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b40) Bibliographie spéciale (le monde des images)
§442). Dans notre conscience sensible, outre les états affectifs étudiés plus loin [°542], vit un monde de représentations pleinement indépendantes de toute excitation extérieure; elles viennent pourtant des objets du dehors; nous permettant de les reproduire même en leur absence. On les appelle des «images» en tant qu'elles sont comme des copies toujours à notre disposition; et des «souvenirs» en tant qu'elles nous reportent à leur source externe. Mais la relation de ces représentations intérieures et subjectives avec le monde réel pose des problèmes où se manifeste un exercice plus élevé de nos fonctions sensibles, et nous les réservons pour la question suivante où nous préciserons les caractères propres de la mémoire et de l'imagination. Nous prendrons ici image et souvenir dans ce qui leur est commun, comme «représentations libres», indépendantes du dehors, n'ayant d'autre lieu ni d'autre temps que ceux de la conscience. Il faut d'abord, par une étude descriptive, établir l'originalité de ces phénomènes psychiques; puis en rechercher les lois: la plus fondamentale est celle de leur association, qui influence les divers aspects de leur évolution: leur entrée dans la conscience où elles se fixent, leur mode de conservation et leur réminiscence ou reproduction.
Nous avons ainsi cinq paragraphes en cette question:
1) Étude descriptive
2) Les lois d'association
3) Les lois de fixation
4) Le mode de conservation
5) Les lois de reproduction
Proposition 7. Comme nous le montrent les formes inférieures de notre conscience, les images proprement dites apparaissent: 1) comme faits de conscience représentatifs, 2) dont l'objet est perceptible par l'un des sens externes, 3) mais vivant dans un monde à part: «abstrahens a praesentia vel absentia objecti».
A) Précisions préliminaires.
§443). Parmi les phénomènes variés qui peuplent notre conscience objective, les images tiennent une grande place; mais dans notre psychologie humaine, elles sont fréquemment en étroite connexion avec d'autres aspects de la vie intérieure; et le premier devoir d'une étude scientifique est de les dégager par analyse de ces mélanges, pour caractériser ce qu'on peut appeler l'image proprement dite.
Car, outre les faits d'appétition (aspect affectif et actif) dont nous ne parlons pas encore [°542], nous trouvons en nous de réelles images, mais spirituelles dues à l'activité de notre raison, qui peuvent se présenter comme un prolongement direct de l'image sensible et former un tout avec elle [°543]. Sans nier ces synthèses dont nous aurons à parler, il convient d'abord, par souci de clarté et de méthode, de distinguer ces deux espèces de représentations, qui obéissent à des lois très différentes: nous réserverons l'appellation d'idée aux images intellectuelles; et celle d'image proprement dite aux représentations sensibles et concrètes.
Or, nos états supérieurs qui dépassent les images sont marqués par la domination de la conscience, sous sa forme réflexe. Il convient donc ici d'interroger nos états de conscience inférieurs, normaux ou pathologiques, qui réalisent en quelque sorte l'analyse réelle de l'image et de l'idée: ce sont le rêve, qui suppose le sommeil, puis le délire et la folie, et enfin la rêverie.
1) Le sommeil nous apparaît d'abord comme l'abolition soudaine de toute activité sensible. Mais nous constatons ensuite qu'il est compatible avec bien des faits psychiques; ce qui est aboli, c'est la direction consciente que nous en prenons durant la veille.
C'est pourquoi nous définirons le sommeil, l'anesthésie de la conscience sensible [°544], (et par conséquent aussi, en nous, de la conscience intellectuelle qui dépend dans son exercice de la sensible). Qu'il s'agisse du sommeil naturel, par épuisement du système nerveux, ou artificiel, par l'action du chloroforme ou d'une autre drogue somnifère, la cause en est toujours physiologique: une action sur les centres cérébraux où nous avons reconnu le siège organique de la conscience sensible.
2) Le rêve [b41] est une suite spontanée d'images, qui se produit en nous durant le sommeil. Ces images sont souvent riches, variées et vives. Beaucoup sans doute ont lieu à notre insu; mais il arrive aussi que nous nous en souvenions à notre réveil.
Le somnambule est le rêveur qui traduit en actes extérieurs ses images, en y ajoutant un certain exercice des sens externes, mais sous la dépendance totale du déroulement imaginatif. Cette extériorisation est exceptionnelle, parce que normalement le passage de l'idée à l'acte se fait sous la direction de la conscience, par la fonction active (ou appétitive): ici la réaction motrice a lieu spontanément.
L'hypnotisme est l'art de produire artificiellement le sommeil, accompagné de somnambulisme; par certaines passes et surtout par suggestion. Nous avons noté en quelle mesure il peut servir comme moyen d'analyse des activités psychiques [§148].
3) Souvent le mouvement suggéré par l'image rêvée est seulement exprimé ou ne se traduit qu'en paroles. Lorsque la cause de telles extériorisations est une maladie, on l'appelle le délire.
La folie est une maladie où le sujet ne parle et n'agit plus que sous l'influence d'images déclenchées par une cause pathologique. En tous ces cas, la vie intérieure se révèle au dehors, surtout par les paroles, et on peut en saisir les caractères par l'observation externe.
4) La rêverie est l'état où le sujet, quoique conscient, s'abandonne au cours de ses images qui se suivent comme en rêve. Une forme aiguë qui confine à la folie, est celle des «rêveurs éveillés» qui restent indifférents aux événements réels et se réfugient dans une vie fictive qu'ils préfèrent à toute autre.
En toutes ces formes inférieures de vie psychique, c'est le règne des images: elles s'y réalisent pour ainsi dire à l'état pur, indépendantes des intuitions sensibles comme des directions rationnelles.
Or elles s'y manifestent avec trois caractères qu'il faudra leur garder dans les autres expressions de la vie consciente.
B) Les trois caractères de l'image.
§444) 1) Caractère objectif. L'image est un fait représentatif, elle semble flotter devant nous ou se dérouler comme un film où nous reconnaissons les objets; parfois même, c'est nous-mêmes qui sommes ainsi objectivés pour jouer un rôle dans la scène rêvée. Certes l'image peut s'accompagner d'états affectifs agréables ou pénibles qui en découlent [°545] et qui l'imprègnent: on connaît les «rêveries sentimentales»; mais ces réactions subjectives s'en distinguent comme l'effet de la cause. L'image est, non un fait d'appétit, mais un fait de connaissance et son caractère objectif est si marqué que le rêveur prend ses fictions pour des réalités; on observe, par exemple, les somnambules désignant devant eux un être imaginaire qu'ils croient voir.
2) Caractère concret. Cette confusion est favorisée par un deuxième caractère. Toutes ces représentations sont susceptibles d'être saisies par l'un ou l'autre sens externe; il n'y a rien dans l'imagination qui ne vienne d'une façon ou d'une autre de l'expérience externe. Pour l'homme normal, c'est la vue qui lui fournit la matière la plus ample: d'où est venu le terme image, qui désigne d'abord la reproduction visible, figurée et parfois colorée d'un objet réel, par la peinture, la photographie, etc. Nos images psychiques semblent elles aussi des «copies», plus ou moins parfaites d'ailleurs, depuis la simple ébauche ou reproduction schématique, jusqu'aux photographies parfaites et en relief, appelées «images eïdétiques» [°546]: certains joueurs d'échecs, par exemple, voient «en esprit» leur jeu avec tous les détails; les peintres et les sculpteurs en ont souvent de très parfaites.
Mais l'image n'est pas le monopole de la vue: l'objet de tous les autres sens peut s'y retrouver: on entend parfois résonner «dans sa tête» une mélodie connue qui s'impose spontanément et qui va malgré tout jusqu'à la dernière note: c'est la formé préférée des musiciens. Rien n'empêche de reproduire aussi des odeurs et des saveurs; ni surtout des impressions tactiles avec leurs nuances: ces dernières sont très développées dans l'imagination des sourds-muets aveugles qui n'en ont point d'autres à leur disposition.
Cette absence totale d'images visuelles chez l'aveugle, ou sonores chez le sourd, etc., est une confirmation de cette règle que tout le contenu de l'imagination est puisé dans l'expérience externe, en y englobant d'ailleurs, non seulement les objets propres des divers sens, mais aussi leur objet commun: leur figure, leur surface et volume, leur nombre et surtout leur mouvement et leur succession.
