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§337). Descartes a marqué de son influence la plupart des écrivains du Grand Siècle: il devint le «philosophe à la mode» [°910]. Tous les penseurs s'occupent de lui; mais, à ce point de vue, ils se répartissent en deux groupes: les uns ne l'accueillent qu'avec réserve ou même le combattent [°911]; les autres s'assimilent pleinement son esprit et développent les conséquences de ses principes. Entre les deux groupes, Pascal tient un rang à part.
a) Parmi les premiers, citons FÉNELON (1651-1715) qui a écrit une Réfutation du système du P. Malebranche et surtout le Traité de l'existence de Dieu; il y expose clairement la méthode du doute universel; il reconnaît comme source du vrai l'intuition des idées à la lumière intérieure de Dieu «soleil des esprits» [°912]; il définit le corps par l'étendue et l'âme par le moi pensant; bref, en beaucoup de points, il adopte le cartésianisme; - BOSSUET (1627-1704) qui a écrit pour l'éducation du Dauphin (1770) plusieurs ouvrages philosophiques [°913]: la Logique, le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, le Traité des causes, le Traité du libre arbitre; il y reste fidèle pour l'essentiel à la philosophie scolastique et déclare que «c'est une étrange métaphysique, de dire que la substance de l'âme soit seulement de penser et de vouloir» [°914]: sa psychologie est celle du péripatétisme thomiste; mais il se montre favorable à quelques idées cartésiennes, atténuant la distinction entre substance et accident et fondant sur les vérités éternelles, indépendamment de l'expérience, une preuve de l'existence de Dieu.
Mais ni Bossuet, ni Fénelon ne sont philosophes de profession. Orateurs, polémistes, éducateurs et avant tout théologiens catholiques, leur Foi agissante les a préservés du rationalisme cartésien.
D. HUET [°915] (1630-1721) évêque d'Avranches, prend position plus franchement encore contre Descartes, publiant une Censure de la philosophie cartésienne; il se rattache à lui pourtant, par sa préoccupation de résoudre le problème critique dans son Traité philosophique de la faiblesse de l'esprit humain (publié en 1723); il y défend le fidéisme: la raison est si faible qu'elle ne peut atteindre la certitude, ni dans les choses divines, ni dans les choses humaines, sinon par la lumière de la Foi surnaturelle qui devient ainsi le critère suprême de vérité.
P. GASSENDI (1592-1655), prévôt de l'Évêque de Digne et admirateur de Galilée, ressuscite l'atomisme d'Épicure avec l'explication de la connaissance sensible par les εἴδολα, mais il lui superpose l'affirmation d'une âme spirituelle dans l'homme et d'un Dieu créateur pour expliquer l'ordre du monde. Bien que partisan du mécanisme, comme Descartes, il s'oppose à celui-ci dans l'explication des phénomènes: il combat le «plein» et la théorie des tourbillons, et défend le vide et les rencontres d'atomes.
Il faut surtout signaler, à la fin du XVIIe siècle, l'école platonicienne de Cambridge [°916] qui se rattache à Descartes par son estime de l'intuition, tout en le combattant sur d'autres points. Ses principaux représentants étaient clergymen. JOHN SMITH (1616-1652), s'inspirant de Plotin, compare l'homme qui use froidement du raisonnement avec l'enthousiaste et l'intuitif; et il affirme que ces derniers sont plus près du vrai. On peut savoir avec pleine certitude l'immortalité de l'âme en la voyant dans une lumière supérieure, même si on ne peut la démontrer logiquement. - HENRY MORE (1614-1687) eut en 1648-49 une correspondance avec Descartes où il expose sa thèse sur l'étendue divine: «Tout existant doit être étendu, dit-il. Dieu est un être étendu; il doit l'être pour être omniprésent et moteur universel» [°917]. Dans son Enchiridion metaphysicum, in quo agitur de existentia et natura rerum incorporearum, il s'éloigne fort du mécanisme cartésien et défend une cosmologie pananimiste. - RALPH CUDWORTH (1617-1688) admet aussi que tous les corps possèdent la vie à divers degrés [°918]. «Son gros ouvrage: The true intellectual system of the universe (1678) défend les causes finales en Physique, les entéléchies comme principes organoplastiques en Biologie, les idées innées en Psychologie, le caractère à priori et absolu des principes moraux» [°918].
b) Mais le groupe des disciples fervents n'est pas moins nombreux. Citons A. GEULINCX [°919] (1625-1669) qui enseigna six ans à l'Université de Louvain et y introduisit le cartésianisme [°920]; critique acerbe du péripatétisme, il dénie aux corps le pouvoir d'agir sur l'âme; bien plus, il les prive de toute causalité efficiente, parce que toute action, a son avis, suppose la conscience; les corps n'agissent donc que comme instruments de Dieu: c'est déjà l'occasionnalisme [°921].
Citons encore LOUIS DE LA FORGE pour qui aussi la seule force motrice, c'est Dieu dont l'influence explique en particulier l'union de l'âme et du corps; - CLAUBERT (1622-1665) qui introduit Descartes en Allemagne et K. DIGBY (1603-1665) qui l'introduit en Angleterre [°922].
§338). Blaise Pascal [b61] (1623-1662) enfin, a son caractère propre. Digne d'être rangé parmi les grands philosophes et aussi parmi les cartésiens, on a dit plus justement encore de lui: «Pascal n'est pas un philosophe: c'est un savant et un apologiste de la religion catholique» [°923].
a) Comme savant, Pascal se révèle un maître de la méthode expérimentale et un passionné de vérité scientifique. En divers Opuscules, il expose un ensemble de règles qui sont comme une logique abrégée. Son idée maîtresse est de trouver, pour chaque domaine exploré, la démonstration et les principes parfaitement adaptés au sujet. Aussi distingue-t-il nettement [°924] le domaine de l'histoire et de la théologie où les preuves relèvent de l'autorité, et celui de la raison, spécialement des sciences physiques, où il montre la nécessité des progrès fondés sur le raisonnement, d'où le peu de valeur des arguments d'autorité.
Puis, voulant réagir contre l'abus du syllogisme, il ramène [°925] toute la logique à huit règles, trois concernant les définitions, deux les axiomes, et trois les démonstrations. L'idéal de la science serait de tout démontrer, mais la faiblesse de notre esprit nous oblige à admettre au début les définitions ou axiomes propres à chaque question, sans avoir à les prouver.
b) Comme apologiste, Pascal nous a laissé des Pensées aussi profondes qu'éloquentes où son effort pour convertir l'incrédule suppose sans doute une doctrine philosophique, mais difficile à dégager. On peut proposer la reconstruction suivante:
Des idées mises en circulation par Descartes, Pascal développe celle d'infinité. Le monde est infini en grandeur et en petitesse et, selon le point de vue auquel on se met, toute chose est infinie. Or l'infinité entraîne l'incompréhensibilité. Cet univers dont Descartes croyait comprendre les principes, échappe de toute part à nos sciences: «Nous ne pouvons qu'apercevoir l'apparence du milieu des choses dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe, ni leur fin... L'auteur de ces merveilles les comprend; tout autre ne peut le faire» [°926].
L'homme, infiniment petit par son corps, est infiniment grand par la pensée. «L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant» [°927]. Cette pensée cependant reste en elle-même petite et misérable par les bornes et les contradictions qu'elle rencontre en son sein. Et Pascal accumule contre la raison tous les arguments du scepticisme qui, sans être probants contre le dogmatisme, ne peuvent être réfutés par celui-ci: «La nature confond les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatiques». La raison est donc impuissante par elle-même à atteindre la certitude; et elle ne peut s'appuyer sur Dieu, comme le pensait Descartes, car «la nature montre Dieu, mais en même temps, elle le cache; nous en voyons trop pour douter, trop peu pour croire»; de Dieu, «nous ne pouvons savoir, ni ce qu'il est, ni s'il est» [°928].
