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§197). Entre la grande oeuvre augustinienne et les premiers essais des philosophes médiévaux, s'écoulent plusieurs siècles pendant lesquels le monde romain s'écroule et un monde nouveau se forme de ses débris et des barbares. L'heure n'est pas à la réflexion philosophique: quelques penseurs seulement, croyants qui s'efforcent de donner une tournure rationnelle à leur foi, apparaissent «comme autant de pierres milliaires placées par Dieu pour indiquer la route à suivre pour entrer de nouveau dans les chemins de la lumière, de la vie et de la science» [°444]. Parmi ceux-ci, on peut citer des compilateurs, comme saint Isidore de Séville [°445] (vers 560-636) et saint Bède le Vénérable [°446] (673-735), des moralistes, comme saint Grégoire le Grand [°447] (540-604) et Cassiodore [°448] (477-570); mais les deux plus importants dans l'ordre philosophique furent, en Orient, Denys l'Aréopagite et en Occident, Boèce.
Au Ve siècle, apparaissent plusieurs ouvrages de théologie mystique écrits par un auteur inconnu qui se donnait pour saint Denys, disciple de saint Paul. C'étaient: «Les noms divins», «La Théologie mystique», «La Hiérarchie céleste» et «La Hiérarchie ecclésiastique». L'auteur qui fut probablement disciple de Proclus [°449], met en oeuvre la philosophie néoplatonicienne pour construire une théologie mystique vraiment catholique; aussi sa doctrine ramène tout à Dieu, soit en lui-même, soit comme principe ou comme fin des choses, mais en évitant les erreurs de ses maîtres païens:
1) Dieu en lui-même possède toutes les perfections des créatures: il est bonté, beauté, force, unité; mais non pas à la façon des créatures, car en raison de sa transcendance, il est ineffable et obscur; c'est dans la prière qu'«il se révèle au sein de l'obscurité superlumineuse d'un silence initiateur aux mystères» [°450].
2) Dieu est principe des choses, car il est bonté qui se répand; les créatures sont des effusions de cette bonté à laquelle elles participent selon l'ordre de la Providence. Entre Dieu et le monde, il y a une distinction réelle; pour descendre de l'un à l'autre, on rencontre toute une hiérarchie d'esprits célestes dont la hiérarchie ecclésiastique est le décalque.
3) Dieu, fin des choses, attire tout à lui; le bien, après être descendu dans les créatures, remonte à son point de départ. La déification s'étend à toutes les créatures; pour l'homme, elle se fait par la grâce, l'amour et l'extase.
§198). Ce chrétien, helléniste d'éducation, obtint la faveur de Théodoric qui le nomma consul, en 510 et 522; il essaya de créer dans la cour du roi barbare, un centre de culture intellectuelle. Il a laissé des traductions de l'Isagoge de Porphyre, de certaines oeuvres d'Aristote, probablement de l'Organon qu'on perdit et qu'on retrouva seulement au XIIe siècle, sauf les Catégories et le Périherménias utilisés dès le début par les scolastiques. Il publia des Commentaires sur ces ouvrages, des traités personnels sur le syllogisme et autres sujets logiques et des écrits théologiques. Ayant encouru la disgrâce de Théodoric, il fut jeté en prison où il écrivit son traité célèbre: «De consolatione philosophiae» dont le titre indique bien le sujet: «Boèce dans son infortune cherche le bonheur; la philosophie le console en lui apprenant où et comment il le trouvera» [°451]. Boèce fut exécuté entre 524 et 526.
Ces oeuvres mirent en circulation bon nombre d'idées augustiniennes et surtout aristotéliciennes: le Moyen Âge jusqu'au XIIIe siècle, ne connut Aristote que par lui; il livra aux scolastiques plusieurs définitions célèbres, entre autres, celle de la béatitude: «Status bonorum omnium congregatione perfectus» [°452]; celle de l'éternité: «Interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio» [°453] celle de la personne: «Rationalis naturae individua substantia» [°454]. Par là, cette oeuvre philosophique, bien que fragmentaire et peu originale, eut une grande influence sur la formation de la scolastique.
Celle-ci s'accomplit en deux étapes. Dans la première, on voit réapparaître l'enseignement des arts libéraux et avec eux, de la philosophie: c'est le temps des écoles et des premiers scolastiques. Dans la seconde, les maîtres commencent à penser par eux-mêmes, mais leur inexpérience multiplie les opinions: c'est le temps des systèmes dominés par la question des universaux. Cependant, dès le XI siècle saint Anselme produit une oeuvre plus personnelle et déjà plus complète qui mérite une étude à part. D'où, trois paragraphes:
1. Les premiers scolastiques: Scot Erigène.
2. La querelle des universaux.
3. Saint Anselme.
b29) Bibliographie générale (Les premiers scolastiques)
§199). De même que l'oeuvre des premiers penseurs de la Grèce se dégageait à peine des spéculations religieuses et mythologiques, ainsi dans les premiers temps de la scolastique, la philosophie ne se distinguait pas de la théologie; puis, durant trois siècles (du milieu du VIIIe au milieu du XIe), l'histoire des doctrines rationnelles est comparable aux premiers essais des sages; et nous avons l'aurore de la scolastique, comme nous avons eu l'aurore de l'hellénisme. Cependant, le Moyen Âge, plus favorisé que les penseurs païens, profite autant qu'il le peut, de ses devanciers et surtout de la Foi catholique. Aussi peut-on caractériser cette époque comme un «recommencement scolastique et catholique».
1) Recommencement. Comme nous venons de le dire, le flot des barbares, en renversant la civilisation romaine, avait aussi arrêté le mouvement intellectuel. En dehors des écrivains ecclésiastiques signalés, et des îlots studieux des monastères, l'ignorance devint générale, parfois même dans le clergé. Ce fut Charlemagne (742-814) qui, par ses célèbres Capitulaires sur l'instruction, ordonna la création de nombreuses écoles et suscita ce qu'on appelle à bon droit, la «renaissance carolingienne».
Dans ce renouveau des études, la philosophie n'était que le sommet: le programme comprenait les sept arts libéraux [°455], divisés en deux groupes: le «quadrivium», comprenant l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie, la musique, (on y ajouta plus tard la médecine); et le «trivium», comprenant la grammaire, la rhétorique et la dialectique: celle-ci, où l'on expliquait les livres logiques d'Aristote traduits et commentés par Boèce, donna l'occasion de soulever plusieurs questions de philosophie; mais cette dernière science qui se forma graduellement, conquit son domaine propre et au XIIe siècle, elle avait sa place dans le programme scolaire, entre les arts libéraux et la théologie.
2) Scolastique. Nous prenons ici ce terme au sens étymologique, selon lequel au Moyen Âge, on appelait «scolasticus», tout maître enseignant dans une école. Ainsi entendu, il convient spécialement à cette époque, à deux points de vue:
a) D'abord, le moyen à peu près unique de devenir maître et de s'instruire était alors l'enseignement oral donné dans les écoles, de sorte que le progrès des sciences dépendait strictement de la multiplication de ces écoles et de la valeur des maîtres. Elles étaient principalement de deux sortes: les écoles monacales, annexées aux Abbayes bénédictines, d'abord ouvertes à l'extérieur puis réservées aux seuls moines; et les écoles épiscopales qui s'établissent autour des cathédrales et deviennent très nombreuses et florissantes aux XIe et XIIe siècles.
b) En second lieu, le recommencement du Moyen Âge doit être appelé «scolastique», parce qu'il n'est pas proprement une invention, mais un effort d'ASSIMILATION de documents plus anciens que les maîtres d'école se donnaient pour mission de commenter. Aussi, leur travail s'appelle-t-il «lectio» ou «declinatio»: celle-ci était l'exercice le plus important de l'enseignement et elle comprenait un triple exposé: l'explication grammaticale, «littera»; l'explication de la pensée, «sensus»; l'intelligence profonde du contenu doctrinal, «sententia». On y ajouta plus tard la «disputatio», procédant par objections et réponses entre maître et élèves ou entre élèves sous la direction du maître. C'était un exercice de logique, et, avec la prépondérance de cette science, elle prit une grande importance, parfois même exagérée. Si en effet le Moyen Âge fut assez bien fourni en oeuvres littéraires, pendant longtemps les oeuvres philosophiques commentées se réduisirent à peu près aux livres de la logique d'Aristote [°456].
