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b81) Bibliographie spéciale (Berkeley)
§376). Georges Berkeley est né à Dysert (Comté de Kilkenny) en Irlande, d'une famille protestante d'origine anglaise. Il fit ses études au Trinity College de Dublin où les auteurs favoris étaient Descartes, Newton et Locke. Il y conquit la maîtrise ès-arts dès 1707 et y resta comme professeur de grec, d'hébreu puis de théologie. «Nature vive et originale, il donna dès lors l'impression d'une personnalité un peu déconcertante, mais irrésistiblement attachante; plus tard, ses amis le déclareront orné de toutes les vertus» (Pope) [°1148].
Il s'intéressa au problème soulevé par le géomètre Molineux [°1149]: «Un aveugle-né recouvrant la vue pourrait-il par ce seul sens distinguer un cube d'avec une sphère?» Il proposa sa solution dans son Essai sur une nouvelle théorie de la vision (1709); il s'y engageait déjà vers son système de l'immatérialisme qui se trouve définitivement élaboré dans son ouvrage capital: Traité sur les principes de la connaissance humaine (1710); son livre de notes, le Commonplace Book écrit entre 1702 et 1710, nous fait assister à la genèse de cette doctrine et nous donne un plan complet où sont prévues des applications à l'optique, à la géométrie, à la morale. L'ouvrage cependant n'eut pas le succès espéré; l'auteur vint lui-même à Londres pour lui recruter des amis et il y écrivit les trois Dialogues entre Hylas et Philonoüs où il expose ses idées d'une façon plus littéraire. En même temps, il commence une polémique contre les libres penseurs, nommément contre A. Collins, dans une série d'articles de la revue The Guardian (1713); car, membre du clergé et d'esprit très religieux, il dirigeait principalement son système contre l'athéisme et le matérialisme.
De 1713 à 1720, il voyage en Italie, en Sicile, en France et il écrit à Lyon son De motu où il attaque la physique de Newton. De retour à Londres, il est nommé doyen de Derry (1721); mais deux ans plus tard, ayant hérité de la fortune d'Esther Vanhomrigh, il voulut l'employer à la conversion des peuples d'Amérique récemment colonisés par l'Angleterre; dans ce but, il imagine la fondation aux Bermudes d'un Institut académique et missionnaire. Il s'embarque en 1728, emportant toute une bibliothèque et la promesse d'un subside gouvernemental de 20 000 Livres. Il n'alla pas plus loin que Rhode-Island où il attendit deux ans le subside qui ne vint pas; il s'y occupa utilement en se plongeant dans l'étude de Platon, Plotin et Proclus et en écrivant son principal ouvrage de polémique contre les libres penseurs: Alcyphron or the minute philosopher. Ne pouvant réaliser ses rêves de mission, il revient à Londres où il réédite ses ouvrages antérieurs; à cette occasion, il répond aux critiques qu'on lui adresse, dans sa Défense et explication de la Théorie de la vision (1733) et dans l'Analyste [°1150] (1734).
En 1734, il est nommé Évêque anglican de Cloyne (Irlande du Sud), diocèse peuplé en grande parte de catholiques romains [°1151]. Il s'intéresse à leur situation économique souvent misérable, fonde des oeuvres de bienfaisance, des écoles, et écrit sur ce sujet The querist (1735) et sa Lettre sur une banque nationale d'Irlande (1737), tout en continuant de lutter contre l'athéisme par son Discours contre la licence et d'irréligion du temps (1737). En 1740, une épidémie ravageant son diocèse, il se souvient d'un remède très vanté par les Indiens d'Amérique: l'eau de goudron; il l'applique lui-même avec succès et y trouve l'occasion d'un dernier grand ouvrage philosophique: Siris ou «Chaîne de réflexions et recherches philosophiques sur les vertus de l'eau de goudron et divers autres sujets connexes entre eux et naissant l'un de l'autre» (1735), où, en partant des propriétés du merveilleux remède, il s'élève à des considérations mystiques sur Dieu et ses rapports avec la nature, à la façon du néoplatonisme. En 1752, il se retire à Oxford où il meurt bientôt (14 janvier 1753).
Principe fondamental. Le système de Berkeley porte le nom d'IMMATÉRIALISME, parce que, poursuivant la marche logique de l'empirisme vers l'idéalisme, il nie la réalité de toute substance matérielle et ne retient plus que les esprits (l'âme et Dieu) sujets des idées. Cette négation de la matière qui fit scandale au XVIIIe siècle [°1152] était en germe dans la théorie de l'idée claire, prise comme l'unique objet de nos sciences. Descartes, considérant nos idées comme représentatives ou douées de valeur objective, leur assignait pour raison d'être l'existence des choses représentées; de la sorte, l'idée d'étendue supposait l'existence de la matière. L'intuition centrale de Berkeley est de donner pour raison d'être aux idées, non plus leur objet, mais le sujet qui les produit. Selon lui, «nos idées qui sont l'unique objet de nos sciences, s'expliquent pleinement par l'activité de l'esprit», soit de notre esprit, soit de l'Esprit souverain, Dieu: tel est le principe fondamental du système.
Mais pour lui donner son vrai sens, il faut le replacer dans l'atmosphère positiviste où il se déploie. Le point de départ est totalement empiriste, tout en aboutissant à un idéalisme radical; cependant, en expliquant l'idée par son sujet, cet idéalisme est corrigé par un réalisme spirituel qui trouve enfin un couronnement normal, sinon nécessaire, dans les spéculations néoplatoniciennes de la Siris.
A) Point de départ empirique.
§376bis). Berkeley, l'adversaire irréductible de la matière, n'est aucunement opposé à la connaissance sensible, ni même à l'expérience externe. Il adopte au contraire le point de départ de Locke et distingue d'abord trois sortes d'idées: 1) celles qui sont imprimées actuellement dans les sens; 2) celles qui proviennent des affections de l'esprit (réflexion); 3) les idées complexes obtenues par combinaison des précédentes; et il ramène toute la valeur de ces dernières à celle des simples. Bien plus, il travaille à corriger Locke dans le sens d'un empirisme plus rigoureux en excluant définitivement toute idée abstraite.
Locke, nous l'avons vu, conservait un certain conceptualisme; pour lui, l'esprit est actif dans la formation des universaux, qu'il définit: «des idées complexes formées par une collection schématisée d'idées simples, groupant les seuls caractères semblables trouvés en plusieurs individus et désignés par un même nom commun». Or une telle idée, pour Berkeley, n'est ni possible, ni utile.
Il est impossible d'abord de la construire, car si on cherche à en préciser la signification, on y découvre des attributs contradictoires; celle de triangle, par exemple, pour représenter à la fois des triangles scalènes et isocèles, devrait avoir trois angles et trois côtés à la fois égaux et inégaux: image manifestement impossible [°1153]. On est porté à en affirmer l'existence à cause des noms communs qui semblent l'exiger, en particulier dans les démonstrations générales, comme celles de la géométrie; mais c'est une illusion, car le plus souvent, on emploie les noms sans leur associer une signification déterminée, à la manière des lettres dans l'algèbre «qui toujours désignent des quantités particulières auxquelles on n'est pas obligé de penser pour bien raisonner» [°1154]. Si l'on veut aller au fond des choses, il faut considérer la pensée avant l'emploi du langage, comme celle «d'un solitaire qui, seul au monde et doué de capacités remarquables, connaîtrait sans les mots» [°1155], et l'on constate l'inexistence de toute idée abstraite.
Berkeley ne rejette pas, d'ailleurs, le nom commun ni même l'idée générale; mais l'abstraction, selon lui, est inutile pour les expliquer; car il suffit d'une image déterminée, prise comme représentation d'autres images semblables. On raisonnera, par exemple, sur le triangle en général en pensant à tel triangle qui, en fait, est scalène, mais sans «se préoccuper de la nature de ses angles ou de la relation particulière qui existe entre ses côtés». Ainsi, pour Berkeley, «penser n'est pas saisir une essence abstraite, réelle ou nominale, c'est passer d'une idée à une autre, grâce à la fonction de signe assumée par l'idée» [°1156]. Il n'y a donc pas d'idée abstraite, mais l'idée générale ou universelle n'est qu'une idée particulière, prise comme signe d'autres idées particulières; et à ce titre, désignée par un nom commun [°1157].
B) Idéalisme radical.
§377). «Nos idées constituent l'unique objet de nos sciences»: cette affirmation prend de plus en plus l'allure d'un axiome, depuis que Descartes et Locke ont posé de cette façon le problème de la connaissance. Mais Berkeley en conclut aussitôt et avec une égale évidence, selon lui, que pour les objets sensibles, toute leur réalité est d'être perçue; pour eux, «esse est percipi»: cette maison, cet arbre, ces oiseaux, toutes les richesses de la nature sont réelles quand nous les voyons ou que nous les percevons sensiblement; mais tout disparaît, si nous n'y pensons plus [°1158]; car il n'y a de réel que nos idées ou faits de conscience. Berkeley, par son réalisme spirituel, s'est préoccupé de rassurer le bon sens, en maintenant la différence entre les imaginations subjectives et les perceptions objectives du monde externe, mais sans jamais cesser d'argumenter contre la croyance en la matière.
Il commence par effacer toute distinction entre qualités premières et qualités secondes, ne donnant à toutes deux qu'une valeur idéale. C'est là, d'abord, une conséquence de la condamnation des idées abstraites. Si l'on cherche en effet à se former une idée à part d'une qualité première, par exemple, d'une étendue sans aucune couleur, d'un mouvement sans rapidité ni direction visible, etc., on retombe inévitablement dans les absurdités des idées abstraites. Ces qualités ne sont donc au fond qu'un nom commun pour désigner un objet concret [°1159] et déterminé: non pas la figure, mais telle figure, ce triangle, par exemple; et cette idée authentique, qu'elle soit simple ou composée, n'est en définitive qu'un fait de conscience, une sensation immédiate ou élaborée.
De plus, au point de vue de l'introspection, la perception de l'étendue, du mouvement et de la solidité, manifeste absolument les mêmes caractères que les autres perceptions. On y rencontre des illusions toutes semblables; ainsi, un objet qu'un homme «aura peine à apercevoir, paraîtra une énorme montagne à quelque animal extrêmement petit» [°1160] et «ce qui paraît dur à tel animal, paraîtra mou à tel autre, si ce dernier est beaucoup plus fort et a des membres vigoureux». La seule différence est que les qualités secondes, comme «la chaleur et le froid, les goûts et les odeurs nous affectent avec un peu plus de vivacité d'un sentiment agréable ou désagréable» [°1161]; mais toute sensation, qu'elle soit affective ou indifférente, reste également une sensation, c'est-à-dire un fait de conscience qui n'existe que dans l'âme.