Et cependant, entre le dogmatisme et le scepticisme; l'abstention est impossible, car il ne s'agit pas de spéculation pure, mais aussi de conduite morale. «Vous êtes embarqués», nous dit Pascal, la pratique nous impose un choix. Celui-ci ne peut être rationnel, puisque la raison est impuissante. Souvent la décision sera une question d'intérêt; de là le fameux pari [°929] par lequel l'incrédule, tout bien pesé, constate qu'en pariant pour la foi, il a tout à gagner, rien à perdre; en pariant contre la foi, il a tout à perdre, rien à gagner.
Si Pascal enseignait l'usage de cette méthode pour atteindre en général la vérité, il serait fidéiste. «La solution du problème fondamental de la certitude, selon l'expression du Cardinal Mercier, serait pour lui un jeu de Collin-Maillard, un coup de dé, un pari» [°930], faisant appel comme critère suprême à la Foi surnaturelle.
Mais au-dessus de la raison, Pascal reconnaît une autre faculté qu'il appelle le COEUR. Le coeur saisit intuitivement les vérités qui échappent aux démonstrations rationnelles. Il voit la justesse des affirmations du bon sens, il fait la valeur de l'esprit de finesse dans la vie ordinaire; mais il est aussi la faculté des premiers principes: il saisit les définitions et les axiomes de la géométrie [°931]. Il est certes bien distinct de la raison: «Le coeur a des raisons que la raison ne connaît pas» [°932]; mais s'il ne possède pas la science au sens propre, il atteint dans son ordre l'infaillible vérité.
Enfin, après avoir distingué nettement l'ordre des corps constitués par l'étendue et celui des esprits où règne la pensée, Pascal découvre un ordre infiniment plus élevé encore, celui de la charité, domaine propre où introduit le coeur et la Foi: «Dieu sensible au coeur» [°933], et où les vérités surnaturelles donnent la solution de toutes nos antinomies naturelles. Le système de Pascal s'achève ainsi en une sorte de mysticisme.
Cette doctrine si personnelle s'oppose, on le voit, en plus d'un point à celle de Descartes. On peut cependant déceler l'influence cartésienne dans la séparation radicale du corps et de l'esprit et dans l'estime de Pascal pour l'idéal mathématique en science.
Mais on risquerait grandement de dénaturer cette riche et puissante pensée en la considérant comme un système abstrait et définitif, quand elle veut être une apologie vivante s'adressant à des hommes concrets pour les convertir. Vues sous cet angle, les affirmations les plus paradoxales deviennent de profondes vérités, non plus d'ordre philosophique, mais apologétique et théologique [°934].
Ainsi, chez Pascal comme chez Fénelon et Bossuet, les germes rationalistes semés par Descartes n'ont pu se développer, étouffés, moins par une pensée philosophique adverse que par le contrôle efficace de la Foi catholique. Nous allons voir au contraire ces germes s'épanouir avec Malebranche et Spinoza et, en deux bonds, atteindre au panthéisme. D'où les deux articles de ce chapitre:
Article 1: Malebranche.
Article 2: Spinoza.
b62) Bibliographie spéciale (Malebranche)
§339). Né à Paris, Malebranche entra en 1660 dans la Congrégation de l'Oratoire où le poussait son goût de l'étude. On s'accorde à louer sa modestie et son amour des méditations solitaires. Pendant ses années de Philosophie et de Théologie à la Sorbonne, il avait été rebuté par les discussions subtiles dont s'encombrait la scolastique du temps.
Aussi après la lecture du «Traité de l'homme» de Descartes (1664), séduit par la simplicité du mécanisme qu'il y trouvait exposé, il prit désormais Descartes pour son philosophe préféré.
Ses principaux ouvrages sont: «De la recherche de la Vérité» (1674-1675); «De la Nature de la Grâce» (1680), où il appliquait hardiment sa philosophie à l'explication de la Foi, ce qui l'entraîna à de longues controverses avec Arnauld et Bossuet. Il écrivit pour se défendre: «Le Traité de Morale» (1683), «Les Méditations chrétiennes» (1683), «Les Entretiens sur la Métaphysique et la Religion» (1688).
Caractère général et principes directeurs. Malebranche, en acceptant le cartésianisme dans ses thèses maîtresses, veut garder toute liberté de le corriger et compléter; sa formation théologique, et surtout son amour de saint Augustin, Maître préféré de l'Oratoire, lui permit d'approfondir et de critiquer un des points faibles du système: l'innéisme des idées claires et leur rapport avec Dieu, source de leur vérité. Mais en même temps, sa fidélité inébranlable à la Foi catholique l'empêchait d'aller logiquement jusqu'à la pleine unification de sa pensée; aussi trouve-t-on deux principes fondamentaux dans sa philosophie:
a) Principe de l'idée claire. Ce premier principe est tout entier emprunté à Descartes; il énonce qu'il faut accepter pour vrai uniquement ce qui est contenu dans l'idée claire, lorsqu'on le voit avec évidence. De là son mépris de l'expérience, de l'érudition, et le caractère déductif à priori de ses théories.
b) Principe de l'infini. Ce principe est plus original, mais il est moins absolu, et s'énonce plutôt comme une tendance: «L'infini est l'idée claire suprême». Elle est tellement souveraine qu'elle paraît capable de tout unifier et expliquer; mais, parce que l'acceptation franche de ce principe conduit au panthéisme, Malebranche préfère compliquer un peu son système et admettre quelque déficience dans la valeur de nos idées claires.
L'application de ce double principe éclaire trois objets principaux: Dieu par l'ontologisme; le monde par l'occasionalisme; et enfin l'homme et la morale où se retrouvent à la fois l'occasionalisme et l'ontologisme.
§340). Le point de départ de la philosophie, pour Malebranche, est dans une double constatation fournie par l'idée claire d'Infini: Dieu existe et nous voyons tout en Dieu.
A) Existence de Dieu.
De l'existence de Dieu, il n'est pas nécessaire de donner une preuve au sens propre, puisque le simple examen de notre vie intellectuelle nous en fournit l'intuition. Car il n'est pas possible de penser sans affirmer l'être, et l'être, c'est l'Infini, non pas seulement au sens négatif d'absence de limite, mais, comme l'a bien vu Descartes, au sens de perfection positive, excluant toute limite par l'affirmation de ses richesses: évidemment, l'idée d'une telle plénitude d'être contient nécessairement l'existence. Ainsi «l'homme n'est pas à lui-même sa propre lumière»: Dieu existe, Être Infini dont la clarté intelligible baigne toutes nos vérités.
B) Vision en Dieu.
§341). De l'existence et du rôle de l'Infini, découle cette thèse:
C'est en Dieu, uniquement et immédiatement, que nous contemplons l'objet de toutes nos idées intellectuelles.
Si en effet chacune de ces idées enveloppe l'affirmation de l'Infini, comme cela ressort de leurs propriétés de nécessité, d'immutabilité, d'éternité, et surtout de leur universalité en vertu de laquelle une même nature se réalise une infinité de fois, - il est impossible, et qu'aucun objet créé puisse fournir une perfection si grande, et que notre âme finie puisse la contenir. Dieu seul peut contenir l'Infini; et en effet, le Verbe de Dieu en qui, selon saint Augustin, vit le monde Idéal de Platon, possède les Archétypes éternels et infinis de toutes choses: nos sciences n'ont pas d'autre objet que ces Idées divines et leurs rapports essentiels. Ainsi est justifiée spécialement la valeur des sciences mathématiques dont l'objet, l'étendue, est l'idée claire la mieux proportionnée à notre raison et par conséquent la plus parfaitement contemplée en Dieu dès ici-bas.
