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b131) Bibliographie générale (Réaction métaphysique)
§522). Au XIXe siècle, les idéalistes comme les positivistes avaient complètement abandonné l'étude de la «chose en soi» exclue par Kant du domaine de la science et ils avaient réduit la philosophie à un simple exercice de synthèse générale, opérée sur les données des sciences: les grands systèmes idéalistes n'étaient au fond rien autre chose, et plus explicitement encore, la philosophie positive ne se définissait pas autrement.
Mais, vers la fin du XIXe siècle et surtout au XXe siècle une réaction se produit, même chez les philosophes modernes [°1670] et elle aboutira au réveil de la métaphysique: c'est d'abord une opposition explicite à Kant avec un effort pour dépasser le positivisme scientifique, fût-ce au moyen d'une autre faculté que l'intelligence. On reconnaît cette attitude et cette tendance en particulier dans le pragmatisme américain, dans le bergsonisme, dans l'historisme de Dilthey: c'est ce qu'on peut appeler le courant de la philosophie de la vie, où beaucoup font appel, pour retrouver l'être, au sentiment plus qu'à la raison; où tous insistent sur l'évolution qui domine le monde et fait de la vie humaine une histoire.
Très proche de ce mouvement appairait celui de l'existentialisme qui cherche la réalité digne de réflexion en philosophie avant tout dans la vie personnelle du penseur; mais il se caractérise aussi par la méthode phénoménologique empruntée à Husserl et il s'est particulièrement imposé à l'attention dans la première moitié du XXe siècle. En cette période cependant, le vrai réveil métaphysique est l'oeuvre de penseurs tournés vers les réalités de l'esprit et qui inaugurent un renouveau de l'augustinisme à côté du néothomisme.
Aussi, pour caractériser les grands courants de la philosophie contemporaine, il ne faut pas oublier, d'une part, que la mentalité positiviste reste encore puissante en psychologie et en sociologie, comme nous l'avons montré au chapitre précédent; et, d'autre part, que l'essor de la pensée catholique sous l'aspect du néothomisme amorce un mouvement plein de richesse et d'espoir dans l'ordre métaphysique, psychologique et critique, comme nous le montrerons au chapitre suivant. C'est entre les deux, entre le positivisme et le néothomisme, que se développe, dans la première moitié du XXe siècle la réaction métaphysique, objet de ce chapitre. Il convient donc de le commencer en notant les survivances des courants du XIXe siècle qui constituent une transition vers la métaphysique. D'où nos 4 articles:
Article 1. Survivances et transition.
Article 2. Philosophie de la vie.
Article 3. Phénoménologie et Existentialisme.
Article 4. Réveil métaphysique.
§523). L'idéalisme postkantien, si puissant au XIXe siècle, se survit encore dans la première moitié du XXe siècle. En ce même temps, le positivisme, comme nous l'avons dit, se prolonge sous sa forme scientifique en inspirant la philosophie marxiste du communisme athée [°1671]; il se retrouve comme philosophie implicite dans les théories des savants comme Avenarius, Mach, etc.; et déjà plus explicitement chez ceux qui méditent sur la valeur de vérité de ces «théories scientifiques»: c'est la critique des sciences de H. Poincaré et de E. Meyerson. Mais il s'est ouvertement affirmé au XXe siècle en se reconstituant en école néo-positiviste, avec le Cercle de Vienne, encore très vivante de nos jours surtout en Amérique. Et il faut lui adjoindre les spéculations philosophiques de savants contemporains spécialement en Angleterre, qui défendent le néo-réalisme.
1. L'Idéalisme du XXe siècle.
2. La Critique des sciences.
3. Le Néo-positivisme de Vienne.
4. Le Néo-réalisme anglais.
§524). La doctrine kantienne, en se dissociant, avait engendré au XIXe siècle, en face du positivisme, les grands systèmes des idéalistes panthéistes; parmi ceux-ci, la puissante synthèse de Hégel fit sentir son influence jusqu'en notre temps: ce fut l'idéalisme hégélien. - D'autres pourtant, remontèrent jusqu'à Kant, mais tentèrent de pousser sa critique en un sens plus idéaliste: ce fut l'idéalisme critique.
A) L'Idéalisme hégélien.
§525). L'influence de Hegel se répandit à travers le XIXe siècle, surtout dans le monde anglo-saxon; mais aussi en Italie, en France et aux Pays-Bas.
En acceptant l'idéalisme, les penseurs anglo-saxons subissent encore l'attrait du concret. L'esprit universel du panthéisme leur apparaît une réalité que l'expérience ne désespère pas d'atteindre; aussi, parmi eux, le monisme hégélien tend peu à peu à se dissoudre en pluralisme. Hegel fut révélé à l'Angleterre par J. H. STIRLING dans son ouvrage The secret of Hegel (1865). Les principaux représentants du mouvement furent, au XIXe siècle, THOMAS HILL GREEN (1836-1882); et au XXe, FRANCIS HERBERT BRADLEY (1846-1924); BERNARD BOSANQUET (1848-1923); JOHN MAC TAGGART (1866-1925) et l'américain, JOSIAH ROYCE (1855-1916).
HILL GREEN [b132] insiste sur le rôle de l'esprit qui, en liant les diverses sensations, en fait une réelle connaissance scientifique. Par là, l'esprit montre qu'il ne vient pas de l'évolution des forces mécaniques: il est une réalité immatérielle, au-dessus de l'espace et du temps; et, dans son fond, il est la conscience même de Dieu, dont chacune de nos consciences n'est qu'une participation limitée par un organisme, et dont les pensées constituent tous les êtres de l'univers. Nous aboutissons ainsi à un panthéisme idéaliste à la manière de Fichte et de Hegel.
BRADLEY
[b133]
estime que le donné d'expérience sensible, pris dans sa totalité, contient cet
«Absolu» infini dont nos individualités ne sont que des manifestations
fragmentaires. Dans l'expérience sensible, un tel objet reste «un fait
indescriptible et inexplicable»
[°1672];
nos jugements scientifiques le déterminent par des attributions partielles;
mais celles-ci ne sont vraies que si elles suggèrent la réalité totale qui
semble vivre au fond de tout comme l'esprit hégélien, à la fois universel et
concret.
- BOSANQUET
[b134]
insiste sur les confirmations expérimentales que peuvent fournir à cet
idéalisme, soit la vie sociale, soit le monde de l'art et de la religion. Là
en effet, la solution des contradictions n'est pas obtenue par le travail
intellectuel, mais par la présence d'une réalité où tout est cohérent. - Cette
domination de l'esprit universel en idéalisme hégélien menace toujours
d'absorber l'individu dans le monisme. ROYCE
[°1673]
s'efforce de concilier les deux aspects. Il affirme l'existence d'un «moi»
absolu dont l'unité possédant tous les objets de pensée, garantit la valeur de
nos sciences; mais ce «moi» ne se manifeste que dans une pluralité d'individus
libres qui sont les artisans de leur propre destinée.
- MAC TAGGART
[°1674]
enfin ne garde plus guère de l'hégélianisme que la méthode dialectique. Il
n'admet comme réels que des «moi» finis et multiples, diversement groupés,
parmi lesquels Dieu lui-même est un Être fini à puissance limitée. Nous
rejoignons ainsi le pluralisme cher à W. James.
En Italie, l'hégélianisme conserve davantage son caractère moniste. On l'y étudie surtout comme principe d'interprétation de l'histoire et même inspirateur de politique active. Ses deux grands représentants, BENEDETTO CROCE (1866-1952) et GIOVANNI GENTILE (1875-1944) ont été ministres de l'instruction publique dans le gouvernement italien, le premier en 1920-1921, le second, en 1922-1924. B. CROCE [b135] adopte la méthode dialectique de Hegel. «Les contraires, dit-il, s'opposent entre eux, mais ils ne s'opposent pas à l'unité, puisque l'unité vraie et concrète n'est rien que l'unité ou synthèse des contraires» [°1675]. Puis, à l'aide de cette méthode, considérant l'esprit comme réalité fondamentale, il en déduit l'esthétique, la logique et l'éthique. En celle-ci, il ne reconnaît aux lois que le rôle de «simple auxiliaire des volitions réelles» et il proclame la nécessité, surtout pour un gouvernant, d'adapter ses décisions aux réalités concrètes. À son exemple, GENTILE [b136] «voit l'Absolu dans un acte créateur de l'Esprit qui est immanent à toute réalité»" [°1676], et il considère l'histoire comme l'expression de sa doctrine.
Citons encore aux Pays-Bas, l'hégélien GÉRARD BOLLAND [b137] (1854-1922) qui développe en ses nombreux ouvrages les diverses évolutions de l'Esprit absolu, aboutissant à l'épanouissement de la philosophie. - En France, Hegel influença aussi la doctrine de V. Cousin [§443].
