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b64) Bibliographie spéciale (Leibniz)
§357). Né à Leipzig, où son père était professeur à l'Université, Godfried-Wilhelm Leibniz se forma à peu près seul à l'aide de la bibliothèque paternelle. Il y lut avidement, d'abord les anciens: Platon, Aristote et les scolastiques; puis à 15 ans, les modernes: Bacon, Kepler, Hobbes, Galilée, Descartes. De 1672 à 1676, il séjourne à Paris comme ambassadeur de l'empereur d'Allemagne, pour décider Louis XIV à une croisade contre les Turcs; il échoue dans sa mission politique, mais il apprend le français et se perfectionne dans les sciences et la philosophie par ses entretiens avec Huygens, Arnauld, Malebranche, etc. Il passe ses 40 dernières années à Hanovre, comme bibliothécaire et secrétaire du Prince Electeur.
Génie universel, Leibniz ne fut pas seulement un philosophe original, mais aussi un savant mathématicien; il acheva la découverte du calcul intégral et différentiel; il poursuivit une action politique très intense par ses lettres et ses démarches, spécialement auprès de Pierre le Grand de Russie, pour le tourner contre les Turcs; de 1681 à 1693, il travailla avec ardeur à la réunion des protestants et des catholiques, par une importante correspondance avec Bossuet; enfin, il poursuivit toute sa vie la constitution d'une algèbre logique (logistique) pour simplifier et rendre plus infaillible le travail de l'esprit; en tous ces domaines Leibniz a marqué fortement son influence.
Mais la multiplicité de ses préoccupations ne lui a pas permis d'approfondir pleinement son système philosophique: celui-ci, synthèse assez complète et bien unifiée, est plus brillant que solide. Il est exposé en trois principaux ouvrages écrits en français: Les nouveaux Essais sur l'entendement humain (1704), où il reprend point par point, en les discutant, les «Essais» de Locke; - la Théodicée (1707) où, pour «venger» ou «justifier» [°972] la divine Providence, il expose avec ampleur l'ensemble de sa doctrine; - la Monadologie, court opuscule, résumé de son système, écrit en 1714 pour le Prince Eugène de Savoie et publié après sa mort. Enfin, de nombreuses lettres développent des points particuliers.
§358) Caractère général. L'oeuvre de Leibniz, complexe comme son auteur, semble à la fois arrêter et pousser en avant l'esprit moderne: elle apparaît d'abord comme une forte réaction, au nom de la doctrine traditionnelle, contre l'individualisme et la critique destructive de Descartes. Leibniz respecte et utilise les anciens: son désir est de retrouver ce qu'il appelle la «Philosophia perennis», constituée par les éléments vrais de tous les systèmes. L'esprit général semble donc anti-cartésien, et l'on pourrait recueillir dans ses écrits bien des idées thomistes [°973].
En réalité cependant, le principe qui est l'âme de cette philosophie, n'est nullement thomiste, mais cartésien. C'est un effort pour reconstruire le monde, en dehors de l'expérience, en déterminant ses éléments primordiaux simples et en les combinant ensuite suivant la méthode rigoureuse des mathématiques. C'est un nouvel essai d'application de la méthode de l'idée claire; mais, pour éviter le panthéisme, Leibniz s'efforce de la préciser en établissant sa théorie fondamentale, qu'il développe ensuite, soit dans l'ordre logique, soit dans l'ordre réel, pour expliquer l'univers: tels sont les trois points à développer.
§359). La doctrine métaphysique dont la monadologie est la synthèse n'est qu'une partie du vaste système qui hantait l'imagination de Leibniz; pour s'en faire une juste idée, il convient d'en montrer la pensée unificatrice au point de vue logique ou méthodologique, avant d'aborder le point de vue métaphysique.
A) Synthèse logique.
L'idée directrice de Leibniz peut s'exprimer dans la proposition suivante:
Il existe une science universelle de type mathématique, capable de rendre raison à priori de tout ce qui existe.
Par là, Leibniz continue visiblement la méthode de l'idée claire, tout en contredisant et critiquant Descartes en plusieurs points importants [°974]. Son idéal est aussi de résoudre tous les problèmes que se pose l'esprit humain, avec la même clarté qu'en mathématique où la preuve exclut les controverses si fréquentes ailleurs. Il aurait même voulu remplacer le raisonnement par le calcul, à l'exemple de l'algèbre; et pour cela, il poursuivit longtemps la constitution d'une «caractéristique universelle» où toutes les idées dans les diverses disciplines seraient remplacées par des signes (comme les lettres en algèbre), de sorte qu'il fût possible de résoudre n'importe quel problème par une espèce de calcul logique.
Mais il disposait pour cela, non seulement du calcul ordinaire, mais des ressources du calcul infinitésimal et intégral qu'il venait d'inventer. Ainsi, bien qu'il admît le principe de Spinoza: «Toute substance est infinie», il évitait le panthéisme, parce que, selon lui, il peut y avoir plusieurs infinis: par exemple, la série des nombres qui relient 1 à 2, savoir:
1 + 1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 ...
est infinie, qu'il s'agisse d'une longueur, d'un poids, d'une surface, etc. De même, chacune des substances créées contient en elle-même la série infinie des événements du monde [§362], mais chacune à son point de vue; ce sont des infinis «sous un certain aspect». L'univers à son tour pourra être constitué d'une série infinie de substances, comparable à la série infinie des quantités qui relient 1 à 2, Dieu étant conçu comme la limite, la perfection suprême où toute la série trouve sa raison d'être. Ainsi se constitue une science de type mathématique.
Cet idéal suppose que toute affirmation vraie se ramène, comme en mathématique, à l'identité des deux termes: «Toute proposition vraie est analytique». Telle est bien la thèse de Leibniz. Selon lui, il est toujours possible de trouver dans l'analyse du sujet, la raison à priori du prédicat, non seulement dans les propositions universelles et nécessaires où l'on déduit les propriétés de l'essence, comme «Tout triangle a ses trois angles égaux à deux droits»; mais aussi dans les affirmations de fait, comme «César a vaincu Pompée à Pharsale».
C'est dans ce sens qu'il met à la base de toute spéculation deux grands principes: celui d'identité: «Tout être est ce qu'il est»; et celui de raison suffisante: «Rien n'existe sans raison suffisante» [°975]. Car si le principe d'identité règne en maître dans les sciences mathématiques où la preuve se développe par substitution parfaite, le principe de raison suffisante est destiné à étendre cette évidence mathématique à toutes les autres matières, aussi bien historiques, morales et religieuses que physiques et métaphysiques; partout, grâce à la raison suffisante, la démonstration revêtira la rigueur d'un calcul, soit du calcul ordinaire, soit au moins du calcul intégral et infinitésimal.
Mais cette conception d'une science universelle n'efface-t-elle pas la distinction entre propositions nécessaires et contingentes et n'entraîne-t-elle pas le déterminisme absolu, comme dans le panthéisme spinoziste? Nullement, dit Leibniz; car ces deux espèces de propositions ne correspondent pas en Dieu au même attribut. Les propositions nécessaires dépendent uniquement de l'Intelligence divine et elles constituent le monde des possibles; les propositions contingentes dépendent de la volonté divine: elles expriment les faits du monde réel que Dieu a librement choisi de créer parmi tous les mondes possibles [°976]. Mais cette création, quoique libre, fut déterminée par une raison suffisante qui en est, pour celui qui la pénètre, l'explication à priori.
De là, par rapport à nous, une autre distinction entre ces deux espèces de propositions. Si, en effet, nous pouvons par analyse, découvrir l'évidence des propositions nécessaires, nous sommes incapables de former un concept assez adéquat des choses réelles ou contingentes pour y découvrir l'explication de toutes les propriétés ou circonstances qui lui adviennent. Dieu seul le peut, parce qu'il les crée. Pour nous, nous pouvons seulement nous en approcher toujours davantage, en cherchant les explications à priori les plus probables; la science universelle est un idéal inaccessible en fait, mais vers lequel nous tendons par une sorte de calcul des probabilités.
