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§651). On peut aussi caractériser l'existentialisme de G. Marcel, comme celui de Jaspers, par un principe fondamental assez différent, mais parallèle:
Le choix libre d'une destinée qui constitue notre existence humaine authentique consiste à dire «oui» à Dieu comme à la souveraine Existence personnelle (le «Toi» absolu) par qui s'explique tout être qui existe. Mais cette existence, suprême ou participée, est un mystère qui échappe à la problématique intellectuelle et n'est accessible qu'au recueillement.
Nous expliquerons ce principe en indiquant le point de départ du philosophe, d'où se dégage une méthode originale appliquée aux trois domaines traditionnels, le moi, le monde et Dieu.
1) Point de départ: Mystère et Problème. Gabriel Marcel a été au XXe siècle le premier penseur à réfléchir sur la notion de son existence personnelle dans le même sens que Kierkegaard, mais sans le connaître encore. Préoccupé du problème de l'existence de Dieu dont dépend essentiellement notre destinée humaine, il voulut d'abord élucider la nature de l'existence, en se dégageant de l'idéalisme de Royce où elle se volatilise comme en tout idéalisme, sous forme d'idée subjective. Il a donc pris comme objet de ses investigations l'intuition fondamentale par laquelle nous constatons que «quelque chose» existe et est ce qu'il est. Il rejoignait ainsi le point de départ de Husserl et constatait aussi que toujours l'être réel était dans sa pensée: en ce sens, l'idéalisme a raison. Mais cet être, n'est-t-il qu'une idée? ou n'est-il pas d'abord, comme l'affirme le bon sens, ce qu'il est en lui-même, un arbre par exemple? Ici se place une distinction fondamentale, qui éclaire tout le reste et fournit la réponse: il y a dans nos recherches intellectuelles deux formes radicalement distinctes: l'une résout un problème, l'autre rencontre un mystère.
Le problème est la présentation objective de données clairement déterminées par les concepts de la raison, en face desquelles notre esprit se pose en juge impartial, capable de voir de quel côté est la vérité: par exemple, de voir si oui ou non, les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits. C'est la forme normale des recherches scientifiques adaptées à notre raison abstractive; et les philosophies classiques ramenaient leur doctrine à ce modèle.
Le mystère, au contraire, est un cas de recherche où le sujet connaissant lui-même fait partie intégrale de la vérité à trouver; c'est, dit Marcel, «un problème qui empiète sur ses propres données». Le premier exemple de mystère est le «moi pensant» qui ne peut chercher à se connaître sans que lui-même, sujet pensant, devienne objet pensé, s'il voulait traiter ce cas en problème; mais alors, il se détruirait comme sujet. Un autre cas notable est celui de l'être, dont les philosophes font l'objet de l'ontologie classique; car, évidemment, «je suis être», moi qui cherche, et tous les aspects de la recherche sont de l'être en dehors duquel il n'y a rien. Toute recherche ontologique est donc celle d'un «mystère».
Or, d'après G. Marcel, la connaissance claire par concept, conforme à la logique d'Aristote, n'est faite que pour résoudre des problèmes, et c'est en voulant l'appliquer en philosophie qu'on aboutit à l'idéalisme. Le seul moyen de surmonter celui-ci pour retrouver «ce qui existe dans le concret», en moi ou hors de moi, c'est d'admettre la valeur d'une connaissance existentielle qui n'a rien à voir avec celle de la «science» contemplant les vérités éternelles des essences abstraites, mais qui est une intuition, une expérience capable de saisir l'être réel dans son existence même.
Cette «saisie de l'existence» peut s'appeler une connaissance empirique, mais non au sens des sciences positives, qui n'admettent comme valables que les faits ou phénomènes sensibles, objet de perception ou de conscience objective; cet empirisme du XIXe siècle en reste à la sphère du problème laissant échapper totalement le mystère de l'être. Avec raison, Marcel veut rendre à l'expérience humaine «son poids ontologique» et il retrouve d'instinct toute l'acuité de l'observation phénoménologique de Husserl. Mais il faut relever l'originalité de son point de départ à l'égard de ce dernier comme du réalisme scolastique. Il n'en reste pas aux «essences», il cherche l'existence réelle dans son «moi pensant»; et, dans cette intuition primitive, il voit encore «quelque chose» qui existe et qui, selon la loi de dépendance empirique, est d'abord objet de perception sensible, mais dont l'existence saisie comme telle et avec évidence, dépasse de loin tout phénomène sensible par «son poids ontologique». On y voit, en effet, toujours en pleine évidence, que cet objet, cet arbre par exemple, est ce qu'il est et rien autre chose. - Mais dans cette expérience primitive, où nous pouvons retrouver toutes les thèses fondamentales de notre philosophie chrétienne, élaborées et démontrées par ailleurs en métaphysique, psychologie, critériologie, etc., il récuse comme sans valeur philosophique, tout ce qui est objectif. Toute notion clairement définie par des concepts, comme acte et puissance, matière et forme, substance et accident, cause efficiente, formelle, finale, etc., est rejetée parce que toute notion abstraite laisse de côté l'existence, le seul être réel digne d'une étude philosophique. Quant à l'existence, son élaboration en une ontologie fondée sur l'analogie de l'être lui paraît contradictoire, puisqu'on veut ainsi penser abstraitement une existence qu'on laisse précisément de côte. C'est là une difficulté réelle dont tout philosophe doit prendre conscience s'il veut éviter de graves erreurs. Mais au lieu de la surmonter à partir des évidences du bon sens par des précisions objectives adaptées à notre mode naturel de penser [°1953], G. Marcel préfère prendre un autre chemin que l'abstraction pour rejoindre l'être réel et il propose une nouvelle méthode.
§652) 2) La Méthode du recueillement. Cette méthode est d'abord une introspection; puisque l'être existant est dans notre expérience fondamentale de pensée spirituelle. Mais il s'agit de dépasser toute réflexion psychologique liée à une description «objective» des phénomènes, ou à ce qui nous apparaît comme «être objectif», car l'existence est d'un autre ordre: il faut une réflexion au second degré. Pour éviter de rester dans la pensée objective, il faut opérer un retour sur soi d'ordre actif ou affectif dans lequel on s'exprime soi-même, par exemple, dans un choix, un engagement, une promesse, une invocation, un refus, une espérance, une prière, etc. C'est une méthode de «recueillement», car ces diverses expériences existentielles se réalisent consciemment, avec le souci de se rendre compte de tout ce qu'elles impliquent de réalité; elles sont, non pas la vision claire de l'être comme de ce qui existe concrètement, car en lui-même il reste inaccessible aux idées claires, mais une série d'intuitions obscures où «l'existant» témoigne de sa présence de plus en plus certaine. C'est, dit Marcel, la méthode «des approches concrètes du mystère ontologique»; et la connaissance qu'on en a n'est plus une science, mais une foi qui s'adresse, non à une vérité abstraite, mais à une personne concrète et existante. On ne croit pas une vérité, on croit à une Personne: à quelqu'un.
Ce point de départ de la philosophie de G. Marcel explique ainsi la 2e partie de son principe fondamental: sa méthode de recueillement avec son but commun à tous les existentialismes: saisir l'être comme existant. Reste à préciser ce but, si possible, en indiquant les domaines où s'applique la méthode: c'est la 1re partie du principe fondamental.