B) L'Idéalisme critique.
§526). Si le positivisme, docile aux conclusions de Kant, se résignait à ne jamais dépasser le phénomène, les philosophes qui renouvellent le criticisme dans le dernier tiers du XIXe siècle s'efforcent au contraire de le corriger pour atteindre la chose en soi. Le mouvement débuta avec le néocriticisme français, dont l'initiateur fut JULES LEQUIER [°1677] (1814-1862), professeur à l'école normale; et le chef CHARLES RENOUVIER [b138] (1815-1903). Celui-ci admet encore que la science porte avant tout sur les phénomènes et qu'elle est conditionnée par des formes à priori dont il propose d'ailleurs une liste revisée. Mais il veut aussi répondre aux exigences de la vie morale qui nous pousse vers les problèmes de l'Univers, de notre Destinée, de Dieu, pour lesquels la raison spéculative n'a que des probabilités. C'est pourquoi, il pose comme point de départ, le postulat de la liberté, à laquelle il attribue la formation définitive des vérités. Car il n'y a pas, selon lui, d'évidence contraignante et nous sommes toujours libres de suspendre notre assentiment; mais nous atteignons le vrai en acceptant librement le plus probable comme étant la vérité. En appliquant cette méthode, Renouvier arrive à cette conviction que l'univers est formé d'un certain nombre de réalités, vivantes et personnelles, qu'on peut appeler après Leibniz, des «monades»; elles sont régies par les lois découvertes en nos sciences et dominées par un seul Être suprême [°1678], Dieu, qui est bon et puissant pour garantir l'ordre moral; mais fini et limité dans son action, comme le montre le mal qu'il n'a pu empêcher. - OCTAVE HAMELIN [°1679] (1856-1907) dans son Essai sur les éléments Principaux de la représentation, (1907) adopte sans grande modification la liste des catégories de Renouvier et conçoit comme lui l'univers sous forme d'individus associés; et il s'efforce de présenter la doctrine en un système achevé, au sommet duquel il place un Dieu personnel, libre, Créateur et Providence.
Ce fut en Allemagne que le néokantisme s'épanouit le plus largement, en réaction à la fois contre les systèmes à priori du panthéisme idéaliste, et contre les étroitesses du positivisme. Il fut inauguré par O. LIEBMANN (1840-1912) qui, dans son Kant und die Epigonen (1865) proclame avec insistance: «Il faut revenir à Kant». Il se poursuit à la fin du XIXe et au XXe siècle par les deux écoles de Marbourg et de Bade qui développent d'ailleurs deux aspects fort différents du kantisme.
L'école de Marbourg [°1680] reste fidèle à la «voie de l'esprit» et cherche la vérité dans le travail de l'intelligence; mais tandis que Kant exigeait la collaboration de l'intuition sensible et des concepts du Verstand pour construire la science, la caractéristique de ces néokantistes est de rejeter cette dualité. Ils enseignent que l'esprit, par son activité de pensée, produit l'objet lui-même; non pas en le créant dans l'ordre idéal à la manière du panthéisme de Fichte, mais en tant que l'effort constructif de notre conception et de nos jugements constitue l'objet scientifique lui-même. Les deux principaux représentants de l'école sont HERMANN COHEN [b139] (1842-1918) et PAUL NATORP [b140] (1854-1924), l'un et l'autre professeur à Marbourg. Ils voient l'une des meilleures réalisations de leur doctrine dans le travail des mathématiques supérieures, comme le calcul infinitésimal dont les formules riches et précises constituent, selon eux, la réalité même du mouvement et de l'étendue. - Citons encore HANS VAIHINGER [°1681] (1852-1933) et ERNST CASSIRER (1874-1945), deux commentateurs de Kant; - ALBERT GÖRLAND (né en 1869) et K. VERLÄNDER (1860-1928) auteurs surtout de travaux historiques, etc.
L'école badoise de son côté s'attacha à la dernière partie du kantisme où s'affirme le primat de la raison pratique et elle aboutit à une «philosophie des valeurs» dont nous parlons plus bas [§606-608].
Un des principaux représentants de l'idéalisme critique fut longtemps en France LÉON BRUNSCHVICG [b141], (1869-1944), professeur à la Sorbonne depuis 1909. Héritier de Descartes et de Kant, il n'admet plus le témoignage du sens commun sur la réalité substantielle des choses; sans nier l'existence du monde extérieur, il le déclare inconnaissable, car l'expérience suppose le travail de la raison sur le fait brut, en sorte que l'objet des sciences est une construction de l'esprit. Il défend donc l'idéalisme; mais cet idéalisme est critique, c'est-à-dire soumis à vérification; et le critère suprême sur lequel toute doctrine doit mesurer sa vérité, est le jugement mathématique, parce que lui-même, on peut toujours le vérifier parfaitement en retrouvant par analyse dans les résultats les plus compliqués, les éléments simples d'où l'on est parti. Ainsi, des sciences mathématiques comme d'un centre, découleront les autres connaissances philosophiques; et c'est en réfléchissant en pleine indépendance sur son pouvoir créateur que l'esprit «créera» non seulement les valeurs scientifiques et esthétiques, mais les valeurs morales elles-mêmes, en trouvant dans l'universalité de la science des raisons de renoncer à l'égoïsme pour atteindre l'amour de l'humanité. Bref, l'homme, pour Brunschvicg, n'est que le «savant» moderne qui, en s'identifiant par son esprit à la science universelle, devient à soi-même sa propre règle de vérité et de moralité.
§527). Les sciences modernes, pour le positivisme, étaient l'idéal du savoir, la grande lumière capable de rassasier définitivement notre raison. Mais, avec la renaissance des aspirations métaphysiques à la fin du XIXe siècle, apparut l'impuissance des recherches positives à résoudre les problèmes fondamentaux de la vie et Brunetière prononça ses discours retentissants sur la «Faillite de la science». Parmi les savants l'évolution fut chez les uns assez timide et aboutit à un renouveau du positivisme; ou bien, elle s'arrêta à des réflexions critiques. Chez d'autres, comme chez Whitehead dont nous parlerons plus bas [§659, sq.], ce fut une vraie transition vers la métaphysique.
A) Précurseurs.
§528). Deux penseurs français, Cournot et Boutroux, font en ce domaine figures de précurseurs, dans le dernier tiers du XIXe siècle.
A. COURNOT [b142] (1801-1877) appartient encore à l'école positiviste qui règne en son siècle, mais il s'y sent mal à l'aise et il cherche une porte de sortie. Par ses études sur le hasard et les lois de la probabilité, il conclut que notre connaissance, tout en restant incapable de briser les barrières du relatif pour atteindre pleinement l'absolu, peut s'en approcher de plus en plus. Il y a des degrés dans la relativité: «Nous pouvons, dit-il, nous élever d'un ordre de réalités phénoménales et relatives à un ordre de réalités supérieures et pénétrer ainsi graduellement dans l'intelligence du fond de réalité des phénomènes» [°1682]. Pour passer à un nouvel ordre de science, selon Cournot, il faut adopter une idée fondamentale nouvelle, irréductible aux précédentes, dont la valeur se mesure sur son aptitude à unifier les faits et à les expliquer avec plus de logique et de simplicité. Au sommet du savoir, il existe même une sphère de réalités «transrationnelles» qui répondent au sentiment religieux de l'homme.
Emile BOUTROUX [b143] (1845-1921) va plus loin encore du côté des réalités spirituelles, objet de la métaphysique. Dans son oeuvre fondamentale: «De la contingence des lois de la nature» publiée en 1874, il met déjà en question la valeur des lois scientifiques; étudiant le déterminisme dans l'ordre physique, mécanique, vital et psychologique, il montre que plus on s'élève dans l'échelle des êtres, plus s'élargit la marge de la contingence; et celle-ci exige, à son avis, comme explication de la nature, une source créatrice. «Dieu, dit-il, est cet être même dont nous sentons l'action créatrice au plus profond de nous-mêmes, au milieu de nos efforts pour nous rapprocher de lui» et toute la hiérarchie des êtres nous apparaît comme le moyen et les conditions d'une liberté qui croît peu à peu aux dépens de la fatalité physique [°1683].
B) Savants philosophes.
§529). Au début du XXe siècle, le progrès continu des sciences positives invite les savants à réfléchir, soit sur la valeur de leurs théories générales, soit sur le sens de leur travail et de leurs procédés scientifiques. Les réflexions philosophiques qui couronnent leur oeuvre n'aboutissent pas à Dieu ni à l'ontologie: elles touchent plutôt la critériologie.
Le chef du mouvement est Henri POINCARÉ.
