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b69) Bibliographie spéciale (L'ordre d'intention)
§767). L'ordre d'intention est l'ensemble des activités volontaires qui ont pour objet une fin, non pas immédiatement possédée, mais qui peut ou qui va être obtenue par des moyens appropriés.
L'ordre d'exécution est l'ensemble des actes volontaires qui constituent la mise en oeuvre des moyens destinés à procurer cette fin.
Cette distinction découle de la définition même du volontaire que nous venons d'établir. En chacune de ces étapes, nous avons à résoudre le double problème des classifications et des lois.
A) Classification.
Proposition 49. L'ordre d'intention contient deux actes spécifiquement distincts: le simple vouloir et l'intention.
Le simple vouloir est l'acte par lequel la volonté se porte vers une fin considérée comme bien en soi, purement et simplement satisfaisante pour l'appétit.
L'intention est l'acte par lequel la volonté se porte vers une fin considérée comme terme d'arrivée auquel conduisent certains moyens.
1) Preuve d'induction.
§768). a) FAITS. Nous constatons d'abord que la diversité de nos réactions volontaires dépend moins des choses prises en elles-mêmes que de la manière dont nous les jugeons, en fonction du bien. Ainsi un même objet, comme la richesse, exercera un puissant attrait sur celui qui la considère comme source de plaisir, utile à ses affaires, etc., c'est-à-dire comme bonne pour lui; mais elle suscitera au contraire une vraie répulsion chez celui qui en sent le vide, le danger pour son idéal, c'est-à-dire qui la considère comme un mal pour lui.
D'autre part, s'il faut qu'un objet, pour émouvoir la volonté, soit apprécié en fonction du bien ou d'une fin comme telle, il est clair que ce bien ou cette fin considérée en soi sera aussi, et à plus forte raison, objet d'une volition, en application de l'adage: «Propter quod unumquodque tale, et illud magis». Mais on constate que cet objet détermine des réactions volitives très différentes, suivant qu'il apparaît en lui-même comme bien pur et simple, sans autre détermination, ou au contraire qu'on le considère comme un terme d'arrivée encore absent auquel mènent certains moyens. On se rend, par exemple, à une exposition de peinture organisée pour la vente; si on est simple curieux, on goûte la beauté des oeuvres d'art: celles-ci ont une bonté d'ordre intellectuel qui intéresse notre volonté; mais comme cette valeur se présente en soi, sans rien de plus, notre volonté l'approuve simplement, elle se complaît en cette beauté, elle se repose en ce bien comme en une fin, et sa réaction est plus affective qu'active: c'est un amour du bien.
Si, au contraire, on songe que ce beau tableau est précisément ce qu'il faut pour la décoration du salon, ce bien apparaît comme but à acquérir. Il garde toujours son caractère de fin, c'est-à-dire d'objet ayant une bonté propre où peut se reposer le mouvement appétitif, et la volonté continue à l'approuver, à l'aimer; mais de plus, elle se met en branle pour chercher à l'acheter, et l'on s'enquiert du prix de vente, des conditions et des démarches requises.
Autre exemple où apparaît ta même diversité d'attitudes volontaires: l'oeuvre d'art dans l'esprit de l'artiste au moment où il décide de la réaliser; la même oeuvre d'art réalisée, exposée dans un musée à l'admiration des visiteurs.
b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION. Tout mouvement appétitif de sens opposé et indépendant constitue un acte spécifiquement distinct, en raison de l'aspect spécial ou objet formel nouveau qui explique cette opposition et indépendance.
Ainsi l'aspect de mal dans l'objet détermine un refus volontaire (noluntas) dont il n'y a pas à poursuivre davantage l'analyse, puisque tout effet ultérieur est bloqué.
L'aspect de bien pur et simple caractérise le simple vouloir, qu'on appelle aussi une volonté au sens d'acte du même nom que la fonction générale, parce qu'il a pour objet ce qui est par excellence l'objet de cette faculté: le bien pris absolument, comme fin pleinement reposante.
Enfin, l'aspect de terme futur à atteindre caractérise l'intention où le côté actif prend résolument la prépondérance sur le côté affectif.
2) Corollaires.
§769) 1. - Vouloir et sentiments fondamentaux. Le simple vouloir sous sa forme affective d'amour du bien (du bien absolu qui n'est que bien) semble être la toute première manifestation de notre fonction de volonté: c'est par là, conjointement avec la saisie intellectuelle d'un «quelque chose», que s'éveille notre psychologie proprement humaine, en pleine continuité d'ailleurs avec les activités sensibles; car ces aspects d'être et de bien nous apparaissent d'abord dans un objet concret, comme quelque chose qui nous convient.
À cet amour du bien, se rattachent les sentiments élevés qui constituent l'instinct propre à l'homme: l'amour du vrai, du beau, du juste, l'amour de l'ordre et de l'unité, en un mot l'approbation spontanée donnée aux perfections transcendantales dès qu'elles se présentent sous forme de valeur, c'est-à-dire de convenance à l'appétit ou de bien; et aussi l'attachement incoercible à la vie, à l'existence, qu'on appelle ordinairement l'instinct de la conservation, qu'on retrouve en tout être, en particulier chez les animaux, mais qui a chez l'homme un aspect rationnel conscient, en vertu duquel, par exemple, en cas de danger, on accepte volontairement le sacrifice de tout pour sauver sa vie.
Mais ce simple vouloir, surtout sous sa dernière forme de vouloir-vivre, se transforme spontanément en intention, dès que les nécessités de l'existence nous font constater que le bien qu'on aime, ce «bien absolu» sans nul défaut, est loin encore d'être possédé: alors, de l'amour du bien naît le désir d'être heureux: on se rend compte que ce bien est un terme absent, dont la possession sera le bonheur, et auquel doivent nous mener certains moyens. Ainsi, le désir du bonheur est l'intention fondamentale, universelle et instinctive, base de toute vie volontaire ou proprement humaine.
§770) 2. - Pluralité d'intentions. Cette intention primordiale, comme l'amour du bien absolu, est évidemment unique pour tous les hommes, l'absolu étant de droit unique. Mais le mouvement volontaire ne peut s'achever dans cet objet trop général: car il est de la nature du bien d'être réel et existant; le bien général (bonum in communi) doit devenir bien réel (bonum in concreto) en prenant l'aspect d'un objet existant dans la nature, où nous estimons que se réalise le bien absolu, et où, par conséquent, nous plaçons l'idéal du bonheur et le but de la vie. Ce bien réel comparé au bien général peut déjà être considéré comme un moyen par rapport à la fin où il mène, et il déclenche ainsi les opérations de l'ordre de l'exécution (délibération, choix, etc.); mais le plus souvent, surtout dans l'enfance, au début de la vie psychologique, le passage est spontané et à peine réfléchi: il s'explique principalement par l'influence sociale de l'éducation et des idées courantes. Ainsi, dans un milieu chrétien, ce «bien absolu réel» sera l'amour de Dieu; dans un milieu bourgeois néo-païen, l'«idéal concret» sera la richesse et le bien-être, etc. Parfois aussi, ce passage est pleinement conscient et délibéré: il peut d'ailleurs être toujours remis en question, et il constitue l'acte fondamental de la vie morale [§1065 et §1098].
De toute façon, pour l'agent, ce «bien réel» où se réalise le bien général absolu se distingue à peine de ce dernier; il fait bloc avec lui, et psychologiquement, il est bien plus une fin qu'un moyen: il est même le but suprême, l'idéal voulu pour lui-même et qui n'est rapporté à aucun autre, à savoir la fin dernière, objet par conséquent d'intention; et comme tous les hommes ne sont pas d'accord sur le bien réel où ils cherchent la réalisation du bien absolu, il y a en ce sens pluralité d'intentions.
Un seul homme cependant ne peut avoir qu'une seule intention à la fois, s'il s'agit du terme final qui achève son acte; car celui-ci est semblable à un mouvement qui ne peut comporter évidemment qu'un seul terme. Mais cette unification reste compatible avec une pluralité d'intentions de deux façons:
1. Il peut y avoir dans le mouvement volontaire plusieurs termes intermédiaires, conçus comme moyens pour atteindre une fin ultérieure, mais qui possèdent en eux-mêmes assez de bonté propre pour procurer un vrai repos à l'appétit et jouer ainsi le rôle de fin. Ainsi l'idéal réel où le bon chrétien concrétise le bien absolu est encore trop lointain: aimer et servir Dieu; il le précise en se fixant un moyen fondamental, en choisissant une vocation, par exemple l'apostolat; pour réaliser celui-ci, il adoptera la vie religieuse où, pour le préparer, il s'appliquera aux études: les intentions de s'instruire, d'être bon religieux, d'être apôtre, de plaire à Dieu, et enfin de faire son salut ou d'être heureux constituent une chaîne où chaque intermédiaire est à la fois un moyen et une fin intermédiaire.
2. Même si plusieurs buts ne sont pas subordonnés, ils peuvent être objet de plusieurs intentions à la fois, si la raison les considère sous un aspect commun, ou comme constituant un seul tout: car tout dépend du jugement pratique dans les réactions d'appétit volontaire: un capitaliste, par exemple, entreprendra le voyage à Paris pour plusieurs intentions à la fois: pour une opération de bourse, pour y créer une Société anonyme, pour y louer son immeuble, etc., parce que ces divers buts sont unis sous l'aspect commun de gain à réaliser.
§771) 3. - Rapport des deux ordres. Les actes de l'ordre d'intention peuvent se réaliser de deux façons:
1. Analytiquement: lorsqu'ils se portent vers la fin prise en elle-même avant qu'aucun moyen précis ne soit encore en vue: par exemple, on veut la santé, on y tient (simple vouloir), et si l'on est malade, on la désire (intention) sans que d'abord aucun moyen précis ne soit décidé.
2. Synthétiquement: lorsqu'ils se portent à la fois sur la fin et sur les moyens positivement envisagés: par exemple, on veut la visite du médecin pour recouvrer la santé. Dans ce dernier cas, l'acte de volonté est psychologiquement unique, car c'est le même mouvement qui arrive au terme et qui passe par les intermédiaires qui y conduisent. Mais il acquiert une plus grande complexité qu'il convient d'analyser.
Cette indépendance possible des volitions concernant la fin montre que, dans notre vie intérieure; ces actes ont la priorité. Dès son premier élan, la volonté se porte au but; elle n'accepte les moyens que de façon secondaire et dépendante. Elle ne peut s'y porter sans vouloir la fin, mais elle peut s'arrêter à la fin: par exemple, vouloir la santé sans vouloir le médecin. Au contraire, il faut d'abord exécuter le moyen pour obtenir en réalité la fin, et l'on peut ici s'arrêter au moyen, par exemple obtenir la visite du médecin et non la santé. Ainsi l'ordre réel d'exécution est l'inverse de l'ordre idéal d'intention.
B) La loi.
Proposition 50. 1) Nos intentions dépendent, quant à leur spécification, directement du caractère d'honnêteté que la raison voit dans un bien, et indirectement de nos dispositions subjectives conscientes. 2) Pour l'exercice, nos vouloirs et intentions ne dépendent que de la volonté comme toutes les autres fonctions qui interviennent dans un acte proprement humain.
1) Explications.
