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b65) Bibliographie spéciale (Classifications générales et grandes lois)
§718). Nous voulons analyser ici les divers mouvements qui conduisent l'appétit une fois orienté par l'amour, jusqu'au repos dans le bien qu'il étreint (ou dans le mal qu'il subit). Mais nous laissons de côté les tendances et mouvements inconscients, appartenant à l'amour au sens large de l'appétit naturel, et qui se diversifient avec chaque fonction. Nous considérons un connaissant, dont l'amour s'est éveillé au choc d'une appréciation pratique, par exemple, un enfant regardant un cerisier chargé de fruits mûrs; en sorte qu'en lui, cette tendance psychologique est une fonction spéciale, à la fois affective et active, qui réalise le mouvement en se manifestant sous diverses formes. De celles-ci nous devons indiquer la classification et les lois.
A) Classifications.
Proposition 40. Le mouvement appétitif dans le passage vers un but a trois phases principales: 1) dans l'appétit de jouissance, il s'amorce par le désir ou l'aversion; 2) dans l'appétit de lutte, en l'absence de l'objet, il se développe, face au bien, par l'espoir ou le désespoir; face au mal, par la crainte ou l'audace; 3) enfin, dans le même appétit de lutte, la présence, mais provisoire, du mal, suscite la colère.
§719). La valeur d'une classification ne peut s'établir que par induction, à la lumière des faits qui imposent les définitions. Mais auparavant, pour fixer les idées, nous donnerons ces définitions qui caractérisent par leurs objets formels ces diverses «espèces» de dispositions affectives ou passions au sens thomiste.
§719.2)1) Définitions.
1. Le désir est le mouvement par lequel l'appétit de jouissance se porte vers un bien saisi comme absent, - en prenant «mouvement», ici et dans les autres définitions, non dans le sens restreint de mouvement local, mais de disposition à la fois affective et active [°1218].
2. L'aversion est le contraire du désir: on peut donc le définir: mouvement par lequel l'appétit de jouissance se détourne du mal considéré comme absent.
3. L'espoir est un mouvement par lequel l'appétit de lutte se porte vers un bien, absent ou futur, et difficile, mais apprécié comme accessible.
4. Le désespoir en est l'opposé dans l'ordre du bien: il est donc lui aussi un mouvement d'appétit de lutte, mais par lequel on se détourne d'un bien absent ou futur dont la difficulté le fait apprécier comme inaccessible.
Espoir et désespoir ont leur correspondant opposé dans l'ordre du mal: la crainte et l'audace.
5. La crainte est le mouvement par lequel l'appétit de lutte se détourne d'un mal considéré comme important, encore absent, bien qu'imminent, qu'on estime incapable d'être surmonté, mais capable d'être évité.
6. L'audace est l'inverse dans l'ordre du mal: mouvement d'appétit de lutte par lequel on se porte vers un ennemi redoutable, encore absent, qu'on estime capable d'être vaincu.
Il y a enfin une dernière disposition instable quand le mal présent n'est pas accepté:
7. La colère est le mouvement par lequel l'appétit de lutte se dresse contre ce qui nous inflige actuellement un mal, pour en tirer vengeance, c'est-à-dire pour lui infliger un mal semblable.
a) Preuve d'induction et précisions.
§720). a) Le désir. Analysons l'exemple donné de l'enfant attiré par le cerisier chargé de fruits mûrs, en pénétrant sa psychologie par introspection, si nous étions à sa place. Il peut arriver que l'attrait (ou l'amour) éveillé par la vue des fruits s'achève aussitôt sans difficulté par l'acte d'y goûter, si les cerises sont à portée de main. Mais notons alors deux séries d'activités: les premières sont facilement observables même de l'extérieur, tels que les mouvements de la main pour cueillir le fruit et le porter à la bouche, avec tous les accessoires, présupposés et conditions d'ordre physique et physiologique requis: elles ne sont que l'exécution de la tendance appétitive dont elles sont les effets, appartenant à une fonction réellement distincte: fonction des réactions motrices (facultas locomotiva, des anciens). Mais il y a d'autres activités, plus profondément psychologiques, que nous avons mises en évidence dans la conscience en établissant l'existence de l'appétit spontané, activités distinctes et plus pratiques que la connaissance, sans être encore mouvements externes d'exécution: c'est ce qui resterait dans la conscience si; au moment de tendre la main vers la cerise, le mouvement était aboli; - ou mieux (car cette paralysie pourrait amener des complications psychologiques), lorsqu'on se trouve à deux pas de l'arbre facile à atteindre: avant de s'ébranler, on éprouve un fait de conscience où l'introspection découvre deux aspects: un aspect affectif, original comme tout ce qui est de cet ordre, mais où se dessine de la complaisance pour la cerise et une sorte de jouissance anticipée; - et un aspect actif qui est comme l'ébauche du mouvement d'exécution, un départ ou «jet en avant» (projet) virtuel. C'est ce fait psychologique qui est le désir, véritable mouvement (affectif et actif) d'appétit spontané. Il est très voisin de la disposition fondamentale d'attrait ou d'amour: il en est la tendance prolongée, soutenant la marche vers l'union au bien; mais tandis que l'amour est indifférent à la présence ou à l'absence, le désir se définit par l'absence du bien, ce qui accentue son caractère actif.
Comme l'amour aussi; le désir peut se prendre en deux sens: a) au sens strict, comme tendance sensible vers un bien concret présenté par l'appréciation d'une fonction sensible (instinct ou cogitative); il appartient alors à l'appétit de jouissance; car il se porte simplement vers le bien; saint Thomas le nomme concupiscence pour signifier qu'il est l'acte commun du corps et de l'âme; b) au sens large, comme tendance volontaire vers un bien absent présenté par un jugement de raison, par exemple le désir de la science.
§721). b) Espoir et désespoir. L'objet connu comme désirable peut être difficile d'accès: le cerisier peut être un grand arbre et le bras trop court pour la cueillette. Dans l'ordre sensible, nous passons ainsi à l'appétit de lutte, dont les réactions sont plus complexes. Car si le bien attire de soi, en cas de difficulté, il peut aussi repousser, suivant qu'il est apprécié comme accessible ou inaccessible. Si l'enfant est très friand de cerises et qu'il s'estime capable de grimper à l'arbre, ou de trouver une échelle ou quelque autre moyen, il y a dans sa conscience, sous-jacente à toutes ces manoeuvres, une tendance persistante vers ce bien; une sorte de désir renforcé par l'obstacle jugé surmontable: c'est l'espoir.
Dès que la difficulté, au contraire, apparaît comme insurmontable, en face des cerises toujours succulentes à ses yeux, l'enfant éprouve comme un retournement appétitif, plus actif qu'affectif, car il garde l'attrait, mais il laisse tomber les bras et s'en va: c'est le désespoir, mouvement d'appétit sensible (comme l'espoir), s'il s'agit d'un bien concret; mouvement de la volonté, si le bien est apprécié par la raison.
Ainsi, la marche en avant suscitée par l'attrait ou l'amour, commencée par le désir, tourne court avec le désespoir et cesse, quoique inachevée. Par l'espoir, au contraire, l'élan persévère et atteint normalement l'union.
