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A) J.-G. Fichte.
§425). Voulant rester disciple de Kant, Fichte emploie constamment les termes techniques de la philosophie critique et, en effet, son panthéisme n'est que le déploiement du kantisme. Il prend comme point de départ le fait primitif de la critique, à savoir «que tout jugement implique l'affirmation du moi», non pas du moi substantiel, mais du moi critique [°1304] qui est la conscience de juger; par exemple, juger qu'un triangle est une figure, c'est penser: «Pour moi, l'essence du triangle réalise celle de figure; j'ai conscience de cette vérité». En ce sens, selon Fichte, «le moi se pose en affirmant».
Or, ajoute-t-il, cette affirmation prise en elle-même, abstraction faite de l'objet spécial du jugement, n'implique pas de limite: elle dit en général «ce qui est», et l'être étant de soi sans limite, la source de l'affirmation pure sera donc aussi sans limite. Ainsi s'explique le principe de Fichte: «Tout commence par le moi absolu et infini qui se pose».
Mais le moi infini, pour devenir conscient, doit se développer dans la série des jugements de science, comme nous le constatons; et la passivité qui caractérise ces jugements pose la négation en face de l'affirmation, le non-moi en face du moi.
Enfin, cette opposition de la thèse et de l'antithèse se concilie en supposant que le moi infini ne peut se manifester à soi-même ou se connaître sans se limiter. La limitation, voilà donc la synthèse de l'affirmation et de la négation: le moi et le non-moi s'unifient dans la conscience. Et au moyen de cette loi essentielle de l'évolution, Fichte s'efforce d'expliquer les diverses sciences comme diverses manifestations du moi infini cherchant à mieux se connaître.
De ces principes, il suit évidemment que Dieu pour être infini, doit être impersonnel, et que chaque homme, ayant sa personnalité constituée par une conscience partielle (moi phénoménal), n'est qu'un des multiples aspects de Dieu, conscience totale (moi nouménal universel); c'est pourquoi la règle fondamentale de la morale humaine est que notre vie soit le développement et l'extériorisation de Dieu.
Tel est le système que Fichte appelle l'ÉGOÏSME TRANSCENDANTAL, marquant ainsi qu'il est bien la continuation du criticisme.
B) F.-W.-J. Schelling.
§426). Disciple indépendant de Fichte, Schelling substitue d'abord la Nature au «moi transcendantal». Ainsi, selon lui, «à l'activité universelle de la Nature qui tend à un fluide homogène, infiniment épandu, s'oppose une limite, force attractive qui produit dans ce fluide la cohésion à ses divers degrés; activité et cohésion sont synthétisées dans l'organisme qui est à la fois activité et chose, chose pénétrée d'activité» [°1305]. Puis, se servant des théories scientifiques connues de son temps en chimie, physique, biologie, etc., il ordonne les phénomènes de la nature en une chaîne de déductions, parallèle à celle des phénomènes du moi, déduits selon la philosophie de Fichte.
Plus tard, pour unifier tout son système, il pose au sommet des choses un Absolu dont la nature et l'Esprit se déduisent avec toutes les richesses de leurs déterminations. Nous avons, selon lui, l'intuition de cet Absolu et de la loi fondamentale suivant laquelle il progresse par analyse et synthèse. «Ainsi la Nature, sous son aspect réel et objectif, est pesanteur et cohésion, sous son aspect idéal, est lumière, et, comme identité, est pesanteur pénétrée de lumière ou organisme. De son côté, l'Esprit en son aspect réel est Savoir, en son aspect idéal et subjectif, Action, et, dans l'identité des deux, Art» [°1306].
Mais cette dialectique parut finalement trop abstraite à Schelling. Sous l'influence de la philosophie panthéiste de Boehme, il s'applique désormais à chercher la loi d'évolution dans la société et la religion. C'est ainsi qu'il montre, après le polythéisme, la réaction du christianisme qui doit, à son avis, faire place à une religion pleinement spirituelle, inspirée de la philosophie.
C) G.-W.-H. Hegel (1770-1831).
§427). Ce que Schelling avait commencé en s'efforçant de concilier le moi et le non-moi dans la Nature et l'Absolu, Hegel l'accomplit pleinement. Tout en restant pur idéaliste, et en ce sens subjectiviste, il construit un système plus objectif, dans lequel la conscience ou le moi se trouve mieux à sa place, non plus au centre, mais à un moment de l'évolution universelle: Nouvel essai pour justifier la solution panthéiste du problème philosophique, comme nous l'avons dit plus haut [§423], le système se démontre en se développant. Mais il importe d'abord de saisir exactement le sens du principe fondamental qui est l'âme de toutes les déductions et en constitue l'unité profonde; nous en verrons ensuite l'application en un triple domaine: logique et ontologique; - physique, - moral et religieux.
1) Principe fondamental.
Tout est intelligible par l'être qui, identique en son fond avec l'Esprit ou l'Idée infinie, se manifeste dans l'univers concret grâce au mouvement dialectique: thèse, antithèse, synthèse.
L'intuition fondamentale de Hegel, fidèle au panthéisme idéaliste, est que, dans l'univers, toutes les richesses de phénomènes et d'individus concrets, avec l'humanité et tous les événements de son histoire, ne sont que les manifestations nécessaires, intelligibles à priori, d'une réalité unique: l'Esprit infini qui, étant d'ordre idéal, ne peut contenir aucun élément irrationnel ou inexplicable de droit: «Tout le réel, dit-il, est rationnel». Sa philosophie n'a été qu'un effort pour expliciter jusque dans ses moindres détails cette vue centrale.
Pour cela, Hegel choisit judicieusement comme point de départ, l'ÊTRE, la notion la plus simple et la plus abstraite, lumière intelligible qui éclaire toutes les autres idées; et conformément au postulat panthéiste, il veut montrer que la loi fondamentale de cet être, unique réalité, l'entraîne nécessairement à se manifester dans les multiples objets et phénomènes concrets tels que les constatent notre expérience et nos sciences positives.
D'ailleurs, il ne donne pas à cette déduction le sens d'une théogonie ou d'une émanation réelle, comme s'il prétendait que «le plus sort du moins» et que «l'abstrait engendre le concret»: Il veut seulement dégager la loi idéale qui rend intelligible l'univers concret déployé sous nos yeux, en montrant comment chacun de ses détails découle inévitablement de l'unique réalité sous-jacente aux multiples apparences: l'Esprit ou l'Idée qui est l'être absolu [°1307]. Les notions très générales qui constituent les premières étapes de la déduction trouvent donc leur origine dans les faits plus riches et plus réels, comme l'idée abstraite est tirée du concret; et il faut distinguer deux séries: l'une idéale, décrite en philosophie, l'autre réelle, constatée en sciences positives.
Notons cependant que l'idéalisme rend précaire et peu intelligible cette distinction; car il affirme la coïncidence entre l'idée et la réalité. «Tout ce qui est rationnel est réel» dit encore Hegel. Mais, à son avis, il suffit pour cela que la correspondance parfaite entre le système à priori et l'expérience se vérifie au terme de la déduction sans exiger à toutes les étapes un parallélisme total entre les idées et les faits.
Or la loi dont le déroulement nécessaire engendre ainsi tout l'univers est celle de la dialectique, suivant laquelle toute idée abstraite, à commencer par celle de l'être, considérée en son état d'abstraction, affirme nécessairement sa négation, son antithèse, en sorte que cette contradiction exige pour se résoudre l'affirmation d'une synthèse plus compréhensive qui constitue une nouvelle idée, riche à la fois du contenu des deux autres. Cette marche en avant, selon Hegel, n'est pas arbitraire; elle est inscrite dans l'essence même de la notion abstraite bien analysée; et tant que l'idée synthétique ainsi obtenue garde un côté abstrait, elle manifeste à la réflexion une nouvelle identité avec son contraire, une nouvelle exigence de progrès, jusqu'à ce qu'enfin la dernière synthèse exprime le fait d'expérience concret qui seul existe réellement. Il s'agit donc pour le philosophe d'embrasser d'un seul regard l'immense déploiement des réalités concrètes qui forment l'univers, de remonter de là par mille chemins divers mais convergents, à travers des étapes de plus en plus abstraites, jusqu'à l'origine commune de l'être ou de l'Esprit absolu; et, cette analyse préliminaire accomplie, le système consiste à nous livrer le déroulement à priori de ces cascades de notions tombant les unes des autres par trilogies, avec une nécessité logique aussi rigoureuse que la déduction des modes en spinozisme. Hegel a eu l'audace de tenter cette synthèse, après s'être abondamment documenté sur l'état de toutes les sciences positives de son temps dont le contenu expérimental devait être incorporé à son système; et il a conçu celui-ci en un sens évolutioniste, grâce à la méthode dialectique.
Cette «dialectique» bien comprise ne semble pas être, comme on l'a dit, la négation du principe de contradiction; elle est au contraire un effort pour échapper à la contradiction en passant à la notion synthétique qui réconcilie la thèse et l'antithèse; mais dans ces étapes préliminaires, Hegel est d'avis que notre esprit pense vraiment la contradiction; et tel est bien le cas en effet de toute idée abstraite, si on l'interprète selon l'idéalisme absolu.
