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b18) Bibliographie spéciale (les grandes divisions de l'être)
§186). Notre effort pour expliciter les réalités contenues implicitement dans notre première appréhension globale de l'être nous a conduit à la découverte d'un certain nombre de propriétés qui conviennent à l'être comme tel. Elles ont permis de formuler les principes d'identité et de raison suffisante à la lumière desquels nous pouvons continuer l'étude du monde sensible, en vue de déterminer s'il a en lui-même la raison pleinement suffisante de tout ce qu'il est; en d'autres termes, s'il est l'Être ou s'il a reçu l'être d'un autre être transcendant. Ce sera la conclusion dernière de toute notre philosophie.
Avant de l'atteindre, nous avons à parcourir en ce traité les nombreux phénomènes de la nature pour en donner l'explication rationnelle. Dès l'abord, deux grands problèmes s'imposent à nous, au contact de l'expérience: celui du changement et celui de la multiplicité, qui supposent des êtres imparfaits et limités. Rien n'est plus universel et incontestable que ces constatations immédiates; mais en les comparant avec le principe d'identité et de raison suffisante, elles suscitent des questions qu'on ne peut résoudre sans préciser notre idée d'être en y distinguant d'abord deux formes fondamentales: l'acte et la puissance. Puis, selon les divers aspects de la multiplicité et les formes variables du changement, le couple puissance et acte se précisera peu à peu en essence et existence, substance et accident. D'où les trois paragraphes de cet article:
1. - La puissance et l'acte.
2. - L'essence et l'existence.
3. - La substance et l'accident.
Thèse 4. - Le double fait d'expérience 1) du changement et 2) de la multiplicité, analysé à la lumière du principe de raison suffisante, n'est intelligible que par la division de l'être en être proprement dit ou acte et capacité d'être ou puissance. 3) L'acte, en tant qu'être parfait et déterminé, se comprend par soi-même; la puissance, en tant qu'être imparfait et déterminable, ne se comprend et ne se définit que par l'acte; le premier est absolu, la deuxième, essentiellement relative.
A) Explication.
§187). Ces notions d'acte et puissance sont tellement primitives qu'elles jaillissent spontanément dans l'esprit au contact des faits; il est bon cependant d'en expliciter l'origine, afin de nous en former une notion claire, non pas comme d'une hypothèse grandiose, mais comme d'une conclusion pleinement évidente d'un raisonnement inductif, application de la méthode expérimentale, aussi rigoureuse et valable qu'en science positive. Les deux premières parties de la thèse donnent cette induction métaphysique au sens large, à partir des faits soit de changement, soit de multiplicité. La troisième partie conclut par la définition de l'acte et la puissance.
B) Preuve de la thèse par parties.
§188) 1. - Problème du changement. Une des premières données de l'expérience externe et de la conscience, c'est que les choses changent: l'oiseau vole, l'arbre grandit, ce qui est froid devient chaud, le pain devient chair, le vivant meurt, nos tristesses se dissipent et nos joies sont passagères, etc. L'intelligence abstrait de ces divers cas, la notion de mouvement en général, «passage [°328] d'un être ou d'un mode d'être à un autre être ou à un autre mode d'être». Ce passage suppose évidemment un sujet qui était d'abord ici ou ceci («terminus a quo»: point de départ) et qui tend actuellement à être là ou cela («terminus ad quem»: point d'arrivée).
D'autre part, le principe d'identité énonce que chaque chose est ce qu'elle est; qu'elle n'est que ce qu'elle est, et qu'elle est tout ce qu'elle est. Comment donc le terme ancien peut-il devenir le terme nouveau?
a) Ce ne peut pas être selon ce qu'il est, puisqu'il est déjà tout ce qu'il est et n'a plus à le devenir: on ne saurait blanchir la blancheur: «ex ente non fit ens quia jam est ens». L'être ne vient pas de l'être, parce qu'il l'est déjà.
b) Ce ne peut pas être non plus selon ce qu'il n'est pas, puisque, à ce point de vue, il n'est rien; car du néant rien ne vient: «ex nihilo nihil fit». Il semble donc qu'il faille choisir et, soit abandonner le principe d'identité et adopter la philosophie anti-intellectualiste du devenir pur selon laquelle tout s'absorbe dans le changement [°329]; soit rejeter le fait du changement qualifié d'illusion pour défendre le monisme de l'être immuable [°330].
Rien ne serait plus anti-scientifique; les deux données étant également incontestables, la seule solution admissible est de les concilier en donnant au changement une raison d'être qui évite la contradiction. Or, n'admettre que le changement pur serait affirmer cette contradiction: car le changement est «ce par quoi un être passe à un autre mode d'être» et ainsi n'est plus ce qu'il est. La caléfaction, par exemple, est ce par quoi l'être froid n'est plus froid, puisqu'il se chauffe: le changement pur serait donc l'être qui n'est pas ce qu'il est.
Aussi pour que le changement soit possible ou intelligible, il faut admettre qu'il affecte un sujet apte à recevoir la nouvelle perfection: cette aptitude ou capacité de recevoir est la puissance; la perfection reçue est l'acte; le changement est le passage de la puissance à l'acte, du bloc de marbre capable d'être sculpté à la statue. Cette capacité est une réalité; car on ne fait pas n'importe quoi avec n'importe quoi: on ne fait pas une statue avec de l'eau ou du sable, mais avec une matière solide qui est seule en puissance d'être sculptée. Ainsi donc, ce sujet est et n'est pas ce qu'il va devenir: il ne l'est pas en acte, mais il l'est déjà en puissance; grâce à cette distinction, on conserve et on explique, sans contradiction, toutes les données du problème.
En d'autres termes, en face d'un être qui change, notre idée d'être ne désigne pas le bloc totalitaire où toutes les virtualités sont réalisées, c'est-à-dire l'être pleinement en acte ou acte pur qui serait immuable en vertu du principe: «ex ente non fit ens» - mais il désigne un être borné, où manquent de fait certains modes d'être, avec la simple aptitude à les recevoir du dehors, c'est-à-dire un être en puissance. D'ailleurs, la propriété d'analogie que nous avons reconnue à l'idée d'être [§164] lui permet de représenter à la fois ces deux réalités aussi différentes que l'acte, de soi parfait et infini; et la puissance, de soi bornée et pure capacité imparfaite. Mais avant de fixer ces notions, nous devons compléter l'induction par l'examen du second problème.
§189) 2. - Problème de la multiplicité. Le fait de la multiplicité se manifeste avec autant d'évidence que celui du changement, dont il est d'ailleurs une condition. Il y a des êtres aux degrés de perfection différents: des pierres, des plantes, des animaux; il y a plusieurs exemplaires d'une même perfection, comme plusieurs hommes; il y a en chacun plusieurs activités, etc. Nous prenons le fait dans sa généralité, en constatant des êtres finis et limités: une plante, par exemple, n'est réellement distincte de l'animal qu'en niant ou excluant de sa nature la sensibilité et cette négation d'être est précisément la limite, comme nous l'avons dit [§160 et §166].
Et de nouveau, cette multiplicité et cette limite ne seraient ni intelligibles ni possibles dans les êtres, s'il n'y avait en eux à côté de l'acte, la puissance, c'est-à-dire à côté d'une réalisation explicite de perfection par laquelle, par exemple, la plante est déjà subsistante et vivante de vie végétative, une réelle limitation ou principe négatif en vertu duquel la plante, par exemple, exclut les manifestations de la vie intellectuelle.
Ainsi, comme raison d'être de la multiplicité, l'être en puissance se présente à nous comme être négatif, non point cependant comme pur néant dans l'ordre absolu de l'être total, hors duquel il n'y a rien, car à ce point de vue, n'étant absolument rien, il ne pourrait jouer aucun rôle dans le réel, même pas celui de multiplier et de limiter, ce qui, nous le constatons, est bien du réel. C'est donc un être négatif à l'intérieur de l'être; une sorte de non-être réel, qui ne s'oppose pas à l'être de façon absolue, mais d'une façon relative, dans un certain ordre seulement (non-être relatif). En ce sens, on l'appelle bien, comme plus haut, une capacité d'être, en tant que le fait d'être limité, et de laisser hors de soi certaines perfections, est au moins une condition, la première condition sine qua non, pour être apte à s'en enrichir éventuellement.
§190) 3. - Définition de l'acte et la puissance. La conclusion de cette double induction doit être une notion précise de l'acte et de la puissance.
