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§470). Le monde des images que nous reproduisons à notre gré ou qui naissent spontanément dans notre conscience - dont nous achevons l'étude - n'est pas sans rapport avec le monde réel ou transsubjectif. Non seulement il y trouve son origine, comme nous l'avons établi, mais il peut de nouveau être projeté vers lui, pour nous le faire mieux connaître, utiliser et dominer. Mais ce maniement théorique et pratique des images manifeste une fonction nouvelle du connaissant qui cherche ainsi à tenir sa place au milieu des êtres qui l'entourent, à s'insérer convenablement dans l'espace et le temps. Cette fonction, par l'adaptation au réel qu'elle suppose, est manifestement supérieure au simple jeu des images ou à la seule intuition externe: elle demande au sujet de prendre conscience de son unité en face de l'univers, pour l'organiser à son profit. C'est pourquoi nous l'appelons une fonction de synthèse.
Chez l'homme, cette activité synthétique peut sans nul doute être l'oeuvre de la raison où, de toute façon, elle trouvera son achèvement. Cependant, elle existe déjà à l'étage sensible, comme on le constate chez les animaux qui, sous la direction de l'instinct, réalisent de merveilleuses adaptations de leur psychologie au monde réel. Il en est de même d'ailleurs chez les jeunes enfants avant l'éveil de la raison; et celle-ci, en agissant, ne supprime pas, mais utilise et perfectionne l'organisme sensible. Il y a donc de véritables fonctions de synthèses sensibles dont nous abordons l'étude.
Or, pour s'adapter au réel, le connaissant peut prendre une triple direction. Il peut regarder le présent et identifier les êtres autour de lui: c'est la perception actuelle sensible. Il peut considérer le passé pour enrichir de ses expériences ses constatations actuelles: c'est la mémoire, au sens fort de reconnaissance du passé. Il peut enfin se tourner vers l'avenir et y projeter son action, dont il se forme à l'avance une image directrice: c'est l'imagination créatrice. Ces trois fonctions de synthèse correspondent précisément aux trois «sens internes» dont parlaient les anciens: l'estimative ou cogitative, dont nous montrerons le rôle dans la perception et l'éducation des sens; la mémoire pour le passé et l'imagination pour l'avenir. D'où nos trois paragraphes:
1. - La perception et l'éducation des sens.
2. - La mémoire sensible.
3. - L'imagination créatrice.
b42) Bibliographie spéciale (La perception et l'éducation des sens)
§471). La perception est un phénomène assez complexe qui soulève divers problèmes souvent très discutés par les écoles de philosophie. Une première proposition en donnera une description purement expérimentale, fondée sur les faits et dégagée de toute théorie à priori. Une deuxième proposition en indiquera les lois.
Proposition 12. À partir de l'intuition sensible externe, une longue «éducation des sens» est nécessaire pour aboutir à la perception d'objets avec leurs dimensions propres, en repos ou en mouvement, localisés avec précision dans le monde extérieur et pleinement distincts et individualisés.
A) Explication.
§472). On appelle «éducation des sens» un exercice méthodique de nos sens externes en vue d'obtenir par eux, grâce aux leçons de l'expérience, des renseignements meilleurs: plus nombreux, plus rapides, plus étendus.
Cet exercice est entrepris chez l'homme, dès la plus tendre enfance, d'abord sous la direction de l'instinct, semble-t-il, (comme chez l'animal); mais il peut se continuer ensuite sous la direction de la raison. Il suppose en tout cas l'intervention de toutes les fonctions de la vie intérieure, en particulier le rôle de conservation et de reproduction des images, qui rend seul possible l'expérience et le progrès.
La différence de perfection dans la connaissance du sens externe, au début ou à la fin de cette éducation, a donné lieu en psychologie moderne à la distinction entre sensation et perception.
La sensation est la connaissance analytique d'une qualité sensible [°573]: par exemple, la vision d'une tache colorée.
La perception est la connaissance synthétique d'un objet individuel: par exemple, la perception d'une chaise, d'un arbre: on l'appelle synthétique, parce qu'elle est, selon l'expression de Baudin, un «complexus organisé de sensations externes, d'images et d'idées».
Ainsi l'éducation des sens n'est que le passage de la sensation à la perception. Nous avons étudié plus haut le point de départ de ce passage, et reconnu dans la sensation externe une véritable intuition, portant sur l'objet direct, intraorganique, qui se manifeste sous le triple aspect concret de présence actuelle, de qualité physique et de conditions quantitatives [°574]. Nous allons maintenant décrire les étapes de ce progrès, à partir de l'enfance, pour l'homme normal, sans négliger les confirmations expérimentales fournies par les aveugles-nés guéris. Nous distinguerons quatre problèmes principaux dont la solution aboutit à la synthèse de la pleine perception d'un objet individuel.
B) Les multiples étapes de l'éducation des sens.
§473) 1) L'état initial. Il est difficile de caractériser les premières connaissances de la vie sensible. L'introspection directe, qui serait décisive, ne remonte pas si haut par la mémoire. Force nous est de recourir à l'observation externe des petits enfants, interprétée conformément aux notions établies plus haut expérimentalement, concernant les sensations externes.
L'enfant ne commence pas, en effet, par prendre conscience de soi; ni non plus par saisir le monde extérieur comme un objet distinct, ce qui supposerait encore cette conscience de soi en face du «non-moi». Ses premières sensations sont nécessairement vagues et confuses, subconscientes plutôt que conscientes: elles appartiennent d'abord à la cénesthésie, au toucher interne et externe avec un épais halo d'affectivité élémentaire. Les yeux grands ouverts ne réagissent nullement les premiers jours, et ils sont sensibles d'abord à la différence entre lumière et ténèbre, avant de distinguer les couleurs. Il doit en être de même pour l'oreille qui commence par enregistrer de vagues rumeurs. Le goût est d'abord rudimentaire: les tout petits enfants, au début, mangent n'importe quoi: de la terre, du papier, comme du pain ou du sucre.
Bref, le contenu de la conscience humaine, à ses débuts, est constitué par un ensemble de sensations où se mélangent tous les objets directs, intraorganiques, et par lesquelles le sujet connaissant se rend compte à la fois, d'une façon spontanée, confuse et indistincte, et de son comportement comme connaissant, et de son corps et des excitants qui l'assaillent et l'attirent de toutes parts. C'est un ensemble de lumière et de nuances colorées, de bruits, de senteurs, de chaleur, de contacts et pressions internes et externes, accompagné d'aise ou de malaise, où ne se distingue pas nettement ce qui appartient à la conscience ou au monde corporel, ce qui est en notre corps ou en dehors («objectum intus» et «objectum foris» en latin).
§474) 2) Le progrès: description générale. Normalement, dans l'enfant bien portant, cette conscience initiale n'est pas un chaos: elle est spontanément unifiée par la nature. Cette unification se fait d'abord par les fonctions physiologiques, base, avons-nous dit, des phénomènes psychiques, et qui sont une merveille de coordination sous la direction des centres cérébraux. Ensuite, cette unification se fait par l'éveil des fonctions de la vie intérieure: conscience sensible, fixation et conservation des impressions utiles, selon la loi d'intérêt, et reproduction opportune, conformément à cette même loi dirigée elle-même par l'instinct vital, en attendant la raison.
Tout cet organisme psychologique, que nous avons étudié à l'article précédent, est comme une force en disponibilité, vraiment innée dans la conscience humaine: elle entre en mouvement selon ses lois propres, en réagissant sous les excitations du monde physique qui, reçues dans les organes périphériques, y déterminent nos premières intuitions sensibles, elles-mêmes excitant et objet des fonctions de la vie intérieure qui les élaborent.
Il se construit ainsi peu à peu ce que Taine appelle très justement des «atlas», des systèmes de références auxquels notre moi conscient a recours pour utiliser et dominer l'univers de phénomènes qui l'entoure [°575]. C'est le fruit des innombrables expériences qui remplissent entièrement les premières années de la vie, où la puériculture, sous son aspect psychologique, se réduit précisément à l'éducation des sens, en attendant que s'éveillent les fonctions supérieures, intellectuelles et morales. L'enfant construit d'abord son atlas tactilo-musculaire: car il puise ses premières expériences en lui-même par la cénesthésie et le toucher interne: sensation musculaire lorsqu'il remue, tactile lorsqu'on le touche ou que les objets résistent à ses efforts: il découvre ainsi son propre corps et en distingue peu à peu les diverses parties. C'est l'ensemble de ces expériences organisées et unifiées par la conscience sensible et conservées par la mémoire, qu'on nomme l'atlas tactilo-musculaire.
En même temps se constitue bientôt un atlas semblable concernant le monde extérieur où la vue a le rôle prépondérant: c'est l'atlas visuel. Par divers signes [Nous allons les préciser. Cf. §476], l'enfant caractérise les objets colorés comme hors de lui: et par le même procédé de souvenirs organisés, il élargit de plus en plus son univers.
Très vite d'ailleurs il coordonne les deux atlas: il regarde son corps, ses mains, ses pieds, et complète par ces renseignements visuels ceux du toucher. Dès qu'il peut marcher, il commence à explorer son milieu et il associe ce qu'il sent avec ce qu'il voit: c'est ainsi qu'il s'oriente vers la perception des objets distincts.
On parle parfois, comme première étape de cette longue éducation, de la perception vague de deux masses indistinctes: le moi, et en face, le non-moi ou monde extérieur, où il s'agirait de découper peu à peu des objets précis. On retrouve en effet cette impression vague en certains états de conscience inférieure: en sortant du sommeil ou au moment d'y tomber, par exemple. Pourtant il semble que cette double masse indistincte soit plutôt chez l'adulte la dégradation d'une synthèse déjà conquise par de multiples efforts, dont les détails s'effacent en ne laissant que les cadres vides. Rien de tel, semble-t-il, chez l'enfant; mais seulement l'indistinction de l'état initial où moi et non-moi sont encore confondus. Il ne s'agit plus de deux masses à analyser, mais d'un germe de conscience apte à se rendre toujours mieux compte de ce qui l'entoure, en même temps que de soi-même.