3) Catholique. Mais il restait la Révélation, source très riche de vérités, même naturelles. À cette époque, toutes les études inférieures sont délibérément soumises à la Foi et ordonnées à l'étude de l'Écriture Sainte, car tous les élèves se destinent, soit à la vie monastique, soit à la cléricature et au sacerdoce: dans la société qui s'organise, les autres classes, même les nobles, se désintéressent encore des sciences. La théologie couronne donc normalement l'enseignement; elle consiste en commentaires de la Bible où l'occasion ne manque pas d'examiner diverses questions de psychologie, de théodicée, de morale; avec les problèmes de cosmologie et de métaphysique soulevés en logique par les universaux, on voit peu à peu se reconstituer le domaine entier de la philosophie qui finit par se distinguer plus ou moins nettement de la théologie.
De là, dans cette résurrection, l'influence des controverses théologiques et surtout des nombreuses interventions de l'Église qui surveillait sagement les premiers essais, parfois téméraires, de la raison pour expliquer la Foi par la dialectique.
Dans cette organisation, la célébrité et la valeur d'une école dépendait toute entière du maître: aussi Charlemagne s'efforça-t-il d'attirer à lui les personnages les plus cultivés de tous les pays. Pour donner l'exemple, il fonda en son palais, une école dont lui-même avec sa famille suivait les leçons. Le premier maître en fut ALCUIN [b30] (vers 730-804) originaire d'Angleterre, qui seconda puissamment l'empereur dans la réorganisation de l'instruction et fonda lui-même une école à Tours.
Ses successeurs les plus célèbres à l'école palatine furent RHABAN MAUR [°457] (vers 776-856), de nationalité allemande, plus tard écolâtre à Fulda et Archevêque de Mayence; et Scot Erigène dont le système philosophique mérite plus d'attention.
Le zèle de ces premiers maîtres fut excité par la controverse prédestinatienne, soulevée entre 840 et 860 par l'hérésie de Gotescalc (Gottschalk): «Ce moine saxon affirmait deux prédestinations, absolument semblables, celle des bons à la vie et celle des mauvais à la mort» [°458]. La discussion ne s'inspire d'ordinaire que de l'Écriture Sainte et des Pères, sauf dans l'oeuvre de Scot.
§200). Originaire d'Irlande ou d'Écosse, Jean Scot Érigène (ou Éruigène) fut appelé par Charles le Chauve (840-877) à la direction de l'école du Palais. À la demande d'Hincmar de Reims (806-882), le grand adversaire de Gotescalc, il écrivit son opuscule De praedestinatione. Mais surtout, il trouva à la cour les ouvrages du Pseudo-Denys dont nous avons parlé [§197]: ils avaient été offerts à Pépin par des ambassadeurs byzantins, en 757, mais personne ne les comprenait. Jean Scot qui savait le grec, en donna une traduction et s'en inspira dans son ouvrage capital: De divisione natura (5 liv.) où il décrit le rôle de la Providence sous la forme d'une large synthèse, réfutation indirecte du prédestinatianisme. On y trouve aisément un principe fondamental que Scot applique hardiment, soit en métaphysique, soit en psychologie, tout en respectant à sa façon l'autorité de la Foi.
A) Principe fondamental.
§201). On peut le formuler ainsi:
Dieu seul étant L'ÊTRE VÉRITABLE est principe, terme et moyen de tout. C'est la théorie maîtresse du néoplatonisme, adaptée à la théologie catholique; sans être étudiée et démontrée pour elle-même, elle ressort des spéculations du «De divisione naturae» qu'elle unifie pleinement. La meilleure façon d'en préciser le sens sera d'en exposer les applications.
B) Applications métaphysiques.
Jean Scot explique d'abord l'ensemble des créatures qu'il appelle Natura, c'est-à-dire l'être en général; et selon la méthode habituelle des platoniciens, il commence à priori par l'affirmation de l'existence de Dieu, source invisible et spirituelle de tout ce qui existe. Il distingue quatre stades dans son évolution:
1) Natura INCREATA CREANS. C'est d'abord Dieu considéré en lui-même, absolument ineffable et transcendant. Pour en parler, Scot admet les deux théologies, la négative et la positive; mais celle-ci, usant des concepts abstraits, ne peut jamais avoir qu'une valeur de métaphore; seule la négation est digne de Dieu: «In ea natura quae nec dici nec intelligi potest, per omnia in omnibus deficit (categoriarum virtus)» [°459]. On peut seulement savoir qu'il est source de tout: natura creans. Bien plus, à ce premier stade, la Nature divine est inconnaissable à elle-même, et c'est ce qui détermine son évolution.
2) Natura CREATA CREANS. En effet, pour se connaître, Dieu s'extériorise, se crée pour ainsi dire, dans un monde idéal où sa perfection se reflète d'une façon intelligible: «Creatur a seipsa, dit Scot, in primordialibus causis (divina natura), ac per hoc seipsam creat, hoc est in suis theophaniis incipit apparere, ex occultissimis naturae suae finibus volens emergere, in quibus et sibi ipsi incognita, hoc est in nullo se cognoscit quia infinita est et supernaturalis...; descendens vero in principiis rerum ac veluti seipsam creans in aliquo inchoat esse» [°460]. Ce deuxième stade doit s'identifier avec le Verbe de la théologie catholique.
3) Natura CREATA NON CREANS. Ces Idées divines, déjà multiples mais encore universelles, sont aussi des forces actives qui tendent d'elles-mêmes à se manifester: ainsi naît l'univers sensible dont les perfections individuelles et spécifiques ne sont, dit Scot, qu'une «théophanie»: Dieu s'appelle en grec Θεός de θέω, courir: «Ipse enim in omnia currit et nullo modo stat, sed omnia currendo implet» [°461]. Cette émanation descendante des êtres constitue la création, c'est-à-dire l'acte par lequel Dieu se crée dans le monde.
Ces affirmations tendent irrésistiblement au panthéisme, d'autant plus que les théophanies sont nécessaires à la Nature divine. Cependant, Jean Scot se défend explicitement d'accepter cette erreur: car l'Être suprême, immuable et infini se distingue réellement de ses images changeantes et finies: «Totum vero quod creavit et creat, intra seipsam continet (natura divina), ita tamen ut aliud sit ipsa quia superessentialis, et aliud quod in se creat» [°462]. De semblables obscurités qui paraissent des contradictions, ne sont pas rares chez les penseurs platoniciens et elles se résolvent pour eux en faisant appel à une connaissance intuitive supérieure aux données conceptuelles.
4) Natura NEC CREATA NEC CREANS. Le mouvement d'émanation se parfait par le retour du créé vers son principe premier où il trouve, avec sa plénitude de perfection, une sorte de déification et sa béatitude. Ainsi le terme dernier est bien la Nature à la fois incréée «nec creata», et n'agissant plus au sens propre «nec creans»; car elle attire seulement comme l'aimant, elle est cause finale et non cause efficiente: «Ita rerum omnium causa, omnia quae ex se sunt ad seipsam reducit sine ullo sui motu, sed sola pulchritudinis suae virtute» [°463]. Ici encore nous avons la double affirmation de notre transformation radicale en Dieu et de notre permanence individuelle.
C) Applications psychologiques.
§202). Notre connaissance est une image de l'évolution divine, et par conséquent elle comporte quatre degrés:
L'intellectus, le degré le plus élevé, nous permet d'atteindre une théologie valable. Cette faculté peut se considérer, soit à posteriori comme le sommet des connaissances inférieures et elle attribue à Dieu les perfections des autres êtres; soit à priori comme se portant directement vers Dieu: elle en a ainsi l'intuition la plus haute, mais, semble-t-il, par une sorte d'extase où l'âme perd conscience de soi. Aussi, par le second degré appelé «ratio», l'âme pour se connaître, s'extériorise en de multiples idées qui représentent les essences primordiales du Logos; la raison encore intuitive, rend ainsi plus distincte la science ineffable de l'«intellectus».
Mais, outre ce domaine de l'intuition, il y a la manifestation corporelle de la Nature divine qui comprend aussi deux degrés: le sensus interior qui saisit les essences universelles quoique réalisées dans la matière [°464]; et le sensus exterior qui atteint seulement les attributs extérieurs, individuels et sensibles.
Or ce sera en remontant cette chaîne par un effort de réflexion et de purification que nous retrouverons notre fin et notre béatitude selon l'ordre de la divine prédestination.
D) La Foi et la raison.
§203). Pour Jean Scot, la philosophie ne se distingue pas de la vérité révélée pleinement comprise. Il tient pour première source de cette vérité l'Écriture Sainte, et pour seconde, la raison qui, à son tour, est préférable à l'autorité humaine, même des Pères. La Foi et la raison découlent donc de la même source divine et il ne peut y avoir de conflit. D'ailleurs, la «raison» désigne ici le second degré de connaissance, intuition supérieure aux idées abstraites; et cette illumination des Idées divines est, selon Scot, une véritable grâce; ce n'est pas non plus par des efforts naturels, mais par grâce que l'on s'élève à l'extase de l'intelligence.