Cependant, l'acte, pas plus que l'être, n'est susceptible de définition au sens propre, car il n'est rien d'autre que l'être pur et simple, notion toute première à l'égal de l'être, jaillissant spontanément au contact de l'expérience: marcher, parler, regarder sont des actes, parce qu'ils explicitent des virtualités; et en un sens plus large, tout ce qui est réel, le corps, la nature humaine, les sens sont déjà en acte ce qu'ils sont. L'acte c'est l'être en tant qu'il affirme l'être sans aucune négation, sans nul non-être. Et, comme la perfection, avons-nous dit [§177], est ce par quoi l'être a tout ce qui lui convient sans qu'il lui manque rien, l'acte, c'est l'être en tant que parfait et achevé. Étant donc le premier intelligible au delà duquel on ne peut remonter, mais à la lumière duquel tout le reste s'explique, l'acte comme tel se comprend pleinement par soi-même et n'a besoin d'aucun autre pour se définir.
§191). La puissance au contraire ne se comprend que par l'acte. Car elle n'est qu'une capacité, soit que le changement nous montre que les êtres de la nature ne sont pas enfermés dans ce qu'ils sont, et que par conséquent il y a en eux une capacité réelle de devenir autre chose; soit que la multiplicité nous montre en eux une réelle limitation qui est une sorte de capacité mesurant la portion d'être bornée qui leur convient.
Dans les deux cas, cette capacité n'est qu'une indétermination qui se réfère tout entière à un autre mode d'être déterminé et actuel, aptitude, par exemple, de la science dans l'étudiant; limitation de la vie dans le végétal.
La puissance, c'est l'être en tant qu'imparfait, limité et déterminable; et en ce sens elle est une capacité d'acte et ne se définit que par l'acte.
§192). Ces explications nous amènent à établir une nouvelle division très générale de l'être en absolu et relatif.
L'absolu est l'être en tant qu'il se comprend par soi-même.
Le relatif est l'être en tant qu'il se comprend par un autre.
Ces deux notions sont tout aussi primitives que celles d'acte et puissance et ces deux couples divisent l'être d'une façon transcendantale, c'est-à-dire sans constituer de catégories bien déterminées, mais tout en s'opposant mutuellement, elles se réalisent sous différents aspects, dans toutes les formes d'être, quelles qu'elles soient: ce qu'exprime le schéma ci-dessous [°331].
On voit que pour formuler cette notion vraiment transcendantale de la relation: «ce par quoi un être se comprend par un autre», nous n'avons fait appel qu'aux premières idées déduites jusqu'ici de l'être, savoir: celle d'unité et son opposé la pluralité et distinction; car toute relation suppose nécessairement deux êtres: un sujet et un terme; enfin, celle de vérité ou d'intelligibilité: le relatif ne se comprend pas par soi, mais par son terme.
Il est clair que l'acte est de soi, de l'absolu, et la puissance, du relatif; on ne peut cependant identifier ces notions, et à l'analyse, quelques précisions s'imposent. En effet, tandis que toute puissance comporte nécessairement, par définition, un aspect d'imperfection, il n'en va pas de même pour le relatif qui peut être indifféremment parfait ou imparfait: acte ou puissance. Il suppose, il est vrai, par définition; une certaine dépendance dans l'ordre de l'intelligibilité (dépendance logique et non pas nécessairement réelle); et nous savons que les conditions de l'objet dans notre intelligence ne doivent jamais être transportées sans plus dans le réel; c'est pourquoi si un être parfait, l'âme par exemple, est conçu par nous en fonction d'un autre, ici de son corps, cet être en acte sera relatif; et Dieu même, l'acte pur, en tant que créateur, sera relatif à sa créature. De là deux sortes de relations:
1) La relation de raison est celle qui existe seulement par la considération de l'esprit. Par exemple, la relation de création en Dieu: la dépendance du sujet par rapport au terme reste toute entière dans l'ordre de l'intelligibilité; elle est purement logique et nullement réelle.
2) La relation réelle est celle qui existe dans la nature indépendamment de la considération de l'esprit; par exemple, la ressemblance entre deux hommes; elle suppose plusieurs conditions: d'abord deux êtres réels distincts réellement, comme le père et le fils, dont l'un est sujet; l'autre terme de la relation; ensuite un fondement réel, c'est-à-dire une propriété réellement existante en raison de laquelle le sujet se comprend par son terme, comme la génération, fondement de la paternité [§857].
Cette relation réelle se réalise à nouveau de deux façons:
a) La relation transcendantale est celle où un élément absolu est par son essence même ordonné à un autre; par exemple, l'intelligence qui est en soi une qualité de l'âme et à ce titre un absolu, est essentiellement ordonnée à l'être pour le connaître. Toutes les catégories d'êtres absolus, substance, quantité, qualité, etc.; sont susceptibles de se rapporter ainsi par essence à un autre; d'où l'appellation «transcendantale» donnée à cette relation.
b) La relation prédicamentale est celle dont toute la réalité est de se rapporter à un autre; par exemple; la similitude, la paternité, etc. Il n'y a donc plus ici d'élément absolu, sinon comme fondement réellement distinct. C'est pourquoi nous avons une catégorie spéciale d'être: un des neuf accidents classés par Aristote sous le nom de «prédicament»; d'où l'appellation de relation prédicamentale.
Comme dans la relation transcendantale, c'est l'être lui-même qui, dans son essence, dépend d'un autre, cette sorte de relation entraîne toujours une certaine imperfection.
§193). Toute puissance est une relation transcendantale à un acte, c'est pourquoi elle se définit par l'acte. Il faut donc se garder «d'imaginer» la puissance comme un être en acte plus ou moins flou, vague et inerte; ou bien comme un ressort ou un organe caché dans la chose, comme une détermination préfigurée en elle à la manière d'une statue qui serait dessinée à l'avance par les veines du marbre à l'intérieur du bloc. Elle n'est absolument rien de fait ou de se faisant, absolument rien en acte. Ainsi ne pouvons-nous la concevoir en elle-même, mais seulement par l'acte auquel elle a rapport comme capacité, limite ou pouvoir-être; bref, comme relation transcendantale à l'acte.
C) Corollaires.
§194) 1. - Division de la puissance et de l'acte. Après avoir abstrait spontanément ces notions primitives d'acte et puissance, l'esprit en fait de multiples applications; d'où leurs diverses divisions dont voici les plus générales:
a) Puissance et acte peuvent se prendre soit dans l'ordre logique soit dans l'ordre réel. Les considérations précédentes sont dans l'ordre réel, c'est-à-dire valent pour les choses en soi, indépendamment de la considération de l'esprit; qu'on y pense ou qu'on n'y pense pas, les choses changeantes et multiples sont toujours composées de puissance et d'acte. Puis par analogie avec ce rapport réel, nous ordonnons de même la matière de nos concepts entre lesquels la logique établit des distinctions de raison: ainsi le genre est en puissance par rapport à la différence spécifique qui l'actue. Au point de vue de l'existence, la puissance logique s'appelle puissance objective ou possibilité: simple non répugnance à exister. Par opposition, la puissance réelle dont nous parlons s'appelle puissance subjective.
b) Si la puissance réelle est en général une capacité d'acte, on la divise en deux grands genres: 1) La puissance active qui est la capacité de produire un acte, par exemple, la bombe en puissance d'éclater; l'oeil du dormeur en puissance de voir. 2) La puissance passive qui est la capacité de recevoir un acte, par exemple, le marbre en puissance d'être statue.
La puissance active ne s'oppose nullement à l'acte; elle est au contraire l'acte lui-même, considéré comme capable de se communiquer, selon le principe de bon sens: personne ne donne ce qu'il n'a pas; aussi est-elle proportionnelle à l'acte, et l'acte pur aura au suprême degré cette sorte de puissance. La puissance passive au contraire s'oppose contradictoirement à l'acte comme sa négation; et, s'il s'agit de l'acte par lequel elle se définit, elle s'en distingue donc toujours réellement. C'est de cette puissance passive réelle que traite cette thèse et c'est d'elle qu'il s'agit lorsqu'on parle de puissance purement et simplement par opposition à l'acte.
c) On distingue encore, d'une part l'acte pur et l'acte mixte; d'autre part la puissance pure et la puissance mixte.
1) L'acte pur est la réalité où ne se rencontre aucun élément de puissance; comme le montre la théodicée, l'acte pur est Dieu.