Le principe de raison suffisante au sens de Leibniz, est une extension aux êtres contingents du principe de l'idée claire: il affirme que tout ce qui arrive en fait est intelligible à priori, pour celui qui connaîtrait pleinement la définition du sujet concret. Ainsi compris, il est loin d'être évident; il est un postulat, fruit du rationalisme; et Leibniz est beaucoup plus près de Spinoza qu'il ne le voudrait.
Il faut dire au contraire que le principe de raison suffisante est immédiatement évident, mais en maintenant pleinement la liberté divine, la contingence du monde, sa distinction radicale de Dieu. «Tout a sa raison d'être», c'est-à-dire, «Tout est intelligible», mais de deux façons: Tout être a en soi la raison de ce qui lui convient essentiellement ou par soi (raison suffisante intrinsèque, autre forme de l'identité); et «Tout être a dans un autre la raison de ce qui lui convient, mais non par soi» (raison suffisante extrinsèque, formule la plus générale du principe de causalité). Ainsi, le carré a en soi la raison pour laquelle il a quatre côtés; mais s'il est blanc ou rouge, il a dans un autre la raison qui explique cette particularité. Or Dieu seul a en soi la raison de son existence, parce que seul il est l'Être nécessaire. Quant aux êtres contingents et aux événements historiques, ils ont sans doute une raison d'être, mais non pas à priori, dans leur essence ou définition même; ils dépendent, en dernière analyse, de la volonté libre du Créateur ou de l'homme et ils ne sont accessibles à notre connaissance qu'à postériori. Seul, le domaine des essences est strictement scientifique.
Leibniz s'est efforcé de réaliser son idéal en tout domaine. En religion, il en concluait la possibilité d'un accord de toutes les confessions à partir de données communes, et il s'adressa dans ce but à Bossuet; mais le virus rationaliste qui viciait sa tentative la fit échouer [°977]. En l'appliquant au domaine métaphysique, il construisit un système philosophique original et bien unifié.
B) Synthèse métaphysique.
§360). L'idée directrice de Leibniz peut s'exprimer ainsi:
Tout s'explique dans l'univers par la monade, substance simple et active.
La monade est une énergie ou une force qui constitue l'élément primordial de tout être, qui lui donne son unité parfaite [°978] et substantielle et le rend simple en lui-même et distinct de tout autre. C'est la divisibilité indéfinie de la matière et de l'étendue qui, semble-t-il, a conduit Leibniz à admettre comme premier principe de tout, un élément simple. Il lui paraît en effet évident que «le composé n'est autre chose qu'un amas ou aggregatum de simples» [°979]: à son avis, une multiplicité de parties ne se comprend que par les éléments simples qui la composent, comme il convient de ramener la ligne, par exemple, à une série infinie d'unités pour la rendre intelligible en la soumettant au calcul.
D'autre part, ces éléments, «véritables atomes de la nature» [°980] sont essentiellement actifs, doués d'énergie au moins virtuelle. Cela est évident pour les êtres vivants et surtout pour ceux qui ont conscience d'eux-mêmes, comme notre âme; mais parmi les corps eux-mêmes, on n'en trouve jamais d'absolument inertes. Leibniz le prouve par ce fait qu'il est plus difficile de remuer une grosse masse qu'une petite, signe de résistance active; de même, si un bloc de pierre était pleinement inerte, une balle lancée contre lui l'entraînerait sans difficulté au lieu de rebondir. Donc, l'élément primordial de tout être est une substance à la fois simple et active: c'est la monade (Théorie de l'ATOMISME DYNAMIQUE).
Grâce à ce principe, Leibniz explique notre univers, en considérant d'abord le monde des monades dans l'ordre possible, puis comment Dieu l'a fait passé dans l'ordre réel.
§361). Est possible, pour Leibniz, tout ce dont le concept n'implique pas contradiction. À ce point de vue, même avant d'exister, le monde des monades doit satisfaire au double principe d'identité et de raison suffisante, et cela, quant à leur nombre, leur nature et leurs rapports mutuels.
A) Nombre de monades.
Leibniz est résolument pluraliste [°981] et il rejette avec horreur le monisme de Spinoza. Mais pour justifier sa position (qu'il tient sans doute du sens commun et de son éducation), son système lui défend de faire appel à l'évidence directe de l'expérience; il se contente d'une preuve indirecte, inspirée de la méthode de l'idée claire, et qui reste d'ailleurs implicite. On peut la résumer ainsi: «Le pluralisme est vrai, parce qu'il peut entrer dans un système scientifique cohérent, à condition d'interpréter le réel par le double principe d'identité et de raison suffisante».
En admettant comme postulat initial la possibilité de substances réellement distinctes, il faut dire que leur nombre sera nécessairement infini. On le prouve, soit à priori: car il n'y a aucune raison suffisante pour s'arrêter à une somme plutôt qu'à une autre; soit à posteriori: car l'étendue se montre divisible à l'infini, et donc, doit être composée d'un nombre infini d'éléments simples.
De plus, a) les monades sont toutes différentes en perfection (principe des indiscernables): autrement, il deviendrait impossible de les distinguer; elles s'identifieraient donc et le postulat de leur pluralité deviendrait absurde; b) et elles s'étagent du moins au plus parfait, par degrés insensibles, sans aucun vide entre elles (principe de la continuité de la nature), car si leur succession était irrégulière, on ne pourrait en assigner aucune raison suffisante.
B) Nature des monades.
§362). Toute monade étant simple ne peut donc avoir ni étendue, ni figure, ni divisibilité. Elle ne peut se réaliser que par création et est de soi incorruptible; mais aussi «les monades n'ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir» [°982], parce que dans un être simple, il n'y a pas de parties susceptibles d'être mues ou déplacées par une influence externe. Cependant, s'il s'agit de monades finies, elles doivent se mouvoir, et même continuellement: Leibniz l'affirme avec le sens commun, et sans doute aussi, comme suite évidente de son pluralisme initial [°983]. En conséquence, si chaque monade ne peut avoir que des mouvements immanents, elle en a nécessairement: elle est un vivant, et elle mène sa vie propre comme si elle était absolument seule.
Or, nous pouvons nous rendre compte de ses opérations par analogie avec notre âme, qui n'est elle-même qu'une monade plus parfaite. Nous distinguons ainsi trois groupes d'activités:
a) Les perceptions sourdes ou petites perceptions, par lesquelles chaque monade est comme un miroir où se réflètent tous les événements de l'univers, devenant ainsi comme le réservoir immense où est contenue virtuellement la science universelle. Ces perceptions sont en grande partie inconscientes, mais on en prouve l'existence, soit par certains faits, comme les souvenirs sans perception préalable, soit par le principe de raison suffisante: car l'absence de cette vie inconsciente rendrait inintelligible le développement de la vie consciente.
b) Les perceptions claires ou aperceptions, par lesquelles nous prenons distinctement conscience de certains objets et d'abord des monades les plus rapprochées: elles sont le fruit d'un travail de réflexion et d'analyse sur les données complexes et confuses des perceptions sourdes.
c) L'appétition (ou désir), par laquelle nous passons d'une perception à une autre; c'est une force d'expansion qui tient a l'essence même de la monade; elle tend vers le parfait et nous porte à élargir de plus en plus le champ des perceptions claires.
Grâce à ces opérations, on peut distinguer dans la série continue des monades, trois ordres principaux:
1) L'ordre inférieur, comprenant les végétaux et même les minéraux, qui jouissent de la vie et de perceptions sourdes mais sans aucune conscience.
2) L'ordre intermédiaire des animaux qui jouissent déjà de perceptions distinctes et qui, grâce aux lois d'association des images, peuvent imiter la raison.