C'est la raison ainsi comprise qui est déclarée par Scot capable de comprendre le vrai sens de l'Écriture: si on appelle cette théorie du «rationalisme», c'est donc en un sens tout spécial qui ressemble assez au «fidéisme». Disons plutôt que Scot Érigène en reste à l'imprécision de la méthode platonicienne où le domaine de la philosophie [°465] et celui de la théologie ne sont pas encore distingués.
§204) CONCLUSION. Jean Scot Érigène eut le mérite de reconstruire par ses propres réflexions l'essentiel du système néoplatonicien insinué par la théologie du Pseudo-Denys. En un temps où renaissait à peine la philosophie, il présente une explication cohérente et générale de l'univers. Aussi son oeuvre eut-elle une influence considérable: beaucoup s'en inspirent parmi les philosophes suivants, et des plus célèbres, comme Gerbert, Abélard, Alain de Lille, Hugues de Saint Victor, etc. À côté de l'influence grandissante d'Aristote, il perpétue celle de Platon.
Cependant, cette oeuvre n'était pas sans dangers: les formules absolues et souvent sans nuances pouvaient conduire au panthéisme, et l'on voit bon nombre d'hérétiques chercher le patronage de Jean Scot. Ainsi Bérenger de Tours (1009-1088) qui, outre ses erreurs sur l'Eucharistie [°466], soumettait la Foi à la raison. «À la fin du XIIe siècle, Amaury de Bènes y puise ses théories panthéistes; les Albigeois s'en réclament, ce qui explique que, le 25 janvier 1225, Honorius III condamne le De divisione naturae déjà interdit par un Concile de Sens» [°467].
Pour achever cette étape de formation, signalons au Xe siècle, GERBERT (935 ou 938-1003) qui devint pape sous le nom de Silvestre II [b32].
Il avait étudié le quadrivium, alors presque oublié en France, en Espagne, sous la direction d'Atton, évêque de Vich, très versé dans la science arabe. Il vint ensuite à Reims où l'archevêque Adalbéron le mit à la tête de l'école épiscopale à laquelle il donna un grand éclat, attirant des élèves de toutes les parties de la France et de l'Allemagne: on vit même parmi eux, Robert, fils de Hugues Capet. En philosophie, il ne dépasse pas le domaine de la Logique, comme en témoigne son opuscule «De rationali et ratione uti» [°468]. Il fut surtout célèbre par ses connaissances scientifiques, en arithmétique et en astronomie, et par les instruments ingénieux au moyen desquels il illustrait ses leçons. Il se mêla aussi très activement a la politique. Son élection au siège archiépiscopal de Reims, en 991, ne fut pas ratifié par le Pape Jean XV [°469]; mais plus tard, grâce à la protection de l'empereur Otton III, il devint archevêque de Ravenne, et enfin Pape (999). Durant son court pontificat, couronnant son influence comme écolâtre de Reims, il donna une puissante impulsion au renouveau scientifique qui se déploya durant les deux siècles suivants.
b33) Bibliographie générale (La querelle des Universaux)
§205). Le développement normal de l'enseignement des écoles amena d'abord aux XIe et XIIe siècles un renouveau littéraire, et des écrivains comme saint Bernard, Abélard, Jean de Salisbury, sont de véritables humanistes. Cependant, la traduction des livres de logique d'Aristote achevée à cette époque donna une nouvelle impulsion à la dialectique; et lorsqu'à cette occasion fut soulevé un des problèmes les plus passionnants et les plus fondamentaux de la philosophie, celui des universaux, le mouvement scolastique s'orienta définitivement vers un progrès DOCTRINAL.
Ce ne fut pas sans lutte ni sans tâtonnements: autour de cette question, les maîtres se querellèrent longtemps, et ces deux siècles sont vraiment l'âge d'or des systèmes. C'est donc en exposant la querelle des universaux dans son développement historique aboutissant peu à peu à la vraie solution, que nous aurons une idée de la fermentation philosophique de cette époque. D'ailleurs, si cette question est la principale, elle n'est pas absolument la seule: outre la synthèse déjà remarquable de saint Anselme que nous étudierons à part, nous aurons à noter plusieurs progrès secondaires qui achèvent alors la formation définitive de la scolastique.
§206) Position du problème. En terminant son Isagoge [§122] ou Introduction aux catégories d'Aristote qui était alors le manuel des maîtres en dialectique, Porphyre proposait ainsi la difficulté: «De generibus et speciebus illud quidem sive subsistant sive in nudis intellectibus posita sint, sive subsistentia corporalia sint an incorporalia, et utrum separata a sensibus an in sensibilibus posita et circa haec consistentra, dicere recusabo: altissimum enim mysterium est hujusmodi et majoris indigens inquisitionis». Boèce, le traducteur de Porphyre, ne donnait pas non plus de réponse ferme. Les premiers maîtres philosophes se trouvaient ainsi en face d'un des problèmes les plus essentiels de la philosophie, celui qui avait dominé le platonisme et que s'efforce encore de résoudre le kantisme: «Quelle est la valeur de notre intelligence et de nos sciences?»
La difficulté est surtout dans la première question qui retint l'attention des scolastiques: les universaux sont-ils réels ou non? Ils peuvent en effet signifier, soit une nature commune à plusieurs réalités, soit l'idée qui fait connaître cette nature et ces réalités; et de prime abord, il semble y avoir opposition entre les caractères des réalités individuelles et ceux des idées et des sciences, l'expérience nous montrant les premières multiples, changeantes, localisées comme les hommes réels, les secondes portant sur un objet unique, immuable, nécessaire et éternel comme l'humanité en soi. Laissés à eux-mêmes, les maîtres du Moyen Âge proposèrent divers systèmes; mais il convient, pour en voir la portée exacte, de rappeler les réponses possibles au problème.
A) Théoriquement, quatre solutions se présentent:
1) Réalisme. On nie l'objet concret (comme objet de science) en le remplaçant par une Idée subsistante qui possède tous les caractères de nos concepts abstraits: ainsi avait fait Platon. De la sorte, les universaux ont une valeur absolue de réalité; mais il faut compléter la solution en déterminant où se trouvent ces réalités, dans un monde à part, ou en Dieu, ou immanentes aux choses matérielles?
2) Nominalisme. On nie, non plus le concret, mais l'IDÉE spirituelle, et on la remplace par un nom commun, simple représentant d'un groupe d'individus concrets; et de nouveau, il y a pleine correspondance entre les universaux et les choses signifiées; mais il reste à expliquer les caractères d'universalité et de nécessité des sciences.
3) Conceptualisme. On considère les idées comme données à priori indépendamment de l'objet concret, mais entre ces deux extrêmes dont on admet l'existence, on ignore s'il y a correspondance: «Les universaux n'ont d'autre objectivité que celle fabriquée par l'esprit: une objectivité conceptuelle, non réelle» [°470].
4) Conceptualisme modéré ou réalisme mitigé. Enfin, on distingue dans l'universel, la nature exprimée et ses différents modes d'être; de sorte que cette nature, tout en restant la même, peut se trouver concrétisée dans la matière (théorie de l'individuation), universalisée dans nos concepts (théorie de l'abstraction), ou réalisée suréminemment en Dieu comme en sa source créatrice (théorie de l'exemplarisme). Ainsi donne-t-on la pleine solution.
B) Au Moyen Âge, les philosophes débutants ne soupçonnent pas d'abord ces nuances nécessaires et ils répondent par un OUI ou par un NON. Les premiers scolastiques, comme Scot Érigène et Gerbert, considèrent en général les universaux comme des réalités; mais Rhaban-Maur les appelle déjà de pures idées et Bérenger de Tours les réduit à des noms.
Cependant, le bon sens défend à ces premiers penseurs d'être, soit de purs nominalistes, car ils ne peuvent nier l'existence en nous des idées, soit de purs conceptualistes, car ils peuvent moins encore nier l'existence hors de nous des choses: ce sont là deux constatations, l'une d'ordre psychologique, l'autre d'ordre ontologique, qui s'imposent spontanément à la raison. Aussi, pour être conforme à l'histoire, devons-nous distinguer deux groupes seulement de philosophes médiévaux: 1) les réalistes qui, se mettant au point de vue métaphysique, affirment fortement que les universaux sont des choses; 2) les anti-réalistes qui, du point de vue psychologique, soulèvent des objections forçant les réalistes à préciser leur solution; ainsi, peu à peu, par divers systèmes, on s'achemine vers la vraie réponse.