Si on examine en particulier la vision, elle nous donne seulement, dit Berkeley, la sensation de la couleur et nullement celle de la distance, du volume ou de la figure. La distance, par exemple, n'est qu'une «ligne dirigée directement vers l'oeil» et «une ligne placée de la sorte ne peut certainement pas être perçue par la vue». Elle n'est donc «pas un sensible propre et immédiat de la vue» [°1162]. C'est au toucher qu'elle appartient en propre; et pour expliquer la «vision à distance» qui nous est si familière, il faut faire appel à l'association des idées opérée spontanément par l'exercice. Nous constatons que telle sensation de couleur exige toujours pour être saisie par le toucher, tel mouvement exercé pendant tel temps, comme étendre le bras ou faire trois pas; et «selon la constance et l'ordre de la nature», nous concluons désormais de la première à la seconde; c'est là tout ce qu'on appelle «voir à distance». Il en est de même pour la forme et le volume. Un aveugle-né qui, par hypothèse, retrouverait la vue, constaterait simplement l'existence «d'un nouvel ordre de sensations existant actuellement dans l'esprit» [°1163] à savoir, les sensations de couleurs dégagées des qualités premières.
Ces remarques pénétrantes de Berkeley ont suscité bien des recherches de psychologie expérimentale; elles ruinent sans nul doute le réalisme naïf, à la manière des épicuriens [§108], qui place tel quel hors de nous l'objet de nos perceptions. Il faut en effet distinguer l'intuition initiale du sens, acte analytique de sensation qui n'atteint qu'un objet brut et imprécis (une tache colorée, dans la vision); - et la perception, acte synthétique dont l'objet se détache avec netteté (par exemple, voir son père): en celle-ci, il faut faire une large place à l'éducation des sens et à l'association des idées. Mais si les couleurs ne sont pas vues à distance, Berkeley n'a pas le droit de conclure aussitôt qu'elles n'existent que dans l'esprit; car l'intuition initiale, sans rien préciser d'ailleurs, les saisit incontestablement comme en dehors de notre esprit et aussi, comme affectées d'une réelle étendue, au moins en surface. Et il en est de même pour les autres sensations; le toucher en particulier témoigne clairement de l'existence concrète [°1164] d'un «non-moi» ou d'un objet résistant placé hors de la conscience et doué d'étendue. Les psychologues modernes, avec W. James et Bergson, ont retrouvé cette vérité.
Si Berkeley ramène les qualités premières au rang des secondes, c'est pour conclure que les unes et les autres sont de simples faits de conscience; d'où l'inutilité de la matière. Contre celle-ci, il fait aussi valoir l'impossibilité de se former une idée précise d'un substratum ou soutien des accidents [°1165]. Enfin, pour lui donner le coup de grâce, il propose une double réduction à l'absurde:
a) Il y aurait contradiction, selon lui, à admettre l'existence objective d'une réalité corporelle quelconque: car si cet objet extérieur est perçu, il est une idée comme toute perception, c'est-à-dire un fait spirituel, subjectif; et s'il n'est pas perçu, aucune de nos idées ne peut le représenter, parce que seule une autre idée peut ressembler à une idée. Ce raisonnement vaut, non seulement contre toute substance corporelle, mais aussi contre toute propriété sensible extérieure sans distinguer entre qualités premières et qualités secondes.
b) D'une façon plus générale, il y a contradiction, selon lui, à affirmer qu'une réalité extérieure existe en soi sans être actuellement connue: car si nous affirmons qu'elle existe, c'est qu'elle est actuellement connue par nous; et si personne n'affirme rien d'une chose, c'est donc qu'elle n'est rien pour tout le monde, c'est-à-dire qu'elle est un pur néant. Donc, pour les objets de nos idées, exister c'est être perçu: pour eux, «esse est percipi».
L'idée, unique objet de nos sciences, est à la fois un fait de conscience ou phénomène subjectif immédiatement saisissable par l'introspection [°1166], et un objet déterminé, comme une couleur, une figure, ou, dans les idées complexes, un homme, un arbre. Berkeley ne distingue jamais ce double aspect, et si on lui objecte qu'il réduit les choses à des idées, il répond triomphalement qu'au contraire, il réduit les idées à des choses! Cette indissoluble union a pour résultat de rendre infaillible notre connaissance des «choses» ainsi comprises; car nous en avons l'intuition immédiate et elles sont totalement ce que nous en pensons, puisqu'elles ne sont rien d'autre que nos idées: le critère de l'«idée claire» s'applique ici sans difficulté. «Plus un homme arrive à connaître la connexion des idées, conclut Berkeley, plus on dit qu'il connaît la nature des choses» [°1167].
C) Réalisme spirituel.
§378). Cependant nos idées ne sont pas pleinement intelligibles par elles-mêmes, car elles se manifestent comme variables, multiples et surtout passives: une couleur ou un triangle, par exemple, est une image toute objective, incapable de rien produire; les idées s'associent, mais ne se causent pas mutuellement. Il faut donc pour les expliquer admettre une source, et cette source, comme nous le révèle l'intuition, est l'esprit qui les perçoit et les veut. «J'en fais tous les jours l'expérience, dit Berkeley; je perçois en effet des idées innombrables, et par un acte de volonté, je puis en former une multitude de très différentes» [°1168]. Cette intuition, comme celle du «Cogito» cartésien [§325, §327], saisit, à travers le phénomène passager de l'idée, la substance permanente et spirituelle de notre moi, naturellement incorruptible. Mais en maintenant cette substance, Berkeley se défend de lui donner le rôle de substratum dont il a montré l'inanité pour la matière. Un esprit, selon lui, est simplement un principe actif, doué d'intelligence et de volonté. L'intelligence désigne, comme c'était l'habitude depuis Descartes, la connaissance en générai, sensation et imagination, aussi bien que science et hautes spéculations sur Dieu et la morale. La volonté est la puissance d'agir, d'éveiller ou combiner des idées, de produire des mouvements, c'est-à-dire la série de sensations que l'on nomme «mouvement» [°1169]; et elle est douée de liberté, car, nous le constatons, c'est de notre plein gré que nous agissons. Telle est la substance spirituelle: elle est le principe explicateur des idées, parce qu'elle est capable de les recevoir passivement en les comprenant par son intelligence [°1170], et de les produire activement en les formant par sa volonté.
Cette conception, loin de justifier aux yeux du philosophe irlandais l'existence de la matière, lui fournit de nouveaux arguments contre elle. Elle ne pourrait en effet se justifier qu'au titre de cause productrice des sensations; or il n'y a pas d'action ou de production concevable en dehors de celle que nous expérimentons en nous, celle de l'âme produisant ses idées par sa volonté [°1171]. La matière qui n'a pas de volonté ne peut donc causer nos sensations, de même qu'elle ne peut en recevoir, parce qu'elle n'a pas d'intelligence. Bref, l'esprit est à la fois nécessaire et suffisant pour expliquer l'objet de nos sciences.
Cependant, notre âme seule ne rend pas compte de tout; car, parmi nos idées, nous découvrons deux séries opposées: les unes dépendent totalement de nous: ce sont les imaginations que nous formons et manions en pleine liberté; notre âme en est la raison d'être suffisante. Les autres que nous appelons sensations externes, se manifestent indépendantes de notre «moi»; nous les recevons passivement dans notre intelligence, et l'ordre de leur succession suit une loi propre qui s'impose à nous du dehors. Sur ce point, Berkeley veut satisfaire le bon sens et il y réussit sans peine. Pour lui, comme pour tous, il y a un monde externe irréductible aux idées de notre «fantaisie»; si on voit un arbre dans le jardin, il faut le dire hors de nous, et si un grand nombre d'hommes le voient, c'est, en un sens, le même objet qui est perçu par tous; et quand nous cessons d'y penser, il demeure, en un sens, hors de nous tel qu'il était auparavant. Mais c'est l'explication qui n'est pas celle de tout le monde.
Il reste démontré, en effet, que la matière n'est rien et que toute la réalité des choses sensibles est d'être perçues. Mais, puisque seul un esprit peut produire des idées, et que «mes sensations, dit Berkeley, ne dépendent pas de ma pensée, il doit y avoir quelqu'autre esprit dans lequel elles résident». Et cet esprit «qui perçoit constamment ce monde sensible et lui donne par là sa réalité extérieure (par rapport à nous) et sa permanence» [°1172], c'est Dieu; nous en saisissons l'existence par une inférence immédiate, à travers l'existence du monde sensible ou de nos sensations dont nous avons aussi l'intuition infailliblement certaine. En ce sens, Berkeley affirme avec force la réalité des corps, c'est-à-dire l'existence d'idées plus riches produites en nous par Dieu, et ainsi, distinctes des autres idées que nous créons à notre gré.
De plus, les caractères du monde sensible nous révèlent les attributs de Dieu et nous le font apparaître comme le vrai Dieu des chrétiens dans lequel «nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes» [°1173]. Car si les phénomènes nous révèlent dans leur cause un pouvoir illimité, c'est que Dieu est un Être actif et tout-puissant: il est l'Esprit souverain et infini. Si l'on ne peut assez admirer l'ordre, la régularité et l'appropriation à certaines fins de ces phénomènes, c'est que Dieu est «infiniment sage et prévoyant et bon au delà de toute expression» [°1174]. Si d'ailleurs il est cause de nos sensations dont certaines, comme la douleur, sont des imperfections, il n'en est pas affecté. «C'est un pur Esprit, dégagé de toutes ces sortes de liens naturels où notre esprit fini se trouve engagé. Il connaît tout, car c'est une perfection», mais d'une façon immuable, sans éprouver toutes nos variations sensibles [°1175]. Il ne faut pas craindre non plus qu'il soit l'auteur du mal, bien qu'il produise toute la réalité des choses en produisant nos idées; car le mal est dans le désordre des volontés libres résidant en nos âmes. Au contraire, la doctrine de l'immatérialisme, en montrant Dieu partout immédiatement présent, incitera à la piété et à l'observance des lois morales. Surtout, en niant la matière, elle résoudra d'un seul coup les problèmes insolubles soulevés à son sujet par les philosophes [°1176]; et en expliquant le monde sensible par Dieu, on fermera la bouche aux athées. Les sciences physiques elles-mêmes s'en trouvent affermies et ennoblies; car si l'objet de nos études n'est que la série des sensations ordonnées que Dieu produit en nous selon les lois qu'il s'est fixées, la nature devient comme un langage qui nous dévoile les secrets de la divine Sagesse. Et c'est en approfondissant ce dernier avantage, semble-t-il, que Berkeley nous introduit dans un nouvel aspect de son système.
D) Couronnement platonicien.
§378bis). Dans la dernière période de sa vie, Berkeley découvrit par l'étude d'ouvrages platoniciens un moyen plus efficace d'atteindre Dieu. Nos idées authentiques en effet, celles qui viennent de l'expérience sensible, ne nous disent rien de la nature divine: elles représentent les objets d'une façon toute passive, et Dieu est un Esprit essentiellement actif. D'autre part, un philosophe empiriste ne pouvait songer aux concepts intellectuels abstraits, ni aux raisonnements fondés sur eux pour construire, comme un saint Thomas, une théodicée «scientifique» [§267]. Il devait donc se contenter d'affirmer Dieu comme un Esprit, analogue à notre âme, sans pouvoir se former de sa nature une idée vraiment ressemblante.