[b144] (1854-1912), célèbre par son ouvrage: Science et hypothèse (1902) dont le titre est un manifeste et dont il reprit et compléta les idées dans La valeur de la science (1905), Science et méthode (1909), Dernières pensées (1913). Il montre que les théories scientifiques ne peuvent posséder la valeur absolue que leur confère le positivisme; dans leur application, surtout aux phénomènes à venir, il y a toujours une possibilité de variation, et souvent il reste une certaine inadéquation qui permettrait à la rigueur une autre explication: bref, il y a toujours une part d'hypothèse. Et le critique conclut que les théories dites vraies sont seulement les plus commodes, celles qui simplifient le travail du savant et lui donne la vision la plus belle de l'univers. - Pierre DUHEM (1861-1916) dans La théorie Physique, son objet et sa structure, ne reconnaît lui aussi à ces théories scientifiques qu'une valeur en bonne partie symbolique, quoique fondée sur le réel [°1684].
Émile MEYERSON [b144] (1859-1933) dans ses belles études: Identité et réalité (1908, 2e éd. 1912), De l'explication dans les sciences (1921), La déduction relativiste (1925), Le cheminement de la pensée (1931), continue cet examen critique en accentuant la tendance au réalisme. Il commence par réfuter le positivisme étroit qui s'en tient au principe d'A. Comte: «Tout le réel est relatif», et qui ramène toutes les sciences à l'énoncé des rapports entre faits d'expérience bien observés. Selon lui, la pensée scientifique ne se borne pas à explorer les phénomènes pour en découvrir les lois mathématiques: elle tend irrésistiblement vers leur explication par les causes réelles. Or, ce qui caractérise cet effort vers l'explication, d'après notre auteur, c'est la tendance vers l'identité à laquelle semble correspondre la réalité. Chaque fois que nous jugeons, en effet, nous affirmons d'un objet qu'il est telle ou telle détermination: la cause explicative, à la limite, vient s'identifier avec l'effet qu'elle éclaire. De là dans les sciences, un travail continu de simplification et de synthèse. La physique se fonde toute entière sur le «principe d'inertie et de conservation» où les multiples formes d'énergie viennent, en effet, s'identifier en une même force mécanique parfaitement mesurable: «elle voudrait éliminer le temps dont l'irréversibilité, impliquant une direction dans le cours des séries causales, s'oppose à cette identification; elle voudrait éliminer la qualité et arriver à l'unité de la matière qui, dans les théories extrêmes, s'identifie avec l'espace homogène» [°1685]. Le procédé n'est pas propre aux sciences: dans «Le cheminement de la pensée», l'auteur élargit son enquête et montre les affinités entre la pensée des savants et la pensée spontanée de l'humanité.
Meyerson relève ainsi très justement un trait qui définit la connaissance de notre raison et la distingue de celle des sens: elle est une saisie des objets sous l'aspect d'être; et comme la loi essentielle de l'être c'est l'identité, les causes qui ne sont que des «raisons d'être» ramènent tout à l'unité de la synthèse. Mais la réflexion de notre philosophe reste inachevée: il aurait dû préciser la valeur analogique de cette idée d'être et découvrir les divers degrés d'êtres qui, du côté de l'objet, lui correspondent. Il remarque avec raison que l'accord, au moins partiel, des principes de la science, comme celui de la conservation de l'énergie, avec la réalité des faits observés, conduit à un réalisme qui dépasse la théorie de la «commodité» de H. Poincaré: c'est déjà une amorce en direction vers la métaphysique.
Dans La déduction relativiste, l'auteur voit une illustration de sa thèse dans la théorie de la relativité généralisée défendue par EINSTEIN [°1686] (1879-1955). Cette théorie a fortement exercé la sagacité des philosophes, comme en témoignent les études de Maritain, Bergson, etc. Elle est avant tout une oeuvre de haute mathématique où toutes les lois de la physique moderne sont ramenées sans effort à une merveilleuse unité. Au point de vue philosophique, il est difficile d'admettre comme expression d'un fait physique la thèse fondamentale, affirmant que deux événements simultanés pour un observateur peuvent en même temps être successifs pour un autre observateur placé en d'autres conditions. Einstein lui-même semble lui donner un sens idéaliste, la vérité se diversifiant avec les esprits. Mais un thomiste conclura avec Maritain, que, si la théorie d'Einstein a une grande valeur mathématique, elle ne garde plus comme interprétation du réel, qu'une signification symbolique [°1687].
b146) Bibliographie générale (Néo-positivisme)
§530). En dehors du communisme athée, où la théorie se mue en action révolutionnaire [§482.3], le positivisme comme philosophie a été remis en honneur par un groupe de penseurs allemands qui s'affirme en 1929, sous le titre de «Cercle de Vienne» en une brochure-programme: Wissenschaftliche Weltanschauung: Der Wiener Kreis [°1688]. Le chef de l'école semble être Rudolf CARNAP [°1689] (né en 1891) qui enseigna la philosophie successivement à Vienne, à Prague et à Chicago (U.S.A.). On le compte en tout cas parmi les multiples fondateurs de ce Cercle de Vienne que sont, entre autres: Moritz SCHLICH (1882-1936) qui écrivit surtout sur la morale; Hans HAHN, (1880-1934); Otho NEURATH (1882-1945) qui élabora l'idée de science unitaire, etc. L'organe principal de l'école fut la revue Erkenntnis (1930-1939) à laquelle collabora aussi Hans REICHENBACH (1891-1953) et qui fut continuée par Journal of United Science. La persécution du nazisme fit émigrer les principaux membres d'abord en Angleterre où ils furent rejoints, entre autres par Alfred J. AYER (né en 1910), fondateur de la revue Analysis; puis en Amérique où ils fondèrent l'Encyclopedia of United Science qui leur valut une forte influence.
On voit naître en effet en U.S.A., après 1930, une véritable école philosophique qui prend le titre de «Mouvement pour l'unité de la Science»: on y adopte la méthode du «travail en équipe», avec élaboration d'un langage commun et tous y sont unis par la même attitude scientifique de pensée. Citons parmi les principaux représentants: C. I. LEWIS, professeur à Harvard University; sa théorie de l'analyse des concepts fait le lien entre les thèses néo-positivistes et le pragmatisme logique de Peirce; aussi appelle-t-il sa doctrine, un «pragmatisme conceptualiste». Il a écrit: Survey of Symbolic Logic (1918); An Analysis of Knowledge and Valuation (1946); - C. W. MORRIS, auteur de Logical Positivism, Pragmatism and Scientific Empiricism (1937), - Sign, Langage and Behavior (1946); NAGEL, logicien naturaliste et plusieurs autres logiciens des Mathématiques: W. V. QUINE; - P. W. BRIDGMAN et V. P. LENZEN en physique; et en psychologie: E. G. BORING, C. L. HULL et E. C. TOLMA.
L'école américaine fut influencée par le pragmatisme, mais elle est pour l'essentiel fidèle à la doctrine du cercle de Vienne [°1690].
A) Thèse fondamentale.
§531). Pour l'école de Vienne comme pour A. Comte, toutes les vérités accessibles à l'homme sont contenues dans les sciences positives modernes [°1691]. La philosophie n'est qu'une réflexion sur le travail intellectuel des savants, spécialement sur leur langage et sur les formules qu'ils établissent, afin d'en préciser la valeur de vérité; mais ce qui distingue l'école c'est sa conception même de la vérité qui peut s'exprimer en ce principe fondamental:
La condition et la mesure de toute vérité, c'est la vérification.
La science positive en effet, nous présente sur les phénomènes qu'elle étudie non seulement des grandes lois assez simples, mais aussi des formules plus précises et des théories de plus en plus complexes où il faut distinguer ce que nos philosophes appellent l'énoncé et la proposition. Ainsi dans une loi, par exemple, celle de la gravitation, il y a la formule [°1692] ordinairement mathématique en science moderne: c'est l'énoncé; et il y a ce que signifie le symbole graphique, et c'est la proposition. La différence entre ces deux aspects est importante: car il peut se faire qu'une formule trop rapidement proposée ne corresponde à aucun fait réel; il y a alors un énoncé, mais pas de proposition, parce que l'énoncé n'a pas de sens. Le seul moyen de lui en donner, c'est d'en faire la vérification, c'est-à-dire de provoquer un phénomène conforme aux conditions exprimées par la formule, pour constater expérimentalement qu'il se réalise bien ainsi. Dès lors, la vérification donne un sens à l'énoncé et s'identifie avec ce sens: elle est la condition de sa vérité.
Elle en est aussi la mesure: en beaucoup de formules complexes, celles par exemple de la physique nucléaire, le sens des énoncés dépend des hypothèses précédemment formulées, et surtout des divers instruments de mesure et d'expérimentation indispensables à la vérification comme à la découverte de ces «énoncés». Il est clair que le sens de ceux-ci est affecté par ces conditions il peut varier avec elles et la vérité scientifique en est par conséquent mesurée.