3) L'ordre supérieur des êtres raisonnables qui seuls atteignent les vérités nécessaires. C'est pourquoi seuls aussi ils arrivent, en appliquant les grands principes d'identité et de raison suffisante, à se faire une conscience claire de leur moi, des autres et spécialement de Dieu. Et, bien que toutes les monades aient au fond une même nature, le privilège de connaître Dieu semble exiger pour la monade raisonnable une perfection supérieure, que Leibniz cependant ne parvient pas à expliquer clairement [°984].
Il résume sa théorie dans l'adage d'Aristote, mais avec une correction: «Nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu, nisi ipse intellectus»; en d'autres termes, nos sciences ne sont que l'explicitation du monde inconscient que toute monade porte en sa nature sous forme de perceptions sourdes, mais cette explicitation exige en plus dans la raison la préexistence virtuelle des premiers principes, sources des idées universelles et nécessaires. Le sens de la formule est ainsi transformé: de réaliste, il est devenu idéaliste.
C) Rapports mutuels des monades.
§363). La conséquence de cette théorie est que la substance corporelle n'est pas constituée par l'étendue, comme disait Descartes: elle ne peut être qu'un agrégat de principes inétendus, doués de vie et de conscience latente, et dont l'assemblage n'est intelligible que par un lien psychologique, une correspondance de perceptions. C'est pour expliquer ces «agrégats de monades» et rendre ainsi possible l'ordre de l'univers, que chaque monade doit être le résumé de toutes les autres, avec une tendance à connaître d'abord ses voisines.
Le corps humain n'est qu'un cas particulier de la loi générale. Ce qui constitue les vivants, c'est la présence, au centre du composé, d'une monade supérieure, l'âme, qui domine les autres par ses perceptions plus claires, dont l'objet est en premier lieu son propre corps. Ainsi chaque variation dans le corps se réflète dans les variations de la vie psychologique de l'âme. Le corps et l'âme sont «comme des horloges bien réglées, sonnant toujours l'heure en même temps» [°985]. Cette correspondance, découlant de la nature des monades, explique aussi leur interaction apparente et spécialement l'union de l'âme et du corps (Théorie de l'harmonie préétablie).
Tout ce monde possible, avant d'exister en soi, vit dans l'intelligence divine. Il reste à examiner comment il en est sorti pour se réaliser.
§364). Nous avons ici l'application spéciale du principe de raison suffisante pour démontrer l'existence de Dieu, expliquer la création et la liberté humaine.
A) Existence de Dieu.
La raison suffisante fournit une double preuve.
1) À posteriori. Il existe en effet, à côté des vérités nécessaires, intelligibles par soi, des vérités contingentes ou de fait (par exemple; l'acte d'écrire), qui exigent une cause extérieure. Mais dans l'ordre créé, la série des causes est infinie, c'est-à-dire toujours incomplète. Elle ne peut donc donner la raison suffisante parfaite et achevée qui satisfait pleinement les exigences rationnelles: cette raison doit être cherchée en dehors de la série dans une Substance unique, universelle et nécessaire, qui a en soi la pleine raison suffisante de ce qu'elle est.
2) À priori. Cette idée de Dieu peut servir à démontrer son existence à priori, en amendant un peu la preuve cartésienne [§329]. Dieu existe, s'il est possible, car la possibilité de Dieu étant celle d'une «nécessité d'exister», entraîne évidemment l'existence nécessaire [°986]. Cette conséquence apparaît mieux encore si on note que tout possible est une «tendance à être», à réaliser ce qu'il signifie, car cette tendance est la seule raison explicative de l'existence de certains possibles à l'exclusion des autres. Or en Dieu, la perfection possible est infinie: elle enveloppe donc une tendance infinie et irrésistible à exister, de sorte que Dieu existe nécessairement.
B) La création.
§365). Dans l'intelligence divine qui connaît tout ce qui n'implique pas contradiction, il existe un nombre infini d'univers possibles. Chacun d'eux, pris à part, n'a pas une exigence nécessaire à exister, étant pur possible; c'est pourquoi la Puissance divine, prise en soi, n'est pas nécessitée et reste libre de créer l'un ou l'autre monde. Mais si on les compare entre eux en fonction de la Sagesse divine, il en est certainement un qui surpasse tous les autres en bonté et donc en exigence à exister. Or l'acte divin, sous peine d'être imparfait, doit avoir une raison suffisante, et cette raison ne peut être que le plus grand bien: il faut donc dire que le monde actuel est le meilleur possible (Thèse de l'Optimisme).
C) Liberté humaine.
§366). Notre activité raisonnable, comme celle de Dieu, doit avoir une raison suffisante; si la liberté était une puissance d'agir sans raison, elle serait déraisonnable, absurde et mauvaise. Il faut donc la concevoir, d'une part, comme une énergie spontanée qui satisfait par son opération une tendance naturelle, non imposée, et par là elle manifeste son indépendance; mais, d'autre part, son acte est infailliblement déterminé à choisir l'objet qui, dans telle circonstance psychologique, s'impose comme meilleur, et par là elle trouve aussi une raison suffisante (Théorie du Déterminisme psychologique).
§367) CONCLUSION. L'imprécision initiale sur le sens du principe de raison suffisante devait nécessairement amener, dans les détails du système, d'autres imprécisions. Ainsi Leibniz nie pratiquement la liberté divine et humaine, parce qu'il ne sait pas reconnaître, dans une cause efficiente parfaite (l'agent libre), une raison suffisante extrinsèque, pleinement explicative de l'acte, mais franchement distincte de la raison intrinsèque, essentielle. Celle-ci se réintroduit dans l'explication leibnizienne sous forme de lien nécessaire entre toute cause et son effet. Le monde le meilleur possible tend à devenir un effet formel indispensable à la perfection divine qui en est la cause formelle, et il ressemble, beaucoup plus que ne le voudrait Leibniz, aux séries de modes constituant le monde pour Spinoza [§350].
À ce point de vue le système pluraliste des monades est bien moins cohérent et moins solide que le monisme de Spinoza, car son unité repose le plus souvent sur le double sens du principe de raison suffisante, c'est-à-dire sur une équivoque.
À un autre point de vue, Leibniz s'engage beaucoup plus que Descartes et Spinoza, dans la voie de l'idéalisme. Si l'harmonie préétablie, comme un «deus ex machina», sauve encore la réalité objective du monde et de son ordre, il reste que notre monade-âme ne connaît uniquement que ses modifications subjectives ou ses idées, ce qui est la formule même de l'idéalisme; de plus, la théorie des monades simples prive déjà les idées d'étendue et d'espace, de toute valeur objective.
Ainsi Leibniz, malgré un essai de réaction en faveur de la philosophie traditionnelle, développe en fait les germes idéalistes du cartésianisme, en réalisant l'unité en faveur de la «pensée», au détriment de l'étendue.
Son disciple Wolf [°987] (1679-1754) conduira cette influence idéaliste jusqu'à Kant. Vulgarisateur de Leibniz, longtemps professeur à Halle, auteur de nombreux ouvrages, il eut, par sa clarté et sa méthode, une influence considérable. Il ne se posait pas d'ailleurs en disciple absolument fidèle de Leibniz. «En général, il nivela la pensée du maître et l'amputa des parties les plus originales, par exemple la théorie des monades» [°988]. Mais il garda son rationalisme idéaliste, et l'aggrava même en essayant de ramener le principe de raison suffisante au principe d'identité, faisant de la philosophie l'étude des possibles.
§368). Si le terme de «philosophie positive» ne fut inventé qu'au XIXe siècle [°989], le courant d'idées qu'il recouvre remonte incontestablement plus haut: il a son origine dans la troisième partie du cartésianisme qui explique le monde corporel par le pur mécanisme. C'est en Angleterre qu'il trouva son terrain d'élection: il y fleurit dès le XVIIe siècle avec le système de Hobbes, synthèse remarquable de l'empirisme baconnien et de la déduction mathématique cartésienne.