3) Caractère abstrait ou fictif. Si le monde des images est aussi concret que celui de l'expérience, il est pourtant un monde à part: peu importe que l'objet représenté soit présent ou absent; l'image laisse de côté ce point de vue: elle en fait abstraction ou s'en désintéresse. Ce caractère est très frappant dans le rêve: «Dormir, a écrit Bergson, c'est se désintéresser» [°547]. C'est pourquoi les images se succèdent en bravant toutes les invraisemblances, ou se transforment les unes dans les autres; un vir au bout d'un instant prend l'aspect d'une femme, les choses ont une aptitude à devenir des hommes, etc. La rêverie nous offre des transformations analogues.
C) Corollaires.
§445) 1. - Images visuelles physiques. On donne souvent le nom d'image à des phénomènes physiques qu'il faut se garder de confondre avec ceux que nous venons d'étudier; cela arrive principalement dans la vision, d'où vient d'abord le terme d'image. Ainsi on observe après l'excitation lumineuse une «image rétinienne» qui s'imprime sur la surface interne de l'organe, à l'envers, comme sur une plaque photographique: d'où le problème du «redressement de l'image», que nous examinerons plus loin [§479, N° 3]. De là encore le phénomène appelé de l'image consécutive ou complémentaire. Si l'on fixe une figure de couleur vive, en vert par exemple, puis après quelque temps on reporte les yeux sur un écran blanc, on y voit la même figure teintée en pourpre, couleur complémentaire du vert; ou bien, après avoir fixé un disque noir sur fond blanc, on ferme les yeux, on voit devant soi un disque blanc sur fond noir. De telles images sont évidemment d'ordre physique et font partie du monde de l'expérience externe comme tout autre phénomène lumineux ou coloré; mais elles appartiennent à l'objet direct intraorganique, et l'illusion qui les projette devant nous, et qui tendrait à les faire prendre pour des images psychiques, sera expliquée plus loin à propos de la perception.
Il en est de même pour les sensations rémanentes, qui se prolongent après que l'excitant a cessé d'agir: les impressions lumineuses, par exemple, persistent sur la rétine de 1/200 à 1/10 de seconde, selon l'intensité de l'excitant, la nature des radiations, etc.: ce fait donne lieu à l'illusion du mouvement au cinéma, ou permet de tracer en apparence dans l'air un cercle de feu avec un charbon incandescent.
Des phénomènes analogues se produisent d'ailleurs dans les autres sens. Si l'ascenseur qui descend s'arrête brusquement, on croit descendre encore; le son se prolonge dans l'oreille après que la cloche s'est tue, etc. Tout s'explique, ici encore, par l'objet direct intraorganique, qui est une «image» en effet, nous l'avons dit, mais d'ordre physique et appartenant au monde réel externe; sa présence ne coïncidant pas pleinement avec celle de l'excitation externe, explique normalement la prolongation de l'intuition sensible.
§446) 2. - Distinction entre image et sensation externe. Entre l'objet de ces deux espèces de connaissance, la distinction est celle du monde physique réel, existant hors de nous, et du monde imaginaire dépendant totalement du sujet connaissant. Mais comme la première est régulièrement la reproduction de la seconde, il n'est pas toujours aisé de percevoir cette opposition. La première condition pour y réussir est de pouvoir se rendre compte des deux formes de connaissance à la fois, et par conséquent d'être en état de veille: le dormeur, nous l'avons noté, confond régulièrement ses rêves avec la réalité.
Cependant, l'application des critères distinctifs de ces deux mondes requiert l'intervention de fonctions plus élevées dont nous parlerons dans la question suivante [°548]. Nous nous contenterons ici de fixer cette différence en deux définitions descriptives qui résument les observations précédentes:
a) La sensation externe est l'intuition d'un objet corporel hors de la conscience qui, par son action sur l'organe périphérique, se manifeste sous le triple aspect concret de présence actuelle, de qualité physique et de condition quantitative: par exemple la vision de telle tache colorée, le toucher de telle surface froide et lisse.
b) L'image (qui est proprement l'objet d'un acte de connaissance sensible de notre vie intérieure, soit de l'imagination, soit de la mémoire) est la représentation psychologique d'objets tous saisissables [°549] par les sens externes et donc avec leurs qualités physiques et leurs conditions quantitatives (et en ce sens encore concrets) mais sous un aspect de pure présence dans la conscience et d'indépendance totale vis-à-vis de leur réalisation physique (et en ce sens déjà abstraits): par exemple, l'image de l'église du village natal.
Cette image n'est donc pas une copie fixe et inerte; elle est le fruit d'une fonction vitale, une réalisation originale de la connaissance définie plus haut [§419]; c'est pourquoi elle a sa vie, son éveil, son évolution et ses lois que nous aurons à expliquer dans le paragraphe suivant.
§447) 3. - Images affectives. L'image affective désigne la représentation, non plus d'un objet de connaissance, mais d'un fait de conscience d'ordre affectif (ou appétitif); par exemple, l'image de la douleur éprouvée en se brûlant, ou du désir de manger un fruit. W. James et quelques autres en nient l'existence, et expliquent les faits par la reproduction de l'objet d'appétit (de la douleur ou du désir) qui, par sa vivacité, causerait un acte de sensibilité semblable, mais actuellement présent et distinct de celui qui accompagnait l'objet reproduit; ce serait une image revêtue d'affectivité, comme nous avons signalé les «rêveries sentimentales»: et beaucoup de cas en effet s'expliquent ainsi.
Cependant Ribot, Paulhan et la plupart des psychologues actuels pensent que certains faits exigent de véritables images affectives: par exemple lorsque, voulant reproduire un événement, tout échappe sauf la partie affective: «Je ne sais plus ce qu'il disait, mais c'était très désagréable». Les définitions établies plus haut nous permettront de préciser le problème:
a) Si l'on entend par image affective un acte affectif (ou de la fonction appétitive) qui nous donnerait une reproduction purement psychologique, comme nous l'avons dit de l'image, cela est manifestement impossible: car c'est la définition même de la fonction de connaissance qu'on ne peut confondre avec celle d'appétition.
b) Si l'on parle d'un fait de conscience représentatif dont l'objet serait une appétition, un désir, une joie, etc., un tel objet se trouve en dehors de ceux que nous avons constaté appartenir aux images proprement dites: ces dispositions affectives en effet ne sont pas saisissables par les sens externes; une douleur, un désir n'a ni couleur ni son, etc. Si donc de telles représentations existent, il convient de les classer en dehors des images proprement dites.
c) Mais comme nous le montrerons [°550], les fonctions propres de la mémoire, tout en restant comme l'image dans l'ordre représentatif, nous permettront par leur caractère plus personnel, de rendre pleinement compte de ce phénomène, appelé improprement «image affective» et qu'il convient de nommer avec Ribot: «souvenir affectif concret».
§448) 4. - Bases physiologiques des images: Diverses théories. Frappés de l'importance du rôle des images dans notre vie mentale, plusieurs psychologues modernes ont voulu y trouver les éléments primitifs analogues aux atomes dans le monde des corps chimiques, à l'aide desquels il s'agirait de reconstruire tous les autres phénomènes psychologiques [°551]. C'est la théorie de l'atomisme psychologique, communément abandonnée de nos jours, après les critiques de l'école dynamique française et de Bergson qui ont fait ressortir l'originalité de nos diverses fonctions psychiques.
De plus, ces psychologues, sous l'influence du positivisme, identifient volontiers les images primitives avec un phénomène physiologique, qu'ils appellent souvent un «choc nerveux»; ou du moins ils professent qu'à tout fait de conscience correspond un fait physique ou physiologique qui en est la cause et l'explication: c'est l'hypothèse (ou théorie) du parallélisme psychophysique ou psychophysiologique [°552]. Plusieurs même considèrent cet événement plus matériel comme la réalité principale, sinon la seule, du moins la seule essentielle, et la conscience qui l'accompagne parfois n'en serait qu'un reflet interne de surcroît: c'est la théorie de l'épiphénoménisme [°553].
Cette dernière théorie n'est que le fruit du préjugé positiviste qui refuse la réalité à ce qui dépasse l'expérience sensible et ses conditions quantitatives, matérielles. II est exact, en effet, que les faits de conscience sont dégagés de certaines conditions matérielles; cela apparaît surtout à partir de l'image et son caractère déjà abstrait; mais par là, loin de s'évanouir, ils acquièrent d'autant plus de réalité qu'ils se rapprochent davantage des êtres spirituels.