Pour le montrer, prenons l'exemple de la première trilogie dont toutes les autres ne sont qu'une application: celle de l'être, du non-être et du devenir. L'être purement abstrait qui n'est que être, sans aucune précision, ni qualité, ni relation, n'est que la forme vide de l'affirmation. Il est «ce par quoi» tout ce qui est réel est réel; mais en soi-même, il n'est rien, puisqu'il s'identifie à la fois avec des réalités qui s'excluent: le cercle est de l'être et le carré aussi; le blanc et le noir sont de l'être; l'arbre vivant est de l'être et la pierre inerte également; et l'être est ce qui constitue à la fois la réalité de chacun d'eux. Comme la matière première n'est aucun acte mais puissance pure, parce qu'elle peut devenir toutes choses corporelles, ainsi l'être n'est aucun être, parce qu'il peut devenir tous les êtres. Le penser, c'est penser en même temps le néant absolu: la contradiction même.
En thomisme, on échappe à cette contradiction en notant que la nature pensée, tout en restant de soi la même, se trouve en deux états différents et opposés: à l'état de nature concrète dans le réel individuel, par exemple, la nature animale dans ce chien; - et à l'état de nature abstraite dans l'idée universelle, par exemple dans le concept d'animalité. Ainsi la nature d'être, en restant ce qu'elle est (en notant qu'ici le contenu de l'idée est une nature abstraite imparfaitement qui se réalise d'une façon analogue seulement dans ses inférieurs, et non pas univoquement comme la nature animale) cette nature peut s'identifier en effet avec les modes d'être les plus divers et les plus exclusifs, et cela, en même temps et sans contradiction, parce que de soi elle est indifférente: indifférente par exemple à l'infini et au fini, à la vie et à la mort: pour être, il n'est nécessaire ni d'avoir la vie ni de l'exclure, mais on peut l'exiger (si on est arbre par exemple) ou l'exclure (si on est pierre). L'état idéal ou abstrait de cette nature d'être, c'est-à-dire ce qui lui convient en tant que pensée par nous lui permet cette indifférence qu'elle ne peut avoir si on la prend dans son état réel, dans l'être actuellement existant.
Mais ces distinctions, qui définissent la théorie du réalisme modéré si conforme au bon sens, perdent toute valeur en idéalisme où le réel et l'idéal ne font qu'un. Si on essaie dans cette hypothèse de penser l'être abstrait, on doit nécessairement le concevoir comme identique réellement à des objets qui s'excluent, ce qui est la contradiction même. Pourtant, notre pensée ne peut s'installer dans la contradiction; c'est psychologiquement impossible; aussi, penser à l'être, identique à tout, c'est ne penser à rien: la thèse entraîne l'antithèse, et l'être se mue en non-être. Hegel en conclut que ce qui réellement est être, c'est une synthèse de ces deux contradictoires. Or ce qui est déjà sans être encore pleinement, c'est ce qui devient. Le fond de l'univers n'est donc pas une réalité statique, mais dynamique; ce n'est pas l'être, mais le devenir, qui va mettre l'ordre dans la foule grouillante des modes d'être contradictoires, tous identiques à l'être abstrait, et qui va les rendre tous intelligibles en indiquant leur place dans l'inflexible déroulement des virtualités de l'être.
C'est l'analyse de ce déroulement que Hegel appelle «la déduction des catégories [°1308] de l'être»; chacune des trois étapes de la trilogie fondamentale sera la source de nombreuses applications où nous retrouverons toutes les sciences humaines interprétées selon l'idéalisme absolu et distribuées en un triple domaine: celui de la logique qui est aussi une ontologie; - celui de la nature; - celui de la morale et de la religion.
2) Domaine de la logique et de l'ontologie.
Les premières déductions de l'être restent encore forcément dans l'abstrait; c'est pourquoi on y retrouve les principaux problèmes étudiés par la philosophie grecque pour laquelle il n'y avait de science que de l'universel. Les «catégories» dont il s'agit sont les genres suprêmes de Platon [§48] et les principaux prédicaments et transcendentaux où revit l'ontologie d'Aristote [§70 et §70]; mais Hegel s'efforce de leur assigner leur place naturelle dans l'évolution de l'Esprit.
L'être qui n'est que être, point de départ de toute la déduction, doit d'abord, après sa première opposition au néant, être conçu comme déterminé: c'est l'être de la qualité qui, s'opposant au non-être, devient le quelque chose (aliquid). Le «quelque chose» est le premier être concret, le sujet doué de qualité. Étant lui-même, il s'oppose à ce qui le nie, c'est-à-dire à l'autre et il se mani- feste ainsi relatif. Par cette relation à l'autre, l'être montre sa limite; mais la limite abstraite est contradictoire, comme le point qui à la fois affirme et nie la ligne, parce qu'il en est, et l'élément constitutif, et la limite; le fini passe donc en son contraire, l'infini. Celui-ci, quand il est pleinement réalisé grâce au devenir interne par lequel l'être déploie absolument toutes ses qualités, est l'«être absolument déterminé en soi», c'est-à-dire l'un.
À l'être-qualité ainsi concentré dans l'«un», s'oppose l'être dispersé dans le multiple: la quantité. D'ailleurs, selon Hegel, le multiple jaillit de l'un; car celui-ci étant distinct de tout autre, est exclusif de tout ce qui est hors de lui; mais ce qu'il exclut, ce n'est pas l'autre, catégorie préliminaire déjà dépassée; il s'exclut donc lui-même, affirmant ainsi la multiplicité. Du reste, une pluralité dans son ensemble est une: elle est une synthèse affirmant et niant à la fois l'unité. Cette synthèse apparaît surtout dans le continu, un en acte, mais contenant virtuellement le multiple, parce que toujours divisible; par là, il engendre son contraire, le discontinu. Le même phénomène se produit dans le nombre qui est un groupe d'unités spécifiquement déterminé par l'unité finale. Cependant, pris abstraitement, le nombre n'exige aucune limite spéciale: il passe ainsi en son contraire, l'infini; et comme toute quantité peut grandir on diminuer, on trouve l'infini en deux directions opposées: l'infiniment grand et l'infiniment petit. Et l'hégélianisme s'incorpore ici les doctrines des mathématiciens sur le calcul infinitésimal, comme il s'était approprié plus haut les théories des anciens atomistes, cherchant à concilier l'être stable avec le devenir.
La quantité abstraite sans limites assignables, ne peut se réaliser sans se déterminer; et cette détermination, qui est la qualité propre de la quantité, c'est la mesure, véritable synthèse de quantité et qualité. Tout est mesure en effet dans le réel: la plante, l'animal, par exemple peuvent varier de quantité, mais en oscillant entre un maximum et un minimum qui est leur mesure.
Ces diverses catégories considèrent l'être au point de vue positif de son existence (c'est la thèse); mais considéré comme sujet réel s'identifiant avec tant d'aspects opposés, il apparaît comme contradictoire en soi; pour le comprendre, la pensée dépasse l'immédiatement donné et considère les éléments nécessaires qui l'expliquent, à savoir, l'essence. Celle-ci est donc la négation de l'existence, l'antithèse de l'être; et elle se développe à son tour en plusieurs trilogies. Sans insister sur ces déductions très abstraites, notons qu'elles rencontrent à un moment, l'espèce et la différence spécifique de la logique scolastique; puis la théorie de la matière et de la forme. L'essence en effet considérée en elle-même, est l'identité avec soi. Mais comme celle-ci suppose que l'essence est comparée avec soi-même comme un objet opposé ou autre, -- en niant d'ailleurs qu'elle soit autre que soi, Hegel dit que l'identité contient son contraire comme supprimé. Ce contraire est précisément la différence. - D'autre part, l'essence dans son abstraction s'identifie avec n'importe quelle nature déterminée; son identité est celle d'une indétermination absolue, d'où la matière,- et chacune des déterminations, qui sont aussi de l'essence, constitue la forme.
Si maintenant nous prenons l'essence dans son ensemble, comme thèse, elle entraîne comme antithèse le phénomène. Car l'essence doit apparaître: elle ne devient intelligible que par les propriétés qui la déterminent en nous la révélant. Mais si l'essence est le véritable être, le phénomène n'est qu'une pure apparence: un «non-être». Ces apparences cependant prennent de la consistance grâce à l'idée de la loi qui les relie; aussi les philosophes qui s'en tiennent à cette étape de la déduction, les phénoménistes réduisent toute science à l'étude des phénomènes et de leurs lois. Mais ce nouveau concept recèle encore une contradiction: la loi, comme principe universel et nécessaire doit précéder le phénomène qu'elle explique; mais en fait, elle le suit et en est tirée par induction. D'où apparition d'une nouvelle étape dialectique: essence et phénomène se synthétisent dans la réalité. En effet, le réel concret est ce qui se manifeste directement, en sorte que toute son essence est précisément de se manifester. Or en supprimant ainsi tout rapport avec un autre, le réel devient l'Absolu. Cet absolu, dont l'essence est d'exister, se manifeste nécessairement par ses propriétés qui sont ses modes. Nous rencontrons donc ici le spinozisme qui, pour Hegel, a sa vérité partielle, comme étape authentique de la déduction de l'Idée; le tort de Spinoza est de s'y être arrêté, quand la dialectique commandait de continuer la déduction.