§772). L'acte proprement humain est celui qui est produit par volonté délibérée: il s'oppose au mouvement réflexe ou spontané d'ordre sensible appelé inconscient ou indélibéré, comme un geste machinal; il est précisément l'objet de notre analyse psychologique en ce paragraphe.
La spécification d'un acte est ce qui lui donne sa nature déterminée ou sa définition propre qui le distingue de tout autre [§404].
L'exercice est le passage d'une fonction de la puissance à l'acte [°1271]: de l'état virtuel où elle est apte à agir, à l'état actuel où elle agit en fait.
Rappelons aussi les trois grandes sortes de bien:
le bien honnête est celui qui satisfait l'appétit à titre de fin, parce qu'il est présenté comme tel par la raison, en fonction du bien absolu;
le bien utile est celui qui est rapporté à un autre au titre de moyen;
le bien délectable est le repos même de l'appétit dans le bien, et plus spécialement celui qui satisfait l'appétit sensible, dont toutes les réactions et émotions sont commandées par le plaisir: par exemple, si on achète des fruits, l'argent est un bien utile, les fruits, un bien délectable, et l'acte de justice, un bien honnête.
2) Preuve.
§773) 1. - Spécification des intentions. Dire que l'objet formel de nos vouloirs et intentions est un objet connu comme fin, c'est dire qu'il est constitué par son caractère d'honnêteté.
Mais toute opération se spécifie directement par son objet formel.
Donc, la spécification de nos intentions dépend du caractère d'honnêteté que la raison découvre en un bien: c'est le signe par où on reconnaît l'intervention du vouloir et la présence d'un acte vraiment humain. Quand les prisonniers affamés se jettent sur la nourriture, on peut douter qu'il y ait là une activité humaine; mais si l'un d'eux fait le signe de croix avant de prendre sa portion, ou la partage avec un plus malheureux, on voit apparaître un aspect d'honnêteté qui domine la poursuite instinctive du bien délectable: il y a intention, acte vraiment humain.
Mais la spécification de nos intentions ne dépend pas seulement de l'objet reconnu «bien honnête» par la raison: il y a aussi le rôle important, quoique indirect, des dispositions subjectives: pourquoi, par exemple, un écrivain aura-t-il, en éditant son ouvrage, l'intention de s'enrichir, ou celle d'instruire et d'édifier? L'édition, comme bien honnête, c'est-à-dire considérée comme bonne affaire ou bonne action (but) par la raison, peut avoir ces deux sens. Si l'écrivain est un avare, il aura la première intention; s'il est un apôtre, la deuxième. C'est que, en effet, le bien honnête est une relation de convenance entre un objet et un sujet, et cette convenance peut dépendre également des deux termes. Directement, c'est toujours l'aspect d'honnêteté de l'objet (aspect de gain, aspect d'apostolat) qui spécifie l'intention; mais; indirectement, telle disposition subjective amènera la raison à déclarer convenable dans l'objet tel aspect plutôt que tel autre, produisant des espèces très différentes d'intention. C'est pourquoi les anciens, citant Aristote, disaient: «Qualis unusquisque est, talis finis videtur ei»: tel sujet, telle fin et telle intention.
Ces dispositions peuvent être passagères (comme des émotions), ou stables (comme des habitudes), et en ce cas, rester habituellement inconscientes. Mais lorsqu'elles interviennent dans la spécification, la raison doit s'en rendre compte, et elles deviennent conscientes.
§774) 2. - L'exercice. Dans l'activité proprement humaine, si la direction vient de la raison, l'impulsion, et par conséquent la mise en exercice vient de la volonté: à ce point de vue, toutes les autres fonctions et opérations dépendent de la volonté; celle-ci, en effet, ayant pour objet le bien absolu, est comparable au chef dirigeant l'oeuvre en général, tandis que toute autre fonction ou opération n'ayant pour objet qu'un bien particulier, ressemble à ceux qui exécutent chacune des parties du plan: or, celui qui a soin du bien en général ou de l'ensemble commande et met en exercice chacun des exécutants. C'est donc de la volonté que dépend l'exercice de toute fonction ou activité qui concourt à réaliser un acte proprement humain.
Ainsi, dans cet acte humain, les deux fonctions spirituelles qui l'accomplissent sont en dépendance mutuelle, à différents points de vue: dans l'ordre de la spécification, l'intelligence meut la volonté, lui précisant son objet, le but à atteindre, comme aux autres fonctions; mais dans l'ordre d'exécution, la volonté meut l'intelligence, l'appliquant à son acte, ainsi que toutes les autres fonctions. C'est que leurs objets formels s'incluent mutuellement; car le bien est un certain vrai, et le vrai un certain bien.
b70) Bibliographie spéciale (L'ordre d'exécution)
A) Classification.
Proposition 51. On peut trouver dans l'ordre d'exécution six activités spécifiquement distinctes: la délibération et la décision (ou l'ordre): actes de la raison pratique; le consentement, le choix, la mise en oeuvre (ou usage actif) venant de la volonté; et enfin, les divers actes des fonctions d'exécution (ou usage passif).
1) Définitions.
§775). 1. La délibération («consilium» en latin) est l'acte par lequel la raison, étant donné l'intention préalable d'atteindre un but, examine et détermine les moyens aptes à y conduire.
La conclusion de la délibération est la décision ou jugement pratique définitif, que les anciens appelaient «jugement pratico-pratique», distinguant trois sortes de jugement:
a) le jugement spéculatif: celui dont l'objet est une nature abstraite considérée en elle-même: exemple: «Tout carré, ou ce carré est une figure»;
b) le jugement pratique: celui dont l'objet concerne une action à accomplir; il se subdivise en deux:
le jugement spéculativo-pratique dont l'objet est une règle générale de conduite; par exemple: «Il faut rendre à chacun ce qui lui est dû»;
le jugement practico-pratique: celui dont l'objet est telle action concrète, à accomplir actuellement: ici et maintenant («hic et nunc»); il s'exprime toujours à l'impératif, mais de telle sorte que, dans nos actes personnels, nous nous commandons à nous-mêmes, nous disant, par exemple en achetant un livre: «Paie le prix juste», ou «Que je donne le prix exact»; souvent, il ne se formule pas intellectuellement, mais il s'exprime équivalemment (implicitement) dans la réalisation même de l'acte qui est son objet, par exemple en payant consciemment et consciencieusement le livre.
Ce jugement pratique final est le centre des activités volontaires dans l'ordre d'exécution. Considéré par rapport aux actes internes de volonté: consentement et choix, il est leur principe de spécification; il leur présente et leur fixe leur objet; mais par rapport aux actes externes, il est principe de direction, assurant la bonne mise en oeuvre des moyens choisis; à ce second point de vue, il s'appelle ordre ou commandement, et sa place logique est après le choix.
2. Le consentement est l'acte par lequel la volonté se porte vers l'ensemble des moyens jugés convenables pour mener au but [°1273].
3. Le choix est l'acte par lequel la volonté, excluant tous les autres moyens, se porte vers le moyen jugé le meilleur pour procurer la fin.
4. L'ordre (ou le commandement, ou «imperium» en latin) est l'acte par lequel la raison dirige les activités des fonctions inférieures pour réaliser l'oeuvre, les appliquant à l'acte en vertu d'un vouloir ou choix préalable.
5. La mise en oeuvre (ou usage actif, ou «usus» en latin) est l'acte par lequel la volonté applique directement à leurs actes les fonctions d'exécution.
6. Ces actes eux-mêmes sont de diverses sortes, ayant chacun sa définition propre; ils forment un groupe appelé l'usage passif ou l'acte externe.
2) Preuve d'induction.
§775bis). Tous ces aspects ne se rencontrent pas distinctement en chacune de nos démarches volontaires; mais il suffit, pour les distinguer légitimement, que dans les décisions de quelque importance ils apparaissent nettement. Pour éclairer l'analyse des faits, nous commencerons par donner le principe d'interprétation qui nous fait découvrir les définitions proposées.
a) PRINCIPE. Partout où se découvrent, dans l'activité humaine, des aspects et des mouvements indépendants ou opposés, il faut y reconnaître des actes spécifiquement distincts, en sorte que:
1) un aspect de passivité, d'objectivité et d'abstraction désigne un acte de raison;
2) un aspect d'activité, d'impulsion dont la source est un jugement pratique, désigne un acte de volonté.
L'évidence de ce principe découle des définitions de la raison et de la volonté, établies plus haut par induction [§600 et §761]. En chacune de ces fonctions, il est légitime évidemment de reconnaître des sous-groupes, chaque fois que les mouvements s'y manifestent vraiment indépendants ou même opposés: cette indépendance s'explique par un aspect spécial de l'objet, terme de l'acte, c'est-à-dire par un objet formel différent; ces sous-groupes constituent ainsi des actes spécifiquement distincts [°1272].
b) FAITS. Considérons l'état d'esprit et l'évolution psychologique d'un adolescent au moment de s'orienter vers une carrière. Il a fini sa rhétorique, et ses parents le laissent libre d'être avocat, commerçant, prêtre séculier ou religieux. Il y a pensé depuis longtemps, mais n'est pas encore décidé.
1) Les délibérations, très actives en un sens, comportent aussi un aspect bien marqué de passivité et d'objectivité: tant qu'il délibère, il reste inactif par rapport à sa carrière, ne sachant pas encore de quel côté aller; il s'efforce seulement de recevoir en son esprit pour les examiner et les soupeser, les avantages comparés des divers partis. Ces avantages dépendent d'ailleurs du but qu'il s'est fixé: a-t-il l'intention de s'enrichir dans la vie ou de conquérir la gloire (ce qui le ferait pencher vers le commerce ou le barreau); ou plutôt, étant de famille foncièrement chrétienne, son unique fin est-elle de réaliser la volonté de Dieu, de se dévouer pleinement à sa gloire? Ses recherches sur le parti à prendre dépassent incontestablement l'ordre sensible, l'observation ou l'imagination des situations concrètes: il considère la nature même de ces moyens pour juger s'ils répondent à son but selon ses aptitudes; il regarde leur valeur spirituelle, fait appel à des motifs religieux. Ses réflexions sont des actes de raison, dont la conclusion sera le jugement pratique désignant la carrière où il entrera.
2) Le moment étant venu de conclure, il le fait, par exemple, au cours d'une retraite, et dès le premier jour il écarte la vie du monde et se porte résolument vers la carrière apostolique: ou le clergé séculier, ou la vie religieuse. Ce premier résultat marque un progrès d'activité, au point de vue de l'acte que nous analysons: vouloir un état de vie. Le jeune homme a reconnu l'appel de Dieu; pour réaliser son but, il juge convenables toutes les formes de vie apostolique, et déjà sa volonté s'oriente, se porte fermement vers l'ensemble de ces moyens, se détournant des autres. Il y a donc un aspect d'activité et d'impulsion qui manifeste dans le consentement un acte de volonté.