§207). Puisque nous connaissons la réalité, les universaux sont des choses qui existent hors de nous: telle est l'opinion appelée jusqu'au XIIe siècle, «doctrina antiqua». ODON de Tournai (ou de Cambrai, décédé 1113) [°471] y cherchait l'explication de la transmission du péché originel; il en concluait aussi que Dieu ne crée pas chacune des âmes humaines mais seulement les accidents qui distinguent les individus de la nature humaine préexistente.
L'histoire nous montre, en une triple étape, l'évolution logique de cette doctrine jusqu'au panthéisme.
A) Guillaume de Champeaux [°472] (1070-1120).
§208). On a peu de renseignements sur cet auteur dont on connaît la doctrine surtout par les ouvrages d'Abélard. Il suivit les leçons du théologien Anselme de Laon [°473] (décédé 1117) et de l'anti-réaliste Roscelin [§212]; mais devenu maître, vers 1100, à l'école Notre-Dame de Paris, il remit en honneur la «doctrina antiqua» et défendit le réalisme avec grand succès. Cependant les objections de son élève Abélard lui firent modifier ses positions et finalement le décidèrent à se retirer à Saint-Victor (1108). Là, il ouvrit une nouvelle école qu'il dirigea jusqu'en 1113 où il devint évêque de Châlon.
Guillaume admit successivement la théorie de l'identité, puis celle de l'indifférence.
1) Théorie de l'identité. Selon cette opinion, une nature, par exemple l'humanité, est numériquement une et identique en tous les individus, de sorte qu'elle est totalement réalisée en chacun; mais les individus se distinguent par les accidents. - Abélard en concluait que Socrate actuellement à Athènes, est en même temps à Rome où se trouve la nature humaine qu'il possède totalement, «et flagellato Socrate, flagellatur quaelibet substantia, quod est inconveniens» [°474]. Guillaume répond par une distinction.
2) Théorie de l'indifférence. Il faut concéder que les individus seuls sont réels et en eux les essences sont multiples: «Ubicumque personae sunt plures, plures sunt et substantiae». Mais il faut distinguer en eux, a) ce qui est propre et personnel à chacun; b) ce qui est commun et indifférent à tous. Ce deuxième élément seul constitue l'universel (le genre et l'espèce) avec son unité spéciale, de similitude plutôt que d'identité: «Non est eadem utriusque (scil. Petri et Pauli) humanitas, sed similis» [°475]. Mais cette unité spécifique ou essentielle [°476] est respectée par les distinctions numériques ou accidentelles.
Ces précisions nous orientent vers le réalisme modéré; cependant deux points importants restent obscurs: a) en quel sens ce qui est propre à l'individu est-il accidentel, comme accident logique [°477] ou comme accident métaphysique? [°478] b) L'unité de l'universel est-elle purement d'ordre idéal ou a-t-elle un fondement dans les choses? Ces problèmes seront repris et approfondis par l'école de Chartres.
B) L'école de Chartres [°479].
§209). Fondée en 990 par saint Fulbert (960-1028), l'école de Chartres brille tout spécialement au XIIe siècle: trois maîtres célèbres s'y succèdent en effet: BERNARD DE CHARTRES (décédé 1130) qu'un contemporain appelle «perfectissimus inter platonicos saeculi nostri» [°480], enseigna de 1114 à 1119, et laissa un traité De expositione Porphyrii. GILBERT DE LA PORRÉE [b34] (1076-1154) disciple et successeur de Bernard, enseigna 12 ans à Chartres avant de devenir maître à Paris (1141) et peu après, évêque de Poitiers; il écrivit des commentaires sur les traités de Boèce De Trinitate et De duabus naturis in Christo; il est surtout célèbre par son Liber sex principiorum où il complète Aristote en traitant des six derniers prédicaments (actio, passio, quando, ubi, situs, habitus). Cet ouvrage devint classique au Moyen Âge; mais l'application de son réalisme à la théologie de la Sainte Trinité fut parfois téméraire et, en 1148, à la demande de saint Bernard, un synode de Reims condamna plusieurs de ses assertions qu'il rétracta. Enfin THIERRY DE CHARTRES (décédé 1155), frère de Bernard, érudit et savant autant que philosophe, qui écrivit un traité De sex dierum operibus, l'Eptateuchon, manuel des sept arts libéraux et probablement un commentaire sur le De Trinitate de Boèce [°481].
C'est au moyen du platonisme que ces trois maîtres s'efforcent d'approfondir le problème des universaux.
1) Bernard et Thierry défendent à peu près la même doctrine. Pour résoudre l'opposition entre le concret et l'universel, ils font appel à deux théories platoniciennes. D'abord, ils expliquent l'individualité au moyen de la matière, tirée du néant par un acte créateur de Dieu, mais qui existe à part comme une masse chaotique et désordonnée. Ensuite, ils expliquent l'universel et ses divers caractères au moyen de l'Idée exemplaire, immuable et éternelle, présentant à l'Intelligence divine la perfection générique ou spécifique qui sera créée dans la matière et par suite, se multipliera dans les individus.
Reste à préciser de quelle façon se réalise cette union de l'Idée divine à la matière. Certains textes semblent affirmer qu'elle est immédiate: «Divinitas singulis rebus forma essendi est, dit Thierry; nam sicut aliquid ex luce lucidum est vel ex calore calidum, ita singulae res esse suum ex Divinitate sortiuntur» [°482], et ce serait la pente vers le panthéisme. Mais d'autres textes distinguent clairement Dieu de son oeuvre et parlent de «formes natives» comme d'intermédiaires créés à l'image des Idées divines auxquelles ils participent, et destinés à mettre l'ordre dans le chaos matériel [°483].
Ces formes natives semblent aussi posséder deux propriétés contradictoires, comme la «nature semblable» de Guillaume de Champeaux. En effet, a) elles sont uniques et immuables, comme participation des Idées divines; b) elles sont multiples et changeantes par leur contact avec la matière. Pour Bernard, elles «sont nanties d'unité et de fixité à travers la série des irradiations qui correspondent aux corps sensibles; seules, elles sont l'être corporel, le reste n'étant qu'une ombre fugace». Pour Thierry, «l'humanité est numériquement une à travers le cortège mobile des individus dans lesquels elle existe. Natura semper una est, persona diversae» [°484].
2) Gilbert de la Porrée précise ce dernier point en reprenant, par sa théorie de la CONFORMITÉ, la théorie de la ressemblance de Guillaume de Champeaux. D'abord, il affirme nettement que les «formes natives», copies des Idées divines, en sont réellement distinctes et multipliées avec les individus. Mais en comparant ceux-ci entre eux, la raison y trouve réalisée une même forme qu'elle prend à part par abstraction: «quodammodo abstrahit» [°485]. Cet élément conforme, image de l'Idée divine, constitue le genre ou l'espèce.
Cependant, Gilbert reste réaliste exagéré en multipliant les distinctions réelles d'après les diverses idées: ainsi dans un individu, par exemple dans Pierre, il considère comme des perfections réellement distinctes l'individualité et l'humanité et certains attributs transcendantaux comme l'unité. Dans l'ensemble cependant, la solution proposée est nettement orientée vers le réalisme modéré.
3) Outre sa valeur philosophique, l'école de Chartres eut une influence plus générale sur le mouvement intellectuel du XIIe siècle. Les écoles de ce temps n'avaient souvent d'autre célébrité que celle du maître qui transportait pour ainsi dire l'école avec lui; ou bien elles se spécialisaient en une seule matière, comme celle de Tours en poésie, celle de Paris en dialectique et en théologie, celle de Montpellier en médecine; celle de Chartres, au contraire, brilla également en toutes les branches du Trivium et du Quadrivium.
À ce point de vue, il faut lui rattacher GUILLAUME DE CONCHES [°486] (vers 1080-1154), humaniste et savant physicien, défendant en philosophie, l'atomisme et l'Âme du monde; et JEAN DE SALISBURY [°487] (né entre 1115 et 1120, mort en 1180, évêque de Chartres), auteur d'une Historia pontificalis, d'un poème philosophique, Entheticus sive de dogmate philosophorum; et surtout de deux traités, le Polycraticus et le Metalogus où il nous a laissé une histoire sommaire des divers systèmes de son temps et a ridiculisé sous le nom de «cornificiens» les partisans des études réduites. Ces deux humanistes, avec Thierry de Chartres dans son Heptateucon, menèrent une campagne vigoureuse et efficace en faveur des études classiques; ils défendaient aussi l'utilité de la dialectique, mais en combattant les exagérations des sophistes dont le plus connu était à cette époque ADAM du Petit Pont [°488].
C) Les panthéistes.
§210). Le réalisme exagéré, par ses formules absolues, tendait logiquement au panthéisme; dans l'école de Chartres, BERNARD DE TOURS ou Bernhardus Silvestris, dans son poème philosophique «De mundi universitate» [°489] écrit entre 1145 et 1153, accentue encore cette tendance en représentant Noys ou le Verbe comme l'Âme du monde. À la fin du XIIe siècle, deux philosophes y aboutissent pleinement, par des voies d'ailleurs opposées.