L'ensemble de l'essence en effet, avec ses trilogies propres, mis en face de l'être, n'en est que l'antithèse, un «non-être». La synthèse de deux, selon Hegel, se réalise dans la notion. On y aboutit à travers plusieurs étapes dialectiques: l'essence produit la causalité; celle-ci en se généralisant devient l'action réciproque; et par cette dernière, tout l'univers peut être conçu sous forme d'unité, non plus inerte et soumise à la nécessité, mais vivante et libre: telle est la notion au sens hégélien: c'est la définition d'une nature, dominant les réalisations particulières, comme un idéal à la lumière duquel on les apprécie et comme une source dont elles découlent.
La notion, en se développant, engendre comme antithèse le jugement et comme synthèse, le raisonnement, et nous retrouvons ici les divers aspects de la logique formelle d'Aristote, mais conçus, non plus comme lois de la pensée, mais comme les étapes successives de la déduction de l'Idée [°1309].
3) Domaine de la Nature.
1) Comparée à l'Idée, la nature en est l'objet extérieur qui s'oppose à elle et la nie: elle est le «non-être», antithèse de l'être. Mais elle est aussi une manifestation de l'Idée et elle se développe suivant le rythme ternaire de la dialectique. Hegel s'assimile ici toute la science positive de son temps: son but est de montrer qu'en partant des notions les plus générales, toutes les autres en découlent nécessairement. Il choisit comme point de départ la mécanique avec la loi d'inertie qui définit bien la corporéité abstraite et qui se développe en son contraire, la loi de gravitation régissant le monde planétaire.
La mécanique représente l'aspect quantitatif des corps; son antithèse est la physique, étude des qualités: la lumière, à laquelle s'oppose la chaleur, se résout dans le magnétisme dont découle la chimie avec ses éléments opposés synthétisés dans les corps mixtes.
À leur tour, mécanique et physique se synthétisent dans la vie. Celle-ci, pour Hegel, anime la terre entière et en fait comme un grand organisme dont les végétaux par leur tendance à la dispersion sont la négation antithétique; la synthèse est réalisée par l'animal dont l'organisme perfectionné unifie les deux précédentes étapes [°1310].
Dans toute cette partie de la philosophie, Hegel se met au point de vue du réalisme objectif qui a, selon lui, sa vérité comme étape dans le développement de l'Idée. Le problème qu'il s'efforce de résoudre est proprement celui de la création. Si le Créateur est l'Être absolu en dehors duquel il n'y a rien (cet être dont la logique a déroulé les riches manifestations), comment peut-on concevoir une créature réellement hors de lui? Si l'univers est distinct de Dieu, il le limite en se posant en face de lui: Dieu n'est plus l'Être absolu qui rend tout intelligible. Et s'il est identique à l'Absolu, comment nous apparaît-il comme limité et imparfait? Hegel répond que le monde se distingue en un sens de l'Idée absolue, à savoir comme une étape de son évolution, niant radicalement la précédente; mais c'est une étape à la fois nécessaire et provisoire. Sans elle, l'Idée ne serait pas ce qu'elle est, puisque en se posant, elle se nie; mais cette contradiction inévitable se résout dans la doctrine de l'Esprit qui concilie dans sa vie consciente l'opposition du sujet et de l'objet, du Créateur et de la créature. Ainsi l'univers, malgré ses imperfections, reste pleinement intelligible à priori, grâce à l'enchaînement rigoureux de toutes ses manifestations liées par la dialectique.
Cette solution est franchement panthéiste, quoique moins radicalement que le spinozisme. Mais toute sa valeur dépend de ce que vaut la méthode dialectique [°1311]. Cependant, la philosophie du bon sens échappe facilement au dilemme hégélien; au lieu de partir de l'être et de ses exigences à priori, elle constate d'abord l'existence du fini, multiple et changeant, mais réel et substantiel, et elle en conclut l'existence de l'Infini, non moins réel, puisqu'il est cause du réel, mais immuable et unique en sa plénitude de perfection. Et la coexistence de l'Infini et du fini reste intelligible, grâce à la valeur purement analogique de notre concept abstrait d'être qui peut se réaliser selon des modes essentiellement différents. Au lieu de calquer le réel sur nos concepts, il faut au contraire façonner nos concepts d'après le réel intuitivement constaté; et si la coexistence de Dieu et du monde reste mystérieuse, elle n'a plus rien d'absurde.
4) Domaine moral et religieux. Philosophie de l'Esprit.
2) - Hegel aborde ici des matières plus accessibles à tous: histoire, morale, politique, art, religion, et les thèses qu'il défend ont obtenu un succès qui rejaillit sur le système entier. Pour lui d'ailleurs, cette déduction des réalités les plus concrètes est une suite logique, nécessaire à priori, de la dialectique de l'être. Cet «être» qui est aussi Idée et Esprit, après s'être opposé le «non-être» objectif ou extérieur de la nature, tend irrésistiblement à surmonter cette contradiction en revenant vers soi pour se posséder en se connaissant. Toute pensée tend naturellement à se connaître: telle est la loi fondamentale de son devenir; et cette loi, après avoir été le ressort caché de toutes les synthèses précédentes, amène maintenant l'Idée à prendre conscience de soi dans l'Esprit. Celui-ci, pris subjectivement, donne naissance aux faits de psychologie élémentaire de l'âme; et pris objectivement, aux manifestations du droit et de la morale, pour s'achever dans la religion dont le sommet est la philosophie.
Le premier effort de la nature pour prendre conscience de soi constitue les phénomènes élémentaires de sensations, sentiments, habitudes que Hegel appelle la «corporéité de l'esprit» et que la psychologie actuelle appelle le «subconscient». Au-dessus de cette âme encore immergée dans la matière se déploie la conscience claire, avec l'intuition sensible du fait et la perception de l'objet d'expérience, deux activités opposées mais réconciliées par l'entendement (Verstand) dont le rôle décrit par Kant est de «subsumer» le fait dans ses lois à priori. Enfin, dominant et synthétisant âme et conscience, règne la raison (Vernunft) où les déterminations de la conscience apparaissent en même temps comme détermination des choses; c'est en d'autres termes, l'esprit qui est à la fois théorique en pénétrant à fond l'objet, et pratique en posant la conscience comme règle de vie universelle. Théorie et pratique se synthétisent dans l'Esprit libre qui se veut lui-même comme objet.
En face de ces déploiements subjectifs de la conscience, surgissent comme antithèse les manifestations objectives: les règles du droit, les devoirs de la moralité et les institutions sociales où l'esprit trouve sa pleine liberté, car telle est l'unique but de ces nouvelles étapes de son évolution. Cette liberté cependant ne comporte pas l'indifférence du choix: elle est plutôt la plénitude de perfection positive possédée par l'esprit quand il a résorbé en soi sa négation; elle est, dit Hegel, la «vérité de la nécessité» [°1312]. Mais l'esprit ne l'atteindra pleinement que dans la dernière étape de son évolution; en cette étape préliminaire, il la conquiert peu à peu à travers le droit, la moralité et la société.
Le droit d'abord apparaît comme thèse dans la propriété, par laquelle on exerce sa liberté en se rendant maître par un acte de volonté d'un objet extérieur. Mais cette domination sera limitée et donc niée par celle des autres: d'où le contrat où le droit résulte d'un échange de volontés quant à la possession d'un objet. Et comme il y a souvent conflit entre les droits rivaux, la synthèse se réalise par le droit pénal dont le but est moins la correction du coupable que le rétablissement de la justice; et celle-ci peut légitimement, dit Hegel, exiger la peine de mort.
Mais cette liberté garantie par le droit à l'égard des choses extérieures n'est qu'une abstraction incomplète qui passe en son contraire: la liberté intérieure du sujet en face du devoir, c'est-à-dire la moralité. Celle-ci en effet, pour Hegel comme pour Kant, se résume dans le devoir pour le devoir; ou dans la «Bonne volonté» qui, n'obéissant qu'à sa propre loi de l'impératif catégorique, reste pleinement libre en réalisant docilement l'obligation. Comme Kant encore, Hegel constate que l'idéal moral ainsi conçu est si élevé qu'il reste inaccessible à l'individu porté à l'égoïsme et au mal. Pour se libérer de soi-même, l'individu sera aidé par la société; d'abord la famille, où la monogamie doit assurer la bonne éducation des enfants; puis, l'organisation sociale des profession et de la vie économique; enfin, pour assurer l'harmonie entre ces deux formes d'entraide, l'ÉTAT.
L'État pour Hegel n'est pas créé par les individus ou les familles, en sorte que les gouvernements auraient à rendre compte de leur gestion devant les citoyens; il est plutôt le fruit de la nature, c'est-à-dire de l'Esprit en évolution. Il est, dit Hegel, la réalisation de la «Liberté objective»; car, étant l'étape suprême où l'Esprit se réalise, il n'a personne au-dessus de lui dont il dépende; il est Souverain; son autorité n'a point de borne et elle est l'infaillible expression du juste, puisqu'elle incarne l'Esprit absolu; c'est pourquoi, elle s'impose à tous sans réplique. Cet étatisme d'ailleurs assure à chaque citoyen son droit et sa véritable liberté, en absorbant ses droits et ses libertés particulières, limitées et déficientes dans la plénitude du droit et de la liberté universelle du bien commun.