Or, grâce aux purifications platoniciennes, l'Évêque de Cloyne espère s'élever à une intuition vraiment intellectuelle, supérieure à celle des idées sensibles et même à celle de notre moi, saisi comme une activité productrice d'idées: savoir à l'intuition des Idées archétypes qui constituent l'Esprit divin lui-même, source créatrice de ces merveilleuses chaînes de sensations qui à leur tour constituent le monde sensible et ses lois. Ces Idées, régulatrices de l'univers, n'ont rien de commun avec les idées abstraites définitivement condamnées; elles sont de vraies réalités, intellectuelles et incréées, principe à la fois de l'ordre des choses et de nos sciences les plus hautes. Mais «l'intellect humain le plus affiné, tendant ses forces à l'extrême, saisit tout au plus, de ces Idées divines, quelque lueur fugitive; car elles planent au-dessus de toutes choses corporelles, sensibles ou imaginaires» [°1177].
Pour expliquer l'influence créatrice des Idées divines dans le monde, Berkeley représente celui-ci comme un être animé dont Dieu lui-même est la vie, non par identité panthéiste, mais en ce sens que la nature est comme l'instrument immédiat dont Dieu se sert pour nous manifester ses idées, une sorte de théophanie où l'Esprit créateur prend une forme finie pour se proportionner à nos intelligences créées. Cette forme finie, comme l'exige la doctrine empiriste, est une réalité sensible, quoique invisible: c'est un feu très pur et très subtil, tout semblable à l'âme du monde des stoïciens [§99]. Étant comme imprégné de la divine Sagesse dont il est l'instrument, il pénètre toutes choses, constitue les diverses qualités ou idées sensibles et les relie en un vaste réseau parfaitement ordonné où chaque partie sympathise avec le tout et se met ainsi en équilibre avec les autres pour le plus grand bien de toutes. C'est précisément parce que l'eau de goudron possède avec plus d'abondance ce feu très pur qu'il est un merveilleux remède et devient à son tour un instrument de la Providence pour répandre le bien parmi les hommes [°1178].
En scrutant ces raisons d'être plus profondes, Berkeley reste fidèle à son immatérialisme. Cette nature et ce feu subtil n'ont d'autre réalité que d'être perçus par nos âmes; et comme ils sont une émanation de Dieu, ils nous le rendent intimement présent, tout en expliquant que ce monde sensible nous reste extérieur, doué de lois propres qui s'imposent également à tous. De la sorte, si notre esprit est une première condition explicative des idées et des choses, l'Esprit divin en est la dernière raison d'être, par ses Idées archétypes et le feu subtil où il s'exprime: explication qui dépasse de très haut l'horizon empirique, mais qui, sans découler nécessairement du principe initial de Berkeley, ne le contredit pas et en est un harmonieux couronnement.
Peut-être néanmoins, ce couronnement a-t-il moins de solidité que de beauté. Après avoir si fortement établi que tout le contenu de nos pensées est d'ordre sensible, il est arbitraire de nous doter d'une puissance intuitive capable de pénétrer les secrets de la Divinité [°1179]; car la raison humaine est abstractive et l'intuition qui lui convient ne dépasse pas les bornes modestes que lui assigne saint Thomas [§262 et §540].
À ce point de vue, Berkeley n'a pas tort de reconnaître comme Descartes une réelle intuition de notre moi comme substance pensante [°1180]. C'est à bon droit aussi qu'il exige pour nos sensations une cause extérieure; et même, l'origine qu'il leur assigne: Dieu Créateur, est une raison d'être incontestablement suffisante. Si l'on adopte la position du problème critique à la manière de Descartes et de Locke, il est difficile d'échapper à la dialectique pressante de l'immatérialisme; celui-ci a pour lui la logique en supprimant les corps comme inutiles. Mais c'est la position du problème qu'il faut redresser. Nous ne commençons pas par connaître nos propres pensées; la sensation, comme nous l'avons dit, nous livre d'abord son objet dans sa réalité concrète et transsubjective, c'est-à-dire hors de notre conscience, et l'on ne peut nier la valeur de cette intuition pleinement évidente, sans nier la possibilité de tout jugement vrai et de toute science. Il suffit ensuite de montrer, en résolvant convenablement le problème des universaux, que nos idées abstraites ont le même contenu [°1181] que nos intuitions sensibles, pour justifier pleinement la valeur objective de nos sciences humaines.
En cherchant une raison d'être à nos connaissances en dehors de la matière, Berkeley se flattait de nous mettre en présence de Dieu avec plus de force et d'évidence que par toute autre voie; et c'est avec raison qu'il voyait Dieu dans cette direction. Ses réflexions sont comme un reflet des théories de la métaphysique réaliste telle que la défend saint Thomas [§260], sur la vérité ontologique. Rien de réel en effet ne peut exister en soi sans être intelligible, et donc, sans être pensé, et cela, actuellement, au moins par l'Intelligence créatrice de Dieu: pour celle-ci, la théorie cartésienne de l'idée claire s'applique a plein: il y a correspondance parfaite entre idée et réalité, tellement que, pour l'objet, exister c'est précisément être pensé. Mais, suivant les réalistes, cette pensée créatrice a posé dans l'être, des choses réelles dont nous constatons l'existence par intuition sensible et que nos sciences abstractives atteignent vraiment [°1182]. L'immatérialisme, comme toute erreur, ne pèche pas dans ce qu'il affirme, mais dans ce qu'il nie. Dieu est nécessaire comme cause première pour expliquer chacune de nos sensations et chacun des objets ou phénomènes sensibles que nous percevons, et il est en définitive la pleine raison d'être de la stabilité et de l'ordre de la nature. Mais la cause première ne supprime pas les causes secondes; au lieu de tout expliquer par Dieu [°1183], nos sciences doivent se porter d'abord vers les créatures pour s'élever ensuite au Créateur.
On peut d'ailleurs contester la valeur de cette ascension, dans la doctrine de Berkeley; car, pour celui-ci, le principe de causalité n'est pas sans équivoque. D'une part, s'il s'agit du monde sensible, les phénomènes n'agissent pas les uns sur les autres; le feu, par exemple, ne produit pas la brûlure; selon l'empirisme idéaliste, nous constatons seulement deus idées qui se suivent et nous pouvons découvrir les lois de succession de ces idées (ou phénomènes), reflet des lois de la Sagesse divine: la notion de cause n'a pas d'autre sens. - Mais, d'autre part, s'il s'agit de l'âme et de Dieu, la cause productrice des idées est une substance et même un Esprit infini qui les crée efficacement, ce qui donne un sens tout différent au principe de causalité. Ce dernier sens est de soi très légitime, comme le montre le réalisme modéré; mais il n'était guère compatible avec l'empirisme absolu adopté par l'Évêque de Cloyne: c'est ce que Hume va bientôt mettre en lumière.
CONCLUSION. - Berkeley nous présente une curieuse synthèse d'empirisme et de spiritualisme, de positivisme et d'idéalisme, de goût pour le sensible et d'aversion pour la matière. Mais ce qu'il rejette sous le nom de matière, ce ne sont pas les corps, mais le substratum inconnaissable dont parle Locke, comme constituant l'essence des réalités sensibles dont les phénomènes ne seraient que l'enveloppe. «Tous deux, dit Philonoüs à Hylas, nous nous accordons sur ce point que nous ne percevons que des formes sensibles, mais il y a divergence entre nous en ce que vous ne les regardez que comme des apparences vides, moi au contraire comme des êtres réels. Vous ne croyez pas à vos sens, moi, j'y crois» [°1184]. C'est là un des caractères les plus profonds de la philosophie anglaise: l'estime des faits et de l'expérience. Il n'en est que plus curieux de le voir allié avec un élan irrésistible vers les réalités spirituelles et vers Dieu, qui pénètre toutes les théories en immatérialisme un peu comme en augustinisme. Il faut l'expliquer sans nul doute par les sentiments profondément religieux du clergyman et de l'évêque anglican, préoccupé de garantir le peuple chrétien contre les dangers de l'athéisme et de l'immoralité débordante du XVIIIe siècle. Mais on peut y voir aussi une sorte d'affinité psychologique entre le goût de l'intuition sensible et celui de l'intuition intellectuelle, en sorte que Berkeley, en s'exerçant à pénétrer le phénomène concret, considéré par lui comme vraie réalité, apprit aussi à pénétrer la substance spirituelle non moins concrète de son âme, et enfin la réalité toute spirituelle de Dieu.
Malgré tout, cependant, c'est l'empirisme et le goût du sensible qui domine dans le système de l'immatérialisme: il est la partie la plus solidement élaborée et qui eut le plus d'influence sur le mouvement des idées. Grâce au contre-poids du spiritualisme, Berkeley ne détruisit qu'à moitié le réalisme de Locke; mais son empirisme idéaliste va permettre à son successeur d'achever son oeuvre critique. Déjà, en France, un philosophe, lui aussi disciple de Locke, en s'en tenant servilement à l'empirisme, préparait la ruine de la substance spirituelle.
§379). Abbé de Mureaux, mais sans avoir jamais exercé les fonctions sacerdotales, Condillac fut précepteur, à Parme, du petit-fils de Louis XV, et il composa pour lui tout un cours d'Études: une grammaire, un Art d'écrire, un Art de raisonner, un Art de penser. Il est surtout célèbre par son «Traité des sensations» où il développe la doctrine de son «Essai sur l'Origine des connaissances humaines». Il a aussi écrit un Traité des systèmes, où il critique Descartes, Malebranche, Leibniz et Spinoza, un Traité des animaux, et une Logique (1781), résumé de sa doctrine. Ami de J.-J. Rousseau, des Encyclopédistes et surtout lecteur assidu de Locke, il fut le plus remarquable des «philosophes» du XVIIIe siècle.
Le condillacisme n'est que l'empirisme [°1185] de Locke, simplifié par la suppression de la deuxième source des idées: la réflexion. Désormais toutes nos idées viennent uniquement de l'expérience, c'est-à-dire de la sensation extérieure.
D'abord, grâce à l'éducation des sens, l'esprit s'exerce à l'attention, qui est une sensation interne et concentrée sur un objet de façon à le percevoir parfaitement. Puis, grâce à la mémoire et à l'imagination, l'esprit compare attentivement entre elles plusieurs sensations, et peut former de nouvelles idées: cette comparaison s'appelle la «réflexion» qui n'est donc pas une source spéciale d'idées, mais un premier travail d'élaboration. Par ce moyen, l'esprit construit des «idées abstraites», c'est-à-dire des «images partielles» qui, en exprimant la partie semblable de plusieurs choses, en devient pour ainsi dire la collection; et pour se servir commodément de ces précieuses «idées simplifiées», on leur annexe un nom commun, ou «dénomination générale» qui est toute la réalité de nos abstractions. Enfin, en percevant par le jugement les rapports entre ces sensations générales, et en ordonnant par raisonnement divers jugements, l'esprit construit les sciences, de sorte que la science n'est qu'une langue bien faite, et que «toutes les opérations de l'esprit ne sont que des sensations transformées».