§475) 3) Les quatre problèmes de l'éducation des sens. Pour mieux caractériser ce progrès relativement au monde externe, nous y distinguerons quatre problèmes dont la solution se poursuit simultanément, mais qu'il convient d'exposer séparément: celui du mouvement, des trois dimensions, de la localisation, et de l'individualité des objets perçus.
§475.1. - Le mouvement et le repos. - Le mouvement est un aspect très important du monde sensible, car rien n'est stable, ni en nous, ni en dehors de nous. Il permet de multiples exercices de sensibilité différencielle, de comparaison et d'analyse qui interviendront dans la solution des autres problèmes. Notons seulement ici comment nous arrivons à percevoir l'état de repos ou de mouvement concret [°576] affectant les objets hors de nous.
C'est d'abord en notre propre corps que nous constatons du mouvement par le sens musculaire, appelé pour cela «kinesthésique»; nous pouvons ainsi distinguer nos membres en repos de ceux qui se remuent et les divers mouvements de ceux-ci, parce que les impressions sont ressenties différemment aux articulations. Et nous complètons ces expériences en regardant comment nos membres se meuvent.
Le caractère fondamental de tous ces mouvements est qu'ils dépendent de nous-mêmes: ils sont dans notre corps, parce qu'ils se produisent à notre gré. C'est pourquoi, quand les objets autour de nous, le sol où nous marchons, les meubles ou les arbres, etc., n'obéissent pas à nos ordres et résistent à nos heurts, nous les considérons comme en repos. S'ils cèdent à notre poussée, comme le livre sur la table, qui tombe ensuite de lui-même, nous le considérons en mouvement. L'expérience nous donne ainsi un critère à l'usage de notre vue: nous apprécions comme objets en mouvement ceux dont les impressions sur notre rétine varient indépendamment de nos propres mouvements.
Il faut donc une certaine appréciation pour saisir le mouvement hors de nous, une sorte de jugement spontané fondé sur un critère qui n'a rien d'absolu. Car si je marche vers un ami immobile à 20 pas de moi, ou si mon ami vient vers moi immobile, les impressions sur ma rétine varieront absolument de même: mais dans le premier cas, leurs variations correspondent aux mouvements de mon corps que j'expérimente, et j'ai appris en ce cas à juger les choses immobiles; dans le second cas, les variations sont indépendantes: donc, ce sont les choses qui se meuvent. D'où l'illusion inévitable en chemin de fer où, me sentant immobile, assis sur la banquette, je vois par la fenêtre les objets impressionner différemment ma rétine: spontanément, je leur attribue une course folle. C'est par une illusion identique que nous voyons le soleil se lever, et les étoiles graviter autour de la terre.
De semblables remarques s'imposent pour le toucher. Si je marche rapidement dans l'air calme, ou si je reste immobile dans un vent modéré, j'ai, par rapport à l'air, la même sensation tactile; mais dans le premier cas, je sais d'autre part que je marche, et je juge que l'air est calme, comme je le constate en m'arrêtant. Mais si, la nuit, une cause inconnue me transportait par les airs, j'aurais l'impression d'un grand vent, sans pouvoir juger si c'est moi ou l'air qui se meut [°577]. De même, lorsque le baigneur reste immobile sur le sable de la mer, avec de l'eau jusqu'à la cheville, au moment où viennent les vagues de la marée, il a l'impression d'être transporté avec le flux et le reflux de deux ou trois mètres en avant et en arrière. N'ayant plus de point de repère, il ne sait plus si c'est lui qui se meut par rapport à la mer, ou la mer par rapport à lui.
Concluons que la perception sensible du mouvement externe reste limitée et relative; suffisante pour les circonstances ordinaires de la vie, ses renseignements restent soumis au contrôle de la raison.
§476) 2. - Les trois dimensions. L'espace géométrique à trois dimensions dont toutes les parties sont homogènes, vide et indéfini, est une idée abstraite due à l'intelligence: on ne le perçoit pas. Mais cette idée se fonde sur une intuition concrète qui porte sur le volume corporel, puis sur la distance. Plusieurs sens nous fournissent des renseignements que l'éducation coordonne et traduit en perception.
Il y a d'abord ce que Mach appelait «l'espace physiologique» [°578]. C'est la sensation, d'origine cénesthésique et tactile, du milieu où nous vivons, avec les directions d'avant et d'arrière correspondant au désir ou à la peur; puis de bas et de haut, selon l'attraction de la pesanteur et l'effort pour y échapper; enfin, mais d'une façon plus rudimentaire, celle de gauche et de droite. À ces directions concrètes, premières bases des trois dimensions, s'ajoute l'aspect général de condition quantitative ou de voluminosité que comporte, comme nous l'avons dit, chacune de nos intuitions sensibles. Mais deux sens surtout, le toucher et la vue, interviennent pour préciser ces données.
Par le tact nous ne connaissons pas seulement la surface des choses; en les palpant, nous découvrons entièrement leur forme, et nous nous rendons compte pleinement de toutes leurs dimensions.
Quant à la vue, son intuition primitive semble bien n'atteindre que deux dimensions: la tache colorée en contact avec la rétine, exprimant sur un seul plan, comme sur une photographie, tout ce qui est dans le champ visuel. Mais très vite, en associant ces données avec celles du toucher, elle discerne par des signes qui lui sont propres la profondeur et le volume à trois dimensions avec ses diverses figures: cube, sphère, etc. Ces signes sont surtout des jeux d'ombre et de lumière; la direction des lignes, tous ces procédés que la peinture met en oeuvre pour donner l'impression de la profondeur et de la perspective; enfin, et surtout, semble-t-il, la vision binoculaire, en faisant converger deux images rétiniennes un peu différentes sur le même objet, permet pour ainsi dire de l'encercler, et d'ajouter à la surface la profondeur [°579] Nous sommes ainsi introduits dans le problème suivant, très connexe.
§477) 3. - La localisation précise dans l'espace. Cette perception des objets au loin, à leur place, suppose, en effet, comme première étape l'appréciation de l'espace qui nous entoure et de la distance entre nous et les choses. C'est d'ordinaire le fruit de la coopération de la vue et du toucher, avec l'intermédiaire du mouvement et des sensations kinesthésiques. Au point de départ, l'intuition d'objet résistant nous révèle un corps extérieur, mais en contact avec notre corps. Il semble bien que l'intuition visuelle soit, au début, du même ordre: elle révèle un objet coloré plat, en contact avec la rétine, car tel est l'objet direct, intraorganique, qui de soi ne se distingue pas des objets à distance dont il est l'image. Une longue habitude d'objectivation nous fait douter de cet humble point de départ; mais le témoignage des aveugles-nés guéris en est la confirmation: l'opération chirurgicale ne se fait pas sur les deux yeux à la fois, en sorte que la première impression est une vision monoculaire, pure intuition primitive. Or, l'aveugle opéré par Cheselden, en 1728, déclarait que les objets touchaient son oeil; celui de Franz, en 1841, avait l'impression qu'«il y avait tout contre ses yeux un volet couvert de couleurs confuses de toute espèce»; il exprimait ainsi très exactement l'objet direct de la vue, non encore distincte de l'objet indirect, extérieur. - D'ailleurs, comme le notait Berkeley [PHDP §377], si la distance est représentée par une ligne droite venant de l'objet à la rétine, la vue peut bien en saisir la base, mais nullement la longueur. Cela est vrai, semble-t-il, du moins pour la vision monoculaire.
C'est pourquoi, chez l'enfant qui vient de naître, les objets visibles semblent comme appliqués à son corps. La première impression de relief et de profondeur lui vient probablement par la vision binoculaire, car vers le 10e ou 12e jour il apprend à coordonner le mouvement de ses deux yeux et à diriger son regard vers un seul point. Mais très vite, la coopération s'établit avec le toucher. Il tend spontanément la main pour saisir ce qui brille, et la série de ses réussites trace les frontières de son univers. «Vers 9 mois, dit Ruyssen, l'enfant tient compte avec une régularité absolue des objets qui sont, comme on dit, à bout de bras; avec plus d'hésitation déjà, il s'intéresse aux objets situés à une distance qu'il peut, avant de savoir marcher, parcourir avec l'extension du bras et la flexion du torse. Au-delà de cette distance, les objets sont pour lui indifférents, bien qu'il les voie. Leur recul est un peu pour lui ce qu'est pour l'adulte celui des étoiles: un au-delà pratiquement inaccessible et inappréciable pour les sens» [°580]. Dès qu'il peut marcher, la perception de la distance et les bornes de son univers s'élargissent avec le champ de son expérience. Ainsi, un objet vu sera jugé d'autant plus éloigné qu'il faudra faire plus de pas, plus de mouvement, parcourir un plus long chemin pour l'atteindre, c'est-à-dire en avoir le contact immédiat par le toucher.
L'appréciation exacte des distances, et par le fait la localisation précise des objets dans l'espace hors de nous, est donc le fruit de l'éducation de la vue par le sens kinesthésique. Elle consiste à interpréter comme une nécessité de se mouvoir, certains signes visibles dans l'objet, parce que l'expérience nous a appris à les associer.