§653) 3) Triple application: le «moi», Dieu, le monde. Il est impossible d'exposer cette philosophie comme un système logiquement déduit, car elle n'a ni objet à décrire, ni problème à résoudre, ni démonstration logique à fournir. L'existence concrète ne se prouve pas, on la constate par la méthode du recueillement, on s'en approche de plus en plus comme d'une personne qui témoigne de sa présence. Pareille philosophie consiste à présenter sous forme de description phénoménologique, ou de «Journal» (où il s'agit bien d'expériences vécues), ou même de drames qui font vivre aux acteurs une «tranche de vie», les multiples aspects du réel contenus dans l'une ou l'autre expérience judicieusement choisie. Chez Marcel, ces applications se dirigent en trois directions souvent convergentes, mais qu'il faut bien sérier pour en prendre connaissance.
a) Direction vers le «moi». Dans l'expérience fondamentale, ce «moi», l'homme existant, est d'abord le sujet pur d'où jaillit l'affirmation de l'être en une perception quelconque, comme nous l'avons dit. Mais il y a des expériences plus riches en contenu qui permettent de caractériser ce «sujet», non par des qualités conceptuelles, mais par des approches vécues ou des conditions d'existence concrète. C'est ainsi que les expériences de la promesse, de la fidélité, de l'engagement nous conduisent vers le mystère ontologique de notre «moi». Nous ne pouvons transcrire ici l'analyse détaillée qu'en fait l'auteur: notons-en seulement les conclusions. L'engagement, dit-il, n'est possible qu'à un être qui transcende les situations contingentes où il passe et qui les domine en «répondant de soi». De même la fidélité affirme un certain «permanent ontologique» qui en est l'essence malgré l'incertitude de l'avenir; et c'est celà, notre être, notre existence concrète. L'incertitude même de notre fidélité, dont nous sentons l'évidence par la possibilité de «nous trahir nous-mêmes» à chaque instant, dévoile un autre aspect de notre «existence»: sa liberté foncière qui n'est pas une qualité surajoutée, mais qui la constitue elle-même dans ce présent où nous revivons notre passé en l'assumant et où nous créons notre avenir en le choisissant. De la sorte, la temporalité, la liberté, le choix, l'être existant du «moi» et notre personnalité ne sont qu'une seule et même chose, et si l'on appelle notre «essence» personnelle ce qui nous constitue ainsi en nous distinguant de tout autre, il est clair qu'ici encore, l'existence précède l'essence.
b) Direction vers Dieu. Avec l'être du «moi», tout n'est pas pour autant dégagé de l'expérience de la fidélité: nous y trouvons un contact existentiel avec l'autre et de telle sorte que notre «moi» y acquiert toute sa densité ontologique. Dans la promesse d'une conscience noble, ce n'est pas envers soi-même qu'on engage son avenir [°1954], ni à l'égard d'une chose qui ne le mérite pas: c'est à l'égard d'une autre personne, libre comme nous. Il y a dans cette expérience authentiquement humaine un aspect de désintéressement, de disponibilité sans condition à l'égard d'un autre qu'on estime capable d'y répondre au même degré absolu. Et cet aspect d'absolu dévoile la présence de l'Être absolu qui est Dieu seul capable d'expliquer cette expérience en en garantissant la valeur. Toute fidélité, peut-on dire, est un appel à Dieu comme témoin et comme garant. Telle est, pour G. Marcel, la découverte métaphysique de Dieu dans une expérience existentielle.
Celle de l'espérance est encore plus efficace pour rencontrer Dieu: fondée sur l'évidente constatation de notre fragilité morale, de notre incertitude sur notre avenir, où nous pouvons toujours «nous trahir» nous-mêmes, elle devient un aspect de cette liberté foncière qui est notre existence et notre «moi». Si Dieu nous parle, en effet - et nous constatons qu'il le fait, soit par la voix de la conscience morale, soit par l'appel de la Foi, - notre idéal se concrétise aussitôt dans un refus ou une acceptation de cet appel; et, d'autre part, si l'on accepte, on ne peut fonder sa fidélité sur soi-même, mais sur l'aide indispensable, et seule efficace, de Dieu auquel on s'ouvre par l'espérance.
Telle est bien l'expérience fondamentale qui s'impose à toute conscience humaine, dès qu'elle réfléchit sur l'être de son existence: c'est l'expérience du refus ou de l'invocation, celle du choix libre d'une destinée. Le refus, c'est la réponse de l'existentialisme athée qui conduit à l'absurde et au désespoir. Répondre «oui» à l'appel de Dieu, c'est trouver l'existence authentique; mais on ne le peut que par l'invocation, la prière dont l'efficacité jaillit d'une invincible espérance.
La méthode de recueillement nous conduit ainsi à rencontrer le mystère ontologique en ses deux réalités principales: l'Être existant par excellence, Dieu, et notre être personnel constitué par notre choix libre de Dieu. Aucun des deux n'est exprimable en concepts clairs, car, étant abstraits ceux-ci laissent de côté leur réalité existentielle; mais l'intuition que nous avons de notre dépendance de Dieu permet cependant une précision importante: notre âme est spirituelle. En effet, si nous appelons spontanément notre moi personnel une âme, un sujet permanent que nous avons commencé d'être, il faut dire cependant qu'il n'y a rien au préalable, avant notre choix libre de Dieu: «Être sujet, dit G. Marcel, ce n'est pas un fait ni un point de départ, mais une conquête et un but»; et celà, d'après lui, «définit la spiritualité même» [°1955] et c'est en effet une marque de transcendance à l'égard de toute activité corporelle. De là découle une conception de notre personnalité qu'on pourrait appeler la théorie de l'âme-enjeu, d'après laquelle «ce qui définit notre âme spirituelle comme telle, c'est la possibilité d'être sauvée ou perdue», et la nécessité d'être un jour l'un ou l'autre; ce n'est là d'ailleurs qu'une autre manière d'exprimer le choix libre fondamental qui nous constitue comme «existence» et peut se manifester par la double expérience opposée: celle du désespoir athée ou celle de l'espérance chrétienne.
c) Direction vers le monde: Être et avoir. La même expérience fondamentale ouvre aussi un chemin vers l'extérieur. Déjà, en la complétant par la fidélité, nous avons rencontré les autres hommes, et Dieu. Mais, bien observée, elle nous renvoie d'abord vers le monde physique en passant par notre corps. C'est une originalité de G. Marcel que d'analyser plus amplement ce qu'il appelle l'incarnation du «moi»; car, s'il est spirituel, notre moi existant n'est jamais saisi comme pure pensée, comme acte intime radicalement distinct de la matière: c'est là une abstraction sans fondement dans l'expérience car celle-ci proclame au contraire la loi de dépendance empirique [°1956]. Normalement il n'y a pas en nous de pensée sans image, ni d'expérience intellectuelle sans perception sensible, externe ou interne. Le fait de conscience de notre «existence personnelle» se manifeste ainsi comme incarné, enraciné dans notre corps. L'analyse de ce phénomène s'éclaire par une nouvelle distinction, importante chez Marcel, entre l'être et l'avoir, (que le sens commun, bien à tort, tend à confondre).
La catégorie de l'avoir concerne les objets de la connaissance ordinaire; elle porte sur les choses séparées de nous et qui restent toujours distinctes, car la possession nous les intériorise sous forme d'objets utiles qui s'opposent à notre être existentiel. Aussi engendrent-ils en nous une triple tendance: tendance à les asservir pour les utiliser, tendance à nous y asservir en les considérant comme indispensables, tendance à en exclure les autres par un égoïsme qui nous sépare d'eux.
La catégorie de l'être est celle du mystère dont nous avons parlé jusqu'ici; en s'appliquant à notre «moi», elle s'affirme par trois caractères opposés à ceux de l'avoir: la liberté, l'engagement désintéressé, et la communication de l'amour.
Quant à notre corps, nous pouvons dire, certes, que nous l'avons; mais nous le transformons ainsi en une chose distincte, extérieure à notre «moi» qui s'en sert, le domine, et parfois s'arroge le droit de le détruire par le suicide; c'est là une erreur pernicieuse. L'examen attentif de notre expérience montre au contraire que nous sommes notre corps. Nous vivons dans ses activités au même titre que dans nos pensées et nos choix libres: c'est nous qui avons mal au pied ou à l'estomac, qui, de petits, devenons grands, etc. C'est là une description phénoménologique très exacte: notre vrai «moi» est incarne.
G. Marcel en conclut que notre existence humaine dévoilée en cette expérience n'est pas celle d'une âme spirituelle, mais d'une unité concrète, aussi bien corporelle que spirituelle; disons qu'il reconnaît comme fait d'expérience évident, l'unité substantielle du corps et de l'âme. De plus, en intégrant dans cette même expérience la perception des êtres concrets du monde externe, il retrouve une autre évidence qui est à la base de notre réalisme modéré; pour lui, l'existence des réalités corporelles hors de nous ne fait plus problème: elle est rencontrée par notre moi personnel à travers notre corps dans la sensation. La connaissance sensible retrouve ainsi sa valeur objective pour attester la réalité d'un monde qui n'est plus seulement pure extension (comme en cartésianisme), ni suite de phénomènes mesurables (comme en sciences positives), mais riche en qualités et propriétés qui existent réellement (comme en philosophie chrétienne).
