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b13) Bibliographie spéciale (psychologie expérimentale)
§139). Les anciens, conformément au sens étymologique de «psychologie» [°261] ne séparaient pas l'étude de l'âme comme principe substantiel de l'étude des opérations ou phénomènes psychologiques. Mais au XIXe siècle, on s'est efforcé de constituer, pour expliquer ces phénomènes, une science positive sur le modèle des autres sciences particulières. La psychologie s'est ainsi dédoublée en deux parties, appelées l'une expérimentale, l'autre rationnelle, que nous pouvons dès à présent définir avec assez de clarté, grâce aux trois problèmes scientifiques indiqués plus haut [§111]. La psychologie en général étant «la science de l'âme et de ses opérations»:
1) La psychologie expérimentale sera la connaissance par les causes prochaines des phénomènes de conscience, résolvant le double problème de leur classification et de leurs lois.
2) La psychologie rationnelle sera la connaissance par les causes profondes de l'âme et de ses facultés ou principes d'action, résolvant le problème de leur nature.
La première se présente comme une science positive; la seconde fait partie des sciences philosophiques [°262]. Mais cette conception soulève plusieurs difficultés que nous examinerons en considérant ici encore les trois conditions: l'objet, la méthode, les lois.
§140). L'objet de la psychologie expérimentale est constitué par «l'ensemble des faits de conscience selon toutes leurs manifestations internes et externes». Parmi toutes les sciences positives, en effet, la psychologie s'est d'abord réservée le monde de la vie intérieure; mais il est difficile de soumettre un tel objet aux exigences de la méthode expérimentale. C'est pourquoi, sans aller jusqu'à exclure la conscience, comme quelques-uns l'ont fait, nous dirons que le domaine psychologique englobe, avec la vie intérieure, les manifestations externes de cette vie.
A) La vie intérieure.
§141). L'objet primordial de la psychologie expérimentale, ce sont les faits de conscience. Nous définirons la conscience: «L'acte par lequel le connaissant se rend compte de sa propre vie de connaissant». Ce n'est pas le lieu de résoudre tous les problèmes que soulève cette définition [°263]; il nous suffit de prendre la conscience comme un fait que chacun peut aisément expérimenter en soi-même. Or, par ce fait, s'ouvre devant nous tout un monde de phénomènes, aussi réels en leur genre que ceux du monde physique, mais qui s'en distinguent nettement par trois caractères: ils sont spontanés, immatériels et personnels.
1) Spontanés. L'observation externe constate un monde soumis pleinement à l'inertie: les objets ne peuvent d'eux-mêmes, ni passer du repos au mouvement, ni modifier le mouvement qu'ils ont reçu; et leurs réactions aux excitants sont toujours identiques. Au contraire, la vie intérieure apparaît spontanée: devant le même excitant, elle ne réagit pas toujours de la même façon; devant tel spectacle, ce sera aujourd'hui le plaisir, demain l'ennui; et souvent, les actes, pensées, images, désirs semblent jaillir d'eux-mêmes dans la conscience.
De là, pour notre vie intérieure, deux autres caractères: la continuité et l'hétérogénéité. Sans doute, il y a des faits plus saillants qui se détachent nettement en leur individualité, et il serait abusif de rejeter la valeur de ces constatations [°264]. Mais nous constatons en nous comme source profonde des phénomènes plus clairs, un flux ininterrompu, ce que W. James appelait le «courant» ou le «fleuve» de la conscience, où les états, sentiments, pensées, impulsions encore indifférenciés sont en continuelle évolution. - De plus, vu dans son ensemble, depuis le premier éveil de la conscience jusqu'à son épanouissement dans la pleine réflexion sur soi, ce courant apparaît hétérogène, en ce sens qu'il s'enrichit continuellement en avançant. La conscience, dit Bergson, «fait boule de neige avec elle-même»: des premières sensations si vagues naissent les précisions de la perception, et les richesses de la sensibilité, de la mémoire et de l'imagination, pour monter vers les horizons infinis de la vie artistique, intellectuelle et morale. Tandis que le monde externe subit la loi de la dégradation de l'énergie, le monde intérieur jouit de la loi d'énergie croissante.
Ces premiers caractères distinguent avant tout cette vie intérieure de l'objet des sciences physico-chimiques; car les phénomènes physiologiques ne manquent ni de spontanéité, ni de continuité vitale, ni même d'hétérogénéité, puisque la cellule primitive est capable de se développer et de se différencier jusqu'à construire l'organisme parfait; il y a seulement une différence de degrés: l'enrichissement physiologique s'épuise, le vivant vieillit et meurt; seul, le progrès de la conscience [°265] ne connaît pas de vieillesse. Mais l'opposition est surtout dans les deux autres propriétés.
2) Immatériels. Les faits d'observation externe physique et physiologique sont toujours par un côté doués d'extension et de quantité; ils appartiennent à des réalités ayant volume et figure; et par là, ils sont mesurables et localisables au sens strict; c'est, par exemple, la réaction chimique de tel corps, la fonction de tel organe ayant son lieu propre; et le poids des corps réagissant comme les dimensions de l'organe peuvent être strictement déterminés. Or, ces conditions matérielles font en général défaut dans les phénomènes psychologiques: on ne peut parler de longueur ou de poids pour une passion ou une douleur; la profondeur des sentiments, la largeur des idées, la droiture des décisions, ne sont que de pures métaphores. Tous ces objets sont dans la conscience comme en un espace imaginaire dont la souplesse et l'extensivité s'opposent radicalement à l'espace physique extérieur. Certains faits de conscience, enfin, comme les pensées et les sentiments les plus élevés, n'ont plus aucune de ces conditions matérielles: ce sont vraiment des qualités pures [°266].