Ces signes sont:
a) D'abord ceux que nous avons signalés pour la vision de la troisième dimension: les jeux d'ombre et la vision binoculaire qui manifestent le relief, et par conséquent la profondeur et la distance.
b) Dans le même ordre, il y a les sensations musculaires nécessaires soit pour faire converger les deux yeux sur un objet, soit pour accomoder l'oeil à la réception de l'image sur la tache jaune de la rétine. Ces renseignements musculaires sont précieux, surtout pour le voisinage immédiat: ainsi, pour un ou deux mètres, la convergence des deux yeux demande des efforts suffisamment sensibles pour traduire la place exacte de l'objet; plus loin, le signe devient inexact et ne sert plus de rien au-delà de 15 mètres.
c) La clarté de l'image est une autre indication: elle s'associe d'abord avec l'effort d'accomodation dont elle est le résultat; mais «au-delà de 4 mètres, il est impossible de constater une différence de netteté entre les images d'un objet, suivant qu'on accomode pour la distance même de l'objet, ou pour une distance beaucoup plus considérable» [°581]. On associe alors la netteté de l'objet avec la marche nécessaire pour l'atteindre: aussi dans le brouillard, les objets paraissent plus éloignés que par temps clair. Dans le Colorado, des montagnes situées à 30 ou 40 Km semblent à une demi-heure de marche.
d) La grandeur apparente des objets s'associe avec leur netteté: c'est ainsi qu'une lorgnette, en grandissant les objets, nous donne l'impression de les rapprocher de nous: car, plus l'image est réduite, plus la chose est lointaine.
e) Enfin, le nombre des intermédiaires qu'il faudra dépasser avant d'atteindre le but en précise grandement la distance. L'absence de ces points de repère rend très incertaine, par exemple, l'appréciation de l'éloignement d'un navire en mer, ou de la hauteur d'un avion. Le mouvement de certains objets peut au contraire venir en aide, en faisant ressortir plusieurs plans superposés ou successifs.
Une méthode d'éducation analogue peut être appliquée à l'ouïe, afin de reconnaître l'éloignement de la cause du son d'après divers signes, comme l'intensité, la clarté du son associé à l'objet vu plus ou moins loin. La différence de son perçu par chacune des deux oreilles peut aussi donner des indications assez précises sur la direction d'où il vient: si la voix, par exemple, résonne à droite, l'oreille gauche percevra moins clairement et un peu plus tard que l'oreille droite; on tourne alors instinctivement les yeux de ce côté, pour accommoder les deux oreilles au même excitant, et cet effort musculaire peut encore être associé à une distance connue par ailleurs.
Cependant, chez le clairvoyant, cette éducation de l'ouïe est d'ordinaire peu poussée, parce que ses renseignements sont plus vagues. Chez les aveugles, au contraire, ils s'organisent en atlas plus riches, coordonnés avec l'atlas tactilo-musculaire. Certaines sensations tactiles même, plus délicates, et qui nous échappent ordinairement, leur servent de signes: par exemple, la résistance de l'air qui «devient plus épaisse» à l'approche d'un mur, les avertit de la présence d'un obstacle, comme la vue chez nous.
Ainsi, par l'éducation des sens, l'horizon s'élargit peu à peu. Les premiers progrès se font spontanément, sous la direction de l'instinct, par de simples appréciations ou jugements d'expérience sensible, et l'espace imaginé par chacun dépend de l'extension de ces expériences. Anatole France enfant, n'ayant pas encore quitté son quartier de Paris, avait, dit-il, «acquis la conviction que la Chine se trouvait immédiatement derrière le Trocadéro».
Mais avec l'éveil de la raison, la perception intègre dans son acte synthétique des notions plus larges et plus précises, et l'éducation des sens continue et s'affirme quant aux distances et aux localisations, en se spécialisant d'après le mode de vie et les métiers. Le marin habitué à grimper dans les cordages estime la hauteur des mats avec autrement d'exactitude que le simple passager. Un autochtone se dirige dans la forêt équatoriale par des signes visuels et auditifs, avec une sûreté inconnue à l'Européen, etc. Les notions de géométrie [°582] en particulier s'incorporent dans la perception de la distance: nous localisons un arbre à 4 mètres parce que nous imaginons porter quatre fois la longueur du mètre de nous à lui. Les mêmes étapes progressives se retrouvent dans le quatrième problème.
§478) 4. La distinction des individualités. L'introspection d'un adulte normal lui révèle qu'il a la perception nette, surtout par les yeux, de multiples individualités auxquelles il donne des noms: telle personne, son père, sa soeur, telle chose, un stylo, un arbre, une maison, etc. Ces mêmes perceptions, il peut aussi les avoir par l'oreille: il distingue par le son de la voix son père et sa soeur; ou par le toucher: dans la nuit il reconnaît son stylo, sa table, etc.; ou par les autres sens. Une mère raconte que son petit garçon de 6 ans reconnaissait les invités par l'odeur que chacun avait laissée dans le fauteuil où il s'était assis au salon; on distingue les aliments ou les liqueurs par le goût, etc. Nous avons ici le sommet de la fonction que nous étudions: la perception d'objets hors de nous, bien individualisés, nettement distincts de nous et des autres, et localisés avec précision.
De l'humble début décrit plus haut à la richesse de cette opération synthétique, de nombreuses étapes sont nécessaires. Nous les avons analysées par rapport aux aspects de mouvement, de volume, de distance et de localisation que nous attribuons à tel individu. Il reste à les préciser quant à la perception de l'individualité elle-même, bien définie et dénommée «un homme», ou «mon père». La méthode objective combinée avec l'introspection nous permettra de distinguer quatre phases:
Phase 1: découverte d'individualités utiles. Dans le premier travail où l'enfant constitue l'atlas visuel dont nous avons parlé, certaines sensations ou groupes de sensations l'intéressent spécialement, parce qu'elles répondent à ses besoins: leur répétition les grave bientôt en sa mémoire comme des «individualités utiles». Mais celles-ci ne correspondent pas nécessairement aux individus naturels: ce sera, par exemple, le sein maternel [°583], ou, si l'enfant est nourri au biberon, le liquide blanc; et plus tard, d'autres individualités plus ou moins complexes: le bain matinal, le berceau où l'on dort, etc. Mais les groupes trop artificiels ne résisteront pas dans la suite aux expériences qui les dissocieront, tandis que les groupes naturels, toujours stables, s'affermiront de plus en plus; tel, par ex., le petit chien noir et blanc qui aboie et est un groupe indissoluble à travers toutes les autres choses où il se meut. Ainsi, le mouvement, en manifestant les groupes stables et en dissociant les autres, sera un des principaux facteurs de découverte des individualités. À un autre point de vue encore, il les multipliera lorsque l'enfant, pouvant lui-même se déplacer, élargira le champ de ses expériences.
Phase 2: formation de cadres généraux. La répétition des expériences ne concerne pas seulement le même objet, mais souvent des objets semblables: par exemple, les sensations visuelles et tactiles pour saisir telle chaise sont sensiblement les mêmes pour toutes les chaises. Il se forme ainsi des cadres généraux favorisés chez l'homme par un instinct inné: ce sont les idées empiriques, premières manifestations de l'intelligence. Ce travail, du reste, est puissamment aidé par l'influence sociale: les éducateurs ont associé, en effet, très étroitement un nom commun à chaque objet: chaise, cuillère, homme, etc., et ils l'apprennent à l'enfant, même avant qu'il n'en saisisse le sens: précieux raccourci pour son effort de généralisation dès que celui-ci s'éveille.
Or, ces cadres généraux jouent un grand rôle dans la perception des objets, soit parce qu'ils fournissent un moyen de distinction nette, par les catégories qu'ils créent; soit parce qu'ils contiennent un trésor de renseignements qui nous éclairent sur l'objet auquel on les applique. Et si leur usage commence très tôt, ils continuent à s'enrichir durant toute la vie par les expériences et les recherches intellectuelles, et cette phase est contemporaine des suivantes. Mais leur action qui va vers le général et l'universel est en sens inverse de celle de la perception du singulier concret: elle pose des problèmes que nous résoudrons plus loin, nous contentant de signaler ici son intervention capitale.
Phase 3: association à partir de l'image constitutive. Nous abordons le problème essentiel de la perception où il s'agit, en se servant d'un seul sens, comme nous l'avons dit en commençant, de juger suffisamment de l'ensemble des propriétés d'un objet pour le saisir dans son individualité et le nommer exactement. Nous y arrivons en appliquant les lois de l'association des images. Le premier anneau est fourni par l'intuition sensible externe qui donne son nom à la perception: par exemple, la vision d'une surface limitée par des droites, reliée au sol par des verticales; à l'appel de cette sensation, jaillissent alors diverses images et souvenirs: solidité, mobilité relative, utilité pour écrire, etc., qui se résument dans le mot «table»: j'ai la perception visuelle d'une table.
Cette association ne se fait pas au hasard; elle ne réussit qu'à partir d'une sensation ou image privilégiée, appelée «image constitutive», qui seule ressuscite le complexe individuel. Par exemple, si j'ai l'habitude de reconnaître la table par la vue, en la heurtant la nuit, je ne l'identifierai pas: ce sera une sensation tactile sans perception. Mais si, en la palpant, je réveille l'image visuelle constitutive, je m'écrie: c'est la table. On peut d'ailleurs apprendre à reconnaître par divers sens, par exemple, à la fois par la vue et le son de la voix; mais une coordination est indispensable. Il y a ainsi une sorte de reconstruction où intervient d'ordinaire, chez l'adulte, l'intelligence et parfois de vrais raisonnements, dont la conclusion est un jugement, vrai ou faux, sur l'identité de l'objet: parfois même, l'esprit reste en suspens: si par exemple, je vois de loin la forme d'un homme sur le chemin: est-ce un ami ou un étranger? Je doute jusqu'à ce qu'un signe ressuscite l'image constitutive qui me fait dire: «c'est mon père».
Les observations des aveugles guéris confirment pleinement cette analyse. Ainsi, pour une dame opérée par Wardrop en 1826: «au 18e jour, on lui mit entre les mains un porte-crayon d'argent et une grosse clef. Elle les reconnut et les distingua très bien. Mais quand ils furent placés sur la table côte à côte, elle ne pût dire lequel était le porte-crayon, et lequel la clef» [°584].