La théorie du parallélisme psychophysiologique, au contraire, a beaucoup de vrai. Il faut évidemment en exclure tous les phénomènes spirituels (connaissance ou appétit), comme nous le montrerons plus loin. Mais pour l'ordre sensible, on peut admettre comme conforme à l'expérience que tout fait de conscience est conditionné par un état déterminé, parallèle, d'ordre physiologique, affectant spécialement le système nerveux. Nous avons, constaté la vérité de cette loi pour les sensations externes en prouvant que ces intuitions sensibles se réalisent dans l'organe périphérique modifié par l'excitant; chaque aspect de ces modifications détermine un aspect du fait de conscience et lui est parallèle.
On peut dire de même, semble-t-il, qu'à toute image élémentaire, correspond un état déterminé du cerveau. On a déjà prouvé expérimentalement l'existence de conditions générales d'ordre cérébral pour l'activité psychique: à savoir, une augmentation de circulation sanguine, établie par le physiologiste italien Mosso, (à l'aide en particulier de sa table-balance) et l'élévation de la température intracranienne, constatée par Schriff, à l'aide d'aiguilles thermo-électriques introduites dans le cerveau de chiens et de poulets [°554]. On peut supposer que chaque activité psychique sensible a sa condition physiologique spéciale, soit au moins pour les faits élémentaires, soit même pour tous. Il faut noter pourtant que c'est là pour le moment une pure hypothèse [°555]. C'est pourquoi, dans l'étude des lois que nous abordons, outre cette direction psycho-physiologique, il faudra plus encore garder le point de vue psychologique pur ou aussi sociologique [°556].
§449). L'association est une fonction universelle dans notre vie psychologique: elle se rencontre non seulement dans le monde des images proprement dites, mais aussi dans les sensations et perceptions actuelles, les souvenirs, les concepts ou idées intellectuelles, et surtout dans les états affectifs, sensibles et volontaires. On peut la définir: «la fonction [°557] grâce à laquelle des états de conscience évoquent d'autres états de conscience pour se les agréger ou s'en faire suivre».
Les psychologues dont nous avons parlé, partisans de l'atomisme mental, ont cru trouver dans l'association le moyen d'expliquer, à partir d'images ou de sensations élémentaires tous les autres faits de conscience: c'était déjà la théorie au XVIIIe s., de Condillac [PHDP §379] et de Hume [PHDP §380]; mais l'associationisme [PHDP §484, C et §494] fleurit surtout au XIXe s. en Angleterre avec Mill et son école; en France avec Taine. Ce système, inspiré du désir de calquer la science psychologique sur les sciences physiques modernes, est actuellement abandonné. L'association, malgré son extension, n'explique pas tout dans notre vie psychique: il faut faire appel à d'autres lois, comme nous le montrerons, surtout en s'élevant vers les fonctions spirituelles.
De plus, les psychologues associationistes ne distinguaient pas entre l'ordre sensible et l'ordre intellectuel, et appelaient en général «association des idées» tout rapport entre faits de conscience représentatifs, depuis la sensation et l'image, jusqu'au concept le plus abstrait. Nous réserverons au contraire pour le chapitre suivant ce qui concerne les relations entre idées ou concepts intellectuels, et nous examinerons ici les associations entre images proprement dites, définies plus haut [§446] en y comprenant donc les objets soit d'imagination, soit de mémoire (ou souvenirs), mais dans leur état libre et spontané, avant d'appartenir aux fonctions plus synthétiques et personnelles (reconnaissance du passé, imagination créatrice) étudiées à la question suivante.
Proposition 8. 1) L'association simultanée obéit à la loi de rédintégration. 2) L'association successive des images, prise en soi (ou leur associabilité) est réglée par la triple loi fondamentale de similitude, de contraste, et de contiguïté, à laquelle s'ajoute la loi des rapports due à l'influence de la raison. 3) En fait, l'association est déterminée par la loi d'intérêt.
A) Explication.
§450). La définition générale de l'association montre qu'il faut en distinguer deux espèces:
1) L'association simultanée, selon laquelle une partie d'un fait de conscience complexe (auquel collaborent simultanément plusieurs fonctions distinctes) appelle à soi toutes les autres parties, de façon à reconstituer l'objet total de l'acte complexe parfait. Cette forme se réalise en particulier dans la perception et l'attention, comme nous le montrerons [§485 et §785, sq], et elle dépend souvent d'influences rationnelles et volontaires. Dans la première partie de la proposition 8, nous examinerons la loi qu'elle suit lorsqu'elle se réalise spontanément dans le monde des images.
2) L'association successive selon laquelle chaque fait de conscience ou chaque objet imaginé, en appelant son suivant, disparaît pour lui faire place dans la conscience. C'est la forme principale qui pose encore deux problèmes:
a) selon quelles lois les images peuvent-elles en droit s'associer: problème de leur associabilité dans l'ordre possible;
b) en réalité quelle loi a déterminé telle série d'images plutôt que telle autre également possible?
La deuxième et la troisième partie de la proposition répondent à ces deux problèmes.
B) Lois et preuves.
§451) 1. - Association simultanée. La loi de rédintégration peut se formuler ainsi: «Un élément psychique tend spontanément à reconstituer dans la conscience l'état total dont il a fait antérieurement partie». Par exemple, si on songe au jour de sa communion solennelle, le chant de la messe, les lumières et les fleurs, le parfum de l'encens et les sentiments profonds reviennent constituer l'état d'âme total de cette heure. «Une petite pierre, écrit Georges Sand, me fait revoir toute la montagne d'où je l'ai rapportée, et la revoir en ses moindres détails, du haut en bas».
Ainsi formulée, cette loi déborde le champ des simples images: il s'agit d'un état complexe où peuvent intervenir sentiments et pensées. Mais elle s'applique spécialement à l'image lorsque celle-ci est formée de traits appartenant à diverses sensations: ces complexes à la fois sonores, visuels, tactiles, etc. dépendent, s'ils sont spontanés, d'une expérience précédente: à ce stage, construire, c'est répéter; aussi parle-t-on à bon droit d'imagination reproductrice, qui n'est qu'une forme de mémoire encore imparfaite où le souvenir s'objective sans acte explicite de reconnaissance.
La rédintégration de l'image s'associe souvent à la loi de synthèse de la perception [§485]; mais elle n'en est qu'un aspect, comme nous le montrerons.
De même, on la décrit parfois, avec W. James, comme la «restauration en leur totalité de très larges tranches de passé conscientiel», comme il arrive à tel ancien militaire: il lui suffit d'un mot pour déclencher le récit de ses exploits où ne manque aucun détail. La loi de rédintégration déborde en ce sens l'image actuelle: elle rejoint les lois de contiguïté et de rapport dont nous allons parler.
§452) 2. - Associabilité successive. La triple loi fondamentale peut se formuler ainsi: Deux ou plusieurs représentations ont une tendance à se suggérer l'une l'autre:
1) Quand elles ont entre elles quelques points de ressemblance: la copie fait songer au modèle, la photographie à la personne photographiée; la rime appelle la rime; toutes les métaphores par analogie sont fondées sur cette loi. Souvent les rêves s'enchaînent ainsi par assonance verbale, comme celui de Maury: entreprenant un pèlerinage à La Mecque, il se trouve tout-à-coup chez M. Pelletier, chimiste, qui dans la conversation lui donne une pelle de zinc [°558].
2) Quand elles sont en contraste: on associe spontanément le jour et la nuit, le grand et le petit, le palais et la chaumière, le berceau et la tombe, etc. Cette loi est le ressort du mécanisme des antithèses.
3) Quand elles ont été contiguës dans la conscience: c'est-à-dire ou simultanées, ou plutôt immédiatement successives: le cas de la simultanéité, en effet, n'est autre que la loi de rédintégration déjà signalée. Comme l'état d'âme intégral n'est jamais immuable (car la conscience, avons-nous dit [§141], est comme un fleuve et un courant perpétuel), il contient des éléments moteurs qui sont aussi reproduits (étant sensibles) et qui conduisent spontanément d'une représentation à celle qui la suivait immédiatement dans l'expérience. Ainsi, quand la messe de communion solennelle s'achève, il y a la sortie, puis le dîner: mais la suite des événements reproduits est souvent abrégée, et l'imagination s'échappe ailleurs, parce que l'association suit aussi d'autres lois, de ressemblance, contraste, etc [°559].
