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b54) Bibliographie spéciale (Troisième période: décadence)
§299). Du XIVe au XVIIe siècle, nous assistons au déclin du mouvement philosophique occidental: la scolastique se contente de vivre de son acquis, et peu à peu, elle perd la direction des esprits qui passera bientôt à des philosophies rivales.
Une double cause explique cette décadence:
1) La baisse des études dans les universités multipliées. Au XIVe siècle, un grand nombre d'universités obtiennent ou usurpent le droit de créer des Docteurs, et pour les multiplier, elles se montrent moins exigeantes sur les conditions d'admission. On signale aussi des grades conférés par protection, ou en écourtant le temps des études, ce qui amène chez beaucoup l'ignorance des grandes doctrines scolastiques.
2) L'insuffisance des Maîtres scolastiques. On ne trouve plus guère de personnalités marquantes. C'est le règne des écoles, thomiste, scotiste, occamiste; c'est le temps des «compendia», résumant les maîtres, plutôt que des oeuvres originales: et tout en gardant le patrimoine commun de la Foi et des doctrines fondamentales de la scolastique, on met avant tout en relief les oppositions de détail. On voit fleurir les disputes d'école où l'on tombe trop souvent dans les subtilités et arguties de mots, faute d'insister sur les grandes thèses fondamentales des Maîtres. - La langue elle-même reflète la confusion des idées, et le latin scolastique encombré de néologismes et de barbarismes, est lui aussi en pleine décadence.
Ajoutons à ces causes plus directes, l'influence indirecte des troubles politiques et religieux de cette époque: le grand schisme d'Occident (1378-1417), la guerre de Cent ans, la grande peste du XIVe siècle, les luttes entre la papauté et l'empire désorganisent la société et ne laissent pas aux esprits la tranquillité nécessaire aux études approfondies.
Les trois siècles de décadence se divisent bien en deux parties, dominées chacune par un philosophe plus marquant: c'est d'abord Guillaume d'Occam qui commence définitivement la décadence en mettant en vogue le terminisme; c'est ensuite Suarez qui, à la fin du XVIe siècle, arrête un peu le mouvement, du moins en Espagne, par son éclectisme original.
De là les deux articles de cette période:
Article 1: Guillaume d'Occam et le terminisme.
Article 2: Suarez et l'éclectisme.
b55) Bibliographie spéciale (Guillaume d'Occam)
§300). Né à Occam en Angleterre, Guillaume entra dans l'ordre franciscain; il commença ses études et donna son premier enseignement à Oxford; il suivit aussi à Paris les leçons de Duns Scot et il y enseigna lui-même vers 1320.
C'est durant cette première période qu'il composa ses grands ouvrages: Commentaire des Sentences - Quolibets - Commentaires d'Aristote - Tractatus logicales. À partir de 1323, il se lance dans le mouvement politique et religieux, prend parti pour les spirituels contre les supérieurs, pour l'empereur contre le Pape et combat spécialement Jean XXII. Appelé à Avignon pour se justifier, il doit y séjourner quatre ans; puis il se réfugie dans les États de Louis de Bavière, où il meurt en 1349 ou 1350.
§301) 1) Principe fondamental. Guillaume d'Occam reprend à son compte la synthèse de Scot, mais en lui imprimant le cachet original de la simplicité, d'après ce principe:
Non sunt multiplicanda entia sine necessitate.
Il faut avouer que la tendance de Scot, exagérée encore par ses disciples, allait à multiplier sans raison les distinctions réelles: on ne peut cependant déclarer toute créature absolument simple, cette pureté d'être étant le propre de Dieu. À quelle règle s'arrêter? Saint Thomas répond, en vertu de son principe fondamental: «Il faut admettre toutes les distinctions réelles et celles-là seules qui sont démontrées nécessaires, par une induction évidente, pour expliquer les faits». En ce sens, le principe simplificateur de Guillaume d'Occam a sa valeur.
Mais Occam, disciple de Scot, exige comme critère de distinction réelle, la séparabilité. C'est pourquoi il ne conserve en fait que la distinction de matière et de forme, qui est, en scotisme, constitutive de l'être contingent: toutes les autres distinctions formelles «a parte rei» deviennent de pures distinctions logiques. Ainsi, entre essence et existence, substance et accident, entre l'âme et ses facultés, et entre les diverses facultés, comme volonté et intelligence, plus de distinction réelle: ce sont divers aspects d'une seule réalité. De même, entre les attributs divins, il n'y a ni distinction formelle au sens scotiste, ni distinction virtuelle au sens thomiste, mais tous les attributs sont synonymes: la théodicée devient un simple jeu de logique. Mais parmi les simplifications, la plus remarquable est celle de l'intelligence qui aboutit au terminisme.