Cette théorie est l'expression la plus franche de l'ONTOLOGISME, qui sera repris par Gioberti et d'autres au XIXe siècle [§437] et qui est proprement «la doctrine expliquant le caractère spirituel de nos intellections, en donnant pour objet unique à notre raison l'Être divin, immédiatement connu par intuition, dans lequel la réflexion découvre toutes les autres vérités».
Cependant, pressé par les exigences de sa foi et les objections des théologiens, comme Arnauld et Bossuet, Malebranche donne à sa théorie plusieurs nuances importantes. D'abord, il admet, en dehors des Idées divines, des idées créées, qui sont des modifications finies de notre raison; c'est seulement l'objet exprimé par elles qui est un infini et ne peut se percevoir qu'en Dieu seul.
De plus, il ne faut pas comprendre la vision en Dieu, d'après lui, comme une intuition parfaite de l'Essence divine dans son ineffable simplicité; elle est seulement une vue limitée à un aspect particulier, en tant que Dieu se manifeste selon un mode déterminé, par exemple celui d'étendue, de sorte qu'il faut distinguer deux choses: l'objet de notre idée et l'attribut divin. Ainsi, l'étendue intelligible, source de toute la géométrie et des autres sciences mathématiques, est l'essence divine vue comme participable par tous les corps possibles; mais l'attribut divin qui lui correspond, l'immensité, est une étendue dont il faut enlever toute imperfection, toute divisibilité et localisation par parties: en elle Dieu est présent tout entier partout à la fois, et cette perfection la rend inaccessible actuellement à la raison. Et si l'on demande à Malebranche comment un regard intuitif peut ne voir qu'en partie une essence absolument simple, il répond que c'est là un mystère impénétrable, mais qu'il faut l'admettre sous peine de tomber dans l'horrible erreur panthéiste.
En fait, cette impuissance de notre raison s'explique très bien, selon saint Thomas, par la nécessité où nous sommes, dans l'ordre naturel, de connaître Dieu analogiquement, en nous servant des concepts abstraits des perfections créées où se reflète en quelque sorte un aspect de l'Essence divine; mais dans le système de Malebranche qui méconnaît l'abstraction, ces restrictions, excellentes en soi, restent philosophiquement arbitraires. La théorie de la vision en Dieu permet du moins de corriger efficacement le volontarisme de Descartes: pour Malebranche, les rapports nécessaires entre essences, exprimés par nos idées et nos sciences, sont d'abord objet de l'Intelligence divine et, par conséquent, sont immuables et ne dépendent plus uniquement de la Liberté de Dieu.
§342). Le principe de l'idée claire exige que le monde, s'il existe, soit, non seulement créé, mais dirigé par l'unique causalité de Dieu, dont la loi suprême est la simplicité.
A) Existence et création du monde.
Il n'est pas possible évidemment pour Malebranche, d'obtenir quelque certitude valable sur la réalité du monde corporel par la connaissance sensible: l'unique source de vérité est l'idée claire et distincte de l'étendue. Mais ne suffit-il pas, pour en assurer l'objectivité, d'admettre son existence en Dieu où nous la voyons par intuition, de sorte que l'existence réelle d'un monde corporel deviendrait inutile? Philosophiquement, Malebranche confesse la valeur de cette hypothèse; mais plusieurs dogmes, comme l'Incarnation, la Rédemption, lui semblent exiger un monde réel: il l'admet donc, au nom de la Foi, et l'explique d'ailleurs par le pur mécanisme cartésien.
Quant à l'origine de ce monde, l'idée claire d'Infini requiert qu'il soit créé par Dieu, car la plénitude de l'Être divin, et spécialement l'Étendue intelligible qui est un aspect de l'Essence infinie, est la source d'où doivent découler tous les corps, étendues finies et participées.
B) L'occasionalisme.
§343). Si le monde existe, créé et conservé par Dieu, il doit borner là son rôle. Aucun corps ne peut d'aucune façon agir: Dieu seul est l'unique cause efficiente efficace, immédiatement productrice de toutes les actions de l'univers; les créatures par leur présence lui sont seulement une occasion de manifester son activité selon les lois de sa Sagesse. Cette thèse se déduit à la fois de l'idée claire d'Infini, et de celle d'étendue.
a) L'infini comporte évidemment la domination absolue sur tout le fini, de sorte que, d'une part, en créant et conservant les corps, il produit toutes leurs déterminations, et donc leur état de repos ou de mouvement; et d'autre part, cette production souverainement efficace, à qui nul ne peut résister, rend absolument inutile toute autre production de mouvement [°935]. Donc Dieu seul est cause de l'interaction des corps.
b) L'idée claire d'étendue prouve la même thèse: elle exprime une essence toute passive, c'est-à-dire un être inerte, capable de recevoir le mouvement, mais nullement de le donner, ni à soi-même, ni donc aux autres. D'ailleurs, pour mouvoir, le corps devrait concevoir un but et y diriger volontairement son mobile, ce qui est absurde.
C) Loi de simplicité.
Bien que Dieu fasse tout dans l'univers, il ne rend pas inutiles les recherches scientifiques, parce qu'il agit selon des lois.
«Dieu fait tout par les voies les plus simples et pour sa plus grande gloire»: telle est la loi fondamentale de la divine Providence exigée par la perfection de l'idée d'Infini. D'où il suit que Dieu se contente de formuler efficacement quelques volontés générales, peu nombreuses, mais très riches en applications fournies par la diversité des causes occasionnelles; nos sciences ont pour objet de préciser ces lois particulières et de les rattacher aux volontés générales.
De ce principe, il suit encore que le monde actuel est le meilleur possible, sinon absolument, du moins en tant qu'il comporte le plus de bien possible obtenu par les voies les plus simples.
L'occasionnalisme ainsi compris est une sorte de transposition de la causalité seconde, telle que la doctrine scolastique la reconnaît aux créatures; celles-ci en effet, tout en recevant de la divine prémotion l'être même de leur action, possèdent une vertu propre, qui garantit la réalité de leur causalité. Pour Malebranche, cette vertu propre devient un simple signe inefficace, mais qui entraîne infailliblement, selon la loi de l'infinie Sagesse, l'action seule efficace de Dieu.
Il ne semble pas que cette hypothèse répugne à priori, mais elle est certainement contraire à la constatation expérimentale: c'est une erreur due à l'application exclusive de la méthode de l'idée claire. Du reste, l'activité créée, loin de s'opposer à la perfection divine, en est plutôt une nouvelle manifestation, la créature participant à Dieu non seulement pour être, mais aussi pour agir. Enfin, la seule raison d'être des choses étant leur opération qui est leur fin dernière, en proclamant Dieu, le «seul Agent», on est invinciblement entraîné à le dire aussi la «seule Substance existante»: il semble bien que Malebranche conduit à Spinoza.
§344). En appliquant ces deux théories à l'homme, Malebranche établit quelques thèses de psychologie et déduit une morale.
1) Psychologie. La nature de l'âme humaine lui apparaît moins clairement qu'à Descartes. Sans doute, nous avons l'intuition de son existence par le fait de la pensée, mais il n'est pas possible ici-bas de contempler en Dieu l'idée du «moi pensant» avec la même perfection qu'on y voit par exemple l'idée d'étendue. Si une telle intuition nous était donnée, elle nous distrairait trop de la gloire divine qui est notre seul but. Elle est donc réservée au ciel, où elle se subordonnera à la vision parfaite, plus captivante encore, de l'essence de Dieu.
De nouveau, le philosophe oratorien semble arrêté par la crainte du panthéisme; car si le caractère spirituel du «moi pensant» le revêt d'éternité, de nécessité, d'infinité comme les autres idées abstraites, son caractère individuel ne permet guère de le voir en Dieu que par identité. On échappe à cette conclusion en affirmant le mystère.