Mais la fonction qui réagit ainsi devant le bien est la même qui, par contraste, réagit devant le mal. D'où deux nouvelles dispositions affectives instables:
§722). c) Crainte et audace. Supposons que l'enfant, en allant vers le cerisier, trouve un chien qui lui barre la route: il l'apprécie comme un mal, encore absent, mais possible: le mal d'une morsure. Son attitude sera très diverse suivant qu'il se croira capable ou non de vaincre cet ennemi. Dans le premier cas, il marche résolument sur lui et le chasse; il éprouve en sa conscience une disposition aggressive vis-à-vis de ce mal: c'est l'audace. Dans le second cas, sa disposition psychologique va en sens inverse, et s'il n'est pas cloué sur place par l'émotion, il s'enfuit: c'est la crainte.
L'audace est un mouvement psychique avant tout actif, ferme et net à cause de son énergie. Notons seulement qu'il s'accompagne et se renforce en général d'un espoir: celui d'obtenir la victoire qui apparaît spontanément comme un bien futur, difficile mais possible.
La crainte est un état d'âme plus affectif, plus passif, sans manquer de réactions actives, dont l'apparition paraît plus capricieuse. Elle suppose, au témoignage de l'expérience, quatre conditions simultanées dans son objet: celui-ci doit être un mal - considérable - imminent - jugé insurmontable.
Elle naît, au sens propre, devant un mal concret, d'ordre sensible, mais aussi au sens plus large, devant un mal spirituel ou apprécié tel par la raison. Le terme français «peur» a une nuance qui le réserve plutôt au mal corporel; «crainte» convient également aux deux.
Seul un mal quelque peu considérable, non en soi, mais selon l'appréciation portée sur lui, suscite une crainte, en alertant l'appétit de lutte. S'il n'avait aucun aspect de difficulté, il devrait éveiller dans l'appétit de jouissance un mouvement de recul, symétrique au désir pour le bien absent. Mais, psychologiquement, cette simple aversion [°1219] ne se distingue guère de l'état affectif fondamental de répulsion ou de haine indiqué plus haut [°1220]. Par exemple, devant un petit effort qui n'inspire plus de crainte, comme l'effort de se déranger pour rendre service, on garde la répugnance au moment de l'accomplir comme en le prévoyant; et pour qu'au-delà de cette disposition apparaisse dans la conscience un recul plus prononcé, il faut que le sacrifice soit plus rude, que le mal soit notablement plus menaçant; et c'est la crainte qui jaillit.
Il faut davantage encore; car des maux très considérables, comme la maladie et la mort, et jugés tels pour le futur (qui, par exemple pense ne pas mourir?), ne produisent ordinairement nulle crainte, parce qu'ils sont relégués par la pensée dans un futur lointain; mais que la sirène annonce un bombardement aérien, la mort devient imminente et suscite la peur. On voit d'autre part, des condamnés à mort, au moment de monter à l'échafaud, perdre tout sentiment de crainte: c'est que ce mal, en réalité encore futur, leur paraît non seulement imminent, mais déjà présent, tant il est assuré.
Tout dépend donc de l'appréciation que l'on porte sur le mal, non de sa réalité, puisqu'il s'agit d'un fait psychologique d'appétit spontané, tout entier «fonction» de la connaissance. Dans le cas d'une crainte d'ordre sensible, cette appréciation peut être spontanée et erronée: un bruit soudain d'un pétard inoffensif fait grand peur, parce que la soudaineté fait soupçonner instinctivement quelque chose de grave et d'inévitable. De même la durée d'une peine, même légère, comme une prison très douce mais perpétuelle, lui donnera des proportions telles qu'une grande crainte s'ensuivra.
Ce détour de l'appréciation explique enfin certaines craintes à première vue étonnantes. Les unes semblent s'adresser au bien: on craint Dieu, ses parents, ses chefs: mais c'est lorsqu'on pense en recevoir de graves châtiments ou de sévères traitements: c'est un cas de la loi de transfert.
Parfois aussi on craint un mal, mais qui ne semble pas ardu, puisqu'il dépend de nous: on craint le péché, la tentation, ou même la crainte elle-même; c'est que, derrière ces maux, il y a un ennemi plus fort que nous, qui est le vrai mal redoutable, et par transfert, ici encore, la crainte se propage aux autres aspects.
§723). d) La colère. Dans l'exemple proposé, si l'enfant saisit un bâton et frappe le chien, celui-ci peut avoir deux attitudes opposées: il peut baisser les oreilles et partir; il peut aussi se redresser furieux pour mordre en retour du coup reçu. En ce second cas, le fait psychique est la colère. En un sens, ici, le mouvement appétitif est déjà au terme, puisque son objet, le mal, est déjà présent: le coup est asséné: Mais ce n'est qu'un terme provisoire. La présence n'est pas acceptée et l'on trouve comme en l'absence de l'objet, une disposition affective instable qui revêt même, le plus souvent, la violence d'une émotion-choc. Elle apparaît comme une synthèse de deux appétitions contraires, révélant les deux aspects (affectif et actif) habituels en ces phénomènes: la présence du mal produit la douleur ou la tristesse qui est avant tout disposition affective; mais la vengeance escomptée apparaît comme un bien, encore futur et difficile, mais possible et suscitant ainsi l'espoir avec prédominance de l'aspect actif [°1221].
Conclusion. De tous ces faits, interprétés à la lumière du principe des objets formels, découlent les diverses définitions proposées, comme traduisant exactement le réel, et le distribuant en espèces spéciales de dispositions affectives, car en chacune d'elles s'observent des réactions propres, bien distinctes; souvent opposées, de l'appétit sensible, en fonction d'aspects spéciaux saisis dans son objet, bien ou mal, par la connaissance.
3) Corollaires.
§724) 1. - La colère humaine. La colère naît dans l'homme avec l'idée de vengeance, lorsqu'il s'estime lésé dans ses droits, bien plus qu'à la réception de coups ou blessures physiques. Si l'enfant se voit empêché par un autre enfant d'atteindre le cerisier de ses parents dont les fruits, juge-t-il, lui appartiennent, il se fâchera; s'il s'agit du cerisier du voisin, l'audace pourra le pousser, mais non la colère. De même, c'est souvent à l'annonce d'un dommage subi que l'on entre en colère, combinant aussitôt les moyens de vengeance: «Il me le paiera!» dit-on.
Cette forme de colère est propre à l'homme, car elle suppose l'intervention de la raison. L'idée et le sentiment même de vengeance qui en est le ressort central est d'ordre intellectuel; car la vengeance n'est rien d'autre que «la réparation d'un dommage subi, en infligeant un dommage équivalent». Nous sommes en plein exercice de la justice où le droit prime la force, parce qu'il traduit un ordre absolu vu par la raison comme reflet de l'ordre divin de la Providence; et comme la justice requiert l'égalité, il faut l'équivalence entre le mal rendu et reçu.
Qu'on objecte pas que la colère dépasse toujours cette égalité, tant sa riposte est vigoureuse. Cela est vrai, si on prend cette égalité objectivement avec la sérénité de la pure vertu morale; mais au point de vue psychologique; qui est le nôtre ici; le vif sentiment de nos droits nous fait estimer comme juste, sinon à peine suffisante, cette vengeance de soi exorbitante [°1222]; aussi dès que le châtiment devant l'appréciation subjective, apparaît suffisant, la colère tombe: elle est assouvie. Bref, le domaine propre de la colère humaine est celui de la vertu de justice.
