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§664). L'homme fait partie du monde physique par son corps, des vivants corporels par sa physiologie; mais ce qui le caractérise comme homme, c'est sa vie intérieure consciente, surtout intellectuelle, morale et religieuse. Sans partir de l'intuition de notre «moi spirituel», mais bien de l'observation du monde sensible, Whitehead cependant n'explique pas la vie de l'esprit par les lois des corps; mais plutôt, son originalité est d'étendre aux événements corporels les propriétés des faits de conscience (les uns et les autres ayant d'ailleurs la même réalité: celle du changement).
On peut semble-t-il, résumer les vues de notre philosophe, en cette proposition:
Tout événement est un «sujet» doué de «préhension», d'où peut naître avec la conscience, la vie de la connaissance et du vouloir libre.
Le sujet le mieux connu, pour le bon sens, est le moi conscient que nous sommes, et Whitehead l'admet spontanément. Mais cette propriété d'être sujet individuel d'activité (ce qu'on appelle personne, quand il est, comme chez nous, doué de liberté), peut-il s'étendre à d'autres «êtres», à d'autres événements de l'univers, puisqu'il n'y a rien d'autre de réel? Oui, répond Whitehead, mais à condition de maintenir l'unité de l'ensemble. Comme tous les événements sont de même nature, chacun est un «sujet» comme notre moi. Et de même que la «monade» de Leibniz était le reflet de tout l'univers, dans l'ordre psychologique, par ses perceptions [°1986], ainsi chaque événement se relie aux autres et à l'univers entier par ses «préhensions».
La préhension est la propriété pour un événement d'être ordonné à un autre (ou à une partie, un aspect d'un autre, qui est son objet) pour former (ou non) avec lui un nouvel événement.
Il y a donc une double préhension: l'une positive, tendance à former une nouvelle réalité d'après le jeu, expliqué plus haut [°1987], des causes efficientes dirigées par la cause finale; l'autre, négative, qui s'exprime par la répulsion et donc l'exclusion ou l'élimination de certains éléments quand se forme, par émergence, une nouvelle réalité qui, à son terme, est une valeur ou une satisfaction.
Ce qui est admis ou rejeté forme les «objets» de la préhension, lesquels embrassent en fait l'univers entier mis en relation (positive ou négative) avec chaque sujet ou chaque événement. Whitehead appelle «superjet» cet événement (ou sujet) en tant qu'il est ainsi une nouvelle unité synthétique qui exprime l'univers entier, comme faisait la monade dans l'ordre psychologique: miroir de l'univers, selon Leibniz.
Cette notion de «sujet», commune aux réalités conscientes et inconscientes permet de caractériser la «préhension» par le terme psychologique de tendance ou même de sentiment (feeling); et nous rejoignons ainsi la notion traditionnelle d'appétit, soit naturel chez les non connaissants, soit psychologique (appétit élicite) chez les connaissants [PDP §682, sq.].
À son tour, la notion de tendance (relation à un autre) caractérise non seulement l'appétit, mais la connaissance où elle constitue l'ordre intentionnel avec lequel s'ouvre le degré supérieur des faits de conscience. Il y a deux formes de connaissance, qui ne sont qu'un développement de la «préhension»: l'une sensible, l'autre intellectuelle.
Dans l'ordre sensible des événements corporels, nous avons la sensation ou perception, avec diverses espèces distinguées par leurs objets [§666]. Mais d'abord, toute connaissance se caractérise par son intentionnalité: elle est en nous la présence d'un objet qui est hors de nous: «Si, par exemple, dit Whitehead, le vert est pris comme objet sensible, ce «vert» ne se trouve pas simplement en A (dans notre conscience) où il est perçu, ni simplement en B (sur l'arbre) où il est situé d'après notre perception; mais il est présent en A avec le mode de localisation en B.» [°1989]. Description fort exacte: mais au lieu de résoudre le paradoxe par la distinction du «physique» et du «psychologique» [PDP §3] Whitehead fait appel à sa théorie monadique de l'événement qui est relié à l'univers entier par un réseau de «préhensions». Ainsi «la sensation, dit-il, est la cognition de la préhension», tandis que, dans les êtres inconscients, «la préhension est une compréhension non cognitive» (à la façon des «perceptions sourdes» des monades leibniziennes).
Dans l'ordre intellectuel, la pensée spirituelle s'explique en nous par la conception d'espaces vides à l'intérieur du corps déjà unifié par un organisme physiologique. Cet organisme est en effet, constitué par plusieurs séries d'événements: changements physiques, chimiques, biologiques (vie végétative), fruit de la créativité de la nature, dans laquelle est à l'oeuvre un principe évident d'unité (cause finale) qui se traduit par notre moi, sujet individuel d'abord physique, mais aussi conscient et moral: à ce double aspect du moi, correspondent deux sortes de lieux: 1) les espaces pleins, remplis d'événements corporels; 2) les espaces vides, lieux propres du champs d'activités incorporelles, comme nos pensées, mémoire, raisonnements, plans d'avenir, sentiments et décisions volontaires, etc. Ces événements spirituels sont à la fois l'écho des événements corporels et une source de réaction sur ceux-ci. Le «principe directeur d'unité» a pour rôle de subordonner les «actes de créativité minima», tels que les routines et habitudes corporelles, aux «actes de créativité maxima» qui sont les décisions conscientes orientées vers des fins idéales et morales; le corps étant une sorte de «caisse de résonnance» qui amplifie ces influences mutuelles. Les deux aspects, corps et âme, sont toujours liés, mais de telle façon qu'en progressant, la créativité engendre vraiment du nouveau: si, dans l'ordre physique, l'événement se contente d'accumuler dans son terme des richesses qu'il restitue intégralement en se dissolvant [°1990], dès qu'il y a vie, il y a vraie nouveauté, même dans la plante; et au degré conscient, nous avons ainsi les nouvelles perfections, d'une part, de la connaissance, d'autre part de la volonté libre.
Le vouloir libre s'explique lui aussi par la «préhension», grâce à ses deux phases supérieures, appelées «supplémentaire» et «mentale» (supplemental phase; mental phase). Par la connaissance en effet, l'événement s'adapte avec plus d'intensité aux objets qu'il s'approprie: la «préhension» devient alors «émotion»; il en résulte un réel progrès sur la cause, une perfection supplémentaire (supplemental phase); et quand on atteint le niveau spirituel imprégné de réflexion et de vie mentale, ce supplément se traduit en décision dominatrice: c'est le vouloir libre (mental phase).
Par cette théorie, Whitehead pense expliquer ce qui restait inexplicable en psychologie positiviste: l'action efficace de notre liberté sur les faits de conscience soumis au déterminisme des lois psychologiques. Pour lui, l'homme est comme une pyramide organique d'événements superposés qui sont, en bas, soumis au déterminisme des lois physiques, physiologiques et psychologiques; mais qui sont au sommet dans l'ordre spirituel, libérés de la matière et de ses lois. Et pourtant, leur imbrication dans l'organisme constitue un seul sujet, plus complexe mais de même structure et de même nature que le moindre des événements naturels: ici encore, point de bifurcation! Ce ne sont que des aspects d'une même réalité; mais l'événement «pensée» ou «acte de volonté libre» (qui en Dieu, dans l'ange, ou en notre âme après la mort, peut constituer un «événement séparé») n'est plus qu'un élément ou un aspect intégré avec les autres aspects corporels dans l'homme vivant sur terre. Il constitue sa personnalité, sa valeur suréminente, sa vie consciente et libre, (domaine de la culture, de la science, de la morale et de la religion), mais sans cesser de former un tout avec les autres événements et sans distinction réelle. Pour l'étudier, Whitehead demande la création d'une nouvelle science: une «physiologie psychologique» ou une «psychophysique» nouveau style, portant sur cette synthèse originale des phénomènes esprit-corps qui forment la vie humaine.
Il y a sans doute une réelle difficulté et même une contradiction flagrante à maintenir à la fois comme vraies, l'identité de nature et la diversité de perfection pour des activités, les unes corporelles et sensibles, les autres spirituelles dans l'intelligence et la volonté; comme aussi de maintenir l'unité du devenir universel seul réel, avec les distinctions de sujets agissants, surtout quand il s'agit de sujets spirituels comme les personnes humaines. Whitehead lui-même reconnaît [°1991] que cette hypothèse est mystérieuse. Mais telle est la thèse fondamentale de la Philosophie organique, et tout en réservant notre jugement [°1991], nous devons nous mettre à ce point de vue pour comprendre le sens de cette philosophie. Après avoir expliqué le monde de l'homme en le rattachant étroitement par la thèse de la «préhension» au monde physique, elle nous introduit dans un monde nouveau, nettement métaphysique, dont le sommet est Dieu.
§665). Comme tout vrai philosophe, Whitehead se propose d'expliquer l'ensemble des choses visibles et invisibles, accessibles à notre raison. C'est pourquoi, outre les phénomènes sensibles (ou événements corporels) expliqués en sciences modernes par le réseau des lois mathématiques, il trouve et explique dans l'homme les réalités spirituelles qu'il «localise» dans les espaces vides. Mais d'autres aspects encore de notre vie humaine sont inexplicables par les seules lois du monde physique. De plus, l'univers en son entier postule un Créateur ou du moins un Ordonnateur: Whitehead s'est élevé à cette dernière explication métaphysique; mais avant d'atteindre Dieu (en son existence et son oeuvre), il observe en nous un monde d'objets psychologiques qu'il explique par la théorie platonicienne d'un monde intelligible.
A) Le Monde intelligible.
§666). Au sein de l'universel devenir, il y a des aspects stables, immuables même, et éternels, que nous révèle la réflexion intellectuelle dont ils sont les objets; ils doublent pour ainsi dire, dans l'ordre idéal des essences définissables, les aspects concrets qui constituent les «événements» à tous les étages de leur évolution: par exemple, à côté de ces morceaux de fer, ces pommiers, ces chiens, il y a l'essence éternelle du minéral, du végétal, de l'animal. À ce point de vue des objets, la propriété fondamentale des événements: la «préhension», se divise à nouveau en deux formes: l'une physique, l'autre conceptuelle. La première ordonne l'événement aux autres événements du monde physique et réel; la seconde ordonne le même événement [°1992] aux formes éternelles du monde idéal ou possible. Les objets de la préhension physique sont les éléments qui, par les diverses causes, permettent à la créativité de la nature de produire l'ordre du monde (étudié jusqu'ici). Avec les objets de la préhension conceptuelle nous abordons le monde des possibles, nécessaire lui aussi à la pleine explication des faits.