Reste à expliquer la juxtaposition des multiples États souverains dont la rivalité engendre si souvent le désordre des guerres. Pour y remédier, Hegel ne fait pas appel comme Kant à une Société des Nations qu'il faudrait créer. À son avis, la philosophie ne doit pas imposer ses règles au réel, mais saisir la loi qui le rend intelligible [°1313]. Or il n'y a point dans la réalité historique, de Société des Nations: l'État apparaît toujours comme l'étape suprême de l'évolution objective de l'Idée. Mais la solution se trouve précisément dans cette évolution. Il y a toujours, à chaque période historique, un État prédestiné à prendre la tête des autres et à leur imposer l'unité de sa civilisation plus avancée, en sorte que, pour lui, la conquête est un devoir, et toutes ses guerres se justifient par leur succès. Dans cette perspective, l'histoire se transforme: elle n'est plus que l'explication de cette évolution de l'Esprit dont les faits doivent réaliser la loi nécessaire à priori; et on y retrouve comme partout, le rythme triadique. Au despotisme des grands Empires asiatiques, s'oppose la domination d'Athènes, terre de liberté et de démocratie; et ces deux tendances se concilient dans la civilisation chrétienne, dont le germanisme, selon Hegel, est l'expression la plus parfaite, destinée par conséquent au triomphe final de l'histoire.
Notons enfin que, selon Hegel, la toute-puissance de l'État ne reste pas anonyme ou dispersée dans le peuple; elle s'incarne dans le Prince dont la volonté est nécessairement orientée vers le bien commun, sorte de Führer où se concentre l'esprit de son peuple. Pour l'éclairer, il y aura un Conseil législatif formé par les meilleurs représentants des forces nationales, surtout intellectuelles, mais dont le rôle reste consultatif: le Prince garde un pouvoir absolu, totalement souverain: Pour qu'un tel pouvoir ne dégénère pas en despotisme, égoïste et injuste, Hegel s'en remet uniquement à la sagesse de l'Esprit divin dont le Prince n'est qu'une des plus hautes manifestations.
Une dernière étape reste à franchir: l'opposition entre la liberté subjective de l'Esprit et les institutions objectives concentrées dans l'État se résout dans une synthèse suprême: la vie religieuse où se réalise enfin l'Esprit absolu de Dieu. Car la religion pour Hegel n'est pas une attitude de la créature envers Dieu supposé existant; c'est le principe suprême d'unité où la vie spirituelle de l'homme concilie en soi toutes les richesses opposées des étapes antérieures; Dieu en est moins l'objet que le résultat, car Dieu est précisément cette conscience totale que l'Esprit prend de soi-même en nous; et elle se réalise à travers les deux étapes antithétiques de l'art et de la religion, dans la spéculation dominatrice de la philosophie idéaliste.
L'art est donc pour Hegel une première manifestation de la vie religieuse, car il s'efforce de donner une expression finie à l'Infini lui-même. Ses diverses formes s'échelonnent en trois étapes de plus en plus spirituelles: la sculpture, type de l'art classique; l'architecture, type de l'art symbolique [°1314]; enfin l'art romantique qui exprime la beauté divine dans les formes plus spirituelles des sons, de la couleur et surtout de la poésie.
En face de l'art où Dieu s'extériorise, se dresse la religion proprement dite où Dieu s'intériorise en prenant conscience de soi dans l'homme. Pourtant, cette conscience parfaite ne se réalise qu'au sommet de l'évolution, dans la religion chrétienne qui est préparée, comme d'habitude, par une cascade de formes inférieures s'échelonnant en triades. La forme la plus basse est la religion naturaliste de l'Orient, avec ses trois phases: la magie révérant les forces inconscientes de la nature; le bouddhisme, adorant un Dieu plus spirituel, mais sans subjectivité fixe; enfin la religion de Zoroastre où la lumière, substance divine, cherche à s'affirmer en face des ténèbres: religion de la «subjectivité abstraite».
À ces premières formes orientales où Dieu se révèle avant tout comme réalité universelle, infinie et impersonnelle, s'oppose la religion de l'«individualité spirituelle»; où Dieu tend vers des manifestations personnelles et vivantes. La thèse est représentée par la religion juive avec son Dieu transcendant et sublime, dominant l'univers par sa toute puissance absolue; l'antithèse, par la religion grecque où Dieu prend la forme esthétique et finie des habitants de l'Olympe, divinisant les corps eux-mêmes; la synthèse, par la religion romaine qui «fait de nouveau de l'esprit le centre de la vie divine; religion utilitaire, elle considère la conscience humaine et ses intérêts comme la fin dont les êtres divins sont les moyens» [°1315].
De ces deux formes opposées, l'une naturaliste et l'autre personnaliste, le christianisme fait la synthèse. En lui Dieu infini s'unit personnellement à l'humanité finie dans le dogme de l'Incarnation. Dans le Christ, dit Hegel, «la substance universelle, sortant de son abstraction, se réalise en une conscience de soi individuelle, fait entrer dans le cours du temps le fils de son éternité, et montre en lui le mal comme supprimé en soi; mais en outre, cette existence immédiate et sensible de l'absolu concret s'éteint dans la douleur de la négativité, dans laquelle, comme sujet infini, il est devenu identique à lui-même; cet absolu est devenu pour soi parce qu'il est le retour absolu, l'unité universelle de l'universel et de l'individuel, l'idée de l'esprit comme éternel, et pourtant vivant et présent dans le monde» [°1316]. À la thèse de l'Incarnation s'oppose l'antithèse de la Passion que synthétise l'histoire de l'Église, corps mystique du Christ. Ainsi les mystères de notre foi sont ramenés à un simple moment du déroulement rationnel de l'Idée et y trouvent leur pleine explication, au même titre que tout autre fait historique: La Sainte Trinité est interprétée comme un résumé du système: Dieu le Père correspond à l'Idée pure; Dieu le Fils, à la philosophie de la nature; et le Saint Esprit à la conscience où tout s'harmonise. C'est par là que Hegel est le maître des protestants libéraux et de l'école rationaliste en exégèse (école de Tubingue).
D'ailleurs, la foi chrétienne n'est pas le sommet de la révélation de l'Esprit; l'art et la religion se synthétisent finalement dans la philosophie et là seulement Dieu est pleinement réalisé, parce que la culture humaine, la vie de notre conscience y atteint son plein épanouissement. La suite des systèmes philosophiques parus dans l'histoire est la marche ascendante vers ce triomphe final. L'être de Parménide et le devenir d'Héraclite se synthétisent dans la doctrine compréhensive d'Aristote; et, d'une façon plus large, la philosophie grecque, étude de la matière, s'oppose à celle du Moyen Âge, étude de l'esprit, tandis que la philosophie moderne les synthétise dans une unité supérieure dont l'étape la plus parfaite est évidemment l'idéalisme hégélien. C'est là que l'Esprit divin prend enfin pleine conscience de soi, réconciliant dans une synthèse suprême toutes les contradictions que l'être identique au non-être a rencontrées au cours de son évolution; en lui, tout est expliqué rationnellement, parce que tous les contraires sont absorbés dans l'unité. Il est vraiment le TOUT où chaque partie reste distincte, comme moment de l'évolution (et à ce point de vue notre monde avec ses événements, ses substances et ses personnes libres reste réellement distinct de Dieu); mais où aussi toutes les parties disparaissent en s'identifiant avec l'Esprit infini qui les surmonte en les absorbant (et à ce point de vue, c'est le triomphe de l'idéalisme panthéiste où tout le réel trouve sa raison d'être à priori). Le cycle est ainsi refermé, et tout sans exception, essence abstraite et faits concrets, devient intelligible par l'être ou l'Esprit absolu.
CONCLUSION. - La vision hégélienne du monde est d'une incontestable grandeur; elle enserre en une puissante et simple unité un domaine plus vaste que nul autre système; elle accueille le concret comme l'abstrait, absorbe toutes les branches du savoir: sciences positives, histoire, art, etc.; et partout l'érudition de Hegel, sans être à l'abri d'erreurs, est d'une richesse très remarquable pour son temps. C'est cette unité grandiose de l'intuition fondamentale, bien plus que le détail des déductions qui a séduit bien des esprits et assuré à Hegel une influence considérable dans l'histoire de la philosophie.