Hobbes d'ailleurs, tout en s'engageant à fond dans le courant positiviste jusqu'à enseigner le matérialisme, garde le goût des vastes constructions qui hantent les grands penseurs du XVIIe siècle: les Descartes, les Spinoza, les Leibniz. Mais en abordant le XVIIIe siècle, nous constatons comme une lassitude de l'effort intellectuel. Les puissantes synthèses sont abandonnées; les philosophes ou ceux qui se parent de ce titre sont nombreux; mais ils ne traitent que des problèmes fragmentaires. Le plus important de ces problèmes est celui de la valeur de notre connaissance, mis en honneur par l'«Essai» de Locke; il caractérise le courant mixte que nous étudierons plus loin [°990] avec la réaction sentimentale qu'il suscita.
Les autres philosophes, soit en France, soit en Angleterre, se rangent sans trop de peine dans le sillage du positivisme. Plusieurs en effet sont avant tout des savants ou des admirateurs de Newton, un des meilleurs ouvriers de la science positive, et cette admiration, unie à la vulgarisation de Locke, forme une bonne part de la doctrine des «Philosophes» français du XVIIIe siècle. - D'autres, continuant les préoccupations pratiques si apparentes chez Fr. Bacon, se plaisent dans les questions de morale et d'économie politique, s'efforçant déjà d'y appliquer les règles de la science positive. - Ceux même qui s'occupent de philosophie religieuse, proclament surtout les droits de la raison naturelle en attaquant la Révélation, et ils laissent Dieu si loin des hommes qu'ils s'acheminent, semble-t-il, vers la religion purement humaine du positivisme. C'est en ce sens, large et nuancé, que nous parlerons des «tendances positivistes» en Angleterre au XVIIIe siècle et que nous rangerons sous cette rubrique les Philosophes français du XVIIIe siècle. Nous aurons ainsi trois paragraphes:
1. Le système de Hobbes.
2. Tendances positivistes en Angleterre au XVIIIe siècle.
3. Les «philosophes» français du XVIIIe siècle.
b65) Bibliographie spéciale (Hobbes)
§368bis). Fils d'un clergyman de Westport, près de Malmesbury, Thomas Hobbes fréquenta dès quatorze ans l'Université d'Oxford où régnait la scolastique nominaliste de la décadence. En 1608, devenu précepteur du fils de Lord Devonshire, il fit son premier voyage sur le continent. Il était en France en 1610, lors de l'assassinat d'Henri IV et il en rapporta une impression si vive et si durable que, dans ses écrits il ne prononcera jamais le nom de Ravaillac sans le maudire [°991]. À cette époque, il est surtout préoccupé de littérature et d'art et, de retour en Angleterre, il donne une traduction de Thucydide. Il fréquente aussi l'ex-chancelier Bacon qui le charge de traduire en latin plusieurs de ses «Essais». Au cours d'un second voyage en France, il découvre les Éléments d'Euclide et s'enthousiasme pour la méthode mathématique. Rentré comme précepteur dans la famille Devonshire (1627-1631) [°992] il fait un troisième voyage en France et en Italie (1634-1637) ce qui décide de son orientation philosophique. À Florence, il visite Galilée; mais il séjourne surtout à Paris où le savant Minime Mersenne devient son ami et l'introduit dans le cercle des penseurs qui s'était formé autour de lui. Méditant sur le problème des choses et de la vie humaine, Hobbes entrevoit dès lors la possibilité de tout expliquer mathématiquement en se fondant sur le mouvement. C'était l'année où Descartes, résidant en Hollande, éditait son célèbre «Discours» où la méthode mathématique de l'idée claire était si brillamment défendue; il n'est pas téméraire de penser que les conversations de Mersenne, confident de Descartes, ont aidé le philosophe anglais à prendre conscience de son propre système; mais, plus engagé dans les circonstances politiques, il tourne surtout ses réflexions vers la vie morale et sociale.
Revenu en Angleterre, il se fait le défenseur du Roi, menacé par la révolution libérale et compose dans ce but son premier traité: «The Elements of Law natural and politic» [°993] (1640). Mais, devant la menace des anti-royalistes, il se croit en danger et se réfugie à Paris où, bien reçu par ses amis, il séjourne onze ans (1640-1651). C'est alors que Mersenne lui demande ses objections pour les Méditations de Descartes qui allaient bientôt paraître. La correspondance qui en résulta dévoila entre les deux philosophes une profonde antipathie; car s'ils étaient d'accord sur la méthode mathématique et même sur l'explication mécaniste du monde corporel [°994] le philosophe français se posait en défenseur du plus pur spiritualisme, tandis que le penseur anglais penchait vers un matérialisme radical. Celui-ci d'ailleurs, à l'encontre de Descartes [°995], se consacrait surtout à la politique. Pour défendre la royauté absolue menacée en son pays, il publie à Paris le De Cive (1642); dans son esprit, c'était la troisième partie d'une synthèse philosophique dont les deux premières devaient traiter du Corps et de l'Homme. En 1651, les circonstances plus favorables lui firent songer au retour qu'il prépara en publiant à Londres son chef-d'oeuvre: le Léviathan or The matter, form and power of a commonwealth ecclesiastical and civil (1651).
Rentré définitivement en Angleterre, il y acheva son système philosophique en publiant De Corpore (1654) et De Homine (1658). Ses doctrines lui suscitèrent de nombreuses polémiques qui remplissent les 28 dernières années de sa vie. Contre l'évêque arminien Bramhal qui maintenait la liberté à la base de la morale, il défendit le déterminisme absolu. Il fut attaqué par des hommes de science, le mathématicien Wallis, l'astronome Ward, le physicien Boyle qui illustraient alors l'Université d'Oxford; et, malgré son insuffisance en ces matières, il défendit jusqu'au bout ses positions. Il dut enfin repousser l'accusation d'athéisme lancée contre lui par plusieurs évêques et par le Chancelier Hyde: il protesta de son respect pour la religion de l'État et fit montre de pratiques religieuses. Mais il ne manquait pas non plus d'amis: le roi Charles II lui rendit ses bonnes grâces; et les attaques mêmes qu'il subit témoignent de l'influence qu'il eut sur le mouvement intellectuel d'Angleterre. Il mourut en 1679, à la veille du triomphe des idées libérales dont il avait été durant sa longue carrière l'irréductible adversaire.
Hobbes définit la philosophie comme l'étude des choses à la lumière de la pure raison et il en exclut d'abord tout ce qui relève de la Révélation. Mais selon lui, la raison ne découvre rien d'autre dans l'univers que des corps mesurables dont toutes les propriétés s'expliquent par le mouvement. Tel est le principe fondamental d'où découle la division des autres traités; car les corps forment deux grands genres: les uns sont produits par la nature: ils sont l'objet de la physique; les autres sont formés par la volonté de l'homme: ce sont les corps sociaux où l'on distingue les mouvements de chaque âme individuelle, objet de l'éthique; et les contrats entre plusieurs personnes, objet de la politique.
A) Principe fondamental; mécanisme universel.
On peut exprimer la vision centrale du système de Hobbes par ce principe:
Tout être est corporel et tout ce qui arrive s'explique par le mouvement.
C'est, en d'autres termes, la franche affirmation du mécanisme universel prétendant tout expliquer, non seulement, comme Descartes, dans le monde de l'étendue, mais dans l'univers entier, en nous et hors de nous, dans l'ordre psychologique comme dans l'ordre physique, par deux seuls principes: une matière homogène et le mouvement local. Hobbes ne nie pas les multiples variétés de changements qui se réalisent en tant de corps doués de diverses propriétés, minéraux, vivants, etc. mais il se flatte de tout rendre intelligible par de simples mouvements locaux, que les êtres se communiquent par influence mutuelle ou qui ont lieu dans les parties corporelles où se passe le changement. C'est pourquoi il présente aussi son principe sous cette forme: «Tout changement se ramène à un mouvement des corps modifiés, à savoir des parties de l'agent ou du patient» [°996].