L'aveugle de Cheselden ne parvenait pas à distinguer par la vue le chien du chat. «Un jour, il prit le chat qu'il connaissait bien par le toucher, le regarda fixement et longtemps, le posa par terre et dit: À présent, Minet, je te reconnaîtrai une autre fois» [°585]. Un autre, mis en présence d'une bouteille de dix litres, placée à 30 cm de son visage, dit: «Ça pourrait bien être un cheval» [°586].
Notons enfin que la reconstruction peut être plus ou moins riche en notes individuelles: je puis percevoir une table ou ma table de travail; un homme ou mon ami Jean. La première forme reste à mi-chemin entre l'idée abstraite et le concret; la deuxième réalise seule pleinement l'acte de perception sensible; même lorsqu'elle intègre des éléments intellectuels, elle est l'oeuvre d'une fonction sensible dont nous indiquerons les lois dans la proposition suivante.
Phase 4: sentiment du réel et jugement d'existence. Ce dernier aspect accompagne la perception externe depuis ses plus humbles débuts jusqu'à la synthèse finale. Mais il progresse lui aussi en clarté. L'intuition sensible, nous l'avons dit [°587], nous place d'emblée en face d'un objet actuellement présent hors de notre conscience. Telle est la source du sentiment du réel qui imbibe toute perception. Quand se précise la distinction grâce à l'appréciation plus nette des distances, ce sentiment demeure évidemment, et quand la raison ajoute ses précisions à la perception de l'objet externe, il devient l'idée de la réalité du monde physique et des individus qu'on y discerne: cette idée enfin s'exprime par un jugement d'existence dont la valeur est examinée en critériologie.
Au point de vue psychologique, il importe de noter que les formes sensibles de la perception ne portent nullement sur l'existence du monde externe, ni, en ce sens, sur sa réalité, pas plus d'ailleurs, comme nous l'avons dit, que sur les accidents comme distincts de la substance. Ce sont là des précisions qui relèvent de la seule raison, parce qu'elles engagent son objet formel: l'être ou l'essence. Ce que saisit la perception sensible, c'est la chose dans son individualité concrète, comme actuellement présente à la sensation, sans plus. Il y a d'ailleurs dans cette présence concrète qui s'impose, l'existence et la réalité intelligible que la raison peut, semble-t-il, saisir directement, sans raisonnement. Mais l'examen de ce problème relève de la psychologie de l'intelligence et appartient au chapitre suivant [§578].
C) Corollaires.
§479) 1. Les faux problèmes. Plusieurs psychologues modernes, en raison de préjugés idéalistes, soulèvent à propos de la perception des faux problèmes qui se dissipent dès qu'on établit exactement leurs données. Citons-en trois principaux:
1) Problème de l'objectivation: comment l'objet de la perception qui est, suppose-t-on, un fait de conscience, est-il projeté au dehors, dans le monde réel? Hume l'expliquait par une croyance, sans garantie de vérité [PHDP §384]. Taine, par la théorie de l'hallucination vraie [PHDP §497]. D'autres, avec Victor Cousin, par une inférence rationnelle. Maine de Biran par l'interprétation de l'effort [PHDP §441]. Hamilton, d'une façon plus exacte, considérait la notion du monde extérieur comme une donnée immédiate, incluse dans l'intuition sensible [PHDP §484, N° 1]. En fait, il n'y a pas à «objectiver» ou à «projeter hors de nous»: mais on constate simplement un objet qui se révèle hors de la conscience, et on apprend par l'éducation des sens à le localiser exactement.
2) Problème de l'extensivité: en supposant que la sensation, fait de conscience d'abord perçu, est une qualité simple, comment cette qualité prend-elle une extension en deux dimensions, puis en trois? Lotz répondait par la théorie des signes locaux [PHDP §505bis, N° 2], reprise par Wundt [PHDP §508, N° 2]. Mais d'autres, les nativistes, estimaient que la perception de l'extension était innée, tandis que les empiristes la disaient acquise par expérience [PHDP §506, N° 2]. En fait, l'objet d'intuition se présente avec certaines propriétés quantitatives (solution nativiste), mais que l'éducation des sens doit préciser (solution empiriste).
3) Problème du redressement de l'image: à supposer que l'objet vu est l'image renversée, imprimée sur la rétine, comment voyons-nous les objets droits, ou comment ces renseignements de la vue ne sont-ils pas en contradiction avec ceux du toucher qui saisit les choses comme elles sont, et non renversées? On répond d'ordinaire qu'en effet, par l'exercice, le toucher a corrigé la vue. Mais ce n'est nullement nécessaire, car la vue voit également le monde à l'endroit. Il faut seulement noter que ces précisions de haut et de bas, droit ou renversé, n'appartiennent pas à l'objet de l'intuition visuelle, point de départ de l'éducation [°588]: elles sont acquises comme les autres précisions concernant les figures ou les distances: et les signes de l'objet direct, normalement interprétés, d'accord avec les expériences tactiles, nous permettent une perception visuelle correcte, sans avoir eu rien à redresser.
§480) 2. - Perception de notre propre corps. Notre corps a évidemment une importance très spéciale: nous formons pour le connaître un atlas spécial, l'atlas tactilo-musculaire, et nous l'utilisons comme premier instrument dont les diverses réactions, bien interprétées par l'éducation, nous font connaître le monde externe. Pour le connaître lui-même, dans ses mouvements, son étendue, son volume, son individualité, nous parcourons les mêmes étapes que pour les autres corps: il ne semble pas que nous en affirmions l'existence ou la réalité avant celle des autres: au contraire, les premières intuitions sensibles nous jettent hors de nous, et notre corps apparaît comme un être du monde externe, certainement hors de la conscience. Mais le sentiment qui, peu à peu, devient un jugement clair, par lequel nous le disons nôtre, tout en finissant par le distinguer du moi-pensant, est un phénomène de conscience dont nous aurons à parler plus loin [cf. ch. 5, art. 6: la personnalité, §626, sq.].
§481) 3. - Qualités premières et qualités secondes. Beaucoup de psychologues modernes, après Descartes et Locke, distinguent dans la perception ce qu'ils appellent les qualités premières: l'étendue et ses propriétés, figure, mouvement local, etc. qui seraient seules réelles; et les qualités secondes: comme la chaleur, le son, et autres propriétés physiques saisies par chaque sens, qui seraient de simples faits de conscience, dus à la réaction du sujet, ou à l'énergie spécifique des nerfs.
Cette distinction pose un problème critique résolu plus loin. Au point de vue psychologique, l'analyse plus approfondie que nous venons de faire efface toute différence entre ces deux catégories, comme l'avait déjà vu Berkeley [PHDP §377]. Les qualités secondes, qui d'ailleurs ne sont pas des qualités, mais (sauf la figure) des aspects quantitatifs, sont l'objet de concepts intellectuels qu'on perçoit en effet dans les choses, mais au terme de l'éducation, après un long travail de généralisation. Dans l'intuition primitive, ces aspects quantitatifs, pris concrètement, font corps avec les aspects dits «qualités secondes»: dans la tache colorée saisie intuitivement, la surface ne se sépare pas de la couleur; et c'est plutôt cette dernière qui a la priorité, comme objet propre au moyen duquel est saisi l'objet commun.
§482) 4. - Perceptions acquises et objet par accident. On appelle, en psychologie moderne, des perceptions acquises: «tout ce qu'un sens semble percevoir en dehors et en plus de son objet propre» [°589] «Perception» est pris ici en un sens large pour tout objet de sensation interne et externe [°590]; les perceptions acquises sont donc toutes les connaissances fournies par les autres sens et les expériences sur un objet individuel, et associées grâce à l'éducation, à l'image constitutive, au moment de la perception (au sens propre) de tel objet concret. Les modernes rejoignent ici une distinction déjà indiquée par les anciens, entre objet par soi, et par accident.
L'objet par soi est celui qui est proportionné à la fonction, et réellement saisi par elle: la couleur, et la surface concrète pour la vision.
L'objet par accident est celui qui n'est point proportionné à une fonction et donc, échappe à sa prise directe, mais qui est joint si étroitement à son objet par soi qu'elle semble le saisir en même temps; ou, plus justement, que le sujet le saisit en même temps, à cette occasion, et sans effort ni raisonnement.
Ces notions à la fois générales et précises peuvent s'appliquer à n'importe quelle fonction, sensible, intellectuelle ou appétitive; elles permettent, dans tous les phénomènes synthétiques et complexes, de préciser ce qui appartient à chaque fonction spécifiquement distincte, en établissant un ordre dans leur coopération, l'objet par soi exprimant ce qui est l'essentiel et comme la base plus solide du phénomène; l'objet par accident indiquant tous les compléments qui se construisent autour de lui pour le parfaire.
En faisant l'application à la perception sensible externe, nous dirons que l'image constitutive exprime l'objet par soi, qui donne son nom au phénomène: perception visuelle, auditive, tactile, etc.; la fonction à laquelle on le rapporte est alors l'intuition sensible externe caractérisée plus haut [cf. prop. 4, corol. 1, §430]. Les objets par accident sont tous les autres renseignements fournis d'abord par les autres sens externes (si on juge par la vue du goût d'une cerise, par exemple), puis par la mémoire, l'imagination, et les autres sens de la vie intérieure, en y ajoutant les précisions dues à l'intelligence; on peut même, pour un sens déterminé, classer parmi les objets par accident, les précisions perçues quant à l'objet indirect externe, sur sa localisation à distance, son mouvement, sa forme, sa teinte exacte (pour la vision), etc. En effet, bien que tous ces aspects, en tant que concrets et d'ordre physique, soient proportionnés au sens externe (à la vue) et puissent être considérés comme appartenant à l'objet propre commun, cependant ils ne sont pas l'objet direct de l'intuition. Ils s'y ajoutent par l'association due à l'exercice et à l'éducation, comme les autres renseignements, et comme eux, on peut en cela les appeler objets par accident [°591].