1) AMAURY DE BÈNE [°490] (décédé vers 1206) est idéaliste. Il pousse à son terme le réalisme platonicien de l'école de Chartres; pour lui, «tout est UN» en participant à l'être de Dieu: «Omnia unum, quia quidquid est, est Deus», car Dieu se manifeste par ses diverses Idées qui se réalisent dans la perfection de chaque être; ainsi, selon le mot de saint Thomas, «Dieu est le principe formel de toutes choses» [°491]. Au début du XIIIe siècle, une secte d'amauriciens tiraient de ces théories des conséquences hérétiques en dogme et en morale: elle enseignait qu'après cinq ans, tout homme serait le Saint-Esprit (Âme du monde): d'où possibilité de nous mettre au-dessus du péché, et justification de tous les désordres moraux; l'erreur des cathares et les rêveries de Joachim de Flore [°492] (décédé 1202) à la même époque, avaient la même inspiration.
2) DAVID DE DINANT en Belgique [°493], qu'on trouve à la cour du pape Innocent III, vers 1205, aboutit au contraire au panthéisme matérialiste, en appliquant sans nuance une dialectique réaliste et sophistique à l'explication de la physique d'Aristote, dont les premières traductions venaient de paraître.
Il distingue d'abord la réalité qui est une et immuable, de la multiplicité changeante des individus qui est pure apparence; en conséquence, il n'admet que trois réalités: la matière première, élément commun et stable qui fonde les variétés corporelles; l'intelligence, fond commun des pensées; et Dieu qui joue le même rôle pour les formes séparées. Mais ces trois réalités fondamentales et indéterminées doivent elles-mêmes s'identifier, car il n'y a en elles, à cause de leur simplicité, aucune «différence» (en prenant ce mot au sens logique d'une perfection surajoutée au genre pour former l'espèce, ce qui suppose une composition); et donc, puisqu'elles ne peuvent différer, elles sont identiques: «Stultissime posuit Deum esse materiam primam», dit de lui saint Thomas qui le réfute, après son maître saint Albert le Grand [°494].
Amaury de Bènes et David de Dinant furent ensemble condamnés au concile réuni à Paris en 1210 par Pierre de Corbeil, archevêque de Sens; et leurs livres prohibés, en 1215, par le Légat Robert de Courçon, en même temps que ceux de Jean Scot Érigène [°495]. Ainsi la vigilance de l'Église préservait les philosophes des excès de leurs spéculations, favorisant la réaction des anti-réalistes.
§211). Au principe du bon sens réaliste: «Nos idées sont objectives», s'oppose le principe de bon sens anti-réaliste: «Seuls les individus sont réels». Au XIe siècle déjà, Bérenger s'était engagé dans cette voie jusqu'au nominalisme [§204]; mais au XIIe siècle surtout et dès le début, ce nouveau point de vue est soutenu avec grand succès; et pour résoudre l'apparente contradiction qui en résulte, les philosophes sont amenés à préciser la part de l'esprit dans l'élaboration de l'universel.
A) Roscelin [°496] (vers 1050-1120).
§212). Chanoine de Compiègne, il est un maître célèbre en cette ville vers 1085; il eut pour élève Guillaume de Champeaux et Abélard; celui-ci nous a conservé, avec quelques autres adversaires, ce que nous savons de sa doctrine.
Roscelin est connu comme premier défenseur de l'antiréalisme: «qui primus, dit un contemporain [°497], nostris temporibus sententiam vocum instituit»; or cette doctrine est avant tout négative et critique. Il nie donc fortement que les universaux, c'est-à-dire les natures générales abstraites, puissent se réaliser telles quelles. Les universaux ne sont pas des choses, puisqu'ils ne sont pas des individus concrets. Il affirme aussi que l'objet de la logique, ainsi que le pensait déjà Boèce, est d'abord le terme universel ORAL, et en ce sens, «universale est vox, flatus vocis»: la logique revient, pour lui, à une grammaire supérieure.
Mais il ne semble pas que Roscelin pousse plus loin sa théorie. Il nie l'existence au sens propre de l'«universale in re»; il affirme l'existence de l'«universale in voce»; y a-t-il un concept signifié par le mot et représentant les choses par abstraction: un «universale in intellectu?» Il n'en dit rien. Cependant, en appliquant son anti-réalisme à l'explication de la Sainte Trinité, il en concluait que les trois Personnes divines étaient réellement trois Dieux, comme trois anges, leur unité consistant seulement à posséder même puissance, sagesse et volonté. Cette hérésie du TRITHÉISME fut condamnée au Concile de Soissons en 1092; on en trouve la réfutation principalement chez saint Anselme qui se met plutôt au point de vue théologique; et chez Abélard qui s'attaque directement à la théorie philosophique.
B) Pierre Abélard [b35] (1079-1142).
§213). Né dans une famille de guerriers, Pierre Abélard est le «chevalier de la philosophie». Après de brillantes études sous les maîtres les plus célèbres, Roscelin, Guillaume de Champeaux, Anselme de Laon, où déjà il s'exerçait aux objections, il devint bientôt lui-même le professeur le plus célèbre du XIIe siècle: grâce à sa clarté, sa fécondité, son habileté dialectique et critique, il attirait des milliers d'élèves sur la Montagne Sainte Geneviève à Paris. Mais son orgueil et sa vie déréglée avec Héloïse lui valurent de nombreux déboires qu'il décrit dans son «Historia calamitatum mearum». Il dut se retirer à l'Abbaye de Saint Denis; puis dans la solitude du Paraclet où il ouvrit une école et composa ses principaux ouvrages. De 1136 à 1140, il revient enseigner à Paris et compte Jean de Salisbury parmi ses élèves. Condamné au synode de Sens (1141) sur le réquisitoire de saint Bernard, il fut accueilli par Pierre le Vénérable, Abbé de Cluny et mourut pénitent au monastère de Saint Marcel lez-Châlons.
Abélard écrivit de nombreux ouvrages: des exposés de logique sous forme de gloses et une Dialectica, oeuvre plus personnelle; la Theologia christiana, remaniement d'un traité De unitate et trinitate divina dont un nouveau remaniement nous a donné Introductio ad theologiam; le Sic et Non, recueil de sentences patristiques; Scito teipsum, traité de morale où l'auteur garde les cadres théologiques mais insiste sur la notion philosophique de conscience qu'il met au centre de sa doctrine.
1) Dans la question des universaux, Abélard est d'abord un démolisseur de systèmes: contre le réalisme de Guillaume de Champeaux, il démontre l'existence exclusive des individus; contre la «sententia vocum» de Roscelin, il prouve victorieusement l'existence d'un concept universel signifié par le mot concret [°498]. Mais il sait aussi construire et apporte les principaux éléments à la solution du réalisme modéré. Il affirme en effet que l'idée universelle, (ce qu'il appelle le «nomen»), exprime une réalité commune, à savoir la nature immanente aux individus concrets; mais ce contenu pensé néglige les caractères individuels grâce au travail abstractif de l'esprit. Puis Abélard complète cette explication psychologique par une théorie de critique: selon lui, l'universel ne déforme pas le réel, ce qui le rendrait vain: sans dire tout, il dit bien ce qui est. Par exemple, si dans un homme concret, on ne considère que la nature de substance, «profecto, dit Abélard, nihil nisi quod in ea est, intelligo, sed non omnia quae habet, attendo... Separatim namque haec res ab alia, non separata intelligitur... Intellectus per abstractionem divisim attendit, non divisa; alioquin cassus esset» [°499]. Cette solution lui permet d'insister sur la distinction de nature entre l'intelligence dont l'objet est abstrait et universel, et les sens dont l'objet est concret et singulier; et de signaler la grande loi que notre intelligence puise toute la matière de ses connaissances dans l'expérience sensible.
2) L'importance des succès d'Abélard comme maître fut plus grande encore dans l'application qu'il fit en théologie de la dialectique et de la philosophie, soit pour résoudre les contradictions des Pères, soit pour expliquer les dogmes. Il mit en vogue la méthode d'exposition par arguments précis, disposés en objections et réponses (sic - non) et il conçut le projet d'un exposé systématique de la Révélation; par là, il donna une puissante impulsion au mouvement intellectuel dont les oeuvres des grands théologiens du XIIIe siècle marqueront l'apogée. Car cette méthode s'inspire d'un principe excellent en droit, à savoir que si la Foi et la raison sont essentiellement distinctes, cependant la théologie ne peut s'élever au rang de science que par l'aide de la philosophie. Mais en fait, Abélard en fit parfois des applications téméraires; ainsi, sous prétexte qu'on doit comprendre les mystères pour y croire raisonnablement, il veut qu'on les démontre et déclare, par exemple, la Sainte Trinité accessible à la raison; ces exagérations rationalistes le firent condamner par l'Église [°500].