§302) 2) Le Terminisme. Guillaume d'Occam conçoit l'intelligence à la façon de Scot, comme une puissance active dont le rôle est de se former, avec la collaboration des sens, des idées universelles coordonnées en sciences: d'où il conclut à l'inutilité des espèces intelligibles abstraites du sensible, l'esprit étant capable par son acte immanent de produire l'image de l'objet. Donc, pour lui, il n'y a plus ni espèces impresses, ni intellect agent, mais seulement une efflorescence d'idées universelles, qui sont une des manifestations de la perfection de l'âme et qu'on groupe sous l'appellation «d'intelligence».
Quelle est la valeur de notre connaissance? S'il s'agit de l'intuition sensible, ou du concept exprimant l'individu, il n'y a aucune difficulté, puisqu'ils atteignent immédiatement le réel: et l'occamisme, comme le scotisme, admet ce point de départ. Mais s'il s'agit des idées universelles, on ne peut plus expliquer leur valeur par l'existence objective de formalités distinctes «a parte rei». Cette valeur sera cependant sauvegardée, grâce à la théorie logique de la «supposition». De même que le mot ou terme oral tient lieu (supponit) de l'idée dans les propositions et raisonnements, de même l'idée, le concept universel ou terme mental tient lieu des individus réels dans les spéculations scientifiques. Seulement, tandis que le mot ne signifie qu'une idée, le terme mental signifie tout un groupe d'individus; et parce que les idées sont ainsi réduites à de purs «termini suppositales», on a appelé cette solution le «terminisme».
Ainsi, le réalisme modéré qui faisait la force de la grande scolastique du XIIIe siècle, s'oublie peu à peu. Il est remplacé ici par une solution mixte, faite de nominalisme, et surtout de conceptualisme, qui présage les solutions extrêmes des positivistes et du kantisme [°740]. La source de ces déviations est la méconnaissance du caractère propre de notre raison, faite pour saisir l'objet réel (le même matériellement que l'objet sensible) sous son aspect plus profond d'essence abstraite ou d'être intelligible.
Sans doute, Guillaume d'Occam, comme Scot, reste modéré dans ses conclusions, comme nous allons le voir; mais ses principes recèlent le germe d'erreurs qui s'épanouiront dans les philosophies modernes.
§303) 3) Corollaires et influence. L'occamisme se présente donc comme un scotisme simplifié où les formalités deviennent des êtres de raison: le formalisme se mue en terminisme. Ainsi la plus grande partie de la métaphysique est reportée à la logique: c'est pourquoi l'influence de Guillaume d'Occam se manifesta d'abord par un regain de popularité donné dans les écoles aux questions de logique; et par le fait, fut mis en pleine évidence un des défauts de la scolastique décadente: l'abus du syllogisme et des distinctions.
D'autre part, la solution terministe n'était pas pour raffermir la confiance en la valeur de la raison: après Scot, Guillaume d'Occam affirme son impuissance à démontrer la spiritualité et l'immortalité de l'âme humaine, ainsi que l'existence et l'infinité de Dieu: ce sont là des vérités de Foi. L'occamisme tendait ainsi à conduire au scepticisme.
Enfin, par son volontarisme hérité de Scot, il déclarait impossible de déterminer rationnellement les limites du bien et du mal, Dieu seul les ayant fixées par sa libre volonté, et par là, il préparait les voies à la morale utilitaire, tandis que ses luttes contre le Saint-Siège présageaient la révolte protestante. On peut ainsi trouver dans l'influence de l'occamisme la source d'un bon nombre d'erreurs et de tendances modernes.
Cependant, chez Guillaume d'Occam, ces conséquences restaient voilées par le souci de se conformer à la Foi dans ses conclusions; et au point de vue intellectuel, il avait gardé à son système la même valeur de synthèse qu'au scotisme, en conservant la thèse fondamentale de la domination d'une volonté libre et de l'univocité de l'être en science; et il lui avait ajouté l'attrait de la simplicité. C'est ce qui explique son succès prodigieux: au XIVe et au XVe siècle, il conquiert en effet la plupart des universités, et l'école occamiste se pose en rivale du thomisme et du scotisme.
Citons parmi ses tenants les plus célèbres, le Cardinal PIERRE D'AILLY (1350-1420) qui joua un rôle important au Concile de Constance (1414-1418) où fut résolu le grand schisme d'Occident; - JEAN BURIDAN (décédé vers 1358), recteur de l'Université de Paris depuis 1328 à 1350, qui consacra ses meilleures recherches au problème de la liberté où il défend le déterminisme psychologique [°741]; - MARSILE D'INGHEN (décédé vers 1395), lui aussi recteur à Paris en 1367 et 1371, puis, vers 1379, fondateur de l'Université d'Heidelberg; - et même GERSON [°742] (1364-1429) disciple de Pierre d'Ailly, mais surtout moraliste et mystique.
§304). Pendant ce temps l'école thomiste ne manqua pas de défenseurs: les maîtres dominicains [°743] commençaient dès le XIVe siècle à commenter les ouvrages thomistes dans leurs leçons, par décret du chapitre de 1314; et enfin au XVe siècle l'Ordre adoptait la Somme comme manuel de théologie, à la place du livre des Sentences de Pierre Lombard.