Au contraire, la théorie de l'occasionnalisme lui fournit une explication très claire de l'union de l'âme et du corps, problème insoluble pour Descartes.
L'âme et le corps ayant des attributs opposés, ne peuvent aucunement agir l'un sur l'autre; leur union est une loi établie librement par Dieu selon laquelle une certaine portion d'étendue, c'est-à-dire notre corps, sera, par ses modifications, l'occasion de mouvements parallèles dans notre âme, les unes et les autres étant produites directement par Dieu. Et d'autre part, les vouloirs inefficaces de notre âme seront infailliblement suivis de mouvements parallèles dans ce corps, et par lui dans les autres corps, ces actions venant elles aussi de Dieu seul.
Une telle loi sans doute est inexplicable naturellement [°936], mais il faut la considérer comme une épreuve, et, depuis le péché originel, comme un châtiment qui permet à l'âme de mériter le ciel.
Ainsi, notre âme est immédiatement unie à Dieu, et, par l'intermédiaire de la causalité divine, unie à son corps; de même, elle voit d'abord l'idée d'étendue en Dieu par l'intermédiaire duquel elle connaît le corps; et comme les qualités sensibles sont absentes de l'idée claire du corps, le témoignage des sens n'a aucune valeur, du moins dans l'ordre spéculatif où il est essentiellement trompeur, et son vrai et unique rôle regarde la pratique: il nous renseigne sur les nécessités de la vie corporelle; d'ailleurs, avant le péché, l'exercice des sens dépendait tellement de la volonté qu'on ne pouvait se tromper sur leur mission.
§345) 2) La Morale. L'occasionnalisme risque de détruire la morale en enlevant à l'homme son acte libre. Mais Malebranche distingue la réalité physique de l'acte voulu, par exemple l'acte d'étudier, de parler, qui est produit par Dieu seul; et le consentement, pur acte immanent qui reste au pouvoir de notre volonté libre, de sorte qu'en le refusant, nous supprimons la cause occasionnelle, et donc l'effet de l'acte divin qui lui était lié. Ainsi est sauvegardée la responsabilité, base de la morale. Bien plus, n'agissant directement que par les «volontés générales», Dieu laisse libre jeu à notre liberté, sans, d'autre part, que rien dans notre action échappe à sa causalité.
La «vision en Dieu», en nous découvrant cette loi de simplicité qui dirige la conduite de la Providence, nous livre à son tour une règle universelle de moralité: le péché consiste à suivre ses inspirations égoïstes, en jugeant bon ce qui nous convient personnellement, en opposition au bien de l'ensemble voulu par Dieu. De plus, la perfection consiste à ne juger du bien que selon les rapports éternels vus dans les Idées divines, de façon à conformer toujours nos consentements aux lois de la volonté divine. D'où Malebranche déduit l'ensemble des prescriptions de la morale catholique. Morale excellente d'ailleurs, parce que, bien que la vision en Dieu qui la fonde, soit contestable, il est vrai que la conformité de nos vouloirs à la volonté divine est la règle suprême de moralité.
En résumé: La doctrine augustinienne de l'influence explicative de Dieu, soit sur nos idées comme source des vérités éternelles, soit sur l'univers comme source de toute perfection, interprétée à la lumière cartésienne de l'idée claire et distincte, conduit Malebranche à deux positions extrêmes: celle de la vision en Dieu, supprimant toute action de l'évidence objective au profit de l'Idée exemplaire divine; celle de l'occasionnalisme, supprimant toute activité transitive des créatures au profit de l'influence créatrice de Dieu. Mais la Foi catholique le garde encore du panthéisme.
§346) CONCLUSION. Malebranche est un penseur profond et original, et la limpidité de son style lui assura une grande influence. Il reste profondément attaché à la doctrine chrétienne des mystères révélés; mais son système rationnel ne mérite plus le titre de philosophie chrétienne [°937], si du moins on le considère dans son essence propre, son principe fondamental. Celui-ci en effet est cartésien et par suite, de caractère rationaliste: la Foi n'intervient plus comme une lumière ou comme un stimulant, mais plutôt comme un frein, une entrave au plein épanouissement du système philosophique: l'entraide est devenue une lutte.
Le conflit se manifeste principalement dans le problème capital des rapports entre Dieu et le monde. Plusieurs fois en effet au cours de cet exposé, nous avons vu la pensée de Malebranche arrêtée sur la pente du panthéisme par les exigences de la Foi catholique; preuve expérimentale que la logique du système cartésien y conduit infailliblement; aussi suffira-t-il d'une intelligence plus indépendante, libre des contraintes bienfaisantes du dogme, pour que l'erreur s'étale au plein jour: ce sera le spinozisme.
b63) Bibliographie spéciale (Spinoza)
§347). Baruch (ou Benoît) Spinoza est né à Amsterdam, de parents juifs, originaires d'Espagne. Élevé par un rabbin épris de l'exégèse rationaliste de Maïmonide, il manifesta bientôt, avec une vive intelligence, une grande indépendance et hardiesse de pensée. Le besoin d'unité était fondamental dans son esprit, et bientôt, sous l'influence des traditions juives de la Cabale, et en particulier du Zohar [°938], il s'orienta vers le panthéisme. Ayant étudié le latin, il prit contact avec les philosophes modernes de la Renaissance, comme Giordano Bruno [°939], qui le poussèrent dans le même sens. Mais l'influence décisive fut celle de Descartes (à partir de 1654): Spinoza trouva dans le cartésianisme le cadre doctrinal qui lui permit de démontrer rigoureusement à ses yeux, le monisme qui l'avait fasciné [°940].
Cependant le panthéisme était directement opposé à la doctrine des Livres Saints. C'est pourquoi, en 1656, la synagogue d'Amsterdam fulminait contre lui la grande «excommunication»; en même temps se faisaient sentir les premières atteintes de la phtisie qui devait l'emporter. Sous le coup de ces malheurs, le philosophe décida de vivre la doctrine que lui révélaient ses méditations; il se retira dans une vie frugale et austère, mais studieuse et indépendante, refusant une chaire de professeur à l'Université de Heidelberg, et gagnant sa vie par son travail [°941].
Ses principaux ouvrages, tous écrits en latin, sont: «Traité théologico-politique» qu'il édita en 1670 et «Principe de Philosophie cartésienne»; après sa mort seulement, parurent «Tractatus de intellectus emendatione» et son oeuvre maîtresse, l'Éthique. Ce dernier livre se présente, même extérieurement, «more geometrico», avec définitions, axiomes, théorèmes, corollaires, etc.: c'est le triomphe de la méthode mathématique de l'idée claire.
Caractère général. Non seulement Spinoza adopte la méthode de l'idée claire, mais il lui donne sa pleine signification et l'applique avec une rigoureuse logique. D'abord, il revendique avec une entière franchise l'indépendance totale de la raison vis-à-vis de la Révélation pour atteindre le vrai. Selon lui, entre la foi ou théologie et la philosophie, «il n'y a point de communication, par suite, point de conflit à redouter. Ni la théologie n'est au service de la philosophie, ni la philosophie n'est au service de la théologie» [°942]. Mais l'Écriture Sainte ne demande au croyant que d'accepter l'unique dogme de l'existence de Dieu, et d'obéir aux préceptes de justice et de charité. Tout le domaine de la vérité spéculative et pratique est réservé à la raison.