2) L'acte mixte est la réalité qui, parfaite à un point de vue, reste imparfaite à un autre point de vue; par exemple, l'humanité.
3) La puissance pure est la réalité qui ne comporte aucun acte; nous montrerons plus bas que c'est la matière première [§354, sq].
4) La puissance mixte est la réalité qui, bien qu'imparfaite et limitée et en cela potentielle, est parfaite à un autre point de vue; elle coïncide avec l'acte mixte.
d) Enfin, au point de vue de l'ordre à établir entre plusieurs perfections affectant un même sujet, on distingue l'acte premier et l'acte second; cette appellation n'a souvent qu'une portée toute relative, pour désigner parmi les éléments, celui qui précède et celui qui suit. Au sens strict, l'acte premier est celui avant lequel ne se trouve aucun autre, mais seulement une puissance; et l'acte second est celui qui suppose avant lui un autre acte jouant à son égard le rôle de puissance; ainsi l'opération déterminant la faculté, est toujours un acte second; la forme substantielle est toujours un acte premier qui ne détermine qu'une puissance: la matière première.
§195) 2. - Acte et puissance, et unité. La puissance et l'acte, en divisant réellement l'être, en détruisent en quelque façon l'unité qui dit l'être indivis en soi. Du reste, l'unité est proportionnelle à la perfection, comme à l'être; et parce que la puissance affirme l'imperfection et la limite, elle disperse l'unité en pluralité. Cependant, chacun de ces êtres limités, changeants et multiples, où se réalise l'acte mixte ou la puissance mixte, garde une réelle unité qui comporte un mélange d'acte et de puissance, et parfois plusieurs actes. D'où la distribution des quatre formes d'unité: l'unité de simplicité ou de composition, puis l'unité par soi (essentielle) et l'unité par accident.
1) L'unité de simplicité est celle de l'être qui ne comporte en soi aucune distinction réelle de parties, par exemple celle de l'âme prise à part.
2) L'unité de composition est celle de l'être ayant plusieurs parties réellement distinctes; par exemple, celle d'une maison, ou de l'homme (corps et âme).
3) L'unité par soi ou essentielle est celle de l'être qui ne comporte qu'une seule nature, c'est-à-dire un seul mode essentiel d'existence ayant son degré de perfection propre; par exemple, l'unité de l'humanité, de la nature humaine avec corps et âme, ou de la nature substantielle du chien, du chêne, etc.
4) L'unité par accident est celle de l'être qui comporte plusieurs natures ou plusieurs modes d'existence plus ou moins indépendants mais ayant chacun leur perfection propre; on en distingue encore trois formes principales:
a) l'unité naturelle formée d'une substance et de tous les compléments accidentels découlant de sa nature, par exemple, un arbre en fleur;
b) l'unité de juxtaposition fondée sur la présence dans un même lieu, d'êtres par ailleurs pleinement indépendants, comme un tas de pierre, une foule;
c) l'unité d'ordre qui tient le milieu entre les deux précédentes, elle est formée d'êtres indépendants quant à leur nature, mais dépendants mutuellement quant à certaines propriétés secondaires; par exemple, l'unité d'une maison, d'une montre (unité d'art); celle d'une armée ou d'une communauté (unité morale) etc.
§196). Il y a visiblement des rapports étroits entre ces formes dérivées d'unité et la théorie de l'acte et la puissance. Si en effet toute multiplicité et toute distinction réelle exige, comme nous l'avons dit, une limite et une imperfection et par conséquent un élément potentiel, l'unité de simplicité est l'apanage de l'être en acte comme tel, ou de l'acte purement acte. Au contraire, tout être limité est nécessairement composé; ne réalisant qu'un acte mixte ou mélangé de puissance, il ne peut jouir de l'unité de simplicité.
Tout être simple considéré en lui-même est évidemment un par soi. Mais un être composé réalise aussi l'unité par soi ou essentielle, chaque fois que ses parties sont entre elles dans le rapport de puissance à acte. Dans ce cas, en effet, tandis que l'acte détermine le degré de perfection de la nature, la puissance se contente de le recevoir selon sa capacité pour le limiter; ainsi la distinction réelle de ces deux éléments (par exemple, le corps et l'âme dans l'homme) n'enlève pas à l'être son unité de nature et l'unité par soi est sauvegardée.
Au contraire, chaque fois que deux ou plusieurs êtres en acte comme tels s'unissent pour former un tout, celui-ci ne peut réaliser qu'une unité par accident [°332]; par exemple, entre les pièces d'une montre. Car chacune de ces parties jouit, par son actualité, d'un mode d'être et d'une nature propre et indépendante.
Les nombreuses applications de ces conclusions que nous fournira l'étude de la nature, nous permettront d'en mieux pénétrer le sens et la valeur.
§197) 3. - Les onze principes de la Puissance et de l'Acte. De même qu'en comparant l'être aux transcendantaux jaillissent les premiers principes, ainsi en comparant l'être avec les notions fondamentales d'acte et puissance et celles-ci entre elles, un certain nombre de principes fondamentaux se forment spontanément dans l'esprit en s'imposant par leur évidence immédiate. Ils ne sont d'ailleurs qu'une explicitation du principe d'universelle intelligibilité. Voici les principaux:
1) Tout être est parfait en tant qu'il est acte et imparfait en tant qu'il est puissance.
2) Tout être agit en tant qu'il est acte, et pâtit en tant que puissance.
3) Tout acte est infini et unique dans son ordre; en effet:
a) L'acte est par lui-même perfection; la limite, au contraire, une imperfection. Or la perfection n'est pas par elle-même principe d'imperfection. Donc l'acte par lui-même, dans l'ordre où il est acte, n'est pas principe de limite; mais il est par lui-même illimité ou infini, c'est-à-dire que par lui-même il tend à réaliser pleinement l'idéal de sa perfection.
b) Par le fait même, l'acte est de soi unique dans son ordre; car épuisant l'idéal de sa perfection et n'admettant point comme tel de limite, il n'y a donc pas place pour un second acte du même ordre; car celui-ci devrait être distinct du premier et il ne pourrait l'être qu'en possédant une perfection qui manquerait au premier ou vice-versa; l'un des deux ne serait donc plus illimité, ce qui va contre l'hypothèse.
4) L'acte n'est limité que par la puissance; la puissance est limitée par elle-même: autre formule du même principe.
Lorsque l'acte est ainsi limité par la puissance, par exemple l'âme par le corps, il faut évidemment le concevoir; non plus comme un absolu qui se comprend par soi, mais comme une relation transcendantale à la puissance qui le limite. Ces deux éléments, puissance et acte, sont alors en relation et en dépendance mutuelle pour former un tout, un par soi, comme le corps et l'âme. L'acte trouve ainsi une limite dans son essence, en tant que celle-ci se réfère à ce qui est limité par soi. Il ne s'en suit pas que l'acte devienne à ce point de vue puissance, mais seulement relatif: car nous avons montré que ces deux idées ne coïncident pas.
5) Tout acte est multiplié par la puissance: car seule la puissance est principe de limite et de multiplicité.
6) Tout être changeant ou limité est composé de puissance et d'acte.
7) Rien ne passe de la puissance à l'acte si ce n'est par un autre être en acte [°333].
8) Un être ne peut à la fois être en acte et en puissance sous le même rapport.
9) Entre l'acte et la puissance qui se répondent, il y a distinction réelle, ce qui découle évidemment de leur opposition contradictoire.
10) L'acte et la puissance qui se répondent constituent un composé, un par soi ou essentiellement, comme nous l'avons prouvé plus haut.
11) L'acte et la puissance qui se répondent sont dans un même degré d'être, en ce sens que, formant une seule nature par leur unité essentielle, ils s'adaptent parfaitement l'un à l'autre, sont faits l'un pour l'autre comme le commencement et le terme, l'ébauche et l'achèvement, la limite et le limité; il est clair qu'ils ne pourraient se compléter ainsi s'ils avaient des modes d'être indépendants ou de degrés différents. Les anciens disaient: Ils sont dans le même genre, du moins le même genre suprême, c'est-à-dire tous deux des substances ou tous deux des accidents («Actus et potentia sunt in eodem genere supremo»).