Cependant, les manifestations inférieures de la conscience, comme les sensations, restent liées à des conditions matérielles et sont de ce chef indirectement mesurables, à la façon dont on mesure aussi les qualités physiques ou physiologiques par leurs effets ou conditions [°267]. Mais tout fait de conscience, sans exception, est au moins doué de cette immatérialité par laquelle il n'est plus le sujet de certaines propriétés, comme chaleur, couleur, vibration, etc. Ainsi l'acte de vision ou d'émotion, pas plus que d'imagination, ne dégage aucune chaleur ni senteur; il n'est coloré ni en rouge, ni en blanc; c'est pourquoi ces phénomènes échappent à l'observation externe et constituent un monde à part.
3) Personnels. Ce qui achève de les caractériser, c'est qu'ils sont personnels. Tout fait de conscience appartient à un «moi» et il ne peut être perçu directement que par ce moi. Il est subjectif, tandis que les autres faits sont objectifs. Si un savant observe, par exemple, la dilatation du fer ou la digestion des graisses, ces phénomènes sont directement et totalement contrôlables par tous. Sans doute, l'observation elle-même est un fait personnel, mais en psychologie, c'est le sujet lui-même, le fait de conscience qui est personnel et impénétrable pour tout autre que pour le «moi» observateur; il n'est contrôlable par d'autres qu'indirectement et incomplètement. C'est pourquoi l'ensemble des faits de conscience peut devenir l'objet d'une science spéciale.
B) Manifestations externes.
§142). Il ne serait peut-être pas impossible d'étudier scientifiquement ce monde intérieur dans son isolement; mais la tâche sera bien facilitée si on peut aussi le saisir par le dehors; de la sorte, le phénomène psychique essentiellement personnel, pourrait trouver le caractère objectif indispensable à la science [°268]. Or, de nombreux faits de conscience ont des rapports avec les phénomènes externes, d'ordre physique, physiologique ou sociologique.
1) Psychophysique [°269]. Dans le domaine des sensations, les excitants, comme la lumière, la chaleur, la pression, sont des phénomènes physiques et leur intervention permet d'atteindre le fait de conscience par le dehors; on a même essayé d'introduire par là en psychologie la mesure et la mathématique [°270]; les résultats de ces efforts constituent la psychophysique.
2) La psychophysiologie [°269]. Mais le monde intérieur a surtout de multiples rapports avec les phénomènes de la vie végétative, si bien qu'en chaque individu il serait difficile de trouver un fait de conscience qui ne s'accompagne d'aucune modification physiologique; la pensée elle-même retentit sur les fonctions du cerveau et de la circulation du sang [°271]. Cette interaction qu'il faut constater comme un fait, ne détruit pas la distinction établie plus haut entre les deux mondes; mais elle peut être étudiée scientifiquement et cette étude s'appelle la psycho-physiologie.
3) Psychosociologie [°269]. Enfin les phénomènes de la vie humaine observables extérieurement et constituant l'objet de la sociologie, sont eux-mêmes chargés d'influences venant de la vie intérieure: c'est en ce sens qu'on peut parler de «conscience collective»; car si les réactions sociales ne sont pas toutes explicables par la psychologie individuelle, celle-ci garde une vie indépendante capable d'influencer la vie sociale. D'où la constitution d'une psychosociologie, appelée aussi «psychologie des peuples» (Völkerpsychologie) ou «psychologie des foules».
En examinant tous ces phénomènes de frontière, il n'est pas toujours aisé de décider à quelle science ils appartiennent. Disons qu'ils constituent un domaine commun (objet matériel) que chacune des sciences peut exploiter à son point de vue (objet formel); et ce point de vue pour la psychologie expérimentale, sera celui de l'intervention de la conscience personnelle.
C) Corollaire. Psychologie du comportement [°269].
§143). Certains psychologues, voulant pour leur science des faits pleinement objectifs, ont tenté de fonder, non seulement une «psychologie sans âme» mais une psychologie sans conscience. Les phénomènes qu'ils se proposent d'étudier pour les classer et en établir les lois sont uniquement les manifestations externes d'ordre psychologique. L'école russe de Pavlov et Betcherew les cherche surtout dans l'ordre physiologique: modifications dans la circulation ou les sécrétions manifestant des désirs, des sensations, etc. Pour l'école américaine de Watson, ce sont les réactions globales de l'organisme vivant à une excitation: orientations ou habitudes acquises, qui se distinguent par leur généralité des faits individuels réservés aux sciences physiques ou physiologiques; et c'est à ces réactions globales que cette école a donné le nom de comportement (behavior, d'où «behaviorisme») qui constitue ainsi l'objet propre de la psychologie. Enfin, pour l'école française de Piéron et P. Janet, ce sont toutes les formes de réactions externes, y compris «ce merveilleux instrument de réaction fine qu'est le langage»; et pour eux, la psychologie se définit: «la science des lois de l'activité globale des organismes dans leurs rapports avec le milieu» (Piéron), ou encore: «la description et l'explication scientifique des différentes conduites humaines» (P. Janet) [°272].
La difficulté en cette conception est de conserver à la psychologie un objet propre sans le dissoudre, moitié dans le domaine physiologique ou physique, moitié dans la sociologie [°273]. L'école russe, abstraction faite de la conscience [°274], n'en donne aucun moyen; et le critère de la réaction globale est insuffisant, car ou bien celle-ci sera pleinement expliquée par des causes mécaniques et ce sera un cas de science physique; ou bien elle manifestera plus d'originalité, mais pour y découvrir des lois, en tenant compte de cette originalité qui, du moins chez l'homme, vient en fait de la liberté [°275], il faudra en revenir au point de vue de la sociologie.