Il faut pourtant distinguer ces réalités physiques, objet de l'avoir, des existants concrets qui sont êtres au sens plénier, comme notre «moi». Si nous percevons les autres par leur corps en les assimilant aux choses, nous les «réifions» en les objectivant. Chacun est un «lui» qui reste dans la catégorie de l'avoir; c'est par l'expérience de la fidélité ou d'autres semblables qu'il devient un «toi», une personne consciente comme nous-mêmes et alors, sur ce nouveau plan de l'existentiel, il se forme une unité toute différente de l'unité physique du monde: c'est l'expérience du «nous», fondée sur la communication des personnes, en particulier dans l'amitié et l'amour vrai. Cette expérience de l'autre comme personne est, pour G. Marcel, primitive: elle est, pourrait-on dire, une forme ou une extension de l'expérience fondamentale de notre «moi»; par analyse, il y trouve les aspects ontologiques ou les conditions qui constituent la réalité de la famille et du mariage, de l'amitié, de tout groupement humain authentique: sportif, littéraire, etc., jusqu'à la nation. Il y trouve aussi, comme nous l'avons dit, la Personne absolue, le «Toi» suprême qui est Dieu et qui, dans l'ordre existentiel, est la dernière explication de tout le reste, le garant des valeurs qui fondent, et les groupements de «nous», et l'authenticité de notre «moi» personnel.
§654). 4) La Foi surnaturelle et l'Existentialisme chrétien. Entre le vrai Dieu et l'homme conscient, personnel et social, il y a des relations qui s'imposent évidemment et qui constituent la Religion, sommet de la morale. La philosophie au sens traditionnel ne peut aller plus loin; mais au sens où l'entend G. Marcel, elle est à la fois beaucoup plus timide et plus hardie. Certes, elle récuse toute valeur conceptuelle aux attributs divins, qu'il s'agisse de penser Dieu en lui-même ou par rapport à ses oeuvres; elle la récuse de même à tous les dogmes catholiques et aux croyances des autres religions, prises comme connaissances objectives de l'Être divin: en ce sens, dit G. Marcel, «quand nous parlons de Dieu, ce n'est pas de Dieu que nous parlons, mais de son idée»: Dieu est le mystère par excellence; il n'est accessible qu'à l'expérience existentielle et par la méthode des approches concrètes et du recueillement. Mais, en fait, Dieu a parlé aux hommes par ses Prophètes, il s'est manifesté lui-même à eux par l'Incarnation du Verbe et son témoignage se continue dans l'action de l'Église chrétienne qui transmet à tous, partout et toujours, le message divin. Il y a là une expérience existentielle que ne peut ignorer le philosophe, qu'il a le droit d'analyser par sa méthode propre pour progresser à la rencontre de Dieu. Cette expérience est celle de la foi, non pas de la foi philosophique de Jaspers, mais de la foi religieuse et chrétienne de Kierkegaard, puisqu'en fait c'est par Jésus-Christ que Dieu nous a parlé. Comme toute expérience, cette foi est un événement strictement personnel et en ce sens incommunicable, un fait qui n'a de valeur et même de signification que pour celui qui l'éprouve. Mais en le décrivant selon la méthode phénoménologique, G. Marcel estime qu'il apporte à ses lecteurs un message philosophique, et même, à son avis, la seule vraie philosophie en ce domaine, et ce message est de toute évidence une «philosophie chrétienne».
Cependant l'expérience dont il témoigne n'est pas celle d'une foi protestante, mais catholique, interprétée d'après les principes de sa philosophie. Dans son effort pour approcher du mystère ontologique, cet acte de foi ne pouvait être, ni la conclusion d'un raisonnement, ni l'accomplissement d'un devoir imposé clairement, «conceptuellement», par exemple dans une lecture pieuse ou une prédication. Il fut pour lui un accueil spontané, un élan vers Dieu qui s'identifia, ce jour-là, avec ce «choix libre d'une destinée» qui «crée» notre existence authentique de personne humaine. En toute rigueur, pour lui pas plus que pour Sartre ou Kierkegaard ou quelqu'autre existentialiste conséquent avec ses principes, ce choix ne peut se justifier par rien d'autre que par lui-même, car il est premier. Mais comme, en fait, cette expérience s'accompagnait de plusieurs aspects complémentaires: expériences de la fidélité, de l'irrémédiable instabilité ou contingence humaine, expérience de l'espérance et de l'invocation qu'elle suggère et d'autres semblables, l'acte de Foi à la Personne du Christ qui nous révèle Dieu, devient une humble ouverture à la grâce et une généreuse coopération à l'appel de Dieu. C'est pourquoi, dans le cas de G. Marcel, elle pouvait réaliser les conditions subjectivement suffisantes d'une adhésion efficace à la vie authentique de la Religion catholique, malgré ses déficiences objectivement importantes [°1957] aux yeux de la théologie catholique. Ayant donc l'expérience des richesses que nous apporte la véritable Révélation divine, soit dans l'ordre des vérités les plus hautes appartenant à la sagesse, soit dans l'ordre de la vie morale et de la perfection humaine, soit même dans l'histoire de la destinée des peuples et de l'humanité, G. Marcel peut, à l'aide de sa méthode propre, développer de nombreux aperçus valables en eux-mêmes, qu'il estime relever de la philosophie existentielle, mais qui, de fait, relèvent également de la Révélation et constituent ce qu'on pourrait appeler une «théologie existentielle». Par là, cet existentialisme «chrétien» est bien celui qui de toutes les formes existantes possède le plus de valeur.
Cette valeur pourtant, n'est que relative: elle exprime l'intensité d'une foi dont le témoignage est de grand poids et peut aider bien des esprits modernes à faire eux aussi la même expérience décisive pour leur salut éternel. Mais comme philosophie, l'oeuvre de G. Marcel a le défaut de tout existentialisme. En refusant toute valeur métaphysique à nos concepts abstraits, même soumis aux purifications de l'analogie, il se trouve incapable de préciser la distinction nécessaire entre les vérités naturelles et surnaturelles; et la description qu'il donne de la foi, malgré sa valeur phénoménologique, laisse échapper bien des aspects qui en feraient un acte authentique de connaissance. Enfin, comme nous allons le dire, elle doit renoncer à se constituer en «système philosophique», et G. Marcel a raison de l'avouer.
§655) CONCLUSION GENERALE SUR L'EXISTENTIALISME. En fixant ses recherches sur l'être réel «qui existe», et surtout en se proposant d'expliquer «ce qu'il est» dans une Ontologie, l'existentialisme aborde de nouveau un problème fondamental de la sagesse philosophique, totalement négligé, oublié et même exclu au XIXe siècle: le problème de l'être. En cherchant l'être par une méthode rivée au concret, il le cherche mal, sans doute, mais il a le mérite d'en parler et même, en un sens, d'indiquer clairement où il est: car l'être comme tel est d'abord «ce qui existe». Ce mouvement intellectuel marque donc, lui aussi, un progrès vers la métaphysique, étude de l'être en tant qu'être.
Mais ce mouvement n'aboutit pas, faute de reconnaître le vrai moyen d'aboutir pour nous: la valeur de notre connaissance intellectuelle et de l'abstraction bien comprise. Il n'a pas tort, certes de chercher l'être réel existant d'abord dans notre moi pensant et personnel; il retrouve ainsi le point de départ d'une philosophie parfaitement valable, celle de saint Augustin. Mais la manière dont il procède souffre d'un défaut insurmontable: il ne peut trouver dans sa méthode propre le moyen de critiquer son point de départ pour en justifier, comme il se doit, l'infaillible vérité. Le choix primordial, en effet, qui donne un sens à notre existence en lui fixant un but précis, est le premier devoir de notre vie morale, et il doit normalement être éclairé pour être posé avec prudence, en toute sûreté de conscience. Une philosophie comme le thomisme trouve dans sa psychologie et sa théodicée une règle ferme pour orienter cette première démarche de notre vie morale. Mais en prenant comme base ce libre choix, on se condamne à recevoir indifféremment toute expérience, celle d'un athée comme Sartre, celle d'un bon chrétien comme G. Marcel: l'une et l'autre peut être également authentique, et donc légitime, pour une telle philosophie. Bref, l'existentialisme est impuissant à réaliser son ambition démesurée, qui est de donner à tout homme le moyen efficace de faire son salut ou de réaliser sa destinée.
Ce qui est le plus valable en lui, c'est sa méthode phénoménologique: en l'appliquant à notre existence humaine, il a accumulé de précieuses richesses psychologiques qui concernent spécialement notre vie spirituelle. L'accent qu'il met sur la personne humaine, nous invite à parler ici d'un mouvement parallèle du XXe siècle: le Personnalisme.
§656). Ce mouvement mérite d'être signalé, d'abord en Amérique, où il prend une forme chrétienne; puis en France, avec E. Mounier qui lui donne un caractère purement philosophique.
A) En Amérique.