Souvent, l'influence de ces trois lois est renforcée par celle de l'habitude: car les associations spontanées par ressemblance, contraste ou contiguïté s'affermissent par la répétition; elles deviennent plus aisées, plus rapides, plus sûres, et tendent à l'automatisme et à l'inconscience [§831]; ainsi, dans la récitation d'une formule un peu longue, où les mots s'enchaînent par contiguïté, le plus sûr moyen de perdre le fil (si on la dit de mémoire) est de faire intervenir la réflexion, quand d'elle-même la formule se déroule sans heurt.
Bon nombre de psychologues cherchent à réduire ces trois lois à l'une d'entre elles, soit à la ressemblance, soit plutôt à la contiguïté. Cependant, les raisons alléguées ne semblent pas décisives. On dira par exemple que le contraste suppose une qualité générale commune: le blanc et le noir se rejoignent (similitude ou contiguïté) dans la couleur. Mais n'est-ce pas plutôt en tant qu'opposés qu'ils s'évoquent? D'autres diront que les groupes antithétiques, sont créés par l'usage ou le langage: «Nous avons tendance à passer de l'un à l'autre, dit Bain, par pure routine, comme si nous complétions une formule banale» [°560]. Mais cette influence de l'habitude, qui est incontestable, ne suppose-t-elle pas initialement la présence de la tendance à l'association?
Quant à la ressemblance et la contiguïté, on note pour réduire la première à la deuxième que deux formes identiques ne peuvent s'associer que si elles sont ensemble dans la conscience, si elles sont connues toutes deux: si on n'a jamais vu Pie XII, son portrait n'en évoquera pas en nous l'image. Ainsi, comme toute ressemblance est une identité partielle, cette identité prise du côté du sujet est une forme de contiguïté de deux faits de conscience.
Il est vrai, peut-on répondre, les deux images deviennent évidemment contiguës en s'associant; mais cette contiguïté n'est-elle pas ici un effet plutôt qu'une cause? Elle renforcera ensuite le lien, mais elle le suppose établi par la ressemblance. Disons donc que ces trois lois agissent souvent de concert, mais gardent, semble-t-il, leur influence propre.
§453). Cependant, chez l'homme, où l'influence de la raison se fait sentir même sur la vie des images, on peut, semble-t-il, établir une loi unique, synthétisant toutes les formes d'association. C'est la loi des rapports, qui se formule ainsi:
Tout état de conscience possède l'aptitude à évoquer n'importe quel autre état de conscience avec lequel il supporte des rapports.
Cette formule très générale englobe d'abord la loi de rédintégration, où les éléments se rejoignent par association simultanée grâce à leur rapport de parties en un même tout. - Pour l'association successive, elle comprend les trois lois fondamentales qui précisent seulement les cas les plus fréquents et les plus efficaces: savoir, les rapports de ressemblance, de contraste et de contiguïté. Elle s'applique aussi aux faits de conscience affectifs dont les rapports mutuels sous-jacents expliquent bien des associations d'images inattendues. Elle s'étend même aux idées intellectuelles qui, outre leur lien logique, âme des jugements et raisonnements, peuvent aussi s'associer selon les lois propres aux images: en suivant, par exemple, les assonances des mots. - Enfin, si on la restreint au champ des images que nous considérons spécialement ici, elle laisse intactes les lois plus spéciales qui ont leur rôle propre; mais elle signale des cas d'associations plus intellectualisées, en particulier ceux que provoquent les rapports essentiels, de cause à effet, de moyen à fin, de partie au tout, du genre aux espèces et aux individus, etc., comme sont les couples: nuage-pluie, fumée-feu, laine-mouton, fusil-chasse...
Cette loi ne doit pas se comprendre comme s'il fallait, au moment où elle s'exerce, connaître explicitement le rapport, par exemple celui de causalité entre la pluie et le nuage, ce qui supposerait la connaissance actuelle des deux termes: car l'association est spontanée et fait jaillir la seconde image de la première, sans réflexion et comme inconsciemment. Il s'agit donc d'un rapport concret, non pas pris abstraitement en lui-même, mais considéré dans une image comme une propriété rendant cette image incomplète et appelant autre chose pour s'achever. Cette aptitude ou exigence d'achèvement (que Hamilton appelait, semble-t-il, loi de rédintégration) est créée au sein d'une représentation, soit par sa présence simultanée avec d'autres dans un même état d'âme, en sorte qu'elle devient une partie incomplète, appelant le tout [°561], soit aussi par un travail préalable de la raison qui a découvert l'un ou l'autre des rapports essentiels signalés plus haut: quand on sait que le feu produit la fumée, il n'est plus nécessaire d'y songer au moment où paraît l'image de fumée: aussitôt, jaillit celle du feu.
Le rapport ainsi conçu s'apparente beaucoup, il faut le reconnaître, avec la contiguïté; car pour établir un rapport concret, dans le sens qu'on vient d'expliquer, il a fallu que les deux termes se suivent immédiatement dans la conscience. Contiguïté et rapport ne sont ainsi que deux aspects d'une même loi générale; mais celui de rapport est plus profond et nous permet d'expliquer cette loi d'association successive par l'activité vitale et synthétique de notre intelligence qui, ayant pour nature de connaître pleinement un objet [°562], se porte spontanément vers tous les côtés inachevés, afin d'en compléter l'explication en le rapportant à d'autres objets. L'imagination semble participer à cette tendance, mais avec son caractère sensible et concret qui, de soi, manque totalement de logique et de fécondité, comme on le voit lorsqu'elle s'épanouit dans les rêves. Chez les animaux, elle est soumise à l'instinct qui la dirige pour l'utilité de l'espèce, comme nous le dirons plus loin [§754, sq.]. Chez l'homme, elle s'imprègne normalement de raison, et grâce à elle, deviendra créatrice.
§454) 3. - L'association de fait. Les lois précédentes n'expliquent pas l'apparition de la première image dont il s'agit plus bas [§464, sq.]; de plus, à partir de ce premier chaînon supposé présent, elles permettent un grand nombre de séries diverses où les images s'associent régulièrement. Or, pour déterminer laquelle de ces réalisations se produira en fait, il existe une loi, assez générale, mais efficace: c'est la loi d'intérêt qu'on peut formuler ainsi:
«De tous les associés possibles d'un état de conscience, celui-là sera évoqué qui présente le plus d'intérêt actuel».
Nous avons ici une application spéciale d'une loi universelle, que nous retrouverons plus d'une fois [°563]: la loi de finalité, selon laquelle «tout agent agit pour son bien», celui-ci n'étant rien d'autre que ce qui convient à l'agent. D'après cela, nous préciserons notre loi psychologique en donnant cette définition descriptive des facteurs d'intérêt:
On appelle intéressant, au point de vue des images à évoquer; soit ce qui frappe par sa nouveauté ou sa vivacité, soit ce qui correspond à nos tendances ou dispositions innées, ou à nos habitudes acquises, soit ce qui s'harmonise avec notre état psychologique actuel et le complète en s'y intégrant.
Ce dernier cas donne une efficacité accrue à la loi de rédintégration exposée plus haut. Il avait spécialement frappé le psychologue Paulhan qui en tirait une double loi:
a) une loi d'association systématique: «Tout fait psychique tend à s'associer et à faire naître les faits psychiques qui peuvent s'harmoniser avec lui qui, avec lui, peuvent former un système»;
b) une loi d'inhibition systématique: «Tout phénomène psychique tend à empêcher de se produire ou de se développer, ou à faire disparaître les phénomènes psychiques qui ne peuvent s'unir avec lui selon la loi d'association systématique» [°564]. Cette deuxième formule, on le voit, n'est que l'envers de la première, et celle-ci n'est qu'un cas particulier de la loi d'intérêt.
Cette loi prise en sa généralité permet encore plus d'une direction diverse au fleuve des images. Elle garde cependant une réelle signification et utilité, spécialement à deux points de vue:
a) D'abord, elle met en lumière le caractère vital (biologique) de l'image en expliquant ce fait que, en toutes nos représentations spontanées (et même volontaires) et en toutes celles qui s'y associent, notre moi a une part nécessaire, parfois inconsciente, mais toujours profonde et active: comme centre d'intérêt, il dirige tout le déroulement des scènes. Car l'image n'est pas un objet indépendant, pris en soi, qui passerait dans la conscience comme les scènes lumineuses d'un film: c'est un objet que nous nous imaginons voir, entendre, toucher, etc. Souvent, lorsqu'il s'agit d'un personnage distinct de nous, tout en l'objectivant dans notre rêve ou rêverie, nous nous identifions subtilement avec lui, tant ses pensées, ses paroles, ses gestes, ses sentiments, etc: sont ceux que nous éprouverions et ferions à sa place.
b) D'autre part, si on prend la loi d'intérêt, comme toute loi psychologique, selon un déterminisme au sens large, qui se réalise «ut in pluribus», elle aura d'incontestables applications. On peut ainsi prévoir que les associations varieront avec l'éducation, le métier, les sciences, le tempérament, les passions de chacun. Ainsi, quand un malheur nous déprime, tous les mauvais côtés de notre vie s'associeront et repasseront dans notre esprit, tandis qu'un état d'euphorie n'appellera que des chaînes d'images riantes.
