude spéculative, ne fût-ce que l'acceptation ferme du principe: «Ce qui est bon est à vouloir».
Que si le scepticisme s'étend même au domaine pratique et subjectif, il rend impossible toute vie intellectuelle, et ainsi, supprime toute philosophie, y compris la philosophie sceptique.
§117). L'éclectisme fut, dans une certaine mesure, le résultat du scepticisme. Des multiples hypothèses philosophiques, aucune n'avait pu s'imposer définitivement; il semblait donc préférable, non de chercher des explications entièrement nouvelles, mais de reviser les opinions antérieures pour choisir et recueillir [°211] partout ce qui se trouvait bon, en conciliant ce qui n'était pas inconciliable.
L'éclectisme trouva dans l'esprit de Rome une autre cause. Les Romains, hommes d'action, peu portés à la spéculation, demandaient surtout à la philosophie, des règles de conduite, et ne se faisaient pas scrupule d'emprunter aux divers systèmes ce qu'ils jugeaient capable de favoriser leur politique. De là, les deux groupes d'éclectiques: les Romains et les commentateurs.
A) Les Romains.
Le principal représentant est CICÉRON (106-44). Plus orateur et homme d'État que philosophe, il écrivit cependant bon nombre d'ouvrages philosophiques, en particulier: Hortensius (exhortation générale à la sagesse); Libri academici (Logique); De natura deorum; De divinatione (Théodicée et Psychologie); De officiis (Morale); enfin comme Platon, il écrivit une République en six livres, et des Lois (Politique).
La note caractéristique de ces oeuvres est l'éclectisme. Faisant un choix des doctrines les plus conformes au bon sens, il a pris aux académiciens la théorie de la vraisemblance. «Nous nous bornons, dit-il, à admettre beaucoup de choses probables, faciles à suivre dans la pratique, mais qu'à peine nous pouvons affirmer dans la théorie»: c'est sa logique. Il tient de Platon ses spéculations sur l'âme et sur Dieu (preuve de l'existence de Dieu par l'ordre du monde; spiritualité, liberté, immortalité de l'âme): c'est sa métaphysique. Il a emprunté aux stoïciens, avec de fortes atténuations, leurs maximes sur le devoir, c'est sa morale.
Enfin, il s'est inspiré des péripatéticiens dans ses théories sur le droit et la politique; mais dans ce dernier domaine, il est plus personnel et plus profond. Tandis qu'il hésite sur des questions spéculatives fondamentales, qu'il refuse à Dieu la prévision des futurs libres et le gouvernement des êtres inférieurs, qu'il considère l'âme comme une émanation de Dieu, il est au contraire très ferme sur le fondement du droit qu'il place dans une loi naturelle, éternelle, immuable et universelle, d'où dérive la valeur du droit positif individuel et social.
En somme, il faut dire que la Rome païenne n'eut pas à proprement parler des philosophes, mais des littérateurs écrivant, soit des pensées, des souvenirs et des caractères (stoïciens), soit des poèmes philosophiques (épicuriens); et des juristes éminents, basant leurs théories sur le bon sens (éclectiques).
B) Les Commentateurs.
§118). Ce nom convient spécialement aux disciples d'Aristote qui se contentent souvent d'exposer et d'interpréter les nombreux ouvrages du Maître. Mais on peut aussi les classer parmi les éclectiques pour leur tendance à puiser en d'autres systèmes, surtout chez Platon et les stoïciens, certaines thèses complémentaires.
Trois philosophes méritent une mention:
1) THÉOPHRASTE (372-288), successeur immédiat d'Aristote à la tête du Lycée, logicien remarquable autant que fin observateur, comme le montre son ouvrage célèbre: Les Caractères.
2) ANDRONICUS de Rhodes qui, aidé par le grammairien Tyrannion, donna vers 50 avant J.-C., la première édition complète des oeuvres d'Aristote apportées récemment de Grèce à Rome par Sylla: il les disposa par ordre, rassembla les fragments connexes, leur donna des titres et les accompagna d'un commentaire.
3) ALEXANDRE D'APHRODISIAS [°212] (fin IIe siècle) qui mérita d'être appelé le «second d'Aristote» pour la clarté de ses commentaires. Mais en précisant la pensée du Maître sur les points obscurs, il défend plusieurs théories contestables qui empoisonneront le péripatétisme des Arabes et du Moyen Âge: il admet en effet l'identité de l'intellect agent et de l'Acte pur et il nie la Providence et l'immortalité de l'âme humaine.
§119) CONCLUSION. Si les philosophes de ce temps manquent d'envergure, ils sont, par contre, nombreux et de plus en plus influents. Pendant les deux premiers siècles de l'Empire romain, ils pénètrent largement dans la société. Ils occupent les chaires instituées dans les grandes cités (Rome, Athènes, Alexandrie), soit par l'État, soit par les villes, et attirent autour d'elles la jeunesse cultivée. Ils sont les familiers des grands personnages comme conseillers intimes et directeurs de conscience, et ils donnent des consultations semblables, oralement ou par écrit, à une foule d'âmes inquiètes. Ils se transforment même en prédicateurs et vont de ville en ville porter la bonne parole, soit à des auditoires choisis, soit au peuple dans les stades, les théâtres ou les places publiques [°213].
L'esprit dominant de cette philosophie est la morale; mais, chemin faisant, elle absorbe en un large éclectisme bien d'autres éléments empruntés aux diverses écoles, et elle s'assimile, des religions nationales, tout ce qui lui paraît conciliable avec la morale et l'idée de Dieu. Surtout, elle s'enrichit d'une préoccupation mystique de plus en plus prononcée et par là, se rattache à la tradition platonicienne. C'est en effet à une renaissance du platonisme qu'elle aboutit; la transition morale se mue peu à peu en transition mystique et donne naissance au Néoplatonisme.
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