Le seul moyen efficace de donner à la psychologie expérimentale un objet propre, c'est l'intervention de la conscience personnelle; tout phénomène, vu par ce biais, rentre dans un monde à part où il faut pour l'expliquer une nouvelle science. C'est pourquoi, sachant que la vie a trois degrés: l'ordre végétatif, sensitif et intellectif, nous conclurons que l'objet propre de la psychologie expérimentale est l'ensemble des faits de la vie sensitive et intellective qui constituent le domaine total de la conscience; mais en les considérant dans leur plus large extension, en eux-mêmes et dans leurs rapports avec tous les faits externes limitrophes, chez l'homme ou chez les animaux.
§144). Pour être une vraie science positive, la psychologie doit pouvoir appliquer à l'étude des faits de conscience les trois étapes de la méthode: l'observation, l'hypothèse et l'expérimentation.
A) Observation psychologique.
L'objet principal de la psychologie, le fait de conscience, demande d'abord l'observation interne ou méthode subjective; mais l'objet secondaire permet aussi l'emploi de l'observation externe, ou méthode objective.
1) Méthode subjective. L'observation interne appelée introspection ou réflexion est l'exercice attentif de la conscience [°276] pour se rendre compte avec précision de ce qui se passe en nous. Personne ne nie l'existence de cette introspection, mais on en a contesté la valeur scientifique [°277]. Il n'y a pas à s'arrêter au préjugé positiviste affirmant à priori l'impossibilité pour le connaissant d'être à la fois acteur et spectateur: car le fait positif est précisément qu'il en est ainsi [°278].
Une difficulté plus sérieuse vient de la nécessité d'être attentif pour observer. Cette concentration sur soi-même doit, semble-t-il, modifier l'état de conscience, ou bien elle s'avère impossible, comme dans les cas de fortes émotions ou de pensées absorbantes. Concédons qu'elle n'est pas facile et que les règles requises pour toute observation [§119] s'imposent aussi à l'introspection. Mais il y a remède: au lieu d'observer les faits au moment où il se produisent, on le peut aussitôt après, grâce à la mémoire immédiate [°279]; en sortant d'une vive émotion, un psychologue averti se rappellera les phénomènes qu'il vient de subir et il saura les noter sans idées préconçues, avec précision et prudence [°280].
Ce même procédé évite aussi toute influence déformante de l'observation sur le fait à constater, car on laisse d'abord celui-ci se produire de lui-même avant de le noter. D'ailleurs, même dans les cas où l'on peut se voir agir actuellement, il ne semble pas que cette déformation soit inévitable, et l'on peut suffisamment distinguer dans son état intérieur ce qui est attribuable à l'observation et ce qui constitue le fait objectivement.
D'une façon plus générale, il faut admettre en introspection comme en toute autre observation scientifique, la légitimité de l'analyse ou de l'abstraction, qui, sans déformer aucunement la réalité, considère à part un aspect des faits pour en donner une notion plus précise et en déterminer plus exactement les lois [°281]. Dans l'observation, cette analyse n'en est qu'à son début; elle porte encore sur un fait concret et individuel, comme sur son objet propre; en introspection, ce fait est en plus, nous l'avons dit, personnel; mais ce caractère d'individualité renforcée ne peut faire difficulté au point de départ, pourvu qu'au terme de l'expérimentation, on puisse en dégager une définition ou une loi universelle.
§145). 2) Méthode objective. L'observation externe en psychologie est l'attention pour saisir les phénomènes qui se passent en d'autres consciences que la sienne et qui se révèlent par des signes extérieurs sensibles; ainsi l'inquiétude, la réflexion, la honte se révèlent sur la physionomie; ou, plus savamment, le désir de l'aliment se manifeste par la sécrétion des glandes salivaires [°282].
Cette observation a un double objet.
a) L'objet direct est la manifestation extérieure comme telle: ce sont tous les phénomènes limitrophes de la conscience, étudiés en d'autres sciences, mais qui entrent en rapport avec le fait psychique. Nulle différence ici entre le psychologue et les autres savants.
b) L'objet indirect est le fait de conscience dont la manifestation extérieure est le signe; et pour déterminer sans crainte d'erreur cette signification, le psychologue a besoin d'un redoublement de prudence. Il distinguera deux sortes de manifestations, les unes naturelles, les autres conventionnelles. Ces dernières relèvent des usages sociaux et offrent peu de garantie pour atteindre le fait de conscience; l'attitude de tristesse devant la dépouille mortelle d'un maître ne prouve pas par elle-même la présence de la tristesse dans la conscience du serviteur. Les manifestations naturelles seules ont une valeur psychologique, on les rencontre plus aisément en certaines circonstances, comme dans la vie familière; ou chez les enfants ou même chez les animaux.
L'emploi de cette méthode a ainsi amené la naissance d'une branche spéciale appelée la psychologie comparée [°269]: qu'on peut définir l'étude des êtres conscients doués de psychisme inférieur (les primitifs, les enfants, les animaux) dans le but d'éclairer par comparaison la psychologie de l'homme adulte et civilisé. Nous y recourrons plus d'une fois, surtout pour établir les lois d'évolution.