On pourrait rapprocher ces objets éternels de ce qu'on appelle en scolastique les universaux, comme la blancheur, l'animalité, etc., natures abstraites douées comme telles de nécessité, d'immutabilité, d'éternité et d'unité bien définie [°1993]. Mais Whitehead lui-même fait des réserves: il n'admet pas la valeur de nos idées abstraites pour exprimer le réel: «Une entité réelle, dit-il, ne peut être décrite, même de façon approchée par des universaux, parce que d'autres entités réelles entrent en fait dans la composition de n'importe quelle entité réelle. Ainsi, chaque soi-disant universel est particulier en ce sens qu'il est ce qu'il est et distinct de tout autre; et chaque soi-disant particulier est universel en ce sens qu'il entre dans la constitution d'autres entités réelles» [°1994]. Au lieu d'expliquer l'universalité de la nature abstraite par son aptitude à nous faire connaître un nombre infini d'individus réels où elle peut se réaliser en pleine identité (identité d'ordre cognitif qui respecte éventuellement la distinction réelle d'ordre physique), il lui applique sa théorie des préhensions et des sujets constitués par des organismes d'événements; et si maintenant, aux éléments réels déjà nombreux et complexes dans une «occasion d'expérience» surtout du monde vivant, il ajoute d'autres éléments idéaux, c'est pour obéir aux faits d'expérience; car il constate en ces faits trois sortes d'objets stables:
1) Les objets sensibles, qui sont les objets propres des sens externes: couleurs, senteurs, pesanteur, chaleur, etc.; ces propriétés manifestent leur éternité parce qu'en elles-mêmes elles restent toujours les mêmes, tout en faisant partie d'innombrables groupes distincts où elles apparaissent et disparaissent sans cesse. Mais elles ne sont pas, au sens «dit» scolastique, «des accidents épinglés sur la substance»: elles sont la réalité d'idées éternelles possibles dont participent les événements réels. Elles sont connues, selon Whitehead, par une sensation «analytique», claire et immédiate; elles constituent «la sphère de l'immédiateté présentationnelle» que l'école associationiste mettait en relief en y ramenant même, mais à tort, le contenu de toutes nos sciences expérimentales [°1995].
2) Les objets perceptuels: ce sont les sujets individuels saisis dans leur unité complexe par la perception sensible. Fidèle aux observations de la «Gestaltpsychologie», Whitehead estime que notre expérience saisit d'abord l'individu comme un tout: cet arbre, cet homme, ce mur blanc; et le cas le plus notable est celui de notre «moi personnel»: nous en avons la saisie, dit-il, «par mode d'efficience causale»: nous nous voyons intuitivement «comme un bloc réel au sein des autres blocs réels qui composent l'univers» [°1996]; et, selon le mécanisme de la causalité décrit plus haut, nous nous voyons, par l'intermédiaire de multiples «préhensions», comme une «fonction d'unification d'une multitude de choses qui sont autres que nous-mêmes». Cette perception est donc beaucoup plus profonde et plus riche que la simple sensation; mais elle est aussi moins claire. Les objets perceptuels appartiennent aussi au monde des idées éternelles, parce qu'ils expliquent la permanence des sujets agissants et de l'ordre du monde qui résulte de leur action.
3) Les objets scientifiques, qui, plus évidemment encore, appartiennent au monde intelligible, car ils sont déterminés dans les sciences modernes comme «sujets» des lois mathématiques dont l'efficacité universelle et nécessaire est notoire.
Tous ces objets parfaitement définis et distincts forment un monde hiérarchisé et ordonné, à la manière du monde idéal de Platon: chacun d'eux, comme essence possible, y a des rapports d'adaptation ou d'exclusion avec tous les autres. Mais à la différence du monde platonicien, ils ne sont pas indépendants du monde sensible: c'est au contraire la condition de leur réalité que d'en être l'élément constitutif métaphysique qui explique ce qu'il y a de permanent dans le devenir universel. Celui-ci reste toujours l'unique réalité: l'exclusion à priori de toute «bifurcation» ou distinction réelle entre les deux mondes, l'un spirituel (intelligible), l'autre corporel (sensible) reste le principe fondamental de la «philosophie organique»: tous les événements dont l'ordre fait l'univers ont tous la même perfection essentielle.
Ce principe joue le même rôle que le principe de participation en platonisme et en augustinisme, avec la différence capitale qu'il nie la distinction réelle entre le monde idéal et le monde multiple et changeant qui y participe. La participation devient l'insertion des objets éternels en chacun des «événements» dont l'organisme forme l'universel devenir [°1997]. Mais, avec une extraordinaire acuité, attentive aux multiples aspects de l'expérience, Whitehead décrit sans se lasser cette «insertion des Idées éternelles dans l'Événement» de l'univers, respectant la complexité très riche des faits. Car les Idées prises en soi (dans l'ordre logique des possibles) s'associent et s'excluent de multiples façons dans un monde hypothétique qui ne correspond pas toujours au monde réel: c'est le rôle des sciences d'opérer les vérifications qui déterminent quelles sont les insertions réelles, savoir, celles qui sont compatibles avec les conditions antécédentes posées dans l'univers par le degré de perfection où l'a conduit la «créativité de la Nature».
Whitehead obtient ainsi de nombreuses conséquences, parfois inattendues en tous les domaines, par exemple, en art et en poésie dont le rôle propre selon lui, est de saisir le Monde idéal en sa valeur éternelle et sa beauté pure pour l'exprimer en poèmes, en symphonies, en peintures et en oeuvres d'art de tout genre. D'autres conséquences concernent la sociologie, la vie religieuse et morale, et d'abord la Théodicée.
B) Dieu: son existence et sa nature.
§667). En philosophie, le problème de Dieu, le plus important en métaphysique, est celui de la «Cause suprême», dernière explication de l'univers dont on cherche d'abord à prouver l'existence.
Bien que, en un sens, la réalité de Dieu s'impose avec la même force que celle de la «créativité de la Nature» qui explique tout; cependant, considéré comme une réalité spéciale, un «sujet» à la manière de tout événement, et surtout conscient et personnel comme notre «moi», sujet par excellence, Dieu n'est pas l'objet d'une intuition immédiate et son existence doit être démontrée: «Dans l'ensemble, dit Whitehead, la théologie chrétienne soutient que la doctrine de l'existence d'un Dieu personnel est vraie, mais en subordonnant cette croyance à une inférence» [°1998]; et il loue la sagesse de cette position. Mais il faut, selon lui, refuser toute valeur aux preuves ordinaires, qui passent du monde comme effet à Dieu comme cause, comme s'il y avait deux substances distinctes. C'est plutôt en réfléchissant sur l'ensemble du monde réalisant son ordre par la pénétration des Idées éternelles que l'on voit clairement l'existence de Dieu.
«Nous concevons la réalité, dit Whitehead, comme étant en relation essentielle avec une possibilité insondable. Les objets éternels fournissent aux cas réels des types hiérarchiques, compris ou exclus dans tout genre de distinction. Une autre vue de la même vérité est que tout cas réel est une limitation imposée à la possibilité et qu'en vertu de cette limitation, émerge la valeur particulière de cet ensemble de choses... Chaque cas réel... se définit comme un accomplissement individuel particulier, une concentration limitée formant un foyer dans un domaine sans borne d'objets éternels» [°1999]. Il est clair que cette détermination ne s'explique pas par elle-même: il faut un principe de choix pour limiter cette possibilité infinie et réaliser l'ordre, source de valeurs toujours nouvelles. Ce principe ultime d'explication, c'est Dieu: «Dieu est la limitation ultime; et son existence, ajoute Whitehead, est l'ultime irrationalité, car on ne peut donner aucune raison de cette limitation particulière qu'il est dans sa nature de nous imposer» (en d'autres termes, la volonté libre de Dieu est cause ultime de tout et elle-même n'a pas de cause). «Dieu n'est pas concret, mais il est le fondement de la réalité concrète. On ne peut donner aucune raison de la nature de Dieu, parce que cette nature est la base de toute rationalité» [°2000].
Cette preuve par l'ordre du monde est excellente, surtout si l'on souligne le caractère personnel du Sujet suprême qui est Dieu; car en philosophie organique, cet «Événement ultime» qui unifie tous les autres a droit comme tout événement aux prérogatives du sujet; y compris, vu son rang au sommet du réel, la conscience avec ses connaissances intellectuelles et ses décisions libres telles que nous les constatons en notre propre personnalité.
Mais le principe fondamental de Whitehead est un glaive à deux tranchants. Si Dieu, ainsi affirmé comme source de l'ordre parce qu'il s'identifie avec la «créativité de la Nature» d'où sort sans répit l'avance de l'univers vers la valeur [°2001], possède d'authentiques attributs d'existence réelle, d'éternité, de vie, d'intelligence, de sagesse, d'activité libre et universelle et de personnalité; - d'autre part, si on le conçoit comme distinct réellement de l'univers, son oeuvre, ou comme Être en soi et absolu, il les perd tous sans exception: car seul le devenir éternel existe comme réalité, tout le reste n'est «qu'abstraction vide». «Il n'y a pas d'être, déclare Whitehead, fût-il Dieu, qui n'ait besoin que de soi-même pour exister» [°2002]. En conséquence, il ne peut y avoir en cette philosophie aucune connaissance valable des perfections de Dieu pris en lui-même ou de ses attributs absolus. Dieu fait partie du monde par son essence même: tous ses attributs sont relatifs à son oeuvre.
C) Dieu et son Oeuvre.
§668). À ce nouveau point de vue, il faut distinguer en Dieu la nature primordiale et la nature conséquente.
1) La nature primordiale est Dieu en tant qu'il s'identifie au monde des Idées éternelles et immuables comme source d'intelligibilité de l'univers en ses éléments stables. On peut, semble-t-il, comprendre exactement cette théorie en l'identifiant à la théorie de l'Exemplarisme augustinien, mais en notant qu'au lieu d'avoir une Réalité spirituelle (celle du Verbe divin par qui tout est créé) on a une notion abstraite qui n'est pas réelle. Pourtant, dans cet ordre intermédiaire des Idées éternelles, qui est celui du «Noûs» de Plotin christianisé par saint Augustin [°2003], Dieu comme «Nature primordiale» est bien la Sagesse créatrice et ordonnatrice de l'univers jusqu'en ses moindres détails; mais à ce stade, il n'est pas encore réel: il ne le devient qu'au deuxième stade.
2) La nature conséquente est en effet «l'Idée éternelle en tant qu'élément constitutif des événements en leur aspect d'unité et de stabilité»; et c'est elle qui donne à notre idée de Dieu un contenu vraiment réel, le même que celui de l'universel devenir proclamé seule réalité. On comprend à ce point de vue que Dieu doive être dit «limité» ou «fini»; car, pour imprégner les événements eux-mêmes insérés dans un ordre où les antécédents existants déterminent et ainsi limitent les conséquents, l'Idée éternelle doit nécessairement se limiter. En ce sens encore, toute valeur est une limite, puisque la causalité conduit l'Idée à une «fin» dans la «satisfaction» d'une nouveauté bien réelle et, par suite, bien déterminée. Mais cela n'empêche pas qu'au stade du monde idéal, Dieu soit en même temps la Sagesse infinie.