C'est Borden Parker BOWNE (1847-1916) protestant convaincu, qui fonda aux U.S.A. le personnalisme chrétien.
Après ses études philosophiques à New York, il séjourna en Allemagne (1871-1873) où il fut attiré par l'idéalisme de Lotze. De retour en Amérique, il fut bientôt appelé comme professeur de philosophie à l'Université de Boston où il resta jusqu'à sa mort. Ses principaux ouvrages sont: Studies in Theism (1879); Philosophy of Theism (1887); Principles of Ethics and Metaphysics (1892); The Theory of Thought and Knowledge (1897); The Immanence of God (1905); et surtout Personalism (1908). On cite parmi ses disciples: A. C. KNUTSON, R. T. FLEWLING, et aussi, mais à tort à notre avis, E. S. BRIGHTMAN [°1958].
Le personnalisme chrétien est la philosophie qui met au centre de la vie humaine la personnalité libre et responsable de l'homme, et qui explique tout par l'action personnelle du Dieu Créateur et Rémunérateur. Ces deux thèses en effet sont clairement enseignées par la Révélation du Christ, et le philosophe chrétien en montre à la fois la valeur rationnelle et l'harmonieuse unité, car la personne humaine se rattache nécessairement à celle de Dieu qui l'explique.
Bowne, fidèle à l'esprit positif américain, commence par affirmer notre personnalité humaine comme un fait dûment constaté. Nous voyons en effet, dans notre conscience adulte, les caractères qu'on attribue communément à la personne: d'abord, l'intelligence et ses richesses qui embrassent en principe tout ce qui est hors de nous: car nos sciences explorent le monde sensible où vivent les autres hommes; et en nous: car nous discernons les divers aspects de notre vie intérieure; - ensuite, nous y voyons l'empire que nous exerçons sur notre vie, empire limité sans doute d'après nos connaissances et les influences corporelles, mais bien réel; de là s'impose le sentiment de responsabilité et de liberté de nos décisions; - enfin, tout cela apparaît pleinement unifié dans notre moi, capable de se connaître et de se contrôler. Intelligence, volonté libre, moi substantiel pleinement conscient, telles sont, semble-t-il, les trois propriétés de la personne que constate Bowne. On a essayé d'en expliquer l'apparition dans l'homme par l'évolution ou l'action de la société; vainement, selon Bowne: le plus ne vient pas du moins, ni le personnel d'une évolution impersonnelle. On ne peut pas davantage faire de la personne une catégorie abstraite, fruit du travail de l'esprit, comme dans l'idéalisme: c'est l'esprit vivant et personnel qui explique ce travail d'abstraction et non vice versa. L'existence personnelle est donc le fait primitif qui explique tout le reste dans la vie proprement humaine. «Chaque fois que nous tentons d'aller derrière ce fait, dit Bowne, nous essayons d'expliquer l'explication. Nous expliquons les objets devant le miroir par les images qui semblent derrière lui. Il n'y a rien derrière le miroir. Quand nous avons vécu et décrit la vie personnelle, nous avons fait tout ce que peut faire un esprit sain et mesuré» [°1959].
Cependant, notre personnalité ne peut s'expliquer entièrement par elle-même: nous ne sommes pas éternels et elle commence en nous avec nous. Or, notre génération corporelle, pas plus que l'évolution cosmique, ne peut en expliquer la perfection suréminente. Il faut donc, conclut très justement Bowne, qu'elle vienne d'une source également intelligente et libre: d'un Dieu Créateur, cause personnelle suprême. C'est en cet Être infini et absolu que se réalise la personnalité la plus complète et la plus parfaite, la seule qui puisse livrer vraiment la dernière explication de tout. Et Bowne remarque encore très justement que cette application de la notion de personne à un Dieu infini comme à notre moi limité, évite parfaitement l'anthropomorphisme, parce que «la personnalité et la corporéité sont des idées incommensurables» [°1960].
De cette influence personnelle et créatrice de Dieu sur la vie humaine, il est encore possible de déduire une Morale philosophiquement justifiée et conforme aux règles de la Révélation et de la vraie Religion. Aussi les Principles of Ethics de Bowne furent-ils adoptés comme manuel en beaucoup de Collèges et Séminaires méthodistes d'Amérique.
Ainsi la vie spirituelle de la personne humaine, expliquée par l'action du Dieu personnel, offre la base (dans l'ordre spéculatif et surtout pratique) d'une solide synthèse de philosophie chrétienne. Il suffirait, pour l'édifier, d'analyser méthodiquement les richesses de ce point de départ évident, et d'en déduire les autres vérités sur Dieu, l'homme et l'univers, accessibles à la raison naturelle; et c'est le cadre de l'Augustinisme [°1961] qui lui est directement adapté. Saluons dans le personnalisme de Bowne, un essai prometteur de ce renouveau.
On peut lui rattacher la philosophie de George Holme HOWISON [°1962] (1834-1916) qui est aussi un personnalisme, car elle considère l'existence de notre moi personnel comme un fait définitif, une sorte de «monade indestructible» qui ne peut s'évanouir dans l'Esprit Absolu infini. Il ajoute à la conception de Bowne un caractère social intéressant. Il conçoit tous les esprits comme doués d'une coexistence essentielle, non pas matérielle ou spatio-temporelle comme les corps, mais d'ordre moral et personnel comme il convient aux esprits, en sorte qu'ils forment une «Société éternelle» qu'il appelle la Cité de Dieu. L'unité de cette Cité est formée par une harmonie et une coopération spontanées, grâce auxquelles selon Howison, tous les membres de la Cité se portent librement vers le but commun: conduire progressivement les structures du monde sensible vers leur suprême perfection.
Malheureusement, la notion de Dieu en cette doctrine se dégage bien moins clairement qu'en celle de Bowne. Dieu semble être le résultat des efforts communs faits par les personnes humaines cherchant à soumettre le monde à leur service: ce serait revenir à une fin dernière au niveau de la nature physique, ou du moins de la société humaine; ce serait surtout concevoir la nature divine sous une forme panthéiste et immanente, en la ramenant à une sorte de force spirituelle («Esprit souverain») travaillant, grâce à la coopération sociale des personnes humaines, dans un «cosmos» où il s'incarne pour y construire la République éternelle de l'Univers où les hommes doivent vivre en souverains. Mais une telle conception de la «Cité de Dieu» n'appartient plus que de loin à la philosophie chrétienne.
B) En France: Emmanuel Mounier [b179] (1905-1950).
§657). D'abord disciple de J. Chevalier et agrégé de philosophie en Sorbonne (1928) Emmanuel Mounier fut professeur de philosophie au lycée de Neuilly (1930-1932) puis au lycée français de Bruxelles (1933-1939); mais, en réaction spontanée contre l'enseignement universitaire, officiel, idéaliste, replié sur sa dignité, il se porte tout entier vers une «pensée engagée» comme celle du marxisme et de l'existentialisme. Tout en restant fidèle à ses convictions catholiques traditionnelles et profondes, il conçoit la philosophie comme un ferment révolutionnaire, source d'action sociale et politique capable de guérir la société d'une décadence où elle est, à son avis, plongée. Dans ce but, avec un groupe d'intellectuels qui partage ses vues, parmi lesquels G. IZARD, A. BEGUIN, et aussi Jacques MARITAIN, il fonde le mouvement et la revue «Esprit» (1932) dont il fit l'instrument de cette action d'avant-garde qu'il estimait être sa mission. Emprisonné durant l'occupation allemande après l'interdiction de sa revue (1941-1944), il la reprend en 1945, la complétant par plusieurs ouvrages dont les plus significatifs pour la compréhension de sa philosophie sont le Traité du caractère et les exposés de son Personnalisme, qu'il écrivit les deux dernières années de sa vie. Il mourut subitement en 1950.
Pour fonder son action, il choisit la doctrine de la personne humaine dont la dignité est proclamée par la Foi catholique, mais reste accessible aussi, et même de nos jours attirante, pour bon nombre d'esprits du dehors, soit religieux: protestants, orthodoxes, musulmans, soit rationalistes et même athées, comme en certaines formes d'existentialisme [°1963]. Cette base lui paraît seule adaptée au large rassemblement de bonnes volontés nécessaire à ce qu'il prépare: une «révolution» (indispensable à son avis) non pas marxiste ou communiste, mais personnaliste. D'où les deux aspects de son oeuvre: l'un doctrinal, l'autre révolutionnaire, intimement liés, bien que le premier seul appartienne à l'histoire de la philosophie.