La valeur de la méthode objective se fonde sur le principe d'analogie qu'on peut formuler: «Les mêmes signes naturels expriment chez les autres les mêmes faits de conscience que chez nous». Notons d'abord qu'il s'agit uniquement de signes naturels, ou d'un comportement observable du dehors qui extériorise le psychisme comme l'effet manifeste sa cause. Même en ce cas, certaines manifestations, comme les pleurs, sont équivoques: capables d'indiquer la tristesse, la joie, la colère, par exemple. De plus nous devons reconstituer l'objet signifié à l'aide de notre propre expérience interne qui n'est pas identique en tous ses détails avec la conscience des autres: il faut tenir compte de l'équation personnelle [§120]. Mais pour l'aspect essentiel des faits psychiques, le principe d'analogie est pleinement justifié, en supposant l'identité de nature entre les vivants conscients: identité spécifique pour la vie sensible et intellectuelle entre les hommes; identité générique pour la vie sensible entre hommes et animaux. Cette identité ne peut être qu'un postulat ou une hypothèse en psychologie expérimentale, mais elle est démontrée plus loin [§507]. Il faut du reste concéder que, dans les applications aux animaux plus éloignés physiologiquement de l'homme, l'interprétation est moins sûre et souvent reste incertaine.
Un rang à part revient à la manifestation par excellence de la conscience: le langage. Il peut être un signe naturel des états intérieurs: par exemple, dans l'expression spontanée de la joie, de la douleur, de la réflexion, du doute, etc. Mais surtout il permet aux psychologues de mettre en commun leur introspection et de lire pour ainsi dire, dans la conscience de ceux qui leur décrivent sincèrement ce qu'ils voient en eux-mêmes. On peut utiliser dans le même sens les témoignages contenus dans les mémoires et autres écrits auto-biographiques [°283], en leur appliquant toutefois les règles de la méthode historique pour discerner les descriptions douées de valeur scientifique, présentant des faits de conscience authentiques.
Concluons qu'en observation psychologique, la méthode subjective d'introspection et la méthode objective externe doivent toujours s'unir, pour se fortifier, se compléter et se contrôler, la seconde conférant à la riche précision de la première, le caractère d'impersonnalité requis par la science.
B) Les hypothèses psychologiques.
§146). Si l'on envisage les hypothèses spéciales, elles sont nécessaires en psychologie expérimentale, comme en toute science positive et elles y jouent le même rôle. Elles exigent aussi le même caractère positif et excluent tout recours aux natures, comme serait l'influence de l'âme ou de facultés préexistantes. Elles ne peuvent proposer comme cause explicative qu'un phénomène antécédent lié par une loi au fait de conscience considéré.
Cependant, il n'est pas nécessaire que cet antécédent causal se trouve parmi les faits de conscience; on peut aussi le supposer parmi les autres phénomènes, d'ordre physique, physiologique ou sociologique dont nous avons constaté l'influence possible sur notre vie intérieure. C'est à l'expérimentation à vérifier la valeur de ces suppositions.
Quant aux hypothèses générales, dans le genre de l'hypothèse de la subconscience, imaginée par W. James [PHDP §527], rien ne les exclut à priori de la psychologie, pas plus que des autres sciences; elles peuvent y jouer le même rôle d'unification et de suggestion pour découvrir de nouvelles lois. Cependant leur utilité et leur opportunité dépend de la conception qu'il convient de se faire en définitive de la science psychologique, comme nous l'indiquerons plus bas [§152].
C) L'expérimentation psychologique.
§147). Après que l'observation a nettement posé un problème psychologique en présentant un fait dont on cherche l'explication ou la loi; et que l'hypothèse a donné aux recherches une orientation précise, il reste au psychologue à utiliser les méthodes de Stuart Mill pour vérifier l'hypothèse.
En droit, suivant les quatre formes d'hypothèses spéciales possibles, l'expérimentation psychologique peut prendre quatre directions: elle sera psychophysique, psychophysiologique, psychosociologique ou simplement psychologique, suivant que l'on s'efforcera de déterminer les rapports entre un fait de conscience d'une part, et un autre phénomène, soit du monde physique, soit de la vie organique du sujet, soit de la société, soit enfin du monde de la conscience.
Dans les deux premières directions, grâce à l'invention de nombreux instruments, beaucoup d'expériences ont été réalisées; par exemple, celles de Fechner qui, pour déterminer la manière dont les sensations dépendent de leurs excitants physiques, applique la méthode des variations concomitantes; ou, dans l'ordre physiologique, pour vérifier l'hypothèse que l'attention agit sur la respiration, on soumet le sujet au dispositif de Marey qui inscrit la respiration diaphragmatique, d'abord à l'état normal; puis on accroît subitement son degré d'attention en lui proposant un problème de calcul mental [°284]. On use ainsi de la méthode de concordance.
Cependant, la liberté de l'expérimentateur est limitée ici par le respect dû à la personne humaine et les prescriptions de la morale; par exemple, pour vérifier l'hypothèse des localisations cérébrales, il faudrait, selon la méthode de différence, pouvoir supprimer la partie de l'encéphale où l'on place par hypothèse le centre de la fonction étudiée; on ne le peut, évidemment. Mais il y a un double remède à cette impuissance.
D'abord, c'est la psychologie pathologique [°269]: ce qui est défendu au chirurgien est parfois réalisé par la maladie; c'est ainsi que l'autopsie pratiquée après la mort sur les malades atteints d'aphasie a toujours révélé une lésion dans une même région de l'écorce cérébrale: en application de la méthode de différence, cette région est indiquée comme «centre du langage». La psychologie pathologique est donc l'utilisation des faits dus aux maladies mentales [°285] (troubles de la parole, de la mémoire, de l'imagination, de la sensibilité, etc.) pour démontrer des lois de psychologie générale valables même à l'état normal. Elle suppose par conséquent le principe que les lois de l'état morbide sont les mêmes que celles de l'état sain. La seule différence est que les fonctions, au lieu d'être équilibrées par leur influence réciproque, se trouvent plus ou moins isolées, parfois exaltées, parfois affaiblies; ce qui permet l'emploi des diverses méthodes d'expérimentation.