Ces remarques ont conduit les néo-positivistes à chercher un fondement dernier dans l'ordre logique à ces conditions subjectives et objectivés de vérité: c'est ce qu'ils ont appelé les «énoncés protocolaires», parce qu'ils figurent dans le protocole de laboratoire ou de l'observation. Dans leur forme pure, ces énoncés seront ainsi conçus: «X a observé au moment T le phénomène P au lieu L» [°1693]. C'est là une sorte de premier principe comme peut l'admettre une philosophie positiviste où toute la vérité est enfermée dans le monde du phénomène sensible.
C'est pourquoi d'ailleurs l'objet auquel se rapportent ces énoncés: le temps, le lieu, le phénomène perçu, se ramène pour nos philosophes aux sensations de l'observateur X: le néo-positiviste se déclare (et logiquement) incapable d'aller au-delà. Mais logiquement aussi, il demande que la vérification qui donne un sens à l'énoncé soit toujours intersubjective, c'est-à-dire qu'elle puisse être accomplie par n'importe quel savant pour trouver dans cette universalité une garantie de sa vérité.
B) Conséquences critiques.
§532). Le principe fondamental ainsi conçu entraîne comme première conséquence d'exclure de la vérité scientifique la Psychologie fondée sur l'introspection; car s'il y a vraiment des phénomènes dans notre conscience, ils échappent à la vérification intersubjective. Ils n'ont plus qu'une valeur individuelle et leur description relève de la littérature, non de la philosophie [°1694].
Plus radicalement encore, les objets spirituels des philosophies classiques: vérités abstraites, Dieu, âme, et autres substances situées au delà des observations scientifiques, sont exclues de la vérité néo-positiviste: il n'y a là que des «pseudo-problèmes» présentés en des «énoncés» qui ne peuvent avoir de sens. C'est par l'analyse du langage scientifique, à la lumière des principes de la logique, que la philosophie accomplira un travail valable.
À ce point de vue, le néo-positiviste critique certaines formules de philosophes contemporains existentialistes ou idéalistes, les déclarant vides de sens: par exemple, celle de Heidegger et de Sartre: «Le néant néantise»; car une proposition ne peut avoir de sens que si le sujet est un substantif qui désigne vraiment un phénomène capable d'être déterminé par le prédicat; or le «néant» malgré sa forme grammaticale, est une pure négation qui ne peut être sujet de rien. Remarque fondée en un sens, mais qui peut-être ne prend pas la formule au sens des existentialistes.
C) Tendances réalistes et métaphysiques.
§533). Bien que cette doctrine, par son essence même, reste très proche des négations d'A. Comte, certains de ses tenants s'orientent néanmoins vers un réalisme qui s'accorde mieux avec les aspirations métaphysiques actuelles. C'est le cas de H. Reichenbach qui interprète à sa manière le principe fondamental de vérification source de vérité. Impressionné par le caractère d'indétermination qui se manifeste dans les lois récemment découvertes en physique nucléaire, il en conclut que la vérification n'a pas à établir la réalité absolue du fait, mais à mesurer son degré de probabilité. À ce point de vue, tout bien examiné, l'hypothèse «qu'il existe des faits indépendamment de nos sensations» est hautement plus probable, dit Reichenbach, que la doctrine purement empirique de l'école positiviste; aussi professe-t-il le réalisme.
Cette tendance est sans doute favorisée, sinon déterminée, par l'ambiance philosophique du XXe siècle; mais elle est aussi dans la tradition du positivisme qui fut toujours réaliste: on le voit mieux encore dans le mouvement parallèle né en Angleterre et qui eut lui aussi des prolongements remarquables en Amérique.
b146) Bibliographie générale (Le Néo-réalisme anglais)
§534). C'est d'Angleterre que vint une vigoureuse réaction contre l'idéalisme hégélien de Bosanquet [°1695] affirmant un réalisme immédiat. Les trois principaux auteurs de ce courant sont G. E. MOORE [°1696] (1873-1958) qui donne le signal de la lutte par son article de 1903: Refutation of Idealism; - Samuel ALEXANDER [b148] (1859-1938) qui, dans son oeuvre principale: Space, Time, Duty (2e éd., 1927) explique Dieu comme une force immanente à l'univers; - et surtout Bertrand RUSSELL [b149] (né en 1872) qui est le plus important du groupe: ses idées se répandirent en Amérique et y déclanchèrent une remarquable fermentation philosophique.
1) Le Réalisme de Bertrand Russell (1872-1970).
Esprit clair et scientifique, d'une fécondité extraordinaire, Bertrand Russell a écrit depuis 1896, au moins un ouvrage par an, sans compter les articles de revue, sur toute sorte de sujets. Les principaux sont: Principia Matematica (3 Vol. 1910-1925, en collaboration avec Whitehead); The Problems of Philosophy (1912); Our Knowledge of the external World (1914); The Analysis of Mind (1921); Of Matter (1927); Principles of Social Reconstruction (1916); An Inquiry into Meaning and Truth (1940); Human Knowledge, its Scope and Limits (1948).
A) Caractère général.
§535). B. Russel est d'abord un savant: son apport sur la méthode et l'interprétation mathématique des phénomènes reste solide et important. Comme philosophe, il a varié dans ses opinions, mais il est demeuré l'esclave des principes positivistes [°1697] qu'il interprète volontiers selon la tradition de l'empirisme anglais de Hume et Stuart Mill.
La philosophie reste donc pour lui, uniquement une réflexion d'ordre général sur les procédés et les résultats de la science positive qui possède toutes les vérités accessibles à l'intelligence humaine. En premier lieu, elle est l'examen critique des modes de recherche et de preuve des savants; elle est donc une logique: la Logique inductive de J. Stuart Mill; mais Russell l'a perfectionnée, en particulier pour le raisonnement mathématique. Il a montré qu'en s'en tenant aux cadres de la logique ordinaire, les calculs relatifs aux «infinis» (d'après la «théorie des ensembles» de Cantor) aboutissaient à des contradictions, qu'il appelle paradoxes ou antinomies, et dont la plus célèbre est l'«antinomie des classes» [°1698]; pour résoudre la difficulté, il a établi la théorie des types où l'on distingue plusieurs degrés dans les objets classés.
La philosophie traite aussi des questions générales concernant les êtres qui nous entourent et la vie des hommes: ici, bien que le positivisme ne lui permette pas de dépasser un certain neutralisme, Russell professe pourtant un franc réalisme.
B) Réalisme pluraliste.
§536). Ses réflexions commencent, comme celles de Moore, par la critique de l'idéalisme de Bradley et de son panthéisme hégélien. Russell récuse l'existence des relations internes qui constituent ce panthéisme en unifiant toutes choses dans l'Esprit: il n'admet que les relations externes entre phénomènes observables, comme on les trouve en science. Les «choses» ainsi relatives ont leur existence et leurs caractères ou «essences», présupposées aux relations. Ce qui est, ce n'est donc pas l'Esprit universel de l'idéalisme, ce sont des réalités individuelles indépendantes; et d'après la science, ce sont des «atomes» corporels en nombre peut-être infini. Telle est la doctrine du pluralisme, ainsi appelé par opposition au monisme hégélien [°1699].
Cette doctrine est aussi un «réalisme» parce qu'elle enseigne l'existence d'objets réels en dehors de la pensée. Russell critique à ce point de vue la position de Berkeley [°1700] pour qui nos idées sont l'unique objet des sciences: il distingue très justement l'acte psychologique de pensée qui est l'idée en nous, et son contenu objectif qui est hors de nous; il ajoute que par l'expérience nous atteignons directement cet objet, tel qu'il est en lui-même: il défend donc le réalisme immédiat. Mais, fidèle à son positivisme, il l'explique par sa théorie originale de l'atomisme logique.
Ce qui existe hors de nous comme atomes réels, ce ne sont pas des substances: ce sont des données sensibles appelées d'ordinaire des phénomènes (lumière, son, chaleur, etc.); elles existent non pas dans notre conscience mais dans le monde réel, sans aucun sujet d'ailleurs, même pas transcendantal ou absolu (Hegel): ce sont les composantes du monde physique réel, qui n'ont entre elles que des relations extrinsèques, mesurables, soumises aux lois de la nature, telles que les étudient nos sciences.
Au début, Russell donnait même à ces relations entre phénomènes une réalité propre indépendante de notre esprit et un mode d'être assez semblable à celui des idées platoniciennes, afin qu'elles puissent fonder la valeur des lois, étant douées comme celles-ci d'un caractère universel. Par la suite cependant, il fit des réserves, déclarant que le problème ainsi posé (qui dépasse la science, seule source de certitude absolue) est trop difficile pour être définitivement résolu par la philosophie.
C) Théorie neutraliste.