Dans ce domaine philosophique, Spinoza, distinguant les idées confuses, sujettes à erreur et les idées claires, infailliblement vraies, exige pour celles-ci que leur objet soit simple, ou une combinaison d'éléments simples, selon les règles de la déduction cartésienne: mais de telle sorte que chaque élément trouve sa place marquée dans un système unique, rendant intelligible l'universalité du réel. C'est pourquoi, posant quelques définitions qui s'imposent, selon lui, par leur évidence même, il en déduit l'explication de toutes choses, depuis Dieu, au sommet de l'univers, jusqu'à la nature et notre âme, terminant par l'exposé de la manière de vivre la plus capable de nous rendre heureux. Et le critère d'infaillible vérité de chacune de ces conclusions est précisément leur aptitude à prendre place comme d'elles-mêmes dans l'édifice total de la science, à former un des anneaux de l'unique chaîne de déductions intuitives qui rend intelligible le réel total.
Cette exigence d'unité absolue ou d'intelligibilité universelle n'était pas illégitime, car elle est naturelle à notre raison, et c'était arbitrairement que Descartes admettait plusieurs idées claires indépendantes. Mais dans une méthode où le seul raisonnement admis est la déduction, où, par conséquent, toute cause explicative est intrinsèque et constitutive de l'effet, il était inévitable qu'on aboutît, en l'appliquant rigoureusement, au monisme absolu ou au panthéisme.
Spinoza crée en effet dans la philosophie moderne une première forme bien caractérisée du panthéisme, qu'on peut appeler «intellectualiste», c'est-à-dire objectif ou réaliste, et prétendant se prouver devant la raison par une démonstration rigoureuse. Cette démonstration se développe en trois étapes: la première établit que Dieu est la substance unique, connue par ses attributs; la deuxième explique comment Dieu infini et le monde fini peuvent coexister, identiques comme être, distincts comme natures; la troisième en déduit une morale, mais en lui donnant une signification toute nouvelle. De là trois paragraphes:
1. - Dieu connu par ses attributs.
2. - Coexistence du monde et de Dieu.
3. - Morale transposée.
A) Réalité de Dieu.
§348). Spinoza établit d'abord la réalité de Dieu. Partant de l'idée claire de substance, il en déduit trois propositions:
1) La substance existe nécessairement. En effet «l'idée claire de substance est celle d'un être qui n'a besoin de personne pour subsister» [°943], c'est-à-dire de l'Être parfait qui subsiste par soi. De cette définition de la substance, il faut passer à l'affirmation de son existence réelle, car si on en niait l'existence, on en détruirait par le fait même la définition: poser sa définition, c'est poser son existence réelle. Et puisque nous avons l'intuition de cette définition par l'idée claire qui est infaillible, nous connaissons donc que la substance existe nécessairement dans la réalité.
2) Cette substance est infinie. En effet, il répugne que la substance dont toute la définition est d'exister par soi, soit «non-être» en quelque façon. Mais «être fini» ne peut se comprendre que comme un non-être, une limitation qui est une non-perfection. Il est donc impossible que la substance soit finie: elle est par définition infinie.
3) Cette substance est unique. En effet, une deuxième substance n'est possible que si elle se distingue de la première. Mais pour cela, il faut que la première possède une perfection que ne possède pas la seconde; il faut donc que cette seconde substance enveloppe du non-être et soit finie, ce qui est impossible, puisque nous venons de démontrer que toute substance est infinie.
Cette substance, conclut Spinoza, c'est Dieu, Être nécessaire, infini et unique, simple, immuable, éternel, souverainement indépendant.
Cette preuve de l'existence de Dieu a toute la valeur de la méthode cartésienne de l'idée claire, mais n'en a pas d'autre; elle tombera, comme celle de Descartes et de Leibniz, sous les coups de la critique kantienne [§408, (3)] qui rejoignait en cela celle de saint Thomas.
Il est très juste cependant de déduire l'infinité et l'unicité de Dieu de ce qu'il réalise pleinement la notion de substance: mais celle-ci a plusieurs manières de se réaliser: outre la manière infinie et absolue en Dieu, il y a une manière finie et participée dans les créatures [°944]. Seulement, pour démontrer cette thèse du pluralisme, il faut accepter la valeur de l'expérience [°945] comme source d'infaillible vérité, ce qui est la méthode opposée à celle de l'idée claire.
B) Connaissance de Dieu
§349). Spinoza établit ensuite quelle connaissance de Dieu nous pouvons acquérir. Nous cherchons à concevoir Dieu comme une nature déterminée, pour nous en faire une idée claire: dans ce but, nous cherchons l'attribut qui constitue son essence (suivant la doctrine cartésienne) [°946]. Mais au sens propre, Dieu n'a pas d'essence: on ne peut déterminer une propriété fondamentale qui le définirait, comme on définit l'âme par la pensée, car tout attribut, étant déterminé, implique une limite, tandis que Dieu est l'Être infini. C'est pourquoi, une triple condition est requise pour nous faire une juste idée de Dieu:
1) Nous devons identifier son essence avec son existence, tandis que l'essence [°947] et l'existence des créatures sont distinctes réellement.
2) Nous devons concevoir chacun des attributs (l'étendue, par exemple) comme infini dans sa ligne, bien que, par définition, il reste fini comme essence [°948].
3) Enfin, pour corriger cette limitation nécessaire, nous devons concevoir en Dieu une infinité d'attributs. Ainsi Dieu peut se définir: «l'Être parfait constitué par une infinité d'attributs infinis chacun dans leur ligne».
Mais de tous ces attributs, nous n'en connaissons que deux: la pensée et l'étendue [°949], parce que ce sont les seuls qui constituent notre monde, comme l'a montré Descartes.
En résumé: Dieu, Substance ou Être nécessaire, infini et unique, connaissable en droit par une infinité d'attributs ou d'idées claires, nous est connu en fait par deux attributs: la pensée et l'étendue.
§350). Si Dieu est l'unique substance, il est évidemment impossible de trouver hors de lui aucune autre substance. Cependant, selon Spinoza, le monde se distingue de Dieu par sa nature; c'est pourquoi on peut parler de son émanation ou même de sa création, et il est possible de construire une psychologie humaine.
A) Distinction du monde et de Dieu.
Non seulement il est évident que la substance est unique, mais il est évident aussi que le monde existe [°950] et est composé d'êtres multiples, mobiles et finis, et par conséquent contingents. Ces deux certitudes se concilient en admettant un seul Être ou un seul subsistant, mais deux natures réellement distinctes: 1) La nature divine, «natura naturans» qui est constituée par les attributs et est absolument simple et immuable; 2) la nature créée, «natura naturata» qui est constituée par des modes, c'est-à-dire par des réalités qui ne peuvent exister en soi, mais seulement en Dieu et par Dieu; et ces modes, dans leurs degrés inférieurs, sont finis, multiples et changeants et constituent les choses particulières dont nous avons l'expérience.
Cependant, pour rejoindre ces réalités contingentes à l'immuable essence divine, Spinoza conçoit une série d'intermédiaires à la manière de Plotin. Il distingue en effet des modes finis, et des modes infinis, et ces derniers sont de deux sortes: les uns, les plus parfaits, émanent directement et immédiatement de chaque attribut divin; les autres en découlent médiatement, par l'intermédiaire des premiers et c'est de ceux-ci que jaillit enfin la série mobile des modes finis. Ainsi l'attribut Pensée produit directement l'Intelligence infinie, comme mode immédiat; de celui-ci émanent, semble-t-il [°951], comme modes médiats, l'ensemble des âmes immortelles et éternelles qui, elles-mêmes, donnent naissance aux multiples âmes humaines d'ici-bas. Parallèlement, l'attribut d'Étendue produit directement, comme mode infini, le mouvement en général; de celui-ci, émane ce que Spinoza appelle «facies totius universi» [°952] c'est-à-dire, semble-t-il, la nature considérée comme un certain tout individuel permanent grâce à la loi de conservation de l'énergie; et ce mode infini médiat est enfin la source de toutes les modifications finies de l'étendue qui constituent notre monde corporel.