Cette distinction est d'ailleurs toute relative: ce qui est objet par accident d'un sens, peut devenir objet par soi d'un autre.
Pour achever l'analyse de la perception, il reste à examiner si l'aspect d'individualité qui la caractérise spécialement ne serait pas l'objet par soi d'une fonction sensible dont la perception serait l'opération propre; nous le ferons dans la proposition suivante.
Proposition 13. 1) Outre la fonction générale d'association, la perception met en jeu une fonction spéciale de la vie intérieure sensible (la cogitative) qui suit sa loi propre d'intérêt concret actuel. 2) De plus, son activité est réglée par une loi de synthèse, précisée par la loi du rythme et la loi du fini.
A) Explication. La «cogitative».
§483). L'étude descriptive de la perception y montre à l'évidence le rôle de la fonction générale d'association; mais au lieu d'y être laissée à elle-même, comme dans les lois du monde des images, elle y obéit à un principe d'unification qui réalise des synthèses éminemment utiles [°592]. Très souvent, chez l'adulte, ce principe est la raison; mais cet aspect du phénomène doit être réservé pour le chapitre suivant [cf. collaboration des sens et de l'intelligence, §578 et §580]. Nous devons ici considérer plus spécialement la perception sensible comme telle, et nous y découvrirons une fonction spéciale d'ordre sensible que possèdent les animaux, et qui se manifeste chez l'homme aussi, distincte de la raison. On pourrait la nommer le sens appréciatif; les anciens l'appelaient l'estimative pour les animaux, et la cogitative («vis cogitativa») pour l'homme, parce que chez ce dernier, la proximité de la raison lui donne plus de vigueur et plus d'extension. Nous étudierons spécialement l'estimative plus loin [°593] en parlant de l'instinct des animaux; nous allons ici caractériser la fonction de cogitative.
Le sens appréciatif ou cogitative est la fonction par laquelle nous percevons le concret autour de nous sous l'aspect d'individualité utile ou nuisible, ou d'un point de vue pratique [°594].
L'existence d'une telle fonction est facile à constater, non seulement dans de multiples manifestations de l'instinct des animaux où elle se distingue indubitablement de la raison (en en tenant lieu), mais aussi chez l'homme. On la distingue d'abord chez l'enfant qui, lui aussi, a des conduites instinctives merveilleusement unifiées, avant que paraisse aucune trace de raison: il coordonnera tous ses mouvements en vue de ce qui lui est utile. Par exemple, il saisira le biberon et saura le sucer spontanément. La «gestaltpsychologie» [Sur cette théorie, cf. §575] met ce fait en relief: ce que l'enfant saisit d'emblée, ce n'est pas la qualité sensible prise analytiquement: c'est l'objet pris globalement, comme un tout qui l'intéresse par l'un ou l'autre aspect. Par exemple, dans un chansonnier, il reconnaît la page où se trouve la chanson qu'il préfère, sans d'ailleurs discerner les titres ou les notes: il le retrouve même si le livre est à l'envers, etc. Mais très vite la raison s'éveille, et il faut surtout constater la permanence et l'activité intense de la cogitative chez l'adulte, en plein accord avec la raison et sous sa direction.
D'abord, il arrive qu'on éprouve spontanément en face de tel objet une crainte ou une répulsion, en face de telle personne une sympathie irraisonnée ou une aversion sans motif. Cette disposition suppose évidemment une appréciation concrète qu'on ne peut attribuer à la raison, car elle va souvent à l'encontre de ses directives. On rencontre d'ailleurs des comportements semblables chez les animaux: «Les agneaux, disait saint Thomas, fuient en voyant le loup, non pas à cause de sa couleur rébarbative, mais comme devant l'ennemi de leur espèce»; ils le saisissent instinctivement sous l'aspect de nocivité concrète individuelle. Il y a de même chez l'homme des appréciations spontanées, par exemple, de l'ouvrier sur le bourgeois et le noble, et vice-versa, qu'on pourrait attribuer à la race ou à l'influence sociale exercée par l'éducation et l'hérédité, mais non à la raison. Il y a là une vraie activité psychologique de connaissance qui s'exerce à l'occasion d'une sensation externe, mais qui en dépasse manifestement l'objet: cet aspect d'agréable ou repoussant, d'utile ou nuisible, n'est ni une couleur, ni un son, ni une saveur, etc [°595]. Il est une relation concrète qui apparaît spontanément à une fonction instinctive qui se présente ainsi comme distincte et des sens externes et de la raison: c'est la cogitative.
À l'analyse, le champ d'exercice de la cogitative se révèle beaucoup plus étendu que ces cas spéciaux.
a) En effet, ces caractères d'utilité et nocivité concrètes ne sont pas des propriétés diffuses dans la nature, comme les qualités sensibles, couleur, chaleur, etc.: ils appartiennent aux individus (vivants, groupes naturels ou artificiels stables) qui seuls peuvent d'une façon constante nous servir ou nous nuire: c'est pourquoi la cogitative est la fonction des individualités concrètes externes. Son rôle pour l'extérieur est comparable à celui de la conscience sensible pour la découverte de notre moi, et l'éveil progressif de notre personnalité. Elle est la fonction propre des perceptions sensibles externes dont nous avons montré le progrès vers la saisie synthétique des individus. Si donc on peut dire que la perception, grâce à l'association, construit l'individu extérieur à partir de l'image constitutive, on doit dire aussi que par la cogitative, elle découvre des individualités qui préexistent, que les choses possèdent dans la nature, et qu'il n'y a pas à construire, mais à constater comme nous le faisons d'ailleurs constamment. Il y a ici beaucoup plus qu'un assemblage plus ou moins solide de qualités sensibles et de faits de conscience cimentés par l'habitude: il y a la constatation immédiate (comme d'un fait d'expérience pleinement évident) de la présence actuelle d'individus concrets distincts de nous et agissant sur nous. L'objet de la perception rejoint ainsi l'objet de l'intuition sensible: il lui emprunte toute sa valeur transsubjective, et lui confère toute la richesse de l'éducation des sens, à laquelle préside la cogitative. Celle-ci se distingue ainsi nettement de la conscience sensible dont le rôle est de saisir notre moi individuel concret, comme distinct de l'extérieur.
b) Comme elle se met toujours à un point de vue très pratique: celui du bien ou du mal concret, elle est la pourvoyeuse des passions en leur fournissant leur objet, comme nous le montrerons plus loin [§700, sq.].
c) D'autre part, chez l'homme, l'aspect d'utilité pratique prend, sous l'influence de la raison, une vaste extension. C'est, en effet, tout l'homme personnel, avec toutes ses préoccupations d'adulte, qui, par la cogitative, saisit autour de lui des individus concrets qui peuvent d'une façon quelconque lui servir (et en ce sens lui être utile ou nuisible) pour sa vie corporelle, mais aussi pour sa vie intellectuelle et humaine, ses plaisirs, ses jeux, sa curiosité ou ses affaires, et ses recherches scientifiques. La cogitative saisira ainsi, selon l'expression de saint Thomas, l'individu comme réalisation d'une nature commune: «ut existens sub natura communi»: tel objet, par exemple un homme, un cube, en se servant, comme nous l'avons dit, des cadres généraux. Puis elle saisira, non seulement les individus extérieurs dans leurs rapports avec le moi sentant, mais aussi dans leurs rapports et leurs distinctions mutuelles, car rien n'est plus utile, par exemple, pour un collectionneur ou un historien, ou un homme d'affaire, ou un savant, etc. Ainsi s'ouvre devant elle un domaine presque illimité: ce que l'imagination fait dans l'ordre de l'invention et du futur, la cogitative le fera dans l'ordre de l'expérience présente, des expérimentations et réalisations actuelles concrètes pour découvrir et réaliser l'idéal de la raison.
B) Loi générale d'intérêt.
§484). La cogitative ne perçoit que ce qui intéresse actuellement le moi concret et personnel, en considérant l'objet intéressant comme extérieur à la conscience, c'est-à-dire placé dans le champ de la perception externe.
Cette loi d'intérêt découle directement de l'objet formel de la cogitative tel que nous venons de l'établir; elle se réalisera avec l'étroite spécialisation spécifique de l'instinct chez l'animal, avec sa large extension chez l'homme.
Elle est démontrée par le caractère très pratique de toutes nos perceptions, car ce qui intéresse, comme nous l'avons dit plus haut, c'est ce qui s'adapte à notre état d'âme: ce sera donc l'individu comme utilisable, dans ses rapports pratiques avec nous. Or, notait Bergson, «la perçeption est la mesure de notre action possible sur les corps... Reconnaître un objet usuel consiste surtout à savoir s'en servir» [°596]. C'est pourquoi nos premières définitions, reflets de nos perceptions, ont toutes ce caractère pratique: une chaise, c'est ce qui sert à s'asseoir; un porte-plume, ce qui sert à écrire, etc.
Mais le champ d'application de cette loi d'intérêt, comme de nos perceptions, est restreint au temps présent, aux individus qui nous entourent, dans l'espace actuellement repéré et exploré à travers nos sensations ou intuitions sensibles externes. Par là, la cogitative se distingue de la mémoire et de l'imagination.
C) Lois particulières.
§485). 1) Loi de synthèse. Notre activité sensible est synthétique, c'est-à-dire: toutes nos connaissances, venant des divers sens externes ou des fonctions de la vie intérieure, tendent à s'organiser pour former des groupes stables, eux-mêmes disposés en systèmes de plus en plus riches. Cette loi est le résumé des faits qui constituent l'éducation des sens. Nous remarquons ici qu'elle s'explique par la direction très active de la cogitative dont elle est pour ainsi dire la loi constitutive.