§537). En prolongeant son réalisme du côté de l'esprit, Russell aboutit logiquement à un phénoménisme proche de celui de Hume [°1701], mais il le présente de façon originale, comme une position neutre, entre l'idéalisme et le matérialisme. Il n'y a, dit-il, ni matière ni esprit, seules sont réelles les données d'expérience soumises aux lois; mais ces données ont comme deux faces opposées: a) la face objective, où s'unifient grâce aux lois du déterminisme physique, les observations de tous les savants malgré leur distinction entre eux. b) la face subjective où les données venant d'objets différents par les observations d'un seul savant s'unifient également, par un déterminisme non plus physique, mais mnémique, d'ordre psychologique: celui-ci se rattache sans doute au déterminisme physique du système nerveux, mais il a son caractère propre, et son action crée notre «moi». Cette unification subjective par le déterminisme mnémique lui paraît préférable à celle qui se réfère à la conscience, parce qu'il y a, selon lui, des faits psychiques qui restent inconscients.
La théorie neutraliste de Russell peut être appréciée à deux points de vue. D'abord, considérée comme survivance du positivisme qui entraîne la négation de toute substance, y compris l'âme et Dieu, elle freine plutôt le mouvement vers la métaphysique et la restauration d'une vraie morale philosophique fondée sur Dieu. Russell pourtant même ici, garde le sentiment de la noblesse de l'homme: si, dans l'ordre physique, sa place est insignifiante, dans l'ordre des valeurs, selon lui, elle est éminente. Grâce à sa liberté, il peut concevoir un idéal et organiser sa vie pour l'atteindre. Cet idéal pris en général, est ce qui nous donnera le parfait bonheur; et, pour Russell, le moyen de le découvrir en perfectionnant celui que chacun jusqu'ici se forge selon son pouvoir, c'est de développer l'étude scientifique de l'homme. Nous retrouverons cette confiance en la science dans la synthèse de Whitehead où nous verrons mieux à la fois sa valeur et ses déficiences [§659-673].
Mais on peut aussi considérer le «neutralisme» du point de vue épistémologique où il est un essai de solution du problème critique fondamental: celui de la valeur objective de notre connaissance, et il marque un progrès positif vers la vraie solution du réalisme modéré: c'est à ce point de vue qu'il faut lui rattacher le mouvement réaliste d'Amérique.
2) Le mouvement réaliste américain.
§538). Ce mouvement qui s'affirme aux U.S.A. au début du XXe siècle, est remarquable par son caractère collectif. On le voit se développer en deux étapes successives, marquées chacune par un manifeste commun: la première s'intitule «néo-réalisme»; la seconde, «réalisme critique».
A) Le Néo-Réalisme.
En 1910 parut aux U.S.A. un manifeste intitulé: A Program and first Platform of six Realists, signé par R. B. FERRY, E. B. HOLT, W. P. MONTAGUE, W. B. PITKIN, E. G. SPAULDING et W. T. MARWIN qui, deux ans plus tard développèrent leur doctrine dans un ouvrage collectif: The New Realism. L'ouvrage présentait d'abord, et de diverses manières, la réfutation de l'idéalisme: la plus célèbre est celle de Perry.
Ralph Barton Perry [°1702] fonde sa critique sur ce qu'il appelle «The egocentric Predicament»: disons plus clairement le «paradoxe de la connaissance objective». Le grand argument de l'idéalisme, remarque-t-il, est qu'«un au-delà de la pensée est impensable». Mais cela revient simplement à dire que dès qu'on parle d'un objet quelconque, puisqu'on dit ce qu'on pense, cet objet est nécessairement dans la pensée; si je dis, par exemple, l'arbre est vivant, cet «arbre» est évidemment dans mon esprit; mais n'existe-t-il pas aussi hors de moi, dans la forêt? Je n'en dis rien: le problème est posé; mais en conclure que «seule l'idée existe», c'est une pétition de principe.
Mais il faut résoudre le problème posé: Perry admet pour cela la théorie neutraliste de B. Russell. Il existe dans la nature des relations réelles qui ne sont ni des corps ni des esprits, mais des réalités neutres: ce sont les «relations nécessaires et universelles» entre phénomènes, exprimées par nos «lois» scientifiques. Quand nous les connaissons, elles acquièrent une relation avec notre conscience, sans cesser d'être relations entre phénomènes. Notre pensée a ainsi deux aspects complémentaires: l'un subjectif qui en fait un acte de l'esprit (disons, un fait de conscience); l'autre objectif qui est son contenu; et quant à celui-ci, il n'y a aucune différence entre ce qui est dans notre pensée et ce qui est dans la nature extérieure. Nous connaissons en nous ce qui est hors de nous. La différence entre notre connaissance et la chose, dit Perry, «est une différence relationnelle et fonctionnelle et non une différence de contenu» [°1703].
À cette description déjà remarquable de notre connaissance, il faut cependant reprocher d'être incomplète et trop peu méthodique: il manque la distinction des diverses étapes: sensation, perception, connaissances abstraites, jugement d'existence fruit du raisonnement scientifique. En s'en tenant aux remarques générales, tout le groupe réaliste admit la valeur objective de notre connaissance, l'existence hors de nous d'une nature réelle; et même, de relations universelles et nécessaires exprimées par les lois. Mais ces conclusions manquaient trop de précision pour être pleinement exactes. Le progrès des recherches amena bientôt des divergences entre les penseurs réalistes, à l'occasion du problème de l'erreur.
Perry, et avec lui Holt, avançant vers le réalisme exagéré, croit que la nature elle-même contient des «réalités contradictoires», puisque nos pensées ont si souvent des «contenus erronés». Mais d'autres, en particulier W. P. MONTAGUE [°1704] se refuse à le suivre, tout en admettant l'existence d'objets irréels, comme en mathématique; mais cet «irréel» est de soi stérile et inactif: il ne peut expliquer l'erreur. Montagne distingue donc le monde de la nature qui a sa réalité propre, et le monde des essences, objet de nos pensées, celui-ci hors de l'espace et du temps: en cas d'erreur, les «contenus» de nos connaissances, dit-il, sont «des complexes subsistentiels d'essences dont on ne peut croire, réflexion faite, qu'ils sont dans l'espace» [°1705].
B) Le réalisme critique.
§539). Ces difficultés rencontrées par le mouvement réaliste américain occasionnèrent en 1930 un nouveau manifeste: Essays in Critical Realism, signé par A. O. LOVEJOY, D. DRAKE, J. B. PRATT, A. K. ROGERS, C. A. STRONG, G. SANTAYANA et R. W. SELLARS. Ces philosophes admettent bien, eux aussi, la réfutation de l'idéalisme; mais ils se heurtent à la thèse fondamentale du réalisme: l'identité affirmée entre l'objet connu et la connaissance de cet objet. Quand je pense au soleil, demandent-ils, ma pensée est-elle vraiment «soleil»? La philosophie chrétienne répond: Oui! dans l'ordre intentionnel ou psychologique; Non! dans l'ordre réel ou physique (du moins, pas nécessairement: car on n'exclut pas le cas limite d'une conscience réflexe intellectuelle où l'objet connu est précisément la conscience qu'on a de soi-même) [°1706]. Mais cette solution simple et profonde doit s'intégrer dans une métaphysique générale et une psychologie spiritualiste qui forment un tout; ignorant cette doctrine, nos philosophes cherchent d'autres voies d'accès. Nous indiquerons ici celle de Lovejoy auquel se rattache aussi Pratt [°1707].
Arthur O. Lovejoy [°1708] (1873-1962), né à Berlin, gradué (A. B.) de l'Université de Californie, professeur à Stanford University puis à Johns Hopkins Univ. (1910-1938), écrivit entre autres: The Revolt against Dualism (Carus Lect., 1930); The Great Chain of Being (1936); et un recueil d'articles: Essays in the History of Ideas (1948). Sa contribution aux Essays in Critical Realism a pour titre: Pragmatism versus the Pragmatism. Il cherche à résoudre le problème du réalisme en prenant comme critère la temporalité, car il lui paraît évident que tout ce qui est réel dans nos objets d'expérience humaine, est soumis au temps. Or dans le réalisme où l'objet pensé est le même que l'objet réel externe, il est clair que «ce qui apparaît» (le contenu de la pensée) est «ce qui est»; mais ce «contenu» (par exemple, l'arbre qui vit) est d'abord une «essence» indifférente à tout lieu et à tout temps (on peut penser «tout arbre est vivant» en tout lieu et en tout temps); et donc, conclut Lovejoy, le contenu de la pensée ne peut pas être identique à l'objet réel (l'arbre de la forêt qui a un lieu et un temps déterminé).