Cette thèse dans sa généralité semble être pour Hobbes l'objet d'une intuition [°997] plutôt que le fruit d'une démonstration, elle comporte d'ailleurs deux parties que le philosophe anglais mettait très inégalement en lumière: il voilait la première: affirmation du matérialisme; et il insistait sur la seconde, empruntée à la théorie scientifique de plus en plus en vogue du mécanisme.
«Tout être est corporel»: Hobbes ne le dit pas avec cette netteté mais il le pense indubitablement et son oeuvre entière en fait foi. Quand il cherche les notions fondamentales de sa philosophie, il indique comme toute première l'espace où il voit la condition même de l'existence: «L'espace, dit-il, est le phantasme d'une chose qui existe en tant qu'elle existe, c'est-à-dire que dans cette chose on ne considère aucun autre accident que celui d'apparaître en dehors de celui qui l'imagine» [°998]. Il est donc impossible d'exister sans être dans l'espace, et par conséquent sans être un corps, car celui-ci se définit, «tout ce qui, indépendamment de notre pensée, coïncide avec quelque portion de l'espace ou lui est coétendu» [°999].
Que telle soit bien sa pensée, Hobbes l'avoue assez clairement lorsqu'il rencontre les enseignements du christianisme sur les esprits purs: «Nous qui sommes chrétiens, dit-il, nous admettons qu'il existe des anges, esprits bons ou mauvais; que l'âme humaine est un esprit et qu'elle est immortelle comme les esprits angéliques. Mais il nous est impossible de le savoir, c'est-à-dire d'en avoir l'évidence naturelle. Car toute évidence est conception; et toute conception est imagination et vient des sens. Or nous supposons que les esprits sont des substances qui n'agissent point sur les sens; il en résulte qu'ils ne sont point concevables» [°1000]. La seule idée philosophique que nous puissions avoir d'un esprit, ajoute-t-il, est celle d'une «figure sans couleur» et puisqu'une figure a des dimensions, «concevoir un esprit, c'est concevoir quelque chose qui a des dimensions», c'est-à-dire un corps, très subtil, mais cependant un corps [°1001]. L'idée «surnaturelle d'une substance sans dimension lui paraît contradictoire».
Sur Dieu cependant, Hobbes se montre moins explicite; car il était préoccupé d'éloigner toute accusation d'athéisme; et faire de Dieu un corps, n'est-ce pas équivalemment le nier? Hobbes, au contraire, en démontre l'existence au moyen du principe de causalité: car la série des effets doit s'arrêter à une première cause, Être par soi, tout-puissant. Il lui reconnaît précisement la toute-puissance comme attribut fondamental; il le décrit comme le «despote» ou Maître suprême de l'univers [°1002]; d'où il conclut que nous lui devons l'honneur, le culte et surtout la crainte et l'obéissance. Mais il semble bien que cette idée de Dieu se présente simplement en ce système comme un fait psychologique. Les hommes qu'il faut unir en société croient en Dieu, sont religieux: c'est un fait dont il faut tenir compte; mais il s'explique comme tout le reste par le mécanisme universel; et le «Tout-Puissant» ne joue aucun rôle comme fondement de la morale ou de la Cité.
Bien plus, Hobbes ne dit nulle part que son principe de l'inconcevabilité du pur esprit ne s'applique pas à Dieu; il s'y applique donc, et, logiquement, Dieu est lui aussi un être corporel, puisqu'il est une substance. Mais normalement les corps accessibles à l'étude rationnelle sont composés et soumis à divers mouvements, tandis que Dieu est pleinement simple et immuable. C'est pourquoi Hobbes déclare aussi que toute investigation sur la nature et les attributs de Dieu est exclue de la philosophie [°1003]. Concluons que s'il parle de Dieu et des esprits, c'est uniquement en fonction des hommes dont il explique la vie sociale. Pour lui, le seul objet de la philosophie est l'univers conçu comme une masse corporelle, où la variété des choses et des événements s'explique simplement par la variété des mouvements qui affectent les diverses parties de ce corps.
C'était une entreprise hardie que de tout ramener ainsi au pur mécanisme; et le principe fondamental que «tout changement est un mouvement local» est très contestable [°1004]. Hobbes lui-même, tout en le déclarant selon lui évident, s'est efforcé de nous en donner une démonstration à priori, laborieuse et assez peu convaincante [°1005]. Notons seulement que toute la preuve repose sur le postulat qu'il n'existe d'autre réalité que les corps; or, ce postulat est l'erreur fondamentale de tout positivisme [°1006].
Cependant, en s'inspirant de ce principe, Hobbes a construit un système qui, sans être parfait, ne manque pas de grandeur: il en a déduit, d'abord une méthode de philosophie qui est une logique nominaliste; puis, l'explication de l'univers et spécialement de la vie humaine, morale et sociale.
B) Logique nominaliste.
Frappé par l'enchaînement rigoureux des mathématiques, Hobbes conçoit tout raisonnement comme un calcul. Raisonner, dit-il, n'est rien d'autre qu'additionner et soustraire [°1007]; mais en philosophie, on manie, au lieu d'unités et de nombres, des noms qui désignent les corps par certaines propriétés [°1008]. Ainsi «la proposition est constituée par l'addition de deux noms; le syllogisme, par celle de deux propositions; la démonstration, par celle de plusieurs syllogismes. Cette manière de procéder conduit à la science. Car les noms une fois bien définis, par la connexion des noms dans les propositions et par celle des propositions dans les syllogismes, on arrive à une conclusion qui est la somme de toutes les propositions antécédentes. Et c'est la science, c'est-à-dire la connaissance des conséquences d'un mot à un autre mot» [°1009].
C'est donc sur les noms que repose tout l'édifice scientifique. Il y en a de deux sortes: les noms propres qui désignent un seul individu; et les noms communs qui, selon Hobbes, désignent une collection d'individus et constituent toute la réalité des universaux: «Les concepts qui leur correspondent dans l'esprit sont des images ou phantasmes d'objets singuliers. Aussi, pour comprendre la valeur de l'universel, il n'est pas besoin d'une autre faculté que l'imaginative, qui nous rappelle que des paroles de ce genre ont suscité dans notre esprit tantôt une chose, tantôt une autre» [°1010].
En s'en tenant à cette interprétation nominaliste, Hobbes conserve les classifications de la logique d'Aristote, celle des catégories, des propositions, des syllogismes. Il note qu'une proposition est vraie, lorsqu'elle réunit deux noms qui conviennent à une même chose; fausse, si les noms réunis conviennent à des choses diverses. Enfin, il distingue deux méthodes générales: l'analyse, qui découvre les notions et définitions fondamentales en partant de l'expérience; et la synthèse, qui par une suite de déductions, en partant de ces premières idées, prouve et explique toutes les réalités. Manifestement, c'est la déduction qui a ses préférences et il en use brillamment dans ses ouvrages.
Cette logique nominaliste était enseignée en ce temps-là, à Oxford où Hobbes étudia, et dans la plupart des Universités où régnait l'Occamisme. Mais pour celui-ci, les conclusions doctrinales trop désastreuses étaient corrigées par la théologie qui défendait, au nom de la Révélation, le patrimoine des grandes vérités sur Dieu, notre âme et notre destinée, inaccessibles au nominalisme. En effet, si l'unique objet de nos sciences est une collection d'individus sensibles, notre raison ne sortira jamais par ses propres forces des bornes de ce monde matériel. Chez Hobbes, au contraire, le nominalisme fleurit comme dans son climat propre: il est la doctrine logique spontanément adaptée au principe fondamental matérialiste qui nie l'existence d'une pensée spirituelle et explique la vie psychologique par le pur mécanisme. C'est pourquoi Hobbes l'admet simplement, sans le critiquer ni l'approfondir psychologiquement, comme feront ses successeurs, surtout Hume, St. Mill et Taine.
C) Physique et psychologie mécaniste.
En appliquant sa méthode philosophique Hobbes établit d'abord par analyse quelques idées fondamentales qui se rattachent au principe du mécanisme universel exposé plus haut. Puis, il énonce principe de causalité qui en découle immédiatement et place l'explication de tous les phénomènes de la nature et de l'âme dans le cadre du déterminisme le plus absolu.