Ces intermédiaires semblaient nécessaires à Spinoza pour rendre intelligible le passage de l'infini absolu au fini. Mais les modes infinis se distinguent nettement des attributs par leur caractère d'effets dépendants et subordonnés. Ainsi, dans l'esprit de Spinoza, Dieu est bien l'unique Être, mais subsistant en deux natures distinctes.
B) Émanation ou création du monde.
D'où vient cette distinction de nature? Elle n'est pas l'oeuvre de la libre volonté de Dieu, à la façon dont la Foi catholique enseigne que le Verbe s'est librement incarné, ou à la façon dont, selon Descartes, les essences dépendent de la volonté divine. Spinoza abandonne ici explicitement le volontarisme cartésien, et cela au nom du principe même de l'idée claire, c'est-à-dire au nom des exigences de la perfection divine (infinie), exprimée par l'idée claire de Dieu. En effet, Dieu sans doute est parfaitement libre et indépendant, en ce sens qu'étant l'unique Être, il ne peut subir la contrainte de personne; mais il n'est pas libre, en ce sens qu'il pourrait être ou produire autre chose qu'il n'est ou produit en fait, car, pour cela, il devrait changer et cesser d'être absolument parfait, ce qui est impossible.
Ainsi, Dieu est posé comme un principe infiniment fécond dans sa simplicité, et de même que d'une vérité découle nécessairement une infinité de conclusions, de même de chaque attribut divin découle une infinité de modes correspondants; c'est pourquoi, en dehors de notre monde construit avec deux modes, la pensée et l'étendue manifestant ces deux attributs divins, il y a une infinité d'autres mondes pour manifester les autres attributs; et le déroulement de ces séries modales est aussi nécessairement éternel que l'unique substance divine dans laquelle ils subsistent. L'ÉTERNITÉ du MONDE est un corollaire inévitable du panthéisme.
C'est pourquoi aussi la contingence et la liberté n'existent pas en réalité. Nous en avons l'illusion, parce que nous ne connaissons qu'une minime partie de la série infinie de modes; mais si nous avions l'intuition de l'essence divine, nous verrions en chaque attribut, comme en sa source explicative, une série infinie de modes, non seulement en général, mais en chacun de leurs détails; car tous les événements temporels sans exception découlent de l'attribut avec la même logique inflexible.
§351). C'est cette évolution fatale des modes que Spinoza appelle création. Il lui semble ainsi qu'il a résolu par suppression le problème de la causalité efficiente dont aucun cartésien n'a pu se former une idée claire: car il n'y a plus production ou action de Dieu, mais participation formelle [°953] à l'Être divin.
Cependant, en établissant une distinction réelle entre la nature divine et la nature créée, Spinoza n'a fait que reculer la question. La «natura naturans», étant immuable, ne peut constituer la «natura naturata». Reste donc que celle-ci soit réellement produite même si elle participe à la substance divine (comme l'humanité de Jésus-Christ a été créée, bien que participant à l'existence du Verbe); et ici encore, la seule explication raisonnable requiert l'application du principe de causalité efficiente et la notion d'être participé, qui brise les cadres trop étroits de l'idée claire.
C) Conséquences psychologiques.
§352). Évidemment, l'âme et le corps ne sont plus deux substances complètes et distinctes, mais seulement deux modes de l'unique substance divine; et la série de nos pensées, comme celle de nos mouvements corporels, rentre dans la règle commune: elle est soumise à un déterminisme rigoureux, et ne laisse aucune place à la liberté.
À un autre point de vue, les deux modes, âme et corps, adéquatement distincts comme modes, puisqu'ils correspondent aux deux idées claires de pensée et d'étendue, manifestent cependant deux attributs qui s'identifient dans la simplicité divine: ils le feront donc par un nombre égal de «manifestations» correspondantes: à chaque corps correspond une âme, à chaque mouvement du corps, une idée ou pensée, et vice versa. Le parallélisme des modes, fondé sur leur identité substantielle en l'Être divin, explique sans aucune difficulté l'union de l'âme et du corps et leur interaction apparente.
De plus, cette mutuelle dépendance devient pour notre pensée la nécessité de prendre, pour objet propre et immédiatement proportionné, le corps auquel elle est unie, ce qui explique la limitation et l'inadéquation de nos connaissances intellectuelles. En effet, la connaissance adéquate doit exprimer, en même temps que l'objet de l'idée, la cause ou la raison de cet objet. Or, cette condition ne se réalise, ni dans l'idée que l'âme se forme d'elle-même, ni dans l'idée qu'elle acquiert des corps. Si elle se considère elle-même «comme mode fini de la pensée, elle a sa cause dans un autre mode fini»; si elle considère son corps, «l'existence et la constitution de ce corps dépendent d'une influence des corps extérieurs qui lui échappe» [°954]; enfin, elle connaît seulement les autres corps par l'intermédiaire des mouvements ou «affections» variables de son propre corps où ils se manifestent très imparfaitement. L'âme ne peut donc se former sur tous ces objets que des idées confuses et inadéquates, et par conséquent, sujettes à erreurs [°955]. Ainsi la source de l'erreur n'est plus la volonté libre, absente du système, mais la situation inférieure, bornée et incomplète, vis-à-vis du tout divin, de ce «mode spécial» de pensée qui constitue notre âme spirituelle. C'est pourquoi Spinoza intitule cette partie de l'Éthique: «De servitute humana».
Il y a pourtant un remède à cet esclavage. Outre l'expérience vulgaire toujours faillible, et la généralisation scientifique encore imparfaite [°956], nous avons une troisième source de connaissance: l'intuition des idées claires infailliblement vraies. En effet, si les modes n'ont, dans leur fond, d'autre réalité que l'infinie Substance de Dieu, dont ils explicitent la richesse avec une rigoureuse nécessité, il est possible de retrouver, à travers la multiplicité des mouvements corporels et des pensées de l'âme, la perfection simple, immuable, infinie qui est l'attribut divin, et d'y voir, de plus en plus, la raison pleinement explicative de toutes les variations humaines.
Telle est l'intuition qui sait considérer toute chose au point de vue divin: «sub specie aeternitatis». Cette ascension qui nous donne la parfaite sagesse, constitue aussi, sous son aspect affectif, toute la morale.
En résumé: Il n'y a qu'un seul Être, un seul Subsistant, mais la nature du monde constituée par les modes est réellement distincte de celle de Dieu constituée par les attributs. Les modes sont l'explicitation des attributs, c'est-à-dire leur développement, nécessaire comme un processus logique et en sens parallèle: ce qui explique l'union de l'âme et du corps et le caractère inadéquat de nos idées.
A) Morale indicative.
§353). La morale au sens ordinaire du mot est une science pratique et impérative et non plus seulement spéculative; elle n'exprime pas seulement ce qui est, ce que l'on fait, mais ce qu'il faut faire. Se basant sur la nature de l'homme, à la fois doué de liberté, et soumis aux lois du Créateur, elle déduit les règles d'action, soit nécessaires, soit facultatives, qui rendent la vie humaine bonne et parfaite et conduisent à la béatitude comme à une récompense méritée, tandis que leur infraction entraîne le châtiment.
Mais la morale de Spinoza se fonde sur la négation de notre liberté et l'affirmation du déterminisme absolu; aussi ne peut-elle être «impérative» et aucune de ces règles n'est obligatoire. Elle est purement «indicative» et dit simplement ce qui arrive. À ce point de vue, le mal, même moral, n'a plus de sens; car tous les événements sont des manifestations nécessaires de la Providence de Dieu qui est par essence la Bonté. Donc, tout est bon: les crimes comme les vertus, tout est justifié par le fait qu'il existe [°957].