Citons parmi les thomistes du XIVe siècle HERVÉ DE NÉDELLEC (décédé 1323) auteur de «Commentaires sur les Sentences» et d'une «Defensa doctrinae divi Thomae»; - DURAND D'AURILLAC (décédé 1380) (ou Durandellus), l'adversaire de Durand de Saint-Pourçain; - HERVÉ DE LA QUEUE (vers 1350-60) auteur de la première table des oeuvres de saint Thomas.
Au XVe siècle, malgré la baisse générale des préoccupations doctrinales, l'Ordre dominicain possède quelques thomistes de marque: JEAN CAPRÉOLUS (1380-1444) dont le grand ouvrage «Libri defensionum» [°744] lui valut le titre de Princeps thomistarum, son but étant de défendre saint Thomas contre Scot, Durand, Henri de Gand et autres adversaires; - Saint ANTONIN (1389-1459), évêque de Florence en 1446, auteur d'une Summa theologica moralis en 4 livres; - et quelques autres théologiens. Enfin, l'oeuvre mystique de DENYS LE CHARTREUX (décédé 1471) s'inspire aussi d'un thomisme authentique.
Cette vitalité du thomisme amena au XVIe siècle la renaissance espagnole avec Suarez.
b56) Bibliographie spéciale (Suarez)
§305). Le renouveau scolastique qui se manifeste au XVIe siècle concerne surtout la théologie; il est un aspect de la contre-réforme catholique suscitée par le Concile de Trente (1545-1563) en face du protestantisme. Mais l'étroite union qui règne en scolastique entre Foi et raison amène en même temps une vraie résurrection de la philosophie chrétienne. Et déjà elle revêt les deux caractères que Léon XIII imprimera si profondément à la scolastique actuelle: a) elle est un retour aux grandes synthèses du XIIIe siècle, et principalement au thomisme; b) elle marque un louable effort pour s'adapter aux préoccupations modernes qui sont alors celles de la Renaissance.
Malheureusement, cette double orientation ne fut pas poussée assez loin. La «modernisation» améliora surtout la forme: on remit en honneur «la langue pure et claire, la dialectique sobre et précise du thomisme» [°745]; dans les questions doctrinales, on se borna aux problèmes nouveaux d'ordre politique et social; et, pour le reste, on s'en tint au programme habituel, fixé par le commentaire des livres d'Aristote.
Le retour au thomisme fut marqué par l'adoption de la Somme théologique qui remplaça définitivement le Livre des Sentences de P. Lombard comme manuel de théologie. Mais ici encore, les doctrines de l'Ange de l'école ne sont pas restaurées en toute leur pureté; on les interprète en les confrontant avec les positions des autres écoles et ce travail de critique aboutit à l'éclectisme.
Cette renaissance eut son centre dans les Universités d'Espagne et de Portugal: à Salamanque, Alcala, Coïmbre où l'on rencontrait des chaires de philosophie thomiste, scotiste et occamiste.
Le renouveau thomiste s'affirme d'abord chez les dominicains. Citons principalement FRANÇOIS DE VITTORIA (1480-1546), maître à l'Université de Salamanque, de 1526 à 1544. Outre plusieurs opuscules théologiques, et des Commentaires sur la Somme de saint Thomas et le livre des Sentences, il aborda les questions alors très actuelles des rapports entre l'Église et l'État et de la colonisation; il en traite dans ses Relectiones intitulées De potestate Ecclesiae; - De potestate civili; - De Indis [°746].
Il précise d'abord les rapports entre l'Église et l'État en des termes qui annoncent la doctrine des grandes Encycliques de Léon XIII. Ce sont, dit-il, deux sociétés également souveraines dans leur ordre, l'une en matière temporelle, l'autre en matière religieuse et surnaturelle, en tout ce qui regarde la vie éternelle; c'est pourquoi, indirectement les affaires de la société civile peuvent relever de l'Église et du Pape dont la mission est de juger et de diriger vers Dieu toute activité humaine, même sociale.
Vittoria a traité surtout le problème colonial. Selon le droit naturel, dit-il, les indigènes ou les barbares [°747] sont véritablement maîtres du pays qu'ils occupent, maîtres soit politiquement, soit économiquement. Il faut donc examiner les divers titres que les souverains colonisateurs présentent pour justifier leurs conquêtes; et Vittoria en rejette un bon nombre. Ainsi, il n'admet, ni que l'Empereur est le maître du monde, comme quelques théologiens de cour le prétendaient; ni que le pape a pu concéder à l'Espagne le droit de conquérir les Amériques. Il est vrai qu'un arbitrage d'Alexandre VI avait très sagement délimité les zones d'influence de l'Espagne et du Portugal [°748]; mais cet acte ne donnait par lui-même aucun droit de possession sur les terres ou sur les hommes de ces pays. De même, ne vaut rien le titre de découverte: «Nous n'avions pas, dit Vittoria, plus le droit de prendre leurs terres qu'ils n'auraient eu celui de prendre les nôtres, s'ils avaient découvert les premiers notre continent». On ne peut pas non plus faire la guerre aux «barbares» pour les punir de leurs crimes; ni pour leur imposer de force l'Évangile: la diffusion de l'Évangile réclame des moyens pacifiques et nul n'a établi les Espagnols, juges des Indiens [°749].