3) Mais de tous ces moyens, entrer au séminaire ou au noviciat de tel ou tel ordre, un seul à la fois est réalisable; l'examen continue donc, et finalement la vie de telle Congrégation apparaît, tout bien considéré, comme meilleure, non pas en elle-même, mais pour lui: l'esprit, les oeuvres, les qualités de l'ordre choisi sont considérés, certes; mais ces motifs sont si peu décisifs qu'ils attirent les uns et repoussent les autres. Il s'agit plutôt de voir comment ces qualités répondent aux dispositions, aptitudes, désirs, à l'intention présupposée de l'aspirant; et à ce point de vue tout pratique, le moyen préféré est toujours celui qui est jugé le meilleur, le plus apte à réaliser le but. On pourrait presque dire que, le choisir, c'est le juger meilleur pour soi: psychologiquement, ces deux choses constituent une seule et même décision dont on peut se demander si elle est un acte de raison ou de volonté. Les faits répondent qu'elle est l'un et l'autre à deux points de vue. Car elle appartient encore à la délibération rationnelle, puisqu'elle en est le terme sous forme de jugement practico-pratique. En achevant sa retraite, le jeune homme, en choisissant tel ordre, l'a jugé préférable; mais en se décidant, il s'est engagé; son choix est plus pratique encore que rationnel: c'est une impulsion efficace vers l'entrée en tel noviciat: c'est donc un acte de volonté; et normalement les démarches sont aussitôt entreprises en vue du départ.
4) Ici peut intervenir un obstacle, par exemple l'opposition irréductible des parents: le jeune homme attendra ses 21 ans, mais sa décision reste irrévocable: le délai a simplement mis en relief la distinction entre l'acte intérieur de choix, et l'acte extérieur d'exécution. Si donc rien ne s'y oppose, la résolution s'exécute; sinon, elle n'est qu'une velléité, un désir vague d'ordre affectif, et non le choix dont nous parlons.
Or, dans cette exécution, l'analyse découvre encore trois aspects intimement unis pour constituer l'acte total, mais pourtant distincts, opposés même, et variables de façon indépendante. Il faut au jeune homme une grande énergie pour vaincre les derniers liens qui l'attachent au monde et réaliser sa vocation; cette énergie dont l'impulsion efficace révèle la volonté, se traduit par diverses démarches: entrevue avec le Maître des novices, imaginée, désirée, organisée par lettre, réalisée par voyage, etc.: toutes les fonctions inférieures de connaissance et d'appétit sensible et de mouvements corporels se sont mises en branle dans un sens déterminé; la volonté en use pour réaliser son choix, et ces divers actes d'exécution se distinguent de cette impulsion volontaire (usus activus) comme les effets de leur cause, le passif de l'actif.
D'autre part, il y a en toutes ces démarches un aspect d'à-propos, d'ordre, d'habileté, de sagesse, qui ne correspond pas nécessairement avec la puissance de l'impulsion volontaire: celle-ci peut être grande, malgré beaucoup de maladresse. Cette direction de l'exécution suppose donc une autre fonction que la volonté: elle est la part de la raison qui ordonne chacun des détails en vue d'obtenir le but. Sans doute, l'aspect objectif (ou même passif) qui manifeste la raison est ici moins visible; mais si la direction est un commandement (imperium), c'est en vertu du choix présupposé, qui a donné l'impulsion décisive; et il s'agit surtout de s'exécuter intelligemment, d'éclairer le chemin à parcourir, et la lumière, dans l'acte humain, vient toujours de la raison.
Ainsi les faits dûment interprétés par le principe posé au début montrent dans l'ordre d'exécution six formes d'activité spécifiquement distinctes.
3) Corollaires.
§776) . - Ordre des divers actes. Cet ordre apparaît clairement dans les exemples donnés de décisions mûrement délibérées. Le point de départ est toujours, avec l'amour du bien qui soutient implicitement tout le mouvement, une intention déterminée à réaliser. Vient ensuite la délibération pour rechercher et juger les moyens convenables, auxquels s'applique en général le consentement, et parmi lesquels ensuite le meilleur est objet de choix. Nous sommes ici au centre de l'acte humain total, ayant avant lui l'ordre d'intention, et après lui l'exécution externe. Ce choix posé (et en même temps spécifié par le jugement practico-pratique qui conclut la délibération) et en vertu de son impulsion, la raison ordonne et commande (par l'imperium) tout le mouvement des fonctions d'exécution: et ce mouvement qui vient en dernier lieu comporte comme parties simultanées et inséparables, la mise en oeuvre volontaire et les actes des diverses fonctions inférieures, prolongées enfin, s'il s'agit d'une oeuvre extérieure comme une statue à sculpter, par l'action et la passion imprimées dans la matière où s'exerce l'acte humain.
Dans ce schéma, notons d'abord que le jugement practico-pratique spécifiant le choix n'est pas nécessairement un acte distinct de l'imperium dirigeant l'exécution externe; pas plus d'ailleurs que le consentement, le choix et la mise en oeuvre ne sont toujours trois actes distincts de volonté. Lorsque, parmi les moyens envisagés par la délibération, un seul est jugé convenable, consentement et choix sont bloqués en un seul mouvement d'approbation volontaire. De même, s'il n'y a pas d'obstacle, le vrai choix, étant efficace, est déjà une mise en oeuvre, tandis que le jugement pratique qui le spécifie est nécessairement et en même temps la direction qui commande toute l'exécution. Dans beaucoup de décisions courantes, où, de plus, comme nous le dirons [§782], la délibération est très sommaire ou même absente, tous ces actes se synthétisent en un mouvement simple et rapide, qui est une attitude volontaire, acceptant la responsabilité de ce qui se passe, plutôt qu'un acte humain explicitement formulé.
Pourtant, les divers actes signalés restent toujours virtuellement distincts, avec l'ordre logique que nous avons établi; car le mouvement ne se déploie totalement qu'en passant par trois étapes avec possibilité d'arrêt à chacune d'elles: c'est d'abord le consentement avec un premier jugement pratique spécificateur; puis le choix avec un second jugement spécificateur; enfin la mise en oeuvre avec un troisième jugement de direction ou de spécification. Si dès le début, même pour une oeuvre importante, comme un sculpteur devant une statue à faire, la décision est parfaitement posée, il suffira d'un seul jugement et d'une seule impulsion volontaire [°1273], comme c'est le cas des décisions courantes. Mais il arrive aussi qu'en cours de route la direction se modifie, parce que le moyen choisi s'avère impraticable ou qu'un meilleur se présente pour réaliser la même intention; on voit alors la distinction virtuelle devenir réelle.
L'union est spécialement intime et indissoluble entre la volonté et la raison, l'une et l'autre se conditionnant sans cesse et se précédant mutuellement, comme nous l'avons noté [§774]. Bergson a mis en relief cette union, rejetant comme artificielle la scission de l'acte humain en délibération suivie de décision. Il ne faut pas comprendre, en effet, cette succession comme celle de deux «atomes mentaux» agissant l'un sur l'autre: ce sont les deux faces d'une même fonction ou d'une même conscience agissant humainement; mais ces deux faces gardent toujours un ordre logique susceptible de devenir réel en certains cas plus importants, comme le montre l'introspection.
D'après cet ordre, les actes de l'exécution n'ont jamais pour objet la fin, mais seulement les moyens; mais ceux-ci peuvent devenir à leur tour, comme nous l'avons dit, une fin par rapport à d'autres moyens plus particuliers, et être objet d'une intention qui commence une nouvelle série. De plus, l'intelligence et la volonté étant spirituelles, peuvent faire retour sur elles-mêmes par réflexion totale; et ainsi nous pouvons délibérer de nos intentions pour décider de les choisir: l'intention vient alors après le choix, par une sorte d'exécution qui reste à l'intérieur de la conscience. Mais dans cette nouvelle série même, l'ordre des actes établi plus haut est sauvegardé.
En toute série constituant l'acte humain total, on distingue ainsi deux parties: les actes élicites et les actes impérés.
Les actes élicites sont ceux qui procèdent immédiatement de la volonté ou de la raison pratique: tous ceux qui s'échelonnent depuis l'intention jusqu'au choix efficace, et donc normalement complété par l'usage actif.
Les actes impérés sont ceux qui procèdent des autres facultés, agissant sous la motion de la volonté ou du choix. Les actes impérés constituent ce qu'on appelle l'acte externe, tandis que les actes élicites sont l'acte interne.
§777) 2. - Image idéomotrice. Beaucoup de psychologues modernes appellent image idéomotrice, la part de la connaissance dans l'activité volontaire. Mais l'expression cache une double équivoque:
a) Elle ne distingue pas l'activité spontanée de l'appétit sensible, où la connaissance pratique spécifiant et dirigeant l'action est en effet une image au sens propre à laquelle collaborent la mémoire et la perception; - et l'activité volontaire spirituelle, où la connaissance pratique est un acte de raison.
b) De plus, cet acte n'est pas une image ou idée dans le sens de simple conception: c'est un jugement, concluant, pour l'acte volontaire, la délibération; et dans l'ordre sensible même, elle s'exprime par un acte de cogitative qui est une sorte de jugement pratique concret, plus qu'une simple image. Chez l'artiste en particulier, il faut interpréter en ce sens l'idéal [§504], comme principe directeur immédiat de son oeuvre.
Le rôle de l'image idéomotrice ainsi comprise est certes d'importance capitale. Trois grandes lois: celle de la fatalité des passions [§703, sq.], celle des actes impérés [§783], et celle de l'automatisme [§834] en précisent le mécanisme.
§777bis) 3. - Chez les animaux [°1274]. On constate chez les animaux des actes tout semblables à ceux que nous venons de décrire: les corbeaux, par exemple, choisissent pour leur nid un grand arbre plutôt qu'un buisson; et ils exécutent leur oeuvre comme l'homme fait sa maison. Mais, au sens propre, il n'y a pas chez eux le consentement, ni le choix, ni la mise en oeuvre (usus), car ces actes supposent la connaissance des rapports entre moyens et fin, ce qui exige la raison. Quant à la délibération qui détermine les moyens les plus aptes, et le commandement (imperium) qui dirige l'exécution, ils sont remplacés par l'instinct.
§778) 4. - Unité de l'acte humain. Les multiples actes de raison, de volonté et autres facultés que nous venons d'analyser, depuis le simple vouloir et l'intention, jusqu'à la mise en oeuvre (usus) et l'exécution externe, ne constituent qu'un seul acte volontaire, ou acte humain, multiple quant à ses parties au point de vue physique; mais unique comme «tout» au point de vue moral ou humain. Il est clair d'abord que tous les actes élicites émis directement par la volonté délibérée, ne sont que les diverses étapes d'un même mouvement qui atteint le but en passant par les moyens. Mais aussi les actes impérés ne font qu'un avec l'ordre pratique (imperium) où se synthétisent les actes élicites. Ils sont en effet comme la partie matérielle de l'oeuvre qui reçoit tout son sens et sa détermination de l'impulsion volontaire. Si on décide, par exemple, de faire une aumône, les mouvements externes des membres pour prendre l'argent et le donner n'ont valeur humaine que par l'intention et le choix de faire un acte de charité. Les actes impérés sont comparables à la matière, ordonnée par relation transcendantale à recevoir la forme avec laquelle elle constitue une seule substance; ou encore à l'instrument qui, avec l'artiste, cause principale qui la meut, réalise une seule oeuvre d'art [°1275]. Les deux parties se complètent et ne forment qu'un seul tout.