Un autre remède est le recours à la vivisection sur les animaux; en s'appuyant sur le principe de la psychologie comparée, les résultats pourront s'appliquer à l'homme; par exemple, on enlève les canaux semi-circulaires de l'oreille interne d'un chien pour en vérifier l'influence sur les fonctions d'équilibre [°286].
Dans la troisième direction, celle de la psychosociologie, on ne peut guère songer à provoquer des phénomènes sociaux pour vérifier une hypothèse. Parfois, il serait possible d'agir sur les sujets individuels; ainsi, pour vérifier l'origine sociale ou individuelle des idées religieuses chez un enfant, on pourrait l'éduquer en l'isolant totalement sur ce point de l'influence sociale [°287] mais un tel essai est interdit par la morale, car l'enfant a droit à l'éducation religieuse. Les applications permises sont donc très restreintes. Mais on peut employer la méthode historique de la sociologie qui, dans les situations de frontière où les faits de conscience individuelle et les phénomènes sociaux s'influencent mutuellement, peut être maniée également par le psychologue et le sociologue en vue de démontrer chacun ses hypothèses.
§148). Enfin, dans la quatrième direction, celle de la psychologie, l'expérimentation peut suivre la méthode subjective ou objective.
1) En méthode subjective, on a l'introspection provoquée qui consiste à produire intentionnellement un fait de conscience, par exemple, un calcul mental, une peur soudaine, pour noter ensuite avec soin tous les aspects présentés par ce fait à la conscience. L'école de Würtzbourg faisait appel dans ce but à des psychologues de profession qui connaissaient tous les détails à noter. L'école de Paris (Binet, Dwelshauvers, etc.) prépare pour chaque cas un questionnaire limité auquel il faut répondre et elle peut ainsi faire appel à n'importe quel sujet. On peut rattacher à cette forme d'expérience l'emploi de l'hypnotisme qui relève aussi de la psychologie pathologique. Selon certains, il permettrait de «faire le vide dans la conscience du sujet et [...] d'y déterminer par suggestion à l'état pur tel phénomène qu'on veut étudier» [°288]. Il permet plutôt de dissocier les fonctions en supprimant l'action de la volonté réfléchie ou de certains centres cérébraux supérieurs; par exemple, dans le sommeil hypnotique, on abolit la sensibilité périphérique pour vérifier son influence sur les émotions [°289]; on provoque ensuite une émotion et le sujet doit dire ce qu'il ressent. Mais selon Dwelshauvers, «l'on a beaucoup exagéré l'intérêt de l'hypnotisme pour la psychologie» [°290]; les hypnotisés, en effet, étant très sensibles à la suggestion, répondent selon le désir des médecins et non selon ce qu'ils constatent en eux; parfois, ce sont des hystériques très portés à la dissimulation. Bref, on les cite comme témoins de leurs faits de conscience, et selon les règles de la méthode historique, ils ne sont pas toujours dignes de foi.
2) Selon la méthode objective, nous avons les enquêtes et les tests.
L'enquête est une série de questions, proposée à un grand nombre de personnes pour obtenir la description de leurs observations; elle peut se faire oralement ou par écrit, et se compléter par les ouvrages traitant le même sujet; mais dans ce cas, elle devra tenir compte des règles de la méthode historique. Pour l'utiliser en psychologie, on interroge sur un fait de conscience; ainsi a procédé W. James pour déterminer les causes psychologiques des conversions [°291].
Le test [°269] est une série d'exercices (réponses à des questions, solutions de problèmes, dessins, etc.) préparés d'avance et destinés à mettre en évidence la manière d'agir d'une fonction psychologique, mémoire, imagination, etc. Par exemple, les tests de Binet et Féré établissent la série d'épreuves auxquelles doit satisfaire un enfant au point de vue du développement de l'intelligence, à tel âge donné (à deux ans, ou à quatre, ou à douze ans, etc.).
Le danger principal de cette méthode objective est de suggestionner les sujets qui répondront ce qu'on désire au lieu de décrire ce qu'ils observent en eux-mêmes; c'est pourquoi, elle exige grande habileté et prudence dans l'expérimentateur, soit pour l'appliquer correctement, soit pour interpréter les résultats.
D'une façon générale, enfin, les méthodes d'expérimentation psychologique demandent beaucoup de prudence, d'abord à cause de leur complexité. Pour épuiser un problème, on doit envisager les quatre directions possibles et souvent la même expérience combine des observations de psychologie, de physique, d'introspection provoquée. D'où la nécessité d'une compétence suffisante en ces multiples sciences, ou sinon on risque le danger de solutions unilatérales qui laissent échapper une partie de l'explication véritable.
§149). Mais surtout en toutes ces méthodes, il y a l'intervention inévitable de l'«équation personnelle» [§120]; et ici, non seulement elle est une cause d'erreur à corriger dans l'observateur, mais elle est inhérente au phénomène observé lui-même: celui-ci est en effet toujours un fait de conscience dont un des caractères est la personnalité; si l'on cherche, par exemple, la résistance de l'attention à la fatigue ou la réaction physiologique à la crainte, on trouvera celles de tel individu, souvent très différente de celles de tel autre.