Vittoria indique ensuite de solides fondements à la colonisation: le droit que possède tout homme de voyager par toute la terre, d'être reçu charitablement, d'exploiter les biens laissés encore vacants; et le devoir des chrétiens de prêcher l'Évangile; si les barbares s'opposaient injustement, par la violence, à l'exercice de ces droits naturels et de ce devoir surnaturel, une guerre juste pourrait être entreprise contre eux. - On pourrait dire aussi que le peuple colonisateur accomplit un acte de charité en aidant le peuple arriéré à monter vers une plus haute civilisation [°750]. De toute façon, la colonisation n'est légitime que si elle est en faveur des peuples colonisés: la morale repousse absolument l'exploitation de l'homme par l'homme.
Notons, parmi les adversaires de Vittoria, JEAN GINÈS SEPULVEDA (1490-1573), théologien et historiographe de Charles-Quint. Disciple d'Aristote, il défendit le libre arbitre contre les protestants [°751]. Mais dans son ouvrage de morale sociale «De Regno et Regis officio», il admit aussi la thèse du philosophe païen sur l'esclavage [§89]. Il y a, selon lui, trois catégories d'hommes: les uns sont naturellement maîtres, grâce à leur supériorité intellectuelle; les autres sont esclaves par nature [°752], parce qu'ils joignent, comme disait Aristote, une grande vigueur physique à un esprit très arriéré; d'autres enfin en grand nombre ne sont par nature ni esclaves, ni maîtres. Et c'est d'après ce principe qu'il justifiait les guerres de conquêtes entreprises par les colonisateurs [°753].
Vittoria eut aussi des disciples; les plus connus parmi ses frères en religion, sont DOMINIQUE SOTTO (1492-1560) dont l'ouvrage principal s'intitule De justitia et jure: c'est un traité complet de droit et de morale, individuelle, sociale et internationale, où l'auteur allie harmonieusement l'exposé rationnel aux preuves théologiques; - et MELCHIOR CANO (1509-1560), célèbre par son traité De locis theologicis, où il contribua à la réforme de la scolastique en luttant contre le recours abusif à l'autorité humaine et contre l'envahissement des questions inutiles.
§305bis). Mais les principaux ouvriers de la renaissance espagnole au XVIe siècle appartenaient à la Compagnie de Jésus. Saint Thomas avait été choisi par saint Ignace de Loyola (1491-1556) comme docteur officiel de son Ordre et la congrégation générale de 1593 avait édicté l'obligation de le suivre en toutes les questions théologiques, tout en laissant la liberté sur les doctrines purement philosophiques. Aussi faut-il compter les jésuites parmi les défenseurs du thomisme, mais avec une nuance très marquée d'indépendance. Citons parmi les plus connus MOLINA (1536-1600) dont la célèbre Concordia fit tant de bruit parmi les théologiens; - GABRIEL VASQUEZ (décédé 1606) auteur de Commentaires sur la Somme de saint Thomas et de Disputationes metaphysicae où déjà il abandonne la distinction réelle entre essence et existence; - RODRIGUES ARRIAGI (1592-1667) auteur d'un volumineux Cours de théologie resté inachevé et d'un Cursus philosophicus où il se montre éclectique.
Mais le plus célèbre et le plus influent de ces thomistes mitigés fut FRANÇOIS SUAREZ. Il est né à Grenade en 1548; après avoir achevé ses études à Salamanque, il y commença, dès 22 ans, sa carrière professorale, qu'il poursuivit dans diverses Universités d'Espagne, - Ségovie, Valladolid, Alcala, Coïmbre, et pendant 5 ans (1580-1585) au collège romain, restant ainsi voué à l'enseignement sa vie entière. Il mourut à Lisbonne en 1617.
Il avait composé un grand nombre d'ouvrages, surtout théologiques; ses principaux, en philosophie, sont le De Deo Uno, De Anima, le célèbre traité De Legibus, et avant tout «Disputationes metaphysicae», «un des répertoires les mieux dressés, les plus complets et les plus clairs de la métaphysique scolastique», dit M. de Wulf [°754].
§306) 1) Caractère général. L'oeuvre de Suarez est unifiée par un principe méthodologique, qu'on peut formuler ainsi:
Rapporter avec ordre et fidélité les opinions des devanciers sur les diverses questions théologiques et philosophiques, afin de découvrir ou de choisir la vérité, en prenant chez tous ce qui est bon, c'est-à-dire en trouvant une voie moyenne, entre saint Thomas et Scot ou Guillaume d'Occam.