2) Loi du rythme. La perception d'un mouvement se divise spontanément en parties semblables dont la répétition ordonnée constitue un rythme.
C'est l'application particulière de la loi de synthèse à la perception du mouvement. Celui-ci, en effet, nous intéresse spécialement, soit parce qu'il favorise les précisions sur les distances, les distinctions entre individus, soit parce qu'il permet aux choses d'agir sur nous. Notre perception, en se concentrant sur lui, y réalise sa loi de synthèse par le rythme.
On constate cette loi dans les diverses intuitions externes: ainsi la marche saisie par le sens musculaire s'échelonne en pas sensiblement égaux: d'où le rythme puissant des marches militaires; le son d'une horloge s'organise en tic-tac mesurés, et même un son uniforme apparaît bientôt avec des renforcements périodiques qui le rythment, ou bien il devient inconscient, parce qu'il n'intéresse plus. De là, l'importance du rythme dans la musique, dans les vers, et dans la danse où il se traduit en perception visuelle.
3) Loi du fini. La diversité des sensations externes se rassemble spontanément en un cadre déterminé et fini.
Cette loi est une précision de la loi de synthèse, prise du côté de l'objet. Elle est démontrée par le rôle constaté plus haut, de l'image constitutive; celle-ci, en effet, est toujours un cadre bien délimité, souvent visuel, ou aussi sonore, tactile, etc. Mais elle s'explique par l'objet propre de la cogitative, qui est l'individualité, c'est-à-dire ce caractère d'unité parfaite qui rassemble toutes les parties en un tout indivis, distinct de tout autre. La perception n'exprime pas ce caractère sous forme abstraite, sans doute, mais elle en saisit la réalité concrète dans la nature, et constitue ainsi le cadre de la loi du fini.
4) Lois de Gemelli. Par la méthode de l'introspection provoquée appliquée à la perception humaine, Gemelli (école de Milan) établit cinq lois empiriques qui précisent notre loi de synthèse [°597]:
a) Loi d'économie. L'organisation des données d'origine sensorielle se fait dans la perception selon une ligne d'économie maxima. On prend avant tout ce qui est utile pour donner un sens à l'objet et le saisir comme un ensemble. On ramène ces formes complexes à de plus simples, par exemple, en réduisant un mouvement compliqué à un rythme binaire.
b) Loi d'autonomie d'une partie. Certains éléments de la perception ont un rôle important selon leur fonction dans l'ensemble pour donner un sens à l'objet et le constituer comme un tout. On l'observe, par exemple, sur les figures équivoques qui changent de sens d'après le détail considéré.
c) Loi d'unité. En toute perception, les éléments (qui peuvent d'ailleurs constituer des parties distinctes [°598]), sont toujours saisis comme subordonnés en fonction d'un tout ayant sa signification (loi de synthèse).
d) Loi de détermination. Toute perception se développe en allant de l'indéterminé au défini, des parties au tout, des éléments plus vagues à l'objet ayant un sens net. C'est ce que nous avons appelé «loi du fini».
e) Loi de constance. La perception d'un objet peut rester la même, malgré une certaine variation des sensations qui la déterminent (sans dépasser néanmoins une certaine limite). Ainsi on reconnaît un chat ou un homme de très près ou à une certaine distance; c'est la même «perception», bien que l'image rétinienne soit très différente. Les «gestaltistes» expliquent cette constance par la présence de la «forme globale» [§575]. On peut aussi plus simplement en rendre compte par le travail de synthèse de la perception. Ce travail peut imposer aux données objectives des sensations certaines déformations favorables à l'unité d'ensemble; d'où les illusions d'optique qui font paraître, par exemple, un cercle comme aplati s'il est inscrit en des triangles; ou deux parallèles comme s'écartant dans le sens des hachures qui les accompagnent. D'autres fois, on rectifie les données sensibles, on «entend» ou on «lit» un mot qui n'a été ni prononcé ni écrit, mais qui est nécessaire pour le sens de la phrase; on complète une ligne amorcée pour achever la figure, etc.
Tous ces faits s'expliquent par la loi de synthèse qui définit la perception et unifie les autres lois.
D) Corollaires.
§486) 1. - Illusions et erreurs des sens [°599]. La vérité au sens propre ne se trouve que dans le jugement intellectuel [°600]; mais comme le sens appréciatif (ou la cogitative) porte en chaque perception une certaine appréciation sur la forme, la distance de l'objet, son mouvement, son nom, etc., il émet une sorte de jugement concret qui, lui aussi, est conforme ou non avec le réel, et en ce sens est vrai ou faux. La valeur scientifique des données de perception sensible, comme des jugements rationnels, sera examinée en critériologie. Ici, nous en avons simplement donné la description psychologique, comme celle d'un sentiment normal. Il nous reste à signaler d'autres états anormaux ou pathologiques, où le sentiment du réel ne correspond pas à ce qui est: ce sont les hallucinations, les illusions et les erreurs des sens.
1) On appelle «erreur des sens» l'appréciation inexacte portant sur une qualité ou propriété d'un objet, lui-même exactement perçu: par exemple, sur sa forme (bâton brisé dans l'eau), sur sa couleur (daltonisme), sur le nombre des objets (expérience d'Aristote), ou leur poids relatif (de deux poids égaux, le plus petit en volume apparent paraît le plus lourd), et les nombreuses illusions d'optique, si bien exploitées par la peinture.
L'expression «erreur des sens» est impropre, car il s'agit toujours d'une erreur de jugement, au moins du jugement concret de la cogitative, où les associations et habitudes montées par l'éducation sont déviées par des circonstances spéciales.
2) L'illusion est une erreur d'appréciation portant sur l'individu lui-même; on en perçoit exactement l'existence, mais on l'identifie mal. C'est donc l'image constitutive, d'abord confondue avec un cadre général, qui est complétée à tort par la mémoire et l'imagination. Par exemple, le bruit d'un robinet qui imite l'aboiement d'un roquet fait penser à Proust que la voisine a vraiment un chien [°601].
3) L'hallucination est une erreur d'appréciation concernant l'existence même de l'individu perçu. On croit voir, par exemple, un homme assis dans le fauteuil qui, en fait, est vide; ou entendre la voix d'une personne qui est à 100 km de là. Les hallucinations de la vue et de l'ouïe sont les plus fréquentes; mais il peut y en avoir pour tous les sens: par exemple, sensation de fourmillement ou de douleur interne, due à la pure imagination. Il semble en effet, qu'il y ait ici une image subjective extériorisée sans objet correspondant actuellement senti. Cependant, des expériences d'Alfred Binet ont montré que les images hallucinatoires suivent toutes les lois de l'optique: elles sont déviées par un prisme, rapprochées ou éloignées par une lorgnette, réfléchies par un miroir, ce qui prouve qu'elles s'édifient sur un point de repère réel existant dans le monde extérieur [°602]. Elle ne serait ainsi qu'une illusion renforcée et ne s'en expliquerait que plus facilement.
Il faut rattacher à ces erreurs certains troubles de la perception, dus à des maladies nerveuses, et qui se rapportent, soit à l'appréciation de l'espace: les choses semblent s'éloigner, devenir toutes petites; soit au sentiment du réel: on a l'impression de se mouvoir comme une ombre, de vivre au milieu d'une nature morte ou comme dans un rêve; soit à la représentation des individualités qui se confondent dans l'indistinction primitive; on se rapproche ainsi de l'illusion fondamentale du rêve où l'image est considérée comme réelle.
P. Janet en conclut: «Ces états montrent que la réalité présente exige une complexité spéciale de l'opération psychique, et qu'il y a par conséquent une fonction spéciale qu'on pourrait appeler la fonction du réel» [°603]. C'est précisément, dans l'ordre sensible, la cogitative.
§487) 2. - Distinction du réel et de l'imaginaire. Ces cas d'erreur posent le problème de la distinction entre les deux mondes: celui des images, celui des individus réels: ce qu'on appelle souvent «distinction entre image et sensation» (en définissant celle-ci comme les modernes) [°604]. Les analyses précédentes nous permettent de le résoudre aisément.
1) Une condition préalable est requise: la constatation simultanée par la conscience de la présence des deux mondes: ils nous sont d'ailleurs clairement connus, l'un par intuition sensible externe, l'autre par introspection. Mais lorsque le monde imaginaire seul nous est donné, comme dans le rêve, il est impossible de le distinguer du réel, faute de pouvoir comparer. Seul l'homme éveillé peut juger de son rêve, mais il le peut toujours.
2) Le moyen ordinaire est le critère des trois qualités opposées: la perception sensible est: a) un état fort qui s'impose à nous avec une grande intensité, b) dont l'objet est riche en détails précis, s'adressant d'ordinaire à plusieurs sens à la fois, c) et bien localisé en dehors de la conscience, dans le monde physique, et par suite, doué d'une remarquable stabilité, et aussi de mouvement et d'action pleinement indépendants de notre volonté: c'est, par exemple, mon ami Jean qui entre dans ma chambre.
Au contraire, l'image, celle de mon ami auquel je rêve, aura normalement trois qualités opposées:
a) c'est un état faible qui s'impose peu et se manie facilement;
b) son contenu est pauvre et se réduit souvent à quelques traits schématiques qui, aisément, ne concernent qu'un seul sens;
c) et cet objet n'est localisable nulle part dans le monde physique qui nous entoure: il a ses dimensions, figures, mouvements, mais purement imaginaires, et par suite il est doué d'une extraordinaire instabilité et pour ainsi dire de fluidité: il se fond, se dissipe, ou se transporte (et nous avec lui) en un instant à de grandes distances.
Ce critère est facilement utilisable et suffit le plus souvent. Mais il est en défaut dans les cas d'illusion et d'hallucination, où précisément l'image revêt accidentellement les qualités de la perception actuelle.