C'est pour illustrer cette origine sensible de nos idées que Condillac imagine dans son «Traité des sensations» l'hypothèse de la statue, acquérant l'un après l'autre l'usage des sens. Il explique alors, avec Berkeley, que l'idée d'extension, absente de la vision, est obtenue par le tact, bien que sur ce point sa pensée ait varié.
Cependant, malgré cet empirisme absolu qui devrait le conduire aux négations du positivisme, Condillac admet encore une âme spirituelle, capable en droit de penser par elle-même, mais en fait, n'ayant actuellement d'autre rôle que celui d'organiser ses sensations [°1186]. En prenant «idée» au sens cartésien de fait de conscience indifféremment spirituel ou sensible, cette conception n'est pas incompréhensible; elle n'est pas très logique cependant, comme va le montrer l'impitoyable critique de Hume.
b83) Bibliographie spéciale (Hume)
§380). David Hume est né à Edimbourg (Ecosse), d'une famille aisée, en sorte qu'il fut toujours libre des soucis matériels. Après ses études de droit, il essaya du commerce, mais peu de temps, car il ambitionna dès sa jeunesse de se faire un nom en littérature et surtout en philosophie, où il constatait, comme Descartes, que tous ses prédécesseurs n'avaient encore rien trouvé de certain. S'étant retiré en France, il y composa son premier ouvrage: Traité de la nature humaine (A Treatise of human nature, being an attempt to introduce the experimental method of reasoning into moral subjects) [°1187]. Cette oeuvre où il exposait son système sceptique avec pleine franchise, n'eut qu'un médiocre succès; aussi, à partir de 1741, publie-t-il une série d'Essais, de morale, politique et littérature, d'allure plus modérée et plus littéraire; il s'y montrait l'émule d'A. Smith en science économique et il conquit les faveurs du public. Il reprit alors sous cette forme plus goûtée, les idées de son Treatise, en publiant son Essai philosophique sur l'entendement humain (1748) [°1188]. Il avait écrit, probablement vers 1749, des Dialogues on natural Religion qui ne furent publiés qu'après sa mort, en 1779.
Devenu conservateur de la bibliothèque des avocats à Édimbourg, il s'occupa d'histoire et publia une Histoire de la Grande Bretagne (1754-59) et une Histoire naturelle de la religion (1757). Peu après, il accompagnait à Paris, comme secrétaire, Lord Hertford, ambassadeur d'Angleterre (1764-66). Déjà célèbre, il fut fort bien accueilli par la haute société où par sa simplicité il fut l'homme à la mode; il entra en relation avec les «penseurs» du temps, Helvétius, Montesquieu, etc.; en rentrant en Angleterre, il emmena même J.-J. Rousseau expulsé de Suisse et lui offrit un refuge dans ses propriétés de Wootton, où d'ailleurs l'exilé ne resta pas longtemps [§448]. Il fut sous-secrétaire d'État pour l'Écosse (1767-69), puis il se retira à Édimbourg. «D'un énorme embonpoint, il se flattait de ses connaissances et de son art culinaire. Il conserva sa sérénité jusqu'au bout, malgré une longue maladie. Il mourut le 25 août 1776» [°1189].
Hume reprend à son compte le double problème qui faisait le fond de la doctrine de Locke: le problème psychologique de l'origine et de la classification des idées; et le problème critique de leur valeur; et pour le résoudre, il reste fidèle aux deux théories de ses devanciers: l'empirisme et la méthode de l'idée claire. Mais il n'a plus, comme Locke et Berkeley, de préoccupations étrangères à la science pour faire dévier ses réflexions. Si les conséquences pratiques de ses doctrines semblent désastreuses pour la vie, il ne s'en émeut pas: il compte sur l'instinct pour les corriger. «Quand une opinion, dit-il, mène à des absurdités, elle est certainement fausse; mais il n'est pas certain qu'une opinion soit fausse, de ce qu'elle est de dangereuse conséquence». Pour lui, les recherches métaphysiques n'ont point à se justifier par leur utilité ni par leur agrément; elles sont comme le sport d'un esprit vigoureux [°1190]. Son unique but est de conquérir la gloire parmi les philosophes, comme Newton parmi les astronomes, en expliquant scientifiquement la vie de notre conscience, comme Newton avait expliqué les mouvements des astres. Cette disposition d'esprit lui permit de conduire logiquement à ses dernières conséquences l'empirisme radical, soumis à la règle critique de l'idée claire. Or, pour lui, la grande loi de notre vie psychologique est l'association et l'on peut énoncer ainsi le principe directeur de sa solution:
En partant de nos idées simples dont l'objet est infailliblement vrai, toutes nos constructions intellectuelles et scientifiques s'expliquent par les lois d'habitude et d'association psychologique.
Pour réaliser ce dessein, Hume, après avoir classé les connaissances et expliqué l'origine des idées abstraites, critique à fond la valeur de nos sciences et celle en particulier du principe de causalité. Il aboutit ainsi au phénoménisme absolu où se rejoignent les deux courants, d'idéalisme et de positivisme, issus de Descartes.
A) Classification.
§381). Hume accepte donc, comme donnée de ses réflexions, le seul monde de la conscience; il suppose lui aussi comme évident, que l'objet d'abord connu par nous n'est jamais le réel externe, mais uniquement le «fait de conscience» le «phénomène» ou modification subjective; c'est ce qu'il appelle en général, la perception.
Or «toutes les perceptions de l'esprit humain, dit-il, se résolvent en deux genres distincts que j'appellerai impressions et idées. La différence entre ces deux genres consiste dans le degré de force et de vivacité avec lesquels ils frappent l'esprit et pénètrent dans notre pensée ou conscience. Ces perceptions qui entrent avec le plus de force et de violence, nous pouvons les nommer impressions; et sous ce nom, je comprend toutes nos sensations, passions et émotions, considérées lorsqu'elles font leur première apparition dans l'âme. Par idées, j'entends les faibles images que laissent les impressions dans la pensée et le raisonnement» [°1191]. Ainsi donc,
a) L'impression est la perception caractérisée par l'intensité, la force et la vivacité;
b) L'idée est la perception faible, «pâlie» et moins vive.
De plus, en chacune de ces deux classes, l'analyse aboutit à des éléments simples qui servent à construire, soit des impressions, soit surtout des idées complexes; par exemple, l'idée d'une pomme s'obtient en combinant telle forme, couleur, goût, dureté, etc.; de même, on aura l'impression complexe de la pomme, si, en la touchant, on la regarde et on la goûte.
Or, non seulement les impressions complexes se résolvent en simples, mais on constate qu'à toute idée simple correspond toujours une impression simple dont l'idée est l'affaiblissement [°1192], et par conséquent tout le contenu de notre vie mentale a son origine dans les impressions simples. Mais celles-ci se réduisent toujours à des objets d'expérience sensible. Nous les recevons passivement d'une cause externe dont nous ignorons la nature [°1193], et elles suffisent pour expliquer toutes les combinaisons suivantes [°1194]. Ainsi est établi le principe empiriste: toutes nos perceptions n'ont d'autre origine que l'expérience sensible.
Cette classification s'inspire évidemment de celle de Locke; et pour s'y conformer tout à fait, Hume distingue encore deux sortes d'impressions: les unes viennent de la sensation, les autres de la réflexion. «Une impression, dit-il, frappe d'abord les sens et nous fait percevoir le chaud et le froid, la soif ou la faim, un plaisir ou une peine d'un genre quelconque. De cette impression, une copie est prise par l'esprit...: c'est l'idée. Cette idée de plaisir ou de peine, lorsqu'elle retourne à l'âme, produit de nouvelles impressions de désir et d'aversion, d'espérance et de crainte qui peuvent proprement être appelées impressions de la réflexion, parce qu'elles en dérivent» [°1195]. Ainsi, les impressions de réflexion sont d'ordre subjectif et affectif, comme les désirs ou les passions, et elles sont dérivées d'idées réviviscentes. Les impressions de sensation sont d'ordre objectif et spéculatif et elles sont primitives et originales [°1196]. Toutes nos connaissances dérivent donc de ces impressions de sensation; elles constituent un «donné», dernier résidu de l'analyse et principe premier au delà duquel il n'y a plus rien à chercher.
Bref, ce que Descartes appelait «pensée», Locke et Berkeley «idée», Hume l'appelle «perception», et c'est, en termes plus clairs, tout fait de conscience sous son double aspect, subjectif et représentatif d'un objet. C'est à ce deuxième point de vue qu'il se nomme spécialement idée; mais, toute idée claire représente, pour Descartes, une substance réelle d'une façon pleinement scientifique; pour Locke, d'une façon purement hypothétique; pour Berkeley, dans le seul cas des esprits; et pour Hume, l'idée ne représente plus qu'un autre fait de conscience, une impression primitive. Le problème critique est ainsi devenu tout immanent: l'idéalisme a remplacé le réalisme. Toute la question pour Hume est d'expliquer comment nos sciences, si riches et si complexes, se rattachent aux impressions primitives qui en forment le fondement solide et la source de vérité. Il le fait sans se départir du pur empirisme et en approfondissant le mécanisme psychologique qui conduit, selon lui, par la mémoire et l'imagination, à travers les idées abstraites, jusqu'aux plus hautes spéculations.
En effet, les combinaisons de sensations et surtout d'idées ne se font pas au hasard, mais selon la grande loi d'association. Hume en reconnaît trois formes principales: la ressemblance; la contiguïté spatiale ou temporelle; le rapport entre cause et effet; et il la considère comme le grand principe d'explication. «Voici, dit-il, une sorte d'attraction qui, on le verra, produit dans le monde mental d'aussi extraordinaires effets que dans le naturel, et se manifeste sous des formes aussi nombreuses et aussi variées» [°1197].
Cette loi aide d'abord à distinguer mémoire et imagination. Car les impressions, en se conservant dans l'esprit, donnent naissance à deux sortes d'idées: les unes sont complètement appauvries et affaiblies et comme détachées du réel; ce sont les images proprement dites; - les autres sont intermédiaires entre les sensations et les images: moins vives que les premières, elles sont plus fortes que les secondes, et par conséquent plus précises, moins variables, plus solides: ce sont les souvenirs. Or, la loi d'association peut rendre compte de ces caractéristiques des souvenirs; la mémoire en effet reproduit des groupes d'idées semblables aux impressions complexes venues du dehors, et l'association qui avait cimenté ces dernières fait la plus grande cohérence des souvenirs. Le propre de l'imagination au contraire est de dissocier ces groupes en libérant chaque idée simple qui les constitue; elle devient ainsi un précieux moyen d'analyse. D'ailleurs, la loi d'association règle aussi le mouvement des idées, mais indépendamment des impressions. Elle explique surtout la formation des idées abstraites.