Ce raisonnement est fort juste [°1709]. Mais Lovejoy se heurte ici au problème complexe des universaux qu'il omet d'examiner méthodiquement pour le résoudre convenablement. Il se contente de supposer en notre conscience un intermédiaire (essence, image ou schème) doué d'intentionnalité grâce à laquelle, tout en étant en nous à un moment donné, cet intermédiaire peut représenter un objet passé ou futur; et tout en ayant des caractères d'éternité et d'universalité, il peut représenter des objets concrets, individuels, placés dans la nature réelle avec leur temps et leur lieu. Et il ajoute, à bon droit, que tout homme use spontanément de cette propriété de la connaissance. «Ce qu'on appelle intentionnalité», dit-il, n'est «ni plus ni moins mystérieux que ce phénomène ordinaire qui se produit en tout homme, créature capable de regarder en avant et en arrière» [°1710]. Pourtant, ces notations de bon sens, malgré leur valeur, ne donnent pas la justification philosophique aux faits correctement observés.
Nous retrouverons plus loin le chemin de la connaissance et de la science qui s'élève à travers le réalisme jusqu'à la métaphysique [§658]; mais c'est d'abord dans une autre voie, celle de: la vie, que les penseurs contemporains se sont engagés.
§540). Le phénomène de la vie semble avoir spécialement attiré les réflexions des philosophes du XXe siècle, peut-être parce qu'il fut un des premiers (dès ses manifestations inférieures de vie végétale) à résister au totalitarisme des sciences modernes et du positivisme: car les lois mathématiques ne peuvent en donner une explication satisfaisante. C'est surtout la vie de la conscience, celle dont nous avons en nous-mêmes l'expérience, qui affirme son indépendance dans l'ordre affectif comme dans la connaissance ou vie de l'esprit. Cette vie intérieure (avec ses racines subconscientes et inconscientes) a fourni au Pragmatisme un nouveau critère de vérité, au modernisme, une base pour expliquer Dieu et la religion; à H. Bergson surtout, l'intuition de l'élan vital pour comprendre l'univers entier. D'autres encore y ont puisé leurs principes pour interpréter la vie humaine d'après la valeur et l'histoire.
C'est au centre que s'impose au début du siècle le grand système bergsonien. Autour de lui, un premier groupe de penseurs qu'on peut réunir sous le titre: «Vie et Vérité» s'en inspirent volontiers. Parmi eux, le mouvement pragmatiste, contemporain du bergsonisme dans son riche épanouissement aux U.S.A., l'a même précédé dans ses origines américaines et nous en parlerons en premier lieu. Un autre groupe, en approfondissant les deux thèmes voisins: Valeur et Histoire, est plus indépendant de Bergson, mais c'est toujours la vie, plus spécialement la vie humaine individuelle et sociale qui en reste le thème favori. L'article aura donc trois sections:
Section 1. Vie et Vérité: Le Pragmatisme américain.
Section 2. L'Élan vital: Henri Bergson.
Section 3. Valeur et Histoire: Wilhem Dilthey.
b152) Bibliographie générale (Vie et Vérité: Le Pragmatisme américain)
§541). Le problème de la vérité, soulevé par Descartes et résolu de façon nouvelle par Kant, suscita les premières réflexions des philosophes du Nouveau Monde, et ils l'ont résolu d'une manière originale en faisant appel à la vie: ce fut le Pragmatisme, système typiquement américain. Après la période des origines, ce fut William James qui sut le mieux présenter et défendre cette solution pragmatiste donnée en Amérique au problème de la vérité. Cette forme de pensée fut d'ailleurs interprétée en divers sens et donna lieu aux pragmatismes dérivés. - D'autre part, les hypothèses psychologiques de W. James qui touchaient au domaine de l'expérience religieuse, ne furent pas sans influence, au début du XXe siècle, sur le mouvement moderniste, dont les erreurs religieuses découlent d'une philosophie immanentiste. D'où les quatre subdivisions de la présente Section:
1. Les Origines de la Philosophie américaine.
2. Le Pragmatisme de William JAMES.
3. Les pragmatismes dérivés.
4. Le Modernisme.
Les Fondateurs des États-Unis (devenus indépendants de plein droit en 1763) n'eurent guère le temps de s'adonner aux recherches philosophiques. Les premiers essais qu'on appela «Philosophie des Professeurs» furent assez timides, jusqu'à l'apparition du transcendantalisme d'Emerson. Peu après, sous l'influence de Hegel, une première association de penseurs s'organisa avec le «Mouvement de Saint-Louis» d'abord idéaliste, mais où prit naissance le pragmatisme.
A) Les premiers Essais et le Transcendantalisme d'Emerson.
§542). Dans les premières Universités [°1711] qui s'organisent peu à peu aux U.S.A., les professeurs, le plus souvent ministres de Religion protestante, enseignent en général la philosophie du sens commun de l'École écossaise [§386 (B)]: c'est le cas de Francis BOWEN, à Harvard University de Cambridge (Mass.) et de Noah PORTER [°1712] à Yale University de New Haven (Connecticut). La guerre de Sécession (1861-1866) marque un temps d'arrêt; on peut cependant signaler des essais de justification théorique pour ou contre l'esclavage par des auteurs du Sud ou du Nord, comme celui de A. T. BELSON, de l'Université de Virginie dans An Essay on Liberty and Slavery (1856), qui justifie l'esclavage comme découlant de la nature des choses; au contraire, le philosophe Francis LIEBER venu d'Allemagne aux U.S.A. en 1827, condamne l'esclavage au nom de la liberté humaine: ce qui l'amène à quitter la Caroline du Sud où il enseignait pour devenir, à partir de 1876, professeur d'Histoire et de Sciences politiques à Columbia Collège (New York).
Ralph Waldo Emerson (1803-1882) marque une réaction contre la «philosophie des professeurs» qu'il appelle la «philosophie des paralytiques»: il veut, selon l'esprit du romantisme régnant au XIXe siècle, dépasser les limites de la matière et du créé par une philosophie de l'infini. Après ses études à Harvard, il se destinait aux fonctions de Pasteur dans la secte des Unitariens; mais il les abandonna en 1832 pour la solitude de Concord. C'est là que, après un voyage en Europe où il connut Carlyle, il se retira jusqu'à sa mort. Il y fonda, avec Channing, un de ses coréligionnaires, le Transcendantalisme. Ses principaux ouvrages sont: L'Homme (1837); L'Éthique (1839); Sur la Nature (1840) et surtout plusieurs séries d'Essais en 1840, 1845, 1870 ainsi qu'un recueil de Conférences sur les Représentants de l'Humanité (il en compte environ 800 en Orient et en Occident).
Le transcendantalisme américain fait appel à l'intuition de la «raison» plus qu'aux démarches méthodiques de l'«entendement» (understanding), selon la distinction kantienne; mais il trouve cette distinction dans les théories des penseurs anglais, Coleridge [°1713] et surtout Carlyle [°1519] qui, en traduisant le kantisme en leur langue, l'ont paré des charmes du romantisme. Son premier caractère est de s'opposer à tout système: «Je n'ai pas de système, dit Emerson, ... à celui qui fait profession de dire la vérité, il est permis de bannir toute inquiétude touchant la proposition et la cohésion de ses pensées, aussi longtemps qu'il rapporte fidèlement ses impressions particulières» [°1714]. Mais fidèle à l'esprit romantique qui, en cela, rejoint le néo-platonisme, il saisit le réel comme un tout où le fini s'explique par l'infini et sa pensée dénote une forte tendance au panthéisme.
Cependant l'univers lui apparaît d'abord sous forme d'une hiérarchie de plans [°1715]. Le premier en commençant par en bas, le monde corporel saisi intuitivement par l'expérience sensible, n'a qu'une valeur d'apparence toute subjective; le second, celui des essences et des lois, objets de la raison abstractive, met de l'ordre dans le chaos sensible. Le troisième est le monde de la conscience et de la réflexion où intervient la «raison critique» (au sens kantien) pour établir la valeur de nos connaissances des deux premiers plans, et aussi celle de nos aspirations morales où notre moi fini tend vers l'infini. La raison se saisit là elle-même comme juge suprême de toute vérité; aussi ne peut-elle se dépasser elle-même comme raison; et le quatrième plan est celui du sentiment poétique et religieux, de valeur intuitive et symbolique, mais non scientifique; la nature elle-même y devient comme pour Schelling [°1716], un reflet de l'infini divin. Mais le symbolisme appelle un plan suprême: c'est le cinquième, constitué par l'Idée, «tout dialectique» des quatre plans précédents, qui est une sorte d'Âme universelle: en elle, nous nous sentons chacun identique au tout divin et infini, mais en restant en même temps comme à la périphérie par notre moi personnel: les formules ici sont imprécises et floues. Disons qu'Emerson décrit notre moi comme une synthèse dialectique où s'unifient les contraires: la thèse de Dieu infini et l'antithèse de nos limites subjectives.