Si donc il y a des actes humains très écourtés, d'autres peuvent durer très longtemps; par exemple, la construction d'une maison, depuis le choix des lieux, des matériaux, des ouvriers, et la direction de l'oeuvre jusqu'au bouquet, ne constitue qu'un seul acte humain. Il peut d'ailleurs arriver que le mouvement volontaire s'arrête avant le temps, qu'on se contente, par exemple, d'une intention, ou d'un consentement à bâtir, sans rien exécuter, et même sans choix entre plusieurs emplacements. Chacun des actes spécifiquement distincts, selon l'ordre indiqué plus haut, peut ainsi constituer un arrêt: il est alors un acte humain achevé dans son espèce, avec sa valeur propre.
§779) 5. - Analyse moderne de la volonté. Les psychologues modernes distinguent ordinairement quatre phases dans l'acte volontaire:
a) la conception d'un but, que plusieurs considèrent comme phase préliminaire et qui est, selon V. Cousin, l'oeuvre de la raison réfléchie;
b) la délibération, travail immédiatement préparatoire de la raison, mais où la volonté joue déjà un double rôle: celui d'appliquer l'esprit aux considérations efficaces en vue de l'acte; et celui d'écarter l'influence des images antagonistes. Parmi les considérations favorables, on distingue les motifs, qui ont une valeur objective, tirée de l'acte à faire; et les mobiles, qui ont une valeur subjective, tirée de nos dispositions, aspirations, habitudes et passions, conscientes et inconscientes; et les mobiles, dit-on, sont d'ordinaire plus puissants que les motifs;
c) la décision, phase essentielle, qui caractérise l'acte humain et le distingue des autres mouvements instinctifs ou automatiques; la volonté seule y intervient pour donner la prépondérance à une alternative (ou à un motif, si l'on décrit la délibération comme une lutte entre divers motifs), et pour déterminer enfin la production de tel acte, de préférence aux autres;
d) l'exécution, phase complémentaire et en un sens extérieure, mais qui témoigne de la sincérité de la volonté; celle-ci d'ailleurs y intervient par une direction constante, mais indirecte, par l'intermédiaire de l'image idéomotrice considérée comme point d'application de l'influence volontaire sur les fonctions d'exécution corporelle.
Cette division est exacte dans ses grandes lignes; avec quelques notations vagues que notre analyse plus complète a mises au point. Mais elle tend à réserver le titre d'acte humain à l'acte libre de choix qui est la phase essentielle de décision, et à l'isoler d'une façon excessive. Aussi, pour expliquer cette décision, les opinions sont très diverses, et nous retrouvons les quatre théories signalées plus haut [§766]: William James requiert un «fiat» mystérieux, destiné à renforcer l'efficacité des idées morales contre les tendances égoïstes qui les contrecarrent toujours, de sorte que l'effort devient le critère de la volonté; - l'école sociologique remplace ce «fiat» personnel par l'influence de la société et de ses impératifs collectifs; les intellectualistes, après Spinoza, ramènent la décision à une «représentation-force», une idée claire tendant à se réaliser; et les empiristes, après Condillac, à un état affectif, un désir prédominant accompagné de la croyance à la réalisation de son objet.
Nous résoudrons ce problème à la question suivante qui délimitera le domaine de la liberté et en donnera l'explication psychologique [§805, sq.].
B) Les lois.
Proposition 52. Le domaine où s'exerce le choix comme la délibération est limité aux seules actions que nous nous estimons capables d'accomplir.
1) Explication et preuve.
§780). Nous parlons ici principalement du choix, parce qu'il est le centre de l'acte humain; mais, étant donnée l'unité de celui-ci, la même loi s'applique à tous les actes de l'ordre d'exécution.
Le domaine de la délibération est évidemment le même que celui du choix, la première n'ayant d'autre but que de préparer le second. Or le choix a toujours pour objet une certaine activité que nous estimons pouvoir accomplir, comme cela découle de la définition et de l'expérience. Ce dont on délibère et que l'on décide a toujours un caractère pratique, personnel et réaliste:
a) Pratique: en ce sens qu'il s'agit toujours d'une conduite à tenir, d'un acte à accomplir: si, en effet, l'objet des actes d'exécution sont les moyens, ceux-ci consistent souvent en nos actes mêmes: par exemple, pour réaliser la fin d'être en bonne santé, on choisit ou de travailler, ou de se récréer, etc.; et quand ces moyens se présentent de façon plus objective, comme un bien, ils ne servent vraiment que par l'utilisation qu'on en fait; par exemple, choisir tel ordre religieux, c'est choisir d'y entrer et d'y vivre selon la règle. C'est pourquoi dans la délibération sur ces objets, on n'examine pas tous leurs aspects concrets, mais seulement ceux qui intéressent nos réactions à leur égard.
b) Personnel: c'est pour nous-mêmes que nous choisissons; d'où le sentiment de responsabilité qui en découle. Sans doute, on peut aussi délibérer sur la conduite des autres, mais seulement en tant qu'ils forment pour ainsi dire avec nous une seule personne morale: ce sera, par exemple, l'effet de l'amitié dont la loi est d'identifier les volontés et les intérêts. Ou encore, les chefs tiennent conseil et décident des plans que les subordonnés exécuteront, parce qu'ils sont les coopérateurs de la même oeuvre, à la manière de l'instrument et de la cause principale, formant un seul principe d'action.
c) Réaliste: il s'agit toujours de choses et d'activités possibles, non pas nécessairement en elles-mêmes et de fait, mais à notre jugement, puisque dans la volonté, appétit spontané, tout dépend de la connaissance. C'est par là que le vrai choix se distingue des velléités: celles-ci portent d'ordinaire sur l'impossible, ou sur ce que nous estimons tel, tout en le déclarant convenable et bon; ce dernier aspect met en branle l'appétit, mais c'est une activité qui s'éveille à peine et qui reste imparfaite et inachevée.
2) Corollaires.
§781) 1. - Rôle de la délibération. Ce rôle ne consiste pas à produire le choix, mais seulement à l'éclairer, pour qu'il soit un acte humain, c'est-à-dire raisonnable, portant sur un moyen réalisable et non utopique, et vraiment apte à conduire au but. Mais l'acte même de décision et de choix vient de la volonté qui, pour l'exercice, garde la primauté.
De ce rôle découle la marche normale de la délibération: elle commence par des considérations plus générales, sous forme de jugements spéculativo-pratiques, déterminant certaines conditions fondamentales de convenance entre la fin déjà fixée et les moyens éventuels: par exemple, pour faire une statue, faut-il du bois, du marbre, ou de la terre glaise? Puis, elle précisera de plus en plus les détails concrets pour aboutir enfin a l'impératif pleinement individualisé: Va, tel jour, à telle heure, acheter tel bloc de marbre pour la statue (jugement practico-pratique).
§782) 2. - Absence de délibération. Le jugement pratique qui spécifie le choix est normalement la conclusion d'une délibération, supposant un moment de recherche ou d'hésitation entre plusieurs alternatives; c'est pourquoi on parle d'acte réfléchi, de volonté délibérée. Mais il arrive aussi que le choix dûment spécifié par un jugement pratique rationnel s'exerce indépendamment de toute délibération: deux cas sont fréquents:
1. Si la mise en oeuvre concrète du seul moyen qui se présente pour réaliser l'intention est d'avance déterminée en tous ses détails, comme dans les divers arts: par exemple, celui qui a l'intention d'écrire une lettre ne réfléchit pas à la manière de manier la plume, ou de taper à la machine, quand il a appris.
2. S'il importe peu de prendre tel moyen plutôt que tel autre, ou quand les avantages ou les inconvénients sont minimes; car «la raison tient pour rien ce qui est peu» (quod parum est quasi nihil accipit ratio, saint Thomas); par exemple, si pour boire on trouve plusieurs verres semblables; pour entrer à l'église, deux portes voisines, etc.: on prend le premier moyen venu, sans délibérer.
Ces actes pourtant sont vraiment volontaires, et il ne faut pas les confondre avec les mouvements réflexes ou réactions purement sensibles appelés «actes de l'homme», qui sont en dehors de l'acte humain volontaire.
Dans la psychologie religieuse, on peut aussi expérimenter certains actes indélibérés, dus à l'influence de la grâce, qui relèvent eux aussi de la volonté, puisqu'ils portent sur des objets spirituels.
Nous dirons que tous ces actes humains sont virtuellement délibérés, parce qu'ils sont éclairés par un jugement pratique, qui est en fait immédiat et intuitif (sans recherche ni raisonnement) mais qui équivaut à la conclusion d'une délibération [§806].
Proposition 53. Nos divers actes sont soumis au commandement de la volonté délibérée, dans la mesure où ils dépendent de la connaissance.
1) Explication et preuve.
§783). Comme nous l'avons dit plus haut [§776], l'acte humain total comporte deux parties: les actes élicites, et les actes impérés. Or ces derniers constituent un groupe très complexe: car, tout d'abord, les actes mêmes de l'intelligence (ou de la volonté) peuvent devenir objet de décision et de commandement volontaire: on peut s'appliquer à penser, ou à délibérer, etc., fait évident, dû au pouvoir réflexe de nos fonctions spirituelles; de plus, les fonctions inférieures chargées d'exécuter l'acte externe par ordre volontaire (ex imperio) sont elles-mêmes un organisme complexe de membres corporels, fonctions physiologiques et psychologiques, de connaissance et d'appétit sensible. Ce sont tous ces actes qu'il faut appeler «actes impérés», nous précisons la subordination vis-à-vis de l'acte interne ou commandement volontaire.
Cette subordination reste souple et variée, car la loi qui la règle est celle de la connaissance. En effet:
Le commandement de la volonté délibérée n'est rien d'autre que l'ordination pratique de la raison: c'est l'exécution accomplie intelligemment. Or tout acte en nous, qui dépend de la connaissance ou est spécifié par elle, reçoit cette ordination rationnelle, et il lui est soumis de droit dans la mesure où il dépend de la connaissance. C'est évident d'abord s'il s'agit de la connaissance intellectuelle: en dépendre, c'est être réglé par elle. Mais c'est vrai aussi s'il s'agit de la connaissance sensible: car dans un ensemble à produire, chaque partie dépend du tout, de sorte que la connaissance particulière réglant les détails est elle-même réglée et commandée par la connaissance qui conçoit le plan général; dans une maison à construire, le menuisier qui fait un escalier reçoit la direction impérative de l'architecte. Or, dans l'oeuvre complexe qui est l'acte humain total, la connaissance sensible ne dirige qu'une partie, un détail ou un acte spécial d'exécution, tandis que la raison pratique, en fixant le but où se porte l'intention, conçoit le plan général et dirige ensuite tout l'ensemble.
Il est clair d'ailleurs qu'en devenant inconscient, un acte ou une fonction échappe à la direction rationnelle: celle-ci étant d'ordre psychologique ne peut s'exercer directement sur le domaine physiologique ou physique.