B) L'abstraction.
§382). L'existence en nous d'idées universelles est un fait de conscience indéniable; mais Hume, en empiriste conséquent, ramène tout le contenu de ces idées à une image sensible incomplète, désignant en réalité un seul individu. Comment alors expliquer l'usage universel que nous faisons de cette représentation concrète, en lui accolant un nom commun capable de désigner un nombre indéfini d'individus semblables?
Il faut recourir à l'habitude, source d'une loi d'association.
Lorsque nous avons constaté par de nombreuses expériences qu'une image concrète, convenablement préparée, par exemple celle qui désigne tel homme, peut servir à désigner un individu distinct mais semblable, pour plus de commodité nous désignons l'image par un mot, auquel nous prenons l'habitude d'associer l'un quelconque des individus semblables.
Cette habitude une fois enracinée possède une double propriété: a) Elle devient une tendance évocatrice, telle que, d'une part, le nom commun s'applique à l'un quelconque des individus, prêt à passer de là à tous ceux que l'expérience a précédemment associés; mais, d'autre part, il ne suscite pas toujours dans la conscience claire toute la série des individus déjà expérimentés, mais, selon le besoin ou la volonté de chacun, il se restreint à un groupe, laissant les autres à l'état potentiel.
b) Elle revêt une force spontanée d'adaptation qui lui permet d'éliminer ce qui la contrarie et de s'agréger ce qui lui convient. Cette force s'exerce d'abord quant au contenu de l'idée [°1198]: «Je suppose, dit Hume, que le mot triangle évoque en moi l'idée particulière d'un triangle équilatéral, et que, là-dessus, je prononce étourdiment que tout triangle a les trois angles égaux entre eux; aussitôt, sous le choc de cet élément étranger qu'elle refuse, la tendance évocatrice liée au mot triangle va me présenter l'idée d'un triangle rectangle ou d'un triangle scalène quelconque. À ce moment m'apparaîtra intuitivement une contradiction entre la notion générale de triangle et le caractère restrictif de n'avoir que des angles égaux entre eux» [°1199]. Cette même force permet aussi à l'idée d'embrasser tous les individus du groupe [°1200], même ceux que l'expérience n'avait pas atteints jusque là. Hume remarque que souvent nous employons une idée pour désigner la totalité des individus, en disant par exemple: «Tout homme est vivant», bien qu'il soit impossible de la vérifier en tous les individus. Dans ce cas, explique-t-il, nous prenons un chemin abrégé: nous choisissons un certain nombre d'expériences capables de délimiter le champ d'application d'un même nom; nous prenons, par exemple, pour l'idée d'homme, des individus de diverses races et de divers âges; et pour les autres, nous nous en remettons à l'habitude psychologique et à sa force instinctive d'adaptation; et «nous voyons, ajoute Hume, peu d'inconvénients s'ensuivre en nos raisonnements, du fait d'abréger ainsi» [°1201].
Cette double propriété, travaillant dans l'inconscient, est peut-être mystérieuse, mais elle s'impose comme un fait d'expérience, et l'on peut expliquer ainsi par la seule sensation l'idée générale, dite abstraite.
L'essentiel de cette théorie se retrouvera au XIXe siècle dans le nominalisme de Stuart Mill et de Taine [§486 et §497]. Son mérite est d'analyser assez exactement l'exercice même de l'abstraction intellectuelle; mais elle reste impuissante à expliquer ce fait de conscience évident qui déborde le sensible. On constate en effet que la nature abstraite, non seulement possède cette puissance extraordinaire de s'étendre à une infinité de cas, futurs comme passés, (ce qui déjà est inexplicable par une simple habitude psychologique), mais qu'elle acquiert parfois cette puissance par un seul acte: par exemple, en établissant une définition géométrique; de plus, on le constate aussi, elle possède une exigence de pleine intelligibilité qui la rend nécessairement ce qu'elle est, même indépendamment de toute expérience (principe d'identité), et qui, en se combinant avec le fait contingent d'expérience, où cette nature se réalise évidemment [°1202], oblige à remonter à l'existence réelle de l'Être Parfait et Infini (principe de causalité).
C'est le défaut essentiel de tout empirisme positiviste, de négliger une expérience qui s'impose avec la même force que toutes les expériences sensibles: l'existence de l'idée intellectuelle spirituelle, ou le fait psychologique de la connaissance d'une nature, saisie très clairement sous l'aspect transcendant d'être, et par là, source d'une métaphysique réaliste pleinement justifiée en critique. Aussi retrouve-t-on, dans la mystérieuse habitude évocatrice de Hume, une transposition des propriétés de l'être, objet formel de notre intelligence, formant pour ainsi dire l'étoffe de nos concepts.
C) Critique des sciences.
§383). Les idées générales ainsi expliquées par le pur empirisme, Hume en constate le rôle primordial dans nos sciences qu'elles constituent en s'assemblant selon les règles de la logique. Or, en vertu de la méthode analytique inspirée de la théorie cartésienne de l'idée claire, on ne peut reconnaître une valeur d'infaillible vérité qu'aux idées simples, objets d'intuition immédiate, et aux groupes formés par une chaîne d'intuitions, c'est-à-dire parfaitement décomposables en idées simples.
Mais les rapports entre idées usités dans nos sciences réalisent-ils ce cas privilégié? Pour le déterminer, Hume en a fait le recensement: ils sont au nombre de sept, formant deux groupes: la ressemblance, la contrariété, le degré qualitatif, la proportion quantitative ou numérique (premier groupe); puis les relations d'espace et de temps, l'identité ou permanence substantielle, et la causalité (deuxième groupe). Le premier groupe n'offre guère de difficulté. Ces sortes de relations ne se distinguent pas des idées elles-mêmes: elles n'en sont pour ainsi dire qu'un aspect; c'est pourquoi «elles se découvrent à première vue et relèvent plus proprement du domaine de l'intuition que de celui de la démonstration» [°1199]. Par exemple, l'intuition visuelle ne saisit pas seulement les couleurs à part, le blanc, puis le rouge, etc.; mais aussi leur différence ou leur opposition; ou encore la ressemblance de deux corps également rouges. Ces rapports offrent donc un fondement solide aux sciences.
Cependant, la relation de proportion quantitative demande une précision. Dans une certaine mesure, elle est bien objet d'intuition; ainsi, on saisira immédiatement quatre boules comme le double de deux. Mais grâce à l'idée d'unité répétée, on étend ces relations au delà de toute constatation possible, dans les sciences mathématiques. Celles-ci sont-elles valables? Hume distingue:
Seules les sciences exactes, arithmétique et algèbre, jouissent d'une évidence absolue, parce que la notion d'unité invariable et uniforme permet d'accomplir des substitutions parfaites de grandeurs, ayant la même valeur que l'intuition expérimentale: ce sont des sciences parfaitement analytiques.
La géométrie se rapproche de cet idéal, mais les unités spatiales (lignes, surfaces, etc.) qu'on y emploie, n'ont pas expérimentalement la même fixité: elles ne sont qu'approchées et les conclusions qu'on en déduit ne sont que très probables.
Les rapports du second groupe, de leur côté, sont spéculativement plus importants, car ils sont d'un usage constant dans la plupart des sciences. Or, un examen attentif montre qu'ils se fondent tous sur celui de causalité.
Considérons en effet les relations spatiales et temporelles qui constituent, avec les rapports numériques, l'objet des sciences physiques. L'idée d'espace apparaît à l'analyse comme une dérivation de celle d'étendue qui, elle-même, est formée de perceptions simples visuelles et tactiles. Nous voyons une série de points colorés; nous touchons une série de points solides; et cette série d'impressions [°1203] simples et indivisibles ne peut aucunement constituer l'idée d'étendue, divisible à l'infini. On obtient cette idée et celle d'espace vide, en poursuivant l'expérience. Nous constatons en effet que la série de nos sensations tactiles ou visuelles s'accompagnent de sensations de mouvements dans le bras, la main, les muscles moteurs de l'oeil, etc. Ces sensations musculaires restent identiques, quels que soient les objets constituant la série; et même si l'on supprime les intermédiaires, le passage du premier objet au dernier exige les mêmes sensations. Or, c'est là tout le contenu de l'idée d'espace: une impression musculaire déterminée avec une série d'impressions tactiles ou visuelles possibles. Nous construisons d'une façon parallèle l'idée de temps en partant d'une série d'instants, c'est-à-dire d'impressions de points colorés ou résistants, non plus stables mais successifs ou mouvants. En supposant hors de nous l'origine de ces impressions et en étendant indéfiniment par l'imagination son champ possible d'action, nous obtenons les idées d'espace et de temps absolu, à la manière de Newton.
Bref, il n'y a de valable en ces relations qu'une série d'impressions visuelles et tactiles disposées en ordre et soutenue par une impression musculaire permanente; par abstraction, nous appelons espace ou temps la cause présumée objective, capable d'expliquer en nous le retour de semblables impressions.
Cette critique était efficace contre les conceptions newtoniennes. L'espace en effet, selon la doctrine d'Aristote et de saint Thomas [PDP, §288], n'a d'autre réalité, que celle d'une relation de distance entre deux corps. Si l'on supprime tout corps capable de fonder la réalité de cette relation, il ne reste qu'un espace purement imaginaire, simple être de raison, et tel est bien l'espace vide absolu dont parlait Newton. De même, le temps absolu, conçu comme réceptacle extérieur des mouvements, n'est plus qu'un être de raison, car toute sa réalité est celle du mouvement. Pris comme mesure de durée, il suppose l'action de la mémoire qui retient devant elle un mouvement total pour y découper une unité (jour, heure, etc.), capable de se répéter indéfiniment. Le temps, dit Aristote, est formellement dans l'âme et n'est que fondamentalement dans les choses. C'est précisément ce fondement, de la relation d'espace ou de la mesure temporelle, qui en est vraiment, comme le veut Hume, l'origine ou la cause objective. Notons seulement que l'analyse thomiste reconnaît à ces idées un contenu intellectuel, et non purement sensible; elles ont donc leur valeur scientifique, mais selon les règles critiques du réalisme modéré.
Enfin, comme nous le montrerons [§384bis], l'idée de substance ou de rapport d'identité permanente, et celle d'existence extérieure à nous se fondent également sur la relation de causalité; d'où la nécessité d'en poursuivre à fond la critique.
D) Critique de la causalité.