C) Corollaire.
§455) Psychanalyse de Freud [°565]. Selon ce philosophe, les associations constatées en rêve ou en rêveries, convenablement interprétées, révèlent les tendances profondes que dans la vie consciente on se cache à soi-même et surtout aux autres, en les refoulant volontairement. Ces tendances se libèrent dans le monde imaginaire et se jouent en symboles variés mais transparents.
Il est vrai, en effet, qu'en ce moment, ce sont les «intérêts» les plus enracinés, les plus près de la nature qui entrent en jeu; c'est le fond du tempérament et du caractère qui se révèle. Mais il serait exagéré de juger une personne uniquement par ces tendances naturelles, et plus encore de prétendre, comme Freud, que toutes nos tendances ont leur origine dans la concupiscence charnelle (la «libido»); car les habitudes acquises et volontaires; comme les vertus, font tout autant partie de notre personnalité et jouent leur rôle dans la loi d'intérêt pour déterminer les associations d'images. Dans les états inférieurs de conscience, rêves et rêveries, il y a souvent lutte entre ces deux tendances: l'une innée et naturelle qui, n'étant plus contenue par la volonté, se réveille énergiquement; l'autre, acquise, spirituelle, qui corrige la nature et garde, même dans le rêve, une certaine influence sur les instincts: c'est pourquoi la nature prend des détours et s'exprime sous forme de symbole: si, par exemple, on désire se débarrasser d'une charge onéreuse, on rêve d'un voyage de plaisir.
Cependant, tout n'est pas expliqué par ces lois d'association et d'intérêt: il faut encore rendre compte de la réviviscence de telles images plutôt que de telles autres. Et auparavant il convient d'étudier leur mode de fixation et de conservation dans la conscience: ces trois fonctions, nous l'avons dit, sont communes à la mémoire et à l'imagination reproductrice.
Proposition 9. La perfection de la fixation des images ou souvenirs est mesurée par trois causes ou influences: 1) l'état du cerveau (conditions physiologiques); 2) la loi d'intérêt (conditions psychologiques), 3) l'exercice.
A) Explication.
§456). La fixation est la fonction par laquelle notre conscience reçoit un objet de connaissance pour le conserver et le reproduire. De droit, elle s'étend, semble-t-il, à toutes nos connaissances, aussi bien intellectuelles que sensibles. «Le passé, disait Bergson, fait boule de neige en s'incorporant tout entier au présent». Pour nous en tenir à la possibilité dans l'ordre sensible, il ne faut exclure l'objet d'aucune sensation externe (hors de nous ou en notre corps), qu'il soit recueilli par une conscience claire et explicite, ou qu'il demeure subconscient ou même inconscient au moment où il est fixé. La reproduction est la preuve de la fixation, et certains faits d'hypermnésie, comme le cas de la servante du Rabin, redisant dans son délire des phrases hébraïques entières qu'elle avait entendues prononcer par son maître sans les comprendre, montre cette possibilité universelle.
Au point de vue de la mémoire, fonction spéciale [cf. question 3, p. 2 §488, sq.], il faut encore signaler tous les faits de la vie intérieure sensible purement subjectifs, et qui ne sont donc pas susceptibles d'être représentés par l'image proprement dite définie plus haut [§446]: telles les dispositions affectives ou actes d'appétit, désirs, crainte, etc. ou les opérations mêmes d'imagination ou de sensation.; car tous ces faits subjectifs tombent sous le regard de la conscience sensible et peuvent se fixer en nous pour reparaître en nos souvenirs.
Mais en réalité, tous les excitants qui nous entourent sans cesse laissent-ils en nous leur trace? L'expérience n'établit pas une telle conclusion. Il est sûr, au contraire, que tout n'est pas également fixé, puisque tout n'est retenu ni également longtemps (ténacité variable), ni avec une égale richesse de détails (fidélités diverses), ce qui suppose une fixation plus ou moins parfaite. Ces faits de variabilité posent ainsi le problème des lois de cette fonction.
B) Les lois.
§457) 1) Conditions physiologiques. Il est reconnu que nos fonctions de conservation et reproduction des images et souvenirs concrets, disons pour faire court: notre «mémoire sensible», dépend du cerveau dans son fonctionnement. Son degré de réceptivité variera donc normalement avec l'aptitude naturelle des cellules nerveuses à se laisser impressionner par l'excitant sensible dont l'action est transmise du dehors aux centres par les nerfs conducteurs. À ce point de vue, la masse corporelle cérébrale a deux propriétés, de soi opposées: la plasticité qui la dispose à recevoir facilement une empreinte, et la fermeté qui lui permet de bien la retenir, comme on grave plus aisément dans l'argile que dans le marbre; mais celui-ci retient beaucoup mieux que celle-là. De là cette loi générale:
«La facilité et la ténacité de la mémoire sont d'ordinaire en raison inverse», en comprenant par facilité l'aptitude à fixer rapidement et parfaitement tous les détails; et par ténacité l'aptitude à fixer profondément et d'une façon durable.
Cette loi se prouve par de nombreuses expériences, chez les étudiants, par exemple, qui, d'ordinaire, conservent leur matière d'autant plus longtemps qu'ils ont davantage peiné pour l'apprendre. Mais l'explication en est d'ordre physiologique. Elle comporte d'ailleurs des exceptions chez des sujets spécialement bien doués.
On a tiré de cette loi ce corollaire pratique: «Il convient de choisir pour les exercices de fixation les moments de plus grande fraîcheur cérébrale»: la jeunesse plutôt que la vieillesse: le matin plutôt que le soir, etc. Cependant, il ne faut pas exagérer l'efficacité de cette méthode. Selon W: James, «les coefficients physiologiques de la mémoire seraient à peu près invariables dans la vie», c'est-à-dire que le cerveau garderait toujours la même réceptivité qui ne diminuerait pas en vieillissant; son rôle se réduirait à mesurer, comme sujet récepteur, la plus ou moins grande efficacité des autres lois. Il convient d'attendre les progrès de la science pour dirimer ce point. Il semble du moins, vu les exceptions signalées plus haut, que l'influence des conditions physiologiques soit moindre que celle des autres causes.
§458) 2) Conditions psychologiques. Nous trouvons ici une application de la double loi d'intérêt et d'association systématique établie plus haut:
a) «Une image ou un souvenir se fixe d'autant plus parfaitement qu'il nous intéresse davantage», ou parce qu'il a plus de nouveauté attrayante ou de vivacité: on enregistre profondément tous les détails d'un événement tragique; - ou parce qu'il s'harmonise mieux avec nos tendances, soit instinctives, soit acquises: le peintre fixe dans un paysage toutes les nuances de couleurs; le musicien, toutes celles des sonorités;- ou enfin, parce qu'il répond mieux à l'état actuel de notre conscience: le pessimiste recueille partout les impressions fâcheuses et reste insensible aux bons côtés qui frappent l'optimiste.
b) «Un souvenir se fixe d'autant plus parfaitement qu'il s'associe mieux à un groupe déjà constitué d'images ou d'idées». C'est une application de la loi d'association systématique. L'absence de cette condition explique, par exemple, les difficultés spéciales des débuts, lorsqu'on aborde un nouveau métier ou une nouvelle science: les premiers éléments à fixer ne s'associent à aucune expérience ou notion précédente.
En élargissant chez l'homme cette loi à l'ordre intellectuel, on peut tirer quelques corollaires pratiques:
a) Il faut préférer à la pure mémoire sensible la mémoire des idées qui est, selon les expériences de Binet, 25 fois plus puissante: car les associations par relations intellectuelles sont plus stables et plus étendues.
b) La méthode globale est préférable à la méthode fragmentaire: par exemple, il vaut mieux apprendre d'un seul coup un texte assez long, proportionné d'ailleurs à notre facilité de fixation, plutôt que phrase par phrase. On multiplie ainsi les liens entre souvenirs et on les groupe mieux en systèmes.
c) De même, il vaut mieux faire appel autant que possible aux divers sens à la fois: la vue, l'ouïe, le tact, etc. plutôt qu'à un seul; on peut ainsi favoriser l'intérêt et multiplier les associations.