C'est pourquoi les recherches expérimentales se sont volontiers orientées vers les applications concrètes, pédagogiques, ou professionnelles; par exemple, on a utilisé les tests pour déterminer les aptitudes d'un candidat aviateur. Mais il ne s'agit plus alors de la science qui doit être générale. Très voisines de ces applications concrètes, sont les études appelées de «Psychologie différentielle» où l'on détermine ce qui caractérise les individus comme tels [°292] ainsi que les types auxquels on peut rapporter les individus. À toutes ces recherches fait défaut un caractère indispensable de l'objet scientifique: l'universalité et la nécessité requise pour établir des définitions fixes et trouver des lois applicables à tous les cas définis; et lorsqu'on veut s'élever à ces vérités générales, il y a constamment péril de mettre dans la définition universelle ce qui n'appartient qu'à un seul et de prendre une particularité individuelle pour une loi de l'humanité.
Il n'est cependant pas impossible de corriger cette faiblesse au moyen de ce qu'on peut appeler «la méthode d'élimination par contrôle mutuel». Cette méthode s'exerce spontanément en exigeant plusieurs témoignages indépendants et convergeants pour admettre la réalité d'un fait psychologique; lorsqu'il s'agit de définir les phénomènes les plus saillants et de prouver les lois les plus élémentaires, la possibilité pour chacun de consulter sa conscience à leur sujet est un contrôle suffisant: l'accord se fera sur l'essentiel en éliminant les divergences individuelles.
Dans les expériences plus techniques, surtout avec usage d'instruments, il sera nécessaire pour obtenir le même contrôle, de multiplier les expériences, soit avec la même personne en variant les circonstances, soit avec diverses personnes en notant chaque fois les résultats précis; la comparaison permettra d'éliminer l'équation personnelle en ne retenant que l'essentiel commun à tous les cas. On s'ingéniera surtout en ce domaine à trouver des notations numériques; par exemple, on comptera les mots retenus ou copiés en 30 secondes; ou le nombre d'erreurs commises dans la perception rapide d'un objet, etc. Le contrôle consiste alors à chercher des moyennes en traitant les nombres obtenus selon les règles de la statistique [°293]. En poursuivant cette méthode avec patience et persévérance; on obtient des conclusions vraiment objectives.
§150). L'examen des lois réalisables en psychologie expérimentale nous montrera quelles conceptions il convient de se faire de cette science positive. Mais d'abord, ces lois supposent l'existence du déterminisme.
A) Le déterminisme psychologique.
Nous devons reprendre ici les conclusions établies pour la sociologie; lorsqu'il s'agit des activités propres à l'homme, le monde intérieur a les mêmes caractères que les actes observables du dehors [§135].
D'abord, il serait arbitraire d'étendre à toute la vie intérieure humaine sans exceptions le postulat du déterminisme, niant ainsi le fait de notre liberté. Mais, d'un côté, le domaine de cette liberté est clairement délimité par l'introspection. Toute la vie sensitive, et par conséquent, toute la psychologie animale lui échappe et même chez l'homme, grâce à l'emploi de l'analyse, il sera possible d'établir dans l'ordre sensible des lois fondées sur le déterminisme au sens strict.
D'autre part, dans la vie psychologique, pas plus que dans la vie sociale, l'activité libre n'intervient nullement comme une étrangère ou une influence inexplicable. Outre qu'elle possède ses lois propres, jamais dans la conscience normale elle ne se réalise à l'état pur [°294]. Elle fait toujours partie d'un ensemble complexe, dont une portion souvent considérable est d'ordre sensible, pleinement soumise au déterminisme. Si l'on peut par analyse étudier à part chaque élément, il faut aussi considérer les ensembles concrets. On appelle ces ensembles les «structures» psychologiques, c'est-à-dire des «faits de conscience complexes, mais expérimentalement uns, dont les éléments appartiennent à diverses fonctions qui peuvent être les unes spirituelles, les autres sensibles» [§575], comme la perception, l'invention, etc. On les trouve soumis à un déterminisme réel, mais non absolu: réel, parce que les méthodes d'expérimentation permettent d'éliminer l'influence individuelle et libre; non absolu, parce que ces influences sont inévitables dans la vie concrète où il faut tenir compte de l'intervention constante des variables indépendantes qui sont, selon W. James, la liberté et la personnalité [°295]. C'est pourquoi, les lois psychologiques ne peuvent fonder des prévisions absolument certaines; elles sont valables pour la plupart des cas, avec des exceptions toujours possibles.
B) Lois psychologiques.
§151). En toute science positive, le but est d'obtenir un système de lois qui, d'abord empiriques, deviennent enfin dérivées en se subordonnant comme les conséquences déduites de quelques lois générales. La psychologie est encore loin d'avoir atteint cet idéal [°296]. Peut-elle l'espérer?
Quant aux lois empiriques, il est certainement possible d'en établir en psychologie comme en sociologie, puisque son objet spécial (les faits de conscience) étudié selon la méthode expérimentale est soumis à un déterminisme suffisant pour qu'on y découvre des rapports constants entre deux phénomènes. Mais ces lois n'ont pas toutes la même valeur et elles n'atteindront jamais la rigueur et la précision des lois physico-chimiques.
Parmi les lois psychologiques, en effet, les unes ont une forme quantitative, les autres sont purement qualitatives.
1) Nous appellerons lois quantitatives, celles qui formulent des rapports entre deux faits au moyen de notations numériques. Elles s'obtiennent par l'expérimentation aidée d'instruments de précision. Les unes s'efforcent d'indiquer les rapports entre les faits psychiques et leurs déterminants physiques: telle est la loi de Weber [§435]. Les autres sont des lois statistiques, fruit de la méthode objective [§148]. Ces lois, peu nombreuses encore, ne peuvent guère dépasser les abords de la vie intérieure (psychophysique ou psychophysiologique) et l'on doit abandonner l'espoir de leur soumettre l'ensemble des faits de conscience: l'immatérialité qui caractérise ceux-ci, s'oppose à une telle extension de la mesure et des rapports quantitatifs.