§384). D'abord, c'est au moyen du principe de causalité que les philosophes se flattent d'atteindre des objets dépassant l'expérience; ainsi Locke et Berkeley s'élevaient grâce à lui à l'existence de Dieu, fondement de la religion et de la morale. Hume, au nom de l'empirisme, commence par réduire à néant ces prétentions. Comment justifier en effet ce principe: «Tout ce qui commence a une cause»? Il n'est évident, ni par intuition, ni par démonstration. L'intuition sensible ne constate nullement la connexion nécessaire entre deux faits, mais seulement leur succession; on perçoit, par exemple, l'impression visuelle de flamme, puis l'impression tactile de brûlure; mais le lien causal échappe totalement au sens. À son tour, la démonstration rationnelle, conduite selon la méthode de l'idée claire, est impuissante; car en cherchant toutes les idées simples constitutives d'un effet, on n'y trouve pas celle de la cause, ni dans la cause, celle de l'effet. «Il nous est aisé, dit Hume, de concevoir un objet quelconque comme inexistant en ce moment, et comme existant à l'instant d'après sans y joindre l'idée distincte d'une cause ou d'un principe productif» [°1204]; et par conséquent, il est impossible de démontrer à priori, par la simple analyse des idées, la nécessité d'une cause pour expliquer ce qui devient [°1205]. Cette relation, conclut Hume, par laquelle, de l'existence d'un effet nous inférons l'existence d'une cause distincte, ou par laquelle la présence d'une même cause nous fait admettre l'existence nécessaire d'un même effet, n'a aucune valeur spéculative, parce qu'elle dépasse l'expérience, source unique d'infaillible vérité. Il ne s'agit pas cependant de la proscrire, mais d'en délimiter la portée valable en expliquant son origine.
Or l'analyse psychologique découvre dans le rapport de causalité tel que nous l'employons, un triple élément: a) Il y a d'abord deux faits d'expérience successifs intuitivement connus par une impression actuelle ou du moins reproduit par le souvenir; ce sera par exemple, le mouvement d'une bille de billard, suivi, après contact, par le mouvement d'une autre bille. b) Puis on constate, quand les mêmes expériences se répètent, la formation d'une habitude d'association qui rend la succession constante et pratiquement nécessaire, de sorte que la vue ou le souvenir de l'un des faits évoque invariablement l'attente de l'autre, même dans le futur; quand nous voyons le joueur lancer la première bille, nous sommes sûrs, que, si elle rencontre la seconde, celle-ci partira à son tour. c) Enfin, nous considérons ce deuxième fait ainsi attendu ou «conclu», non seulement comme une idée, mais comme une existence réelle et indépendante, grâce à un transfert d'assentiment ou de croyance. C'est par ce dernier élément que le rapport de causalité se distingue clairement de toute autre association d'idées, même renforcée par l'habitude et devient, non seulement une succession constante, mais un lien nécessaire en vertu duquel un objet réel en produit un autre. Reste donc à déterminer la valeur de la croyance pour savoir ce que vaut la causalité.
La croyance selon Hume, n'est rien d'autre que l'assentiment donné à l'existence de l'objet d'une perception. Cet assentiment ou jugement d'existence s'attache à certaines idées qui se distinguent ainsi des fictions de l'imagination; et il accompagne toujours nos impressions de sensation. Mais, selon le principe de l'empirisme, nous n'avons pas le droit d'admettre comme réel autre chose que la perception elle-même; nous n'avons pas la certitude infaillible (justifiée par la réflexion critique) de l'existence d'une réalité distincte du fait de conscience: «L'idée d'existence, dit Hume, ne fait qu'un avec ce que nous concevons comme existant. Réfléchir à quelque chose tout simplement, et y réfléchir comme à quelque chose d'existant, ne sont pas deux choses différentes l'une de l'autre» [°1206]. Si donc nous admettons par la croyance une double existence, celle de nos idées ou impression, puis celle des objets extérieurs, cette dernière n'est qu'une hypothèse incontrôlable. Mais la croyance n'a pas besoin de cette hypothèse pour s'expliquer: elle est engendrée par le degré spécialement élevé de vivacité dont jouit une perception; «incrédules et croyants ont dans l'esprit les mêmes idées; mais chez le croyant, ces idées ont plus de force, de vivacité, de solidité, de fermeté, de stabilité» [°1207]. C'est pourquoi, il est normal que toute impression s'accompagne de croyance.
Or l'impression a cette propriété de communiquer aux idées qui sont en connexion avec elle, quelque chose de sa vigueur et de sa vivacité; de là vient, par exemple, que les cérémonies religieuses, par les impressions qu'elles donnent, renforcent la croyance des fidèles. Mais précisément, la causalité établit entre impression et idée la connexion la plus étroite; aussi, grâce à cette association très forte, la croyance qui détermine la «réalité» de l'un des deux faits est transportée spontanément sur l'autre; c'est pourquoi, d'un effet réel on conclut à une cause réelle, et d'une cause réelle on attend toujours un effet réel.
En conséquence, toute la nécessité du principe de causalité se ramène à la stabilité d'une habitude psychologique, souvent renforcée par l'hérédité, mais qui, sans absurdité, pourrait changer. Cette habitude justifie, selon Hume, l'usage de la notion de cause dans la vie courante, mais non dans les sciences. Ce qui reste spéculativement indubitable et définitivement vrai, c'est uniquement le fait de conscience, le phénomène subjectif pris, soit en lui-même, soit comme élément de divers groupes. Tout effort pour dépasser cet objet est condamné devant la réflexion critique; il n'a aucune garantie de vérité.
E) Applications. Scepticisme et phénoménisme.
§384bis). Il est aisé de prévoir ce que deviendront à la lumière de cette critique impitoyable, les idées chères au bon sens: celle de substance, dans les choses externes ou notre moi; celles de l'âme immortelle et de Dieu; celle enfin de la morale.
1) La substance. Cette notion est une des plus usitées en philosophie, mais des plus contestables en doctrine empiriste. Poursuivant la critique de Locke et de Berkeley, Hume en consomme la ruine. On ne peut, dit-il, la définir avec les scolastiques: ce qui peut exister par soi, car cette définition convient à toute perception claire et distincte, c'est-à-dire à ce qu'on appelle phénomène ou accident. Pour parler de substance, il faut un groupe de propriétés suffisamment stable et permanent à travers le temps. Nous admettons en effet ces objets permanents, soit hors de nous, soit en nous.
Que savons-nous d'abord du monde externe? Au sens propre, il nous est impossible d'atteindre autre chose que nos impressions actuelles et leur groupement; par exemple, telle couleur avec telle forme, tel goût, telle odeur constitue une orange. Ces impressions sont passagères; mais l'expérience nous apprend que les mêmes groupes peuvent parfois se reproduire souvent et facilement: si nous ne percevons pas continuellement une orange, nous la revoyons périodiquement sur la table au dessert. De là naît une association d'idées renforcée par l'habitude; et suivant la pente naturelle de notre esprit, nous cherchons à nous expliquer ce fait par une cause. La substance est cette cause, c'est-à-dire, la réalité dépassant l'expérience, supposée permanente et identique à travers le temps, destinée à expliquer le retour des mêmes impressions et l'existence de groupements stables d'idées simples. Mais pas plus que l'espace et le temps, ce concept de substance n'a de valeur objective, car le lien causal n'est qu'une loi psychologique subjective, et cette existence continuée d'un objet réel hors de nous n'est qu'une hypothèse ou fiction due au travail de l'imagination.
Mais si nous ignorons les choses extérieures, ne pouvons-nous pas, comme le pensait Berkeley après Descartes, saisir par intuition notre propre substance, notre moi spirituel? Non, l'empirisme logique ne le permet pas. «Quand je pénètre, dit Hume, au plus intime de ce que j'appelle moi-même, c'est toujours pour tomber sur une perception particulière ou sur une autre... Je ne puis jamais arriver à me saisir moi-même sans une perception... Quand mes perceptions se trouvent interrompues, comme dans un profond sommeil, aussi longtemps que cet état dure, je n'ai pas le sentiment de moi-même et l'on peut dire vraiment que je n'existe pas» [°1208]. Tel est donc tout le contenu de l'intuition du moi pensant: «un faisceau ou une collection de différentes perceptions qui se succèdent avec une inconcevable rapidité, et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuel» [°1209]. Ici encore, nous nous formons l'idée de moi substantiel ou d'âme au moyen de la causalité. Grâce à la mémoire, nous constatons le retour du même groupement d'impressions internes ou d'idées formant le fond de notre conscience; et, dépassant les bornes de toute expérience possible, nous concluons à la présence en nous d'une réalité permanente, existant même avant toute pensée et capable de durer indéfiniment dans l'avenir; et cette nouvelle cause n'a pas plus de valeur que le concept des choses extérieures.
Ainsi donc, après cette analyse, la substance n'est plus, pour le philosophe cherchant l'infaillible vérité, qu'une pure possibilité permanente de perceptions associées; pour un groupe spécial d'impressions ou perceptions vives, ce sera le corps externe; pour le groupe général de nos idées ou faits de conscience, ce sera le moi.
2) Quant à la spiritualité et à l'immortalité de l'âme, notre ignorance est un corollaire de la doctrine précédente. «On prétend que les impressions ou idées, par leur nature, ne peuvent être inhérentes qu'à une substance spirituelle; or, on ne sait, ni ce qu'est inhésion, ni ce qu'est substance; comment connaîtrions-nous la substance, puisque nous ne pouvons connaître que des impressions ou des idées qui en sont les copies, et que l'impression, étant un mode, ne peut représenter une substance?» [°1210]
D'ailleurs, tous les faits de conscience, matière unique de nos sciences, sont d'ordre sensible; car l'expérience constate que toute perception consciente est liée nécessairement à un mouvement préalable du cerveau. En appliquant le principe de causalité au sens indiqué plus haut, il faut dire que le mouvement corporel est une cause de la pensée; et comme l'effet ne peut évidemment dépasser sa cause, toutes nos perceptions sont corporelles ou d'ordre sensible. Rien donc n'autorise à mettre une différence entre la destinée de notre âme et celle des autres substances corporelles. Nous ne savons qu'une chose: «la mort est l'extinction de toutes les perceptions particulières» [°1211], après laquelle la philosophie ne nous livre plus aucune certitude.
3) Dieu et la religion. Si le principe de causalité tire toute sa valeur d'une loi psychologique, il perd son efficacité pour nous conduire à Dieu; de ce point de vue, Hume renverse aisément les démonstrations proposées de son temps. Dira-t-on, par exemple, que Dieu est l'Intelligence exigée par l'ordre magnifique du monde? [°1213] On assimile ainsi l'univers à une grande machine dont il serait le mécanicien. Mais n'est-il pas arbitraire d'étendre à ce point ce que l'expérience nous apprend pour des cas bien définis et limités? C'est une hypothèse, rien de plus, et le procédé d'analogie qui la suggère pourrait aussi faire conclure que Dieu est un ouvrier imparfait, rencontrant des résistances; ou même qu'il est corporel et travaille des mains, et ce ne serait plus qu'un faux dieu.