3) L'exercice. - «Une image où un souvenir se fixera d'autant plus parfaitement que la connaissance en sera reprise plus souvent et plus longtemps par un exercice méthodique».
La raison et les modalités de cette loi s'expliquent par la question suivante.
Proposition 10. La conservation des images et souvenirs s'explique par l'acquisition d'habitudes, soit d'ordre corporel dans l'organisme, soit d'ordre plus spirituel et psychologique, dans les fonctions de la vie intérieure sensible (et de la raison).
A) Mise au point.
§459). Cette explication s'appelle la théorie psychophysiologique, parce qu'elle fait appel au double facteur, mental et corporel. Elle se distingue comme un juste milieu des deux positions extrêmes:
1) la théorie purement physiologiste, selon laquelle chaque souvenir est une modification permanente de la substance nerveuse du cerveau [°567]. Ainsi Descartes parlait de plis dans le cerveau; Moleschott, de phosphorescences; Hartley, de vibrations; d'autres, de modifications chimiques ou même d'impressions figurées qui affecteraient chacune une cellule spéciale. Et en théorie, cela ne serait pas impossible, puisqu'on estime à près d'un milliard le nombre des cellules cérébrales. Cette thèse, à tendance matérialiste, est dans la logique de l'épiphénoménisme, signalé plus haut [§448], et est fréquente chez les psychologues positivistes;
2) la théorie purement psychologique, à saveur idéaliste, de Herbart [PHDP, §505, A] et de Bergson [PHDP, §585] qui enseigne an contraire que le passé comme tel peut se conserver et s'accumuler dans la conscience, indépendamment de toutes les modifications cérébrales. Mais prises exclusivement, ces théories n'expliquent pas tous les faits.
B) Les habitudes psychologiques.
§460). Comme nous l'avons déjà noté, les images ou souvenirs ne sont pas des choses qui se meuvent devant notre regard intérieur: ce sont des objets que nous nous imaginons voir, entendre, toucher, etc. ou revoir, entendre à nouveau, etc. (dans le souvenir). - Ce caractère biologique, dynamique et vital est ce qu'il y a en eux de plus profond, parce qu'il les constitue proprement comme phénomènes psychiques de connaissance: c'est pourquoi ils sont reçus et conservés, non point dans le cerveau comme organe matériel, mais dans la fonction psychique sous la seule forme qui lui convienne: sous forme vitale et dynamique.
Pour l'expliquer clairement, distinguons trois étapes:
1) Même avant toute fixation d'image ou de souvenir, nous portons en nous un principe d'action (ce qu'on appelle une fonction), vraie force active au moyen de laquelle nous pourrons reproduire et connaître à nouveau un objet déjà connu une fois: sans doute, cette force reste alors indéterminée, et à cause de cela, au repos, apparemment inerte; mais, de même que nul ne confond un homme sain aux yeux fermés avec un aveugle, parce qu'il porte des fonctions visuelles prêtes à entrer en exercice, de même il faut distinguer notre cerveau des autres systèmes physiologiques, dès qu'il est capable d'accueillir une image pour la reproduire: il est alors comme l'oeil fermé prêt à voir: il a en lui une fonction réelle, même avant le premier phénomène de fixation. C'est le point de départ, la première étape.
2) Mais lorsque notre conscience ouvrant les portes des sens, se laisse impressionner par un événement extérieur, par exemple par une fanfare qu'on voit passer en exécutant l'hymne national, cette force active ou fonction se trouve déterminée à nous faire connaître à nouveau plus tard cet objet spécial, à le reproduire. Elle acquiert ainsi une disposition nouvelle qui oriente en un sens donné son indifférence primitive, et qui spécifiera son opération, de même que la fonction visuelle est déterminée à saisir telle couleur plutôt que telle autre, selon la nature de l'excitant. Mais, tandis que l'oeil réagit toujours par une intuition actuelle, la fonction de mémoire et d'imagination réagit d'abord en conservant l'excitant, sous forme «d'énergie potentielle» pourrait-on dire, pour le reproduire plus tard.
3) Cette détermination est parfois suffisante du premier coup, mais c'est rare. Le plus souvent il faut que le même événement se répète pour créer une orientation ou inclination à être reproduit: un morceau de fanfare inconnu qui n'est entendu qu'une fois ne se conservera pas aisément; mais si la musique militaire passe chaque jour devant notre fenêtre en jouant le même air, celui-ci s'installe en nous pour longtemps. Cette disposition stable créée en nos fonctions de reproduction par une influence répétée, et qui les détermine à agir en un sens spécial, est ce qu'on appelle une habitude psychologique [§814, la théorie de l'habitude]. Tel est pour l'essentiel le mode de conservation de nos images et souvenirs: ils ne restent pas en nous comme des choses accumulées, mais sous forme de puissance ou de virtualité capable de nous les faire revivre par mode d'habitude psychologique.
Comme nous le dirons plus loin, cette solution s'applique aussi à la mémoire intellectuelle, où nos idées se conservent sous forme d'aptitude à repenser plus facilement, plus promptement, plus clairement les vérités connues une première fois, soit par intuition, soit par démonstration. Mais, tandis que dans les fonctions sensibles les souvenirs s'organisent selon les lois de l'association des images, dans l'intelligence les idées et les jugements peuvent s'organiser selon les lois de la logique; pour devenir une aptitude à connaître parfaitement une matière déterminée, ce qui est l'habitude psychologique appelée science [§16]. Ainsi la mémoire intellectuelle conserve les idées sous forme de science.
C) Les habitudes corporelles.
§461). Le phénomène que nous étudions n'a pas seulement un aspect psychologique - le plus important d'ailleurs - mais aussi un côté physiologique où interviennent des habitudes corporelles: on entend par là, certaines dispositions organiques capables de favoriser [°567.1] ou d'orienter en un sens donné les fonctions vitales, physiologiques ou psychiques. La méthode expérimentale prouve l'intervention de facteurs de ce genre:
1) Il est certain que les fonctions sensibles de conservation dépendent du bon état du cerveau, qui en est dans son ensemble le siège ou l'organe. La pathologie permet ici de faire appel à la méthode de présence et de différence: chaque fois qu'un malade souffre d'amnésie, l'autopsie a constaté des lésions dans l'écorce cérébrale. Les idiots, incapables de retenir ou d'imaginer normalement, souffrent toujours d'atrophie ou de ramollissement des hémisphères. Et chaque fois qu'une partie de l'écorce cérébrale est détruite par une lésion accidentelle, comme une hémorragie, une blessure de balle ou d'éclat d'obus, etc., on constate des troubles dans les souvenirs: leur conservation disparaît en tout ou en partie.
Il y a donc dans le cerveau certaines dispositions requises pour que puisse fonctionner l'activité psychique de conservation des souvenirs et images. Ces dispositions sont imprimées aux centres par l'influx de l'excitant périphérique conduit par les nerfs inducteurs. Elles peuvent consister en modifications chimiques des neurones, ou en voies de communication frayées par l'influx nerveux: la physiologie doit encore déterminer ce point. Mais sous leur aspect psychologique, elles répondent clairement à la définition donnée plus haut de l'habitude corporelle, contribuant à leur façon, comme conditions sous-jacentes, à la conservation des souvenirs.
2) De plus, il faut distinguer deux formes de ces dispositions organiques:
a) La première affecte les cellules nerveuses sensitives (neurones centripètes) qui sont dans le cerveau les organes des fonctions de la vie intérieure sensible («sensus interni» en latin): ces dispositions corporelles, plus proches des habitudes psychologiques, leur sont probablement parallèles (selon l'hypothèse du parallélisme psychophysiologique).
b) La deuxième forme affecte les cellules nerveuses motrices, soit dans les centres moteurs de l'écorce cérébrale, soit dans les autres centres des mouvements réflexes (cervelet, bulbe rachidien ou moelle épinière, etc.); - et aussi les muscles des divers organes destinés à l'exécution des mouvements qui accompagnent ou constituent beaucoup de nos souvenirs: par exemple, dans un texte appris par coeur, il y a, non seulement les idées ou images des mots, mais aussi tous les mouvements de l'appareil vocal, avec l'impulsion des centres moteurs correspondants, nécessaires pour reproduire le texte; tellement que certaines parties de discours, répétées souvent, pourront parfaitement être jouées sans que l'orateur pense à ce qu'il dit; c'est le cas en particulier des acteurs de théâtre. Il en est de même d'un pianiste jouant un morceau «de mémoire». Celle-ci peut être bien plus dans ses doigts que dans une fonction psychique.