3) On aura alors recours au critère de la vérification de l'excitant en faisant appel à plusieurs sens qui se contrôlent mutuellement: si on croit entendre un ami dans le corridor, on ira voir; si on croit voir un homme, on lui parlera, lui prendra la main, etc. En effet, la seule cause d'une vraie perception actuelle est un objet extérieur à la conscience, doué de ses qualités physiques et agissant sur nous selon ses lois propres; tandis que la cause de l'image, comme nous l'avons dit, est un fait psychique qui est intérieur et suit des lois subjectives. Ainsi la vérification de l'excitant externe donnera un objet incompatible avec l'image que nous croyions réelle, et elle dissipe l'illusion: c'est ce que Taine appelait de «rôle réducteur de la sensation». Si, par exemple, on croit voir une flamme, elle brûlera si elle est réelle, mais non pas si elle est imaginaire.
Ce critère est infaillible, mais parfois difficile ou même impossible à appliquer, si, par exemple, on croit voir un incendie en un lieu inaccessible. Dans ces cas, on peut encore parfois faire appel au raisonnement qui montre l'objet illusoire comme impossible; ou simplement, il faut se garder prudemment de rien affirmer.
b44) Bibliographie spéciale (La mémoire sensible)
§488). La mémoire, telle que nous l'expérimentons dans ses manifestations les plus parfaites, suppose cinq étapes ou fonctions différentes:
1) Il faut d'abord fixer le fait ou l'objet dont on se souviendra.
2) Il faut le conserver un certain temps sans y penser.
3) Il faut ensuite le reproduire, le faire revivre dans la conscience.
4) Puis le reconnaître comme ayant été vécu par nous dans le passé.
5) Enfin, le localiser exactement dans la ligne du temps écoulé.
Mais les trois premières fonctions sont communes à la mémoire et à l'imagination; c'est pourquoi nous les avons étudiées dans la question précédente, dont les classifications et les lois conviennent également aux deux fonctions plus hautes que nous étudions en cette troisième question. Il reste donc à examiner, pour la mémoire proprement dite, la reconnaissance et la localisation temporelle, qui feront l'objet des deux propositions de ce paragraphe.
§489.1) Proposition 14. La fonction spéciale de mémoire sensible suppose comme condition préalable la perception du temps concret sous forme de présent psychologique et de passé immédiat. 2) Elle est constituée par la reconnaissance de notre passé concret comme tel. 3) Elle est réglée par une loi de double intérêt qui la distingue nettement, d'une part, de la pure imagination, d'autre part, de la perception et conscience sensible actuelle.
A) Explication et définition.
§489). La mémoire en général peut se définir: la fonction par laquelle nous reconnaissons un événement de notre passé comme tel. Reconnaître, pour la mémoire, comme reproduire, pour l'imagination, c'est connaître une nouvelle fois: ainsi la mémoire est une fonction de connaissance, réalisant pleinement à sa façon la définition descriptive donnée plus haut [cf. Prop. 1, §419]. Mais c'est là un point de vue générique qui a (comme pour la conscience) deux aspects, l'un sensible, l'autre intellectuel et spirituel, intimement liés d'ordinaire dans le fait psychique, mais qu'il importe de distinguer nettement, à cause de leurs propriétés très diverses. Par exemple, on se souvient d'avoir assisté aux classes de philosophie, telle année, et d'y avoir réfléchi sur tel problème de métaphysique; dans cet événement passé, il y a une partie toute spirituelle: les idées agitées alors et les actes mêmes de raison et de volonté que l'on a faits: c'est l'objet de la mémoire intellectuelle; l'autre partie, qui comprend les aspects plus corporels et sensibles: les lieux, les livres, les images, etc. est l'objet de la mémoire sensible. C'est de cette dernière qu'il s'agit uniquement ici, et nous la définissons: «La fonction par laquelle nous reconnaissons notre passé concret comme tel».
L'une et l'autre cependant supposent dans leur définition la notion de passé et donc de temps. C'est pourquoi nous devons examiner d'abord comme phénomène psychologique la perception du temps.
§490) 1. - Perception du temps. Le temps, comme tout objet d'étude appartenant au monde corporel, peut être considéré sous deux aspects: comme une réalité concrète, ou comme une nature abstraite. Le temps abstrait, comme toutes les natures, ne peut être perçu que par l'intelligence, et sa définition exige une réflexion philosophique assez subtile [cf. chap. 2, §303, sq.].
Il s'agit uniquement ici du temps concret qui est une réalité dans les choses extérieures, et aussi dans notre conscience, affectant notre moi concret; car les êtres matériels durent dans le temps, et nous vivons aussi, du moins dans l'ordre sensible, temporellement. Ce temps concret peut donc être perçu, soit par la perception externe, soit par la conscience sensible [°605]. On pourrait le définir: «la durée des choses matérielles et changeantes».
a) Le présent psychologique. Or, cette durée nous apparaît d'abord intuitivement, c'est-à-dire immédiatement, sans raisonnement, comme un présent: car, nous l'avons noté, la présence actuelle est un des caractères de l'objet formel, soit de la sensation externe [cf. Prop. 7, corol. 2, §446], soit de la perception, acte de cogitative [cf. Prop. 8, §483], soit de la conscience sensible [cf. art. 2, q. 1, §438, sq.]: c'est le présent psychologique qu'il ne faut pas confondre avec «l'instant présent» du temps abstrait. Ce dernier est comparable au point d'intersection de deux lignes: il est une limite entre le passé et le futur, sans aucune étendue ni durée mesurable. Le présent psychologique, au contraire, a une certaine extension; sa durée varie, avec les tempéraments et l'effort d'attention, entre 4/5 de seconde et 12 secondes. On peut le définir: «la durée d'un fait connu actuellement par la perception sensible externe ou par la conscience».
La connaissance sensible de ce présent concret ne souffre aucune difficulté, puisque la présence actuelle est un caractère de l'objet formel des fonctions qui le saisissent: la solution nativiste s'impose, il est de la nature de nos sens d'avoir cette perception. Notons seulement que ce temps présent fait partie, non de l'objet propre des sensations externes, mais de leur objet commun, avec l'extension, le nombre, le mouvement. Il n'est qu'un aspect de la mobilité de l'objet sensible et de notre conscience toujours en action; c'est pourquoi les corps en repos ne nous donnent pas l'impression du temps, pas plus que le sommeil où est abolie la conscience sensible: le premier instant du réveil semble uni directement au dernier instant de la veille.
b) Le passé immédiat. D'une façon générale, le passé est ce qui n'est plus présent, comme le futur est ce qui n'est pas encore présent. Or, par la connaissance du présent psychologique, il est facile d'obtenir la perception du passé immédiat, car dans le fait mobile observé, par exemple dans le tic-tac régulier d'une montre, la partie qui précède immédiatement le son actuellement entendu et qui est en pleine continuité avec lui, peut être saisie immédiatement, intuitivement, comme passé immédiat, c'est-à-dire comme une négation ou cessation de présence dans l'objet. On pourrait donc définir le passé immédiat: «la partie du présent psychologique qui disparaît». Cette partie n'est pas nécessairement une simple extrémité qui tombe uniformément dans l'oubli; c'est plutôt par tranches et par blocs distincts que le présent s'effondre, en conformité avec la loi du rythme qui régit la perception des mouvements, et l'attention qui la soutient; par exemple, après avoir saisi comme présents six tic-tac successifs rythmés en trois couples, la série tout entière tombe dans le passé et une nouvelle série recommence à être perçue comme présente.
§491) 2. - La réviviscense du passé. Avec la perception concrète du temps sous ses deux aspects, présent et passé, nous avons les conditions nécessaires pour la reconnaissance qui constitue l'originalité propre de l'acte de mémoire. Lorsque, après un certain temps d'oubli, nécessaire lui aussi [°606], cette reconnaissance se produit, l'analyse y découvre trois éléments:
a) Il y a d'abord la présence actuelle d'une image; par exemple, l'image d'une messe solennelle à laquelle on a assisté le 15 août; ou la perception actuelle d'un objet, par exemple d'un livre qu'on reconnaît. La mémoire demande ainsi la collaboration des autres fonctions, sens externes, imagination, cogitative, tellement qu'on est porté parfois à la confondre avec elles, spécialement avec la perception dans ses étapes les plus élevées. Autre chose, cependant, reconnaître un livre, en percevant simplement que c'est un livre, ou même tel livre; et le reconnaître en me souvenant qu'il m'appartient, ou que je l'ai mis là, ou que je l'y ai vu. Ces derniers aspects soulèvent le problème propre du souvenir dans ses rapports avec le sujet qui se rappelle, et il est éclairé par les deux autres éléments.
b) C'est, en effet, la reconnaissance du passé comme passé qui caractérise le souvenir et le distingue de la reconnaissance de perception actuelle. Or elle demande, comme second élément, que le sujet ait la conscience de son moi permanent. Par exemple, si, en voyant un livre, on a bien conscience de le voir actuellement, mais on n'a pas conscience d'être le même qui l'a vu autrefois, qui en a entendu parler, etc., il n'y a pas souvenir, reconnaissance du passé. Il suffit d'ailleurs d'une perception concrète du moi permanent à l'aide de la conscience sensible (sensus communis), car les animaux en sont capables: le chien, par exemple reconnaît son maître. Chez l'homme, cependant, la perception intellectuelle de son moi substantiel permanent est spontanée et habituelle, et elle constitue une forme plus parfaite de mémoire.
c) Mais la fonction propre du souvenir, ou reconnaissance du passé, est le jugement concret d'appartenance, l'appréciation par laquelle nous savons, par exemple, que tel fait imaginable, comme une Messe ou une communion solennelle, a été vécu par nous autrefois; ou que tel objet de perception, comme ce livre, a été utilisé, ou possédé, ou connu par nous autrefois. Ainsi le souvenir, par cette reconnaissance, nous fait revivre actuellement notre passé concret; il nous permet de «connaître à nouveau» soit notre moi concret dans ses événements intérieurs, tel qu'il a vécu autrefois à un certain moment, soit tel fait, objet ou individu extérieur tel qu'il a été autrefois intéressant pour nous, agréable, utile ou nuisible. En ce sens, il est juste de dire avec Royer-Collard: «On ne se souvient pas des choses, on ne se souvient que de soi-même».