Mais l'univers changeant et imparfait n'exige-t-il pas comme source un Être nécessaire et parfait? [°1214] Appliquons encore le critère de l'idée claire interprété suivant l'empirisme, et l'idée d'un Être nécessaire devient une abstraction sans valeur; car tout son contenu positif revient à une copie d'impressions dont aucune n'a de lien nécessaire avec l'existence; aussi, rien de plus facile que de se faire une idée claire de Dieu, si parfait qu'on le suppose, sans y mettre l'existence. L'Être nécessaire supposé à l'origine des choses est donc le fruit, non pas d'une application correcte du principe de causalité, mais d'une fiction de l'imagination qui étend à l'infini l'objet de nos expériences. On pourrait tout aussi bien opérer ce travail sur l'univers matériel, extérieur à nous par hypothèse, et il deviendrait inutile de lui donner pour cause explicative un Dieu placé hors de lui.
Bref, l'existence de Dieu, sa Providence et ses autres attributs sont irrémédiablement inaccessibles à notre science; et donc, spéculativement, nulle religion ne se justifie: elles sont toutes d'égale valeur, parce qu'elles sont toutes également privées de base. Mais les croyances religieuses et leur influence sociale s'expliquent par l'instinct et les habitudes d'association qui en découlent. Une telle habitude, nous l'avons vu, expliquait déjà l'usage si répandu de la causalité; elle rend également légitime l'adhésion à une religion, car celle-ci a son rôle dans la vie, comme source de consolations, d'entraide et de lien social. Il faut seulement en exclure toutes les fictions déraisonnables de l'imagination, et en particulier, toute croyance aux mystères et aux miracles [°1215]. La seule religion utile est la religion naturelle.
4) Morale et politique. On entend d'ordinaire par morale, la science des règles ou des lois qu'il faut suivre pour atteindre le vrai bien et par conséquent le vrai bonheur en pratiquant la vertu. Hume ne la définit pas autrement; mais le premier résultat de sa critique est d'en renverser les bases traditionnelles. Impossible en effet de l'appuyer sur Dieu et sa volonté qui nous régirait: nous en ignorons l'existence. Impossible aussi de faire appel à la raison édictant des rapports moraux universels et nécessaires, en sorte que la vertu serait la manière d'agir conforme à ces rapports [°1216]; car autre chose connaître, autre chose obliger. La raison a pour domaine la spéculation, non la pratique; elle ne produit pas le devoir, mais le constate, et, par conséquent, elle le suppose au lieu d'en être la source. «La raison froide et désintéressée, dit Hume, ne peut être un motif d'action; elle ne fait que diriger l'impulsion reçue de l'appétit et de l'inclination» [°1217].
C'est pourquoi, le fondement de la morale est dans l'instinct naturel qui, sous forme de goût ou de sentiment, détermine le bien et le mal. Selon la doctrine empiriste, il est normal que le bien soit ce qui est utile à la vie sensible et satisfait ses aspirations; le mal, ce qui lui est nuisible et opposé. Cependant, il s'agit, selon Hume, non de l'utilité personnelle et égoïste, mais de l'utilité générale, en sorte que, par exemple, si l'on apprécie l'habileté et la prudence, il faut leur préférer la bienveillance et la justice qui procurent l'utilité de beaucoup; et pour justifier cette règle, le philosophe anglais s'en rapporte simplement au sentiment qui nous incline à aimer le bien de tous les hommes, et qu'il appelle l'«humanité»: humanity [°1218].
Reste à expliquer l'universalité des jugements déterminant le bien et le mal et constituant ce code moral qui s'impose comme une obligation aux individus et aux peuples; ici encore, Hume a recours à la force de l'habitude issue des réactions sociales. Quand une action qui nous est utile rencontre l'approbation des autres, nous y trouvons un double avantage: la satisfaction de nos désirs, et l'exercice de la bienveillance envers l'humanité; cette action se trouve ainsi cataloguée comme vertueuse, tandis que la désapprobation commune la rendrait vicieuse. Or l'expérience montre que les réactions sociales se répètent régulièrement et que notre vie est soumise à des lois coutumières comparables aux lois des phénomènes physiques. Il s'établit ainsi, entre ce que nous jugeons bien ou mal, et l'approbation des autres, un accord pratiquement stable qui détermine ce qui est vertueux ou vicieux, et constitue le code moral considéré par tous comme obligatoire.
On objecte à cette solution les variations des coutumes sociales: certains peuples n'ont-ils pas approuvé des crimes manifestes, comme l'exposition des enfants ou le suicide? Hume répond que pour l'essentiel, par exemple, pour le courage, la franchise, etc., l'accord subsiste et que les variations sur les points secondaires ne sont pas illégitimes [°1219].
Cette théorie suppose en l'homme une inclination naturelle à vivre en société; Hume l'admet en effet, comme fruit de notre «sympathie» pour les autres. Il nous est bon d'ailleurs de nous entraider pour atteindre mieux ce qui nous est utile. La vie sociale requiert une organisation, une autorité politique; fidèle à son empirisme, Hume repousse à la fois la théorie du contrat social et celle du droit divin des rois, la première, parce que l'histoire ne constate pas ces contrats, mais raconte la naissance des nations par la force ou l'ambition; la seconde, parce que ces sources métaphysiques échappent à nos prises. Il faut juger de la légitimité d'un gouvernement par le bien commun qu'il procure actuellement à son peuple, et s'il manque à cette tâche, et alors seulement on peut lui résister [°1220].
En résumé, l'impitoyable réflexion critique de Hume a sapé par la base tout l'édifice des sciences et de la morale. Dans le domaine entier du monde physique et métaphysique, le dernier mot est le scepticisme: substance, âme, Dieu, nous ignorons tout. Hume, il est vrai, corrige cette désolation spéculative en nous renvoyant pour la pratique à l'instinct et à la nature: les hommes croiront toujours à l'existence du monde externe et continueront à l'exploiter, guidés par le principe de causalité; la société, de même, imposera toujours ses coutumes, et tous les accueilleront spontanément comme des règles d'honnêteté et de vertu, et le philosophe comme les autres, dès qu'il cesse ses réflexions spéculatives; car si la nature et la spéculation nous suggèrent des conclusions en sens inverse, c'est toujours la nature qui l'emporte, et Hume constate, sans approfondir le fait, que cette victoire de l'instinct n'a en somme que de bons résultats [°1221]. Mais théoriquement, le philosophe apprécie tout cela comme de belles fictions de l'imagination. Un seul objet reste à ses yeux infailliblement vrai: l'ensemble des perceptions et leurs lois, les phénomènes de conscience, à la fois objectifs et subjectifs dont nos sciences pénètrent le merveilleux mécanisme, sans que nous ayons à sortir, ni de nous-mêmes, ni de l'expérience qui est toute entière d'ordre sensible. La critique empiriste aboutit ainsi à un phénoménisme [°1222] absolu, à la fois idéaliste et positiviste, qui est le nom moderne du scepticisme.
§385) CONCLUSION. Nous avons vu depuis Descartes la philosophie moderne s'engager résolument vers la solution du problème critique, mais en suivant deux voies qui, d'abord indistinctes, s'écartent de plus en plus jusqu'à s'exclure absolument.
Les uns adoptent pleinement le principe rationaliste que «nos concepts évidents ont par eux-mêmes pleine valeur objective» (théorie de l'idée claire), de sorte que l'existence des choses est mesurée en quelque façon par le système de nos concepts scientifiquement construit, puisqu'on peut conclure de l'un à l'autre. La logique conduisit par cette voie au panthéisme moniste, mais objectif de Spinoza; et si le bon sens corrige pour d'autres ces effrayantes conclusions, c'est en apportant au principe rationaliste des restrictions qui ne sont pas critiquement justifiées.
D'autres adoptent le principe de l'empirisme que «tout le contenu positif de nos concepts est d'origine sensible», ramenant ainsi à la seule intuition sensible la valeur critique de l'idée claire: et la logique conduisit par cette voie au phénoménisme absolu, ou positivisme idéaliste.
Ainsi, pour résoudre le problème critique, les uns nient que nous avons une vie consciente indépendante et nous identifient à l'unique Substance divine; les autres nient qu'aucune substance ou réalité extérieure existe et identifient tout l'univers à la série de nos faits de conscience.
Cependant, les uns et les autres acceptent unanimement, comme point de départ de leurs réflexions critiques, le principe idéaliste que «nous ne connaissons d'abord que nos propres idées ou modifications subjectives», et cette affirmation devient bientôt, pour tout philosophe moderne, comme un axiome évident de soi. Historiquement, l'origine de ce point de vue remonte à Descartes qui, reprenant à son compte la notion fausse de «l'espèce impresse» conçue par la scolastique décadente comme l'objet directement connu, formula comme problème essentiel de la critique la question de la ressemblance entre nos idées et les réalités extérieures [§332]. Mais la domination persistante jusqu'à nos jours du principe idéaliste dépasse l'influence de Descartes: elle s'explique, semble-t-il, par deux causes:
a) La difficulté inhérente à l'analyse métaphysique et psychologique de la connaissance, où s'opère la synthèse vitale du sujet et de l'objet, et plus spécialement de la connaissance conceptuelle où l'objet revêt un mode d'être abstrait et universel, opposé au mode d'être du réel concret. La philosophie scolastique, particulièrement chez saint Thomas, avait donné cette analyse profonde et nuancée qui, tenant compte de tous les faits, reconnaissait la part d'intuition de nos connaissances, tant intellectuelles que sensibles, et justifiait ainsi, en la délimitant, l'affirmation du bon sens, invinciblement convaincu de la valeur objective de nos connaissances [§262]. Mais elle se plaçait au point de vue le plus favorable: celui de l'examen métaphysique et psychologique.
Les modernes, au contraire, choisirent le point de vue réflexe de la critique pure, le plus difficile et le plus défavorable pour constater le contact direct de l'esprit avec le réel sensible [°1223]. Par méthode, en effet, ils commencent par s'enfermer dans le sujet pensant, et prennent pour objet de leurs réflexions leur pensée même, comme séparée de toute réalité extérieure. Ils devaient ainsi être conduits à juger que «tout au-delà de la pensée est impensable», comme dira Le Roy au XIXe siècle; car un objet extérieur considéré à la fois comme «connu», c'est-à-dire présent à la conscience, et comme «en soi», c'est-à-dire hors de la conscience, implique contradiction. Notons cependant que les philosophes de la période cartésienne n'aperçoivent pas cette absurdité, puisque la plupart défendent encore ta possibilité pour nos idées d'exprimer le réel externe: par là ils restent fidèles au réalisme du bon sens, en attendant que le principe idéaliste ait développé toutes ses virtualités.
b) On trouve une autre cause de l'emprise idéaliste, dans le progrès des sciences mathématiques au XIXe siècle. Celles-ci, en semblant confirmer l'hypothèse mécaniste de Descartes, répandirent la persuasion que les couleurs, les sons, et les autres qualités sensibles n'étaient en soi que du mouvement local; bien plus, les savants prétendirent tout expliquer avec du mouvement local, ce qui, pour tout le reste, nous ramène à l'idéalisme: «Nous ne connaissons plus que nos idées».