Mais il lui appartient; car, dit Mounier, «le personnalisme est une philosophie... Il ne fuit pas la systématisation, car il faut de l'ordre dans les pensées: concepts, logique, schémas d'unification ne sont pas seulement utiles à fixer et communiquer une pensée qui sans eux se dissoudrait en intuition opaque et solitaire; ils servent à fouiller ces intuitions dans leurs profondeurs; ce sont des instruments de découverte en même temps que d'exposition. Parce qu'il précise des structures, le personnalisme est une philosophie et non pas seulement une attitude» [°1964]. Or l'intuition fondamentale, pour Mounier, est celle de la personne humaine; intuition qu'on peut résumer ainsi:
La personne humaine est une réalité spirituelle attirée par la contemplation des valeurs éternelles, mais qui, en tant qu'incarnée, a aussi une vocation active qui la pousse vers l'«engagement» social et, s'il le faut, révolutionnaire.
Soucieux d'atteindre l'ensemble des lecteurs cultivés, Mounier évite les précisions techniques de tout système philosophique, spécialement du thomisme; mais il professe la doctrine commune de la philosophie chrétienne sur la nature de notre personnalité: elle est, dit-il, une «réalité subsistante», c'est-à-dire ce que nous appelons âme immortelle; mais n'insiste pas sur les preuves de cette immortalité, parce qu'il considère la personne en sa mission terrestre. Sa spiritualité ressort de sa liberté, par laquelle elle domine le sensible et se constitue elle-même en formant son caractère; car elle n'a pas un caractère: elle est cette forme originale de se comporter, de réagir, de s'affirmer, de s'imposer, qu'on nomme un «caractère». Mounier, sans préciser le sens philosophique de ses affirmations, adopte volontiers les formules existentialistes: constituée par sa liberté, la personne humaine se crée elle-même en choisissant un but. Elle est ainsi attirée par l'idéal exprimé par les valeurs qui apparaissent comme absolues. Mais, par réaction contre l'abstrait et dans la ligne du personnalisme, Mounier approuve la tendance à personnaliser les valeurs; et pour le chrétien, ajoute-t-il, c'est Dieu, Personnalité suprême, qui en réalité «personnalise» toutes les vraies valeurs: Beauté, Bonté, justice, Vérité, Liberté, etc. Or, précisément en tant que libre, notre personnalité qui participe à celle de Dieu, met un élément imprévisible dans l'exercice du caractère, car elle «développe à coups d'actes créateurs la singularité de sa vocation» [°1965]: en elle-même, elle est inaccessible à une science conceptuelle; Mounier parle, comme G. Marcel, du «mystère personnel».
Mais «ce qui n'agit pas n'est pas», faut-il dire avec Blondel. Le moi se manifeste par ses actes; il est comme une force d'expansion qui jaillit en trois directions: par extériorisation vers le dehors pour s'y adapter; par intériorisation vers soi-même pour fuir le monde et, surtout, se recueillir; par dépassement vers la Transcendance pour se parfaire. Mounier distingue encore cinq formes d'action: 1) celle qui organise et utilise le monde externe; 2) celle de la vie intérieure ascétique qui redresse les défauts, acquiert les vertus; 3) celle de la vie contemplative qui explore les valeurs en vue de leur expansion dans le monde; 4) celle qui rassemble des collaborateurs et dirige une communauté; 5) (celle qu'il préfère): l'engagement, en vue d'influencer la vie publique; à son avis, toute personne humaine, étant incarnée, a cette vocation active à laquelle elle ne peut se soustraire [°1966]; et il insiste sur l'aspect dynamique et combatif de cette «action». C'est dans la lutte que se forment les grands caractères. Il faut d'abord vaincre et détruire les obstacles pour atteindre l'idéal, en soi et dans les autres, puisqu'il s'agit d'une action sur la société humaine. Aussi est-il légitime - et même obligatoire - que cette action devienne révolutionnaire, quand on est en face d'«un désordre établi», comme est, à son avis, la société capitaliste.
Cette orientation soulève un grand nombre de problèmes connexes que Mounier s'efforce de résoudre à la lumière de son personnalisme, mais en tenant compte toujours de la doctrine catholique. Ainsi préfère-t-il une révolution pacifique, n'admettant l'emploi de la force ou d'une insurrection que rarement et avec les conditions requises par la morale traditionnelle. Il adopte aussi la doctrine chrétienne du droit de propriété, qui est personnel quant à l'administration, mais social et communautaire quant à l'usage, déterminé par le vrai bien commun qui n'est pas seulement terrestre, matériel, mais spirituel et centré sur la gloire de Dieu. C'est pourquoi il propose l'institution, non pas du «collectivisme étatiste», mais d'organismes qui soient des «personnes collectives» dirigées par un groupe de personnes responsables agissant librement et en accord pour le bien commun. Il conçoit de même le rôle de l'État dans le respect des droits de chaque personne humaine et de ces «personnes collectives» qui organisent chacune son secteur propre.
Mais le plus grand nombre de problèmes auxquels il donnait inlassablement des réponses qui étaient aussi des directives pour les groupes d'«Esprit» et des appels aux alliés, relèvent moins de la philosophie que de l'homme d'action: Comment, par exemple, interpréter et appliquer une décision du Pape; comment apprécier le parti communiste (dont il constatait la force et justifiait l'aspiration révolutionnaire) et jusqu'où peut-on collaborer à ses initiatives? Quel rapport entre l'Église et la politique? Un parti fait-il bien de s'intituler «chrétien», comme fait la Démocratie? - Ce n'est plus ici le domaine de la philosophie. C'est celui des décisions de l'autorité religieuse légitime, que Mounier accepta toujours en vrai fils de l'Église avec une sincère soumission; ou celui, non plus de la science et d'une sagesse doctrinale, mais d'une sagesse toute pratique et de la prudence chrétienne.
Au point de vue philosophique, la doctrine de la personne donne une réelle unité à la pensée de Mounier et elle est fondée sur une observation juste et pénétrante de la vie humaine en ses aspects complémentaires: actifs et contemplatifs, spirituels, sensibles et corporels, réflexifs et expansifs vers le monde et surtout les autres hommes. Pour l'essentiel, elle rejoint la notion thomiste de personne, avec la distinction entre l'individu qui relève de la matière, et la personnalité spirituelle, source de responsabilité morale, qui relève de l'esprit immortel; mais en insistant sur l'aspect psychologique et existentiel.
Son défaut le plus important est l'étroitesse de son point de vue. Mounier, chrétien convaincu, a négligé de s'assimiler une grande philosophie chrétienne qui lui aurait donné l'aide d'une doctrine universelle vers laquelle tend spontanément l'esprit philosophique. Il a préféré, cédant en partie à l'esprit moderne, présenter son «système propre» du personnalisme qui est incapable de fonder cette doctrine universelle. Il n'y a pas songé d'ailleurs, et il s'est tourné vers l'action. Même lorsqu'il reconnaît l'utilité d'une «systématisation» pour unifier le personnalisme, il ne songe pas à l'évidence d'un principe fondamental dont l'infaillible vérité pourrait soutenir une explication du monde. Il parle plutôt des «schémas d'unification» tels qu'on les trouve souvent dans les sciences positives et les essais modernes de philosophies «au sens élargi» du mot, schémas qui ne remplacent pas l'intuition fondamentale d'un grand philosophe.
De là le caractère inachevé des thèses philosophiques du personnalisme tel que Mounier nous l'a transmis. Conçu comme une doctrine destinée avant tout à fonder une action de renouveau social et politique, elle participe à la contingence de toute situation terrestre. Le noyau central en restera pourtant, éclairé par l'exemple d'une noble personnalité qui l'a pleinement vécu. Mais il gagnerait à s'incorporer au système doctrinal complet d'une Philosophie chrétienne.