Cette théodicée implique peut-être une contradiction insurmontable, comme nous le dirons plus bas [°2004]. Sans oublier cette grave réserve, il convient de montrer la richesse du principe qui la fonde, en en explicitant les dernières conséquences d'ordre moral et religieux.
En parlant du monde de l'homme, nous avons réservé le problème de sa destinée, parce qu'il suppose résolu celui de Dieu, Dieu seul étant notre vraie fin dernière. Une autre question préalable se présente, celle de l'immortalité de l'âme, pour savoir si le but s'obtient ici-bas ou dans l'au-delà. De la fin dernière découlent les notions de bien et de mal moral, qui ont chez l'homme divers aspects non seulement d'ordre personnel, mais social: ce sont les diverses valeurs que Whitehead s'efforce d'unifier par la notion d'Importance. Enfin, la morale s'achève par la Religion, comme l'univers par Dieu.
A) Immortalité de l'âme et fin dernière.
§669). Whitehead admet l'immortalité de l'âme humaine, même au sens de survie personnelle, sans pourtant en donner une idée bien claire. Il la rattache en effet à l'éternité du monde idéal et spécialement des Idées de valeur et de justice morale qui imprègnent, nous en avons l'expérience, la vie consciente personnelle des hommes. Notre personnalité libre et responsable persévère à travers toute notre existence et cette permanence est le fondement de notre comportement social: «La notion de loi civile, dit Whitehead, est basée sur elle. C'est le même homme qui est envoyé en prison et qui avait commis le vol; et les mêmes réalités survivent pendant des siècles et pendant des milliers d'années» [°2005]. Cette permanence n'est d'ailleurs qu'un cas de l'insertion des Objets éternels dans les événements du monde temporel: il y a réaction entre les deux mondes qui coopèrent é l'explication des «occasions d'expérience». Si l'«Objet» trouve sa réalité en s'insérant dans l'événement qui passe, celui-ci à son tour participe à la durée de l'Objet éternel. «Ainsi, conclut Whitehead, la réalisation effective de la valeur (Objet éternel) dans le monde du changement devrait trouver sa contre-partie dans le monde de la valeur. Ceci signifie que la personnalité temporelle dans un monde, implique la personnalité immortelle dans l'autre» [°2006]. Cette preuve a toute la valeur de la «philosophie de l'organisme», mais n'en a point d'autre... On peut du moins en conclure que, pour Whitehead, notre destinée morale ne trouve pas son terme définitif en cette vie passagère, mais qu'elle se poursuit en quelque façon dans un «monde idéal» où notre vie personnelle rejoint la «Nature primordiale» de Dieu.
Il semble que cette «vie avec Dieu dans le Royaume des Idées éternelles» constitue la fin dernière ou l'idéal [°2007] qui fonde la vie morale de l'homme et des sociétés. Resterait, après avoir ainsi fixé le but de la vie, à indiquer les moyens qui y conduisent chacun en particulier et tous socialement. Mais, dans la philosophie telle que Whitehead a eu le temps de l'exposer ou de la constituer, si déjà le but est dans le vague, les moyens sont encore moins précis. En quoi consiste l'obligation morale, sur quelles activités porte-t-elle, à l'égard de Dieu, du prochain, de la vie sociale? Rien n'est clairement déterminé. On trouve pourtant quelques vues plus générales sur la nature du bien et du mal, sur les caractères de la moralité et sur la Religion qui découlent très logiquement des principes fondamentaux du système.
B) Le Bien et le Mal.
§670). Ces notions de base en Éthique relèvent d'abord du sens commun, et à ce titre elles sont présentes à toute Morale; mais la philosophie de Whitehead qui se veut en continuité avec les sciences modernes arrive difficilement à les préciser, parce qu'elles sont en dehors de l'objet propre de ces sciences dominées par les mathématiques. C'est semble-t-il dans la notion de causalité expliquée par la «préhension» que l'on peut trouver quelque lumière. Au terme, en effet, de la production d'un événement, on trouve une satisfaction qui jouit d'une nouvelle valeur; celle-ci est une nouvelle perfection et c'est en ce sens que «tout s'explique par la créativité de la Nature qui avance sans relâche vers une perfection meilleure». Ce qu'on appelle Bien, c'est normalement cette «perfection meilleure» et, comme tel, parce qu'il est un des aspects les plus stables et les plus nécessaires de l'avance créatrice du monde, le Bien doit trouver son idéal dans le monde des Idées éternelles où on peut l'identifier à la fin dernière, but de la création.
Mais nous savons aussi que, pour prendre rang parmi les réalités, toute Idée doit s'insérer dans le flux du devenir universel où elle se trouve limitée. Ainsi, tout Bien absolu est illusoire, toute beauté a besoin d'une ombre pour ressortir et l'ordre de la vie, pour éviter la monotonie, doit vaincre une résistance et surmonter le désordre. En ce sens, le mal qui est l'opposé du bien, lui est toujours mélangé pour lui permettre d'exister, et il est quelque chose de positif. «Le mal, dit Whitehead, est positif et destructeur; le bien est positif et créateur» [°2008]. Il faut évidemment vaincre le mal, mais sans s'étonner de le rencontrer partout, comme le fait sans cesse la «créativité de la Nature».
Sous cet aspect, le Bien véritable n'est pas dans le monde idéal: Dieu n'est pas ce Bien infini qui n'est qu'un pur possible, abstrait et non réel. Comme vrai bien, celui qui existe, et comme Bien suprême, fin dernière de notre destinée, il est dans l'étape meilleure que le devenir universel atteint sans cesse en accomplissant le phénomène de concrescence. - Mais en même temps, puisqu'il n'y a point de «bifurcation», pas de distinction entre les deux mondes (l'un changeant, l'autre idéal), il faut maintenir que le Bien suprême, sous un autre aspect, appartient au monde éternel des Idées.
Bref, Dieu comme fin dernière est vraiment l'identité des contraires. C'est de là que viennent le caractère social de la moralité et le rôle de la Sagesse en sa pratique.
C) Moralité sociale.
§671). Pour atteindre en effet cette fin dernière, toujours fuyante comme réalité, mais éternelle comme idéal, le moyen doit être, semble-t-il, de coopérer à l'avance créatrice en développant la culture et le progrès de la civilisation qui réalise dans la société humaine le bien meilleur, terme de la créativité. Whitehead complète ainsi la morale par une «sociologie» où il fait l'histoire de cette culture en interprétant les faits d'après ses principes métaphysiques.
Dans l'avance créatrice du monde, note-t-il, qu'elle soit morale ou physique, il y a toujours deux aspects: celui des conditions préexistantes qui fournissent les éléments de la causalité, et celui de la perfection nouvelle vers laquelle pousse la cause finale: et celle-ci est un reflet des valeurs du monde idéal; tandis que la masse des conditions préalables, dont la réalité est celle du monde physique, objet d'expérience, constitue ce qu'on appelle la force. De là les deux facteurs qui toujours coopèrent à l'avance créatrice: la force qui s'impose par la violence physique; l'idée qui relève de la liberté éclairée par les plans de la raison et qui procède par persuasion pour insérer l'idéal dans les faits.
Le progrès de la civilisation qui est le vrai but de la vie humaine [°2009], est évidemment la victoire de l'ordre idéal, s'insérant dans les conditions préalables du devenir dont la masse constitue la force; ou, selon la formule inspirée de Platon, c'est la victoire de la persuasion sur la force. Or, c'est là l'oeuvre de la sagesse, vertu principale de l'homme, coopérant par sa vie morale au progrès du monde.
La Sagesse, en effet, est «la fonction de synthèse» (des aspirations idéales et des forces ou tendances matérielles) qui, à partir de conditions données, aboutit à la réalisation en dirigeant l'oeuvre de la liberté.
Quant à cette liberté, elle se définit ici «la possibilité de réaliser ses desseins» [°2010]. Whitehead la considère avant tout dans son rôle actif d'assistance à l'homme sage qui cherche à faire le bien. Et, dans une vaste fresque historique, il montre dans l'humanité les progrès de la moralité comme liés à ceux de cette liberté, prérogative de la personne humaine: Ainsi comprise, elle était inconnue du monde antique pour qui une masse d'esclaves était jugée indispensable à la civilisation. Mais les spéculations des philosophes, platoniciens, stoïciens, et surtout la loi évangélique proclamée par le Christ, apportèrent la force idéale qui peu à peu, à travers les résistances et les tâtonnements du Moyen Âge et de la Réforme, aboutit de nos jours à l'épanouissement de l'idéal démocratique. La bonne marche de ces progrès dépend de la sagesse des gouvernements.
La Sagesse politique consiste dans un juste équilibre entre les libertés légitimes, celles des citoyens comme personnes et de tous les groupements sociaux restreints, professionnels, culturels, religieux, etc. d'une part; et, d'autre part, l'organisation sociale fondée sur la tradition. Cette vertu fondamentale permettra à chacun de favoriser selon ses moyens la «créativité de la nature» et ces multiples sagesses personnelles, coordonnées en mouvement d'ensemble par la Sagesse de l'État, seront capables d'agir efficacement même sur les lois de la nature pour les modifier à l'avantage de l'humanité. Car ces deux mondes qui n'en font qu'un, monde idéal et force physique, réagissent l'un sur l'autre: il n'y a rien d'absolu dans la réalité, et la créativité dirigée par l'Idée éternelle peut changer les lois naturelles, comme saint Augustin le disait de la toute-puissance de Dieu créateur [°2011]. «Le progrès, conclut Whitehead, consiste dans une modification des lois de la nature telle que la République terrestre puisse être conforme à cette société que doit découvrir idéalement la divination de la Sagesse» [°2012]. Il indique ainsi assez clairement ce qu'il entend par le but de la vie et notre destinée, base de la morale; et aussi, sans entrer dans les détails, le devoir de vivre avec sagesse qui en découle pour tout homme raisonnable, comme pour tout homme d'État digne de sa mission.
D) Moralité de l'Importance.
§672). Puisque ce bien meilleur, obtenu par la sagesse au terme du changement, est précisément la valeur, on doit dire que cette moralité se fonde sur la notion de valeur; mais chez Whitehead, cette conclusion demande deux remarques, l'une péjorative, l'autre optimiste, cette dernière expliquant la valeur par l'Importance.