C) Le réalisme modéré.
§214). Cependant, ces luttes et ces tâtonnements ne furent pas inutiles. L'action d'Abélard en particulier, fut décisive, et dans l'oeuvre probable d'un de ses disciples, le traité anonyme «De intellectibus» [°501], écrit vers la fin du XIIe siècle, on voit clairement exposée, la solution parfaite du problème des universaux. Cette solution est le RÉALISME MODÉRÉ, concédant à la fois, et que seul l'individu existe, et que les universaux expriment le réel, et que le mot est signe d'une idée spirituelle; il concilie ces divers points par la théorie de l'abstraction «ab individuis, universale abstrahitur». Parce que l'esprit ne considère pas les caractères individuels, mais la seule nature semblable en tous, cette nature que les universaux expriment vraiment, revêtira cependant deux modes d'être distincts: concret et matériel dans la chose, abstrait et universel (spirituel) dans l'esprit. Telle est la solution qui sera désormais unanimement acceptée par les scolastiques, et nous venons d'assister à son élaboration progressive.
Cependant, le caractère commun de tous ces philosophes dont nous venons de suivre les efforts, est le manque de systématisation, l'inachevé et l'incomplet des systèmes qui n'abordent encore que quelques problèmes isolés. Mais ce défaut ne se retrouve pas autant dans l'oeuvre de saint Anselme, et il convenait de lui réserver une étude spéciale à cause de l'important progrès qu'il réalise dans la matière même des spéculations philosophiques.
b36) Bibliographie générale (Saint Anselme)
§215). Anselme est né à Aoste en Piémont; vers l'âge de 20 ans, ayant perdu sa mère, et son père le prenant en aversion, il quitta son pays et vint chercher aventure en Bourgogne, en France et enfin en Normandie. Attiré par la renommée de son compatriote Lanfranc, alors Prieur à l'Abbaye du Bec, il vint suivre ses leçons et entra lui-même à l'Abbaye (1060). Il y dirigea l'école avec grand succès, attirant de nombreux élèves par sa douceur autant que par sa science. En 1078, il succéda comme Abbé, à Herluin, fondateur du Bec; puis, en 1093, à Lanfranc, comme archevêque de Cantorbéry. Il n'abandonna pas ses travaux intellectuels, tout en se dépensant sans compter pour la liberté de l'Église: celle-ci était alors en pleine lutte contre les investitures laïques. Saint Anselme résista noblement aux exigences de Guillaume II le Roux (1087-1100) et dut s'exiler en France et en Italie. Henri Beauclaire (1100-1131) le rappela d'abord en Angleterre, puis de nouveaux dissentiments forcèrent l'évêque à un second exil de trois ans qu'il passa à Rome; il obtint pourtant satisfaction et ses dernières années s'écoulèrent en paix avec son souverain.
Ses principales oeuvres [°502] qui intéressent la philosophie sont: le MONOLOGION, exposé scientifique, en 79 chapitres, de théologie rationnelle et surnaturelle, auquel il ajouta un PROSLOGION, opuscule contenant une preuve décisive de l'existence de Dieu; le De grammatico, préparation à l'étude des catégories; les dialogues De veritate et De libero arbitrio, écrits dans la paix de l'Abbaye du Bec; De fide Trinitatis, réfutation de Roscelin; plusieurs ouvrages sur le mal et la Rédemption, De casu diaboli, surtout Cur Deus Homo, etc.; et son dernier travail De concordia, montrant l'accord avec notre libre arbitre de la prescience divine, de la prédestination et de la grâce.
Saint Anselme se réclame avec prédilection de saint Augustin et, comme lui, il est avant tout théologien, mais avec le même intense désir d'éclairer par la raison les vérités proposées par la Révélation: aussi est-ce sa conception des rapports entre la raison et la Foi qui unifie le mieux ses diverses thèses philosophiques. Saint Anselme d'ailleurs, ne se borne plus à la question des universaux; il n'en traite même qu'incidemment pour réfuter le trithéisme de Roscelin; mais il s'efforce d'élargir le champ de la science: il aborde ainsi diverses recherches, non seulement théologiques [°503], mais proprement philosophiques; et si plusieurs sont restées fragmentaires à cause de ses multiples occupations, il a du moins constitué en science la théodicée.
A) Théorie fondamentale.
§216). «Credo ut intelligam» [°504]: La Foi est source de toute science, tant philosophique que théologique, soit comme fondement essentiel en apportant toute vérité, soit comme préparation morale et comme guide.
Saint Anselme établit cette thèse sur la nature même de la Foi et de la science. Pour lui, la foi est une connaissance immédiate et infaillible, mais encore obscure, de la vérité. En effet, elle vient du dehors: elle est obtenue par l'enseignement de Jésus-Christ et de son Église et n'est pas le fruit de nos réflexions; elle exige des conditions morales: il faut l'accepter par un acte de bonne volonté, fruit de la grâce. C'est pourquoi, en nous donnant pour ainsi dire la vérité toute faite, elle n'en découvre pas le sens intime, l'intelligence profonde.
Cette obscurité sera dissipée par l'effort de la raison; alors, de la Foi naîtra la science: car celle-ci est la possession claire de la vérité dont elle saisit par le détail le contenu intrinsèque. Mais l'homme serait souvent incapable de découvrir de lui-même ces objets d'étude si la Révélation ne les lui présentait.
De là découle le rôle respectif et l'aide mutuelle de la raison et de la Foi. La Foi est la source et le fondement: son rôle est d'apporter un ensemble de vérités à la spéculation philosophique, et ainsi de diriger la raison en orientant ses recherches et en la préservant de l'erreur. La raison de son côté, a un double rôle: elle doit d'abord défendre la Foi contre les infidèles et amener ceux-ci à la conversion; puis elle doit expliquer le donné révélé par des arguments, soit probables, soit autant que possible, nécessaires et démonstratifs.
Cette collaboration de la Foi et de la raison constituait déjà la méthode scolastique qui reconnaît à la raison le pouvoir de s'élever d'elle-même à certaines vérités et d'expliquer la Révélation. En même temps, saint Anselme conservait à sa méthode le caractère augustinien de piété et de mystique: lui aussi va à la vérité «avec toute son âme», et oriente toutes ses recherches vers Dieu, parce que c'est de Dieu que parle la Foi; c'est donc à ce point de vue qu'il envisage tous les problèmes, s'attardant principalement sur la théodicée. Ainsi le principe «Credo ut intelligam», unifie bien les diverses parties de la philosophie de saint Anselme.
§217). Dans cette perspective cependant, le domaine de la Foi et celui de la philosophie ne sont pas encore délimités scientifiquement comme ils le seront en thomisme [§244] grâce à la détermination des objets formels. En effet, au lieu de considérer ces deux sciences dans leur nature et leurs rapports de droit, saint Anselme les prend comme unies de fait dans le croyant et il applique autant qu'il peut sa raison à comprendre sa Foi: si l'argument est démonstratif, il étend le domaine de la philosophie; sinon, l'exposé appartient à la théologie au sens strict. Cette imprécision n'est pas sans danger et elle peut conduire à exagérer ou à minimiser le rôle de la raison. Ainsi saint Anselme semble considérer d'une façon absolue la Foi comme première, sans insister sur la préparation nécessaire de la raison donnant les motifs de crédibilité, et ce serait du fidéisme; à l'opposé, il semble parfois attribuer à la raison le pouvoir de démontrer certains mystères, comme celui de la Sainte Trinité, et ce serait du rationalisme. Mais, d'une part, on peut comprendre la formule: «Crede ut intelligas», ou comme indiquant la nécessité morale de croire à la vérité pour la chercher efficacement [°505], ou mieux, comme s'appliquant aux seuls croyants sans exprimer une loi générale; et d'autre part, guidé par un sens catholique très sûr, saint Anselme a toujours reconnu la transcendance des mystères sans jamais les ramener à la mesure de notre raison. Disons que le saint Docteur, comme tout initiateur, exprime en formules incomplètes plutôt que fausses, les grandes vérités qu'il entrevoit.
B) Recherches fragmentaires.
§218). Du point de vue apostolique où se met d'ordinaire saint Anselme, la créature qui a le plus de rapport avec Dieu, c'est l'homme: car il doit, par son âme s'unir éternellement au Créateur, s'il a su se soumettre à la vérité et pratiquer le bien dans la vraie liberté. D'où les trois questions importantes auxquelles se ramènent, dans l'ordre rationnel, les recherches fragmentaires de saint Anselme.