Ce principe commande en philosophie naturelle d'importantes conclusions qui en préciseront et en nuanceront la portée. Notons ici qu'il ne veut pas dire que la puissance et l'acte pris à part ont chacun le même degré d'être, la même perfection, ce qui serait contraire à leur définition; mais seulement qu'ils s'adaptent parfaitement pour constituer une seule nature. Le jugement plus profond et plus évident, dont ce dernier principe ne doit être qu'une explicitation, concerne donc cette unité de l'être. «Tout composé d'acte et de puissance qui se répondent, conserve son unité essentielle», cette unité n'étant d'une part qu'une manifestation de l'être lui-même, car tout être est un dans la mesure où il est; et, d'autre part, étant constitué dans son degré propre de perfection (sa nature spécifique) par l'acte, et donc par ses activités ou opérations, puisque tout être agit dans la mesure où il est en acte: «Agere sequitur esse» [°334].
§198). Les faits attestés par l'expérience, dont l'intelligence doit rendre raison au nom du principe de raison suffisante ne comportent pas seulement, en général, le phénomène du changement et de la multiplicité; mais certains caractères frappent spontanément l'observateur.
D'abord, parmi les êtres multiples, les uns se manifestent clairement comme possédant des perfections de degré différent; ainsi la plante, l'animal, l'homme. D'autres, comme les divers hommes, sont égaux en nature. La logique classe les premiers en espèces différentes et range les seconds comme individus dans une même espèce.
Ensuite, de ce que les êtres de l'univers sont multiples et finis, il résulte qu'ils peuvent agir et qu'ils agissent de fait nécessairement les uns sur les autres, chacun tendant à communiquer ses propres perfections. Cette action réciproque des êtres se manifeste par leurs changements; et ici encore, deux formes très différentes s'imposent d'emblée: il y a des variations superficielles qui laissent intactes les propriétés essentielles, comme les changements de poids, de couleur, de lieu; d'autres sont plus profondes et affectent la nature même des êtres comme l'assimilation de l'aliment par la cellule ou à l'inverse la mort et la décomposition du vivant.
Il est clair qu'on ne peut assigner une même raison d'être à des phénomènes si divers. Pour rendre ces faits intelligibles, il est nécessaire d'admettre dans les êtres de l'univers une triple composition d'acte et de puissance: a) composition d'essence et d'existence, b) composition de substance et d'accident, c) composition de matière et de forme substantielle. Nous établissons en cet article les deux premières compositions; la troisième est la thèse fondamentale concernant l'être corporel dont traite le chapitre suivant.
Thèse 5. La seule raison d'être, soit de la contingence, soit de la diversité de nature des êtres de l'univers, est leur composition réelle d'essence et d'existence, comme de deux principes distincts, l'un potentiel, l'autre actuel.
A) Explication.
§199). Les notions d'essence et d'existence sont très proches de celle même d'être; c'est pourquoi on ne peut en donner une définition proprement dite, mais seulement proposer des formules qui empêchent d'interpréter inexactement l'idée claire qu'on s'en forme spontanément. On dira donc:
1) L'existence est ce par quoi un être est placé hors du néant et hors de ses causes: «quo res est extra causas et extra nihilum», c'est-à-dire au fond ce par quoi une chose existe réellement dans la nature, indépendamment de la considération de notre esprit.
2) L'essence est ce par quoi un être est ce qu'il est: «id quo res est id quod est»; par exemple, ce par quoi une figure est un carré et non un cercle ou quelque autre figure; ses quatre côtés égaux et ses quatre angles droits, c'est son essence. C'est donc l'être même identique à soi-même; et comme conséquence, puisque tout être jouit nécessairement de propriétés transcendantales d'unité et de vérité, on dira: L'essence est ce par quoi un être se distingue pleinement de tout autre (unité); ou encore, ce par quoi tout être est intelligible (vérité). De là, quand, dans un être il y a plusieurs propriétés découlant les unes des autres, on dira que l'essence est la propriété foncière, source des autres propriétés comme leur raison d'être et leur explication: par exemple, la rationalité dans l'homme. En ce sens, l'essence est le premier principe d'être et d'intelligibilité d'une chose, mais c'est là un sens dérivé qui suppose une analyse assez poussée des êtres composés. Il nous suffit ici de la définition générale: «ce par quoi l'être est ce qu'il est», dont la précision est dans sa généralité même.
Mais nous pouvons l'éclairer par les notions d'acte et de puissance établies plus haut. Dans la formule: «L'être est ce qui est», où l'on distingue le sujet existant et la forme d'existence, le sujet, c'est l'essence qui joue le rôle de puissance; la forme, c'est l'existence qui joue le rôle d'acte; c'est pourquoi saint Thomas dit que l'essence est ce dont l'acte est d'exister («id cujus actus est esse») et cette deuxième définition comparée à la première nous montre que le terme «essence», parce que tout proche de celui «d'être», se prend spontanément en deux sens assez différents:
a) L'essence au sens large est l'être identique à soi, quel qu'il soit, «id quo res est id quod est». En ce sens, l'existence elle-même a son essence; car elle est incontestablement ce qu'elle est, à savoir une «existence» et réalise ainsi la définition de l'essence: «id quo res est id quod est».
L'essence prise ainsi, c'est donc l'être même applicable analogiquement à toute réalité, une par soi et une par accident [§195 et §28], complète ou partielle, depuis l'acte pur jusqu'à la matière première, et elle ne s'oppose ni à l'acte ni à l'existence [°335].
b) L'essence au sens strict est, dans un être réel existant ou capable d'exister, ce par quoi l'être a sa nature déterminée [°336] et, en ce sens, est ce qu'il est; par exemple, ce par quoi tel être est un chien, et non un homme.
Ici l'essence s'oppose toujours, par définition, à l'existence, comme la puissance à l'acte. Cette distinction et opposition vient de cette constatation immédiate que, d'une part, au point de vue de l'existence, tous les êtres de l'univers sont égaux: ils sont tous également réels, hors du néant; d'autre part, au point de vue de la perfection de leur nature, il y en a évidemment de degrés fort différents, plantes, animaux, etc. La diversité entraînant la limite, ces natures sont conçues comme des sujets recevant l'existence dans les bornes de leur capacité; et ainsi jouant le rôle d'élément potentiel.
Pourtant, comme l'essence constitue en chaque être un degré positif de perfection avec ses déterminations propres, elle jouit aussi dans son ordre d'une véritable actualité: elle réalise, à un titre spécial, l'acte mixte: actuelle comme degré déterminé de perfection, elle reste, en face de l'existence, c'est-à-dire de l'être avec sa plénitude sans restriction de perfection, potentielle comme un degré par soi-même fini de perfection.
L'existence, de son côté, apparaît comme la dernière actualité de tout être, au delà de laquelle il n'y a plus, par définition, de perfection à acquérir. Elle est certes en soi-même une perfection, puisqu'elle est un acte, et même la perfection suprême par laquelle toutes les autres ont leur réalité. Mais pourtant son rôle n'est pas de constituer ces degrés spéciaux de perfection: elle les suppose déjà constitués par l'essence, son unique rôle étant de les actualiser. Bref, si l'essence est ce par quoi la chose a sa nature déterminée, l'existence est ce par quoi cette nature est réelle.
§200). Ce qui fait pour nous la difficulté de concevoir exactement ces notions, c'est le caractère abstractif de notre raison [§11 et 12, §565, sq. et §573]; car parmi les conditions individuelles laissées de côté par toute idée abstraite, il y a aussi l'existence actuelle par laquelle les natures matérielles sont placées en tel lieu et tel temps et en telle situation contingente et concrète; c'est pourquoi les essences abstraites sont douées de nécessité et d'universalité, mais appartiennent seulement par elles-mêmes au monde idéal. De là une double réalisation de la définition de l'être réel donnée plus haut: «être auquel l'existence convient indépendamment de la considération de l'esprit» [§169]. Il y a en effet:
a) l'être réel possible, qui est la nature capable d'exister indépendamment de la considération de l'esprit, soit qu'en fait elle n'existe pas encore, comme un miriagone parfait d'un mètre de côté; soit que, si elle se rencontre dans la nature, on fasse abstraction de cette existence, comme l'humanité en soi;
b) l'être réel actuel, qui est l'être existant actuellement dans la nature des choses et doué, par conséquent, s'il est matériel ou objet d'expérience, de toutes les conditions concrètes de contingence et d'individualité.
Il est clair qu'entre une nature considérée comme pur possible et la même nature considérée comme réalisée actuellement, il y a une distinction réelle. Tout le monde est d'accord sur cette évidence. Mais le problème se pose dans l'être actuel, par exemple dans cet homme qui existe: entre son essence individuelle par laquelle il est tel homme, et son existence par laquelle cette essence est actuelle, y a-t-il distinction réelle?