Selon Hobbes en effet, tout être étant corporel est constitué d'une masse matérielle essentiellement douée d'étendue. Cette étendue échappe aux générations et corruptions, d'après le principe de la conservation de la matière; mais chaque corps possède en plus un certain nombre de propriétés ou accidents qui ne sont d'ailleurs que diverses manières de l'envisager et qui sont constituées par des formes spéciales de mouvements. Or ces accidents se modifient mutuellement, comme on l'observe dans les transformations profondes ou superficielles de la nature; changements de couleur ou de chaleur, naissance ou mort, etc. Les corps sont ainsi agents et patients les uns envers les autres, et on appelle «cause», l'ensemble des propriétés de l'un, entraînant le changement de l'autre. «La cause, dit Hobbes, consiste en des accidents déterminés des agents et du patient; s'ils sont tous présents, l'effet se produit; si l'un d'eux fait défaut, l'effet ne se produit pas» [°1011]. Il s'ensuit évidemment que toute vraie cause est nécessaire et que tout événement est rigoureusement déterminé par ses antécédents [°1012] qui l'expliquent. Hobbes admet pleinement cette conséquence; selon lui, on attribue un effet au hasard ou à la liberté, lorsqu'on ignore les causes qui en sont en réalité la condition sine qua non. Tout est réglé, même dans la vie humaine, par un déterminisme absolu.
Ces thèses établies, Hobbes étudie d'abord en géométrie «les principes mathématiques du mouvement»; puis il passe à la «mécanique qui traite des effets du mouvement d'un corps sur un autre»; ensuite à la physique «qui considère les effets des mouvements dans les particules des corps» [°1013]. Ces trois traités qui remplissent une bonne partie du De Corpore appartiennent aux sciences particulières plutôt qu'à la philosophie et ils défendent des positions que des savants comme Wallis et Boyle trouvèrent peu solides. Sans y insister, disons seulement que, malgré son dessein de procéder toujours déductivement, Hobbes en abordant la physique est obligé de revenir à l'analyse et aux faits; sa méthode est d'observer les phénomènes, comme la lumière, le vent, la glace, etc. et de proposer une hypothèse explicative, en démontrant à priori que cette supposition rend le fait possible. Méthode peu féconde dans le domaine scientifique [°1014]; mais au point de vue philosophique, tout en brisant la chaîne déductive, elle ne semble pas introduire de perturbation dans le développement du système empiriste et mécaniste où le recours aux faits est toujours normal.
D'ailleurs en passant aux sciences morales, psychologie, éthique et politique, Hobbes a de nouveau recours à l'expérience, ici, à l'introspection qui lui fournit les faits fondamentaux, point de départ de ses déductions [°1015]. Mais à partir de ces faits, il construit son système avec une intrépide logique qui ne craint aucune conséquence.
C'est pourquoi, en PSYCHOLOGIE, il explique l'âme et ses facultés par le pur mécanisme. Puisqu'il n'existe que des corps, notre âme est elle-même corporelle et occupe un espace; mais on l'appelle «esprit», parce qu'elle est «un corps trop ténu et trop subtil pour qu'on puisse se le représenter». Elle possède deux groupes de facultés [°1016]: les unes, de connaissance, les autres, d'action.
1) La connaissance commence par les sensations externes qui sont des mouvements déterminés produits dans nos organes par les corps externes. Ces mouvements transmis par les nerfs jusqu'au cerveau, s'y transforment, d'une façon que Hobbes n'explique pas, en qualités sensibles. Ainsi donc, les sons, les couleurs et autres choses semblables ne sont que des apparences. «Les choses qui existent réellement hors de nous dans le monde sont les mouvements, causes de ces apparences» [°1017]. Le cerveau est capable de conserver ces mouvements, mais sous forme de traces affaiblies et appauvries. Il les reproduit par l'imagination et la mémoire; la seule différence entre ces deux facultés est que la première «considère les phantasmes tels qu'ils se présentent» et la seconde «tels que le temps les a usés» [°1018].
Ces images s'associent dans la conscience et forment un «discours mental»; Hobbes s'efforce de déterminer les lois de ce discours qu'on appellera plus tard «association des idées». Parfois, dit-il, il semble se développer à l'aventure, comme dans la rêverie, bien que souvent une observation plus attentive retrouve dans l'inconscient le lien qui associe les images disparates [°1019]. Parfois aussi «la série de nos pensées est dirigée par quelque passion qui nous pousse à atteindre une fin déterminée; le désir de cette fin demeure le régulateur de la série» [°1020]. C'est la loi d'intérêt que Hobbes signale ici, en insistant sur l'intérêt intellectuel qui explique la construction des sciences.
La raison, propre à l'homme, n'est qu'un usage plus parfait de l'imagination. Elle se manifeste d'abord par l'imposition des noms; «puis, suivant une méthode correcte, elle va des noms aux propositions, des propositions aux syllogismes, jusqu'à ce qu'elle parvienne à connaître les conséquences de tous les noms qui se rapportent à la science» [°1021]. Tout s'explique donc, dans l'ordre de la connaissance humaine, par les mouvements extérieurs qui entrent dans l'âme par les sens, s'y répercutent, s'y associent, et s'y organisent enfin en constructions scientifiques.
2) Mais la connaissance, selon Hobbes, n'est pas pure spéculation; le mouvement reçu dans l'âme rebondit pour ainsi dire vers le dehors sous forme d'action; ainsi, l'imagination est la source explicative des diverses actions de la vie humaine. Lorsque la réaction est complète, elle se traduit en mouvements externes, paroles, marche, etc.; si elle reste incomplète, à l'état d'ébauche ou d'effort interne, elle constitue la passion. Celle-ci a deux formes fondamentales: la tendance et l'aversion (amour et haine). La tendance nous porte vers l'objet capable de favoriser notre vie (et, pour cela, appelé «bien») dont la possession cause la joie et l'absence excite le désir. L'aversion s'éloigne de l'objet nuisible à notre vie (et, pour cela, nommé «mal») dont l'influence subie engendre la douleur ou le chagrin.
Comme nous sommes engagés ici-bas dans un réseau d'influences, les unes favorables, les autres hostiles, les réactions de nos passions constituent une lutte de puissance où il s'agit de s'imposer aux plus faibles pour satisfaire ses désirs, ou de s'accommoder aux plus forts en attendant un meilleur sort. Hobbes, comparant notre vie a une course où notre but et notre récompense serait de devancer nos concurrents, résume ainsi les divers mouvements de passions: «S'efforcer, c'est désir. Se relâcher, c'est sensualité. Considérer ceux qui sont en retard, c'est gloire. Considérer ceux qui sont en avant, c'est humilité. Perdre du terrain en regardent en arrière, c'est vaine gloire. Être retenu, c'est haine. Retourner sur ses pas, c'est repentir. Être en haleine, c'est espérance. Être fatigué, c'est désespoir. S'efforcer d'atteindre le plus proche, c'est émulation. Le supplanter ou le renverser, c'est envie. Se résoudre à franchir un obstacle prévu, c'est courage. Franchir un obstacle imprévu, c'est colère. Franchir un obstacle avec aisance, c'est grandeur d'âme. Reculer devant les petits obstacles, c'est pusillanimité. Tomber à l'improviste, c'est disposition à pleurer. Voir tomber un autre, c'est disposition à rire. Voir dépasser quelqu'un contre notre gré, c'est pitié. Voir prendre les devants contre notre gré, c'est indignation. S'attacher à quelqu'un, c'est amour. Pousser en avant celui auquel on s'attache, c'est charité. Se blesser par précipitation, c'est honte. Être continuellement devancé, c'est misère. Dépasser continuellement celui qui est en avant, c'est félicité. Abandonner la course, c'est mourir» [°1022].