2) Les lois qualitatives sont celles qui formulent les rapports entre deux faits sans notations numériques, mais à l'aide des relations fournies par le sens commun ou précisées par la philosophie. La grande majorité des lois psychologiques sont de cette sorte [°297]; mais le désir de dégager la nouvelle science positive de toute compromission avec la philosophie les a laissées jusqu'ici dans un vague regrettable. On peut en distinguer trois types principaux que nous appellerons lois descriptives, d'explication spéciale, et d'explication générale.
a) Les lois descriptives ne sont que la présentation en formules abstraites de faits observés dans l'ensemble des hommes. Ainsi, la loi d'intérêt qui, dans la perception, par exemple, exprime simplement un aspect de cette fonction [°298]. Ces formules ne sont pas de vraies explications, mais elles sont utiles à la manière des définitions, pour fixer un aspect général et caractériser un phénomène.
b) Les lois d'explication spéciale expriment les relations entre un fait de conscience ou une fonction psychologique et d'autres faits considérés comme les conditions de son origine, de son évolution [°299], de sa dégénérescence; ou comme le champ de son influence. Ainsi, les lois d'origine des passions [§794], la loi de Ribot sur la perte de la mémoire, etc. Ces lois constituent, semble-t-il, la part la plus solide de la psychologie expérimentale. Il conviendrait de les formuler en termes plus scientifiques, grâce aux précisions fournies par la philosophie, car les rapports envisagés ne sont que les diverses formes de la causalité. Par là, du reste, on obtient une véritable explication: une connaissance par les causes, à savoir par les causes prochaines, puisqu'il s'agit d'une science particulière.
c) Enfin les lois d'explication générale s'efforcent de déterminer les grandes directions de la vie psychique [°300], auxquelles les autres lois devront se rattacher comme à leur dernière explication. Dwelshauvers en propose trois: la loi de synthèse qui unifie tous les faits de conscience dans la personnalité; -- la loi d' habitude qui permet au vivant de progresser; -- la loi de spontanéité ou de dynamisme, soit conscient, soit inconscient, qui explique les créations de l'activité vitale.
Toutes ces lois ne sont d'ailleurs au sens indiqué plus haut [§114] que des lois empiriques; pour les élever au rang de lois dérivées, il faut d'abord adopter une conception nette de la science psychologique.
C) Conclusion. Diverses conceptions de la science psychologique.
§152). La psychologie expérimentale se présente comme intermédiaire entre deux autres formes, l'une en-dessous, l'autre au-dessus d'elle.
La forme infra-scientifique comprend la psychologie spontanée [°301] qui est la connaissance concrète des faits de conscience ou des «choses de l'âme» acquise par un don inné d'observation, - et la psychologie littéraire qui est la description sous forme d'oeuvre d'art des états d'âme de personnages réels ou fictifs, par exemple, dans les pièces de théâtre ou les récits historiques. Ces formes restent imbibées de concret et d'applications pratiques; elles ne sont pas un exposé méthodique, dégageant les lois universelles et nécessaires, comme le veut toute science. Au-dessus d'elle, il y a la psychologie rationnelle, qui résout le problème des natures, comme nous l'avons définie plus haut.
La psychologie comme science positive se subdivise elle-même en un grand nombre de traités qui ont déjà été signalés. Rappelons la psychophysique, la psychophysiologie, la psychosociologie, (interpsychologie); la psychologie animale, celle des enfants et des autres âges ou groupes humains; la psychologie différentielle, à laquelle on peut assimiler ce que Stuart Mill appelle «éthologie»: science de classification, déterminant les types psychiques ou caractères; puis la psychologie pathologique, la psychologie expérimentale au sens strict, comprenant l'ensemble des recherches et procédés utilisant les expérimentations décrites plus haut [°302]; la psychologie du comportement; et les applications, comme la psychologie pédagogique, la psychologie religieuse, etc. Bien que chaque auteur semble parfois considérer son point de vue comme seul valable, il faut dire que toutes ces formes spéciales avec toutes leurs méthodes sont légitimes; et c'est tout cet ensemble (psychologie générale) qui constitue la psychologie comme science positive ou la psychologie expérimentale dont nous parlons.
Mais cette psychologie peut encore être considérée de trois façons.
1) On peut l'ériger en science autonome, constituée indépendamment de toute autre science supérieure (Philosophie ou même mathématique) et cherchant en ses propres ressources le moyen de s'unifier et d'atteindre l'étape déductive de la science parfaite. C'est l'effort tenté par un grand nombre de traités modernes, mais qui ne sont encore que des essais assez éloignés de la systématisation déductive [°303]. L'avantage que l'on cherche ainsi est de donner à la psychologie un corps de vérités unanimement reconnues, comme celles des autres sciences positives, en sorte que les philosophies les plus diverses devront en tenir compte et pourront la compléter chacune à sa façon. Mais, outre que cet avantage s'inspire d'un scepticisme philosophique inadmissible, on peut se demander s'il existe une loi psychologique certaine qui, sans dépasser l'ordre du phénomène, serait assez générale pour servir de point de départ convenable à la déduction de toutes les autres lois [°304]; la science positive ne parvient d'ordinaire à l'étape déductive que par subalternation à une science plus haute et plus générale. En tout cas, cette loi n'est pas encore découverte et cette première solution ne repose encore que sur un postulat. De plus, la séparation totale des deux psychologies, l'une considérée comme science positive, l'autre comme science philosophique [°305], n'est pas sans inconvénient. Elle laisse dans l'imprécision, comme nous l'avons noté, et souvent dans le désarroi les formules des lois qualitatives; elle prive le système de lois empiriques d'un principe d'unification que peut lui fournir une doctrine ferme de l'âme; et les deux recherches poursuivies à des points de vue trop étrangers l'un à l'autre aboutissent parfois à d'inextricables confusions, comme dans la théorie de la personnalité. On peut espérer au contraire qu'en se retrouvant en pleine harmonie, l'étude positive et l'étude rationnelle s'éclaireront mutuellement pour constituer la science totale de la vie intérieure. C'est dans ce but que se présentent les deux autres conceptions de la psychologie expérimentale.