Or, pour notre connaissance abstraite, il ne semble y avoir aucune différence entre concevoir cette essence individuelle (actuelle) comme telle ou comme existante. L'existence fait que cette humanité-là n'est plus dans le monde possible, mais elle n'ajoute aucune note à l'idée par laquelle nous la connaissons. D'où la tentation de conclure que, entre cette essence actuelle et son existence, il n'y a pas de distinction réelle.
Pourtant, cette manière de voir est superficielle. À vrai dire, en effet, bien que toutes nos idées soient abstraites, néanmoins notre idée d'être dans son contenu tout primitif, ne désigne pas l'essence d'être comme laissant de côté formellement l'existence actuelle comptée parmi les notes individuelles (l'essence au sens strict, définie plus haut par opposition à l'existence); mais bien l'être comme indifférent aussi bien à l'individuel qu'à l'universel, au possible qu'à l'actuel existant: (l'essence au sens large); sans nul doute, en effet, l'individualité est quelque chose, comme l'existence actuelle: elle est «ce qu'elle est» et a son mode d'être et son essence propre. C'est pourquoi dans l'essence individuelle prise comme telle (dans Pierre par exemple) et la même essence prise comme actuelle, on peut reconnaître deux réalisations différentes de l'être en général, s'opposant comme la puissance et l'acte, en sorte que si l'existence actuelle n'est pas une perfection en dehors de l'essence au sens large et ne lui ajoute rien, elle est cependant une perfection, une actualité qui s'oppose à l'essence même actuelle, prise au sens strict comme capacité déterminée d'exister.
Définie ainsi comme élément potentiel recevant l'existence, élément actuel, l'essence est nécessairement conçue comme réellement distincte de l'existence, selon le principe que l'acte et la puissance qui se répondent sont réellement distincts. Mais il s'agit ici de justifier cette conception comme étant la seule compatible avec les faits de contingence et de multiplicité spécifique des êtres.
§201). Comme la multiplicité s'oppose à l'unité, la contingence s'oppose à la nécessité, notions elles aussi très proches de celle d'être. Nous les prenons aussi dans l'ordre de l'être et au point de vue de l'existence:
a) L'être nécessaire est celui qui existe de telle sorte qu'il ne peut pas ne pas exister: l'existence actuelle fait partie de son essence.
b) L'être contingent est celui qui existe de telle sorte qu'il est indifférent à exister ou à ne pas exister. Le signe le plus clair de la contingence est le changement par lequel un être, ou commence d'exister, ou cesse d'être; ainsi tous les hommes sont contingents, car ils peuvent indiquer le début de leur vie.
B) Preuve d'induction.
§202). Il est notoire que les êtres de l'univers sont multiples et par conséquent limités, qu'ils sont doués de divers degrés de perfection ou distincts spécifiquement; tels les pierres, les plantes, les animaux, les hommes; et aussi qu'ils sont contingents car ils commencent et finissent. Si l'expérience ne peut rien nous apprendre sur l'origine de l'ensemble, chacun en particulier naît et meurt s'il est vivant. S'il est minéral, il est susceptible de changement profond qui affecte son être spécifique et individuel.
Or si l'on conçoit l'existence actuelle de ces êtres comme identique à leur essence:
a) Leur contingence devient inintelligible. En ce cas, en effet, l'existence prend place parmi les notes intrinsèques de l'essence, puisqu'elle est identique à cette essence. Or tout ce qu'un être a par essence lui convient nécessairement, d'une nécessité absolue: comme les quatre côtés à un carré. De même donc qu'on ne peut concevoir quatre côtés comme identiques à l'essence d'une figure sans la rendre quadrilatère, de même on ne peut concevoir l'existence actuelle comme identique à l'essence de cette figure sans la rendre être nécessaire, et détruire sa contingence. Toute essence contingente, même actuellement existante [°337] ne peut être qu'un sujet capable d'exister, indifférent de soi à exister ou à ne pas exister, et existant de fait par sa relation transcendantale à son existence, dont elle se distingue réellement comme la puissance de l'acte.
b) Leurs limite et multiplicité spécifique seraient aussi inintelligibles; car l'existence, qui est de soi dernière actualité, n'aurait plus en face d'elle pour se limiter en s'y référant transcendantalement un élément potentiel réellement distinct, puisqu'on la suppose identique à l'essence. Il faudrait donc nécessairement la déclarer infinie et unique, selon les principes fondamentaux établis plus haut [°338].
On ne pourrait ici concevoir un ordre de l'existence identique à l'essence comme essentiellement limité par une matière, déclarée présente en tout être fini et contingent, pour rendre compte de ces caractères par un élément potentiel. Car la multiplicité dont il s'agit de rendre compte comporte des degrés positifs et divers de perfection: l'élément potentiel qui en est la raison d'être doit donc, d'une part, réaliser l'acte en un certain degré selon les diverses essences; et d'autre part, jouer le rôle de puissance en face de l'existence pour la multiplier: il doit donc être l'acte mixte ou l'essence telle que nous l'avons définie et non point la puissance pure appelée matière.
La multiplicité spécifique des êtres n'est donc intelligible que si leur essence est un élément potentiel, jouissant d'une perfection actuelle sans doute, mais comme d'une portion d'être de soi bornée, mesurant selon sa capacité propre, sa participation à la plénitude de l'être qu'on appelle l'existence.
C) Corollaires.
§203) 1. - Inséparabilité de l'essence et de l'existence.. En affirmant la distinction réelle entre essence actuelle et existence, nous n'affirmons pas de soi, ni leur séparation, ni même leur séparabilité, mais seulement que dans le concret, «a parte rei», ils sont deux éléments dont l'un n'est pas l'autre, indépendamment de la considération de l'esprit, et qui sont d'ailleurs faits l'un pour l'autre, en relation transcendantale mutuelle, de sorte qu'ils constituent un être un par soi selon les principes établis plus haut [§197]. Bien plus, il serait contradictoire de parler d'une essence actuelle en la supposant seule ou séparée de l'existence par laquelle elle est actuelle, (soit de son existence propre et limitée par sa relation transcendantale à l'essence, soit d'une autre existence) [°339]. C'est pourquoi, en ce sens, il y a inséparabilité entre essence et existence, telles que notre thèse les considère. Mais inséparabilité n'est pas synonyme d'identité [§174].
§204) 2. - Définition de la créature. Quand un être fini et contingent existe, il ne trouve pas en soi la raison d'être intrinsèque de son existence actuelle, puisque son essence, distincte réellement de son existence, ne la contient qu'en puissance. Il reçoit donc son existence d'un autre qui l'a par soi, et que la théodicée appelle Dieu, en caractérisant comme «création» la communication qu'il fait de l'existence aux autres êtres. C'est pourquoi en langage chrétien tous ces êtres s'appellent «créatures».
On peut donc définir la créature, l'être dont l'essence est distincte de son existence. D'où il suit que l'existence de la créature est une existence participée. Ce caractère de participation, pour incontestable qu'il soit, ne peut cependant suffire à expliquer la contingence et la limite ou multiplicité des créatures; il en donne la raison d'être extrinsèque; mais celle-ci ne supprime ni ne remplace la raison d'être intrinsèque que notre thèse établit; elle la suppose au contraire. De même que Dieu ne pourrait créer un carré et lui donner trois côtés et non quatre; de même il ne peut créer une essence finie et contingente, dont l'existence actuelle lui serait identique et non réellement distincte.
§205) 3. - Diverses opinions. Le problème de la distinction réelle entre essence et existence a surtout été débattu par les scolastiques. Tandis que l'école thomiste tient la distinction pour une vérité fondamentale, Duns Scot [PHDP §288], G. d'Occam [PHDP §301], Suarez [PHDP §306] et leurs disciples la contestent. Mais les opposants prennent le problème d'un point de vue tout différent; en général, après Duns Scot, ils exigent comme critère de distinction réelle la séparabilité au moins partielle; rien d'étonnant s'ils ne la trouvent pas entre essence et existence. Notons d'ailleurs que Suarez ne déclare pas la thèse thomiste erronée mais seulement moins probable et il propose et défend une distinction de raison fondée seulement, comme plus probable.
Thèse 6. - La distinction de la substance et de ses accidents répond à deux aspects du réel: 1) elle est la raison d'être des changements superficiels où la substance joue le rôle de puissance, et l'accident celui d'acte; 2) elle rend compte du composé physique où la substance joue le rôle d'être subsistant et de soutien; l'accident celui de phénomène dépendant et inhérent.