C'est donc dans la mesure où nos actes dépendent de la connaissance qu'ils sont soumis au commandement de la volonté délibérée. De ce principe général, découlent quatre conclusions ou lois particulières:
a) Tous nos actes d'intelligence et de volonté peuvent être commandés ou impérés:
Tous, en effet, sont toujours conscients; puisque l'acte de volonté jaillit d'un acte de raison pratique, et qu'aucun acte de raison ne reste inconscient. Cependant, ce domaine d'influence est limité par la passivité de notre intelligence qui ne connaît pas le vrai «à volonté», mais en se soumettant à l'influence de l'objet qui se révèle à elle. Dans l'ordre d'exercice, le commandement peut toujours s'exercer; mais pour la spécification, il n'intervient qu'accidentellement et partiellement, lorsque l'évidence par où se révèle l'objet, n'est pas pleine, comme dans de foi ou d'opinion.
b) Tous nos actes d'appétitions sensibles, affections ou émotions diverses, peuvent être de droit commandés par la volonté délibérée: car ils dépendent tous d'une connaissance. Mais de fait, ce domaine d'influence subit une triple restriction:
1. D'abord du côté des dispositions organiques et des fonctions physiologiques qui, étant inconscientes, échappent à l'ordination rationnelle; or toutes nos activités sensibles et spécialement nos émotions, ont leur siège dans le corps, et peuvent varier selon l'état de santé, le tempérament, etc.
2. Comme la raison, la sensation dépend de la volonté dans son exercice; mais non dans sa spécification: elle reçoit celle-ci de l'influence de son objet par rapport auquel elle est passive: nous pouvons fermer les yeux ou détourner le regard pour ne pas voir tel fruit délicieux, mais s'il est devant notre regard, nous ne pouvons nous commander de voir autre chose.
3. D'où une troisième restriction: les mouvements affectifs sensibles ont leurs lois propres qu'ils suivent fatalement, et la volonté délibérée ne peut commander ces mouvements qu'en respectant ces lois et en les appliquant; or la mise en branle des mouvements par la connaissance sensible peut échapper au commandement volontaire par l'action d'un excitant: on constate, par exemple, qu'il suffit parfois d'une simple imagination ou perception sensible pour que tel objet concret apparaisse comme délectable ou répugnant; et la volonté ne peut alors empêcher que naisse l'émotion correspondante: plaisir et désir, ou dégoût et répulsion [°1276]; c'est ce qu'on appelle mouvement primo-primus, actes d'appétit ou passions qui ne sont plus impérés. Selon l'expression des anciens, la raison n'a pas sur l'appétit sensible un pouvoir despotique, mais seulement politique: parce que cette fonction soumise en droit, garde une structure propre par laquelle elle s'oppose ou résiste parfois au commandement rationnel. Le domaine de celui-ci, cependant, est perfectible; il s'étend à mesure que l'on prévoit mieux les mouvements émotionnels pour permettre ou empêcher leur naissance, et, chez les parfaits, la subordination peut devenir pratiquement totale.
c) Aucun acte d'ordre physiologique (ou de vie végétative) n'est impéré: car ces réactions d'appétit naturel s'exercent en dehors de toute connaissance.
d) Les mouvements de nos membres extérieurs forment deux groupes:
1. Les uns sont directement reliés à la connaissance sensible: mouvements des fonctions de locomotion, des bras et des jambes, ou d'accommodation, ou d'équilibre, etc.: et ils sont pleinement soumis à la volonté qui exerce sur eux un pouvoir despotique, car ils exécutent ses ordres immédiatement et sans résistance; les centres moteurs cérébraux qui les commandent sont spécialement adaptés à recevoir cette impulsion volontaire, en notant cependant qu'ils ne s'y conforment que par l'intermédiaire d'une connaissance pratique sensible, en sorte que l'efficacité du commandement volontaire est obtenue précisément par le maintien dans la conscience de l'image idéomotrice convenable, au sens indiqué plus haut [°1277].
2. Les autres sont reliés à la vie végétative ou aux fonctions physiologiques, comme les mouvements de respiration, circulation du sang, etc.; et ceux-ci échappent évidemment au commandement de la volonté délibérée.
2) Corollaires.
§784) 1. - Pratique et spéculation. La loi que nous venons d'établir, subordonnant la connaissance sensible, dans l'ordre pratique, à l'ordination de la raison, est précisément l'inverse de la loi subordonnant dans l'ordre spéculatif, notre connaissance intellectuelle abstraite à l'influence de l'expérience sensible ou du phantasme: «Nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu» [§548]. Là, c'est l'objet sensible qui impose à nos concepts leur spécification. Ici, c'est le jugement pratique rationnel qui impose à l'image motrice sensible (et aux divers actes de mémoire ou perceptions externes qui en découlent) leur direction, et, en ce sens, leur spécification comme partie de l'acte humain total. C'est que la spéculation a pour objet ce qui est, et ne doit rien inventer, mais découvrir; la pratique a pour objet ce qui doit être, et elle modifie le réel conformément à un but préconçu. Pour ce faire, d'ailleurs, elle a besoin des fonctions sensibles de connaissance et d'appétit, comme d'instruments qui lui sont indispensables autant que marteau et burin au sculpteur. Le pratique, étant toujours concret, individuel, et souvent, en notre vie terrestre, corporel, ne peut être connu directement par la raison, mais indirectement à travers une image sensible; et, à son tour, la volonté qui suit le jugement pratique ne pourra réaliser les moyens choisis que par l'intermédiaire des réactions affectives sensibles: désir, audace, colère, ou crainte, désespoir, etc.
§785) 2. - L'attention [b71]. Les psychologues modernes ont beaucoup étudié ce phénomène très complexe. Après en avoir donné la définition et les divisions, nous montrerons ici comment sa nature psychologique s'éclaire par les lois des actes impérés.
1. Définition. L'attention, en général est la concentration de nos activités de connaissance sur un objet. Ce peut être un acte de concentration, ou un état plus ou moins durable où nous restons attentifs.
Ce qui caractérise d'abord toute espèce d'attention, c'est l'unité de l'objet sur lequel elle se porte: parler d'une attention divisée ou dispersée sur divers objets à la fois, est pour ainsi dire contradictoire. Si, par exemple, elle embrasse un ensemble, comme un panorama, un match de football, un concert musical, etc., ou bien c'est l'ensemble qui est considéré avec son unité propre, et la perception des éléments multiples reste confuse; ou bien on choisit en l'isolant un élément: par exemple, on écoute au concert tel musicien, telle partie; et les autres deviennent comme un fond général confus. De même, le cas souvent cité de César ou Napoléon dictant plusieurs lettres à la fois, ou d'un joueur d'échec menant plusieurs parties à la fois, n'est pas celui d'une seule attention sur plusieurs objets, mais des actes divers d'attention qui se succèdent rapidement, et qui chaque fois n'ont qu'un seul objet. Bref; l'attention, parce qu'elle est concentration, suppose l'unité de l'objet comme point de ralliement.
Par là, elle ressemble à l'intention qui, elle aussi, ne peut être qu'unique [§770]; mais cette dernière appartient à l'appétit: c'est un acte de volonté dont le principe d'unité est le bien ou le but poursuivi; l'attention, au contraire, regarde la connaissance: si l'on parle parfois de tristesse absorbante ou de joie attentive, c'est d'abord par métaphore et attribution, parce que toutes nos activités conscientes s'unifient autour de ce fait affectif; et c'est aussi parce que, en conséquence, tous nos actes de connaissance se concentrent sur ce même fait: une joie attentive signifie alors une perception consciente attentive de cette joie.
§786) 2. Formes. a) On peut d'abord distinguer l'attention sensorielle, comme regarder un point lumineux, et l'attention intellectuelle, comme réfléchir à un théorème géométrique, division correspondant à nos deux espèces de connaissance. Mais en réalité, les sens et l'intelligence collaborent spontanément, et l'attention réalise précisément leur concentration sur le même objet. Notons seulement que l'attention sensorielle s'exerce seule chez les animaux, et chez l'homme dans les états d'âme inférieurs. Mais toute attention humaine proprement dite est à la fois sensible et intellectuelle, comme nous l'avons dit de l'observation [§119].
b) Comme celle-ci, l'attention peut être externe, si elle porte sur un fait du monde physique, ou interne, si elle regarde la vie intérieure; dans ce second cas, elle se subdivise en deux formes, suivant qu'elle porte sur les faits de conscience eux-mêmes: c'est alors l'introspection proprement dite; ou sur un objet imaginé ou pensé, tel que les vérités abstraites, ou les êtres spirituels, comme Dieu: nous y rencontrons en particulier les actes intellectuels de réflexion et de méditation.
c) Comme il y a deux sortes de connaissance, l'une spéculative, portant sur l'objet en soi, et l'autre pratique, portant sur une action à accomplir, il faut encore distinguer: l'attention motrice ou active, et l'attention contemplative ou objective. La première est un phénomène de connaissance pratique, dont la concentration sur un acte a pour but de le réaliser parfaitement; elle peut concerner les actes externes; «elle porte alors sur la coordination de nos mouvements et leur adaptation au monde extérieur» [°1278]: par exemple, faire attention à bien écrire, bien chanter, marcher droit, etc.; mais elle peut aussi regarder nos activités de vie intérieure: par exemple, faire attention à bien raisonner, à ne pas se fâcher, etc. La seconde est la concentration des fonctions cognitives sur un objet pris comme tel: elle est la forme habituelle de l'attention scientifique ou observation.
d) Du côté de l'objet encore, soit pratique, soit spéculatif, en tant que son influence actuelle est requise pour spécifier la connaissance, on distingue l'attention concentrée, dont l'objet est actuellement présent: par exemple, écouter un discours; et l'attention expectante, dont l'objet encore absent s'annonce pour un avenir immédiat: par exemple, regarder vers la porte par où va entrer un personnage annoncé, ou, pour le chasseur à l'affût, préparer son fusil pour tirer un lièvre; elle s'applique ainsi à rendre plus consciente et plus parfaite une connaissance (spéculative ou pratique) sur le point de se produire: elle est proprement la préparation d'un acte attentif imminent.
e) Surtout, il faut distinguer trois degrés de concentration, appelés l'attention passive, spontanée et volontaire.
L'attention passive est la concentration que l'action d'un objet impose à l'improviste à la conscience: par exemple, celle qu'on expérimente en entendant un cri d'alarme.
L'attention spontanée est la concentration qui résulte à la fois de l'attirance ou de l'action de l'objet, et de l'inclination du sujet qui lui est adapté: par exemple, l'attention du peintre en promenade, aux teintes de l'horizon. Cette adaptation peut venir de l'éducation ou du tempérament, ou aussi de la nature et de l'instinct: d'où l'attention spontanée de l'animal, du chat, par exemple guettant la souris; et elle peut être expectante ou concentrée.
Il y a de grandes affinités entre ces deux premières formes. L'attention passive n'est qu'une étape vers l'attention spontanée: dès que le sujet répond à l'excitation subie, il le fait selon ses inclinations; et cette réponse est normalement immédiate. Cependant, l'attention passive peut prendre la forme (dans la vie intérieure) de l'idée fixe et de l'obsession, où la part de l'inclination du sujet est moins visible.
L'attention volontaire est la concentration produite par un choix réfléchi, pour réaliser une intention précise: par exemple, celle du savant qui observe.
§787) 3. Analyse psychologique. D'après cette description, l'attention n'apparaît nullement comme une fonction unique, et les éléments qui la composent sont très différents aux trois degrés signalés.