§658). Dans le mouvement d'idées, si caractéristique du XXe siècle, qui porte les philosophes modernes à se libérer à la fois de l'idéalisme et du positivisme pour rétablir les droits de la sagesse métaphysique, le but ne sera pleinement atteint que par le néothomisme. Mais, après les essais des philosophes de la vie et des existentialistes, il y a un vrai réveil métaphysique chez bon nombre de penseurs qui préfèrent l'esprit augustinien à l'aristotélisme thomiste. Ce réveil se manifeste le mieux dans le groupe de la Philosophie de l'esprit dont l'un des principaux membres est Louis Lavelle; il est déjà fortement accentué dans la Philosophie de l'action de M. Blondel; et, sans être explicitement affirmé, il manifeste sa présence dans l'Ontologie de Nicolaï Hartman, qui fait de l'être l'objet premier de son étude en commençant par la Métaphysique de la connaissance. Enfin, dans l'étonnante synthèse proposée par Whitehead en sa Philosophie organique, il y a des vues platoniciennes qui évoquent l'exemplarisme augustinien; mais le philosophe anglais s'inspire surtout des sciences dont il est un spécialiste, et c'est par lui qu'il convient de commencer l'exposé du Réveil métaphysique. Ce dernier se présente ainsi sous quatre aspects:
1. Métaphysique des sciences: Philosophie organique de Whitehead.
2. Métaphysique de la connaissance: Philosophie ontologique de N. Hartman.
3. Métaphysique de l'action: Philosophie religieuse de M. Blondel.
4. Métaphysique augustinienne: Philosophie de l'esprit de L. Lavelle.
b180) Bibliographie spéciale (Alfred North Whitehead)
§659). Le représentant le plus important du réalisme scientifique au XXe siècle est (avec B. RUSSELL) Alfred North WHITEHEAD. Né à Ramsgate (île de Thamet) en Angleterre, il passa la première partie de sa carrière à Trinity Collège de Cambridge de 1886 à 1919 comme élève, puis professeur en sciences mathématiques. Lui-même note que son mariage, en 1890, eut une grande influence sur sa philosophie: «La vie de ma femme, dit-il, m'a enseigné que la beauté morale et esthétique est le but même de l'existence». Ses premières oeuvres publiées sont d'ordre mathématique, notamment, en collaboration avec B. Russell, les 3 vol. des Principia mathematica (1910-1913). En 1911, il vient à Londres et s'oriente vers la pédagogie. Mais l'intérêt qu'il portait déjà à la philosophie dès son séjour à Cambridge s'affirme de plus en plus et il publie des essais en cette matière: An Inquiry concerning the Principles of Nature and Knowledge (1919) et The Concept of Nature (1920).
Aussi, lorsqu'en 1924, âgé déjà de 63 ans, il reçut une invitation de l'Université Harvard des U.S.A., à venir y occuper une chaire de Philosophie, il accepta et c'est en Amérique qu'il conçut et publia son oeuvre proprement philosophique. Parmi les nombreux ouvrages inspirés par ses conférences et ses cours, citons: Science and the Modern World (1926); Religion in the Making (1926) [°1967]; Symbolism, its Meaning and Effect (1928); Process and Reality (1929); Adventures of Ideas (1933); Modes of Thought (1938), tous édités à Cambridge; deux conférences: The Mathematics and the Good; et: Immortality (1941); des Essays in Science and Philosophy (1947) à New York.
En partant de la science éminemment moderne des mathématiques, vue en ses rapports avec les réalités accessibles à notre expérience humaine, Whitehead a retrouvé tous les grands problèmes de la pensée philosophique: d'abord ceux de l'explication du monde corporel, surtout des vivants; puis de la psychologie (faits de conscience), surtout chez l'homme où la pensée soulève les questions de vie spirituelle, intellectuelle et morale; et de là il s'élève à l'ordre métaphysique, jusqu'aux dernières explications par Dieu et la Religion. Son esprit philosophique s'affirme dans le goût pour les problèmes les plus universels et dans le besoin d'unité de ses conceptions et de ses théories explicatives; son originalité est de chercher cette unité à la fois dans les mathématiques avec leur méthode et leur logique rigoureuse, et dans les réalités qui relèvent des expériences scientifiques. Dans ce domaine, il va du monde sensible à celui des esprits, comme Aristote; mais à sa manière. Pour souligner l'unité de ses grandes vues d'ensemble, il a forgé bon nombre de termes techniques qui expriment sa doctrine avec précision mais qui la rendent difficile à saisir. Nous traduirons donc ces formules techniques, comme nous l'avons fait pour Kant [§389] en un langage connu des philosophes chrétiens, avec le souci d'en donner le sens exact et de bien comprendre la pensée de notre auteur avant de l'apprécier.
La théorie fondamentale de Whitehead peut, semble-t-il, s'exprimer ainsi:
Tout s'explique par la «créativité» de la nature conçue comme un système bien ordonné d'événements, tous liés les uns aux autres dans une incessante évolution vers une perfection meilleure.
Frappé par l'unité du réel, Whitehead aime à expliquer l'ordre des êtres inertes sur le modèle des organismes vivants, ce qui a fait appeler son système une «Philosophie organique»: c'est donc à l'ensemble du monde des corps qu'il applique d'abord son principe; de là il passe chez l'homme aux expériences de la vie spirituelle; puis, du monde des esprits, il s'élève à Dieu, explication suprême et métaphysique de l'univers. En cet univers, pourtant, l'homme comme être libre a avec Dieu des rapports plus intimes étudiés en morale et en religion. Enfin, cette vaste «vision du monde» se développe en une harmonieuse synthèse grâce à une méthode de cohérence inspirée des sciences modernes, et c'est par cet aspect logique qu'il convient de commencer notre exposé. Celui-ci compte ainsi cinq points:
1. La méthode scientifique de cohérence.
2. Le monde physique.
3. Le monde de l'homme.
4. Dieu et la Métaphysique.
5. La Morale et la Religion.
§660). Whitehead est persuadé de l'éminente valeur de la méthode des mathématiques auxquelles il a consacré toute la première partie de sa vie. Sa logique rigoureuse, avec ses définitions nettes et claires et ses déductions où s'enchaînent nécessairement entre elles les vérités des nombres et des figures, lui paraît le meilleur instrument de progrès pour la pensée humaine. En abordant la philosophie, il use donc de la méthode mathématique; non pas cependant au sens de Descartes auquel il reproche vivement ce qu'il appelle sa «bifurcation», c'est-à-dire l'opposition radicale qu'il met entre le «monde des idées claires et distinctes», seul doué en philosophie de la vérité au sens propre; et le monde du réel sensible, objet sans doute, selon lui, d'expériences en science physique, mais incapable de dépasser l'opinion probable et d'atteindre l'infaillible certitude: la méthode mathématique en cartésianisme avait pour base l'intuition des «idées claires» d'étendue et de pensée et elle prétendait expliquer notre univers par pure déduction [°1968].
Whitehead au contraire, professe que la réalité est avant tout l'objet de notre expérience humaine, c'est-à-dire le monde corporel accessible à nos sens et non un «monde intelligible». Mais, séduit par les progrès des «sciences» positives modernes, il dénie toute valeur aux interprétations du bon sens (ou de l'ensemble des hommes) pour atteindre la vérité philosophique concernant cet objet: il faut, à son avis, lui appliquer la méthode de la physique du XXe siècle qui unit la valeur des déductions mathématiques aux constatations de l'expérience.
Cette méthode comporte trois étapes: 1) il y a l'observation précise d'un groupe restreint de faits, par exemple celui des faits lumineux, d'où on tire par induction, non seulement des lois démontrées, mais des schèmes, hypothèses ou théories plus générales que les lois. 2) Vient l'étape déductive: à partir de cette théorie, on cherche l'explication précise, non seulement des faits constatés, mais de tous les faits possibles d'une nature analogue: ainsi par la théorie vibratoire, on explique tous les faits lumineux, caloriques, électriques, etc. C'est la méthode de l'abstraction extensive, qui, en physique moderne, a souvent suscité de nouveaux phénomènes. 3) Mais pour atteindre l'infaillible vérité de cette déduction, une troisième étape est indispensable: celle de la vérification par l'expérience de la conclusion ainsi déduite; et parfois, cette expérience, au lieu de confirmer l'hypothèse, la contredit, comme il est arrivé pour certains faits lumineux: d'où la nécessité d'améliorer le schème ou la théorie d'abord choisie, qui reste pure hypothèse avant cette vérification.
Mais en philosophie, l'objet d'étude est le tout, vaste système unifié qui est une sorte d'organisme s'étendant à l'univers; il est difficile de «vérifier» pleinement à son endroit les schèmes les plus généraux, choisis comme premiers principes d'explication. C'est pourquoi la méthode d'abstraction extensive y devient «la recherche de voies multiples et convergentes d'approximations successives» [°1969]. La méthode traditionnelle qui déduit de quelques idées claires toutes les vérités sur le monde et l'homme, tombe, dit Whitehead, dans «l'illusion de la concrétisation mal placée (the fallacy of misplaced concreteness)»: elle prend des idées abstraites pour des réalités concrètes. Celle des «multiples inductions convergentes» a bien plus de chance de retrouver les vrais principes explicatifs des choses.