A) Explication.
§206). Nous avons signalé en logique la définition de la substance et de l'accident [§86]. Nous voulons en cette thèse montrer l'origine et la valeur de ces notions, par induction, en interprétant les faits à la lumière du principe de raison suffisante. Nous avons jusqu'ici constaté que, pour rendre intelligible le réel tel qu'il s'impose à nous, notre idée d'être doit se préciser, non seulement en propriétés universelles de vérité, unité, bonté; mais encore en modes d'être irréductibles et opposés: être potentiel et actuel; être de l'essence et de l'existence. Ce n'est pas que ces éléments s'excluent, ils s'appellent au contraire par leur relation transcendantale et constituent dans la nature des êtres vraiment uns, mais d'une unité de composition. Ce sont les composés physiques qu'on peut définir: «tout être réel complet dont l'unité est formée de parties réellement distinctes unies entre elles par leur nature même, grâce à leur relation de puissance à acte».
Ce qui caractérise le composé physique ainsi défini, c'est un mode d'existence suffisamment indépendant de tout autre, pour le constituer en propre dans son individualité. C'est une précision de son unité au point de vue de son existence: par exemple, tel homme, tel cheval.
On dira donc d'abord que cet être existe en soi, pour signifier qu'il constitue à lui seul un tout complet et n'est pas considéré comme une partie d'un tout dont il dépend pour exister. Lui-même cependant, cet être n'est pas nécessairement simple: nous savons au contraire que dans l'univers, tous les êtres sont composés, puisqu'ils sont multiples et finis, selon le principe: «Tout être fini est composé» [§197]; mais toutes leurs parties sont par nature des êtres incomplets, grâce à leur relation transcendantale mutuelle de puissance à acte, de sorte qu'elles forment ensemble un tout complet, vraiment indépendant.
À la limite, cette indépendance devrait être telle que l'être individuel existe pleinement par soi et par son essence même, en sorte qu'il n'ait besoin d'aucun autre pour exister [°340], mais un tel être serait l'actualité pure où l'existence est identique à l'essence, et par conséquent infini et unique, comme le prouve la thèse précédente. Ici au contraire, nous parlons des êtres de la nature, multiples et contingents, et qui doivent donc recevoir leur existence d'un autre; et au lieu de faire une définition à priori qui exclurait ces êtres et aboutirait au panthéisme, nous constatons leur existence, comme celle de sujets individuels, indépendants entre eux, et nous cherchons à nous en former une notion qui leur convienne.
Nous disons donc, non pas que ces composés physiques ont l'existence d'eux-mêmes sans la recevoir, puisqu'ils sont contingents [°341], mais qu'ils ont l'existence en eux-mêmes, comme totalité (au sens expliqué plus haut); et par eux-mêmes, comme absolus, en ce sens que leur nature ou leur degré d'être apparaît comme suffisamment consistant et parfait pour être capable d'exister sans avoir besoin d'un autre comme d'un soutien ou d'un sujet d'inhésion: bref, en se présentant, à ce point de vue, comme absolu, et non comme relatif.
L'existence de telles réalités dans la nature est un fait presqu'aussi immédiatement constaté que celui de l'être; car l'être nous apparaît d'abord spontanément comme une certaine réalité indépendante en soi, qui existe par soi avec sa nature déterminée et absolue: ainsi la conscience nous témoigne que nous sommes nous-même, chacun individuellement, un tel être, assez consistant pour exister par soi; et l'expérience en constate d'autres, en particulier parmi les individus vivants: tel animal, telle plante, etc.; il y a des cas douteux comme parmi les minéraux, mais les exemples indubitables sont assez nombreux pour asseoir nos réflexions.
§207). Mais ces composés physiques complets et indépendants en un sens, sont le théâtre de phénomènes qui nous obligent de nouveau à préciser notre idée d'être pour en désigner exactement les éléments composants. Ainsi, tout en restant le même, comme nous en avons conscience, nous changeons de pensées ou d'attitudes. Même constatation autour de nous: l'eau est tantôt froide, tantôt chaude; le chien aboie puis se tait; toutes ces choses, le son, la chaleur, la pensée, etc., sont bien des réalités dans la nature, mais elles apparaissent comme des modes d'être surajoutés, secondaires et dépendants. Quand elles existent, elles font partie intégrale des composés physiques que nous avons d'abord observés: elles n'existent jamais seules: la pensée, c'est un moi pensant, l'aboiement, c'est un chien aboyant, etc. Mais le composé physique peut exister sans elle, tandis qu'elles n'existent qu'en lui et par lui; elles se rapportent à lui, elles dépendent de lui comme d'un sujet d'inhésion pour être capables d'exister; pas d'aboiement sans chien ni de pensée sans esprit; elles ne sont plus des essences absolues mais relatives. De ces constatations très simples et évidentes jaillit spontanément la double notion de substance et d'accident.
1) La substance est l'essence à laquelle il convient d'exister en soi et par soi et non dans un autre. Expérimentalement, c'est le composé physique lui-même dans sa partie profonde et durable, tel homme, tel chien [°342], comme il se présente directement avec sa nature absolue, sa portion d'être intelligible en soi.
2) L'accident est l'essence à laquelle il convient d'exister dans un autre comme dans un sujet d'inhésion. Expérimentalement, c'est le mode d'être secondaire qui mendie l'existence au composé substantiel, tout en lui apportant son complément de perfection.
Mais ces définitions ne doivent pas s'élaborer à priori; nous les préciserons en prouvant la thèse, dont la première partie établit inductivement la distinction réelle de ces deux éléments; et la deuxième partie, leurs rapports mutuels, en se basant sur le fait, soit du changement superficiel, soit du composé physique.
B) Preuve de la thèse.
§208) 1. - Par le changement superficiel. L'induction se présente ainsi:
a) FAITS. L'introspection aussi bien que l'expérience externe constate de nombreux changements superficiels: j'étais hier malade et triste, je suis aujourd'hui en bonne santé et joyeux; j'ai acquis telle connaissance, telle vertu, telle habitude, etc. De plus, j'ai clairement conscience de rester moi-même à travers tous ces changements: la permanence du moi comme une réalité ayant sa nature bien déterminée, sa vie indépendante et sa responsabilité propre est une des données immédiates les plus solides de la philosophie. En même temps, cet être permanent et, en un sens, complet, n'apparaît nullement comme fermé et achevé: nous avons conscience de nous perfectionner, d'acquérir telle pensée, tel sentiment, tel mode d'être nouveau qui, à chaque fois et successivement s'incorpore intimement au moi. Celui-ci apparaît ainsi comme déterminable et perfectible en face de ces nouveaux modes d'être qui le déterminent et le perfectionnent.
Hors de nous, des changements du même genre sont innombrables. Outre les multiples variations de lieu que les modernes appellent au sens strict les «mouvements», il y a de nombreux changements de couleur, de chaleur, de forme, de manifestations sonores, etc., dans les minéraux et surtout les vivants: l'eau chaude refroidit; la chenille devient papillon, l'oiseau varie ses chants, etc. Ici encore la permanence du même être individuel est manifeste: qui douterait par exemple que tel pinson n'est plus la même réalité foncière, parce qu'il a achevé sa roulade? Mais entre l'oiseau muet et l'oiseau chantant, il y a cette différence qu'un certain mode d'être réel (le chant) est venu le déterminer. Et la même observation se répète en une foule d'exemples. Le composé physique s'y manifeste comme permanent, gardant sa même nature déterminée; on le reconnaît à ce signe que ses propriétés les plus essentielles, comme chez l'oiseau, ses activités vitales et instinctives, ne changent nullement; et en même temps il apparaît comme enrichi par de nouvelles perfections qui font corps avec lui, et en ce sens lui aussi est déterminable et perfectible.
b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION. Or entre deux réalités dont l'une reste la même et l'autre varie, il y a évidemment distinction réelle. Entre l'être profond que nous appelons substance et ses modifications passagères, nommées accidents, il y a donc une distinction réelle.
D'autre part, selon les notions établies plus haut, dans un composé, l'élément déterminable et perfectible est en puissance, tandis que celui qui perfectionne et détermine est de l'acte.
Donc, dans les changements superficiels, la substance joue le rôle de puissance et l'accident celui de l'acte.