D'ailleurs, l'aspect émotionnel si puissant, montre que la colère en l'homme est un mouvement complexe, à la fois d'appétit sensible et de volonté. Aussi s'éveille-t-elle parfois en nous contre des animaux ou des objets inanimés, en dehors de toute appréciation rationnelle de droit ou de justice: il a suffi d'une imagination d'injure, de dommage subi, puisqu'on nous résiste. Le mouvement appétitif tout spontané, d'ordre sensible, imite alors la colère humaine en face de l'injustice; il en est de même dans la psychologie de l'animal où le sentiment instinctif de ses «droits» lésés, qui suscite sa colère, est comme une imitation ou participation du sentiment de justice inné dans la conscience humaine.
§725) 2. - Subdivisions de la crainte. Nombreuses sont les manifestations de la crainte. On peut en signaler deux groupes, fréquemment expérimentés:
a) celles qui ont pour objet notre activité future, considérée comme un mal: ainsi la lâcheté ou la paresse fuit le travail ou la lutte, parce qu'on juge l'effort comme un mal insurmontable; la honte a pour objet le mal d'une mauvaise réputation, encore absente mais imminente; elle est la peur des actes qui y conduiraient, et elle les évite;
b) celles qui ont pour objet l'activité nuisible et future d'autres êtres, distincts de nous. Ce sera la frayeur en face d'un mal subit et inaccoutumé, appelée stupeur, pour marquer un effet de prostration; ou terreur, avec une nuance d'intensité et de profondeur. L'anxiété naît quand le mal laisse du répit, avec possibilité d'y échapper; enfin, l'angoisse envahit l'âme en face d'un mal à la fois écrasant et inconnu, inévitable et menaçant. Les philosophes existentialistes ont mis en relief ce dernier sentiment comme révélateur de l'existence réelle; mais cette interprétation, qui touche à la métaphysique (dont l'objet est l'être ou l'existence); dépasse la compétence de la psychologie expérimentale.
B) Lois.
§726). Les dispositions affectives instables que nous venons d'étudier apparaissent dans la conscience avec une certaine force qui en fait, selon la classification moderne, des émotions, dépassant dès l'abord le stade de simple inclination affective [§701]. On ne conçoit pas un acte d'audace, un accès de crainte ou de colère sans une rupture d'équilibre psychologique. Le plus souvent même, ces mouvements naissent subitement, comme émotions-chocs, au contact des difficultés du chemin; car ils appartiennent tous, sauf le désir, à l'appétit de lutte. C'est pourquoi nous les considérerons ici à leur stade d'émotion [°1223], où leurs lois s'affirment mieux. Déjà nous avons indiqué les caractères communs de désordre intense qu'on retrouve en tous indifféremment comme émotion-choc; il reste à préciser les lois qui conviennent spécifiquement à chacun d'eux.
À ce point de vue, la colère, émotion-choc par excellence, a sa loi propre; mais les autres émotions se groupent en deux familles, non pas d'après l'aspect de bien ou de mal de leur objet; mais d'après leur genre de réaction dans la lutte contre l'obstacle. Il y a les émotions de conquête: le désir, l'espoir et l'audace; et les émotions de fuite: la crainte et le désespoir; et chaque famille se comporte de façon analogue, soit pour la loi d'origine ou de passivité, soit pour la loi de domination ou d'activité.
1) Loi d'origine ou de passivité.
Proposition 41. 1) L'apparition des émotions de conquête pour obtenir un bien (espoir) ou vaincre un mal (audace), suppose la conscience d'un certain degré de puissance physique ou morale, dont d'augmentation renforce ces émotions. 2) Mais la conscience soit de faiblesse subjective, soit de forces ennemies trop considérables engendre les émotions de fuite: désespoir et crainte.
§727). La nature même de ces émotions suggère cette double loi. Il s'agit d'une lutte contre l'obstacle, où ces émotions ne sont que le reflet affectif de l'équilibre des forces, non pas prises en soi, mais telles que les connaît le combattant: si, à son avis, la comparaison est en sa faveur, l'obstacle suscite espoir ou audace, selon la loi de fatalité des tendances affectives; mais si la relation se renverse, c'est aussitôt la crainte ou le désespoir.
De nombreux faits d'expériences confirment ces lois:
1.1 - Émotions de conquête. - L'espoir et l'audace naissent et grandissent:
a) à la faveur de nos forces physiques, naturelles ou acquises: il y a des tempéraments, comme les sanguins, optimistes, audacieux de naissance. Les boissons enivrantes, en fouettant le sang, ont passagèrement le même effet; c'est pourquoi on en donne au soldat avant l'attaque. La jeunesse, aussi, consciente de sa vitalité et de sa vigueur, est pleine d'espoir.
b) à la faveur de forces morales, personnelles ou sociales; rien ne favorise les émotions de conquête comme la considération de ses alliés, d'amis nombreux et influents. Du côté personnel, l'expérience et la science acquise jouent le même rôle, à moins que, en nous rappelant les échecs passés, ou en découvrant les forces ennemies, elles n'aient un effet contraire: c'est alors l'inexpérience de la jeunesse ou l'oubli de l'ivresse qui favorise l'espoir et l'audace.
1.2 Émotions de fuite. - Le désespoir dépend de la crainte plus ou moins grande inspirée par la difficulté à vaincre, et la crainte se mesure sur la conscience qu'on a, soit de sa faiblesse, soit des forces ennemies; les enfants, faibles par nature, sont très peureux, et en général les femmes plus que les virs [°1223.1]. Mais les forces d'ordre moral sont souvent décisives: la persuasion de son bon droit permettra même à l'inférieur d'affronter les reproches de son maître; et rien n'engendre plus aisément la peur que la mauvaise conscience.
Cependant, une remarque générale s'impose. Même dans l'ordre sensible, où l'apparition des émotions est fatale, la loi d'origine dont nous parlons échappe au déterminisme absolu, et met en relief une spontanéité qui laisse un large champ à l'imprévu. Car il y a une source de variations très nombreuses et difficiles à prévoir dans le jugement pratique comparant la puissance subjective et la difficulté objective pour en conclure la possibilité ou l'impossibilité de la victoire. À chaque moment, même si les forces adverses restent intactes ou équivalentes, le mouvement émotionnel peut se renverser d'après l'opinion qu'on se forme sur elles. Dans la bataille, disait Foch, celui-là est vainqueur qui le dernier s'estime le plus fort.
2) Loi de domination ou d'activité.
Proposition 42. 1) Les émotions de conquête excitent et perfectionnent l'activité externe. 2) Les émotions de fuite la dépriment ou l'étouffent, à moins qu'elles ne soient modérées.
§728). Les premières s'appellent les émotions sthétiques, les secondes asthétiques.