Ici encore, fidèle à son positivisme, Hobbes n'admet rien au-dessus de la passion. Il n'y a donc pas de bien suprême absolu, capable de nous donner définitivement la béatitude parfaite; le seul bonheur vers lequel nous devons tendre, est la satisfaction successive de nos désirs sans cesse renaissants. La volonté d'ailleurs, qui répond dans l'homme à la raison, n'est que l'ensemble des passions; et la délibération n'est que l'état d'âme où, par rapport au même objet, surgissent successivement des mouvements de tendance et d'aversion qui se contrebalancent jusqu'au moment où le plus fort se réalise. Mais l'activité psychologique de l'homme, quoique plus complexe, est régie comme tous les mouvements de l'univers, par les lois du déterminisme mécaniste. La seule liberté admissible consiste «en l'absence de tous empêchements à l'action qui ne sont pas contenus dans la nature et la qualité intrinsèque de l'agent» [°1023]: c'est la «libertas a coactione», la simple absence de contrainte; mais la liberté d'indifférence ou libre arbitre est une illusion: c'est un mot destiné à cacher l'ignorance où nous sommes des vraies causes de nos décisions.
Tels sont les fondements psychologiques sur lesquels Hobbes bâtit hardiment sa morale et sa politique.
D) Morale égoïste et politique absolutiste.
On ne peut séparer chez Hobbes la morale de la politique; car c'est en passant de l'état de nature à l'état social que l'homme, selon lui, pénètre dans l'ordre moral en se trouvant soumis à la loi naturelle. La doctrine de l'absolutisme politique n'est ainsi que la pleine solution du problème de la vie morale, posé par l'égoïsme foncier de la vie individuelle de l'homme.
1) Dans l'état de nature en effet, selon les principes établis plus haut, l'homme ne peut être mû que par ses passions qui le portent à conquérir le bien ou le plaisir, c'est-à-dire les commodités de la vie ou la gloire, plaisir de l'âme: la règle essentielle de la vie, c'est l'égoïsme. Hobbes nie toute présence en nous de tendance altruiste ou d'inclination naturelle à l'entraide, à l'association; la preuve en est, selon lui, dans l'expérience: sans cesse les hommes sont occupés à se déchirer, et prennent surtout plaisir à dire du mai des absents [°1024].
Ce règne de l'égoïsme ou des passions (dont le mouvement d'ailleurs n'est pas moins fatal que celui qui emporte la pierre en bas) [°1025] crée pour chacun le droit fondamental, non seulement à conserver sa vie et ses membres, mais à se procurer tout ce qui donne les commodités de la vie, chacun étant juge de ce qui lui est nécessaire pour cela. Ainsi dans l'état de nature, «l'utilité est la mesure du droit» [°1026], en sorte que tout est permis à tous.
Cependant, les hommes se trouvent les uns en face des autres, doués d'une force égale, soit au point de vue physique, parce que le plus faible a la ressource de donner la mort au plus fort pour rétablir l'équilibre, soit au point de vue intellectuel, parce que la nature donne à tous des aptitudes à peu près égales pour acquérir l'expérience et la prudence utile au succès; de la sorte, leurs prétentions à tout posséder s'annulent et pour obtenir une place au banquet de la vie, l'unique moyen est de s'en emparer; d'où l'inclination naturelle de se nuire mutuellement et le règne de la force, la lutte et la victoire indiquant quel est le plus fort. Ainsi l'état naturel est celui de la guerre de tous contre tous, où chaque homme est pour l'homme un ennemi: «Homo homini lupus». «Bellum omnium in omnes» [°1027].
Rien de plus misérable qu'un tel état où nulle civilisation, nulle paix n'est possible: c'est «l'homme traînant une vie solitaire, indigente, malpropre, animale et courte» [°1028]. Mais puisque chacun désire le bonheur et a le droit de le conquérir, il faut conclure que tout ce qui établira la paix est conforme a la droite raison, et donc, juste et bon moralement: telle est l'origine de la loi naturelle.
2) La loi naturelle en effet est un «ordre de la droite raison indiquant ce qu'il faut faire et omettre pour la conservation de sa vie et de ses membres, aussi longtemps que possible» [°1029]; d'où le principe fondamental: «Il faut rechercher la paix quand on a l'espérance de l'obtenir; si ce n'est pas possible, il faut chercher de toute part des secours pour la guerre et il est licite d'en user» [°1030]. Tel est bien le devoir fondamental, si, comme on l'a établi plus haut, tout est réglé chez l'homme par l'égoïsme; l'antique formule: «Il faut faire le bien et éviter le mal» revient à dire: «Il faut chercher la paix, source du plus grand bien-être et éviter le plus possible les désagréments de la guerre en se cherchant des alliés».
De ce devoir essentiel, Hobbes déduit vingt autres lois naturelles dont les principales concernent les contrats et les pactes. Le contrat «est un transfert mutuel de droit». On l'appelle «pacte», si les contractants n'exécutent pas immédiatement l'objet du contrat et promettent de le faire dans la suite. Or il y a obligation pour chaque homme de céder le «droit à tout» qu'il tient de la nature, aux autres hommes disposés à faire la même cession, et de se contenter désormais d'une juste part au bien commun en «ne faisant pas aux autres ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fit» [°1031]. Un tel contrat en effet est le seul moyen d'obtenir une paix durable en s'établissant en société.
Cependant, chacun garde son droit à défendre et développer par tous les moyens sa vie, ses membres et son bien-être. Si donc un homme avec quelques associés espère de plus grands avantages du recours à la force, il reprendra sa liberté et retournera à l'état de guerre initial. En conséquence, pour que le contrat social établisse une paix durable, deux conditions sont requises. D'abord, «il est nécessaire que la multitude des associés soit si grande que les adversaires de sa sécurité ne puissent espérer que l'adjonction d'un petit nombre d'auxiliaires suffise à leur assurer la victoire» [°1032]; la société naturelle viable est la société civile. Ensuite, pour que dans cette société de secours mutuel les divergences naturelles ne troublent pas la paix, il faut que «chacun soumette tellement sa volonté à celle d'un autre, (homme ou assemblée), que toutes les décisions prises par cet homme ou cette assemblée comme nécessaires à la sauvegarde de la paix commune, soient tenues pour l'expression de la volonté de tous et de chacun» [°1033].
En pratique, ce contrat suppose que chacun «s'engage à ne jamais refuser au Souverain le secours de ses ressources et de ses forces contre qui que ce soit»; de la sorte, les désirs de révolte individuelle contre la société seront toujours efficacement contre-balancés par la crainte de sanctions supérieures et inévitables [°1034].
Une double série de conséquences découlent de ces principes, soit en morale, soit en politique.
3) En morale il est clair que l'homme entre dans l'ordre moral en entrant dans la vie civile par le pacte social. Dans l'état de nature, il n'y a ni justice, ni loi naturelle; car en temps de guerre, «force et fraude sont les deux vertus cardinales» [°1035]. Mais avec le pacte social dicté par la raison pour obtenir la paix, commence le domaine de la justice [°1036] et de la vertu morale; l'obligation de s'y conformer vaut en tout temps au for de la conscience et elle ne cède que devant le droit primordial à défendre sa vie et ses membres.
Or l'accomplissement parfait de cette loi suppose selon Hobbes: qu'on évite l'ingratitude, les outrages, l'orgueil qui rendraient la concorde impossible; - que l'on se montre accommodants les uns envers les autres, pardonnant au coupable, s'il fournit caution, et vengeant le mal sans cruauté, c'est-à-dire en songeant à l'avenir et à la correction des pécheurs; - enfin, que dans l'usage des biens, on soit modéré, observant l'équité dans la distribution et laissant à l'usage commun ceux qu'on ne peut diviser; et s'il survient quelque contestation, il faudra recourir à un arbitre impartial et désintéressé [°1037]. Telles sont les lois naturelles dérivées que la raison déduit du principe fondamental; celui qui ne voit pas cette déduction n'est pas tenu de les observer, mais il doit toujours réaliser la règle commune accessible à tous: «Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît».