De cette vue élevée, il déduit une application morale sur laquelle il insiste: c'est ce qu'il appelle la «self-reliance»: suprême maîtrise de soi qui garantit le plein épanouissement de la liberté personnelle. Ce sentiment largement répandu en Amérique favorisera les mouvements pour l'abolissement de l'esclavage, pour l'égalité des droits de la femme (avec Margaret Fulls), pour une éducation plus humaine (avec Bronson Alcott); et aussi pour une religion élargie et sans dogmes, comme pour la liberté de l'art et de la littérature.
Mais cet aspect psychologique n'est pas le seul, ni le plus profond: Il faut plutôt définir le transcendantalisme par cette thèse fondamentale que «toute expérience, si minime soit-elle, peut nous conduire à un au-delà qui nous révèle l'univers». «De là un fatalisme dont l'accent rappelle parfois le stoïcisme: puisque tout est dans tout, notre destinée est à chaque instant atteinte et les événements sont indifférents» [°1717]. Ceci d'ailleurs n'empêche pas Emerson d'être le champion de la liberté, puiqu'il s'accommode d'un «manque de cohérence» dans sa pensée. C'est pourquoi, malgré ses mérites, cette doctrine n'est encore qu'un essai fort imparfait dans l'ordre philosophique.
B) L'Idéalisme et le «Mouvement de Saint-Louis».
§543). Le transcendantalisme d'Emerson avait déjà, un certain aspect idéaliste dû à l'influence non seulement du kantisme, mais des grandes philosophies allemandes de l'Aufklärung [cf. l'Idéalisme, §421-430]. Après la révolution européenne de 1848, ce fut surtout l'hégélianisme qui pénétra aux U.S.A. avec les immigrants allemands de plus en plus nombreux, et aussi grâce aux voyages d'études qui conduisirent bien des universitaires américains dans les centres réputés de Bade, Leipzig, Berlin, Vienne, etc.
De là naquit le Mouvement de Saint-Louis, quand Henri Brokmeyer [°1718] (1826-1906) vint s'installer en cette ville, sur la rive ouest du Mississippi dans le Missouri où il rencontra William T. HARRIS et Denton J. SNIDER, et leur proposa des réunions périodiques consacrées à l'étude de Hégel. Le groupe comprenait aussi G. H. Howison, qui plus tard professa un idéalisme personnaliste à l'Université de Californie [§656]. Le «Mouvement de Saint-Louis» créa en 1867 The Journal of Speculative Philosophy qui resta pendant 25 ans la seule revue philosophique américaine. Il entreprit aussi la traduction des oeuvres de Hegel et l'application de sa méthode dialectique aux problèmes américains, en particulier à celui de l'esclavage. Ainsi, pour Brokmeyer, le droit abstrait défendu par les sécessionistes du Sud exprimait la thèse, l'anti-thèse était la morale abstraite des abolitionistes du Nord; et la synthèse, l'État-Éthique établissant la Nouvelle Union. De son côté, Harris s'en inspira dans l'éducation américaine [°1719].
L'influence du Mouvement de Saint-Louis s'élargit considérablement quand Harris organisa des Cours d'été à Concord près de Boston, où Emerson professait déjà: on y entendit des professeurs éminents comme G. S. Morris, Palmer et même William James.
C) Les Précurseurs du Pragmatisme. Le «Metaphysical Club».
§544). Plus encore que l'idéalisme allemand, c'est le positivisme anglais, d'esprit scientifique, qui éveilla la réflexion philosophique en Amérique. L'Origine des espèces, publié par Darwin [§475] en 1859 y eut un grand retentissement. L'hégélianisme lui-même, prôné par le Mouvement de Saint-Louis, avait préparé les esprits à l'évolutionnisme, et aussi l'orientation des études géologiques alors représentées par C. Lyel, A. Winchell, Ed. Hitchcock (auteur de The Religion of Geology, 1851) et J. Le Conte (1825-1901) connu par son The Correlation of Physical, Chemical and Vital Force (1859).
Le principal philosophe darwiniste d'Amérique fut alors Chauncey Wright, d'abord mathématicien, employé par le Nautical Almanach de Cambridge. Il applique la méthode darwinienne de «la lutte pour la vie» à la psychologie, et dans un article de 1873 intitulé The Evolution of Self Consciousness, il s'efforce d'expliquer l'apparition, dans l'homme, de la conscience réfléchie, de la raison et de la parole par l'action du milieu, selon les lois d'adaptation, d'usage et non-usage, et de l'hérédité: inutile, à son avis, d'exiger des facultés nouvelles, car les changements dans l'environnement ont obligé les «vieilles facultés» de mémoire et d'imagination à remplir ces nouvelles fonctions.
Vers 1865-1875, Wright rencontrait fréquemment des amis: W. James et C. S. Peirce, alors occupés de sciences comme lui-même, John Fiske, philosophe spencérien, N. St-J. Green, O. W. Holmes, hommes de loi, et quelques autres, pour discuter de divers sujets, surtout du darwinisme et de la théorie de l'évolution. C'est à ces réunions que Peirce, beaucoup plus tard (en 1905) donna le nom de «Metaphysical Club», mais par ironie et pour l'opposer aux métaphysiciens idéalistes et religieux: ce nouveau groupe en effet, suivait plutôt l'empirisme anglais et combattait l'inspiration hégélienne du Mouvement de Saint-Louis.
Wright en particulier, rejetait l'interprétation hégélienne de l'évolutionnisme et il ramenait ce dernier à la méthode expérimentale de F. Bacon. Ce n'était pas pour lui une théorie définitive, de valeur métaphysique, mais une hypothèse et un instrument de travail. D'où sa neutralité, comportant quatre points: 1) Appel aux observations et aux expériences méthodiques pour faire avancer la science en vérifiant les hypothèses. 2) Pleine liberté de ces recherches scientifiques à l'égard de toute règle externe, religieuse, morale, politique, etc. 3) Restriction de l'évolution au domaine de la vie; l'extension à l'univers entier dépassant l'expérience. 4) Conception de la philosophie comme méthodologie scientifique et pluraliste, plutôt que doctrine positive et forme d'intuition [°1720].
Cette direction vers un réalisme positif et pluraliste en réaction contre les grands systèmes unifiés de l'idéalisme, fit de ce groupe de penseurs les précurseurs du Pragmatisme.
b153) Bibliographie spéciale (William James et le Pragmatisme)
§545). Pour fixer les idées, nous commencerons par une vue d'ensemble de ce qu'on appelle philosophie pragmatiste; puis, après avoir présenté W. James l'homme et l'oeuvre, nous préciserons le sens de sa théorie pragmatique, dominante chez lui, complétée toutefois par une psychologie expérimentale et même une métaphysique immanentiste.
1. - Vue d'ensemble.
Le pragmatisme est une doctrine qui se rattache à un large mouvement de réaction contre le positivisme régnant au XIXe siècle. Ce mouvement au début du XXe siècle, se manifesta avec assez de force pour que E. Le Roy, disciple de Bergson, le salue comme la «Philosophie nouvelle». À ce point de vue, on peut le caractériser par trois thèses fondamentales:
1) Agnosticisme absolu. «L'intelligence humaine [°1721] est radicalement et totalement incapable de connaître le réel».
C'est le préjugé universellement répandu chez les philosophes modernes comme suite inconsciente de la critique kantienne. Pour eux, l'intellectualisme de la philosophie chrétienne qui veut construire la métaphysique avec les concepts de notre raison abstractive, n'est qu'un système périmé. Ils ne nient pas le fait de la connaissance intellectuelle, mais ils lui donnent une signification toute nouvelle: c'est leur 2e thèse.
2) Vérité utilitaire. «Les conceptions intellectuelles n'ont de valeur que dans la mesure où elles favorisent la vie et son progrès».
En d'autres termes, la vérité exprimée par nos jugements et nos sciences n'est plus une propriété objective, immuable reflet des Vérités éternelles, participant à l'absolu de Dieu même; elle devient une propriété toute relative qui dépend de l'état actuel de l'humanité et varie avec lui. C'est là un corollaire de l'agnosticisme: après avoir dépouillé l'intelligence de son rôle propre qui est de conquérir le vrai, on lui donne celui de la volonté qui est d'atteindre le bien et l'utile. Mais comme le sens commun conserve la notion de vérité ontologique, on va, par une transposition paradoxale, charger à son tour la volonté de nous donner cette vérité.
3) Connaissance sentimentale. «Le seul moyen d'atteindre le vrai objectif est le sentiment, l'action ou la vie».
Ce point surtout caractérise la «philosophie nouvelle» qui veut se constituer au moyen de connaissances fournies non plus par une faculté passive soumise à l'action de l'objet, mais par l'une de nos puissances actives, créatrices; subconscience, expérience, intuition, action, en un mot la vie.