§660.1). En conséquence, la logique qui lui correspond dénie toute valeur à celle d'Aristote fondée sur le sujet auquel convient un prédicat abstrait, conformément au langage courant. Ce langage est inapte à atteindre le réel et il ne peut que le déformer [°1970]; car nulle accumulation de propriétés abstraites n'exprimera jamais le concret. On parle de «méthode scientifique de cohérence», parce qu'elle est empruntée aux sciences positives, et parce qu'elle suppose la doctrine whiteheadienne de l'unité organique du monde, comme la logique d'Aristote suppose la métaphysique des dix prédicaments: substance et accidents; aussi, pour s'adapter à son objet, requiert- t-elle de nombreux néologismes, proposés par Whitehead avec leur définition précise comme c'est de règle en mathématiques.
Cependant, puisqu'elle prétend découvrir plus efficacement la vérité sur l'univers, il faudrait, pour la légitimer pleinement en philosophie, un sérieux examen critique: Whitehead ne l'a pas fait. Pour fonder sa valeur il en appelle simplement à la foi que tous les savants professent en l'unité du monde et en l'harmonie des lois de la nature confirmée sans cesse par les succès des découvertes scientifiques. «Avoir cette foi, dit-il, c'est savoir que, tout en étant nous-mêmes, nous sommes plus que nous-mêmes...; savoir que les détails isolés, rien que pour être eux-mêmes, demandent à faire partie d'un ensemble systématique; savoir que ce système inclut l'harmonie de la rationalité logique, et l'harmonie de l'accomplissement esthétique» [°1971]; et il note que la science moderne, surtout en ses progrès les plus récents (comme la «relativité» d'Einstein, la physique atomique, la «transformation» de la matière en énergie, etc.) exige la correction des catégories trop rigides du langage courant. Bref, la vraie justification de son point de vue est dans sa formation scientifique et mathématique.
Cette raison a sa valeur; mais elle ne dispense pas d'un examen critique approfondi où se dévoilent les différences d'objet propre, étudiées par les sciences modernes et par la philosophie, d'où découle la nécessité d'une méthode mieux adaptée à chaque branche du savoir. On y montre aussi qu'il existe un critère universel de l'infaillible vérité: celui de l'évidence objective: d'où il résulte que les affirmations authentiques du bon sens (qu'il ne faut pas confondre d'ailleurs avec le «sens commun» [°1972]) ont une solide valeur de vérité que toute philosophie, pour être valable, doit d'abord sauvegarder; et aussi que le langage commun et la logique traditionnelle, comme les thèses fondamentales de la philosophie chrétienne bien comprise, expriment elles aussi la vérité dans la mesure où elle est accessible à notre raison [°1973].
Mais la valeur et le sens de cette méthode se verront mieux par ses applications aux divers problèmes de la philosophie.
§661). Dans une philosophie où le but principal est d'affirmer et d'expliquer l'unité du monde, l'étude du premier secteur (le monde physique) utilise déjà tous les schèmes ou principes qui expliqueront les autres parties; mais pour la clarté de l'exposé, nous devons ici nous borner aux thèses concernant directement les corps, en notant qu'elles trouveront dans la suite un surcroît de lumière. Mais d'abord, nous avons l'application du principe fondamental: Tout s'explique par la «créativité» de la nature; car le monde physique, qui nous entoure et dont nous faisons partie, est ce qu'on appelle la nature.
A) Définitions fondamentales.
La créativité est une propriété qui pousse la nature (définie comme un ensemble d'événements) à produire sans cesse de nouveaux événements, en allant dans un sens déterminé.
L'orientation de cette poussée sera précisée plus loin; mais dès l'abord on constate qu'elle ne va pas au hasard: elle comporte un ordre. Le fait fondamental, cependant, est celui de la marche incessante de la nature: constatation primordiale évidente, certes, qui fut aussi à la source du problème des premiers philosophes. Or Whitehead, comme Hegel et Bergson, donne raison à Héraclite contre Parménide [°1974]. Il n'y a pas de substance au sens scolastique et cartésien de «substrat durable qui subsiste sans avoir besoin d'un autre»; à son avis, les progrès scientifiques exigent l'abolition de cette notion [°1975]: le réel est «ce qui devient» et la nature est «un ensemble d'événements». Bien plus, en réalité, il n'y a qu'un seul et immense événement: c'est l'univers lui-même, puisqu'il est un et organisé; mais pour le comprendre, nous sommes obligés d'y distinguer plusieurs «faits» qui forment les éléments d'un ordre évolutif ou vivant. Ce découpage est légitime, à condition de sauvegarder l'unité du réel. D'où une série de définitions qui permettront l'explication de la nature:
L'événement est une «occasion d'expérience». Dans l'ordre physique, c'est un aspect de l'universel devenir dont on peut préciser scientifiquement les conditions; par exemple: la synthèse chimique de H2 + O en vapeur d'eau. De même en psychologie, un sentiment de crainte, par exemple, dont on précise l'objet, l'intensité, la durée, etc., aura ses propres «composants» observables: ce sera aussi un «événement». Tout le réel dans l'univers n'est qu'une suite ordonnée d'événements, puisqu'il n'y a pas de substance.
L'émergence est l'arrivée d'un nouvel événement: lequel exige, pour se signaler en se distinguant des autres, qu'un groupe d'aspects observables (chaleur, goût, poids, etc.) se rassemble en un tout cohérent, par exemple dans une goutte d'eau.
La concrescence est, du côté de la nature, l'acte qui synthétise les éléments nécessaires à une émergence. Or la nature, comme «passage continuel» d'un événement à un autre, est la même dans l'ordre psychologique ou physique, et nous voyons qu'en nous, le passage aboutit à un terme qui nous satisfait et auquel nous attribuons une valeur: Whitehead étend donc ces mots à tout l'univers et donne deux autres définitions générales:
La satisfaction est l'état de la nature au terme d'une «concrescence», quand s'est produite une nouvelle «émergence».
La valeur est la perfection spéciale nouvelle donnée à l'événement par la «satisfaction». On trouve l'une et l'autre aussi bien dans une réaction chimique (à son terme) que dans un sentiment de crainte ou de plaisir.
Il est clair que la «satisfaction» n'est qu'un achèvement provisoire, utile pour distinguer les faits entre eux; mais on n'arrête pas le flux de l'éternel devenir. Chaque événement ou partie d'événement peut être à l'origine d'une nouvelle «émergence». D'où la notion de «cause» qui exprime ce lien dans l'ordre du monde sous deux formes:
La cause efficiente est la réalité (un aspect d'un événement) en tant qu'elle contribue à la formation d'une nouvelle réalité (ou événement) [°1976]. Cette réalité est celle de la nature, dont la première propriété est la «créativité» qui maintient tous les aspects du devenir dans une cohérence harmonieuse.
La cause finale est l'orientation due à la «créativité» de la nature réglée par les lois, et qui détermine les éléments constitutifs d'une cause efficiente. Cette «poussée en avant» qui est la «créativité» est, en effet, orientée vers le plus parfait, selon le principe fondamental. C'est pourquoi elle «choisit» pour ainsi dire, dans un événement, la part qui, unie à d'autres éléments voisins, pourra constituer un autre groupe ou «événement». Par exemple: dans l'événement «digestion» une part seulement de l'aliment absorbé s'assimile à la cellule pour produire (cause efficiente) le mouvement vital; cette orientation de la digestion est due à la cause finale qui «détermine» ainsi les éléments constitutifs de cette cause efficiente. Il est clair qu'en éliminant les causes finales on rend inintelligibles les causes efficientes elles-mêmes: et c'est ce que Whitehead reproche vivement à la théorie mécaniste de Descartes et des positivistes [°1977].
Le terme de l'action causale donnera, avec la «satisfaction», une nouvelle perfection appelée «valeur». Et comme la «créativité» de la nature ne cesse jamais d'agir, c'est dans la masse des valeurs ainsi obtenue que la causalité finale «puise» pour ainsi dire les éléments de nouvelles causes efficientes. De là cette définition d'une troisième cause du changement:
La cause matérielle est l'ensemble des valeurs aptes à se transformer en nouveaux événements.
Nous trouvons ainsi une explication philosophique de la nature par les causes, qui fait songer à celle d'Aristote; mais, comme il n'y a pas de substance stable, mais un «pur devenir» divisé en événements ou «occasions d'expérience» par notre raison, il n'y a pas non plus de cause formelle au sens aristotélicien [°1978], ni évidemment de matière première au sens d'un principe substantiel qui doit s'unir à une forme substantielle pour constituer un corps spécifiquement et numériquement distinct des autres: tout cela n'a plus de sens en «philosophie organique», pas plus que la distinction entre substance et accidents. C'est pourquoi, l'événement, tel que nous l'avons expliqué par ses phases et ses causes, (l'unique réalité du monde en évolution) ne peut être considéré comme «occasion d'expérience» que dans un groupe de propriétés doué d'une vraie stabilité, au moins provisoire, et observable par la science moderne.