Bergson a mis en relief cette deuxième forme sous le nom de «mémoire-habitude» [PHDP §596]; elle a incontestablement une large part dans le phénomène de la conservation des souvenirs. Il semble pourtant exagéré de borner là le rôle du cerveau. La mémoire-pure, toute spirituelle, existe sans doute en l'homme [c'est la mémoire intellectuelle, cf. §547], mais elle dépend dans son exercice de dispositions cérébrales par l'intermédiaire des fonctions sensibles dont elle a un constant besoin. C'est pourquoi, nous en tenant ici aux images et souvenirs d'ordre sensible, nous en expliquerons la conservation par l'acquisition d'habitudes, les unes psychologiques, les autres corporelles, soit d'ordre moteur, soit affectant les nerfs sensitifs.
D) Corollaires.
§462) 1. - Les localisations cérébrales. L'existence de ces dispositions habituelles d'ordre corporel et surtout nerveux a donné lieu à la théorie des localisations cérébrales [§448, base physiologique des images], célèbre au XIXe siècle. Elle fut fondée vers 1808, par le médecin allemand Gall, qui, mettant en rapport le développement de nos facultés mentales avec le volume de certaines circonvolutions cérébrales, et supposant que la forme du crâne se modèle sur celle du cerveau; cherchait à déterminer nos aptitudes par la cranioscopie (théorie des bosses). Elle fut perfectionnée grâce à la méthode anatomo-clinique par Broca (vers 1860) et Charcot (vers 1875), surtout par l'étude de plusieurs cas d'aphasie. Mais elle fut combattue par Flourens, défenseur de l'unité fonctionnelle du cerveau, et plus tard, par P. Marie. Actuellement, sous la pression des faits, l'ensemble des psychologues et physiologistes admettent le principe des localisations, mais on peut distinguer parmi eux trois tendances:
a) Les uns cherchent des localisations précises pour chaque fonction. On peut, d'après le Manuel de Physiologie de Dalbis, résumer ainsi leurs hypothèses; suggérées surtout par certaines observations médicales:
1) Dans les couches optiques seraient les principaux centres sensoriels (olfactif, auditif, visuel, cénesthésique) [°567.2]; on pourrait donc y placer l'organe de la conscience sensible (sensus communis), vu son rôle centralisateur de sensations externes.
2) Dans la région postérieure de l'écorce cérébrale se trouveraient les centres des images: à savoir le centre visuel, dans le lobe occipital, le centre auditif dans la première et la seconde circonvolution du lobe temporal, le centre du tact dans le lobe pariétal.
3) Dans les lobes frontaux et pariétaux se trouveraient aussi les centres d'association pour les formes supérieures de la mémoire et de l'imagination; mais ces déterminations devraient encore être précisées.
4) Enfin, dans la région de Rolando se localiseraient les centres moteurs, avec les précisions pour les centres moteurs des divers membres, de la langue, de la parole, de la lecture, etc.
b) D'autres, avec Golz Gudden n'admettent au contraire que des localisations très générales, insistant sur la fonction supplétive de plusieurs parties du cerveau. Ils objectent, en effet, aux déterminations proposées que plusieurs faits dûment constatés les contredisent. Ainsi, pendant la guerre «des blessés qui avaient perdu un tiers de leur cerveau ont continué de jouir de l'usage de toutes leurs facultés» [°568].
Les critiques portent surtout contre les localisations de fonctions supérieures complexes, comme la parole, la lecture, l'écriture, etc.; lorsque ces prétendus centres spécialisés sont lésés, la fonction peut se rétablir en empruntant les parties voisines du cerveau.
c) D'autres enfin tiennent une voie moyenne: ils cherchent des localisations précises pour les fonctions élémentaires et simples seulement, comme mouvement, sensation, image primitive, qui sont à la base de la vie consciente; mais les fonctions supérieures dépendraient d'organisations formées d'éléments variables et remplaçables; au lieu de centres spécialisés, il faudrait concevoir des «systèmes» de cellules cérébrales où se joueraient les fonctions complexes, appelées précisément «systématiques». Ces auteurs insistent sur le rôle dynamique et unificateur du cerveau sillonné en tous sens par d'innombrables neurones de coordination qui rendent possibles les combinaisons les plus diverses en nombre pratiquement illimité.
Ces recherches ont du moins établi avec certitude une conclusion négative, mais précieuse: il n'y a pas de centre d'idéation; nulle partie du cerveau n'est réservée à la formation de concept, fut-il plus élémentaire, à plus forte raison pour les jugements de science. La méthode expérimentale confirme la thèse spiritualiste que nous établirons plus loin [§647].
Quant aux fonctions de la vie sensible, il semble prudent de s'en tenir à la conclusion générale suivante: les faits ne permettent pas de considérer le cerveau comme un organe totalement indifférencié; certaines parties semblent réservées à des fonctions déterminées, et l'on peut légitimement poser le problème des organes propres aux facultés distinguées par leurs objets formels, selon la méthode thomiste. Mais pour indiquer avec certitude les localisations précises, il convient d'attendre les progrès de la science.
§463) 2. Influence de l'exercice et corollaires pédagogiques. On montrera plus loin que les habitudes ont leur origine dans l'intensité et la répétition des actes [§830]. Ainsi s'explique l'influence de l'exercice, c'est-à-dire d'une répétition méthodique, sur la fixation des souvenirs qui se conservent sous forme d'habitude. En effet, plus une connaissance actuelle est attentive et vive, et plus elle se répète pour un même objet, plus notre fonction initialement indifférenciée, de mémoire ou d'imagination, est déterminée et orientée à reproduire cet objet facilement et longtemps. De là découlent quelques règles pratiques:
1) La répétition machinale produit l'habitude corporelle, surtout motrice: elle est spécialement indiquée dans les métiers et les arts où elle engendre la virtuosité; mais la véritable habitude psychologique s'acquiert par l'attention: celle-ci, quoique plus pénible, doit donc être préférée comme plus efficace, lorsqu'il s'agit de retenir un texte, une suite d'images et surtout d'idées.
2) Il faut procéder en tout du facile au difficile, afin d'aider la production méthodique et répétée d'actes nouveaux qui sont comme portés par les premiers devenus familiers.
3) La répétition la plus efficace pour engendrer l'habitude suppose l'alternance d'exercices et de repos [°569]. L'expérience a montré que l'interruption doit être au moins de dix minutes, et que la meilleure pour l'homme était de 24 heures. D'où la grande utilité du travail quotidien qui fait pénétrer peu à peu les matières étudiées; et l'inutilité au contraire d'un grand effort de «blocage» qui, même suivi d'un succès à l'examen, ne laisse guère de trace dans la formation.
Proposition 11. 1) La reproduction est commandée en général par un excitant psychique dont l'efficacité dépend de diverses lois apparentées à l'association. 2) Elle allie la stabilité aux variations de la spontanéité vitale.
A) Explication.
§464). L'habitude qui conserve nos images et souvenirs sous la forme d'une capacité active de nous les faire revivre peut rester plus ou moins longtemps inconsciente et comme endormie. Lorsqu'elle se réveille, on a la reproduction, qui apparaît ainsi comme «l'acte par lequel une fonction de conservation, dûment orientée et déterminée, connaît de nouveau, actuellement, un objet déjà connu autrefois». C'est, disaient les anciens, l'opération de la puissance passant de l'acte premier (constitué par l'habitude) à l'acte second (opération actuelle). Bref, la reproduction est le passage du souvenir de l'état habituel à l'état actuel.
Les lois d'association supposent une première image présente dans la conscience et indiquent son évolution et ses transformations; nous savons aussi que ces images proviennent de l'excitant sensible, selon la règle: «Rien dans l'image qui ne vienne des sensations» (ou «Nihil est in phantasia quod non prius fuerit in sensu externo»). Mais comment se produit la réviviscence de l'image, premier chaînon de la série associée? Sous quelle influence, selon quelles lois? Tel est le problème de ce paragraphe.
B) Preuves.