Or tout le système repose sur la méthode dialectique qu'il n'est pas facile de comprendre ni d'apprécier. W. James cherche à l'éclairer par des exemples concrets: «Nous assurons la paix par des armements; la liberté, par des lois et des constitutions. La simplicité et le naturel sont le dernier résultat d'une éducation et d'un entraînement artificiels; la santé, la force et la richesse ne s'accroissent que si l'on en fait usage et que si on les dépense sans compter. Notre méfiance de la méfiance engendre notre système commercial de crédit;... notre charité doit dire «non» au mendiant afin de ne pas aller contre son propre but; le véritable épicurien doit observer une grande sobriété; le moyen d'arriver à la certitude réside dans le doute radical;... c'est en obéissant à la nature que nous en devenons les maîtres; etc. D'une manière ou d'une autre, la vie en déployant ses ressources, trouve le moyen de donner du même coup satisfaction aux contraires» [°1317]. Mais le coup de génie de Hegel fut de transporter cette loi concrète dans le domaine du concept abstrait, parce que, selon lui, toute réalité concrète était d'essence idéale. Pourquoi le résultat accueilli par tous comme légitime dans la vie courante ne serait-il pas aussi efficace dans la vie de l'intelligence? Et de fait, si l'on pénètre l'esprit de la dialectique hégélienne, elle a un grand fond de vérité. Le concept conçu analogiquement comme un aspect de l'Esprit divin (et c'est la position centrale de Hegel) n'a plus un contenu abstrait: il n'est plus une nature immuable et bien délimitée, simple reflet statique du réel; il exprime une réalité qui s'identifie en son fond avec l'essence même de Dieu, et par conséquent, dont la richesse contient implicitement celle de tous les autres, bien qu'il la présente sous un seul aspect. Pour exprimer Dieu, toutes nos idées sont complémentaires; l'une entraîne inévitablement toutes les autres.
Mais Hegel va beaucoup plus loin. Parce que l'univers créé ne peut être qu'une participation, un reflet des idées divines, il le croit soumis aux mêmes nécessités logiques. Au lieu de laisser à Dieu sa transcendance, il lui impose la loi des concepts tirés du fini; croyant expliquer la créature par Dieu, c'est Dieu au contraire qu'il conçoit à l'image imparfaite de la créature.
«Tout le réel est rationnel» pour Dieu, mais non pas pour nous. Dieu a une puissance et une sagesse assez haute pour être la «raison d'être» pleinement explicative de tout, sans supprimer ni la liberté, ni la contingence; et c'est pourquoi nos sciences, qui doivent s'alimenter aux effets et non à la source divine, se heurtent inévitablement à cette double barrière. La synthèse d'Aristote et de saint Thomas qui la respecte, est peut-être moins compréhensive, mais elle est seule à la mesure de notre humaine intelligence.
Il faut en dire autant de leur méthode logique à base de bon sens, allant au vrai par l'induction et déployant les richesses de la science par une déduction, non point stérile certes, mais se défendant de trouver dans la conclusion plus que ne contenaient virtuellement les prémisses: c'est la méthode naturelle, qu'adopte spontanément notre raison. On éprouve au contraire une répulsion presque insurmontable à se familiariser avec la méthode hégélienne; et la suite d'abstractions à jets continus où se complaît son auteur, avec ses formules fréquentes où se heurtent violemment les termes contradictoires, arrête à chaque moment le lecteur soucieux de n'avancer qu'en saisissant le lien des affirmations successives. On admire la puissance d'esprit capable de créer le réseau d'un si vaste système et d'en décrire avec tant d'aisance les mailles si bien agencées: mais on hésite à le suivre. La plupart de ses disciples ont adopté sa vision du monde et le principe de sa méthode, mais ils cherchent à en simplifier les applications. Mais c'est la méthode elle-même qui reste contestable, parce qu'elle traite les concepts comme si, en se contredisant, ils ne s'excluaient pas.
L'erreur centrale de Hegel reste son idéalisme absolu poussé jusqu'au panthéisme. Il est toujours profondément absurde de diviniser l'homme fût-ce en son fond seulement, car l'opération revient plutôt à rabaisser Dieu aux proportions de l'homme. Toute vraie sagesse doit commencer par avouer le fait du monde et du moi finis qui s'impose avec une irrésistible évidence; et le moyen de le rendre intelligible n'est pas de le dissoudre en l'identifiant à l'infini; mais c'est, en précisant la valeur analogique de nos idées métaphysiques, de voir en l'univers, la participation finie et variable d'une source immuable et infinie, affirmant sans les confondre ni les séparer les deux termes indispensables de toute explication rationnelle des choses: Dieu et l'univers; le Créateur et son oeuvre.
D) Les Continuateurs.
§429) 1). Parmi les hégéliens de l'école de Tubingue, il convient de citer David STRAUSS [b93] (1808-1874) qui publie en 1835 sa Vie de Jésus et pousse Hegel vers le matérialisme; et F.-E.-D. SCHLEIERMACHER (1768-1834) qui «est plutôt un prédicateur qu'un philosophe» [°1318] tout en s'inspirant de Hegel pour expliquer l'Évangile. - Enfin L. FEUERBACH dans son ouvrage «L'essence du christianisme» (1841) fait de celui-ci le produit de la conscience humaine selon la méthode dialectique.
2) K.-Chr.-F. KRAUSE [b94] (1781-1832). Tout en gardant l'idéal hégélien d'une science totale et unique découlant d'un unique objet, source à la fois logique et réelle de toutes choses, Krause s'efforce d'atténuer les formules panthéistes et subjectivistes: il défend le PANENTHÉISME. Il établit son système par deux étapes:
a) Étape analytique, préparatoire à la science. Prenant comme point de départ l'intuition du moi (Descartes) mais d'un moi universel et général (Fichte), il en analyse le contenu subjectif et objectif et il conclut que la réalité est constituée de trois éléments: l'esprit, la nature, l'humanité. De là, il s'élève à la réalité suprême, fondement commun de ces trois essences, Dieu.
b) Étape synthétique constituant la science. En précisant les rapports entre Dieu et les réalités de l'univers, il est possible d'en expliquer les propriétés, les lois et les développements pour constituer la science universelle, et Krause formule cette thèse fondamentale: «Le monde est par Dieu et en Dieu, non pas à côté de Dieu, mais EN LUI et sous sa dépendance, comme la partie est dans le tout, comme l'effet est dans la cause, comme la créature est sous le Créateur». En conséquence, Dieu est transcendant à l'homme et à la nature, mais à la manière dont l'Indéterminé infini se distingue de ses déterminations finies. Bref, le panenthéisme use volontiers de formules susceptibles d'un sens vrai, mais équivoques on obscures et, au fond, Krause reste panthéiste, comme le montre la suite de ses déductions.
La Nature divine est une vie et une liberté dont la loi essentielle est une incessante évolution; c'est pourquoi notre âme contenue en Dieu participe à cette vie et manifeste par sa liberté finie celle de Dieu. Ainsi se justifie l'impératif catégorique: «Il faut vouloir et opérer le bien, parce qu'il est le bien» [§411], c'est-à-dire parce qu'il est une partie de l'essence divine réalisée dans le temps.
Il suit encore de là que l'humanité n'est limitée ni à notre planète, ni à notre vie. Étant en Dieu, elle est comme lui éternelle et nos âmes préexistaient avant notre naissance terrestre. Elle est aussi répandue comme Dieu dans tout l'univers [°1319]: tous les astres sont habités, de telle sorte que toutes les parties de l'humanité restent en communion avec le tout. On reconnaît en ces conclusions l'origine des théories spirites sur le «corps astral» des âmes après la mort, sur les réincarnations successives, etc.
§430). 3) Arthur SCHOPENHAUER [b95] (1788-1860). Fondateur du pessimisme, il s'oriente vers le pragmatisme en remplaçant l'Idée par la Volonté comme principe de tout. Pour lui en effet, l'unique chose en soi, étoffe de l'univers, c'est la Volonté, qui apparaît comme une puissance irrésistible de vie et de croissance. D'abord inconsciente dans les astres, les minéraux et les vivants inférieurs, elle engendre dans l'homme la conscience qui est d'ordre intellectuel, mais n'est pas une réalité nouvelle: c'est plutôt une excroissance illusoire projetant dans le monde irréel des idées ce que la Volonté réalise.
Or, ce vouloir universel et éternel (dont chaque personne humaine, constituée par une conscience distincte, n'est qu'un moment fugitif), ayant pour essence le progrès, suscite dans la conscience un désir toujours nouveau de bonheur non assouvi, c'est-à-dire une souffrance. Et chaque degré de perfection, en multipliant les désirs, multiplie les douleurs; chaque satisfaction, en causant un désir plus grand, est source de douleurs plus grandes. Ainsi la douleur est l'état naturel de l'homme et le but où tend la nature. Notre monde est le pire qui soit (Pessimisme).
C'est pourquoi, selon Schopenhauer, tous les préceptes d'une morale raisonnable se résument en un seul: «Détruire en nous, par tous les moyens, la Volonté de vivre». Mais pour atteindre ce but, les moyens violents ou physiques ne sont pas efficaces: Schopenhauer enseigne qu'il faut parcourir la double étape de l'art et de la contemplation bouddhique. L'art, d'abord, retrouve, dans l'évolution des choses où se répand le vouloir-vivre, l'idée unique, stable et impersonnelle dont l'expression fait la beauté, et par là, il s'évade de la vie et de ses désirs douloureux. Pour conquérir le suprême bonheur, il ne reste plus qu'à détruire ce qui reste de conscience personnelle, en s'évanouissant comme les bouddhistes, dans le Nirvana.
§431). 4) E. HARTMANN [°1320] (1842-1906). Célèbre par sa Philosophie de l'Inconscient, Hartmann accepte le pessimisme, mais en complétant Schopenhauer par Hegel. Selon lui, la volonté ne constitue qu'un aspect du réel; pour expliquer la distinction spécifique des êtres qui s'impose à l'expérience, il faut ajouter aux principes d'action un élément idéal; et pour unifier ces deux aspects, il faut les considérer comme la manifestation d'une réalité plus profonde: l'Inconscient. Tel est le fond universel et unique de toutes choses qui se diversifie en se développant selon la loi du pessimisme.