1) D'une part, toute valeur, pour être réelle, doit perdre son caractère absolu; parce qu'elle s'identifie avec l'universel devenir, elle devient provisoire et relative. Il faut le dire des deux principales formes: la vérité et la bonté. La science moderne elle-même, qui poursuit la première forme, doit se contenter de vérités provisoires, comme le montre le progrès des théories physiques et des mathématiques elles-mêmes. Les lois scientifiques sont vraies, mais pour le stade atteint par le savant, en attendant les transformations parfois profondes dues aux nouvelles découvertes. Et de même, le bien meilleur que la sagesse des hommes réalise aujourd'hui est loin d'être le Bien absolu! Il est relatif au degré de civilisation obtenu et qu'on se propose d'améliorer: la fin dernière possédée en réalité ne sera jamais le bien absolu. Parfois, Whitehead essaie de surmonter la difficulté en ramenant les diverses valeurs relatives: celles d'ordre, d'unité, de vie, etc., et aussi celles de vérité et de bonté même morale, à la Beauté comme valeur suprême: «Tout ordre, dit-il, est un ordre esthétique, et l'ordre moral n'est qu'un certain aspect de l'ordre esthétique» [°2013]. Mais comme il définit la beauté: «l'adaptation mutuelle de différents facteurs dans une occasion d'expérience» [°2014], cette valeur esthétique elle-même devient relative au degré de perfection atteint par le devenir.
2) D'autre part, cependant, Whitehead insiste sur l'aspect permanent des valeurs, tellement qu'il prouve par là l'immortalité de l'âme: d'où une vue synthétique qui l'amène à définir la moralité par une nouvelle notion, celle d'importance.
«La moralité, dit-il, consiste dans le contrôle du devenir, de façon à en maximaliser l'importance»; et «maximaliser l'importance, ajoute-t-il, c'est faire effort vers la grandeur de l'expérience» [°2015], cette grandeur étant la synthèse des efforts personnels qui coopèrent à la «marche de l'univers vers le meilleur».
C'est pourquoi, l'Importance n'est pas une valeur spéciale: c'est la valeur suprême, au delà et au dessus du vrai, du bien et du beau lui-même. Elle est l'aspect le meilleur du devenir universel, seule réalité; elle en est l'actualité même en tant qu'elle jouit d'elle-même au terme de tout événement [°2016]. Elle fait ainsi la fusion du fini et de l'infini, l'union réelle des deux mondes, idéal et physique: elle est, dans le flux du devenir, l'immanence divine qui le fait participer aux Objets éternels.
Par là enfin, la morale revêt un caractère religieux; car, conclut Whitehead, «la morale et la religion se présentent comme deux aspects de cet effort humain vers le mieux dans chaque événement... La morale insiste sur l'événement de détail, alors que la religion insiste sur l'unité de l'idéal inhérent à l'univers» [°2017].
E) La Religion.
§673). Dieu étant notre fin dernière, toute vraie morale est religieuse. Cette vérité philosophique doit de plus s'harmoniser en fait avec l'existence de la Religion révélée: celle du Christ qui donne à l'humanité le seul moyen efficace d'atteindre sa destinée. Whitehead accepte cette conséquence, mais il interprète le fait religieux en fonction de ses propres principes et le résultat final est fort décevant.
D'abord, il est vrai, il relève à bon droit le rôle psychologique des rites religieux. La vraie religion, dit-il, est un fait intérieur: c'est dans cette vie mentale du coeur et de la pensée, où s'affirme la personne humaine, que se réalise l'«événement» appelé culte divin [°2018]. C'est par là que Dieu, immanent au monde avec les Objets éternels, se manifeste personnellement à l'homme évolué, à mesure qu'il avance dans le progrès moral. Il y a là un choix de Dieu qui s'insère dans le devenir en régissant la vie spirituelle de cet homme; c'est de sa part un vrai «acte d'amour» et l'homme doit y répondre par un «culte d'amour» où se résume «la Loi et les Prophètes»: c'est le meilleur moyen pour lui de coopérer au progrès de la «créativité de la Nature». Sur cette base, l'organisation sociale de la religion chrétienne est une des forces spirituelles les plus efficaces pour faire progresser la civilisation et conduire l'humanité à sa destinée: l'épanouissement d'une vie toujours meilleure. Son action, guidée par la sagesse, porte d'abord sur les personnes, pour s'étendre ensuite par elles aux familles et aux États. Ainsi, la Religion sous son aspect doctrinal, peut se définir: «un système de vérités générales, lesquelles, pour autant qu'on s'y tienne sincèrement et qu'on s'y attache avec ferveur, ont pour effet de transformer le caractère» [°2019].
Mais si de telles formules rejoignent souvent les enseignements de l'Écriture et peuvent ainsi prendre un sens excellent, ce n'est pas en ce sens que les entend Whitehead. «L'âge de la foi, dit-il, est l'âge de la raison» [°2020]. Les vérités religieuses sont donc comprises dans les limites de la philosophie. «Le dogme, ajoute-t-il, doit reposer sur des fondements métaphysiques rationnels, résultant de la critique des notions en présence et de l'effort en vue d'exprimer les concepts les plus généraux, convenant à l'intégrité de l'univers» [°2021]. Il n'y a donc, dans la Révélation, pas plus de vérités définitives (ou infaillibles en soi) que dans la science et la philosophie. «Un dogme, dit-il, exprime un fait tel qu'il apparaît dans une certaine sphère de pensée... Proclamer qu'un dogme est définitif, absolu, c'est proclamer que la sphère de pensée dans laquelle il est né, l'est également» [°2022].
Un tel principe est peut-être compatible avec une religion protestante fondée sur le libre examen; et il laisse intact les aspects de haute noblesse morale et religieuse que nous avons relevés chez Whitehead. Mais en lui-même, il est l'expression même de l'hérésie rationaliste; et il soumet ici la Révélation à des principes métaphysiques qui la pervertissent et la détruisent de fond en comble.
§674) CONCLUSION. La philosophie organique de Whitehead est un essai très remarquable pour tirer une vraie synthèse philosophique des dernières découvertes de la science physico-mathématique moderne. Son grand progrès sur le premier essai du positivisme d'A. Comte est de ne pas en rester au seul phénomène sensible, comme le fait encore le communisme athée, et de ne pas réduire la Philosophie à une simple «méthodologie» des sciences positives qui en constitueraient tout le contenu. Au contraire son principe fondamental qui unifie parfaitement, à son point de vue, tous les multiples aspects de l'univers, s'affirme au niveau de la métaphysique, dont Whitehead proclame la valeur et la nécessité en la définissant: «La science qui recherche les idées générales indispensables à l'analyse de tout ce qui se produit (happenings)» [°2023]. Il a conçu ainsi une vaste synthèse comparable à celle des plus grands philosophes.
Son originalité, qui fait aussi sa faiblesse, est de reposer toute entière sur le postulat de l'identité entre tous les aspects du réel: corporels et spirituels, changeants et stables, temporels et éternels, créés et divins, déterminisme physique et liberté consciente. Les distinctions et les différences de perfection qui s'imposent à l'expérience, ne sont pas niées sur le plan du bon sens ou des premières lois «approximatives» de la science, pas plus que sur le plan pragmatique de l'éducation et de la science politique. Le bon sens de l'empirisme anglo-saxon garde ici tous ses droits et tamise de vraisemblance les paradoxes les plus hardis du système. Mais toutes ces richesses multiples et changeantes s'enracinent en un même fond secret, seul existant: l'unique réalité du flux incessant de l'univers, dont l'image la plus suggestive est peut-être le Logos d'Héraclite, synthèse des contraires [§8-§9].
Cette intuition primordiale, qui s'exprime partout et très souvent par le refus à priori de la bifurcation, ne peut évidemment être démontrée, puisqu'elle est le principe premier par lequel toutes les autres thèses du système sont ensuite démontrées et très logiquement déduites pour être construites en synthèse universelle. Elle semble être, chez Whitehead, une interprétation spontanée des dernières découvertes de la science moderne, dont l'objet est le pur phénomène, «occasion d'expérience». Son principe est la transposition dans l'ordre métaphysique (celui de l'être réel, existant ou de l'être comme tel) des grandes théories ou hypothèses, légitimes en sciences positives pour unifier et diriger les expériences. Or, non seulement cette transposition manque de justification critique, comme nous l'avons dit, mais elle est insoutenable et certainement erronée, parce qu'elle aboutit à des contradictions flagrantes au sujet des constatations les plus évidentes du bon sens. Dès lors, on comprend que Whitehead se propose la refonte radicale du langage pour faire exprimer par des mots anciens, assortis de nouvelles définitions, ce qui découle de son principe fondamental, mais il n'aboutit ainsi qu'à des équivoques continuelles, et à une obscurité proverbiale, trop souvent inintelligible, car le langage ordinaire reflète spontanément d'abord les premières évidences du bon sens, comme la distinction réelle entre l'esprit vivant et la matière inerte, entre un homme et un arbre par exemple, et entre Dieu infini et un être limité et changeant comme chacun de nous.
Un exemple notable de ces équivoques est la longue polémique qu'a menée Whitehead contre ce qu'il appelle le «matérialisme scientifique», car il donne sa doctrine pour un «spiritualisme», puisqu'il admet, en un sens, la personne humaine et aussi, Dieu qui la dirige par son amour personnel. Mais le «matérialisme» dont il parle est la conception d'une pluralité de substances, non seulement corporelles mais aussi spirituelles (âmes, anges et Dieu), dont chacune «existe en soi», comme sujet de ses accidents distincts d'elle, étant elle-même distincte de toute autre... Et il lui substitue la théorie d'un «flux, comme tel partout identique, de phénomènes ordonnés et unifiés depuis les événements corporels jusqu'aux aspects éternels des Objets possibles qui culminent dans la nature primordiale de Dieu».
La nouvelle solution est-elle un spiritualisme ou un matérialisme? un panthéisme naturaliste ou un pluralisme personnaliste? Cette théorie de la «créativité» n'est, en un sens, ni idéaliste ni matérialiste: mais elle est plutôt les deux à la fois (ou à volonté), puisqu'elle affirme l'identité de l'esprit et du corps dans une même réalité qui devient ainsi impensable. Whitehead s'en est lui-même aperçu et il remarque: «La théorie que je présente admet un plus grand mystère ultime et une plus profonde ignorance. Le passé et l'avenir se montrent et se mêlent dans un présent mal défini. La présence active du passage qui pousse la nature en avant doit être cherchée à travers le tout, dans le passé le plus lointain comme dans la portion la plus étroite du présent. Peut-être aussi dans l'avenir non réalisé... Peut-être aussi dans l'avenir qui aurait pu être aussi bien que dans l'avenir qui sera» [°2024].
Mais il ne suffit pas de nier, fût-ce sciemment et persévéremment, une distinction aussi évidente, pour la rendre illégitime ou pour l'extirper de la réalité. L'appel au mystère, qu'on trouve aussi chez le philosophe chrétien pour réserver à la théologie certaines vérités religieuses, n'est légitime que si la formule dogmatique n'affirme rien d'opposé aux évidences du bon sens: et c'est ce que montre la théologie catholique pour les mystères les plus profonds de la Foi, comme la Sainte Trinité, l'Incarnation, l'Eucharistie, etc. Mais le «mystère» invoqué par Whitehead est la contradiction pure et il exige, de l'aveu même de notre philosophe, qu'on abandonne et qu'on rectifie les affirmations les plus solides du bon sens. Tel est son vice rédhibitoire, sa faiblesse radicale.