§209) 2. - Par le composé physique. Nous reprenons les mêmes faits d'expérience, en insistant sur cet aspect qu'en tout changement superficiel, pendant qu'il se produit ou quand il est achevé, l'être réel, le composé physique se manifeste directement et immédiatement à nous suivant un certain mode d'être déterminé: par exemple, l'oiseau en tant que chantant ou sonore; le fer en tant que chaud; le moi en tant que pensant ou souffrant, etc. On appelle en général ces modes d'être déterminés, des phénomènes, c'est-à-dire des manifestations d'être. On peut les appeler des apparences, c'est-à-dire des formes spéciales d'être qui apparaissent d'elles-mêmes, spontanément et clairement à l'observation.
En ce sens général [°343], l'existence de phénomènes ou d'apparences prises comme réalités multiples et distinctes de la nature est une donnée primitive vraiment indubitable, soit pour le monde sensible, soit pour le monde psychologique de notre conscience.
Or toute manifestation d'être suppose nécessairement une nature absolue manifestée, c'est-à-dire une substance; car cet être réel, selon le principe d'identité, possède une nature déterminée par laquelle il est ce qu'il est, et selon laquelle aussi il se manifeste, sa vérité et son intelligibilité n'étant rien d'autre que son être même, comme on l'a dit [°344]. Or cette nature doit être intelligible ou par soi, ou par un autre; elle doit se manifester elle-même ou manifester un autre; d'une façon plus précise, puisqu'elle existe réellement, elle doit, ou être assez parfaite et consistante pour exister en soi sans dépendre pour cela d'un autre, ou bien n'être qu'une simple manière d'être d'un autre, dont elle devient la manifestation, en en dépendant dans son essence même pour exister; les deux hypothèses sont possibles, selon le principe de raison suffisante, mais il n'y en a pas d'autre.
Si cette nature est intelligible par soi, elle réalise la définition de la substance; dans le deuxième cas, cet autre auquel elle se réfère et qu'elle manifeste sera lui-même ou intelligible par soi, ou par un autre. Mais on ne peut remonter ainsi à l'infini: ce serait nier la source même d'intelligibilité et d'existence de toute la série, et poser une réalité (le phénomène) sans raison d'être. La raison d'être de toute manifestation est donc toujours, finalement, une nature absolue qui existe en soi: c'est-à-dire une substance.
En d'autres termes, toute apparence suppose un être qui apparaît, et elle n'est en soi, rien d'autre que cela. Si ce mode d'être qui apparaît comme réel, et donc comme existant (telle pensée, par exemple, ou tel aboiement concret) n'en suppose aucun autre, il existe donc en soi: c'est une substance. S'il en suppose un autre (ce que l'on constate souvent, parce qu'il n'est qu'une apparence passagère, comme l'aboiement dans un chien qui reste, avant et après, comme une autre «apparence» plus ferme, une autre réalité en dépendance de laquelle l'aboiement existe), cet autre mode d'être peut encore se référer à un autre dont il est de nouveau l'apparence et se présente ainsi à son tour comme être relatif. Mais tout être relatif suppose un absolu; des relations pures, même enchaînées à l'infini, seraient inintelligibles; des apparences sans rien qui apparaît sont une absurdité. On arrive donc nécessairement à une «apparence» qui se manifeste elle-même, c'est-à-dire à un mode d'être ou nature absolue, capable d'exister en soi: c'est la substance.
Cette preuve se résume en ce qu'on appelle le principe de substance: Tout phénomène suppose une substance; tout changement suppose quelque chose de stable.
§210). De là découle le rôle respectif et mutuel de la substance et des accidents.
a) L'accident n'est pas seulement un acte pour la substance qu'il perfectionne; à un autre point de vue, il dépend d'elle dans son essence pour en recevoir l'existence: il est donc, par définition, une relation transcendantale à la substance: il est l'être d'un autre: «ens entis»; et à ce point de vue, il est moins parfait [°345] que la substance. Son existence est une inhérence.
b) La substance au contraire apparaît d'abord comme un mode d'être absolu, assez parfait pour exister en soi, sans se référer à un autre; son existence est une subsistance et, comme absolue, elle se définit d'abord en soi.
Mais secondairement, elle se définit aussi par rapport aux accidents; elle apparaît alors comme un sujet, à la fois soutien des accidents et déterminée par eux. En tant que déterminée et par conséquent déterminable avant de les recevoir, elle réalise la notion de puissance, formant un tout complet avec ses déterminations: le composé physique. Mais en tant que soutien, elle communique l'existence à ses accidents et elle le peut, puisqu'elle existe par soi: elle est la raison d'être immédiate de leur existence et, en un sens, leur source productrice et conservatrice, et à ce point de vue, elle est plus parfaite et active. Bref elle est, non seulement sujet récepteur, mais sujet d'inhésion des accidents.
Si le sujet est en général «tout être déterminable» («ens ab alio determinabile»), nous définissons le sujet d'inhésion: l'être subsistant qui n'est déterminable qu'en communiquant l'existence à ses déterminations.
La suite de nos études apportera des précisions importantes, soit sur les diverses formes accidentelles affectant la substance, soit sur les rapports mutuels d'acte et puissance entre substance et accident. Comme en cette thèse, il s'agira toujours et uniquement de rendre compte des faits d'expérience dont une première considération nous impose les notions générales de la substance et des accidents ou phénomènes.
C) Corollaires.
§211) 1. - Essence et existence des accidents. En prenant l'essence comme un mode d'être déterminé bien distinct de tout autre mode d'être par la portion de perfection qui lui convient en propre, l'expérience nous oblige à admettre plusieurs essences accidentelles, distinctes entre elles et distinctes de l'essence substantielle, car nous les voyons comme des réalités existant séparément; ainsi en nous le phénomène de la connaissance est bien distinct d'un phénomène de douleur, et l'un comme l'autre est séparable de notre nature humaine: il en est de même pour les phénomènes de l'univers.
Or la preuve donnée plus haut de la distinction réelle entre essence et existence [§200, sq] vaut pour toute essence, accidentelle aussi bien que substantielle. D'ailleurs entre ces deux éléments, il y a un rapport d'acte à puissance, de façon à former une réalité une par soi; et dans ce cas, selon un principe établi plus haut [§197, 11e principe], l'acte et la puissance sont dans un même degré d'être. L'existence de la substance (qui est une subsistance) ne peut donc servir pour faire exister l'essence phénoménale: celle-ci a son existence propre, qui est une inhérence. D'où il ne faut nullement conclure que le phénomène existe, avec sa vie propre à part de la substance qui resterait sous lui, immuable et inerte. Bien au contraire, comme l'existence se moule exactement sur l'essence dont elle n'est que l'actuation dernière, et comme l'essence du phénomène est tout entière en fonction de la substance dont elle n'est qu'un mode d'être ou une manifestation, il s'en suit plutôt que, naturellement [°346], l'accident ne peut exister sans la substance. En disant qu'un phénomène comme la chaleur existe, on dit que ce mode d'être inhère, qu'il est ce par quoi quelque chose, (du fer, par exemple), est chaud. C'est ce qu'exprimaient les anciens en notant que l'existence de l'accident ne tombe pas «d'abord et par soi» sur l'accident, mais sur le composé de substance et d'accident.
§212) 2. - Unité du composé physique. Si l'unité par soi est celle de l'être qui ne comporte qu'une seule nature [§195], il est clair que le composé physique formé de la substance et de ses accidents, ne la réalise plus, chacun des accidents ayant sa nature propre; on le classera donc logiquement parmi les êtres uns par accident. On se gardera néanmoins de prendre cette unité pour celle d'un agrégat d'êtres complets juxtaposés les uns aux autres, comme un tas de cailloux. L'imagination ne pouvant se représenter que des êtres complets, nous ferait regarder les accidents «comme des fragments de matière encastrés dans un support (la substance), comme un revêtement de mosaïque ou de marqueterie. Ceux qui mettent derrière le mot «accident» de semblables imaginations passent entièrement à côté de la question; ils ne conçoivent en réalité que des pseudo-substances et il est tout-à-fait inutile qu'ils essaient de philosopher plus avant», s'ils ne corrigent pas leur erreur. [°347].
Il faut ici un effort original de l'intelligence pour concevoir l'accident, non pas comme un être complet, sorte de substance diminuée, mais comme un être imparfait, un mode par lequel la substance est rendue telle ou telle.