En conséquence, poussant jusqu'au bout la morale du pessimisme, Hartmann assigne comme but idéal à l'évolution le nihilisme absolu, la fin de toute chose; pour le monde, l'apogée sera l'anéantissement, de sorte que le but poursuivi par la morale est la destruction de l'Inconscient lui-même. Mais, selon lui, ce but exige que chacun se dévoue avec patience et désintéressement à collaborer à l'universelle évolution qui se charge d'accomplir l'universelle destruction. Aussi s'oppose-t-il franchement à la morale catholique, condamnant spécialement sa recherche de la béatitude et ses bases métaphysiques: Dieu, l'âme, etc.
b96) Bibliographie spéciale (Le Traditionalisme)
§432). Entre l'idéalisme et le positivisme, l'histoire nous présente un groupe de philosophes secondaires dont les systèmes constituent comme un trait d'union. Quoique plusieurs soient catholiques, ils ne sont pas scolastiques, et tous, soit par les problèmes qu'ils examinent (valeur et origine de nos connaissances, critères de vérité), soit par les influences qu'ils subissent (Kant, Hegel), ils appartiennent à la philosophie moderne. Cependant, ils se montrent préoccupés d'en combattre les excès; ils sont réunis par la commune volonté de sauvegarder ou de retrouver les grandes vérités traditionnelles de la société humaine: Dieu, l'âme, l'objectivité de nos connaissances. En ce sens, on peut les rassembler sous le titre de traditionalisme.
Il faut cependant distinguer deux groupes principaux: les uns, franchement catholiques par leurs doctrines initiales, ont tendance à humilier l'orgueilleuse raison moderne en la soumettant à la foi: c'est le traditionalisme proprement dit. Les autres, dont le point de départ est le rationalisme, se proposent de recueillir dans les diverses philosophies les vérités traditionnelles communes: c'est l'éclectisme.
À ces deux groupes nous joindrons comme précurseurs ou continuateurs quelques penseurs plus personnels et qui méritent une mention spéciale.
1. Le traditionalisme catholique.
2. L'éclectisme rationaliste.
§433). Née en France après les ruines de la Révolution, l'école traditionaliste est dominée par le problème philosophique posé par Descartes: quelle méthode nous conduit à l'infaillible vérité? Elle construit donc une critériologie; mais la question sociale s'imposant aussi à son attention, elle réagit contre l'individualisme cartésien et sa thèse maîtresse qui en fait l'unité est que «la raison humaine est incapable d'atteindre le vrai par ses propres forces».
En même temps, ces philosophes ignorent les doctrines anciennes et la solution raisonnable qu'elles ont donnée à leur problème et ils ne parviennent pas à la retrouver par leurs efforts. Au lieu de l'évidence objective, critère interne de vérité, ils cherchent un critère externe dans la Révélation, la Tradition, le consentement universel: ils sont traditionalistes par oubli de la tradition philosophique.
Le traditionalisme eut pour précurseur le grand écrivain polémiste Joseph de Maistre [b97] (1754-1821) et pour principaux représentants de Bonald et de Lamennais qui développent chacun un argument pour démontrer la même thèse: «Toute philosophie vraie doit commencer par un acte de foi à certaines vérités fondamentales venant du dehors».
A) De Bonald [b98] (1754-1840).
§434). Le vicomte Louis de Bonald, pair de France sous la Restauration, travailla activement à réparer les ruines sociales de la Révolution par ses nombreux ouvrages en faveur du principe d'autorité. Les principaux sont: Essais sur les lois naturelles de l'ordre social; La législation primitive; L'origine du pouvoir; Les recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales.
Pour démontrer le traditionalisme, il présente l'argument du langage. Le langage humain tel que nous le possédons est inexplicable par le seul travail de l'homme. Sans doute, des images sensibles suffiraient pour les idées d'objets inférieurs, servant aux besoins du corps; mais les idées élevées, comme celles de la vertu, de la justice, qui sont la base de toute société et de toute morale, et celles qui expriment l'action et ses nuances: je pense, je marcherai, etc., sont impossible; sans le mot qui les exprime. De là cet aphorisme: «L'homme pense sa parole avant de parler sa pensée». Le mot matériel n'est pas cause de la pensée spirituelle: celle-ci se trouve à l'état latent dans l'intelligence, mais le mot est comme le corps absolument nécessaire pour que nous prenions connaissance de notre idée; par exemple, impossible d'exprimer mentalement cette idée: «Je pense», sans prononcer le mot qui dans toutes les langues signifie cet acte.
Or, ce mot, je ne puis l'inventer, car l'invention exige des recherches et des pensées profondes, ce qui est impossible sans mot. Donc, c'est l'éducation qui me les donne; sans elle, je n'aurais aucune conscience même de mon existence, pas plus qu'un animal. Il a donc fallu que Dieu révèle au premier homme le langage et sa signification, et telle est la Révélation primitive transmise par l'éducation ou la tradition et dans laquelle on trouve le fondement de toute vérité et la base de la philosophie.
L'expérience confirme cette preuve: toutes les vérités même mathématiques ont besoin d'être connues et enseignées pour être quelque chose pour nous. Mais cela est vrai surtout des vérités morales et sociales: chacun doit les accepter sur la foi de l'enseignement, sous peine de rendre impossible toute vie sociale et même individuelle, car tous les philosophes confiants dans leur raison ont erré à leur sujet, et à supposer même qu'un homme particulier les découvre, il n'aura pas l'autorité suffisante pour les imposer, comme l'exige l'ordre social.
B) De Lamennais [b99] (1782-1854).
§435). Félicité de Lamennais est né à Saint-Malo; son éducation chez un oncle voltairien, où il lut avidement J.-J. Rousseau, l'éloigna de la Foi. Converti et ordonné prêtre, il composa en collaboration avec son frère Jean, son grand ouvrage «Essai sur l'indifférence en matière de religion» (1817-1823). Pour mieux combattre les excès de la raison individuelle où il voit la cause de l'abandon général de Dieu, il y propose son Système du sens commun. Ce n'est pas le «sens privé», c'est-à-dire la raison individuelle qui peut atteindre le vrai, mais le «sens commun», c'est-à-dire le consentement universel des hommes ou la raison générale de l'humanité. Pour établir cette thèse, on ne peut apporter les arguments de la raison privée qui n'ont pas de valeur, mais il suffit pour s'en convaincre de constater trois faits:
1) La raison individuelle laissée à elle-même ne peut aboutir qu'à un scepticisme absolu: elle découvre de fortes raisons pour douter du témoignage des sens, du raisonnement qui démontre le pour et le contre, de l'évidence même qui est l'état subjectif variable avec les individus pour une même proposition: ainsi on est invinciblement entraîné à douter même de son existence.
2) Tout homme croit non moins invinciblement à un grand nombre de vérités (par exemple, qu'il existe des corps ayant d'utiles propriétés nutritives), parce qu'il doit vivre et que ces vérités sont indispensables à toute vie sociale, morale et même physique. La nature l'empêche ainsi d'acquiescer aux conclusions de sa débile raison.
3) Enfin, on constate que chacun, pour distinguer les certitudes vraies des certitudes fausses, prend naturellement pour règle le consentement universel. Ainsi on appelle «fou» celui qui pense et parle contrairement au sens commun, et un esprit réfléchi et prudent, en se voyant seul de son avis, commence à douter de ce qui lui paraissait évident. Il faut en effet, en cas de contestation, un arbitre en dehors et au-dessus des antagonistes; ce ne peut donc pas être une des raisons particulières en litige qui décidera laquelle a tort, mais ce sera la raison générale ou le sens commun exprimé et concrétisé par l'autorité.
Partant de ces constatations, on démontre l'existence de Dieu par le consentement unanime des peuples et cette preuve a une telle force que ce serait renoncer à sa raison et à toute vie humaine que de la récuser.
Or cette vérité: «Dieu existe», éclaire ou explique admirablement les trois faits constatés, de sorte que Dieu devient la base spéculative de toute la philosophie:
1) La raison individuelle ne peut trouver en soi toute vérité (comme le veut Descartes par son «cogito, ergo sum»), car la vérité n'est autre chose que la «raison d'être de ce qui est»; or l'homme n'a pas en soi sa raison d'être, mais en Dieu son Créateur; la raison isolée ne peut donc avoir qu'un mouvement contre nature et elle doit tendre au scepticisme qui est sa propre destruction.
2) Cependant, la raison ne peut se détruire, étant spirituelle. Or l'essence de l'intelligence est de posséder la vérité (une raison sans connaissance serait inexistante). Aussi Dieu, en la créant, lui donne un ensemble de vérités primordiales avec les mots destinés à les exprimer et à les transmettre. Et voilà pourquoi chacun y adhère naturellement par une croyance invincible.
3) Enfin, on comprend que le consentement universel soit la règle suprême d'infaillible certitude, car Dieu a créé tous les hommes semblables, et pour retrouver cet élément primordial de vérité, il faut prendre ce qu'il y a de commun dans la raison, en écartant ce que le sens privé a pu y ajouter [°1321].