Reconnaissons cependant le grand pas en avant accompli vers la métaphysique par cette importante synthèse qui vient supplanter le positivisme démodé. Whitehead a bien sa place au début du «réveil métaphysique»; mais les autres aspects sont un progrès plus décisif encore, parce qu'ils prennent le chemin non plus du monde externe et des sciences, mais de notre âme en sa pensée et son action spirituelle.
§674bis). Un autre savant célèbre au XXe siècle, non plus en mathématiques, mais en paléontologie, Pierre Teilhard de Chardin [b181], défend une «Vision du monde» fondée, comme chez Whitehead, sur la loi d'évolution, mais qui est, dans sa présentation, moins ouvertement philosophique.
Né à Sarcenat (près de Clermont-Ferrant), il entre dans la Compagnie de Jésus en 1899 et est ordonné prêtre en 1911. De 1920 à 1923, il est professeur de géologie et de paléontologie à l'Institut catholique de Paris, et, de 1923 à 1946, il fait partie de plusieurs expéditions scientifiques et séjourne spécialement en Chine où il découvre la civilisation paléolithique des Ordos et prend part aux fouilles de Chou-Kou-Tien près de Pékin où fut trouvé le Siananthropus. Revenu à Paris en 1946, il donne un cours de géologie à la Sorbonne (1949-1951). Il va ensuite aux U.S.A. où il est attaché à la Wenner-Gren Foundation de New York et s'occupe des recherches anthropologiques en Afrique du Sud. Il meurt à New York en 1955 et c'est un comité international de savants qui dirige l'édition complète de ses ceuvres.
1. - Vue d'ensemble. Teilhard n'avait publié qu'un petit nombre d'articles, la plupart d'ordre scientifique; mais il laissait en manuscrits un grand nombre d'essais (environ 200) souvent fort courts, reprenant sans cesse la même intuition fondamentale qu'il présente dès 1916 en écrivant La vie cosmique et en 1917 Mon Univers. Il y voit se développer dans une harmonieuse unité le plan de la Providence, depuis la création du monde matériel conformément aux lois découvertes par la science moderne, jusqu'au salut des prédestinés selon les lois du Royaume du Christ, l'Homme-Dieu, décrites surtout par saint Paul. Il y a ainsi deux domaines distincts dans cette «vision du monde»: l'un est celui de la science moderne dont l'objet est le phénomène, y compris le «phénomène humain» étudié en psychologie expérimentale et en sociologie; l'autre, celui d'une spiritualité fondée sur la Foi catholique et spécialement sur certains passages de saint Paul. Le second est un complément d'ordre théologique par lequel Teilhard passe directement des certitudes «scientifiques», obtenues par les méthodes propres aux sciences positives modernes, à une doctrine qui suppose l'adhésion, par un acte de foi libre, à la vérité révélée par Dieu. Deux «essais» plus considérables résument bien ces deux aspects fondamentaux: Le Phénomène humain, composé dès 1940, édité seulement en 1955; Le Milieu divin, écrit en 1927, édité en 1957. Mais ni l'un ni l'autre, en droit, ne relève d'une histoire de la philosophie: le premier se donne «uniquement et exclusivement comme un mémoire scientifique» [°2025]; le second est un essai de spiritualité catholique.
Mais en fait, il n'était pas possible de lier ces deux aspects en une synthèse cohérente sans faire appel à une philosophie. Teilhard lui-même l'a senti et, d'instinct, il s'est tourné vers une nouvelle métaphysique fondée sur l'évolution, comme l'avait fait Whitehead. Pour comprendre cette solution destinée à remplacer la «métaphysique traditionnelle de l'être», nous devons d'abord indiquer le sens de la loi scientifique qui l'a suggérée et devrait la justifier, laquelle d'ailleurs, malgré tout, ne manque pas de certains aspects philosophiques.
2. - Loi scientifique de «complexité-conscience». L'intuition fondamentale de Teilhard est donc d'appliquer à tout l'univers, depuis le «Fiat» créateur jusqu'à la consommation du plan divin au jugement dernier, la même loi d'évolution qui est vérifiée par les sciences modernes, chacune dans le champ plus restreint qui lui est accessible: celui des faits d'expérience sensible (phénomènes) observés et mesurés par des moyens convenables à chaque secteur: astronomie, physique, chimie, biologie, psychologie, sociologie. Cette loi, qui est certainement démontrée par induction valable en son domaine, affirme: (1) tout l'univers créé est en évolution, non pas d'une manière cyclique, comme pensaient les anciens ou Nietzsche [°2026], mais en une direction déterminée par une fin, et donc irréversible; (2) ce développement part toujours d'éléments plus simples et aussi plus nombreux et moins déterminés, pour aller vers des synthèses plus parfaites et plus cohérentes; (3) ce progrès vers une complexité plus riche et plus unifiée procède par crises, dont les principales facilement observables sont, après l'organisation des êtres purement matériels, le passage à la vie (biosphère); puis, dans la vie animale, l'apparition de la conscience qui s'épanouit, au sommet de la branche des «hominiens» par la réflexion de l'esprit (noosphère).
Ces faits dûment constatés ont suggéré à Teilhard l'hypothèse [°2027] de l'universalité de la conscience, fondée sur ce qu'on peut appeler le principe de l'unité de la nature: «tous les êtres créés sont faits sur le même modèle et obéissent aux mêmes lois pour construire comme un seul tout parfaitement unifié» [°2028]. C'est pourquoi, il appelle la loi d'évolution universelle, loi de complexité-conscience, car, dit-il, «perfection spirituelle (ou centréité consciente) et synthèse matérielle (ou complexité) ne sont que les deux faces ou parties liées d'un même phénomène» [°2029]. Il y aurait donc ainsi dès la biosphère, quand la concentration des phénomènes d'ordre minéral a demandé l'apparition de la vie en la première cellule, une sorte de «conscience» endormie qui se réveille peu à peu dans l'instinct animal pour s'épanouir dans l'homme fondant la «noosphère»; et même le principe de l'unité de la nature suppose dans la pure matière en évolution une sorte de «pré-conscience» à l'état diffus et virtuel; comme aussi il exige que la vie consciente des hommes aboutisse à une synthèse plus unifiée de vie sociale. D'où la conclusion, «scientifiquement établie» selon Teilhard, que l'univers, après avoir engendré la noosphère, nous conduit «nécessairement» à un centre unique de conscience qu'il appelle «Point Oméga», et qu'il identifie ensuite, à l'aide de la Révélation chrétienne, au Dieu créateur et à Jésus-Christ, Verbe incarné, chef de l'humanité et Tête du Corps mystique selon saint Paul.
Dans le Phénomène humain où il expose en toute son ampleur cette «loi scientifique», l'auteur déclare explicitement s'en tenir à la valeur de vérité admise par la science positive moderne; mais il est déjà philosophe «malgré lui» quand il étend cette loi à une explication générale de l'univers, comme l'avaient fait A. Comte [§459] et Herbert Spencer [§480], et quand il énonce l'hypothèse d'une conscience universelle comme Leibniz [°2030]. De plus, il débouche encore en philosophie par deux thèses, de valeur d'ailleurs fort inégale, l'une en psychologie, l'autre en métaphysique.
En psychologie, il se maintient, dit-il, au niveau des sciences modernes, celui de la psychologie expérimentale, mais son originalité est de se fonder sur l'observation non plus de phénomènes externes, des faits sensibles et mesurables, mais du dedans connu par introspection, lieu des faits spirituels, qualitatifs, qui échappent de droit aux mesures mathématiques. Cette thèse méthodologique est parfaitement valable en soi; mais elle incorpore dans l'objet d'une «science positive» ce qui était jusqu'ici considéré comme objet d'intuition philosophique: le monde des «faits de conscience spirituels», défini par opposition aux phénomènes mesurables (ou matériels). Il y a là une ambiguïté fondamentale dans la pensée de Teilhard de Chardin concernant sa théorie de la noosphère.
Teilhard, d'ailleurs, indique très clairement sa position: «Du point de vue expérimental qui est le nôtre, dit-il, la réflexion est le pouvoir acquis par une conscience de se replier sur soi, de prendre possession d'elle-même comme d'un objet doué de sa consistance et de sa valeur particulière; non pas seulement connaître, mais se connaître; non pas seulement savoir, mais savoir que l'on sait» [°2031]. Plus d'une philosophie authentique découlent de ce fait dûment établi et analysé, comme nous l'avons vu chez les spiritualistes, L. Lavelle, Max Scheler [§633], Husserl [§618] et d'abord saint Augustin [§149]. Saint Thomas lui-même, sans y trouver son principe fondamental, en fait grand cas dans sa psychologie rationnelle [°2032]. Mais Teilhard refuse ici l'aspect philosophique: il s'oriente vers l'établissement de grandes lois de «sociologie positive» qui permettront, à son avis, de prévoir l'avenir de l'humanité; et il débouche directement dans la théologie et l'apologétique: du moins, telle était la thèse du Phénomène humain; mais il s'est ravisé en proposant une nouvelle métaphysique.
3. - Métaphysique de l'évolution ou «de l'union». Pour harmoniser ce qu'il appelle sa «certitude scientifique»: la loi d'universelle évolution, avec sa foi catholique, Teilhard estime insuffisante la métaphysique de l'être, enseignée en philosophie traditionnelle ou scolastique, telle qu'il la comprend, et il propose de la remplacer par une théorie qu'il appelle «la métaphysique de l'union». Dans ce but, il se tourne d'emblée vers le mystère de Dieu, Un en trois Personnes: Dieu est l'être même au suprême degré, et cet être consiste «à s'opposer trinitairement à lui-même»; tel est le principe ontologique pris comme base de la nouvelle métaphysique: «Dieu lui-même, en un sens rigoureusement vrai, n'existe qu'en s'unissant» [°2033]; car Dieu le Père s'unit à Dieu le Fils par le Saint-Esprit qui est leur amour mutuel. Il faut donc définir l'être en général, non plus «ce qui existe» (id quod est), mais ce qui s'unit.
De là une nouvelle définition de la création; car «par le fait même qu'il s'unifie sur soi pour exister, l'Être premier fait ipso facto jaillir une autre espèce d'opposition... aux antipodes de lui-même...: le multiplie [°2034] pur... ou le Néant créable qui n'est rien - et qui cependant par virtualité passive d'arrangement (c'est-à-dire d'union) est une possibilité, une imploration d'être à laquelle... tout se passe comme si Dieu n'avait pas pu résister». Ainsi donc, «créer, c'est unir», c'est-à-dire, non pas tirer du néant ou faire exister de façon statique ce qui n'existe pas, mais: mettre en marche une multitude innombrable d'éléments primordiaux, avançant selon leur essence même, selon la loi de «complexité-conscience» vers le «Point Oméga» dont l'attirance commandée par la loi d'amour, achève la parfaite synthèse de l'univers par la pleine unification à la fois sociale et personnelle de la «Noosphère».