A) Preuve.
a) Preuve déductive. Les définitions données font prévoir cette loi. L'émotion, en effet, est de soi un fait psychique, ayant un double aspect d'affectivité et d'activité, mais de telle sorte qu'en l'absence de l'objet, surtout dans l'appétit de lutte, l'aspect d'activité est mis en relief pour surmonter les difficultés de la route. Or il est clair que, plus l'appétit s'affirmera supérieur aux obstacles, comme dans les émotions de conquête, plus s'épanouira son action; tandis que celle-ci sera freinée par l'obstacle, jugé insurmontable, comme dans les émotions de fuite.
b) Preuve d'induction. Les faits sont concluants dans le même sens, si l'on tient compte de la complexité de ces états d'âme instables.
1. Ainsi un homme plein d'espoir est dans les dispositions les plus favorables pour agir; la voie est grande ouverte devant lui, puisque le but est jugé accessible; et comme ce but paraît en même temps difficile, il exige un effort intense et attentif. Si en outre, la confiance de cet homme se fonde sur le secours d'un ami, l'amour envers celui-ci engendrera, selon la loi d'activité synthétique, un mouvement nouveau en sens parallèle, renforçant le premier courant. L'espoir de vaincre favorise de même l'action de l'audacieux: dans sa pensée, il n'y a ni vide, ni désordre, mais les projets s'organisent activement en vue de la conquête escomptée. Quant à l'exécution externe, elle est si puissante, qu'on parle d'ordinaire d'un élan d'audace, comme d'un sursaut d'espoir.
2. Dans l'ordre physiologique aussi, à côté des réactions diffuses; dues à une libération d'énergie nerveuse qui semble commune à toute émotion-choc, il y a des mouvements spécifiques qui sont en sens contraire dans les émotions de conquête ou de fuite. Dans les premières, le tonus nerveux s'élève, la circulation du sang s'intensifie, on devient capable d'efforts au dessus de la normale sans ressentir de fatigue.
Au contraire, la crainte a de soi sur l'organisme des effets d'inhibition: la respiration est coupée, ralentie; la vie semble se retirer vers l'intérieur, le sang n'arrive plus normalement aux extrémités, d'où tremblements, sueurs froides, et par contraste, surexcitation des fonctions internes d'urine, des glandes intestinales, etc. L'attitude externe spontanée du peureux est de se rapetisser, de rentrer sous terre et faire le mort, comme pour laisser passer le danger par dessus-lui; mais c'est moins une tactique qu'une impuissance. Car la vie psychologique est elle-même ralentie, sinon bloquée. On ne pense plus à rien: l'amnésie et le désarroi s'installent dans la conscience. Le désespoir accentue encore cette dépression et cette chute, et aboutit parfois à la destruction totale du suicide.
3. Cependant, il en est autrement, si les émotions de fuite restent modérées, c'est-à-dire si elles laissent un espoir d'échapper; nous retrouvons alors le caractère actif de cette émotion sthétique porté au paroxysme par l'approche du danger: l'attention s'aiguise pour trouver les moyens de fuite, on devient ingénieux à les découvrir; habile et rapide à les exécuter, non sans hardiesse parfois. La peur «donne des ailes». Sans boire ni manger, on exécute des marches forcées dont on ne se serait pas cru capable. Et dans la bataille, parfois, le désespoir allume une fureur terrible [Cf. loi de la colère, §732]; suscite un élan irrésistible.
B) Corollaires.
§729) 1. Influence de la raison. Comme nous l'avons noté, il y a dans la volonté des mouvements tout semblables aux émotions et qui portent le même nom, lorsque le jugement pratique vient de la raison plutôt que du sens appréciatif. Si les deux appréciations sont concordantes, l'action des lois établies plus haut est renforcée; mais souvent la raison corrige les intuitions sensibles, et la volonté renforcée par la vertu modère les émotions selon une loi de domination étudiée plus bas [§783, sq.]; indiquons ici quelques applications.
a) Les désirs insatiables qui agitent tant d'hommes pour des biens sensibles jugés toujours insuffisants, est un exemple de renforcement. Car il ne s'agit pas de désirs spontanés vers des biens correspondants aux fonctions naturelles, comme le désir naturel de manger, où la nature est de soi enfermée en des limites convenables. Mais le désir revêt une sorte d'infinité, où ses actes renaissent sans cesse pour acquérir toujours plus, lorsque la raison place son but suprême dans l'objet même des sens, comme certains capitalistes dans le gain, la richesse. Ici la loi d'activité de l'émotion sthétique conduit aux lois de la passion (au sens moderne) [§793].
b) En comparant l'audace à la vertu de force, on voit que l'élan de l'émotion est plus puissant au début de l'attaque: la raison freine alors en réfléchissant aux difficultés qui échappent à l'optimisme de l'audacieux. Mais si la lutte se prolonge, les rôles se renversent: l'expérience, en découvrant les obstacles concrets, a un effet déprimant, voisin de la crainte, sinon du désespoir; la vertu de force alors persévère et maintient l'élan, parce que la raison dont elle procède a prévu ces complications pour les surmonter.
c) Enfin, la maîtrise de soi peut dans le danger refouler l'émotion et en retarder sinon supprimer le jaillissement: c'est le cas de J. Payot, traversant un névé. «Je glissai, dit-il. Je ne perdis pas un instant la tête. Je parvins, tout en pensant que j'allais me tuer, à ralentir, puis à enrayer ma course, cent mètres plus bas. Très calme, je traversai lentement le névé en m'aidant de mon alpenstock, et une fois en sûreté dans les rochers, je fus pris d'un tremblement violent. Mon coeur battit, mon corps se couvrit d'une sueur froide, et seulement alors j'éprouvai une peur, une frayeur extrême» [°1224].
§730) 2. - L'expression des émotions. Le lien existant entre chaque émotion et certaines activités permet à ces états d'âme de se manifester au dehors, déjà même avant d'exécuter les mouvements externes, par une certaine attitude du corps; spécialement du visage: chaque émotion a ainsi sa mimique propre: c'est ce qu'on appelle l'expression des émotions. À ce sujet, les modernes ont proposé plusieurs lois:
a) Loi de l'action commencée. Elle est formulée ainsi par Ch. Bell [°1225]: «Les organes du corps qui servent à l'expression servent d'abord et essentiellement à des fonctions, le signe ou d'expression n'est qu'une action commencée». Ainsi l'expression de l'audace dans un chien qui gronde en montrant les dents n'est que l'action de mordre qui se prépare; la mimique de la peur est une attitude de «rapetissement» ou de fuite commencée.
b) Loi de d'association des habitudes utiles. «Quand certains actes ont répondu efficacement à certaines dispositions émotionnelles, la force de l'habitude et de l'association, au retour des mêmes états d'âme, tend à donner naissance aux mêmes actes, même s'ils ne sont plus utiles» [°1226]. Cette loi s'applique à tout état d'âme, celui des émotions et d'autres aussi. Ainsi, le chien qui dresse les oreilles vers un bruit qui attire son attention, en excitant son inquiétude, les dresse encore devant un morceau de sucre vers lequel le porte son désir attentif. De même, bien des personnes au téléphone font les gestes qu'elles feraient en présence de l'interlocuteur absent.
c) Loi de l'analogie. «Les états d'ordre moral s'expriment comme les émotions sensibles correspondantes par des mouvements d'ordre physique». Cette loi s'applique aux sentiments supérieurs qui, par leur intensité, participent de l'émotion, et dont l'objet, quoique saisi par la raison, offre des analogies évidentes avec l'ordre sensible. Ainsi, le dégoût pour un crime moral spécialement repoussant s'exprime par le geste commencé du vomissement. L'attitude du défi, même dans une joute intellectuelle, reproduit partiellement en montrant les dents, le geste de la menace physique.