§465) 1. Lois d'origine. L'apparition d'une première image dans la conscience est un phénomène vraiment nouveau qui demande une explication. On ne peut faire appel évidemment à l'excitant sensible originel, car le propre de l'image est de le reproduire en son absence. Cependant, la plupart du temps, nous constatons que la cause déterminante de cette apparition est une certaine sensation externe actuelle: soit qu'il s'agisse de susciter une première image quand commence une série de représentations associées, comme au début d'un rêve, ou au réveil, au début de la vie consciente; soit qu'il s'agisse du premier chaînon de ces nouvelles chaînes d'images qui se mettent à la traverse du cours habituel de nos «pensées» et qu'on appelle des «distractions». Le rêve est souvent déclenché par une sensation cénesthésique ou extérieure, transformée en scène par l'imagination. Une personne rêve qu'un chien la mord à la jambe, et trois jours après un abcès se déclare à cet endroit: c'était un malaise préparatoire au mal que le rêve traduisait à sa façon. De même, la chute d'un ciel de lit sur la nuque de Maury le fait rêver au tribunal révolutionnaire qui le condamne à la guillotine. Un autre se croit dans une foule qui le hue: c'est un chien qui aboie sous sa fenêtre, etc. Parfois une sensation cénesthésique durable non seulement déclenche; mais dirige ensuite le déroulement des images. Un voyageur très fatigué rêve qu'il monte une route interminable, qu'il doit consulter à chaque instant les bornes et ne parvient pas à lire les inscriptions, etc. Un mal d'estomac suscite une suite de rêveries tristes, etc. Et dans notre vie consciente, la plupart des «distractions» sont dues à tel objet aperçu, tel son entendu, qui déclenche une série de souvenirs.
On peut cependant se demander si certains rêves, ou certains souvenirs subits qui se présentent sans cause apparente, ne s'expliquent pas uniquement par une simple excitation physiologique, qui jouerait pour nos fonctions de vie intérieure le même rôle que l'excitant physique pour nos sensations externes. Cela n'est pourtant pas démontré, car la nature de ces excitations nous reste encore inconnue, et dans presque tous les cas, comme nous venons de le montrer, on constate un excitant d'ordre psychologique. Les exceptions mieux observées révèleraient peut-être un antécédent psychique [°570], tout au moins subconscient ou d'ordre affectif qui, sans exclure le fait physiologique, en serait comme la traduction dans la vie intérieure où se meut normalement notre fonction de reproduction des images. Aussi pouvons-nous conclure par cette loi générale: «La reproduction est commandée en général par un excitant psychique». De plus, l'action de cet excitant est réglée par les mêmes lois d'association qui président au déroulement des images. Ainsi, le symbolisme des rêves applique la loi de similitude, et le symbole choisi s'inspire de la loi d'intérêt. Même remarque pour nos «distractions».
§466). On peut cependant signaler avec Th. Brown quelques lois spéciales:
1) La loi de fréquence: «Plus une association a été répétée, plus elle a de chance de revenir à la conscience» [°571]. Si la vue d'une image fait songer à un ami, on y songe infailliblement en la revoyant souvent.
2) La loi de vivacité: «Parmi tous les états qui peuvent être évoqués par un état donné, c'est celui dont l'impression a été la plus vive qui tend à reparaître de préférence». Si, dit W. James, nous avons jamais assisté à une exécution capitale, nous la reverrons à peu près certainement chaque fois qu'il sera question de la peine de mort.
3) La loi de l'acquisition récente: «Une association toute récente se reproduit en général plus aisément qu'une ancienne qui n'a pas été renouvelée». Si on vient de lire Polyeucte, et qu'on entend ensuite le mot «Corneille», on songera plutôt à cette tragédie qu'à toute autre de cet auteur.
Ces lois d'ailleurs ne sont que des précisions de la loi d'intérêt.
§467) 2. - Loi de variation. Bien que les souvenirs aient une certaine stabilité, on constate de nombreuses variations dans leur reproduction, soit lorsque plusieurs témoins parlent d'un même fait, soit lorsqu'un seul les rappelle à plusieurs reprises. La double loi d'intérêt et d'association est à l'origine de cette loi de variation. La reproduction, en effet, n'est pas le retour d'un objet conservé tel quel, comme une photo dans un album: c'est un acte vital qui reproduit l'objet ou l'événement précédemment connu et vécu, avec notre personnalité, comme il nous avait intéressé, et comme il nous intéresse encore. Ainsi, dans un accident, ce qui frappera un médecin présent échappera au blessé. Souvent aussi, un souvenir en s'associant à d'autres images, prend un autre relief; il s'adapte à l'état présent et revit autrement. Un temps, par exemple, qui fut en réalité assez long, est apprécié comme très court.
Ainsi s'expliquent les déformations inconscientes que l'on fait subir à ses souvenirs et les divergences de détail qui sont la règle, lorsque deux témoins rapportent le même fait. Dans un écrit, l'identité totale de la description serait la preuve que les narrateurs se sont copiés ou ont copié une même source [§131].
C) Corollaires.
§468) 1. - Les types imaginatifs. On appelle ainsi la forme spéciale de reproduction caractérisée par la prédominance de l'une ou l'autre sensation ou habitude. Charcot les ramène à trois:
1) Le type visuel: en récitant un texte «par coeur», on le lit intérieurement dans le livre, ligne par ligne, et on tourne la page pour continuer. Certains ont la mémoire des formes, d'autres des couleurs. On cite le cas d'un étudiant qui, en écoutant une conversation, voyait les mots s'inscrire sous ses yeux.
2) Le type auditif: on a besoin, pour apprendre, de parler à haute voix, et on reproduit le texte d'après le son de sa voix. Pour faire un calcul de tête, on se répète mentalement le nom des chiffres, etc. C'est le cas fréquent des musiciens.
3) Le type moteur: pour se rappeler, on doit remuer les lèvres, réciter ou se mettre à écrire; certains pianistes peuvent jouer par coeur un morceau, les yeux fermés: leur mémoire est toute en habitude corporelle motrice.
4) Le type mixte: à ces types proprement dits, il faut ajouter le cas très fréquent aussi où l'on use indifféremment de l'une ou l'autre forme selon les circonstances, et principalement selon le mode de fixation adopté. En pratique, il est utile que chacun se rende compte de la forme la meilleure pour lui, afin de l'employer de préférence.
§469) 2. - Psychologie humaine. Les lois que nous venons d'établir spécialement pour la reproduction et l'association des images concernent avant tout l'ordre sensible, et se vérifient chez l'homme principalement dans les états de conscience inférieurs: rêveries, rêves ou maladies mentales. Dans la vie normale, elles sont profondément modifiées par l'influence de la volonté éclairée par la raison. Non pas qu'il suffise de vouloir pour obtenir n'importe quel résultat: il faut toujours tenir compte des lois psychologiques; on a beau décréter que telle «distraction» n'aura plus lieu: si on revoit l'objet qui la fait revivre, elle jaillira malgré nous. Mais en appliquant les lois susdites, la volonté exerce son influence par trois moyens principaux: par inhibition, par construction, par répétition.
1) Par inhibition: en supprimant la cause, on enlève l'effet, par application des lois d'origine. A. Compte, au moment d'écrire un livre, pratiquait l'hygiène mentale de ne lire aucun ouvrage sur ce sujet, pour rester original; il supprimait par le fait une foule d'associations.
2) Par construction: c'est un cas fréquent chez les hommes d'action, les travailleurs passionnés de l'esprit, et tous les passionnés. Tandis que l'association spontanée nous rejette dans le passé, la «construction» nous «projette» dans l'avenir: elle est une association d'objets à faire, à dire, à entendre, etc. L'homme public est déjà dans l'assemblée qu'il va tenir, et réplique victorieusement à tous ses adversaires; l'élève qui craint l'examen est déjà en train de peiner à réciter sa leçon, ou bien il continue à chercher la solution du problème dont il a dû interrompre l'examen, etc... Tout est dominé ici par la grande loi d'intérêt, sans exclure l'action des autres lois, spécialement la ressemblance et la contiguïté qui suscite souvent des séries inattendues, en particulier des que se relâche l'effort de construction. Car la puissance de nos fonctions associatrices est limitée: elle s'épuise toujours à certains moments: et c'est alors que reparaît l'association spontanée, ou que la volonté peut intervenir efficacement.
Cette forme d'association constructive appartient déjà à l'imagination «créatrice» [§502].
3) Par répétition: en application des lois d'habitude, la volonté dirige l'exercice méthodique dont nous avons signalé l'influence; et elle crée ainsi comme des blocs de psychisme où des systèmes d'images et de mouvements sont fortement cimentés et construisent peu à peu le caractère [°572], et la personnalité. Nous allons la voir à l'oeuvre dans l'éducation des sens, dans la question suivante.
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