Ainsi comprise, cette ontologie n'est qu'un essai de traduction en langage métaphysique de la loi d'évolution qui, selon Teilhard, domine toute la science moderne comme une certitude démontrée expérimentalement. C'est à cette même lumière que le problème du mal, lui aussi philosophique, est résolu: car le mal représente un déchet inévitable dans le progrès vers l'unité à partir de la «multiplicité pure», jusqu'au sommet de la noosphère. La solution est d'ordre physique et cosmologique plutôt que d'ordre moral ou métaphysique [°2035].
4. - Conclusion. Dans une histoire de la Philosophie, il convient de respecter les réticences explicites que Teilhard a exprimées à son égard et de retenir comme certainement valables en son oeuvre, les grandes vues de science positive humaine (en paléontologie et sociologie) qu'il sait présenter avec un art littéraire incontestable. Mais il leur manque, pour entrer dans le courant de la «philosophie scientifique» une réflexion rationnelle plus approfondie sur la valeur des lois qui règlent les «phénomènes spirituels». Le problème est posé, mais les solutions adoptées manquent de preuves solides, remplacées par des assimilations trop générales et contestables: que vaut, par exemple, l'identité si fortement affirmée entre la loi de synthèse qui unifie les personnes libres dans la noosphère, et la loi physico-chimique d'évolution chez les minéraux et végétaux qui aboutit à l'unification de l'instinct animal dans la biosphère?
Quant à la «métaphysique de l'union», son vice radical est de récuser la valeur d'infaillible vérité qu'une critériologie, fidèle aux méthodes de la réflexion philosophique mieux élaborées depuis Descartes, Kant et Husserl, reconnaît aux premiers principes de la raison humaine, c'est-à-dire à la métaphysique de l'être qui est à la base des grandes philosophies chrétiennes depuis saint Augustin et saint Thomas, et même de toute métaphysique valable. Chercher à justifier une nouvelle métaphysique rationnelle par un mystère au sens strict comme celui de la Sainte-Trinité, c'est procéder, à l'inverse de la vraie méthode; car un tel mystère échappe à toute intelligence créée, il ne se fonde que sur la Foi et le témoignage de Dieu et la vraie théologie montre seulement qu'il n'est pas contre la raison mais la dépasse. En déduire une «métaphysique de l'union» n'est donc qu'une pétition de principe: il faudrait d'abord, avant de l'appliquer à la Sainte-Trinité, en montrer l'évidence rationnelle, comme le fait la philosophie chrétienne pour la métaphysique de l'être.
Il reste que l'aspect valable de la pensée teilhardienne n'est pas, semble-t- il, indissolublement lié à cette métaphysique contestable; et le rôle important reconnu au «phénomène spirituel» dans l'évolution de la noosphère, reflète lui aussi, à sa manière, le réveil métaphysique du XXe siècle.
b182) Bibliographie spéciale (Nicolaï Hartmann)
§675). Nicolaï Hartmann est peu connu en dehors de ses lecteurs allemands, comme Whitehead en dehors dés lecteurs anglais; l'un et l'autre pourtant tiennent une place importante dans le renouveau métaphysique, tout en y coopérant sous des aspects fort différents. Avec N. Hartmann, ce ne sont plus les sciences physico-mathématiques qui jouent le rôle de point de départ, ce sont les doctrines philosophiques du XIXe siècle, surtout allemandes: celle de Kant, puis de Husserl dont la phénoménologie le ramène aux notions traditionnelles de l'aristotélisme.
D'abord disciple de Cohen et Natorp, son premier ouvrage «Plato's Lehre von Sein» (1909) se rattache encore à l'école néokantienne de Marbourg [§526]; il commence avec cette thèse sa carrière de professeur de philosophie, d'abord à Marbourg, puis à l'Université de Cologne. Bientôt cependant, sous l'influence de Husserl, il découvre le problème fondamental de la philosophie: celui de l'être comme tel. Il l'étudie d'abord en notre connaissance par une oeuvre où il se sépare nettement de ses maîtres: Grundriss einer Metaphysik der Erkenntnis (1921). Il le montre de même en notre vie morale (Ethik, (1926); puis il propose une Ontologie générale dans son «Zur Grundlegung der Ontologie» (1933): vrai programme de sa philosophie qu'il développe ensuite en trois ouvrages, et précise en divers articles.
L'intuition fondamentale de N. Hartmann est qu'il y a en nos activités proprement humaines un contact valable avec l'être lui-même, en sorte que la philosophie y trouve son objet propre pour se constituer en Ontologie. Pour donner une idée de cette Philosophie ontologique, nous indiquerons son point de départ et sa méthode, et nous en suivrons l'application, d'abord à la connaissance, puis à l'ensemble de nos activités humaines où se découvre l'être en général.
A) Point de départ et Méthode.
§676). Pour un membre de l'école de Marboug, il était naturel de prendre comme point de départ de ses réflexions, le phénomène de la connaissance scientifique avec ses deux pôles opposés décrits par Kant: l'intuition sensible, d'une part, qui donne un contenu déterminé au jugement synthétique à priori [§392], seul admis d'abord comme valable et doué d'infaillible vérité; et, d'autre part, les catégories intellectuelles qui informent d'universalité et de nécessité l'objet contingent sensible. Mais au lieu de chercher à surmonter ce dualisme, comme faisaient ses maîtres, N. Hartmann fait appel à la méthode phénoménologique: certes, il admet lui aussi qu'on se trouve devant un problème fondamental et que la philosophie se doit de le résoudre; mais il estime que, pour cela, elle doit d'abord en préciser les données en les décrivant telles qu'elles apparaissent, comme phénomènes sous tous leurs aspects.
Or, en leur appliquant la méthode de réduction eidétique, chacun des termes opposés se manifeste comme réalisant paradoxalement toute la connaissance en excluant l'autre. Faire appel immédiatement à quelque théorie pour surmonter cette opposition (comme Kant, aux «formes à priori»), c'est s'exposer à l'erreur par précipitation: l'examen phénoménologique doit se poursuivre en laissant toujours «entre parenthèses» la solution du problème. Après l'analyse psychologique, il faut une réflexion au second degré, que N. Hartmann appelle l'«Aporetik», parce qu'elle porte sur les deux aspects du phénomène en tant qu'ils forment une «aporie». Celle-ci en effet, signifie étymologiquement, l'absence d'issue; et c'est bien ce qui se manifeste: chacun des aspects opposés reste ce qu'il est et ne disparaît pas dans la synthèse vitale. De plus, en un phénomène comme la connaissance, il n'y a pas que le seul couple sujet-objet, il y en a bon nombre d'autres. La tâche de l'Aporetik est de les découvrir tous et d'épuiser leur description, afin d'y découvrir le point d'équilibre qui en fait l'unité.
Cette interprétation de la phénoménologie est une originalité de N. Hartmann; mais elle ne trahit pas l'esprit de la méthode, car elle va, à sa façon, «vers la chose elle-même» qui est la connaissance, et elle aboutit à constituer la philosophie comme l'étude de l'être, c'est-à-dire comme une Ontologie.
B) L'être et la Connaissance. Ontologie et Métaphysique.
§677). Le phénomène de la connaissance humaine, si on veut le décrire sans aucun présupposé, selon la règle de Husserl, est d'une extrême complexité: il faudra, pour distinguer ses multiples aspects, créer bon nombre de termes techniques désignant des «catégories phénoménologiques»; et chacun, selon son point de vue, le fera à sa manière. Nous l'avons constaté chez les existentialistes, il en est de même pour N. Hartmann: nous ne signalerons que les plus importants, en les expliquant comme d'habitude, par les notions connues de notre philosophie.
Dans son analyse psychologique, notre auteur distingue quatre traits principaux de la connaissance humaine:
a) Elle est «possession de l'autre en tant qu'autre»; il y a toujours un sujet connaissant qui doit sortir de lui-même vers un objet distinct de lui; mais il en prend conscience et par là, il revient à soi-même en assimilant l'objet, sans d'ailleurs le modifier. Ce premier aspect, parfaitement observé, n'est autre que l'intentionnalité, héritée des scolastiques par Husserl.
b) Cette relation entre sujet et objet n'est pas mutuelle: la connaissance dépend de l'objet, mais non pas vice versa.
c) Notre connaissance est transobjective, en ce sens que notre intelligence, en saisissant un objet déterminé quel qu'il soit, a conscience de le connaître inadéquatement: par exemple, en voyant un voisin, on peut saisir qu'il est un homme, vivant, mais qu'est-ce que son corps, sa vie, sa pensée, etc.? D'innombrables aspects de ce qu'il est certainement, nous restent ignorés.
d) C'est pourquoi toute connaissance, chez nous, est problématique: son inadéquation évidente suscite en nous la conscience du problème (das Problembewusstsein). Tout objet connu suscite un mouvement vers la découverte d'un inconnu auquel il renvoie.
En passant à l'«Aporetik», de nombreux paradoxes s'affirment en ces aspects, pourtant exactement décrits. Non seulement le sujet connaissant et l'objet connu se compénètrent jusqu'à s'identifier, tout en restant distincts (c'est le paradoxe fondamental de la connaissance); mais chacun d'eux, pris à part est un paradoxe. La conscience en a même deux: elle sort d'elle-même (vers l'objet) par un acte qui lui est foncièrement immanent (le «connaître») - et elle peut se connaître en se transformant en objet connu, tout en restant sujet. Quant à l'objet, il peut se manifester hors de la conscience tout en venant en elle pour la déterminer; - et en lui-même, tout en se montrant fini et déterminé, il peut avoir des aspects, dont le plus fondamental, toujours présent, qui est l'être, apparaissent infinis et soulèvent sans cesse de nouveaux problèmes.
Il n'est pas impossible d'éclairer ces multiples «apories», qui sont elles aussi exactement observées et décrites - en précisant la valeur analogique de nos concepts métaphysiques, à commencer par celui d'être, et en formant patiemment au contact de l'expérience des notions destinées à en rendre compte en nous les faisant connaître philosophiquement [°2036]. Mais N. Hartmann n'adopte pas cette méthode, parce que, semble-t-il, elle admet à son avis des présupposés que la phénoménologie exclut, par exemple, la réalité du monde physique qui pourra être admise et justifiée, mais au terme de la recherche et non pas au point de départ. Pour ne pas dépasser ce qu'il a constaté, il doit se contenter de laisser à chaque aspect observé et classé par rapport aux autres son caractère propre, car tous restent ce qu'ils sont; et de chercher dans les faits un élément capable de les équilibrer et les harmoniser. Ce point central est d'ailleurs évident: c'est l'aspect d'être, qui a le privilège de pénétrer tous les autres, en particulier à la fois le sujet connaissant et tout le reste qui s'oppose au sujet comme objet.