§731) 3. - Théories modernes de l'émotion. Sur la nature de ce fait à la fois affectif et actif, les modernes ont présenté deux théories opposées.
a) Théorie intellectualiste. Certains, constatant le rôle indispensable de la connaissance, ont réduit l'émotion à la représentation. Ainsi Spinoza, pour lequel la vie affective n'est qu'un aspect de l'idée [PHDP, §353]. De même, pour Herbart, l'émotion est la conscience que nous prenons d'un rapport de convenance ou non-convenance entre nos représentations actuelles, internes et externes [PHDP, §505].
b) Théorie physiologique. Par réaction, d'autres ont mis en relief l'aspect d'activité de l'émotion et surtout ses effets physiologiques; l'émotion serait la conscience que nous prenons de ces mouvements physiologiques; c'est ce qu'on appelle la théorie périphérique des émotions, parce que ces mouvements, à l'opposé des phénomènes représentatifs dont le siège est dans les centres cérébraux, se passent vers la périphérie du corps. Il y a aussi des nuances entre auteurs. Pour William James, qui a rendu célèbre l'explication, ces mouvements sont surtout des modifications musculaires de l'organisme; pour Lange, ils sont avant tout des réactions vaso-motrices dépendant du grand sympathique; pour Sergi, le rôle principal passe aux réactions viscérales; pour d'autres, aux réactions glandulaires, spécialement les glandes endocrines dont les sécrétions ont une grande influence sur le système nerveux. On ne nie pas le rôle de la connaissance comme antécédent; mais on dit qu'elle produit directement, par réflexes moteurs, des modifications physiologiques ou périphériques d'où découlent les émotions. «D'après le sens commun, dit W. James, nous perdons notre fortune, nous sommes affligés et nous pleurons; on nous insulte, nous nous fâchons et nous frappons; nous rencontrons un ours, nous avons peur et nous fuyons. Je prétends que cet ordre est inexact; que nous sommes affligés parce que nous pleurons, fâchés parce que nous frappons, effrayés parce que nous tremblons».
Mais nous avons établi plus haut l'originalité du fait appétitif et de l'émotion [§695], que ni l'une ni l'autre de ces deux théories n'exprime précisément, le laissant échapper pour ne voir que son antécédent cognitif ou son conséquent opératif. Cependant, la loi d'activité spécifique que nous établissons ici indique la part de vérité de la théorie périphérique.
En prenant cette théorie comme une hypothèse psycho-physiologique, on s'est efforcé de la vérifier par des expérimentations sur divers animaux: chiens, chats, cobayes. Bechterew opérait par décérébration, en supprimant l'écorce cérébrale; Sherrington emploie l'anesthésie, en isolant par section de nerfs le cerveau de toutes les influences périphériques ou centripètes; Pagano excita directement, par injection de curare, la partie du cerveau appelée «noyau caudé» [°1227]; enfin, Gemelli, en combinant ces trois procédés, confirma pleinement les résultats obtenus: les animaux anesthésiés manifestent un comportement émotif semblable à celui des animaux normaux; d'autre part, le rôle des centres de l'écorce grise est indispensable, même pour la mimique due au noyau caudé. Ces expériences réfutent donc la théorie périphérique, et indiquent bien les centres cérébraux comme organes propres des émotions; les autres faits physiologiques dont nous avertit la cénesthésie n'en sont qu'un effet qui nous la rendent davantage consciente [°1228].
Proposition 43. 1) La force de la colère se mesure sur le degré de mésestime ou de mépris dont on s'estime personnellement victime. 2) Elle est la manifestation la plus puissante de l'effort pour dominer l'obstacle et atteindre la jouissance, à laquelle pourtant elle se subordonne.
§732) 1. - Loi d'origine. II s'agit surtout ici de la colère humaine: Si le mal qui l'excite est un dommage en matière de justice, un tort qui lèse nos droits; il s'attaque à ce qui est le plus précieux dans notre personnalité morale; c'est pourquoi, psychologiquement, il prend l'aspect du mépris ou mésestime, c'est-à-dire de la diminution de notre propre excellence.
Aussi, comme le prouve l'expérience, tout ce qui augmente ou diminue cet aspect de mépris fait varier dans le même sens la colère: en tenant compte évidemment de l'opinion de chacun, c'est en blessant ce qu'ils ont de plus cher qu'on déchaîne la fureur des gens: en raillant les vers d'un poète, en ridiculisant la tenue d'un vaniteux ou les capacités d'un parvenu, etc. De même, si le tort vient d'un inférieur, il a plus d'efficacité: le maître se fâche bien plus facilement contre son serviteur, ou le noble contre un paysan, et l'on souffrira sans dire mot un tort égal de la part de ses égaux, et des humiliations plus grandes de la part de ses supérieurs. On voit aussi que des marques d'estime, des démarches pour obtenir humblement pardon diminuent souvent la colère en atténuant le mépris des torts reconnus: même effet, si, ayant causé un dommage, on démontre sa bonne foi ou son ignorance.
Il ne s'agit pas d'ailleurs d'un mépris théorique, pris en soi, mais de celui dont on se sent personnellement victime; car l'émotion de colère suppose une injure dont on ressent la présence actuelle; et la vengeance qu'elle poursuit est une réparation subjective. On peut s'amuser quand les autres sont ridiculisés; mais si l'on devient la cible des moqueries, on se fâche. Ce caractère personnel peut d'ailleurs être étendu par l'amitié: on s'estime lésé personnellement par l'injustice faite à un ami. Le mépris de Dieu qui laisse indifférents les chrétiens tièdes, soulève la sainte colère de l'apôtre zélé [°1230]. Devant les attaques contre sa patrie, chaque citoyen s'indigne. Parfois même, il suffit du bien commun de l'humanité pour que l'émotion se déclenche, par exemple, devant un crime spécialement atroce comme les camps de concentration nazis, qui excitèrent d'unanimes réprobations, et parfois une vraie colère, comme si on en était personnellement atteint.
§733) 2. - Loi d'activité. La colère est l'émotion-choc par excellence; elle ne se conçoit que sous cette forme. Comme simple inclination, elle n'est qu'un aspect du tempérament, et son premier vrai mouvement a déjà l'intensité d'une émotion, car il ne jaillit, comme celui de crainte, que si l'excitant est suffisamment fort. Émotion toujours subite devant un mal inattendu, car on s'étonne toujours d'être objet de mépris ou de subir une injuste agression: et à partir de ce «choc», se déroulent les désordres décrits plus haut, dans le domaine de la connaissance, de l'appétit et des fonctions physiologiques [§701, (c)]. La colère ne se résout en émotion-sentiment qu'en se muant en d'autres états affectifs: haine de l'ennemi, chagrin des torts subis ou joie de la vengeance obtenue.