Aussi, en commençant par ce dernier caractère, un auteur américain exprime comme suit les mêmes thèses fondamentales:
1) «La vie vécue en son évolution est la catégorie essentielle du pragmatisme», c'est-à-dire le principe d'où l'on juge de tout. Notons seulement ici que les modernes, selon l'esprit des sciences positives, oublient en définissant la vie par le mouvement et l'action, qu'il s'agit de mouvement immanent [°1722]; et ils pensent plutôt à une activité externe qui soit utile à la vie terrestre: de là, les deux autres principes.
2) «La connaissance, pour le pragmatisme, n'est pas la contemplation objective d'une vérité, mais l'acte de connaître» en ce sens que «l'idée est ce qu'elle fait»: Penser, c'est résoudre des problèmes. La vérité est utilitaire.
3) Cette vérité est ainsi un attribut de l'idée conçue sous forme d'une vie qui s'extériorise: «Une idée est vraie, quand elle marche, c'est-à-dire quand elle réussit, quand elle remplit sa fonction ou accomplit ce qu'on lui demande. Une idée est essentiellement pour quelque chose, et quand elle fait ce pourquoi elle est, elle est une idée vraie» [°1723]. Une telle notion de la vérité entraîne évidemment l'agnosticisme quant à l'intelligence, car celle-ci est par essence spéculative: c'est une vision, non une action; et cet aspect négatif d'agnosticisme absolu rattache clairement cette nouvelle philosophie à l'esprit kantien qui domine la pensée moderne depuis le XVIIIe siècle. Les deux autres thèses (vérité utilitaire, connaissance sentimentale) marquent l'aspect positif de la réaction pragmatique contre Kant. Et de même que le kantisme, en approfondissant le problème critique posé par Descartes, aboutissait à une nouvelle notion de la vérité infaillible; ainsi le pragmatisme est bien lui aussi une nouvelle théorie de la vérité.
Cependant, défini largement par ces trois principes, le pragmatisme est d'abord un esprit, un «mode de pensée» qui se retrouve à différents degrés chez un grand nombre de penseurs contemporains; mais c'est sur les penseurs américains qu'il a agi le plus profondément. C'est l'un d'entre eux, C. S. Peirce, membre du «Métaphysical Club», qui lui a donné pour la première fois le nom de Pragmatisme dans un article du Popular Science Monthly de 1878: «How to make our Ideas clear?» paru en français la même année dans la Revue Philosophique. Mais c'est principalement William James qui se l'est approprié en en faisant le titre d'un de ses ouvrages; et avec raison, car mieux que tout autre, il présente sa doctrine comme une nouvelle théorie de la vérité.
2. - William James (1842-1910): L'homme et l'oeuvre.
§546). William James, né à New York, était l'aîné d'une famille de cinq enfants. Son père Henri James, était lui-même écrivain et philosophe, disciple du norvégien E. Swedenborgh: quelques mots sur ces deux précurseurs feront mieux comprendre le caractère de William.
Emmanuel Swedenborgh (1688-1772) né à Stockholm, fut d'abord attiré par l'esprit positiviste et il s'appliqua aux mathématiques et aux sciences naturelles et physiques: son ouvrage Opera philosophica et metallurgica (1734) prend «philosophie» au sens scientifique, comme le faisait aussi Newton son contemporain [°1724]: on y trouve des vues intéressantes de physique et d'astronomie. Son ouvrage Oeconomia regni animalis (1841) va dans le même sens. Mais en 1743 au cours d'un voyage à Londres, commencèrent ses nombreuses visions, lui révélant l'existence des esprits, anges et démons, qui nous entourent et exercent sur nous leur influence. Il entreprit de transmettre aux hommes sa découverte dans un grand ouvrage: Arcana coelestia (8 vol., 1749-1757), suivis de plusieurs autres, car il prétendait jouir d'un dédoublement de personnalité et ses «visions» étaient pour lui la preuve expérimentale de sa doctrine. Il enseignait donc l'existence de relations mystérieuses entre notre monde et l'au-delà, et il indiquait le moyen d'établir la communication par une nouvelle religion. Il eut une grande influence et, après sa mort, ses nombreux disciples organisèrent des associations swédenborgiennes qui se répandirent en Angleterre et aux États-Unis.
À cette époque, Henri JAMES (1811-1882), pasteur protestant, se préoccupait de morale et il cherchait, selon l'esprit du temps, à rapprocher le christianisme de la nature et des richesses de la vie: on le voit par le titre de ses ouvrages: Moralisme et christianisme (1850); - La nature du mal (1855); - Le christianisme et la logique de la création (1857); - La substance et l'ombre, ou la Moralité et la Religion dans leur rapport avec la vie (1863). C'est alors qu'il entra en contact avec les idées de Swedenborgh et s'en fit le zélé propagandiste. Il écrivit en 1869 Le secret de Swedenborgh; puis La société envisagée comme la forme rachetée de l'homme et comme le gage de l'omniprésence de Dieu dans la nature humaine (1879). L'influence d'Emerson et de son transcendantalisme se fait également sentir surtout dans les premiers ouvrages, et elle s'accorde fort bien avec celle du «swedish spiritism». Par là Henri James inspira à son fils le goût du mystère et l'estime de l'expérience spécialement en religion.
Comme éducateur, Henri James cherchait à développer chez ses enfants, moins l'habitude d'obéir que l'affirmation de leur personnalité intellectuelle et morale: il aimait à provoquer entre eux, en émettant quelque idée paradoxale, de libres discussions, pour leur faire acquérir ce qu'un historien appelle «l'art de la pensée combative» [°1725]. William en tira sa méthode personnelle d'exposition enthousiaste, vivante et persuasive qui lui fut un précieux moyen d'influence.
Cette éducation était aussi fondée sur le respect de la liberté: respect si absolu qu'il s'accommodait de quelque désordre. Henri aimait les voyages que lui permettait sa fortune: William poursuit donc ses études en diverses villes d'Europe et d'Amérique au hasard des déplacements de la famille. On le trouve à Genève dans un pensionnat polyglote en 1855, à Londres, puis au Collège de Boulogne en 1859-1860, à Bonn, etc.
Revenu en Amérique, après un essai chez un Maître de peinture, il se fixe à Harvard, sans trouver aussitôt sa voie. Il commence par Lawrence Scientific School où il suit les cours de chimie et, en 1863, d'Histoire naturelle avec Agassiz. En 1864, il entre à Harvard Medical School, avec une interruption l'année suivante pour accompagner Agassiz dans une expédition naturaliste sur l'Amazone. Tombé malade à son retour, il part pour une cure en Allemagne où il se propose de reprendre ses études de médecine. Mais il y découvre la «Psychologie expérimentale» [°1726] ayant pour objet propre les phénomènes psychiques et il conçoit le dessein d'en faire une vraie «science» au sens moderne. Il achève pourtant ses cours de médecine et obtient son doctorat à Harvard en 1869. Il subit alors cette grave dépression nerveuse qu'il parvint à surmonter par la philosophie pragmatique [§549 (A, 2)], ce qui lui permit enfin de commencer son oeuvre.
En 1872, il entre à Harvard comme «instructeur» de physiologie, puis de philosophie; et bientôt, utilisant des découvertes faites en Allemagne, il y ajoute un cours de psychologie et crée en Amérique le premier laboratoire de psychologie expérimentale (1875). Son grand ouvrage édité en 1890: Principles of Psychology (qu'il résuma ensuite en Briefer course of Psychology), est le fruit de cet enseignement. Mais ses rapports avec Peirce l'éveillèrent aux recherches philosophiques et il élabora son système qu'il appliqua d'abord, suivant les tendances reçues de son père, aux phénomènes religieux, d'où son célèbre ouvrage: The Varieties of Religious Expérience, édité en 1902. Puis il fit connaître sa philosophie qu'il appela «Pragmatism», en de brillantes conférences populaires données aux Lowel Lectures de Boston en 1907, précisées en 1909 par The Meaning of Truth.
W. James ambitionnait d'être le grand philosophe américain: il avait commencé un ouvrage plus technique dont il donna un avant-goût aux Hibbert Lectures en 1908 à Oxford (édité en Pluralistic Universe); mais il a laissé son travail inachevé. Épuisé par les luttes qu'il dut livrer pour défendre son pragmatisme, il mourut le 26 août 1910 en sa maison de New-Hampshire. Les ouvrages posthumes Some Problems of Philosophy (1911) et Essays in Radical Empirism (1912) nous ont conservé ses derniers efforts pour organiser sa philosophie en un tout cohérent.
Mais sa pensée, reflet de sa formation peu suivie et de sa personnalité mobile, n'a pas en tous ses détails l'unité d'un système achevé. On peut dire cependant que le centre d'attraction est constitué par la théorie du pragmatisme; il y établit une règle de vérité dont il se sert principalement dans ses recherches de psychologie. C'est là qu'il propose sa célèbre hypothèse de la subconscience et sa métaphysique immanentiste, qui le rattache au mouvement (si sensible au XXe siècle) pour dépasser le positivisme, et qui est aussi une des sources du modernisme.
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