Le programme de la philosophie devient ainsi l'effort d'élucidation de cet aspect d'être; et pour procéder méthodiquement, il convient de le considérer d'abord dans ses rapports avec notre connaissance, puisqu'il en jaillit comme problème fondamental, en même temps que principe de solution. C'est lui en effet qui engendre le paradoxe de l'opposition entre toute pensée déterminée et l'immense inconnu qui l'enserre et apparaît comme digne d'être connu. - D'autre part, puisque le sujet lui-même est de l'être, nous avons dans l'être total comme trois zones concentriques: au centre la zone du moi pensant; puis, comme une couronne qui l'entoure, la zone des objets connus: zone bien limitée pour chacun, puisque chaque connaissance objective est déterminée: Hartmann l'appelle la «Cour des objets» (Hof der Objecten); vient enfin un au-delà indéfini, zone de l'inconnu, qui s'appelle le «transobjectif» parce qu'il n'est pas un objet de conscience; et comme notre connaissance humaine au sens propre est la raison, Hartmann l'appelle aussi l'«irrationnel». Mais c'est un fait évident que notre raison est progressive; les frontières qui séparent la zone du connu de l'inconnu sont mobiles: pour l'ensemble des hommes, elles s'élargissent sans cesse, bien que pour certains, elles puissent parfois se restreindre.
Le rationalisme prétend que rien n'échappe en droit à notre connaissance et que le progrès de la raison finit par épuiser la richesse de l'être. Hartmann, conscient des limites de notre raison, récuse cette erreur et distingue deux régions dans la troisième zone; celle de l'inconnu connaissable ou du transsubjectif intelligible, accessible au progrès de nos sciences; et celle de l'inconnu inconnaissable de droit et absolument (le transsubjectif transintelligible). Ainsi l'irrationnel a deux formes fondamentales: l'irrationel de droit (au sens propre) où l'être échappe à toute connaissance humaine possible; et l'irrationnel de fait qui varie avec chaque esprit et concerne les objets encore inconnus qu'il est capable de connaître.
Toutes ces distinctions sont claires et découlent immédiatement de l'observation psychologique. La dernière, entre les deux irrationnels, fonde la signification technique nouvelle que N. Hartmann donne à deux termes anciens: l'ontologie et la métaphysique. La première, pour lui, n'est plus la partie générale de la métaphysique; il appelle Ontologie, la science humaine portant sur l'être en tant qu'être dans la mesure où il est accessible à notre raison: dans les deux zones du sujet et de l'objet connu et connaissable. La Métaphysique est, au contraire, la recherche portant sur l'être en tant qu'être sans restriction, y comprise la zone du transintelligible qui échappe de droit à notre raison. Si donc on veut que la philosophie soit une science, elle doit se confondre avec l'Ontologie; mais on peut aussi la prendre comme une «Sagesse» qui met d'abord de l'ordre dans nos connaissances: elle devient alors une «Métaphysique» dont le rôle n'est plus de «constituer la science de l'être en tant qu'être», mais de poser correctement les problèmes par la méthode phénoménologique, d'en définir les données, en distinguant celles qui sont intelligibles de celles qui sont inintelligibles en droit; et par conséquent en classant les problèmes, les uns comme insolubles en droit, les autres comme appelant une réponse accessible à notre raison.
On voit que la «Métaphysique de la connaissance» pose plutôt les problèmes à son sujet sans les résoudre encore. De ce qui précède pourtant, on peut déduire une définition descriptive de la connaissance: elle est un phénomène objectif, une activité d'abord immanente, car elle se passe dans la conscience; mais aussi transcendante, c'est-à-dire capable de relier la conscience avec un être en soi, distinct d'elle. Mais pour comprendre cette définition et résoudre les nombreux problèmes qui surgissent de partout, il faut d'abord établir ce que nous pouvons savoir de l'être en général en construisant une Ontologie, puisque l'être est à la fois l'objet propre qui définit notre connaissance rationnelle et le premier élément qui constitue son essence.
C) L'être en général: la Philosophie ontologique.
§678). L'originalité de l'Ontologie de Hartmann est d'être constitué par la méthode phénoménologique sans attache à aucune école. Certes son auteur s'inspire souvent de ses prédécesseurs, de Kant, Hegel et Aristote. Mais ce qu'il admet d'abord comme valable chez eux, c'est la position des problèmes, non leur solution. Par là, il s'imposait la tâche formidable de refaire à lui seul l'oeuvre accomplie en commun par tous les anciens métaphysiciens: les résultats qu'il nous a livrés concernent principalement les grandes divisions de l'être; l'être de l'esprit avec le problème de la destinée de nos âmes; enfin Dieu, à l'arrière plan.
1) Grandes divisions de l'être. N. Hartmann distingue d'abord, horizontalement peut-on dire, quatre sphères de l'être, dont deux fondamentales qu'il convient d'abord de préciser:
a) La sphère de l'être idéal est l'ordre du réel possible; il constitue le monde universel et nécessaire des vérités éternelles: le monde idéal de Platon, celui des essences de Husserl.
b) La sphère de l'être réel est l'ordre des «existants» physiques, l'être en soi, dont l'existence, indépendante de notre conscience, est constatée par notre expérience.
On comprend aisément par cette distinction la définition de la connaissance comme un acte conscient dont la nature est pourtant d'être transcendant: c'est là, en effet, un aspect évident de notre perception externe. Et s'il existe d'autres connaissances, comme celle de réflexion où l'esprit se connaît lui-même, on peut considérer comme essentiel à la connaissance comme telle, la possibilité de saisir l'extramental. De plus, cette évidence de la perception suffit pour légitimer la thèse que l'être en soi existe: c'est à ceux qui le nient de justifier leur négation. N. Hartmann avoue cependant que l'objection idéaliste laisse subsister la possibilité ou hypothèse, que l'objet connu, même par perception, n'aurait pas d'être en soi mais en nous; et pour réduire pleinement le doute, il fait appel à l'expérience des actes émotionnels qu'on observe dans la conscience comme accompagnant toujours les actes de connaissance, par exemple, le désir ou la répulsion de ce qu'on voit, entend ou sent, d'après son caractère agréable ou repoussant; ou encore, l'attente, la crainte ou le désir d'un événement annoncé: en tous ces actes, il y a, de la part de l'objet, une opposition ou un attrait, une action sur le sujet, qui souligne son indépendance et rend pleinement évident son caractère d'être en soi. Mais c'est un seul et même objet qui s'impose aux actes émotionnels et est perçu de façon plus spéculative, mais aussi plus pénétrante, par la connaissance, et l'évidence de cette identité garantit pleinement la «transcendance» et la valeur objective de notre connaissance.
Cependant N. Hartmann remarque avec raison qu'il y a aussi des êtres en soi dans l'ordre idéal: nous constatons que les essences éternelles ne dépendent pas de notre pensée; elles s'imposent à elle par leur cohérence interne et elles se manifestent donc «choses en soi»; elles ont par là une sorte de réalité: celle des possibles. Hartmann appelle «die Wirklichkeit» la réalité physique au sens plein de l'être en soi; et «das Reel» le monde idéal des êtres possibles.
De là viennent les deux autres sphères secondaires de l'être, qu'il appelle la sphère de la connaissance et celle de la logique. La sphère de la connaissance embrasse tous les objets directement connus ou connaissables, qu'ils soient d'ordre physique ou idéal, mais qui sont des «êtres en soi». La sphère logique comprend les êtres produits par notre raison réfléchissant sur les êtres réels, par exemple: les distinctions et les catégories dont nous avons besoin pour classer les êtres réels. Nous dirions en langage traditionnel, que ces «êtres logiques» appartiennent aux «êtres de raison», distincts des «êtres réels» soit possibles, soit existants [PDP §160 et §200]. Mais les deux terminologies ne coïncident pas pleinement.
En chacune de ces quatre sphères, N. Hartmann distingue encore, en direction verticale, (non plus horizontale), plusieurs couches ou degrés d'être (Seinstufen). Ainsi, l'être logique comprend le concept, le jugement, le raisonnement; - l'être de connaissance répond aux couches de la perception, de l'intuition, de la raison, du savoir. Dans l'être physique qui est le plus important, on retrouve les quatre degrés distingués par Aristote: la matière, la vie, la conscience, l'esprit. En chacun, la philosophie établit pour les expliquer, des catégories phénoménologiques: les unes fondamentales, qui se manifestent par des groupes opposés, comme matière-forme, qualité-quantité, interne-externe; - les autres modales, qui déterminent les aspects changeants et secondaires. On voit toute la richesse de cette ontologie, et aussi sa complexité, sa subtilité parfois, avec ces multiples distinctions et classifications qui se recoupent, tout en restant distinctes d'après les diverses sphères ou couches d'être. La section la plus approfondie, et aussi la plus importante, est celle de l'être de l'esprit, au sommet de la hiérarchie.
§679) 2) L'être de l'esprit: Morale et liberté. C'est par introspection que nous constatons, au sommet de notre conscience, l'être de l'esprit; mais notre expérience étant, comme acte de connaissance, également transcendante, nous voyons aussi l'existence d'autres esprits qui, bien qu'incarnés comme le nôtre, se distinguent clairement des autres degrés d'être, animaux et vivants. On peut donc définir l'esprit en lui-même avant d'en déterminer les formes.
Considéré ainsi en général, comme distinct des degrés inférieurs, l'être spirituel est caractérisé par une vie intérieure qui dépasse le degré de conscience rencontré dans les animaux parce qu'elle n'appartient plus proprement à une substance matérielle. L'esprit s'en dégage en s'identifiant au mouvement même de la vie qui est la sienne: il s'identifie lui-même avec lui-même au lieu d'être comme un reflet d'une évolution corporelle. Il est «a-spatial» en soi, il a son existence, son «être en soi» indépendant de la matière. Pourtant, en même temps, il dépend de son corps: son incarnation est évidente. Mais il en dépend comme un souverain dépend des sujets qui sont gouvernés par lui. Néanmoins, par là, il devient temporel au même titre que les autres êtres du monde, dit Hartmann, qui n'a pas vu en sa conscience comme d'autres psychologues, un temps psychologique distinct du temps physique.
On distingue trois formes en cette couche de l'être spirituel: l'esprit individuel, l'esprit objectif, et l'esprit objectivé.