Ainsi est démontrée la thèse que la philosophie doit commencer par un acte de foi aux vérités primitives, reçues de la Tradition par le langage ou le consentement de tous. Lamennais en conclut d'abord qu'il faut accepter l'autorité infaillible du Pape dépositaire de cette Tradition; mais après sa condamnation de 1832 par Grégoire XVI (encyclique Mirari vos) il en appelle au sens commun dans les «Paroles d'un croyant» [°1322] (1834).
Plus tard, en construisant une synthèse d'ailleurs remarquable dans son «Esquisse d'une philosophie», il tombe dans le panthéisme, mais il reconnaît qu'en attendant la confirmation par la raison universelle, ses vues ne sont guère que des hypothèses.
Mettant à l'origine des choses la Sainte Trinité, mais excluant le péché originel et la Rédemption [°1323], il s'efforce d'expliquer l'univers comme un reflet de Dieu: «On trouve en chaque être une image de plus en plus claire de la Trinité, depuis le plus simple des corps qui suppose une force ou puissance qui le pose, une forme qui en dessine les contours et en détermine les propriétés, jusqu'à l'homme qui est un être actif, intelligent et aimant» [°1324]. Mais cette création ne vient pas d'un choix libre de Dieu, elle est plutôt un écoulement nécessaire de la Sainte Trinité, ce qui touche au panthéisme.
§436). L'erreur fondamentale des traditionalistes est de mettre à la base de la philosophie un acte de foi pur, précédant toute science. Cet acte est impossible, car comprendre, c'est essentiellement voir la vérité: pour que la foi soit un acte intellectuel doué de certitude légitime, elle réclame la vision (ou évidence extrinsèque) des motifs de crédibilité; sinon, elle serait un acte de raison irraisonnable. C'est pourquoi le point de départ de la philosophie ne peut être un acte de foi, mais une vision intuitive de l'être, et le critère suprême du vrai doit être intrinsèque à notre intellection: c'est l'évidence, c'est-à-dire la propriété qu'a notre intellection d'exprimer simplement ce qu'elle voit ou ce qui est.
Ce système a cependant un grand fond de vérité:
1) Les premiers actes de l'intelligence sont des certitudes spontanées ressemblant à des actes de foi, parce qu'on ne voit pas clairement le critère ou la raison déterminant cette certitude, mais la raison critique doit les contrôler et les justifier.
2) La Révélation divine est moralement nécessaire à l'ensemble des hommes pour leur donner les vérités d'ordre naturel indispensables à leur vie morale, à cause des nombreux empêchements accidentels qui s'opposent à leur acquisition: c'est une thèse d'apologétique.
3) Le consentement universel est un critère secondaire de vérité, parce qu'il est un signe d'évidence. Si en effet il n'y a pas de circonstances favorisant l'erreur, l'accord de tous sur une même proposition s'explique seulement par le fait que la chose s'est imposée comme évidente à tous.
En résumé: Le traditionalisme déclare «incapacité essentielle» les difficultés accidentelles qu'éprouve la raison individuelle pour atteindre le vrai. Il cherche une base extérieure à la vérité dans la Tradition qui, par l'organe du langage et du sens commun, transmet la Révélation primitive de Dieu auquel il faut croire avant de philosopher.
C) Écoles secondaires.
§437). 1) Les semi-traditionalistes [°1325]: Louis BAUTAIN (1796-1867), BONNETTY (1790-1879), VENTURA (1792-1861), UBAGHS etc. exigent la Révélation pour «découvrir» la vérité, mais reconnaissent ensuite à la raison le pouvoir de la démontrer; cette distinction est illogique et n'a pas empêché leur condamnation par Rome.
2) Les ontologistes [°1326]: GIOBERTI [b100] (1801-1852), LA FORÊT (1823-1872), UBAGHS (1800-1855) pensent que nos idées et nos jugements vrais, parce que universels (donc infinis et nécessaires), ne peuvent avoir d'autre source que la vision naturelle mais immédiate de Dieu [°1327]. Ces philosophes se rattachent au traditionalisme, parce qu'ils cherchent les uns et les autres dans un contact plus immédiat avec Dieu un fondement à la vérité, permettant d'échapper à l'idéalisme sans tomber dans le positivisme.
§438). 3) Antoine ROSMINI [b101] (1797-1855). Prêtre italien, fondateur de 1a Société de la Charité, eut une grande influence, surtout en son pays, par la sainteté de sa vie et l'importance de ses ouvrages, peut-être aussi par la hardiesse de ses idées. Ses principaux ouvrages sont: Nouvel essai sur l'origine des idées; Psychologie; Théodicée; Logique; et Les cinq plaies de l'Église qui fut condamné de son vivant, puis Exposition critique de la philosophie d'Aristote; Théosophie, (5 vol.), ces deux derniers, ouvrages posthumes d'où l'on a extrait 40 propositions condamnées par le Saint-Office en 1889 [°1328].
La philosophie de Rosmini est un effort remarquable pour christianiser l'idéalisme de Kant et de Hegel. Son principe fondamental peut se proposer ainsi:
Tout homme possède l'intuition innée de l'idée d'être, intuition qui, en constituant la partie spirituelle de l'âme, explique son mode propre d'agir et d'être.
Pour donner une idée du système, il suffira de montrer comment Rosmini prouve ce principe et quelles conséquences principales il en déduit.
a) Preuve du principe. On constate dans l'homme deux facultés de connaissance: le sens qui saisit le réel concret existant, et l'intelligence dont l'objet est une nature abstraite ou possible. Or l'analyse de nos diverses idées révèle deux choses:
1) leurs caractères d'universalité, d'infinité, de nécessité, d'éternité les empêchent de trouver entièrement leur origine dans la sensation; celle-ci est requise, mais comme simple condition sine qua non.
2) L'idée suprême la plus pure et la plus universelle est celle d'être, car elle n'est restreinte par aucune autre et constitue au contraire le fond de toutes les autres. En conséquence, le caractère de nos idées doit s'expliquer par l'illumination de l'idée d'être qui est, selon Rosmini, comme une «appartenance de Dieu» (une impression de la lumière divine en nos âmes, pourrait-on interpréter) et qui, par suite, n'est pas abstraite, mais innée, créée avec notre âme par Dieu. En d'autres termes, sans elle, l'homme ne posséderait pas l'intelligence: elle est un élément de sa nature et constitue la partie spirituelle de son être.
b) Conséquences. De là découlent, d'abord, les six étapes de notre connaissance:
1) Elle commence par l'intuition de l'idée d'être absolument indéterminée.
2) La sensation apporte comme une antithèse l'élément précis de détermination.
3) Suit une information spontanée de l'objet sensible par l'idée d'être. On se rend compte qu'il y a quelque chose de précis: c'est la notion générale de «limitation dans l'être».
4) L'abstraction universalisante précise le résultat en constituant un type universel et nécessaire, une idée ou nature déterminée: par exemple, l'humanité.
5) La connaissance par affirmation ou jugement restitue ce type universel à l'objet sensible.
6) Enfin, l'intuition considérant à part cette nature universelle dans son aspect de perfection nous élève jusqu'à Dieu.
On peut noter que cette analyse remarquable retrouve les principales étapes de la science indiquées par saint Thomas, depuis l'induction jusqu'à l'étude analogique de Dieu.
Rosmini sera moins heureux dans ses conclusions relatives à l'origine de l'âme: car la spiritualité étant, selon lui, constituée par l'intuition da l'idée d'être, on peut dire que les parents engendrent l'âme de l'enfant, mais que celle-ci, en recevant de Dieu en son temps cette intuition, devient alors spirituelle et subsistante. C'est là le point faible du système.
Notons enfin que Rosmini accepte un sixième sens, le sens «fondamental», continu et confus, qui nous donne la conscience de notre existence corporelle et explique ainsi l'union de l'âme et du corps.
§439). 4) Deux prêtres catholiques à tendances rationalistes: HERMÈS (1775-1831) en Allemagne, et GÜNTHER (1785-1861) en Autriche, subissent, plus encore que Rosmini, l'influence de l'idéalisme allemand.
Hermès, considérant que la foi doit être raisonnable, veut qu'avant de l'accepter, on la soumette au doute méthodique universel, afin d'en démontrer la vérité par la raison. Son erreur est de confondre la démonstration de la valeur des motifs de crédibilité (apologétique catholique) avec celle de la vérité du contenu de la Foi (rationalisme kantien).
Günther affirme que le contenu de la Foi étant éminemment rationnel peut se transformer en science véritable, par la réflexion et la démonstration théologique. Il subit aussi l'influence de Hegel, en enseignant que la création est une manifestation nécessaire de la vie divine; et celle de Kant, en distinguant dans l'homme, outre le corps, deux âmes: l'une naturelle, siège de l'imagination et de l'entendement (Verstand), faculté des phénomènes et de la science; l'autre spirituelle, douée de raison métaphysique (Vernunft).
§440). Par leur désir de retrouver dans les divers systèmes modernes un ensemble de vérités conciliables entre elles et avec le dogme catholique, ces derniers philosophes, Rosmini, Hermès, Günther et beaucoup d'autres constituent ce qu'on pourrait appeler l'éclectisme catholique. Cette même préoccupation caractérise mieux encore un groupe de penseurs étrangers à la Foi, dont le chef incontesté fut en France V. Cousin, et le précurseur, Maine de Biran.