4) En politique, c'est l'absolutisme le plus radical où le pouvoir du souverain est pratiquement illimité. Car le pacte constitutif de la société n'est pas, comme chez J.-J. Rousseau [§453], entre le peuple et son chef, en sorte que celui-ci reste à la merci de ses mandataires; il est un contrat entre les seuls citoyens qui conviennent entre eux de renoncer à leur «droit à tout» pour le remettre entre les mains d'un souverain chargé de leur procurer la paix. Le souverain n'a donc à répondre devant personne de sa gestion. Source des lois, il n'est soumis à aucune; il n'y a pour lui nulle sanction terrestre; il est seulement tenu de suivre la droite raison [°1038]. Ses sujets ne sont déliés du devoir de lui obéir que s'il devient impuissant à leur assurer ce qu'ils demandent de lui: la paix durable et la prospérité.
Or, pour assurer ce résultat, le souverain doit concentrer en lui tous les pouvoirs. Il a le glaive de justice pour infliger aux violateurs du pacte des peines qui en assurent l'exécution, car «les pactes sans le glaive ne sont que des mots» [°1039]. Il a le droit de guerre et de paix, car les citoyens doivent être efficacement protégés contre les ennemis du dehors, comme contre les discordes du dedans. Il a le pouvoir de législation suprême, indiquant par ses lois le bien et le mal, l'honnête et le déshonnête [°1040], car en maintenant ainsi la paix et en procurant le plus grand bien, il détermine authentiquement les applications de la loi naturelle qui n'a point, nous l'avons vu, d'autre raison d'être. Il a même le droit de dirimer les questions doctrinales, dans la mesure où leur discussion troublerait la paix.
Mais le souverain doué de cette toute-puissance peut être indifféremment, soit une assemblée élue par les citoyens, soit un homme élu à vie ou pour un temps; soit un roi héréditaire. Hobbes préfère le roi absolu, mais il admet la légitimité des autres gouvernements, à condition d'exclure toute forme mixte ou tempérée, comme la monarchie constitutionnelle, parce que, selon lui, la présence de plusieurs souverains engendre nécessairement les compétitions et trouble la paix [°1041].
Hobbes a fait hardiment l'application de ces principes en un domaine qui déborde la philosophie: celui de la religion révélée. L'Église chrétienne n'est rien, pour lui, qu'une société civile formée de chrétiens; et dans une telle cité, c'est le souverain civil et lui seul qui détient l'autorité suprême, même en matière de culte, de hiérarchie et de dogme religieux; il nomme les évêques, détermine la liturgie et dirime d'autorité les controverses doctrinales. Tel est, selon Hobbes, le seul moyen d'obtenir la paix, but suprême de la cité: «Salus populi, suprema lex».
Cette subordination totale de la religion à l'État choqua même les protestants soucieux de la dignité du christianisme. Mais elle est surtout en opposition ouverte avec la doctrine catholique qui proclame hautement l'indépendance des consciences et de l'Église du Christ: celle-ci, société parfaite et universelle, possède une autorité souveraine dans l'ordre de la vie morale, des biens spirituels et de la destinée éternelle, tout en reconnaissant d'ailleurs en chaque société civile ou État une autorité également souveraine, dans l'ordre des biens temporels et de la civilisation terrestre.
E) CONCLUSION. Le système de Hobbes, vu de l'extérieur, se présente d'abord comme une belle construction où les thèses s'étagent et se relient solidement par le ciment d'une vigoureuse logique. Par son mécanisme universel, par son empirisme qui reconnaissait l'expérience comme source unique du vrai, il continue authentiquement le courant positiviste si brillamment inauguré par F. Bacon. Mais, tandis que ce dernier, exubérant et riche d'images, court sans cesse à la recherche des faits, s'appropriant dans le positivisme l'étape inductive, Hobbes, épris de l'idéal mathématique, réduit au minimum les quelques faits d'expérience externes ou internes, sur lesquels il fonde ses doctrines et il met en relief, dans le positivisme, l'étape déductive. «D'un pas ferme, régulier, monotone, il va droit au but. Dans son itinéraire, je veux dire au cours de ses ouvrages, peu d'images voyantes, mais l'on admire et l'on retient des formules aux arêtes tranchantes; pas d'élans chaleureux, mais parfois l'on sent frémir une conviction éloquente à force de logique; après avoir traversé l'aride désert des déductions abstraites, aucune oasis, j'entends aucun épisode rafraîchissant, mais on est sous le charme de la beauté sévère qui se dégage d'un rigoureux enchaînement de preuves et d'une synthèse puissamment conçue, encore que l'exécution en soit restée incomplète. Beaucoup de raison, peu d'imagination, pas de coeur; ou, si vous préférez, des flots de lumière limpide, mais froide et qui se décompose en couleurs pâles. Bref, Hobbes pense toujours par concepts et compose en géomètre» [°1042].
Quant au fond de la pensée, c'est l'affirmation sans preuve du MATÉRIALISME; et malgré l'aspect rationnel dont il se revêt dans le déroulement de ses conséquences, ce principe reste un élément de profonde décadence philosophique. Car c'est l'honneur de notre raison, de se saisir elle-même à travers ses activités comme une réalité spirituelle, enracinée dans une «substance pensante» immatérielle, et de s'élever par l'échelle des effets sensibles jusqu'à leur cause première suprasensible, jusqu'à l'Intelligence infinie qui est Dieu. L'abandon de ces grandes doctrines ne peut être qu'une négation arbitraire et une démission de la raison. À ce point de vue, le système de Hobbes est en avance d'un siècle; son matérialisme avec la morale égoïste qui en découle ne suscita, au grand siècle de Louis XIV, que réprobation et réfutation; bien qu'il fût une suite et un élargissement du mécanisme cartésien, il resta profondément antipathique à Descartes. Il trouva au contraire l'approbation totale des «philosophes» du XVIIIe siècle [°1043].
Mais ce fut surtout par sa doctrine de l'homme que Hobbes s'imposa à l'attention, et c'est là qu'on trouve les meilleures parties de son oeuvre. Par ses analyses psychologiques, il est un précurseur de la psychologie expérimentale qui fleurira au XVIIIe et XIXe siècle. Son effort pour soumettre la vie morale à des lois mécaniques se continuera dans les doctrines des économistes. Sa politique elle-même, malgré l'absolutisme déduit à priori et contredit par les faits, s'imposera à l'attention des juristes et forcera les sociologues à examiner de plus près l'origine de la société [°1044].
Parmi les partisans de Hobbes au XVIIe siècle, citons en Hollande, VELTHUYSEN (1622-1685) [°1045] qui (dans son «Epistolica dissertatio de principiis justi et decori continens apologiam pro tractatu clarissimi Hobbes De Cive») adopte le principe fondamental de la conservation personnelle; tout en reconnaissant le rôle de Dieu, Créateur, Providence et sanction suprême du droit. Citons surtout en Allemagne, le juriste PUFENDORF [°1046] (1632-1694) professeur de droit dans les Universités d'Heidelberg et de Lund qui, dans ses deux ouvrages: Éléments de jurisprudence universelle et Du droit de la nature et des gens (1672) fait l'éloge de Hobbes et lui emprunte plus d'une doctrine, non sans le corriger. Ainsi, l'origine de la société est bien l'amour de soi et ce sentiment d'égoïsme pousse les hommes à lutter contre ceux qui menacent leurs moyens d'existence; mais il les incline aussi à s'appuyer sur leurs semblables pour mieux satisfaire leurs besoins mutuels. L'obligation de justice ou le droit qui règle cette société a pour origine immédiate la loi, fruit de la volonté du souverain; mais elle a pour principe premier la Volonté de Dieu; celle-ci cependant fonde le droit par un décret pleinement libre et n'a d'autre justification que sa toute-puissance, ce qui rappelle le despotisme de Hobbes.
Mais l'esprit de Hobbes se retrouve surtout dans le courant positiviste en Angleterre et en France à travers le XVIIIe siècle.
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