Dans l'attention passive, interviennent seulement l'excitant (ou l'objet), et en face de lui la fonction de connaissance qui, étant passive, se trouve non seulement spécifiée mais mise en exercice fatalement par l'excitant dont l'influence la domine pleinement. En ce sens, tout acte de connaissance est un acte d'attention.
Dans l'attention spontanée, nous retrouverons les diverses fonctions et lois de la connaissance et de l'appétit sensible; en particulier la grande loi d'intérêt, dans le sens indiqué à propos des images [§454]: «nous faisons attention à ce qui nous intéresse»; et la loi de l'amour, d'activité synthétique [§713], et celle du plaisir dynamogénique [§750].
L'attention volontaire est une application de la loi du commandement et de son mécanisme: l'attention motrice sera ici l'exercice même de l'ordination rationnelle, en tant qu'elle dirige dans son développement l'exécution de l'acte externe. L'attention contemplative se réalise quand le but poursuivi (par l'intention présupposée) est lui-même une connaissance; la volonté délibérée commande alors aux diverses fonctions les actes appropriés pour réaliser ce but: et ainsi, tous nos actes de connaissance s'orientent et se concentrent vers un même objet. Ce but étant un bien jugé convenable par la raison, on peut dire que cette forme d'attention obéit à la loi d'intérêt rationnel. Mais il s'agit plutôt de la loi d'honnêteté ou de moralité qui régit l'ordre d'intention [§772, sq.]; et aussi de la loi de domination du commandement sur les actes impérés, en tenant compte des diverses restrictions signalées.
Comme, en particulier, l'empire de la raison sur l'ordre sensible n'est que «politique», il peut arriver que l'attention volontaire soit entravée par la spontanéité sensible, parfois aussi favorisée, quand l'objet répond à nos tendances et suscite une attention spontanée dans le même sens; et d'une façon plus large, on trouve, même dans l'ordre rationnel, une attention spontanée, quand l'objet répond à nos goûts intellectuels, nos habitudes ou dispositions d'esprit.
En faveur de l'attention volontaire s'exerce encore l'influence complémentaire des facteurs sociaux, en prescrivant certaines formes d'attention motrice: par exemple, les règles de politesse; et en fournissant par l'éducation et le langage les cadres rationnels qui aident puissamment la concentration de la connaissance sur un objet.
Pour achever cette analyse psychologique, nous signalerons les effets de l'attention, variables d'ailleurs d'après les formes; ils sont d'ordre physiologique ou psychologique.
a) Effets physiologiques: toute attention produit des mouvements physiologiques et physiques d'adaptation, destinés à favoriser l'exercice parfait de la connaissance attentive, soit en éloignant les obstacles et les distractions, soit en préparant à l'excitant une réception plus sensible, soit en intensifiant la réaction fonctionnelle: certains de ces effets sont inconscients et automatiques, en particulier dans la circulation (accélération du rythme cardiaque et vaso-constricteur périphérique); dans la respiration (diminution des expirations, augmentation des inspirations); dans le système musculaire (en général, immobilisation). De même, l'afflux du sang au cerveau dans la réflexion, ou l'accommodation des organes dans la perception. D'autres sont intentionnels, comme fermer les yeux, se boucher les oreilles pour réfléchir. Le sens général de ces effets est un arrêt imposé aux mouvements capables de distraire; parfois cependant, l'attention réfléchie est facilitée par la marche ou autres mouvements, peut-être parce que ceux-ci favorisent la circulation du sang au cerveau. Tous ces mouvements sont bien des effets qui ne font pas partie de l'attention; et pour certains, on peut même soit les supprimer, soit les atténuer, sans détruire l'attention.
b) Effets psychologiques: toute attention produit dans la conscience une intensification des actes psychologiques favorables à la concentration, et une diminution des autres, tendant à les rejeter dans l'inconscience. Ainsi, la concentration sur une idée peut servir d'anesthésie et permet parfois de subir sans broncher une douloureuse opération. Cet effet s'explique par l'hypothèse de l'unité de principe ou d'âme connaissante: sa puissance d'action étant limitée, l'intensité d'une forme d'action s'obtient aux dépens des autres. L'attention n'est donc pas une nouvelle fonction ou puissance surajoutée aux autres: elle est seulement un exercice spécialement parfait et intense d'un système d'activités unifié en vue de réaliser mieux un même but.
Mais il y a une grande différence de perfection entre l'attention volontaire et l'attention purement spontanée et surtout passive. En cette dernière, la domination de l'objet est si forte qu'elle produit d'abord un désarroi semblable à celui de l'émotion-choc [§701]: une lumière vive éblouit, un bruit fort assourdit, inquiète; il y a, sans doute, concentration, mais avec diminution des fonctions supérieures en faveur des inférieures; c'est la loi d'intérêt immédiat et sensible qui joue seule et opère une sélection qui appauvrit la conscience. C'est pourquoi, lorsque cette attention se réalise dans la vie intérieure, en face d'une image qui s'impose par sa force irrésistible, en excluant toutes les autres, elle tend au monoïdéisme au sens strict: celui de l'obsession et de l'idée fixe, état inférieur, pauvre, passif et stérile, où un seul acte de connaissance, toujours le même, se répète sans fin et sans progrès.
Au contraire, l'attention volontaire est constituée pas de nombreux actes, variés et coordonnés, fournis par diverses fonctions (comme dans la perception [§472]), aboutissant à mieux connaître l'objet. L'attention expectante, en particulier, raccourcit fortement le temps de réaction, permet des perceptions plus rapides, plus exactes; elle met en oeuvre des cadres et des méthodes qui organisent les nouvelles connaissances, les éclairent les unes par les autres. L'attention concentrée, loin de répéter la même idée, est plutôt une «course aux idées», une recherche très active par des actes successifs, de tout ce qui concerne un même objet: elle est donc une forme très haute de synthèse qu'il faut rapprocher du travail de l'imagination créatrice, en particulier chez les littérateurs et les penseurs.
Certaines formes d'attention spontanée, par exemple, sous la direction de l'instinct chez les animaux, se rapprochent de l'attention volontaire, ou encore participent à sa richesse en s'y associant comme instrument docile; mais les autres, où la sensation est laissée à elle-même, dégénèrent vers la pure attention passive avec ses caractères de passivité, d'automatisme fatal et de pauvreté.
La distraction, définie en général comme absence d'attention, ne se réalise vraiment que dans ces formes inférieures de conscience, où la synthèse se désagrège et amène une dispersion incoordonnée d'idées ou d'images ou de connaissances, avec impuissance à les diriger et à les dominer. L'autre forme, fréquente chez les grands savants, n'est que l'envers d'une attention puissante, mais toute interne et contemplative.
§788) 4. Théories modernes. Plusieurs psychologues modernes ont voulu simplifier ces phénomènes très complexes en ramenant leurs divers éléments à un seul.
a) Théorie sensualiste. Condillac définit toute attention comme une sensation exclusive et prédominante; selon lui, «une sensation est attentive; soit parce qu'elle est seule, soit parce qu'elle est plus vive que toutes les autres» [°1279]. Ribot [°1280] définit aussi l'attention comme «un état intellectuel prédominant», et il s'efforce de ramener l'attention volontaire à l'attention spontanée par la loi de transfert d'intérêt; par divers moyens, souvent par éducation et influences sociales, se créent des motifs nouveaux qui permettent de s'appliquer à des objets de soi peu attrayants: le jeune homme s'applique à l'étude qui le rebute, à cause des récompenses, pour faire plaisir aux parents, etc.; mais parfois aussi par devoir ou par volonté, et ici, la théorie sensualiste est mise en échec.
b) Théorie périphérique. Ribot complète sa théorie en mettant en relief le rôle des mouvements physiologiques et physiques qui accompagnent et favorisent la concentration; ces mouvements, selon lui, font partie intégrante de l'attention: ils la constituent en devenant conscients, de la même façon que les réactions physiologiques, selon W. James, constituent l'émotion [§731] (théorie périphérique).
c) Théorie sociologique. Les disciples de Durkheim (Lacombe, Fauconnet) considérant que la forme véritable est l'attention volontaire, en expliquent la nature par l'intervention des impératifs collectifs, comme ils le font déjà pour la volonté.
Notre exposé suffit à mettre au point ces diverses théories.
§789) 3. - Instinct et volonté. La subordination de l'appétit sensible au commandement volontaire explique la diversité de comportement sensible des hommes et des animaux. Toutes les tendances naturelles des instincts primaires décrits plus haut [§757] existent également chez les deux; mais chez l'animal, ils ne restent pas virtuels: ils passent spontanément à l'acte, selon une formule fixée une fois pour toutes par l'instinct savoir-faire, selon les convenances propres à chaque espèce: ils suivent donc rigoureusement la loi de fatalité des passions.
L'homme; au contraire, a le pouvoir «de suspendre l'effet de l'impulsion instinctive par un acte inhibiteur de sa volonté réfléchie» [°1281] en sorte que les instincts peuvent être réduits à l'état virtuel, détaché de l'acte, comme des forces sous pression, à la disposition du commandement rationnel pour réaliser ses desseins. De là découlent plusieurs conséquences psychologiques:
a) Plasticité des tendances: au lieu de répéter les mêmes gestes, l'instinct s'adapte à de nouvelles conceptions: ses réalisations peuvent progresser; il perd sans doute en sûreté, mais il gagne beaucoup en richesse et en variété: comparons, par exemple, l'organisation stationnaire d'une ruche et les inventions de l'industrie humaine.
b) Dérivation: les tendances, étant détachées de leurs actes, peuvent être dérivées, c'est-à-dire détournées, de leur objet normal et s'exercer, soit sans but précis, à vide pour ainsi dire, comme dans le jeu (sports, match, etc.); soit dans l'ordre imaginaire, comme dans les arts, spécialement la littérature. Aristote déjà parlait en ce sens de «catharsis», de purification des passions par le théâtre [PHDP, §91].
c) Suppléance et sublimation: les instincts, comme des réservoirs d'énergie dont les manifestations sont refoulées, peuvent transférer leur force à d'autres tendances analogues, mais spécifiquement distinctes [°1282]: ainsi l'instinct maternel, sacrifié par une religieuse, alimentera son dévouement aux enfants qu'elle éduque. Lorsqu'ils sont ainsi transposés d'un ordre inférieur, physiologique, au domaine spirituel de la pensée ou de la religion, on parle de sublimation des instincts. Freud a mis en lumière ces propriétés, mais avec un excès de systématisation, en voulant tout expliquer par l'instinct sexuel [°1283].
On trouve un cas de cette inhibition volontaire exercée sur les tendances dans la pudeur instinctive qu'on peut définir: «un dynamisme sensible d'appréhension quasi instinctive en relation directe avec les processus sexuels». Il faut l'expliquer, non comme un instinct a part, mais comme «l'expression spontanée des exigences d'ordre et de modération dans l'exercice de l'instinct sexuel» [°1284]. Devant ce déchaînement de fonctions inférieures, la raison pratique freine naturellement, parce qu'elle est de soi inclination à l'ordre et à la modération.
b72) Bibliographie spéciale (La fruition)
Proposition 54. 1) La fruition ou béatitude est l'acte de jouissance par lequel la volonté se repose pleinement dans la fin dernière obtenue. 2) Tous nos actes humains sont naturellement ordonnés à l'acquisition de cette béatitude.