Or, parmi ces propriétés, les plus générales sont l'espace et le temps; elles sont aussi les plus importantes en sciences modernes, parce qu'elles permettent d'établir des lois mathématiques au moyen desquelles l'homme domine à son profit les forces de la nature. Le «mécanisme» ramenait même toutes les énergies corporelles à ces deux propriétés: Whitehead a raison de le rejeter; mais en rejetant également la substance, il conclut que ces propriétés constituent au même titre que les autres, la réalité des événements de la nature; et en suivant les indications de la science moderne dont il admet les hypothèses sans critiquer suffisamment leur valeur philosophique [°1979], il en arrive à la théorie paradoxale de l'«événement monade» qui demande quelque explication.
B) Théorie monadique [°1980] de l'«occasion d'expérience».
§662). L'événement pris comme «occasion d'expérience» est déjà un tout complexe: c'est une «société», dit Whitehead; c'est pourquoi il parle à son sujet de «concrescence», qui aboutit à une «concrétion» ou synthèse dont on peut analyser les «composants». C'est ainsi que l'analyse physique est arrivée non seulement à l'atome comme élément primordial, mais à l'électron (et peut-être arrivera-t-elle à une particule plus petite encore). Mais ce que la science a constaté, selon Whitehead, c'est que cette particule primitive qui fait partie de l'évolution universelle, est caractérisée par un rythme ondulatoire d'une durée fixe et d'une amplitude mesurable; il y a donc, en tout événement, une quantité déterminée d'espace (ou d'étendue) et de temps (ou de durée) qui lui est essentielle et qui entraîne un groupe fixe d'autres propriétés observables (poids spécifique, chaleur, couleur, propriétés électriques, chimiques, etc.). De plus, en passant d'un corps à un autre, par exemple de l'hydrogène à l'hélium par désintégration ou fusion atomique, ou bien, par synthèse chimique, de H2 + O à la molécule d'eau (en n'oubliant pas que les réalités appelées corps ou molécules ne sont que des «événements»), la science constate, selon Whitehead, que ce passage est discontinu et soumis à la loi des «quanta» d'énergie; tandis que toute forme de phénomène, y compris la masse matérielle, peut se transformer (directement ou indirectement) en une quantité équivalente d'énergie quelconque. Selon cette conception il n'y a plus, dans l'univers, ni substance corporelle distincte et durable, ni changement continu, passage successif d'un lieu à un autre ou d'un état à un autre. Ces approximations du sens commun sont des illusions: la réalité «saisie» par la science moderne est faite d'un flux incessant d'événements primordiaux qui, en s'associant selon les lois de la nature, forment des «occasions d'expérience» que le bon sens appelle un corps, une réaction chimique, une lumière ou un arbre, etc. «Cette existence discontinue, dit Whitehead, ressemble fort peu à l'existence continue des entités matérielles que nous sommes habitués à admettre comme évidentes... Il n'y a nulle difficulté à admettre ce paradoxe, si nous consentons à appliquer à la durée indifférenciée, et apparemment constante, les mêmes principes que ceux acceptés aujourd'hui pour le son et la lumière. Une note résonnant de façon constante est expliquée comme le résultat de vibrations de l'air... Si nous expliquons la permanence constante de la matière suivant le même principe, nous concevons chaque élément primordial comme un flux et reflux d'énergie. Par conséquent, il y aura une période associée à chaque élément... Ce système, constituant l'élément primordial, n'est rien à un instant donné. Il exige toute la durée de la période pour se manifester» [°1981].
§663). Il est impossible de s'imaginer cette théorie; mais nous devons essayer de la comprendre et de l'apprécier, car elle est fondamentale en «philosophie organique»: tous les événements du monde dans la vie consciente humaine, morale et religieuse, et même en Dieu, n'en seront qu'une application. Elle se donne pour une transposition en philosophie des théories les plus récentes de la science moderne: c'est donc à ce point de vue que nous en verrons le sens et la valeur.
Les savants qui, par une longue suite de calculs mathématiques, suggérés et vérifiés par une suite non moins longue d'expériences, ont réussi à dégager, par désintégration ou fusion atomique [°1982] la quantité formidable d'énergie des bombes atomiques, atteignent certainement la réalité et ses lois, puisque leurs prévisions se réalisent. Mais ils ont dû, par méthode, s'en tenir dans leurs calculs aux seuls aspects mesurables des énergies étudiées; et dans ce domaine de l'abstraction mathématique, l'application des formes les plus hautes du calcul infinitésimal, des équations différentielles, etc., nécessaires à la progression, se traduit par la réduction des phénomènes observés comme «changements continus», en «quantités discrètes»: grains d'énergie capables d'entrer dans les calculs où une unité fixe se répète et forme les nombres exactement mesurables. À ce point de vue, où dans le calcul infinitésimal, on «passe à la limite», c'est-à-dire où l'on réduit le continu au discontinu afin de poursuivre le calcul, la théorie philosophique de Whitehead peut avoir un sens précis qui satisfait le savant sans exiger de correspondre dans les faits à notre expérience sensible ordinaire: elle est «intelligible» sans être constatée ni jamais constatable: Car tous nos instruments de mesure qui fournissent aux savants les diverses unités mathématiques [PDP §330] requises pour le calcul, se fondent finalement (directement ou indirectement) sur nos intuitions sensibles [°1983], et l'objet de ces intuitions n'a rien à voir avec les grains d'énergie utilisés par les savants.
Cependant, l'interprétation philosophique ainsi obtenue revient en fait à douer les corps de propriétés spirituelles saisies par abstraction mathématique: propriétés qui sont des «êtres de raison» incapables d'exister tels quels dans la matière, quoique avec fondement dans la réalité, ce qui explique les succès scientifiques; mais dont le rôle est purement mathématique. Les affirmer comme réelles, c'est-à-dire comme éléments constitutifs des événements ou des faits d'expérience (comme le veut la théorie monadique [°1984] de l'occasion d'expérience), c'est certainement une erreur; car, d'une part, les conditions mêmes de l'existence matérielle s'opposent à la réalisation de certaines abstractions mathématiques; et, d'autre part, tous les faits authentiques étudiés en science moderne s'expliquent parfaitement en maintenant à la fois, et les constatations de bon sens avec tous les aspects de l'évidence propre aux intuitions sensibles, et la pleine valeur en leur ordre des lois et recherches scientifiques. La réflexion critique la plus exigeante démontre ainsi que, pour atteindre la pleine vérité accessible à notre raison sur le monde sensible et tout l'univers créé, les sciences philosophiques et les sciences positives modernes sont complémentaires et non pas exclusives [°1985]. La théorie proposée, qui exclut le bon sens au nom de la science, loin de s'imposer, est donc inacceptable.
Toute la synthèse de Whitehead cependant, est fondée sur cette erreur, qui lui permettait d'unifier ses explications des événements les plus divers, en donnant aux termes un sens très spécial où les notions scientifiques sont étendues non seulement aux corps, mais au monde psychologique, moral, religieux, métaphysique: ce qui en fait à la fois la valeur pour Whitehead et leur obscurité pour le commun des lecteurs. Si l'on essaie de traduire en langage ordinaire la théorie que nous venons de décrire, en acceptant cette réduction de tous les événements et de toutes les réalités à cette explication «scientifique», on aboutit, semble-t-il, à une sorte de panthéisme vague, à la fois matérialiste et spiritualiste, assez semblable à l'interprétation moniste de l'élan vital bergsonien [§591 et §593], car il n'y a de réel que le flux du monde en évolution, et les innombrables événements qui en forment la trame harmonieuse, sont tous de même nature, qu'ils soient corporels sensibles, ou immatériels intelligibles, ou même divins.
Mais le panthéisme profond qui fait l'unité du système est souvent inconscient, et il est sans cesse tempéré et équilibré par les notations de bon sens qui soutiennent constamment les recherches des savants et que l'esprit anglo-saxon de Whitehead adopte spontanément; il réussit même à les unifier, au moins empiriquement sinon logiquement, par son principe fondamental. Sans vouloir épuiser toutes les applications qu'il en a faites, il convient d'indiquer les plus importantes.
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