Cependant, deux traits la caractérisent: la violence extrême de ses réactions et leur hardiesse implacable. Les conditions de son objet, en effet, favorisent cette violence plus qu'en toute autre émotion: il s'agit d'un mal à la fois important et présent, dont l'emprise plus cruellement ressentie appelle une plus vigoureuse riposte; tandis que l'espoir de la vengeance, loin de freiner l'élan, l'intensifie encore. Aussi voyons-nous que l'homme en colère ne se contient plus. Il perd le contrôle de la raison dont l'activité est indirectement troublée ou bloquée par l'afflux du sang au cerveau. Tout le corps est en ébullition; les mouvements sont désordonnées; les battements de coeur se précipitent; la face s'enflamme, les yeux brillent où se troublent: «on voit rouge» dit-on; la langue s'embarrasse: il y a des fureurs muettes dont la violence peut causer la mort subite. À un degré plus modéré; c'est un flot de paroles qui jaillit avec une intarissable volubilité, un chapelet d'injures que l'imagination surexcitée déroule avec une richesse insoupçonnée, puisant dans les vieux souvenirs et les instincts primitifs les expressions parfois grossières.
De plus, à l'inverse de la frayeur, l'orientation décidée de toutes ces forces déchaînées est de faire face à l'ennemi: fut-il en réalité le plus fort, la colère le défie. S'il cède, elle poursuit une implacable vengeance et ne fait point de quartier.
Elle a néanmoins des limites; ses accès les plus violents sont, comme les explosions, de courte durée; la raison en est sans doute souvent l'épuisement des forces physiques; elle peut être aussi d'ordre psychologique: dans la vengeance qu'il exerce, l'homme en colère trouve une sorte de joie qui l'apaise: le dynamisme de la colère se subordonné à celui de la délectation, en sorte que, malgré sa violence, il ne réalise pas le suprême degré de la domination vitale.
b66) Bibliographie spéciale (États affectifs achevés d'ordre sensible)
§734). Comme tout mouvement se spécifie par son terme, les états affectifs où s'achève le mouvement appétitif ont un relief plus accusé et un rôle plus important; c'est pourquoi les modernes les qualifient souvent de «fondamentaux»; ce titre pourtant semble mieux convenir aux manifestations affectives primordiales d'amour et de haine, analysées plus haut [§709, sq.], et nous parlerons ici d'états affectifs achevés, en les considérant principalement dans l'ordre sensible, tout en notant leurs prolongements d'ordre volontaire. Plus que jamais, devant la confusion des problèmes, le premier effort doit être d'établir une classification nette, pour chercher ensuite les lois.
A) Classifications.
Proposition 44. Le mouvement appétitif s'achève soit par la résignation au mal, soit par l'étreinte du bien, que l'on peut désigner, suivant le caractère physique ou moral de l'objet présent, par les deux couples: douleur et plaisir; tristesse et joie.
1) Définitions.
§735). Les deux premiers termes, douleur et plaisir, ont d'abord: 1) un sens général s'appliquant à tous les états affectifs achevés, que l'on peut définir:
a) La douleur (ou la peine) est une réaction de répugnance de l'appétit contre un mal connu comme présent, c'est-à-dire dont on a conscience de subir actuellement le poids.
b) Le plaisir (ou la délectation) est un repos vital de l'appétit dans un bien connu comme présent, c'est-à-dire dont on a conscience d'être actuellement en possession.
L'une et l'autre appartiennent évidemment à l'appétit de jouissance, et non de lutte, car la présence acceptée supprime tout aspect de difficulté.
2) Au sens strict, on appelle:
c) douleur: l'état d'âme dont l'objet est un mal corporel ou une lésion physique;
d) plaisir: l'état d'âme dont l'objet est un bien corporel et physique.
De même, au sens strict:
e) la tristesse est l'état affectif provoqué par la présence consciente d'un mal d'ordre moral, c'est-à-dire jugé tel par la raison ou présenté par les fonctions de la vie intérieure sensible: mémoire et imagination;
f) la joie est l'état affectif provoqué par la présence consciente d'un bien d'ordre moral.
D'où le tableau suivant, indiquant la division des états affectifs achevés:
Fig. 22: États affectifs achevés d'ordre sensible
2) Preuve d'induction et précisions.
§736). a) Définitions générales. Quand on considère la vie affective en général dans ses aspects les plus apparents, on est unanime à y distinguer deux grands genres de manifestations opposées: les unes concernant le bien s'appellent en général plaisir (ou délectation) et suggèrent un mouvement d'attrait et de retenue durable, si possible; les autres concernant le mal, s'appellent en général douleur (ou peine) et suggèrent un mouvement de répulsion et, si possible, de délivrance rapide. Et il s'agit bien d'états affectifs d'ordre conscient et psychologique: ce sont des phénomènes d'appétit spontané, non seulement accompagnés de conscience, mais jaillissant d'une connaissance pratique comme de leur source. Il y a certes des douleurs sourdes, des états diffus de bien-être; mais ils sont commandés par un acte de cénesthésie, si rudimentaire soit-il: la pleine inconscience élimine tout plaisir comme toute douleur.
L'expérience demande d'abord d'isoler du phénomène l'attrait et la répulsion; sans doute, au temps de la jouissance, en conversant par exemple, avec son ami, l'attrait persévère; mais il s'est éveillé le premier, et il demeure très sensible quand la joie s'éloigne avec l'ami. Même remarque pour la répulsion. C'est la présence du bien et du mal, plus exactement la conscience que l'on a de cette présence, qui caractérise l'affection de plaisir ou de douleur, tandis que l'attrait et la répulsion sont des états tout fondamentaux, indifférents à la présence comme à l'absence.
D'autre part, bien que l'arrivée au terme par la présence de l'objet exclue désormais toute activité externe, comme on en trouve dans les émotions fortes du passage (désir, espoir, crainte, etc.), ces états affectifs achevés sont d'ordre vital, et comportent une réelle opération immanente [°1231]. Cette vitalité est peut-être plus sensible dans la douleur où l'appétit, quoique résigné, oppose à la présence du mal une répugnance inlassable; mais elle n'est pas moindre dans le plaisir où l'appétit, loin d'être inerte, étreint son bien comme pour le retenir et ne se repose en sa présence que d'un repos actif et vital.
Ainsi la méthode des objets formels permet de définir ce qu'on appelle, dans la vie affective consciente, en général un plaisir et une douleur, ou encore une délectation et une peine: le premier est un repos vital de l'appétit dans un bien connu comme présent; - la seconde, une réaction de répugnance de l'appétit contre le mal connu comme présent.
Ces termes conviennent à nos réactions affectives en présence de toutes sortes de biens et de maux. Mais ceux-ci se rangent en deux catégories, sources d'états affectifs bien distincts, qui interférent souvent dans la conscience et y créent des phénomènes très complexes: les premiers affectent physiquement notre propre corps; les seconds sont d'ordre moral.