1) L'homme et l'âme humaine. Saint Anselme reconnaît après saint Augustin, que l'homme est composé de deux substances: «Duabus naturis constat, ex anima et carne» [°506], unies dans l'unité de la personne, de sorte que l'âme est toute entière en chacune des parties du corps. Il reste indécis sur l'origine de cette âme; car, d'un côté, la paternité semble exiger que non seulement le corps, mais aussi l'âme provienne des parents; et d'un autre côté, l'âme est certainement spirituelle, étant capable de connaître Dieu, et par là, elle semble devoir aussi venir de Dieu par création.
§219). L'immortalité de l'âme est au contraire démontrée par l'argument suivant. La destinée naturelle de l'âme est de connaître la Vérité éternelle et d'aimer le Bien absolu, c'est-à-dire de s'attacher à Dieu même. Or Dieu existe toujours et il n'est pas possible qu'il éloigne de soi celui qui l'aime et met son bonheur à le contempler. Donc l'âme aussi doit exister toujours.
Cet argument présenté ici d'une façon intuitive, selon la méthode augustinienne, paraît ne valoir que pour les justes; mais on peut aisément en montrer la valeur universelle en le complétant par deux principes qui y sont sous-entendus: savoir, que «la nature de l'objet détermine la nature des facultés», et que «la perfection des facultés mesure celle de la substance». Ainsi, la volonté et l'intelligence ayant un objet immortel, exigent d'une façon absolue l'immortalité de l'âme.
§220). 2) La vérité et la connaissance. Saint Anselme définit d'abord la vérité en général: «La rectitude de l'être» [°507], chaque chose réalisant ainsi la pensée de Dieu, en sorte que tous les êtres sont vrais par leur essence même. Ce caractère commun de rectitude se retrouve en effet, soit en logique, dans la vérité de la proposition qui est la «rectitude de l'énonciation» où les mots disent ce qu'ils doivent; soit dans les divers emplois que l'Écriture Sainte fait du terme «vérité»: elle dit, par exemple, que le démon a perdu la vérité, bien que son intelligence reste entière, parce qu'il a perdu la rectitude de volonté; et quand Notre Seigneur a dit: «Qui facit veritatem, venit ad lucem» [Jn 3:21], «faire la vérité» signifie «agir avec droiture». Mais en un sens plus strict, il convient de réserver la vérité au domaine intellectuel, d'où la définition: «Veritas est rectitudo sola mente perceptibilis» [°508]; elle est «la rectitude de l'être envisagée par la raison»; la rectitude de la volonté s'appellera plutôt «justice» ou vertu morale [°509].
Avec saint Augustin, saint Anselme relie sa théorie de la vérité à l'étude de Dieu, en cherchant dans les Idées exemplaires la LUMIÈRE qui éclaire nos connaissances, et dans la Vérité divine, la source de nos sciences et l'explication de l'immutabilité et de l'éternité de nos vérités participées. Mais il reconnaît aussi la coopération du sensible dans la formation de nos idées. Selon lui, l'intelligence se tourne vers la mémoire où sont conservées les impressions du dehors; et pour exprimer ce que sont les choses, elle se forme une image semblable à ce qu'elle voit. Ainsi, le verbe mental naît de la mémoire: «De memoria nasci verbum videur» [°510].
Dans cette perspective augustinienne, saint Anselme devait naturellement pencher vers le réalisme pour résoudre le problème des universaux. Il n'en traite d'ailleurs qu'incidemment pour réfuter Roscelin; celui-ci concluait au trithéisme parce que seuls les individus sont réels; saint Anselme au contraire compare l'unité de la nature divine existant en trois Personnes à l'unité de l'espèce existant en plusieurs individus, comme si la réalité appartenait surtout à la nature universelle; mais il place ces réalités en Dieu dans les Idées exemplaires auxquelles participent toutes les créatures: il met ainsi en relief l'«universale ante rem» dans le Verbe Créateur.
§221). 3) La liberté. Pour étudier la liberté, saint Anselme se met comme d'habitude au point de vue moral. Il refuse d'abord de la définir: «le pouvoir de choisir entre le bien et le mal», car ce serait l'exclure de Dieu et des anges. Mais, puisqu'elle est une grande perfection, et que ce n'est pas dans le péché mais dans la vertu que se trouve la perfection, la vraie liberté doit se définir: «le pouvoir de conserver la rectitude de la volonté: Libertas arbitrii est potestas servandi rectitudinem voluntatis propter ipsam rectitudinem» [°511].
Saint Anselme ne nie pas sans doute l'existence de la liberté dans les actions mauvaises, mais il veut réfuter le «libertin» qui prétend être entraîné comme nécessairement au mal, et il lui montre dans le don que Dieu lui fait de la liberté, le pouvoir de ne jamais céder malgré soi: il définit ainsi cette faculté par sa fonction la plus noble en morale, plutôt que par son essence psychologique. Il suit de là que cette prérogative suppose la volonté et la raison, et ne peut donc appartenir aux êtres inférieurs à l'homme.
Enfin, pour concilier la liberté et la prescience divine, il faut faire appel, soit à l'Éternité divine présente d'une façon indivisible et simultanée à tous les temps, soit à ce principe que la connaissance ne change pas la nature de l'objet connu, mais le constate seulement et l'exprime tel qu'il est: ainsi, en connaissant nos actes libres, Dieu ne peut les rendre nécessaire.
CONCLUONS que ces théories sont bien des «recherches fragmentaires»: leur point de vue reste incomplet; l'étude de la liberté psychologique n'est pas épuisée; de même, la théorie de l'illumination n'est pas coordonnée avec les recherches alors si actives sur l'origine et la valeur des idées universelles; nous y trouvons cependant le germe de grandes thèses scolastiques. Enfin, la théodicée est déjà une science assez complète.
C) Théodicée constituée.
§222). Saint Anselme développe dans le traité suivi du Monologium cette partie de la philosophie; et en expliquant rationnellement la foi, selon son principe «Credo ut intelligam», il construit ici une vraie science. Mais la rigueur du raisonnement n'enlève rien au caractère de piété de son exposé, car il écrit pour aider ses moines à élever leurs coeurs vers Dieu en comprenant mieux leur foi. Selon l'ordre même du saint Docteur, la théodicée se divise en trois chapitres: l'existence de Dieu, ses rapports avec le monde, sa nature intime.
1) Existence de Dieu. Elle est d'abord établie par la preuve platonicienne et augustinienne: les perfections, les êtres et les grandeurs multiples et variées que nous constatons, exigent une source qui soit la Perfection, l'Être et la Grandeur par essence. Mais saint Anselme voulant surtout faire aimer Dieu, insiste sur l'aspect de bonté. Il y a, dit-il, dans le monde, de multiples choses bonnes qui ne sont pas la bonté absolue mais y participent: il faut donc affirmer à plus forte raison l'existence de la Bonté même par laquelle tout est bon, et c'est Dieu. Le saint Docteur présente aussi cet argument d'une façon plus personnelle, en concluant de l'inégalité des perfections et de la hiérarchie des natures à l'existence d'un suprême degré qui ne dépend plus d'aucun: ce suprême degré est la Nature divine.
§223). Saint Anselme est surtout célèbre par l'ARGUMENT A PRIORI [°512] qu'il a exposé dans son Proslogion comme un moyen infaillible, court et facile de réduire au silence l'insensé «qui dit en son coeur: Il n'y a point de Dieu» [°513]. Voici l'essentiel de cette preuve: Dieu est «un être tel qu'on ne peut s'en représenter de plus grand», et l'insensé lui-même comprend cette définition, de sorte qu'on peut le convaincre qu'un tel être existe au moins dans son intelligence. Mais «ce qui est si grand qu'on ne peut rien se représenter de plus grand; ne peut exister seulement dans l'intelligence, car s'il existe seulement dans l'intelligence, on peut se représenter quelque chose qui existerait dans l'intelligence et en réalité, ce qui est plus grand». Donc cet être tel qu'on ne peut s'en représenter de plus grand existe sans aucun doute et dans l'intelligence et en réalité [°514].
Cet argument déplut à Gaunilon, moine de Marmoutier: il lui objecta aussitôt dans son «Liber pro insipiente», qu'on ne peut jamais conclure à l'existence d'une chose par l'analyse de l'idée qu'on en a: «Si on imagine, disait-il, une île dans l'Océan, la plus belle de toutes, s'ensuit-il que cette île existe?» -- Cela est vrai [°515], répond saint Anselme dans son «Liber apologeticus ad insipientem», de toutes les idées, sauf celle de Dieu: seule en effet l'idée de Dieu exprime une nature tellement grande qu'on ne puisse en concevoir de plus grande, et une telle nature comprend parmi ses perfections essentielles l'existence: c'est la nature de l'être nécessaire et éternel. Donc, un tel Être existe nécessairement.