Cette méthode très respectueuse de la tradition, était dans son aspect général celle même de la scolastique, et nous avons vu saint Thomas y être fidèle, lorsqu'il voulut garder dans son système toutes les vérités découvertes avant lui. Mais il y a deux façons très différentes de l'interpréter: on peut en effet considérer les multiples opinions, soit comme moyen de mieux pénétrer une thèse fermement établie par ailleurs ou de mieux saisir ses applications, soit comme moyen de se former un système, en recueillant les vérités partielles qu'on se propose ensuite de coordonner. La première interprétation est celle de saint Thomas: elle aboutit à une doctrine où toutes les parties sont puissamment unifiées par le lien logique qui les rattache au même principe fondamental. La deuxième interprétation est celle de Suarez: elle aboutit à un ensemble de théories qui n'ont pas nécessairement un lien entre elles, mais qui, chaque fois, apparaissent comme la conciliation la plus vraisemblable entre diverses opinions, et l'on a proprement un éclectisme.
Ainsi, en présence des trois grandes écoles régnantes au XVIe siècle, thomiste, scotiste, occamiste, Suarez n'a pas l'intention de fonder un nouveau système: il se présente comme commentateur de saint Thomas et croit pour l'essentiel lui être fidèle. Mais sa manière de le comprendre n'est pas exclusive: il cède parfois à la tendance simplificatrice de Guillaume d'Occam; plus souvent, à la tendance de dissociation qui caractérise Duns Scot, en le corrigeant cependant par un effort d'unification qui le rapproche du point de vue thomiste. Pour bien comprendre le suarézisme, il suffit donc de noter ses divergences d'avec saint Thomas.
§307) 2) Positions anti-thomistes. Suarez, après Scot, conçoit les éléments constitutifs du composé comme des absolus, essentiellement et aisément séparables, et cette séparabilité reste le critère des distinctions réelles: c'est ce qu'on peut appeler la tendance de dissociation, qui est à l'origine de la plupart de ses positions anti-thomistes. Cependant, il modère cette tendance: il reconnaît à côté de la séparabilité parfaite, une séparation mixte ou diminuée, où un seul des deux éléments distincts disparaît, comme lorsque le bois perd une forme pour en acquérir une autre: c'est la distinction modale, entre la substance et son mode, qui, sans être purement logique, est moindre que la distinction réelle: en cela, elle se rapproche de la distinction formelle «a parte rei» de Scot. Mais pour conclure à son existence, Suarez ne se contente pas, comme Scot, d'une simple distinction de concept: il faut une nécessité objective, et le principal rôle qu'il reconnaît au mode est de constituer formellement l'union des parties du composé en l'unité du tout. Ainsi atténue-t-il, mais sans les supprimer, ses divergences avec saint Thomas. Les principales sont en métaphysique et en psychologie.
§308) A) Thèses.
Suarez ne conçoit la puissance pure que comme un simple possible: pour être réelle, (toute réalité étant un absolu), elle devra nécessairement posséder une actualité et une existence propre. De là une double thèse anti-thomiste:
a) Il n'y a pas de distinction réelle entre l'essence et l'existence dans les créatures.
Il n'y a même pas distinction modale, car d'aucune façon, ces deux éléments ne peuvent se réaliser séparément. Si l'on objecte qu'une existence identique à l'essence devient nécessaire et infinie, il répond qu'elle reste contingente parce que créée par Dieu et dépendante de sa conservation. Il reconnaît d'ailleurs que la position thomiste a une certaine valeur, mais il juge la sienne beaucoup plus probable et plus simple: la tendance simplificatrice s'ajoute ici pour confirmer son éclectisme.
b) La matière première est un commencement d'acte: aussi a-t-elle son existence propre et peut-elle subsister sans la forme: il y a ici une distinction réelle au sens strict. Mais, pour sauvegarder l'unité du composé, il faut ajouter, entre matière et forme, un mode d'union, qui ordonne essentiellement l'un à l'autre ces deux principes conçus comme absolus.
B) Corollaires.
À la théorie de l'identité entre essence et existence se rattache celle de la personne, et à celle de la matière première acte incomplet, celle de la quantité.
Les solutions de Suarez sont ici commandées par le dogme catholique, soit de l'Incarnation, soit de la Sainte Eucharistie. Tandis que saint Thomas trouve, dans ses thèses philosophiques pleinement établies au préalable par la raison, une base à de nouvelles conclusions théologiques, Suarez fait jouer aux vérités de Foi le rôle de prémisses pour en conclure plusieurs de ses opinions philosophiques: par là, du reste, il se contente d'appliquer son principe méthodologique.
a) La personnalité doit être constituée par un élément séparable, puisqu'en Jésus-Christ il y a l'humanité individuelle sans la personnalité humaine: elle doit aussi se surajouter à l'existence, celle-ci n'étant pas distincte de l'essence. Ce sera donc un mode positif qui, en parachevant l'existence, donnera à l'individu sa pleine incommunicabilité.
b) La quantité ne peut avoir pour rôle essentiel de donner des parties intégrantes, car la matière première, par son actualité, les a déjà conférées à la substance. Son rôle sera d'appliquer ces parties au lieu, au moins en aptitude: car l'application actuelle peut être empêchée par miracle. De plus, la séparabilité parfaite, enseignée par le mystère de la Sainte Eucharistie, doit faire conclure à une distinction réelle au sens strict entre substance et accidents, et donc à l'existence d'un mode d'union pour maintenir le tout physique réel. Ce mode d'union est, dans l'accident, son inhérence, distincte modalement de son essence.