L'explication de cette fonction doit être cherchée dans la théorie de l'identité psychologique ou intentionnelle, par laquelle nous avons défini, avec saint Thomas et à la lumière de l'expérience, la connaissance elle-même [cf. art. 1, prop. 1, §419]. Lorsque nous pensons à un arbre, par exemple, nous possédons cet objet dans la pensée consciente par une réelle identité, mais une identité idéale, psychologique (intentionnelle, disaient les anciens); de sorte que l'arbre reste distinct de nous physiquement, tout en venant en notre pensée où il est directement nôtre: car la pensée de l'arbre n'est que l'arbre pensé. Et, notons-le, ce n'est pas une image, mais cet arbre réel lui-même, planté dans le jardin, que nous devenons ainsi en y pensant, c'est-à-dire que nous connaissons.
Il en est de même dans la reconnaissance du souvenir; mais ici, l'objet avec lequel nous nous identifions, c'est nous-même dans une portion de notre vie distincte du présent; nous nous dédoublons en sujet connaissant et objet connu, comme cela arrive déjà dans le conscience, mais en opposant présent et passé. Sachant que nous restons nous-même dans notre identité foncière, mais devenu autre par le progrès du temps, nous revivons actuellement (idéalement) ce que nous avons été et ne sommes plus (physiquement). Ainsi se résout la contradiction apparente de ce jugement d'appartenance, que Goblot appelle «jugement d'antériorité», et dont il formule ainsi le paradoxe: «Ce phénomène présent et mien est mien, mais n'est pas présent; ou bien, ce phénomène présent est passé» [°607]. Bref, la reconnaissance du souvenir est tout aussi mystérieuse, mais pas plus, que tout acte de connaissance.
§492) 3. - Loi de double intérêt. La mémoire reproduit les objets et phénomènes concrets du passé selon une double loi d'intérêt: 1) selon l'intérêt qu'avait pour nous dans le passé ce qui est reproduit; 2) selon l'intérêt qu'il possède encore actuellement pour nous.
Cette loi, purement descriptive d'ailleurs, a deux parties. La première concerne le souvenir dans son objet, le passé ressuscité, et elle découle directement de l'analyse précédente. La deuxième partie prend le souvenir comme un acte, comme un fait de conscience qui se passe actuellement en nous, et elle le rattache à la description donnée plus haut des images ou souvenirs en général et de leurs lois. Pourquoi, parmi tous les souvenirs possibles, y en a-t-il un groupe qui revit de préférence? C'est la loi générale d'intérêt, réglant l'association et la reproduction des images [§454] qui s'applique ici sans rien de spécial.
La première loi d'intérêt, au contraire, convient particulièrement à la mémoire, et la pose comme un milieu nettement distinct de la simple image, d'une part, et de la perception ou conscience sensible, d'autre part.
a) Le passé comme passé, objet formel de la mémoire, n'est pas un objet abstrait: c'est un événement qui a réellement existé dans le temps concret et qui, au moment où il a été fixé, avait pour nous tout l'intérêt d'un objet actuel de perception externe ou de conscience. En revivant dans le souvenir, cet objet garde quelque chose de cette actualité et s'oppose ainsi très nettement à l'image pure. Celle-ci a les caractères de l'irréel, décrits plus hauts: état faible, pauvre, non localisé dans l'univers, instable et soumis à notre volonté. Le souvenir, au contraire, participe aux caractères du réel: souvent il a plus de force et de richesse; toujours il est bien localisé dans le monde des perceptions sensibles; il a sa stabilité propre; il s'impose et résiste à notre volonté: en un mot, son intérêt est celui d'un individu réel distinct de notre volonté, qui s'impose avec son groupe organisé de propriétés sensibles. On se souvient toujours et uniquement, soit de ce qu'on était soi-même, soit de ce que les autres étaient pour nous.
b) Mais le souvenir se rapproche de l'image en ce qu'il ne représente pas l'individu, le moi concret ou l'objet externe, comme actuellement présent et agissant, mais comme ayant existé et agi dans le passé. Si son objet est réel, il est aussi non-actuel. C'est pourquoi il a des qualités opposées à celles de l'objet des sensations ou perceptions externes. C'est un état moins fort: quand la cloche sonne, on doit en subir le bruit; quand son souvenir s'impose, on peut l'écarter. C'est un état plus pauvre aussi: très souvent bon nombre de détails s'estompent et s'oublient. Enfin, le souvenir n'est pas nécessairement localisé dans le champ des expériences présentes, ce qui supprime souvent la possibilité de le vérifier, même indirectement par les traces qu'il a laissées. Et surtout, sa moindre stabilité se manifeste par son aptitude à se former en série, en évoquant d'autres souvenirs selon les lois d'association des images: par exemple, le souvenir d'une messe solennelle en l'église de son village natal est très facilement suivi d'un souvenir semblable, d'une communion solennelle, etc., tandis que la perception de ces événements réels ne s'enchaîne évidemment jamais immédiatement.
L'objet de la mémoire est donc intermédiaire entre le réel plein, constaté par la conscience sensible et la perception (ou cogitative) et l'irréel total, construit ou créé par l'imagination.
B) Corollaires.
§493) 1. - La fonction du passé immédiat. Certains psychologues attribuent à la même fonction la saisie du passé immédiat, et du passé éloigné. Ainsi Dehove [°608] distingue dans la mémoire, la fonction rétentive qui s'exerce au moment où s'achève la perception du présent; et la fonction révocatrice qui réveille le souvenir après un oubli plus ou moins prolongé. D'autres [°609], avec plus de précision, semble-t-il, attribuent le premier à une perception de cogitative et réservent le second seul à la fonction spéciale de mémoire. Il s'agit en effet, dans le passé immédiat, d'apprécier le rapport concret entre deux sensations successives, comme deux auditions de tic-tac, afin de qualifier la première d'absente par rapport à la seconde encore présente. La connaissance de ce rapport, qui dépasse les pures constatations des sens externes et de la conscience est d'une évidente utilité pour notre moi concret, il relève donc de l'objet formel de la cogitative. Saint Thomas remarquait déjà que l'aspect de passé est, lui aussi, un de ces points de vue utiles qui dépassent la sensation et réclament la cogitative. «Ipsa ratio praeteriti quam attendit memoria, inter hujusmodi intentiones (i. e. intentiones insensatas ad quas ordinatur cogitativa) computatur» [°610].
§494) 2. - Théories modernes de la réviviscence du passé. Beaucoup de modernes ont été frappés de l'apparent paradoxe de la reconnaissance du passé, et ils ont proposé pour l'expliquer diverses théories. Citons les principales.
1) Théorie physiologique: Th. Ribot met en relief le rôle de la physiologie en cette fonction sensible. «La mémoire, dit-il, est par essence un fait biologique, et par accident un fait psychologique» [°611]. Et il explique le retour du passé par la répétition due à l'habitude. Il ramène ainsi cette fonction à l'aspect général expliqué à la question précédente; et malgré sa valeur à ce point de vue, la théorie laisse échapper, quoi qu'en dise son défenseur, l'essentiel du problème qui est psychologique.
2) Théorie de la fusion des deux images: «Un objet serait reconnu, selon Höffding, quand il rappellerait une image antérieure de lui-même qui viendrait se projeter sur lui» [°612]. Mais il s'agit plutôt là de la reconnaissance de perception actuelle, qui n'est pas encore, nous l'avons montré, la reconnaissance du passé.
3) Théorie de la facilité due à l'habitude: on reconnaît le fait qui éveille les mêmes réactions qu'autrefois, l'objet dont on se sert plus facilement. La reconnaissance s'expliquerait par ce sentiment de facilité qui résulte de la répétition d'un mouvement [°613]. Cette théorie est un léger progrès sur celle de Ribot; mais elle n'atteint pas non plus le problème de la réviviscence du passé, qui peut avoir lieu d'ailleurs sans mouvement répété.
4) Théorie des deux mémoires: Bergson a, au contraire, nettement distingué la mémoire-habitude qui est simple répétition, avant tout physiologique, et la mémoire pure, seule dépositaire des vrais souvenirs psychologiques, et qui serait le passé lui-même continuant à vivre dans le présent. Cette théorie, beaucoup plus profonde comme analyse, n'est cependant pas sans grave défaut, comme le montre l'Histoire de Philosophie [PHDP, §596 et §598].
§495) 3. - Souvenirs affectifs. Si, comme nous l'avons dit plus haut [°614] la notion d'image proprement dite, qui serait représentative d'un état affectif, est difficile à admettre, il est au contraire normal que se réalise un souvenir proprement dit, dont tout le contenu soit un état affectif passé. La mémoire, en effet, ne s'étend pas seulement aux objets extérieurs venus en nous par la perception, mais à tous les faits psychiques percevables par la conscience sensible; et par celle-ci nous nous rendons compte de nos états affectifs, en les distinguant des autres faits de conscience qu'ils accompagnent souvent. Mais parce qu'ils mettent en relief l'aspect de plaisir, d'agréable, ou au contraire d'ennuyeux, de désagréable, de douloureux, etc. qui touchent de très près la loi d'intérêt, il arrive que ces états se gravent plus profondément, et peuvent être reconnus seuls. On dira, par exemple: «Je ne sais plus ce que c'était, mais c'était bien ennuyeux». Il semble donc qu'un certain nombre de faits rassemblés sous la rubrique vague d'image affective peuvent s'expliquer par le souvenir [°615].
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