A) Définition: preuve d'induction.
§790). Nous retrouvons ici dans l'ordre du mouvement d'appétit rationnel le phénomène affectif de plaisir ou de joie, repos actif de l'appétit dans le bien connu comme présent [§735], en prenant le bien absolu comme fin dernière au delà de laquelle il n'y a plus rien à vouloir.
Ce bien absolu considéré comme terme est déjà l'objet de l'intention et du simple vouloir; mais la première suppose toujours qu'il est absent et déclenche pour le conquérir le mécanisme de l'exécution; et le second est compatible avec cette absence, et donc, avec un mouvement ultérieur. Dans la fruition, au contraire, le but est pleinement possédé: c'est pourquoi nul acte externe n'est plus envisagé. La volonté est en repos complet, non pas inerte cependant, mais affectif et vital: c'est une jouissance consciente qui retient ce bien absolu, et puisqu'il est d'ordre rationnel, qui y applique l'intelligence pour mieux le contempler. Saint Thomas, après saint Augustin, appelle cet acte une fruition, parce que, dit-il, «le fruit est ce qui vient en dernier lieu dans l'arbre, et dont on profite avec plaisir» [°1285]: c'est proprement le «bonheur» pur et simple ou la béatitude que tout le monde désire spontanément; nous l'avons déjà signalé plus haut comme objet du volontaire en général ou de nos premières intentions [§761 et §770]. La morale en reprendra l'examen, montrant en quoi consiste notre vrai but concret, et précisant que la béatitude consiste essentiellement dans l'acte d'intelligence contemplant et possédant le bien suprême (gloire de Dieu), et, comme conséquence, dans la jouissance de la volonté ou fruition [§1065], qui devient ainsi, comme nous l'avons indiqué plus haut, le plaisir suprême [§752].
On peut ici se demander si une telle jouissance tombe sous notre expérience, comme le demande une preuve d'induction; n'est-elle pas reportée après la mort, comme le prouve la morale [§1070]? Mais, d'abord, en nous en tenant au point de vue psychologique, on rencontre des hommes qui mettent leur béatitude ici-bas, jugeant que tel bien terrestre, la richesse, la gloire, le plaisir, par exemple, réalise pour eux le bien absolu. Laissant à la morale le soin d'apprécier s'ils ont tort ou raison, le psychologue constate que leur disposition volontaire, dès qu'ils s'estiment en possession de leur idéal, est très caractéristique, plus affective qu'active, comme une réplique dans l'ordre humain du plaisir sensible. Le psychologue interprète donc ce fait d'après le principe: «Partout où se rencontre dans une fonction un mouvement indépendant opposé à tout autre, à cause d'un objet formel différent, il faut reconnaître un acte spécifiquement distinct»; et il conclut à la définition de la fruition, acte spécial de volonté.
De plus, même à l'égard d'un bien absolu réputé actuellement inaccessible en sa plénitude, il y a des formes de possession imparfaite, mais réelles par participation, comme nous l'avons dit du plaisir [§745], grâce, soit à une présence psychologique ou intentionnelle, par une contemplation attentive; soit à une présence affective, par l'espérance ou l'amour. Une âme chrétienne pourra, en ce sens, estimer que Dieu, bien suprême, est déjà en elle; et comme le mouvement volontaire suit la connaissance, il s'ensuivra une vraie jouissance de Dieu. Certains états de la vie mystique, où dominent la joie, la paix, l'abandon dus au sentiment de la présence de Dieu, sont des faits psychologiques authentiques, sur lesquelles se fondent notre définition de la fruition.
B) Loi d'unité.
§791). Cette loi n'est qu'un corollaire de la loi synthétique de l'amour [§713] et du caractère unitaire de l'intention [§770], et elle découle de la définition.
Dans un seul et même mouvement, en effet, toutes les parties sont unifiées par leur ordination au terme d'arrivée qui est leur principe de spécification.
Or, d'une part, l'acte humain total, aussi bien que le mouvement appétitif sensible, constitue une unité dont tous les actes spécifiquement distincts, depuis l'amour du bien et l'intention du but jusqu'à l'exécution et l'acquisition réelle de ce but, ne sont que les étapes successives; et, d'autre part, la fruition n'est rien d'autre que le but lui-même, ou le bien présent considéré dans son dernier épanouissement affectif, comme il a été dit du plaisir [§750, (2)].
Toutes nos activités humaines sont donc naturellement ordonnées vers la béatitude ou vers le bien suprême dont la béatitude est le couronnement.
Mais l'expérience constate deux manières différentes selon lesquelles cette loi se réalise:
1) S'il s'agit du bonheur en général, conçu comme la possession du bien absolu, sans autre précision, la loi d'unité s'applique d'une façon absolue, universelle et nécessaire. Il n'y a pas d'exception possible: dès qu'un acte est vraiment humain ou volontaire, il s'oriente vers le bonheur et est fait en fonction d'un bien à acquérir ou à réaliser. C'est ce qu'on pourrait appeler la loi de l'instinct d'honnêteté foncière, propre à l'homme.
2) S'il s'agit du bonheur suprême personnel, conçu comme possession du bien réel où, psychologiquement, il est inévitable que chacun réalise le bien absolu dès que se met en branle le mouvement volontaire [§770], la loi d'unification ne s'exerce que d'une façon relative pour la plupart de nos actes (ut in pluribus), mais on constate des exceptions plus ou moins nombreuses selon les personnes. C'est que, même une fois fixée l'intention fondamentale, l'exécution demeure libre, comme nous allons le dire. Il y a là un élément d'indétermination qui laisse place à des actes mal coordonnés, qui restent pourtant humains.
Cependant, toute la force de la logique et de la spontanéité appétitive qui y répond, joue en faveur de l'unité, de sorte que, plus une vie est vraiment humaine, plus une personne selon l'expression courante «a du caractère», plus aussi toutes ses démarches et activités commandées par la volonté délibérée s'organisent et s'unifient en s'orientant vers un même but: la conquête de l'idéal qui est pour elle le bien et le bonheur suprême.
C) Corollaires.
§792) 1. - Formes de psychologie humaine. Le bien suprême, idéal que poursuit chaque homme, est aussi un bien commun, en ce sens que les hommes en s'entr'aidant sont capables de le réaliser à un degré de perfection inaccessible pour chacun en particulier. C'est le fondement de la vie en société, si caractéristique de l'espèce humaine, et qui donne lieu à la psychologie collective; nous la retrouverons en morale et en sociologie.
D'autre part, le véritable but de la vie étant la gloire de Dieu, les sentiments élevés fondamentaux signalés plus haut [§769], surtout l'amour du bien, du vrai, du beau, trouvent ici leur plein épanouissement, en devenant un amour de Dieu qui est la bonté et la vérité même, source de béatitude ou de joie spirituelle, quand par la contemplation et l'espérance on expérimente en soi la présence divine. C'est là ce qu'on appelle le sentiment religieux, caractéristique lui aussi de l'espèce humaine; l'ethnologie le retrouve sous diverses formes en toutes les races et en tous les temps. Cependant, cette psychologie religieuse suit les lois générales que nous avons établies à propos soit des phénomènes affectifs sensibles, soit des mouvements volontaires, en signalant cependant que les plus hautes manifestations de la vie spirituelle peuvent, sous l'action directe de Dieu, pur Esprit, et en participation plus intime, surnaturelle, à sa manière d'agir, se développer selon des lois exceptionnelles, parfois étonnantes. Il y a, par exemple, des décisions soudaines qui semblent être à l'encontre des délibérations normales de la raison et qui se révèlent, dans l'exécution, merveilleusement adaptées au but poursuivi. Certaines manifestations de cette psychologie mystique, comme les extases, peuvent parfois ressembler extérieurement à des états pathologiques, infra-humains; mais l'expérience interne des mystiques témoigne au contraire, comme l'a bien montré Bergson [°1286], que leur vie intérieure conserve toutes les qualités de la vie humaine, intellectuelle et volontaire, qui est portée plutôt à un degré d'excellence supérieure.
§793) 2. - Désintéressement. On peut définir le désintéressement en général le caractère d'une activité humaine dégagée de tout intérêt propre; mais il a une signification très complexe, comme le terme «intérêt» auquel il se réfère. Distinguons d'abord:
1) le point de vue moral, où il désigne un degré supérieur de bonté morale, dû au dévouement aux autres ou au bien commun; il serait même, selon Kant, la caractéristique essentielle de toute moralité: le devoir pour le devoir [PHDP, §411];
2) le point de vue psychologique, où il désigne le caractère de notre activité humaine dont le but n'est pas notre propre plaisir ou béatitude, mais le bien honnête pris en lui-même, et d'ordinaire le bien absolu sous sa forme de bien commun, répandant sa perfection sur l'humanité entière, sinon sur tout l'univers. À ce point de vue nous distinguerons encore plusieurs cas:
a) Pour celui qui n'a pas encore atteint la béatitude, toutes les activités humaines sont normalement intéressées, parce qu'elles sont ordonnées spontanément à l'acquisition de cet idéal où il place son bonheur, selon la loi d'unité de la fruition; en ce sens, on agit toujours pour soi: «La fin dernière de tout agent pris comme tel, disait déjà saint Thomas, c'est soi-même: car nous usons pour nous-mêmes des choses faites par nous; et si parfois l'on fait quelque chose pour un autre, on le réfère à son propre bien, utile, délectable ou honnête» [°1287].
b) Les biens et plaisirs de l'homme comportant plusieurs degrés, il est possible, même avant d'atteindre le but, d'agir avec désintéressement vis-à-vis des degrés inférieurs, lorsque l'intention s'est fixée sur les biens plus spirituels; ainsi le désintéressement à l'égard des richesses et des plaisirs sensibles se rencontre chez le savant, l'artiste, et même à l'égard de tout avantage naturel chez le chrétien qui réalise pleinement son idéal surnaturel.
c) Pour celui qui aurait définitivement atteint la béatitude, tous les actes seraient désintéressés, parce que, n'étant plus ordonnés à conquérir un bien et un bonheur déjà possédé, leur unique but possible est de communiquer ce bien aux autres, de le manifester en le répandant: telle est la loi essentielle de l'activité de Dieu et des saints dans le ciel. Elle est possible déjà sur la terre, dans la mesure où nous possédons la béatitude, bien qu'imparfaitement, en espoir, en contemplation, ou par la charité. Le parfait désintéressement caractérise, comme nous l'avons noté plus haut [§711], l'amour d'amitié qui ne permet pas de ramener «toutes nos activités à l'amour-propre». Aristote notait déjà que le dernier complément de la béatitude naturelle acquise dès ici-bas était l'amitié, fondée sur la communication réciproque et désintéressée de ses biens.