L'esprit objectif est le plus important, car il constitue notre personnalité; il est seul, au sens propre, sujet de la connaissance et des autres activités de la conscience. À ce point de vue, il apparaît comme un sommet vers lequel tendent tous les degrés d'être inférieurs comme vers la plénitude de leur perfection; dans la diversité des formes de vie, il est le pôle d'attraction qui fait leur unité; et c'est cela qui en fait une personne. Mais comme réalité spirituelle, il ne peut être défini par notre raison, adaptée aux sciences positives; il peut seulement être décrit phénoménologiquement. Voici ses traits principaux: comme élan vital qui s'identifie avec son devenir, il est doué de spontanéité et il se constitue lui-même par ses choix, à la manière décrite en existentialisme. C'est sa fidélité à son choix qui fait son être permanent. Par ses actes, il est transcendant, non seulement parce qu'il atteint les objets extérieurs, mais parce qu'il les dépasse: si la situation dans le monde le détermine, il ne la subit pas passivement, il réagit personnellement et lui donne un sens par ses décisions. Bien plus, il se transcende lui-même en cherchant un idéal supérieur à ce qu'il est déjà. Cette spontanéité dominatrice et progressive révèle sa liberté et met sa vie dans l'ordre de la morale; c'est en étudiant plus loin celle-ci que nous aurons de nouvelles précisions.
L'esprit objectif, quoique secondaire, est plus accessible à notre connaissance qui est objective par définition. Comme pur sujet, l'esprit personnel fait partie en un sens de l'irrationnel, mais l'esprit objectif, lui, est l'«objet» de nos sciences sociologiques. Il est constitué par des phénomènes aisément observables, à savoir, tout ce qui est objectivité par l'esprit individuel en des signes durables, et ainsi, se détache de lui, tombe dans le domaine commun et passe de personnes en personnes. C'est ce qu'on trouve principalement dans le langage, l'art, les croyances, les sciences, le droit et la coutume. En s'objectivant en signes matériels, ces phénomènes sont soumis au temps et peuvent aussi être objet d'histoire; mais leur historicité dévoile aussi leur être réel, ils ont leur naissance, leur évolution, leur mort, indépendantes de celles des personnes humaines qui en vivent: ils constituent l'esprit d'un peuple, d'une civilisation, d'une période. Nous retrouvons ici la thèse assez répandue au XIXe siècle en Allemagne et adoptée par Durkheim, du réalisme social, le Volkgeist de Wundt [°2037]. Mais Hartmann l'interprète de façon plus vraisemblable: cet esprit objectif n'est pas un sujet réel, distinct des personnes conscientes qui l'accueillent et où il vit; il a, certes, une réalité indépendante, mais comparable à celle des possibles de la sphère intermédiaire de l'être idéal. Entre lui et les personnes, il y a un rapport de dépendance mutuelle: les personnes sont le sujet indispensable à son existence, mais il dépasse chacune d'elles. Il se transmet, non par héritage, mais par tradition et il influence chaque individu qui le porte. Ce qui le caractérise, c'est le manque de conscience adéquate, et donc, de personnalité libre. Dans la société, il doit être suppléé par le chef qui l'incarne.
Quant à l'esprit objectivé, N. Hartmann l'ajoute, semble-t-il, en vertu de sa méthode de réflexion au second degré qui a déjà engendré son «Aporetik». Car aussi bien l'esprit objectif que l'esprit personnel deviennent l'un et l'autre capables de s'objectiver pour s'unir en un nouveau phénomène qui a sa vie propre. La description qu'en donne l'auteur est fort abstraite et trop technique pour être aisément accessible.
Mais son important ouvrage de l'Ethik nous livre de bons compléments sur l'être spirituel par excellence, notre personne humaine. Cet être ne peut s'expliquer par les catégories de substance ou d'âme subsistante: en cela, il est un «irrationnel», un sujet pur, opposé aux «objets» qui définissent ses activités; mais, de celles-ci, il en est la source active et il s'identifie à leur évolution. L'étude de Hartmann est ainsi une Ontologie de l'activité qui présage la «philosophie de l'Action» de Blondel. Deux aspects y sont explicités: le caractère moral de ses actes, leur liberté.
a) Morale humaine. N. Hartmann fonde sa morale sur la théorie des valeurs de Max Scheler [§635] en l'adaptant à sa propre ontologie. Il professe ainsi que la personne est la valeur suprême, mais en excluant la «personnalité sociale» (Gesamtperson) admise par son prédécesseur. C'est donc chaque personne qui trouve en soi, de façon autonome comme disait Kant [°2038], la règle suprême de sa vie morale. Mais c'est à Aristote qu'il emprunte la théorie de la vertu morale pour développer l'application logique de la valeur en toute la vie humaine [§87-89]. Le but suprême étant la culture humaine en sa perfection autant qu'il est possible de l'atteindre ici-bas, le moyen proportionné est l'acquisition d'un organisme de vertus morales déployé autour des quatre vertus cardinales, chargées toutes ensemble et chacune en son propre domaine, de déterminer entre deux vices opposés, le juste milieu où se poursuit le progrès vers le mieux. Ainsi, du point de vue ontologique (en son être), la vertu est une moyenne; mais en morale, du point de vue axiologique, elle est la valeur suprême.
b) Liberté humaine. Tout homme, pour être pleinement homme, a l'obligation de se soumettre à l'ordre moral; mais cette nécessité, pour convenir au degré d'être supérieur de la personne, doit respecter sa liberté et s'harmoniser avec elle. C'est là un fait évident d'expérience qui est encore un paradoxe ou une antinomie: Hartmann l'explique comme les autres par son ontologie et sa théorie des sphères de l'être et de leurs degrés.
La liberté morale est, dans la sphère du réel, un aspect propre du degré suprême de l'être spirituel. À tous les degrés inférieurs règne le déterminisme qui fonde les lois des sciences positives et qui est la négation de cette contingence nommée «liberté morale»: d'où la distinction entre liberté négative et positive. Elle est négative en tant qu'elle s'oppose au déterminisme; et, en ce sens, les objections soulevées contre son exercice dans les sphères de vie inférieure, (passions et mouvements des membres corporels), sont insolubles: tous ces mouvements ont leurs causes au sens scientifique, dans leurs antécédents dont ils sont le «conséquent» selon les lois soumises au déterminisme. Mais il y a la liberté positive qui consiste dans la domination du degré d'être supérieur à l'égard des inférieurs; cette liberté n'enlève rien à l'ordre inférieur; elle y ajoute sa propre efficacité, et elle se réalise ailleurs que dans l'esprit: dans la vie, à l'égard des forces corporelles qu'elle utilise; dans la conscience, à l'égard de la vie végétative et des lois physiques dont elle se sert comme instrument de ses propres activités en les dominant. Ainsi fait l'esprit pour tous les degrés inférieurs; et comme il est suprême dans l'homme, il jouit de la liberté morale.
À ce degré, l'esprit a le privilège de se connaître lui-même, et cette pleine réflexion lui permet de se «créer» sa propre personnalité, en choisissant sa destinée: sa liberté est une spontanéité autonome au sens kantien. Elle s'exerce à l'égard de toutes les valeurs, y compris les valeurs morales, elle en est la source et ne leur est pas soumise. Certes, les «Valeurs» sont des «réalités» éternelles, mais dans leur ordre qui est, l'être idéal. Pour s'exercer dans le monde réel au sens physique, il faut que l'homme les assume librement: sa place est ainsi à l'intersection des deux mondes, l'un idéal, l'autre réel, mais au sommet du monde réel. En procédant méthodiquement à travers son «Ontologie» qui s'en tient aux exigences phénoménologiques, N. Hartmann n'arrive donc pas à Dieu. Sa philosophie est bouclée avec l'autonomie de l'être spirituel qui est la personne humaine.
§680) 3) Théodicée et Conclusion. N'y a-t-il donc en philosophie ontologique aucune voie d'accès à Dieu? En terminant son Ethik, N. Hartman en indique une: on constate, note-t-il, une série d'antinomies entre le phénomène moral et le phénomène religieux ou sacré. La philosophie religieuse, consacrée à ce dernier phénomène - mais qu'il n'a pas eu le temps d'élaborer - n'arriverait-elle pas à Dieu comme au principe d'équilibre requis pour résoudre ce nouveau paradoxe? C'est possible. Mais an peut dire aussi que cette sphère de l'Être divin disparaît totalement dans la zone infinie de l'irrationnel absolu, échappant à toutes nos catégories et même à toute intuition humaine possible. Dieu se profile, en cette philosophie, comme l'«Inconnaissable» de H. Spencer [§481].
Telle est ici la grande faiblesse, dont l'origine est un préjugé implicite hérité de l'idéalisme et d'une méthode phénoménologique interprétée en un sens restrictif. N. Hartmann suppose que nos concepts rationnels sont incapables de nous donner une connaissance positive de l'être réel en toute son extension à savoir l'Existence subsistante, le Dieu qui se définit: «Ego sum qui sum». Pour lui, chacune des sphères d'être est indépendante des autres. L'Infini est dans l'ordre possible; dans l'ordre réel, l'être suprême est fini. - Mais, dirons-nous, cela n'est pas évident: l'analyse de l'être en tant que tel montre au contraire que ce dernier offre un moyen sûr, quoique limité, pour connaître Dieu, grâce au principe de causalité métaphysique ou de participation [PDP §953]; à ce point de vue, l'ontologie rejoint pleinement la métaphysique.
D'autre part, toute la partie de l'«Ontologie» au sens de Hartmann est en parfaite harmonie avec notre métaphysique, bien qu'elle s'exprime en catégories nouvelles souvent différentes des nôtres. Elle est un progrès décisif dans l'éveil métaphysique du XXe siècle et montre que le point de vue moderne ne ferme pas l'accès aux réalités spirituelles. Historiquement néanmoins, elle n'a pas dépassé le niveau d'Aristote et n'a même pas atteint l'Acte pur, connaissable par les catégories de la pensée comme «Pensée qui se pense elle-même» [°2039]. Ces lacunes sont la sanction des penseurs qui veulent tout recommencer par eux-mêmes au lieu de s'assimiler d'abord les progrès accomplis par leurs prédécesseurs.
§681). On peut rattacher à N. Hartmann, le philosophe bâlois Paul HÄBERLIN [b183] né en 1878. Pour lui aussi, la personnalité spirituelle de l'homme est au sommet de l'univers: par là, notre âme se distingue de son corps qu'elle se crée comme on forme une société, pour régner sur lui. Elle aspire aussi, après la mort, à se créer un nouveau corps; mais c'est là une hypothèse non démontrée. Elle est d'ailleurs un individu éternel, car elle fait partie d'un univers infini dans le temps et l'espace. Cet univers cependant, par son aspect corporel, évolutif et limité, nous renvoie objectivement à un Dieu Créateur; mais la nature de Dieu est, pour nous, un secret impénétrable. Nous pouvons seulement en donner des symboles dont le meilleur est la Personnalité. Il n'est, ni dans le monde, ni hors de lui, mais au-dessus du monde, comme notre âme personnelle est au dessus de son corps qu'elle crée et conduit.
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