2) On peut considérer cette psychologie comme un complément de l'étude philosophique de l'âme. De même que les sciences biologiques peuvent rester sciences particulières, tout en se subordonnant à la philosophie de la nature [§123], ainsi la recherche des classifications et des lois, concernant les phénomènes de conscience, supposerait connue la nature de l'âme et de ses principes d'actions. De plus, tout en se poursuivant par la méthode expérimentale, cette recherche de classifications pourrait aussi rattacher déductivement ses conclusions aux doctrines plus universelles et plus profondes sur la nature de l'âme. Cette conception est très favorable à l'harmonie entre les deux psychologies; elle est celle de la plupart des traités de psychologie scolastiques actuels, inspirés de la psychologie thomiste qui en est une des plus heureuses réussites. Mais elle tend à estomper la distinction, à transformer l'harmonie en fusion et à méconnaître ainsi le droit de la psychologie expérimentale à s'ériger en science positive.
3) On peut enfin concevoir la psychologie expérimentale comme une préparation à la philosophie, c'est-à-dire comme constituant un premier groupement des faits de conscience et de leurs lois empiriques en vue de préparer la connaissance approfondie de l'âme et de ses principes d'action. Ainsi comprise, elle reste une science particulière, résolvant le double problème des classifications et des lois, en s'abstenant de conclure quoi que ce soit au sujet du problème des natures - sans l'ignorer cependant, mais au contraire en choisissant ses hypothèses générales parmi les vues d'ensemble ou doctrines synthétiques qui seront démontrées comme thèses en psychologie rationnelle. Elle conserve ainsi son autonomie et peut revendiquer le titre de science positive; mais ne pouvant trouver dans les mathématiques les principes d'unité qui en feraient une science parfaite, elle les emprunte à la science générale qui peut les lui fournir: la philosophie [°306].
Par là, le «traité de l'âme» reprend son aspect synthétique, sans renoncer aux progrès des sciences qui tendent légitimement à différencier de plus en plus les sciences particulières et à donner un rang parmi elles à la psychologie expérimentale.
Telle est la conception que nous essaierons de réaliser en Philosophie naturelle [°307].
§153). Malgré la complexité des points de vue soulevés par la méthodologie spéciale que nous achevons, il est possible d'en dégager quelques conclusions claires au sujet des sciences positives modernes.
1) Dès que se réalisent les trois conditions: un objet, une méthode, des lois, il est légitime de créer une science positive ou expérimentale nouvelle. L'objet est un ensemble de phénomènes pour lesquels il faut résoudre le problème des classifications; le problème des lois donne l'explication par les causes prochaines; et le problème des natures qui concernent les causes profondes, n'est pas du ressort de ces sciences particulières; enfin la méthode appropriée est essentiellement inductive, fondée sur les faits et sur le déterminisme de la nature.
2) Étant donnée cette méthode, toute science positive est d'abord une science imparfaite, de forme descriptive et inductive, établissant un ensemble de définitions et de lois empiriques; mais elle tend spontanément à devenir déductive, comme l'imparfait tend au parfait.
3) Il peut arriver que pour se parfaire elle soit absorbée par une science supérieure, dont elle devient une simple annexe, préparatoire ou complémentaire: c'est ainsi que plusieurs traitent la psychologie expérimentale et la sociologie ou l'économie positive.
4) Mais toute science positive réalisant les trois conditions fondamentales, a le droit de s'achever dans sa propre ligne, et elle le peut toujours en pleine harmonie avec les autres sciences; elle se présente alors sous trois formes possibles: forme mathématique, forme philosophique, ou forme autonome, suivant qu'elle emprunte le principe de ses déductions aux sciences mathématiques, ou philosophiques, ou qu'elle les cherche en ses propres lois.
5) Cette dernière solution qui semble propre aux sciences positives de l'homme (Psychologie et sociologie) n'est encore qu'un essai; et si elle réussissait, ces sciences expérimentales garderaient de droit, une subalternation essentielle à l'anthropologie philosophique, en tant qu'explication des activités humaines par les causes prochaines.
6) La réussite la plus brillante a été obtenue par subalternation par accident aux mathématiques; rien n'empêche de l'essayer pour toute science positive, dans la mesure où tout phénomène soumis au déterminisme est susceptible d'être mesuré, directement ou indirectement. Mais son domaine de choix reste la physique.
7) La subalternation essentielle aux principes philosophiques est également efficace pour unifier les sciences positives, et elle sauvegarde leur légitime autonomie de sciences particulières ne cherchant que les causes prochaines ou les lois. Elle convient spécialement aux sciences biologiques de classification et aux sciences positives de l'homme.
8) Toutes ces formes de sciences, enfin, apparaissent comme complémentaires, utiles, sinon nécessaires, pour expliciter les inépuisables richesses d'intelligibilité de l'Univers. Elles s'harmonisent avec notre philosophie qui en justifie le principe, en détermine la valeur et en marque la place dans le tableau général des sciences.
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