Nous avons noté déjà [°1224] la solution satisfaisante et solidement prouvée que proposait à ces difficultés la philosophie réaliste des scolastiques et spécialement de saint Thomas. Mais depuis le XVIIe siècle, ces doctrines étaient tombées dans un oubli à peu près général, et nous allons assister aux pénibles efforts de la raison laissée à elle-même pour se dégager du scepticisme où l'entraînait l'idéalisme, et rejoindre enfin le réel, c'est-à-dire le bien et le vrai au sens plein, sur lequel puisse se fonder la destinée de l'âme immortelle faite pour posséder Dieu.
§386). Le phénoménisme de Hume qui détruisait les fondements mêmes de la morale et des sciences, suscita en effet une double réaction: celle de Kant dont nous parlerons plus bas, et celle de l'École écossaise. Cette dernière, préparée par les défenseurs de la morale du sentiment, eut son apogée avec Thomas Reid.
A) Les précurseurs.
Avant même que l'oeuvre de Hume eût synthétisé les principes dissolvants de l'idéalisme et du positivisme, les théories des libres penseurs avaient suscité la réaction d'un groupe de moralistes, d'où naquit l'école écossaise avec le programme élargi de combattre l'ensemble du phénoménisme.
SHAFTESBURY [b84] (1671-1713): Anthony Ashley Cooper, troisième comte de Shaftesbury, est le chef de file. Pénétré des idées néoplatoniciennes de l'école de Cambridge, il voit régner en toutes choses une harmonie profonde dont la source est l'effusion de bien de la divine Providence; et il admet en nous, pour saisir cet ordre, un sens moral inné. «Entendons par là tout ensemble une capacité esthétique, quasi mystique, «d'enthousiasme» devant les harmonies de l'univers, et une exigence heureuse, toute spontanée, de créer de l'harmonie là où l'ordre ne règne pas encore» [°1225] et cet instinct nous guide sûrement dans la pratique du bien. Du reste, la raison contrôle ce sens moral et en détermine les exigences; elle montre comme but l'union à Dieu par le perfectionnement de l'humanité, en passant par l'entraide de la société. Celle-ci n'est donc pas le fruit de l'égoïsme, comme voulait Hobbes, mais de l'amour inné de l'ordre et de la beauté qui se traduit par une sympathie instinctive.
FRANCIS HUTCHESON [b85] (1694-1746), d'origine irlandaise, professeur à Glasgow, s'efforce de montrer en ce sens moral une véritable faculté, et est ainsi le fondateur de l'école écossaise. L'objet de ce sens est la bonté morale, qualité simple, immédiatement saisie, comme la couleur par l'oeil. Cette bonté consiste dans les actions qui tendent au bonheur d'autrui, dans le désintéressement qui se manifeste en nous autant que l'égoïsme. La moralité du désintéressement apparaît d'ailleurs indépendante de Dieu et de la patrie; car on approuve des actes généreux sans penser à Dieu; et de même, on méprise un traître à sa patrie, même s'il est utile à la nôtre. C'est donc bien une qualité à part, qui ne peut être saisie que par un sens spécial. Mais cet objet étant dans la conscience, le sens moral est un sens interne et se distingue par là des sens externes.
Citons encore JOSEPH BUTLER (1692-1752), évêque de Durham; - ADAM FERGUSON (1729-1797), moraliste et sociologue écossais; - et deux esthètes, partisans du sens du beau: l'écossais HENRY HOME (1696-1782) et EDMUND BURKE (1729-1797), né à Dublin [°1226]; - et en France, au début du siècle, le jésuite CLAUDE BUFFIER en qui Th. Reid reconnaissait un précurseur. Dans son Traité des premières vérités (1717), il dénonçait déjà comme une erreur le principe idéaliste de Descartes, selon lequel nous ne connaissons d'abord que les modifications actuelles de notre âme; et il le réfutait en faisant lui aussi appel au sens commun. Il voyait en celui-ci, non pas un trésor d'idées innées, mais «une simple disposition à penser de telle manière en telle conjoncture, par exemple, à affirmer, lorsque nous sentons, que les objets extérieurs existent» [°1227]. La valeur de cette inclination lui vient de ce qu'elle est l'expression de notre nature, oeuvre de Dieu. Le grand travail du philosophe est de dégager le sens commun de toute source d'illusion: habitudes familières, curiosité de savant, etc.
B) L'apogée.
Le philosophe le plus remarquable du groupe fut THOMAS REID [b86] (1710-1796) d'origine écossaise (d'on le nom d'école écossaise). En face des ruines accumulées par la critique empiriste de Hume, il se propose de reprendre le problème philosophique dans son ensemble; il constate que tout repose sur le principe à la fois positiviste et idéaliste de Locke: «Nous ne connaissons d'abord que nos idées; et ces idées sont primitivement des faits de conscience d'ordre sensible, éléments de toute notre vie psychologique». C'est ce principe même qu'il met en question; mais au lieu d'en instituer la critique méthodique, il le nie résolument au nom du sens commun.
Reid définit le sens commun: «Le degré d'intelligence qui suffit pour agir avec la prudence commune dans la conduite de la vie, et pour découvrir le vrai et le faux dans les choses évidentes, lorsqu'elles sont distinctement conçues» [°1228]. Or cette intelligence commune s'exerce en chacune des sensations, fondement de toute notre science, selon Locke. Soit, par exemple, la sensation d'une odeur; il faut, dit Reid, y distinguer trois choses: a) L'acte d'odorer qui a son caractère propre; b) L'affirmation que cet acte nous appartient; c) L'affirmation que cette senteur vient du dehors comme de sa cause. Et ces trois aspects comportent un triple exercice du sens commun; car a) celui-ci distingue avec évidence nos sensations les unes des autres; b) il constate l'existence du «moi» comme sujet nécessaire pour soutenir les affections et actions diverses de la conscience; c) enfin, il affirme le principe de causalité: la sensation d'odeur requiert l'objet odorant. C'est ainsi que le sens commun admet spontanément l'existence du monde extérieur, l'existence du «moi» comme substance pensante, la valeur de l'expérience sensible et des premiers principes rationnels, comme celui de causalité. Reid estime que cette croyance est une réfutation suffisante de Hume; et c'est là, reconnaît-il, toute sa philosophie.
Mais à la lumière du sens commun, il restaure plusieurs thèses de la psychologie traditionnelle; d'abord, la notion d'âme, sujet des pensées. «Tout acte ou opération suppose un agent, dit-il, toute qualité un sujet; nous ne donnons pas le nom d'esprit à la pensée, à la raison, au désir, mais à l'être qui désire, qui pense, qui raisonne» [°1229]. Et dans cette âme, il distingue diverses facultés. Il montre d'abord que cette notion de faculté n'est nullement obscure, comme le prétendait Hume: «Toute opération, dit-il, suppose un pouvoir de l'être qui agit, car supposer qu'une chose agit sans avoir le pouvoir d'agir, c'est une absurdité manifeste» [°1230]. Ce pouvoir est la faculté.
Les facultés de connaissance se classent d'après nos diverses perceptions immédiates; Reid énumère: la raison, faculté des sciences et de la philosophie, source des règles de la morale et de l'esthétique et dont l'activité fondamentale est le sens commun; - la conscience «qui a pour objet nos peines présentes, nos plaisirs, nos espérances, nos craintes, nos désirs, nos doutes, nos pensées de tout genre, en un mot toutes les passions, toutes les actions, toutes les opérations de l'âme au moment où elles se produisent» [°1231]; - les sens externes dont l'acte est la perception immédiate des qualités sensibles et des corps qui existent hors de nous; - la mémoire qui est la perception immédiate du passé, faculté primitive, aussi inexplicable que la connaissance intuitive de l'avenir; si nous avons la première et non la seconde, c'est que «le législateur suprême l'a ainsi ordonné». La mémoire, ajoute Reid, est toujours accompagnée de la croyance à l'existence passée de la chose rappelée, comme la perception l'est toujours de la croyance à l'existence actuelle de la chose que nous percevons [°1232].
Les idées conservées dans la mémoire se combinent dans la conscience sous l'influence de la volonté. Elles ont sans doute le pouvoir de s'associer, et l'habitude permet de reproduire avec aisance les séries ainsi formées; mais l'origine première des groupes est la volonté, mettant en oeuvre les facultés de l'intelligence. Dans l'ordre affectif, Reid a aussi de bonnes analyses. Il distingue les appétits, comme la faim, la soif, le besoin de repos, qui tendent à la conservation de nos corps; et les désirs qui ne sont pas comme les premiers, périodiques et accompagnés de sensations désagréables et qui tendent à réaliser la vie en société; les principaux sont les désirs du pouvoir, de l'estime, de la connaissance. Reld considère aussi les passions d'une manière que la psychologie expérimentale adoptera: «J'entends, dit-il, par ce mot passion, non pas une certaine classe de principes d'action, distincts des affections et des désirs, mais un certain degré de véhémence auquel les affections et les désirs peuvent être portés et qui produit sur l'esprit et le corps certains effets» [°1233].
Il y a enfin un sens moral, «faculté par laquelle nous acquérons les notions de bien et de mal et nous reconnaissons la moralité des actes humains» [°1234]; il n'est d'ailleurs que l'application du «sens commun» à l'ordre de notre vie humaine.
C) Les continuateurs [°1234.1].
L'école écossaise fut continuée par BÉATTIE (1735-1803) qui enseigna à l'Université d'Aberdeen; et surtout par DUGALT-STÉWART [°1235] (1753-1828) professeur à l'Université d'Edimbourg, qui, dans ses Éléments de la philosophie de l'Esprit, sans apporter de doctrines nouvelles, maintient la tradition de Reid «à une époque où presque toute l'Angleterre, avec Bentham, était utilitariste» [°1236]. Elle rayonna en France avec les Eclectiques [§442]; et en Allemagne, avec JACOBI [b87] (1743-1819) qui fondait la vérité sur la foi. «L'homme possède un sens mystérieux qui reçoit les impressions du vrai, du beau, du bien moral. L'objet de ce sentiment spirituel (Geistesgefühl) est antérieur au raisonnement; nous ne le percevons pas, nous y croyons» [°1237] et par lui nous échappons au doute.
Les analyses de l'école écossaise sont d'une remarquable finesse psychologique; et en affirmant les droits du sens commun, Reid retrouve incontestablement la base même de toute vraie philosophie, sans laquelle il n'y a ni science, ni morale solide. Saint Thomas lui aussi, fondait l'une et l'autre sur l'intuition du bon sens: bon sens spéculatif (habitus primorum principiorum) et bon sens pratique (synderesis) [§262].
Mais l'appel au bon sens ne suffit pas pour résoudre le problème très légitime de la valeur de nos sciences. Aussi, ces doctrines timides ne pouvaient guère neutraliser les réflexions dissolvantes, mais profondes, de Hume. Le criticisme de Kant fut une réaction autrement puissante; par son ampleur et son originalité, elle ouvre dans la philosophie moderne une deuxième période.
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