Cet argument est resté célèbre dans l'histoire de la philosophie. Les uns le défendent en le «colorant» de diverses manières: ainsi saint Bonaventure [§275, (1)], Duns Scot [§295], Descartes [§329] et Leibniz [§364] les autres, après saint Thomas, et chez les modernes, après Kant, le rejettent comme passant indûment de l'ordre logique à l'ordre réel: «Mais admettons, dit saint Thomas, que tous donnent au mot "Dieu" la signification qu'on prétend, à savoir celle d'un être tel qu'on n'en puisse concevoir de plus grand: il s'ensuit que chacun pense nécessairement qu'un tel être est dans l'esprit comme appréhendé, mais nullement qu'il existe dans la réalité. Pour pouvoir tirer de là que l'être en question existe réellement, il faudrait supposer qu'il existe en réalité un être tel qu'on ne puisse pas en concevoir de plus grand, ce que refusent précisément ceux qui nient l'existence de Dieu.» [°516].
§224). 2) Rapports de Dieu avec le monde. Nous retrouvons ici là théodicée augustinienne [§158-160]. En dehors de Dieu, Bonté suprême, tout a une bonté et un être participé, et par conséquent, doit nécessairement être produit par Dieu qui, selon ses Idées exemplaires, répand sa perfection en chacun. Cette participation est une CRÉATION, c'est-à-dire une production de tout l'être sans rien présupposer. Dieu en effet ne peut transformer, ni une matière préexistante, car celle-ci étant la plus infime des réalités, n'a pas l'être par soi et ne préexiste pas à l'action divine; - ni le néant qui ne peut rien fournir: Dieu est donc Créateur au sens propre.
De cette doctrine, découlent deux corollaires capables d'alimenter la piété. D'abord, le monde dépend continuellement de Dieu par conservation, puisque c'est tout son être, dans sa durée comme dans son apparition qui est produit; et par là, il nous élève naturellement vers son auteur. - De plus, il faut en conclure que Dieu est intimement présent en toutes choses et spécialement en nous-mêmes où nous pouvons l'adorer et l'aimer toujours.
§225). 3) Nature de Dieu. Ayant abouti par ses deux preuves, à l'existence de la Bonté infinie qui existe par soi, et aussi de l'Être nécessaire qu'on ne peut concevoir comme inexistant, saint Anselme en déduit scientifiquement les divers attributs de Dieu.
a) Dieu est absolument SIMPLE et IMMUABLE. Aucune composition ne peut lui convenir, parce que l'union des parties exigerait une cause supérieure dont il dépendrait; il est donc une substance sans accidents, une essence identique à son existence, d'où découle pour lui, l'impossibilité de cesser d'être. C'est pourquoi il est immuable, car, en un être simple, on ne peut rien changer sans le détruire.
b) Dieu est suréminemment PARFAIT. Parce qu'on ne donne que ce que l'on a, il possède toutes les perfections qu'il répand dans le monde: la vie, la bonté, la liberté, l'intelligence, etc.
Mais saint Anselme distingue deux genres de perfections: celles dont la négation est meilleure, parce qu'elles sont encore mélangées de limite et d'imperfection: par exemple, grandir, s'instruire, car il vaut mieux posséder la vie ou la science d'une façon immuable; - celles qui sont toujours meilleures que leur négation [°517], parce qu'elles sont exemptes de toute imperfection: comme l'intelligence, la bonté. Or Dieu ne possède au sens propre que ces dernières perfections; et il les possède d'une façon ineffable, beaucoup plus parfaite que les créatures, en sorte qu'elles s'identifient toutes en la divine simplicité.
De là découlent comme corollaires, deux autres attributs: l'UBIQUITÉ et l'ÉTERNITÉ. L'excellence de Dieu en effet, se manifeste en dominant tous les lieux et tous les temps qu'il remplit par sa puissance, et donc, par son essence qui ne se distingue pas de sa puissance; et parce qu'il est simple et immuable, il est tout entier en chaque lieu et à chaque moment.
c) Enfin, saint Anselme complète sa théodicée par l'étude théologique de la Sainte Trinité, montrant que, pour résoudre les difficultés et éviter le trithéisme de Roscelin, il faut distinguer ce qui convient à la nature ou les perfections absolues, et ce qui convient aux personnes ou les attributs relatifs [°518] exprimant la vie intime de Dieu; puis, en étudiant le Verbe, il montre comment Dieu possède la science parfaite et la Providence.
§226) CONCLUSION. Saint Anselme n'a pas constitué une synthèse complète: son oeuvre garde l'imperfection de la période patristique où le domaine de la philosophie et celui de la théologie ne sont pas encore nettement délimités. Mais d'abord, en appliquant sa puissante raison à comprendre sa foi, il est le précurseur des grands théologiens du XIIIe siècle, bien qu'il use encore d'une argumentation moins rigoureuse et moins impersonnelle: ses recherches donnent l'impression d'un voyage de découverte dans le pays de la Vérité divine où l'âme trouvera son bonheur, et non pas d'une oeuvre achevée et classique, comme la Somme de saint Thomas.
Dans le domaine de la pure philosophie, saint Anselme a travaillé, sans le vouloir explicitement, à restaurer cette science, comme distincte des exercices dialectiques et de la théologie, en ressuscitant les principaux problèmes de la psychologie, de la théodicée et de la morale; car, en retrouvant son rôle et son domaine propre, la philosophie reconquit le droit d'avoir sa place spéciale dans la série des sciences.
§227). Le XIIe siècle poursuivit en effet le mouvement intellectuel si bien amorcé par saint Anselme, et peu à peu, de la théologie, se dégagea la philosophie. À ce point de vue, on peut alors distinguer trois groupes de théologiens:
1) Les dialecticiens conduits par Abélard [§213], qui veulent continuer l'oeuvre de saint Anselme et appliquer à fond la raison à l'explication de la foi. Mais leur témérité qui aboutit parfois à l'hérésie, suscite la réaction d'un deuxième groupe.
2) Les théologiens intransigeants qui proscrivent complètement ou à peu près, la dialectique de la théologie, celle-ci étant une étude sacrée où ne doivent entrer que les commentaires des Pères et les méditations pieuses de la prière. Le précurseur de ce groupe fut, au XIe siècle, saint PIERRE DAMIEN [b37] (988-1072) qui proclama la subordination de la science profane à la science sacrée «velut ancilla dominae». - Au XIIe siècle, saint BERNARD [b38] (1091-1153), sans mépriser la science, est le grand polémiste et le gardien vigilant de la Foi. D'autres, plus exaltés, appelleront la dialectique «l'art du diable» [°519].
3) Entre ces deux groupes, apparaît celui des MODÉRÉS qui ne rejettent pas la dialectique, mais en limitent l'usage. Ils l'emploient moins pour démontrer la vérité et expliquer la Foi, que pour coordonner les matières de l'enseignement.
C'est d'abord l'école mystique de Saint-Victor dont les deux principaux représentants sont HUGES [b39] (maître de 1125 à 1142) et RICHARD [b40] (décédé 1173). Ils proposent une nouvelle classification des sciences où ils réservent une bonne place à la philosophie dont l'objet, selon eux, est l'étude par la raison, de toutes les choses divines et humaines; ils approfondissent aussi la psychologie dans le sens du réalisme modéré et de l'abstraction. Mais leur oeuvre principale est l'étude de la contemplation affective des choses divines qui, dépassant les forces de la nature, relève de la Foi et de la grâce surnaturelle: c'est principalement à ce titre d'école mystique franchement catholique et orthodoxe que leur influence fut profonde et durable.
Parmi les modérés, se rangent aussi les éclectiques, dont l'effort fut de rassembler en un ordre logique l'ensemble des opinions théologiques enseignées de leur temps: ce sont les auteurs de «SOMMES»: Citons ALAIN DE LILLE [b41] (décédé 1212) et surtout PIERRE LOMBARD [b42] (vers 1100-1160) dont le «Liber sententiarum» devint le livre classique des théologiens et fut commenté des centaines de fois.
Ces essais de synthèses et de classifications qui se multiplient à la fin du XIIe siècle sont un signe de maturité dans l'enseignement des écoles dont la prospérité d'ailleurs ne cesse de grandir. Aussi n'était-il guère possible d'arrêter au nom de la Foi le développement de la raison naturelle ou philosophique, et ce fut finalement l'école des dialecticiens qui l'emporta. Bientôt l'apparition d'Aristote rendra leur poussée irrésistible et ce sera l'apogée de la philosophie scolastique.
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