Seulement, tout n'a pas le même degré de bonté. Parmi les hommes, les uns sont «déterminés» à connaître les véritables biens aux yeux de la raison, puis à les pratiquer: ce sont les meilleurs, les vertueux et ils sont par le fait déterminés à être pleinement heureux.
Les autres, les vicieux, sont «déterminés» eux aussi, mais par d'autres influences que la raison et ils ne sont donc pas blâmables, mais «mésestimables». Ils sont d'ailleurs légitimement réprimés, car les premiers sont déterminés à dominer les seconds en établissant la justice et la paix publique.
Or, en s'en tenant à ce sens tout nouveau, Spinoza réussit à construire une morale complète, individuelle et sociale. Il part de ce principe que «toute idée implique par soi-même une tendance». Descartes avait considéré le jugement comme l'oeuvre commune des deux facultés, volonté et intelligence; Spinoza, remarquant que l'activité du jugement, à savoir l'assentiment qui affirme ou nie, est vraiment une connaissance, en conclut que ces deux fonctions sont toujours inséparables, et par conséquent [°958] identiques en réalité: idée et vouloir ne sont plus que deux aspects du même mode «pensée» qui constitue la «nature» de l'âme. Mais la morale considère spécialement l'aspect affectif ou la volonté.
B) Morale de la joie.
§354). En progressant, le désir fondamental ou tendance de l'âme se subdivise nécessairement et uniquement en deux affections: la tristesse et la joie. Si en effet il rencontre un obstacle qui le limite et le diminue, il devient la tristesse, qui est, dit Spinoza, «une moindre action» et qui se définit: «La passion par laquelle l'âme passe à une moindre perfection». Si au contraire les circonstances le favorisent, le désir s'épanouit dans la joie, qui est «la passion par laquelle l'âme passe à une perfection plus grande». Tous les autres sentiments ne sont que des combinaisons de ces deux premiers, de sorte que tout le problème moral revient à conquérir la joie la plus grande, la vraie joie.
La nature de cette vraie joie et le moyen de l'acquérir découlent évidemment de la théorie des idées, exposée plus haut. On peut résumer cette morale en cette thèse:
Le bonheur suprême, pour les individus et même pour les peuples, consiste à s'élever au-dessus des passions par l'amour intellectuel de Dieu.
1) En effet, aux idées confuses et inadéquates, toujours capables d'erreurs, correspondent des tendances imparfaites et inachevées qui s'appellent au sens propre les passions. Se livrer à ses passions, c'est donc se condamner a vivre dans l'étroite limite des modes finis, où les désirs se heurtent et s'entravent en multipliant les tristesses. Le seul remède possible est d'opposer entre elles les passions pour harmoniser leurs mouvements désordonnés.
2) Telle est cependant en fait la condition de la plupart des hommes: c'est pourquoi la politique destinée à guider les peuples tels qu'ils sont, doit se fonder d'abord sur le jeu des passions, opposant à ce point de vue les hommes entre eux, dans le but de réaliser l'équilibre le plus favorable à la paix des citoyens. Le gouvernement le plus apte à obtenir ce résultat n'est pas, selon Spinoza, la monarchie, mais la République où l'on laisse à chacun le plus de liberté possible. D'ailleurs, les lois ou les décrets quels qu'ils soient, si les chefs réussissent à les imposer, sont moralement bons tant qu'ils sont efficaces, puisque toutes les activités qu'ils commandent ne sont que des manifestations diverses des modes divins. Ainsi la doctrine de Spinoza justifie à la fois le libéralisme politique des peuples et le despotisme des chefs.
3) Mais si le monde tumultueux des passions naît des idées confuses, l'intuition intellectuelle, qui saisit à travers les modes changeants l'immuable Substance divine et voit tout «sub specie aeternitatis», devient sous son aspect affectif, un désir adéquat qui s'épanouit, sans nulle contrainte, vers l'infini. C'est l'amour intellectuel de Dieu, ainsi appelé parce qu'il est identique en son fond avec la sagesse suprême, science contemplative et intuitive de la divine Substance, étoffe de l'univers.
Ainsi la vie du sage, bien que toute intellectuelle, est en même temps un exercice continuel d'amour très pur de Dieu; et son regard redescendant de ces hauteurs éternelles vers la double série des modes finis, (étendue et pensée), qui constitue sa personne humaine, il en comprend pleinement la raison d'être qui la rattache à Dieu, et par conséquent, il en accepte toujours, avec joie, le déroulement nécessaire. Puis, comprenant à la même lumière la vie des autres hommes, il les englobe tous dans son amour et sa bienveillance, de sorte qu'une société de sages serait un État idéal, ressemblant à une grande famille.
Enfin, cet amour de Dieu, désintéressé et dominateur, assure l'immortalité de l'âme du sage: immortalité impersonnelle sans doute, mais réelle, puisque ce qu'il y a de meilleur dans sa vie terrestre persévère et s'achève dans l'Éternité de Dieu. Précisant sa pensée grâce aux modes intermédiaires, Spinoza enseigne même la permanence éternelle des modes individuels qui constituent chacune de nos âmes, au moins quant à leur partie intellectuelle. Nos âmes, selon lui, sont des modes finis et variables par leur union au corps; mais en tant que, par l'intuition des idées claires elles se saisissent comme participant à l'éternelle substance de Dieu, elles deviennent éternelles, et toutes ensemble, formant une série infinie, «elles constituent l'entendement éternel et infini de Dieu», c'est-à-dire le mode infini médiat qui joue le rôle de second intermédiaire entre la nature infinie et notre monde changeant [°959].
En résumé: Parce que le Panthéisme nie la liberté, la morale de Spinoza dit simplement ce qui se fait et nie l'idée même du mal, le remplaçant par le mésestimable. Mais, parce que toute idée s'épanouit en tendance, les idées inadéquates engendrent les passions, sources de tristesses, et l'intuition des vérités éternelles engendre l'amour intellectuel de Dieu, source de joie véritable, but de la vie du sage.
§355) CONCLUSION. La conception de Spinoza évite la contradiction immédiate qui voudrait identifier la nature divine, immuable et unique, avec celle du monde, changeant et multiple: mais dans son développement, elle aboutit à des antinomies qui sont bien des thèses contradictoires. Ainsi, le philosophe juif affirme en Dieu une multitude infinie d'attributs adéquatement distincts, et en même temps, la substance divine est une et simple. Parmi ces attributs, il place l'étendue, formellement identique à celle des corps, c'est-à-dire essentiellement limitée, divisible, imparfaite, exigeant la puissance et la matière; et en même temps, l'infinité divine est purement actuelle et parfaite. Il conçoit le développement des modes comme découlant nécessairement de l'essence divine; et en même temps, cette essence est la Cause parfaite à qui ne manque rien, et qui, par conséquent, reste de droit libre et dominatrice de tous ses effets: autant de contradictions flagrantes que Spinoza, emporté par la logique de son point de départ, affirme sans les résoudre, sans même les examiner, mais dont la présence dans le système reste un défaut mortel.
Il n'est peut-être pas impossible de les résoudre en droit: en insistant sur la distinction entre l'unité personnelle et la multiplicité des deux natures, l'une infinie, l'autre finie. C'est ainsi que la théologie catholique explique sans contradiction l'Incarnation, et si ce grand mystère est possible une fois, comme nous le croyons, il l'est des milliers de fois: ce serait le spinozisme [°960].
Même en cette interprétation tout à fait favorable, il est aisé de montrer la fausseté du panthéisme, parce qu'il ne peut s'accorder avec le fait de la responsabilité. En effet, nous constatons avec évidence que chaque homme est responsable personnellement de ses actes: par exemple, chacun peut se dire: «Je ne suis pas responsable des actes de cet assassin ou de tel héros, mais je le suis des actes que je pose consciemment».