§737). b) Plaisir et douleur au sens strict. Le plaisir et la douleur au sens strict, dont l'objet est physique, sont des faits d'expérience bien connus qui, par leur caractère élémentaire, soulèvent un problème spécial. Ils réalisent, en effet, la définition générale de la sensation [§446 et §697]: ce sont des «faits de conscience consécutifs à une modification organique», comme la douleur d'une brûlure, le plaisir d'un chatouillement. On s'est donc demandé si ces faits ne constituent pas une nouvelle fonction de sensation comparable surtout aux sens inférieurs, comme le sens thermique dont l'excitant a de fortes attaches subjectives. Les recherches ont porté principalement sur la douleur qui serait l'objet du sens «algique» dont on indique les trois éléments constitutifs. Le physiologiste Von Frey a d'abord découvert en 1894 dans l'intérieur de la peau certains points sensibles à la douleur, à côté d'autres sensibles à la pression, ou au chaud, ou au froid; en certaines régions, ils existent même seuls, comme dans la cornée de l'oeil, très sensible à la douleur et insensible au contact; il semble que ces points correspondent aux terminaisons libres des nerfs sensitifs, éparses dans l'épiderme; ce serait l'organe externe spécial. Les nerfs conducteurs, qui dans la moelle semblent être plutôt les cordons latéraux blancs, aboutissent à des centres sensitifs spéciaux situés non plus dans la zone corticale mais dans les noyaux gris de la base du cerveau, notamment dans les couches optiques. Par analogie, on admettrait un sens spécial du plaisir physique, bien que les bases physiologiques en aient été beaucoup moins étudiées.
Pour résoudre ce problème, il faut dissiper une équivoque essentielle: ces faits se présentent-ils à l'introspection comme sensation représentative, ou affective?
Dans le premier cas, la qualité de douloureux, comme celle de chaud ou d'amer, désigne un aspect de l'objet qui nous affecte, et l'on peut, semble-t-il accepter cette sensation représentative comme une spécialisation de celle du tact. Elle nous révèle dans l'objet un degré excessif de contact ou de pression, d'une façon d'ailleurs très relative: de même que nous appelons chaud l'objet dont la température dépasse celle de notre corps, ainsi nous appelons douloureux le contact qui dépasse la résistance de nos organes, jusqu'à les léser ou les détruire physiquement. Nous parlons de même d'un breuvage agréable ou désagréable, comme d'un objet doux ou piquant.
Au lieu de la rattacher spécialement au toucher, on pourrait aussi expliquer la sensation de douleur comme liée à l'excitation intensive de tous les nerfs sensitifs, quels qu'ils soient: une trop forte lumière éblouit et fait mal; un son excessif fait tinter douloureusement les oreilles; un parfum d'essence de rose concentrée devient nauséabond, etc. Pourtant, ces faits ne sont pas décisifs, car il y a dans tous les organes sensoriels périphériques, à côté des nerfs spécifiques: auditifs, optiques. etc., des terminaisons de nerfs tactiles, en sorte que l'excitant lumineux, sonore, etc., surtout lorsqu'il est excessif, peut en même temps devenir un excitant tactile; et c'est lorsque l'excès va jusqu'à léser l'organisme, ou le menace de lésion, qu'il devient douloureux. Cet aspect d'ailleurs, par son caractère très subjectif, ne convient guère à l'objet des sens supérieurs, comme la couleur et le son.
Enfin, en l'interprétant comme spécialisation du toucher, on explique aisément deux faits d'expérience: celui du retard de la douleur sur d'autres sensations, même du tact: en heurtant par inadvertance un objet brûlant, on éprouve la sensation de contact avant celle de douleur; - et celui d'analgésie sans anesthésie, ou vice-versa: sous l'effet de maladies de la moelle ou de médicaments, certaines parties du corps sont insensibles à la douleur en gardant des impressions de contact. De telles dissociations pathologiques s'observent couramment dans les fonctions sensibles: le daltonisme, par exemple, est un fait analogue dans la vision des couleurs.
Mais, à côté de cet aspect représentatif qui nous fait localiser tel plaisir ou telle douleur en tel endroit de notre corps, l'introspection nous révèle indubitablement un aspect affectif, plus saillant peut-être dans le plaisir que dans la douleur; mais des deux côtés imbibant la sensation comme une «tonalité» qui s'en exhale. Comme nous l'avons établi, il faut distinguer cet aspect comme un phénomène nouveau appartenant à l'appétit; et puisqu'il découle d'une connaissance, c'est un acte d'appétit spontané, une réaction affective. Et ici, il est normal de la trouver non seulement dans les sensations tactiles, mais dans les opérations de tous les sens, dès qu'elles apparaissent à la conscience, par une sorte d'appréciation spontanée, instinctive, - comme convenable ou non, comme bien ou mal. Il faut alors en chercher l'organe dans les centres des émotions, qui sont différents des centres sensoriels.
Bref, la douleur physique (au sens strict) est un état d'âme complexe, formé d'une sensation représentative du toucher, saisissant une lésion corporelle, blessure, froissement, piqûre, etc., et d'une réaction affective où l'appétit (selon la définition de la douleur en général) répugne à ce mal physique présent dont on a conscience [°1232]. De même, le plaisir physique est un état d'âme complexe comprenant une certaine connaissance tactile d'une excitation corporelle bien proportionnée (diffuse ou localisée), et surtout une réaction affective qui est le repos vital de l'appétit dans la conscience qu'on a de ce bien présent, de ce bien-être physique.
§738). c) Tristesse et joie au sens strict. Mais l'ordre affectif étant celui de la connaissance et de la conscience, il n'est nullement nécessaire que le bien ou le mal nous affecte corporellement pour être jugé présent: il suffit qu'on l'estime comme appartenant actuellement à notre personnalité morale, comme objet de nos droits, même s'il est physiquement loin de nous. C'est ainsi que le propriétaire éprouve un plaisir moral en songeant à ses richesses; et l'industriel, une douleur morale à l'annonce de la faillite de son entreprise.
Parfois aussi le bien est réellement présent, incorporé à notre nature humaine, «physiquement» pourrait-on dire; mais son caractère spirituel ne permet pas de le localiser dans le corps: il est seulement dans l'âme ou dans la conscience. Ainsi le savant s'estime heureux de ses trésors intellectuels, et le pécheur peut éprouver une douleur amère de ses péchés.
Dans l'un et l'autre cas, nettement distinct des plaisirs ou douleurs physiques, on parle de joie et de tristesse au sens strict, pour désigner ces réactions affectives en présence d'objets d'ordre moral.
3) Corollaires.
§739) 1. - Fonction du plaisir. On pourrait peut-être; considérant que chaque fonction est douée en un sens d'un appétit naturel ou tendance innée vers son objet propre [°1233], dire que cet appétit, dans les fonctions de connaissance, peut rendre compte de ce qu'on appelle plaisir et douleur physique. Plus précisément, s'il s'agit des sens inférieurs, on parlerait de plaisir et de douleur; pour les sens supérieurs, surtout la vue et l'ouïe, on aurait la sensation d'agréable ou de désagréable, suivant que l'objet froisse ou satisfait l'appétit naturel de ces sens; on pourrait même d'une façon parallèle expliquer le sentiment esthétique du beau et du laid par l'appétit naturel de la raison.
Mais cette explication ne tiendrait pas suffisamment compte de l'unité psychologique du sujet agissant: ce n'est pas chaque fonction à part, le toucher, le goût, la raison, qui réagit affectivement: c'est le vivant total qui, prenant conscience par ses fonctions de connaissance (sensible, externe et interne ou rationnelle) de la présence d'un objet (bien ou mal) qui l'affecte, réagit par ses fonctions appétitives correspondantes, souffrant du mal, jouissant du bien présent. C'est pourquoi, non seulement la tristesse et la joie, mais aussi le plaisir et la douleur physique, comme sensations affectives, appartiennent aux fonctions appétitives pleinement distinctes des sens, fonctions représentatives.