A) Maine de Biran [b102] (1766-1824).
§441). La philosophie de Maine de Biran est avant tout l'expression de sa vie intérieure; on la trouve, moins dans les quelques ouvrages qu'il publia (Mémoires sur la décomposition de la Pensée; - sur la Perception immédiate; - sur les rapports du Physique et du moral) que dans son Journal et ses Pensées inédites, publiées après sa mort. Ayant commencé par le sensualisme de Cabanis et de Destutt de Tracy [§370], ses amis, il s'éleva, uniquement par ses réflexions psychologiques, jusqu'au spiritualisme et à Dieu. Par ces deux points, il fut l'initiateur de l'éclectisme, qui adopta sa méthode psychologique et défendit son spiritualisme, à l'opposé du positivisme. Il comptait d'ailleurs aussi parmi ses amis, Guizot, Royer-Collard, Cousin, etc.
On peut proposer ainsi la thèse fondamentale de Maine de Biran:
La personnalité proprement humaine ne peut se saisir que dans l'intuition psychologique de L'EFFORT VOLONTAIRE qui s'oppose, d'un côté, à la passivité sensible et à l'inconscient où il s'enracine et, d'autre part, peut s'épanouir dans une participation à la vie divine par la prière.
1) Cette philosophie est avant tout celle de l'effort que Maine de Biran considère comme le fait primitif, capable de donner son objet à la psychologie en nous révélant notre moi, et même à la métaphysique en fournissant les premiers principes. Par effort, il entend, non pas un pur acte de volonté ni une simple poussée physique, mais cette activité spécifiquement humaine et mixte où, pour mouvoir le corps, passe toute la puissance d'une décision libre de la volonté.
C'est pourquoi cet «effort volontaire» se caractérise par son opposition à la sensation: celle-ci est passive, elle subit nécessairement l'influence de l'extérieur et elle est multiple et variable; l'effort au contraire est une activité vivante, pleinement libre, de sorte que son opposition au dehors lui révèle son indépendance; il est permanent, garde toujours sa même nature, et ainsi constitue l'unité du moi où les sensations, les passions et autres faits de conscience viennent se synthétiser.
C'est pourquoi encore, dans cette intuition primitive de l'effort, l'intelligence peut saisir directement les premiers principes de la science, non pas comme des idées pleinement innées ni parfaitement abstraites, mais comme une efflorescence directe du concret, comme des idées encore engagées dans le fait. La première notion ainsi vue est celle de cause qui explicite celle d'effort ou de force; puis celle de substance résultant de l'identité permanente du moi qui garde sa subsistance active en face des poussées du dehors; d'où enfin les deux idées complémentaires de liberté par rapport à nous et de nécessité par rapport au dehors.
2) Mais avant de s'élever plus haut que le moi, Maine de Biran reconnaît une réalité plus profonde, qu'il appelle «affection simple» (l'inconscient), pur désir de vivre sous-jacent à toute sensation, qui persévère même en l'absence de toute perception consciente et qui révèle son existence dans les rêves, en certaines maladies, etc., où on le trouve seul comme principe directeur de nos actes. Cette appétition fondamentale, forme dégradée de l'effort [°1329], a, selon Maine de Biran, une influence profonde pour orienter notre vie vers un but déterminé: il explique les sentiments naturels d'antipathie ou de sympathie, etc., et les faits hypnotiques où la volonté d'autrui se transmet jusqu'à la nôtre à travers l'inconscient. Lié aux dispositions du corps, il est l'origine des poussées violentes des passions et donne un sens à l'«homo duplex» de Buffon.
3) Mais le mouvement peut aussi se prolonger par en haut. Grâce aux premiers principes et surtout à celui de causalité, nous concevons l'existence d'une cause suprême dont l'idée est si parfaite, dit Maine de Biran, qu'elle doit être en nous, connue par une sorte de vision directe, comme un reflet de la présence même de Dieu en nous. Même au seul point de vue psychologique, on peut constater cette présence par les effets de recueillement qu'elle produit à certains moments. Or, bien que ces effets ne dépendent pas de nous et soient un don gratuit, nous pouvons nous y préparer, et le meilleur moyen est la prière. Ainsi, tout en respectant la liberté de notre «effort de volonté», Dieu nous envahit d'abord par la pensée, et par là, attire notre volonté et nous enrichit d'une vie plus profonde et plus paisible où réside le seul vrai bonheur. Fidèle à ses conclusions, Maine de Biran se convertit et mourut catholique.
B) Victor Cousin [b103] (1792-1867).
§442). Longtemps chef de l'enseignement officiel en France (de 1830 à sa mort) et à ce titre protégé par l'État, V. Cousin supplée à la faiblesse de son système par l'éloquence de ses leçons. Son spiritualisme officiel fut vivement combattu par le positivisme triomphant d'Auguste Comte, puis de Taine, tandis que les catholiques attaquaient avec raison son rationalisme. Ses deux ouvrages principaux sont: «Du vrai, du bien, du beau» et «Histoire générale de la philosophie».
Dans la philosophie peu stable de Cousin, ce qui est permanent, c'est la théorie méthodologique de l'éclectisme dont lui-même a essayé une application, en se basant sur Hegel qu'un voyage en Allemagne lui révéla.
1) Théorie de l'éclectisme. Selon Cousin, l'histoire de l'esprit humain déployant sa tendance naturelle se résume dans la production de quatre grands systèmes: l'Idéalisme qui cherche l'explication de tout dans l'ordre logique spirituel; le Matérialisme qui la cherche dans l'ordre réel corporel et sensible; le Scepticisme qui, devant ces contradictions, conclut que la vérité est inaccessible; enfin, le Mysticisme qui, ne pouvant se résigner à cette défaite, cherche en dehors de nous la vérité. Or aucun de ces systèmes n'est ni absolument vrai, ni absolument faux; aussi la philosophie parfaite doit-elle les réunir en un seul corps, de sorte que leurs éléments se fondent ensemble et éliminent par réaction toutes les parties erronées: ce sera l'Éclectisme.
Cette méthode se fonde sur une constatation qui ressort de toute histoire impartiale des doctrines: l'erreur pure est impossible [°1330]. Mais on peut douter que le moyen de dégager la part de vérité soit la simple confrontation ou fusion des opinions contradictoires. Bien plus efficace sera la puissance illuminatrice d'un principe directeur assez vigoureux pour recueillir toutes les parcelles de vérité, assez riche et profond pour réfuter toutes les erreurs: le progrès alors ne se fait plus par mixtion ou juxtaposition, mais par assimilation vitale où la pensée, transformant pour ainsi dire en sa propre substance les autres théories, en élimine parfaitement tout germe erroné [°1331].
§443). a) Essais d'application. Pour le fond de son système, Cousin enseignait la philosophie écossaise du sens commun [§386]. Mais à son retour d'Allemagne (1824), il adopte les idées de Schelling et de Hegel. Cette seconde phase est la plus originale. Elle est d'abord dominée par ce principe rationaliste: «La philosophie ou le développement suprême de la raison humaine a pour but de connaître le fini et l'Infini, et leurs rapports mutuels: elle est donc, de droit, règle et source de toute vérité, et la Révélation surnaturelle est illusoire et impossible».
S'inspirant de Hegel, Cousin essayait d'expliquer la création mieux que les catholiques. Pour lui, la substance étant de soi infinie, doit constituer l'unique être, source créatrice de l'univers; mais la conception d'une production «ex nihilo» serait absurde. Il faut, pour comprendre la création, la comparer à l'action par laquelle l'homme tire de soi l'acte volontaire: de même, Dieu tire l'univers de sa substance, par une évolution naturelle, volontaire, et cependant dérivant nécessairement de sa perfection absolue. Ainsi, la vie de l'univers, et par suite celle des hommes et des peuples n'est qu'une manifestation de la Vie divine, de sorte que le principe rationaliste se trouve justifié: «Il suffit à l'homme de suivre sa pure raison pour conquérir la vérité et la bonté morale parfaites». Cousin admet aussi les conséquences sociales de l'évolutionisme hégélien et, pour lui, le succès étant la sanction de l'Évolution divine, sera la justification des guerres heureuses.
Cependant, à partir de 1833, le professeur officiel désavoue les doctrines panthéistes, et il les corrige dans un sens cartésien, mais il reste jusqu'au bout fidèle au principe rationaliste.
L'éclectisme eut d'autres représentants notables, comme Royer Collard (1763-1845) prédécesseur de Cousin, pur disciple de Reid, et Th. Jouffroy [b104] (1796-1842) son principal disciple, qui mettait le critère suprême de vérité dans un instinct aveugle de la raison.
Mais, tandis que la réaction catholique, mal engagée, devait s'arrêter devant les condamnations de l'Église, l'éclectisme rationaliste, malgré les faveurs officielles, ne dépassait pas la sphère de l'Université, et n'avait aucune influence profonde sur le mouvement de la pensée moderne. Il en fut tout autrement du courant positiviste, continuateur de la science kantienne, comme l'idéalisme continuait sa métaphysique spéculative.
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