Or, toute responsabilité personnelle exige un être subsistant, réellement distinct comme subsistant, de tous les autres.
Donc, il est impossible que tous les hommes soient un seul subsistant, comme le veut le panthéisme: celui-ci est une erreur évidente.
La mineure de cet argument se démontre aisément: Est responsable celui qui est la cause indépendante et libre de ses actes, celui qui agit par soi-même.
Or, on n'agit que dans la mesure où on existe.
Donc, pour être responsable de ses actes, il faut exister par soi et être un «subsistant» distinct de tous les autres.
Mais cette interprétation même, qui exige le sens du mystère et la Foi surnaturelle, sera toujours étrangère aux philosophes panthéistes qui se confient uniquement en leur raison naturelle.
Cette confiance téméraire en la pure raison est une des manifestations les plus claires de l'esprit rationaliste qui marque, avons-nous dit [§313], la philosophie moderne. Si le spinozisme nous en donne une preuve plus palpable, c'est qu'il accepte avec une entière franchise toutes les conclusions logiquement contenues dans le principe d'une philosophie bien moderne d'esprit: celle de Descartes; et c'est à la fois la gloire et la misère de Spinoza d'avoir porté jusqu'à son terme avec une logique inflexible le principe cartésien, pour en faire l'armature d'une vaste synthèse, - et de n'avoir pas reculé devant l'orgueilleuse erreur du panthéisme où il se voyait contraint d'aboutir.
§356). Durant le XVIIIe siècle, le courant philosophique issu de Descartes se développe en trois branches: les uns, avec Leibniz, exagèrent encore le spiritualisme cartésien et montent vers l'idéalisme absolu; les autres, comme La Mettrie et les philosophes du XVIIIe siècle, s'attachent au mécanisme et se précipitent vers le matérialisme; enfin, l'école anglaise suit un cours intermédiaire où fusionnent l'idéalisme et le positivisme.
Il sera utile de définir ici ces deux théories dont le règne en philosophie moderne a persévéré jusqu'à nos jours.
1) L'idéalisme désigne en général «la tendance philosophique qui consiste à ramener toute existence à la pensée, au sens le plus large du mot, c'est-à-dire, selon l'acception cartésienne, aux faits de conscience. On en distingue deux formes: a) celle qui tend à ramener l'existence à la pensée individuelle; b) celle qui tend à réduire l'existence à la pensée en général» [°961].
L'idéalisme ainsi défini n'est pas enseigné par Descartes, mais il est une réponse au problème critique formulé à la manière de Descartes. Celui-ci en effet suppose, nous l'avons vu [§332], qu'au début de la philosophie, l'unique objet connu, c'est la pensée ou l'ensemble de nos modifications subjectives, parmi lesquelles nos idées sont comme des images représentatives. Mais les objets ainsi représentés par les idées sont précisément les choses réelles [°962] que nous cherchons à connaître et à expliquer par nos sciences. Descartes, en philosophe réaliste, admet que «l'existence» ou l'objet réel est distinct de la pensée. L'idéalisme, jugeant caduque la preuve de cette assertion, affirmera donc que l'objet des sciences ou le réel existant s'identifie avec la pensée. De là les deux formules rigoureusement équivalentes pour exprimer l'idéalisme:
Nous ne connaissons que nos pensées.
Il n'y a de réel que nos pensées.
Cette pensée où se concentre le réel constitue aussi le sujet pensant. D'où l'appellation de subjectivisme, défini comme la «tendance à ramener toute existence, soit à l'existence du sujet, soit à l'existence de la pensée en général, à l'exclusion des choses» [°963]. Ces choses existant hors du sujet ou «transsubjectives» [°964] sont ainsi déclarées inconnaissables. C'est pourquoi, au point de vue du réalisme qui démontre la valeur de nos sciences pour expliquer le transsubjectif, l'idéalisme est un scepticisme partiel.
2) Le positivisme est le système qui n'admet qu'un seul mode de penser légitime pour atteindre le vrai, celui dont l'objet ne dépasse pas l'expérience, et d'ordinaire l'expérience sensible: «On donne ce nom aux doctrines qui ont pour thèses communes que seule la connaissance des faits est féconde, que le type de la certitude est fourni par les sciences expérimentales; que l'esprit humain, dans la philosophie comme dans la science, n'évite le verbalisme ou l'erreur qu'à la condition de se tenir sans cesse au contact de l'expérience et de renoncer à tout à priori: enfin que le domaine des «choses en soi» est inaccessible et que la pensée ne peut atteindre que des relations et des lois» [°965].
Par cette négation de la valeur de nos connaissances dans l'ordre des substances, le positivisme est, lui aussi, au point de vue du philosophe réaliste, un scepticisme partiel. Il se distingue en droit du matérialisme, «doctrine d'apres laquelle il n'existe d'autre substance que la matière» [°966] ou un ensemble de corps, car il n'admet aucune substance [§471-473]. Mais il y conduit souvent, lorsqu'il ne reconnaît comme valable que l'expérience sensible.
Souvent aussi on qualifie la doctrine positiviste de sensualisme et d'empirisme.
Le sensualisme est «la théorie idéologique qui voit dans la sensation la source unique de toute connaissance» [°967]. La théorie ainsi définie pourrait à la rigueur désigner une doctrine spiritualiste, comme celle d'Aristote et de saint Thomas, admettant l'adage connu: «Nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu» [°968]; mais on lui donne d'ordinaire un sens restrictif, en sorte que le sensualisme n'admet pas de connaissance valable en dehors de l'expérience sensible. Il n'est alors qu'une psychologie positiviste.
L'empirisme est la doctrine qui ne reconnaît comme valable que l'expérience, soit en psychologie, comme source unique de connaissance (il nie ainsi tout innéisme), soit en critique, «ne faisant reposer la connaissance du vrai que sur l'expérience seule, en dehors de laquelle elle n'admet que des définitions ou des hypothèses arbitraires» [°969]. On voit que le sensualisme désigne précisément l'empirisme psychologique [°970].
Comparé au positivisme, l'empirisme semble désigner plutôt une méthode et le positivisme une doctrine; mais la première conduisant à la seconde, nous n'avons en réalité qu'un seul système.
L'idéalisme et le positivisme n'ont pas entre eux de liens logiques. L'histoire cependant nous montre qu'ils ne sont pas incompatibles: nous les verrons dans le courant mixte, s'amalgamer en diverses proportions jusqu'à se fondre dans le phénoménisme de Hume.
Car, si le phénoménisme se définit «la doctrine d'après laquelle il n'existe que des phénomènes» (au sens d'objets d'expérience au moins possible) [°971], il suffira, pour rejoindre idéalisme et positivisme, de déclarer que les seuls faits d'expérience connaissables sont nos faits de conscience.
Cette rencontre, malgré tout inattendue [§371], s'explique par l'origine historique commune des deux théories dans le même système cartésien dont la psychologie engendra l'idéalisme, tandis que son mécanisme préparait le positivisme.
Au XVIIIe siècle cependant, l'influence cartésienne toujours reconnaissable et dominante, ne reste pas unique, mais elle se modifie par plusieurs sources secondaires avec lesquelles elle entre en réaction. De là le caractère fragmentaire et transitoire des divers systèmes. Le terme de ce mouvement sera, avec le phénoménisme idéaliste, un scepticisme, non plus partiel, mais de droit absolu et total, et cette position intenable fournira la transition au grand effort critique de Kant.
Le chapitre de Réaction et Transition aura donc trois articles:
Article 1: Courant idéaliste: Leibniz.
Article 2: Courant positiviste.
Article 3: Courant mixte.
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