Au point de vue moral, toute la valeur du désintéressement dépend du but choisi: seule la gloire de Dieu prise comme idéal engendre un désintéressement louable. Si on place sa fin dernière dans un bien fini, tout sera vicié par la base. Le comportement pourra revêtir parfois les dehors du désintéressement, par exemple, le dévouement à la patrie, à un Führer, poussé jusqu'au fanatisme; mais souvent aussi, l'idéal se trouve incorporé au propre moi, directement ou indirectement, comme dans l'ambitieux, l'avare, surtout le voluptueux; et par là, le caractère désintéressé, même de l'amitié, se trouve rabaissé et corrompu [°1288].
d) Au point de vue psychologique, il n'y a ordinairement pas de différence entre agir pour le bonheur total ou pour le bien suprême: l'élan spontané de notre nature qui est l'instinct humain fondamental, unit et confond en quelque sorte ces deux aspects inséparables: L'amour du bien qui jaillit de notre appétit rationnel à l'éveil de notre vie humaine est toujours en même temps le désir du bonheur, simple vouloir et intention primitive qui portent à la fois sur le bien absolu et la béatitude. Mais comme notre raison est abstractive, nous pouvons ensuite par réflexion séparer ces deux aspects, et choisir consciemment comme but suprême l'un plutôt que l'autre. Ainsi, dans l'ordre surnaturel où le but suprême est la «vision béatifique» de Dieu, il semble que ces deux dispositions psychologiques correspondent à l'exercice des deux vertus théologales: l'espérance et la charité, l'une et l'autre moralement excellentes, mais avec la palme reconnue à la seconde, comme plus désintéressée: car elle est l'amour de Dieu pris en lui-même et pour lui-même, sans considération de notre propre jouissance.
Cette séparation entre l'amour désintéressé du bien (ou du devoir) et la recherche de son propre bonheur est donc psychologiquement possible; mais elle ne comporte pas les conséquences que Kant en a tirées [°1289]. Elle entraîne plutôt, en certains cas, des états d'âme proprement humains qu'il nous reste à étudier: les passions.
§794) 3. - Psychologie des passions au sens moderne [b73]. La «passion» définie comme «une inclination affective devenue dominatrice et exclusive, et fixée dans une habitude» [§701, (c)] est un fait psychologique propre à l'homme, qui a des rapports très intimes avec la loi d'unité de la fruition. Mais pour en comprendre la psychologie, il importe d'en distinguer deux formes radicalement indépendantes et souvent opposées: la forme volontaire et la forme instinctive. Nous les analyserons par des exemples où elles se réalisent plus purement, en notant d'ailleurs qu'on les rencontre souvent mélangées à divers degrés.
1) La forme volontaire de la passion (au sens moderne) est celle qui se fixe sur un idéal spirituel accepté délibérément par la raison réfléchie, comme un bien digne d'être le but suprême de la vie. Ce sera, par exemple, la passion de l'artiste, du savant, de l'apôtre, qui consacrent leur vie à l'expression du beau, à la conquête du vrai, au salut des âmes. La naissance de ces passions peut être favorisée par certaines dispositions de tempérament, de dons naturels, d'hérédité parfois ou d'influence sociale, comme l'éducation, le milieu. Mais son origine décisive est dans un acte puissant de volonté qui en est la caractéristique essentielle et qui se manifeste sous les deux aspects: affectif et actif. C'est d'abord une réponse affective enthousiaste à l'attrait d'un idéal conçu comme réalisant le mieux pour nous le bien absolu: mouvement d'amour et de désir, qui se traduit aussitôt en intention efficace de le conquérir. Puis, c'est le commandement énergique mobilisant toutes les ressources de connaissance, d'appétit, d'exécution externe, etc., dont on peut disposer pour concevoir et réaliser le plan le meilleur d'exécution.
C'est pourquoi une telle passion a pour effet d'unifier pleinement la vie; grâce à l'habitude qu'elle engendre en fixant toujours le même but aux activités d'exécution, elle rend celles-ci plus dociles et plus habiles à répondre à ses ordres [§813, sq.]. Dans l'appétit sensible, les mouvements primo-primi disparaissent peu à peu, et toute la spontanéité des affections s'oriente vers l'idéal cherché. Dans la connaissance et la vie affective, une certaine spécialisation est inévitable: le savant passionné, par exemple, ne se préoccupe que de ses études, ne pensant guère au reste; tout ce qu'il voit ou rencontre lui rappelle son problème, et l'aide souvent à le résoudre, etc. Cependant, comme l'idéal spirituel poursuivi est très élevé et très riche en aspects divers, l'unification n'est nullement un appauvrissement, mais plutôt une concentration qui porte au maximum la pénétration et l'efficacité de l'effort. De même, dans l'ordre affectif, ce dévouement total à l'idéal est pleinement désintéressé et dispose à la générosité au service du prochain et du bien commun.
L'unification est surtout parfaite, lorsque l'idéal rationnel répond en même temps aux dispositions sensibles, comme dans un artiste, peintre ou musicien, par exemple, doué d'aptitudes naturelles: la force de l'instinct s'unit alors à celle du vouloir et réalise une passion qui semble un trait d'union avec la seconde forme.
2) La forme instinctive de la passion est celle dont l'objet répond à l'une ou l'autre de nos tendances spontanées (surtout d'ordre sensible), en sorte que le plaisir qu'il nous procure s'impose progressivement, avec le consentement de la volonté, comme l'unique but de la vie.
a) Origine. Le tempérament et les dispositions naturelles sont toujours à la base de ces sortes de passions: aussi leurs manifestations sont-elles plus nombreuses et plus variées que celles de la première forme, parce qu'elles peuvent répondre à chacun de nos instincts pris en eux-mêmes, et aussi dans leurs dérivations ou suppléances [§789], et par rapport à des objets de toute importance, futile ou sérieuse: on aura; par exemple, la passion de la lecture (instinct de curiosité); la passion de fumer, celle de l'alcool, de la bonne chère, etc. (instinct de nutrition), la passion de l'amour si puissant par ses réactions émotionnelles souvent sublimées (instinct sexuel), celle des sports, du jeu, ou de tel jeu (instinct combatif dérivé), celle des collections (instinct de propriété), etc.
Cependant, cet élan spontané de la tendance vers son objet ne devient proprement une «passion», dominatrice et exclusive, que par le consentement de la volonté, et donc l'acceptation de la raison. Mais ici, au lieu d'un acte énergique de volonté qui prend la tête de l'évolution psychique, c'est un simple consentement, c'est-à-dire une démission des fonctions supérieures en faveur d'une poussée instinctive. Aussi cette passion commence-t-elle souvent dans une période de dépression, de fatigue corporelle ou mentale. Cette démission a divers degrés; parfois, quand l'objet est de peu d'importance, un secteur limité de la vie est seul abandonné à la passion qui n'envahit pas encore toute la conscience; mais l'instinct se renforce à chaque concession, et, créant progressivement une habitude, il finit par tout unifier, dominant à son profit toutes les forces de l'âme.
La première étape de cette évolution consiste à détacher le plaisir procuré par la tendance satisfaite, de l'opération même qui justifie l'instinct et lui donne sa signification naturelle. Dès lors, ce plaisir n'est plus mesuré par l'opération, mais il est considéré par la raison comme s'identifiant avec le plaisir suprême, la béatitude qui couronne le bien absolu. Cette identification est parfois explicite et réfléchie, par exemple chez l'homme d'affaire, qui fait de sa passion du gain le but de toute sa vie. Mais très souvent, elle reste implicite et toute pratique: elle s'exprime dans la concession même du commandement volontaire qui, en face de l'instinct, renonce à la lutte, parfois esquissée, ordinairement reconnue spéculativement désirable, mais estimée pratiquement impossible. Car accepter la passion pour en goûter le plaisir, c'est pratiquement prendre ce plaisir comme but de sa vie et l'ériger en absolu. Alors s'organise l'unification vers ce nouveau but.
b) Effets sur la connaissance. On constate d'abord ce que Stendhal appelle le phénomène de cristallisation: «l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections» [°1290]. Tout fait songer à l'objet de la passion; et puisqu'il est érigé en bien absolu, on n'y voit plus que du bien; cet objet est idéalisé par l'imagination créatrice, d'où les fréquentes désillusions quand l'expérience confronte le réel avec l'image. À un autre point de vue, le passionné est très habile et clairvoyant dans son domaine, mais il est aveugle pour tout le reste et facilement trompé: le champ de sa science se rétrécit à la manière de l'instinct savoir-faire de l'animal. De même, l'activité rationnelle est totalement déviée au service de l'inclination. Ribot parle ici d'une logique du sentiment qui procède à rebours de l'autre. En premier lieu vient la conclusion, dictée par la passion; viennent ensuite les raisons et argumentations, proposées parfois avec une incroyable subtilité, variété et fécondité, pour établir cette conclusion. Mais un tel procédé n'a plus rien de logique: il se rapproche plutôt des états pathologiques de délire et d'idée fixe.
c) Effet sur l'affectivité et l'activité. La passion, en devenant dominante et habituelle, est source intarissable de multiples émotions, sous tous les aspects souvent opposés, analysés plus haut: crainte, audace; espoir, désespoir; jalousie, colère, etc.: ce sont les accidents du chemin, tant qu'on n'a pas atteint le but qu'on a consenti d'adopter.
D'autre part, en se colorant d'absolu, ce bien poursuivi avive d'abord la sensibilité. On s'aperçoit, dit Bergson, qu'un désir est devenu passion profonde à ce que «les mêmes objets ne produisent plus sur nous la même impression: toutes nos sensations, toutes nos idées nous en paraissent rafraîchies; c'est comme une nouvelle enfance» [°1291]. Mais cet affinement a pour contre-partie un rétrécissement des sentiments: le coeur se ferme et se durcit pour tout le reste.
De plus, en s'orientant vers le plaisir comme tel, et surtout placé en dehors du vrai bien, le mouvement appétitif se retourne inévitablement sur soi-même. Toute passion de forme instinctive est égoïste, même si elle semble avoir quelque noblesse, comme la passion patriotique, ou les passions religieuses. Mais ce défaut est plus accentué quand l'objet est un plaisir sensible. Celui-ci, d'ailleurs, étant incapable de jouer le rôle qu'on lui impose de bien absolu, multiplie les émotions déprimantes, aboutit souvent à une sombre tristesse, tout en produisant cette course effrénée appelée «soif des plaisirs» [§750, (b)] avec des excès contre nature, semblables aux moeurs des Romains de la décadence qui rassasiés, se faisaient vomir pour pouvoir continuer à boire et à manger.
Dans l'activité d'exécution, l'unification a toujours pour corollaire un renforcement d'efficacité: le passionné est capable de grandes choses auxquelles il n'oserait penser dans le calme. Mais ici la passion traduit la puissance instinctive avec son double caractère de force aveugle et fatale. Elle ne subit plus l'ordre du commandement (imperium), mais elle ne laisse subsister qu'une volonté sans frein, sans règle, sans maîtrise de soi. Et elle va droit son chemin sans tenir compte des obstacles, irrésistible parfois; parfois aussi absurde, poursuivant sa route jusqu'à la catastrophe, incapable de s'arrêter à temps. Très souvent, elle finit par le suicide.
Une telle passion est donc une maladie psychologique. Le remède est d'abord d'en surveiller les origines: «Principiis obsta». Mais lorsqu'elle s'est affermie par l'habitude, il est inutile de la combattre par le raisonnement: le seul moyen est d'éveiller un autre intérêt qui mette en branle une autre tendance destinée à faire contrepoids et à rétablir l'équilibre psychologique dont la passion est la rupture.
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