c) Enfin, ne pouvant concevoir la réalité d'une pure relation, Suarez nie la distinction entre cet accident et son fondement; pour lui, toute relation est nécessairement une perfection [°755], mais conçue comme se portant vers un autre. Par là, la notion est simplifiée; mais lorsqu'il veut l'appliquer en théologie, au mystère de la Sainte Trinité, il se voit obligé, pour résoudre les difficultés, d'avouer que le principe d'identité ne s'applique peut-être pas aux mystères divins.
§309). La même tendance de simplification lui fait nier toute distinction réelle entre intellect passif et intellect agent, qui ne sont plus que deux aspects d'une seule faculté: ils ne peuvent d'ailleurs jamais exister, d'aucune façon, l'un sans l'autre. Mais ici encore, c'est la tendance de dissociation qui se manifeste:
A) Objet formel de l'intelligence.
D'abord, s'il s'agit de l'objet formel de notre intelligence, Suarez se sépare doublement de saint Thomas:
a) Cet objet est l'être analogue, et non pas, comme le veut Scot, l'être pleinement univoque, parce qu'il y a une différence de degré entre la nature divine et la nature créée; mais il est analogue d'une analogie d'attribution intrinsèque et non pas, comme dit saint Thomas, de proportionnalité, parce que ce qu'il faut maintenir avant tout, c'est l'unité du concept d'être, afin d'éviter l'équivoque et pour Suarez, une pure ressemblance de rapports établit une trop grande diversité dans les multiples significations de l'idée.
Cette position suarézienne se rattache aussi très logiquement à la thèse de la non-distinction entre essence et existence, car si le critère pour distinguer l'Être infini des essences finies est que celles-ci sont créées ou participées, c'est donc un lien causal qui permet d'attribuer les mêmes perfections à Dieu et aux créatures: ce qui constitue l'analogie d'attribution.
Le thomisme résout la difficulté grâce à la notion d'une perfection essentiellement relative [°756], et Suarez, ne pouvant la concevoir, devait accuser la proportionnalité d'équivoque. Mais si l'attribution intrinsèque maintient la diversité des degrés, elle ne pourra s'expliquer, elle aussi, que par cette notion de perfection relative diversement réalisée: ce qui est sous d'autres mots la même pensée que saint Thomas.
b) L'objet propre de notre intelligence n'est plus uniquement l'essence abstraite: mais il y a un concept propre de l'individu comme tel. Suarez, après Scot, ne comprend plus le rôle complémentaire des sens et de la raison: puisque, dit-il, en réfléchissant sur le phantasme, la raison saisit le singulier, elle peut donc le saisir en lui-même et s'en faire une idée.
B) La volonté.
De même, s'il s'agit de la volonté, elle est conçue comme une faculté pleinement indépendante, de sorte que l'acte libre est éclairé, mais non pas «causé» par le jugement pratique; il y a concomitance, non subordination. C'est pourquoi, en expliquant l'influence de Dieu sur nos actes, Suarez rejette la prémotion physique: la volonté ne reçoit de Dieu qu'un simple concours qui lui laisse l'initiative de refuser ou d'accepter.
§309bis). C'est en morale sociale que Suarez est le plus original: il ne s'y oppose plus à saint Thomas, mais il le précise et le complète heureusement. Il avait en face de lui la théorie protestante du «droit divin des rois»: cette théorie était en particulier défendue, en même temps que diverses erreurs, par le roi d'Angleterre, Jacques 1er (1603-1625), dans son ouvrage «Triplex cuneus» [°757].
Suarez lui oppose hardiment la thèse de la souveraineté naturelle des peuples. Il est de droit naturel, dit-il, que les hommes se rassemblent en société: c'est pour eux une obligation, pour qu'ils puissent atteindre leur fin, qui est de s'élever à un degré de civilisation conforme à la droite raison et apte à procurer davantage la gloire de Dieu. De cette obligation découle l'existence d'un pouvoir souverain; et l'un vient de l'autre par nécessité naturelle, en sorte que Dieu étant cause immédiate de la nature humaine, est aussi cause immédiate de ce pouvoir. Mais rien n'indique, selon la droite raison, que ce pouvoir divin réside en un seul homme, comme en monarchie, ou en un groupe, comme en aristocratie, ou dans tout le peuple, comme en démocratie. Bien plus, cette dernière forme étant, selon Suarez, la plus fondamentale, la plus intimement liée à la nature des choses, il faut la déclarer, d'une certaine façon, de droit naturel [°758], en ce sens que, posée une société parfaite, il faut de toute nécessité poser au moins dans le peuple le pouvoir de diriger les membres vers le bien commun.