La notion intellectuelle explicative est celle de relation transcendantale qui constitue; comme nous l'avons dit [§193], le fond de la théorie de l'acte et la puissance. L'accident, par son essence même, est tout entier en fonction de la substance qui d'ailleurs est faite elle-même pour le recevoir comme une puissance proportionnée à son acte. Ce n'est donc pas le phénomène qui existe, qui agit, se meut, etc. Ce qui existe à proprement parler, c'est le composé (l'orateur, le savant, etc.) qui agit, se perfectionne et change. Mais ici, il change seulement selon ses modes d'être secondaires et accidentels.
§213) 3. - Deux sens des mots «substance» et «phénomène». En reprenant les observations qui fondent nos inductions, nous constatons que le terme «substance» peut s'employer à deux moments successifs de l'expérience et revêt ainsi deux sens distincts trop souvent confondus. a) Dès le premier contact de notre intelligence avec le réel, nous saisissons les objets d'expérience sensible [°348] comme quelque chose qui existe, purement et simplement. Et de même que cette notion toute première peut être appelée essence au sens large, dans le sens expliqué plus haut [§201], de même on peut aussi l'appeler substance au sens large. Sans doute, cette première notion d'être doit être assez large pour nous faire comprendre analogiquement tout ce qui est réel (et même pour s'étendre à ce qui n'est pas réel, à l'être de raison). Mais dès l'abord, cet «être qui est» se présente comme un intelligible, puisqu'on y pense; et comme un intelligible en soi et non par un autre (comme absolu) puisqu'il est le premier et même le seul connu; il est donc à la fois ce qu'il est (être), principe d'intelligibilité (essence ou quiddité) et mode d'être absolu qui existe en soi (substance). Bref:
La substance au sens large, c'est l'être qui se présente d'abord à l'intelligence à travers l'expérience, comme une nature complète et déterminée, indépendante des autres.
Mais à ce stade primitif, cet être qui se présente selon toute sa généralité, se manifeste nécessairement tel qu'il est; et sans intermédiaire, par ce qu'il est et selon ce qu'il est. Cet être, premier connu, peut donc avec une égale raison s'appeler un phénomène, c'est-à-dire une manifestation d'être. Disons qu'il s'agit ici du phénomène au sens large et concluons que la substance au sens large et le phénomène au sens large désignent exactement le même objet, et ont donc la même définition, avec une simple nuance d'aspect mise en relief. Bref:
Le phénomène au sens large sera l'être qui se présente d'abord à l'intelligence à travers l'expérience, comme une manifestation spéciale et déterminée, indépendante des autres.
b) Mais au contact de l'expérience, notre concept d'être se précise et donne d'abord les notions de transcendantaux, de l'acte et la puissance, de l'essence (au sens strict) et de l'existence; puis certains changements nous révèlent que l'être complet, le tout subsistant et indépendant, est plus complexe qu'il ne paraissait d'abord, et de telle sorte que les éléments dont il est fait ne sont pas d'égale valeur; il y a un fond permanent plus important qui constitue l'être physique dans son degré de perfection et il y a des modes secondaires, plus ou moins indifférents [°349] à l'être tout en l'affectant. D'où la notion plus stricte et plus précise de la substance comme s'opposant à l'accident.
La substance au sens strict est l'essence à laquelle il convient d'exister en soi (et non dans un autre comme sujet d'inhésion), et de soutenir des accidents.
L'accident est l'essence à laquelle il convient d'exister dans un autre comme dans un sujet d'inhésion.
L'accident ainsi défini, constitue aussi le phénomène au sens strict.
§214) 4. - Substance, Perfection pure. Tout accident est une perfection mixte, puisqu'il a dans son essence une relation transcendantale à la substance et, par conséquent, un élément d'imperfection, de dépendance et de limite.
Il n'en est pas de même de la substance. Si on la prend au sens tout à fait strict, comme soutien des accidents, elle garde encore dans sa définition un élément potentiel d'imperfection et de limite; elle constitue en effet avec ses accidents un véritable tout physique; et puisque, au sens propre, comme nous l'avons noté, c'est lui, ce tout, qui existe et agit, il faut donc concevoir en lui l'élément substantiel comme inachevé d'une certaine façon par essence; en tant que puissance, la substance a aussi une certaine relation transcendantale aux accidents dont elle est le sujet; car elle en est enrichie, et par conséquent, elle manquait de ces richesses ou modes d'être; elle était limitée.
La substance, sujet d'accident, est par définition limitée et par conséquent perfection mixte.
Mais ce rôle de soutien ne convient à la substance que secondairement. D'abord et principalement, la substance est une nature absolue, qui existe en soi et par soi, comme un tout complet et indépendant, qui n'a besoin d'aucun autre comme sujet d'inhésion; et dans aucune de ces notes; il n'y a de négation d'être, ni donc de limite indispensable. La substance ainsi comprise ne comporte donc en sa définition aucune limite : elle est une perfection pure [§83]. Elle participe aux propriétés de l'être comme tel et des transcendantaux; elle pourra se réaliser à l'infini; et aussi, d'ailleurs, dans des réalités finies, comme en témoigne l'expérience.
§215) 5. - La substance, «sensible par accident». La notion de substance, comme aussi celle d'accident, nous l'avons déjà noté, sont des notions intellectuelles et, comme telles, elles dépassent la connaissance sensible et lui sont inaccessibles. Nous ne voyons par les yeux ni ne touchons, par la main ou n'entendons par l'oreille - au sens propre; ni la substance, ni les accidents; ni la nature humaine (l'homme-substance) ni le son de la voix ni la dureté des os; mais seulement une réalité complète, un composé physique (objet matériel) [§5] que, par l'intelligence, nous concevons d'abord comme une chose qui existe en soi (substance au sens large) et où ensuite, toujours par la seule raison, nous distinguons, grâce à l'expérience du changement, deux éléments: l'un, réalité subsistante fondamentale, l'autre, mode d'être secondaire (substance au sens strict et accident).
Cependant, on constate que les aspects sous lesquels ce composé concret est saisi par les sens externes: (objets formels) savoir, l'aspect de sonorité, de couleur, de chaleur, etc. sont précisément des modes d'être secondaires qui réalisent la notion d'accident (constatation faite évidemment par notre intelligence réfléchissant sur notre connaissance sensible); et en ce sens, pour faire court; on dira que les sens externes connaissent les accidents et l'on parle à leur sujet de qualités sensibles; ou d'apparences sensibles. - Par opposition, on sera porté à qualifier la substance de réalité intelligible, d'autant plus que l'aspect d'être subsistant comme tel échappe évidemment à toute connaissance sensible, puisque l'être est l'objet formel de l'intelligence: de là l'opposition, consacrée par Kant, du noumène, réalité intelligible ou substance et du phénomène [PHDP §406], réalité sensible ou accident.
Ces formules peuvent avoir un sens acceptable; mais elles sont dangereuses. Les anciens les corrigeaient en affirmant que la substance est un sensible par accident, l'objet par accident étant celui qui n'est point proportionné à la fonction, et donc échappe à sa prise directe; mais qui est joint si étroitement à son objet proportionné qu'il est connu en même temps, sans effort ni raisonnement [§482]. Ne dit-on pas en effet qu'on voit un homme, qu'on entend un chien, etc.? Car c'est le même objet matériel: le même composé physique un et indépendant, et agissant, qui est saisi à la fois comme substance par l'intelligence, et sous l'aspect de ses manifestations accidentelles par les sens externes. Le danger de ces expressions est de favoriser les conceptions fausses trop répandues chez les modernes.
§216) 6. - Opinions diverses. La distinction entre substance et accident, sans être niée, est laissée dans l'ombre par certains philosophes comme saint Augustin [PHDP §162] et saint Bonaventure [PHDP §277]. Spinoza [PHDP §348] partant d'une définition à priori, aboutit au monisme de la substance, sans pourtant nier les accidents qu'il appelle modes. Notre thèse a pour adversaires directs toute l'école positiviste qui, partant de la conception erronée cristallisée par Kant, d'une substance, réalité cachée au fond de l'être, plus ou moins mystérieuse, et des accidents, réalités clairement constatées par l'expérience, déclare se contenter de la connaissance des phénomènes qui forment l'unique objet accessible à nos sciences, sinon l'unique réalité des choses (phénoménisme) [°350].
Visiblement, les phénoménistes ne nient la substance que verbalement: les phénomènes dont ils parlent ne sont que des pseudo-substances reliées par des lois. La notion très simple et immédiate de substance, telle que nous venons de la tirer au clair, n'est au fond niée par personne, pas plus que celle d'être.
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