Ce n'est donc jamais immédiatement de Dieu que les rois en monarchie et les sénateurs en aristocratie reçoivent leur souveraineté: c'est toujours par l'intermédiaire du peuple qui, par une sorte de contrat en vue d'atteindre plus efficacement le bien commun, cède à ses chefs ses droits de souveraineté. Bref, l'autorité venant de Dieu [°759] repose d'abord dans le peuple, et de là passe à ses Représentants et à ses Princes ou Rois.
Il faut conclure de cette thèse que, si le prince se montre indigne de son mandat, le peuple peut le lui retirer; mais il ne s'ensuit nullement, comme le prétendait Jacques Ier, qu'elle constitue une excitation aux révoltes et aux révolutions; car, une fois le contrat existant, le peuple n'a plus le droit de le récuser à sa guise. Il peut résister au tyran; mais il a le devoir de rester soumis à son prince, tant que celui-ci veille au bien commun [°760].
§310) CONCLUSION. Le mérite incontestable de Suarez est dans son érudition, sa clarté d'exposition méthodique et historique; et dans son effort loyal de conciliation, sans oublier le nombre et la valeur de ses travaux théologiques, surtout de théologie positive: c'est ce qui explique la grande influence qu'il eut sur beaucoup de scolastiques au XVIIe siècle et jusqu'à nos jours. Il est une preuve de la vitalité de la pensée catholique en cette fin du Moyen Âge, où le centre de la chrétienté se trouvait en Portugal, patrie des grandes découvertes et en Espagne avec l'Empire de Charles-Quint.
Cependant, Suarez n'a pas, au point de vue philosophique, l'envergure des grands créateurs de systèmes aux époques d'apogée: la cohérence réelle de ses doctrines ne vient pas d'un principe intérieur dont on verrait se dérouler les conséquences, mais d'un effort pénétrant de conciliation entre les thèses opposées, à l'ombre de la grande règle d'unité: la Foi catholique.
Le suarézisme se présente, il est vrai, comme une interprétation du thomisme, mais il est en beaucoup de points d'inspiration scotiste. C'était une pensée trop personnelle pour être celle d'un disciple, elle ne fut pas assez synthétique pour être celle d'un Maître. Malgré sa puissance et son originalité, le suarézisme demeure un éclectisme.
À côté de lui, les anciennes écoles gardent leurs partisans. Les Occamistes se perpétuent avec GABRIEL BIEL (vers 1425-1495) dont le Collectorium expose clairement le terminisme; - les Scotistes restent nombreux chez les franciscains: ainsi PETRUS TARTARETUS (fin du XVe siècle), le commentateur d'Aristote; - et ANTONIUS TROMBETA (décédé 1518) que réfute Cajetan [°761].
L'école thomiste surtout compte deux brillants représentants:
1) LE FERRARAIS (1474-1526) François de Silvestre, né à Ferrare (d'où son nom) le commentateur de la Somme contre les Gentils.
2) CAJETAN [°762] (1469-1534) Thomas de Vio, né à Gaète et évêque de cette ville, le commentateur de la Somme théologique: il approfondit remarquablement plusieurs points de métaphysique et se signale aussi, dans un autre domaine, par une exégèse extrêmement hardie.
Au XVIIe siècle, il convient de signaler deux autres thomistes de marque: JEAN DE SAINT-THOMAS (1589-1644) dont le Cursus philosophicus est une synthèse claire et fidèle du thomisme et GOUDIN (1639-1695) qui prolongea l'influence d'une métaphysique profonde et authentique, mais en l'associant trop étroitement à une physique vieillie.
§311). Ces philosophes de valeur sont malheureusement des exceptions et la scolastique qui règne encore officiellement dans les Universités, ne règne plus sur les esprits [°763]. De toute part, le mouvement de la RENAISSANCE, aux XVe et XVIe siècles, soulève l'Italie et bientôt toute l'Europe pensante d'un grand enthousiasme pour les modèles païens. Ce mouvement, au caractère très complexe [°764], était avant tout un effort d'assimilation du passé dans l'ordre de la beauté plus que de la vérité, et aussi un retour à la nature, exaltée par l'hellénisme païen. C'est pourquoi il conduisit rapidement, en morale, à l'abandon des moeurs austères du catholicisme, et en philosophie, à la critique à outrance de la scolastique, accusée d'être l'esclave de la théologie et de parler un langage barbare. Enfin, de même que les artistes renouvelaient les formes anciennes, les philosophes ont ressuscité la plupart des systèmes anciens; malgré la confusion générale qui caractérise ce pullulement d'idées, on peut y distinguer quelques courants [°765].
1) Le Platonisme. Son principal représentant est NICOLAS DE CUSE [°766] (1401-1464) Cardinal en 1448, qui s'inspire surtout des néoplatoniciens et dans son ouvrage: «De docta ignorantia», montre que la vérité ne peut être atteinte par la raison, mais seulement par l'intuition, en sorte qu'on trouve la vraie science en avouant son ignorance. Le monde lui apparaît comme résumé dans l'Être de Dieu, sortant de lui par émanation, en sauvegardant toutefois leur distinction.
L'Académie platonicienne fondée à Florence sous le règne de Cosme et Laurent de Médicis, fut illustrée par le byzantin PLÉTHON (G. Gémistos, décédé 1450) puis par MARCILE FICIN (décédé 1499) le plus illustre représentant, qui traduisit du grec en latin Platon et Plotin et résuma leur doctrine en ses écrits; - PIC DE LA MIRANDOLE (1463-1494) dont l'interprétation allégorique de la Genèse fut condamnée et qui mourut dominicain; - le philosophe allemand JACOB BOEHME, dont le platonisme frise le panthéisme.
Le mouvement se développe en Italie jusqu'au XVIIe siècle avec TELESIO (1509-1588) qui se rattache à Platon par son animisme universel, mais s'adonne aussi à l'étude de la nature, l'expliquant par la double force d'expansion (du chaud) et de contraction (du froid); - et surtout GIORDANO BRUNO (1548-1600) qui resta 8 ans dans les prisons du Saint-Office avant d'être brûlé comme hérétique. Ennemi d'Aristote, mais sympathique à tous les autres philosophes, atomiste, partisan de Copernic, il est surtout néoplatonicien jusqu'au panthéisme: chez lui, toutes les hypostases, Dieu, Intelligence, Âme du monde, Matière se réduisent à une seule, qui est la vie à la fois une et multiple de l'univers, «l'animal saint, sacré et vénérable» [°767]. Enfin CAMPANELLA (1568-1639) qui dans son principal ouvrage «De sensu rerum et magia» défend le même animisme panthéiste.
2) L'Averroïsme. Le système de Siger de Brabant trouve des continuateurs aux XVe et XVIe siècles à l'Université de Padoue, où le sénat de Venise protégeait les philosophes contre l'inquisition. Le plus célèbre fut POMPONAZZI (1462-1525); il défendait la doctrine de la Providence au sens fataliste [§249], niant ainsi la liberté et le miracle, et sur ce point il était d'accord avec tous les averroïstes; mais sur la question de l'intelligence, il soutenait que notre âme toute entière périt avec le corps, parce qu'elle ne peut penser sans image; il se réclamait d'Alexandre d'Aphrodisias: aussi fut-il le chef des alexandristes. Au contraire, les averroïstes purs, comme ACHILLINUS (décédé 1518) NIPHUS (décédé 1546) ZIMARA (décédé 1532) défendaient la thèse de l'intelligence séparée et de son immortalité impersonnelle.
3) Le Scientisme et le Scepticisme. L'effort pour ériger en philosophie les découvertes de la science commence à la Renaissance, dans l'oeuvre de Léonard de Vinci (1452-1519) «un des initiateurs de la mécanique et de la physique moderne» [°768].
Mais les découvertes scientifiques, en renversant les assises séculaires de la physique expérimentale d'Aristote, provoquent, d'autre part, une réaction sceptique, en particulier chez MONTAIGNE (1533-1592) qui, dans ses «Essais», professe que la vérité varie avec les façons variables de considérer les choses par des esprits différents et en des temps divers.
4) Les Moralistes et les Politiques. Enfin, la Renaissance voit reparaître le Stoïcisme [°769], avec JUSTE-LIPSE (1547-1606) qui s'efforce de faire connaître les doctrines stoïciennes en les adaptant à la mentalité chrétienne; et même avec PIERRE CHARRON (1541-1603) dont la Sagesse est toute imprégnée des maximes d'Epictète. Ces humanistes ne s'opposent pas ouvertement au catholicisme, mais ils restent délibérément sur le plan de la nature, à l'écart de la Foi et de la grâce.
Plus indépendants encore sont les théoriciens du droit: GROTIUS (Hugue de Groot, 1583-1645) qui, dans le De jure belli et pacis, fonde l'État sur une sorte de contrat social, prélude des thèses de Rousseau; - NICOLAS MACHIAVEL (1469-1527) qui, dans son livre «Le Prince», enseigne que l'intérêt du peuple, identifié à celui du prince, est la loi suprême du bien, de sorte qu'en politique «la fin justifie les moyens».
Ainsi apparaît la philosophie non scolastique de la Renaissance, faite de tendances multiples, contradictoires et confuses: elle est, dit M. de Wulf, «une philosophie incohérente, qui ressemble à une folle échappée du logis, s'essayant tour à tour à une série d'entreprises stériles, réunis seulement par la lutte contre la scolastique, et l'indépendance vis-à-vis de l'Église» [°770]. Le platonisme, l'aristotélisme, le stoïcisme, l'épicurisme, l'atomisme, le scepticisme, tous les systèmes anciens furent repris; avec un égal insuccès. La Renaissance donna le jour à une science «nouvelle» et renouvela aussi les lettres et les arts; mais la banqueroute des systèmes philosophiques fut complète. Au XVIIe siècle, le champ est libre: les philosophes manquent, et c'est ce qui explique le rapide avènement des idées de François Bacon et de Descartes, initiateurs de la philosophie moderne.
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