§740) 2. - Question de vocabulaire. L'analyse précédente est peut-être capable de jeter quelque lumière sur le vocabulaire affectif souvent vague et confus de la science expérimentale. Beaucoup de psychologues modernes déclarent «indéfinissables» les phénomènes de plaisir et de douleur considérés comme manifestations primitives de la vie affective. «Ils ne peuvent recevoir une définition essentielle, dit R. Jolivet, parce qu'on ne peut les ramener à des états plus simples et plus généraux. Une telle définition est d'ailleurs inutile, rien ne nous étant plus familier que ces impressions agréables ou désagréables qui ne cessent de se succéder dans notre vie» [°1234]. Nous venons de montrer que cette expérience «familière» n'est simple qu'en apparence: et l'on peut dans sa complexité isoler des éléments psychiques qui servent de base à une définition descriptive selon la méthode des sciences positives. Aussi serait-il souhaitable d'attribuer un terme spécial à chacun des aspects ainsi distingués.
Plaisir et douleur sont appelés en général des sensations: ce dernier terme est équivoque; c'est pourquoi nous l'avons réservé à la sensation représentative, désignant «tout acte de connaissance sensible» [§697]. Quant à la sensation affective, prise dans toute sa généralité, il suffit de l'appeler un «fait affectif», ou encore «une affection», terme qui désigne «tout mouvement de la sensibilité (définie comme l'ensemble des phénomènes affectifs) consistant en un changement d'état provoqué par une cause extérieure» [°1235].
Et puisque le double aspect, représentatif et affectif, se retrouve en ces états d'âme, on pourrait adopter une nouvelle précision, comme plusieurs le proposent: ainsi, plaisir et douleur au sens strict et restreint désigneraient la sensation représentative dont l'objet est un bien-être ou un mal (lésion) affectant physiquement notre corps: ce serait comme une spécialisation de la cénesthésie.
On pourrait aussi appeler, au sens strict et restreint, «peine et délectation» ou encore «agrément et désagrément» [°1236], la réaction affective élémentaire dont l'objet est le même bien ou mal physique affectant notre corps. Mais c'est là une acception technique, car en langage courant, plaisir et douleur, même pris au sens strict (dans l'ordre physique), désignent un état d'âme complexe à la fois représentatif et affectif, et c'est dans ce sens que nous l'avons défini plus haut.
De toute façon, tous ces termes (plaisir, délectation, agréable, douleur, peine, désagréable) gardent aussi un sens affectif plus large selon lequel ils s'appliquent à toute présence d'un bien ou d'un mal, d'ordre physique ou moral. Au contraire, «tristesse et joie» ne conviennent guère à des objets affectant notre corps: il y a donc avantage à leur garder uniquement leur sens strict qui, d'ailleurs, ne manque pas lui-même de complexité.
Enfin, le terme «sentiment», voisin de celui de sensation, est lui aussi ambivalent: il peut désigner une connaissance dans le sens d'opinion, avis, croyance [°1237]. Mais il signifie d'abord «état affectif ou tendance affective en général, par opposition à la connaissance», et «plus spécialement, plaisirs, douleurs, émotions qui ont des causes morales [°1238] et non des causes organiques immédiates» [°1239].
Pour plus de clarté, comme nous avons réservé «sensation» pour la connaissance, nous réservons «sentiment» pour l'ordre affectif et plutôt dans le sens spécial qui correspond à «tristesse et joie» [°1240]. Le sentiment est le phénomène affectif dont l'objet est d'ordre moral. Nous distinguerons les sentiments intérieurs dont l'objet est d'ordre sensible, et les sentiments supérieurs (ou volontaires) dont l'objet est spirituel ou relève de la raison. Cette grande division, d'ailleurs, correspondant aux deux genres d'appétits, sensible et rationnel (ou volonté), laisse au mot sa signification générale qui doit se préciser selon les diverses espèces de faits affectifs: sentiment de haine, de colère, de tristesse; etc.
§741) 3. - États neutres. On admet communément que «nous ne cessons jamais d'éprouver au moins quelqu'impression affective confuse, du fait de la cénesthésie» [°1241]. Il n'y aurait donc pas d'état neutre dans le sens général de «conscience de soi sans tonalité affective»; pourtant, de droit, cette impression cénesthésique pourrait ne pas dépasser le stade représentatif.
De même, en un sens plus spécial, si on demande si toutes nos sensations ou toutes nos connaissances éveillent nécessairement un retentissement affectif, positif ou négatif, la réponse est, de droit, favorable aux états neutres, car seules les connaissances pratiques déclenchent les affections. La cénesthésie est normalement et spontanément suivie de cette appréciation qui nous avertit de notre bien-être ou malaise; mais il n'en est pas de même des autres sensations ou connaissances qui peuvent rester tout objectives, sans susciter nulle réaction affective. Certains psychologues, comme Wundt et Külpe, font valoir qu'en passant d'une façon continue d'une sensation agréable à une douloureuse, par exemple si on chauffe l'eau tiède où la main est plongée, jusqu'à la brûler, il y a nécessairement un point limite indifférent. Cependant, ce point peut n'être qu'une limite abstraite, sans réalité psychologique. Mais il suffit de l'expérience de certains contacts, regards, etc. très habituels, qui, semble-t-il, nous laissent complètement indifférents.
§742) 4. - Comparaisons. Si l'on compare le plaisir corporel à la joie d'ordre moral et surtout spirituelle, celle-ci est, de soi, bien plus parfaite et plus intense, car elle est l'acte de fonctions plus nobles dont l'objet, le bien présent, est possédé d'une façon plus intime et plus durable; les richesses spirituelles, en effet, échappent aux vicissitudes et aux limites du temps, et la raison les saisit et les pénètre dans leur essence au lieu de rester, comme les sens, à la surface. Aussi voit-on des hommes renoncer aux plus grandes voluptés corporelles pour ne point perdre leur honneur, signe que la jouissance de ce bien moral est plus haute à leurs yeux.
De fait, néanmoins, pour beaucoup, les plaisirs sensibles sont éprouvés plus vivement que les joies spirituelles, pour des raisons subjectives: ils remédient plus directement aux défauts physiques, fatigues, maladies, etc. dont on souffre; ils produisent une émotion physiologique qu'on expérimente mieux; et la connaissance sensible qui les saisit est plus à la portée de tous que celle de la raison où l'on est trop peu exercé.
Même remarque pour la tristesse comparée à la douleur physique: elle est de soi plus intense, car elle appartient à des fonctions appétitives plus délicates que met en branle une connaissance plus parfaite, mettant mieux en relief la morsure du mal présent; celui-ci d'ailleurs, étant d'ordre moral, s'oppose plus directement à l'appétit que la lésion corporelle, dont l'impression n'est psychologique que par l'intermédiaire de la conscience. Aussi arrive-t-il qu'on se jette dans la fatigue ou autres douleurs physiques pour se débarrasser de peines morales insupportables. Alors, cette souffrance physique devient aimable et source de joie ou de soulagement moral.
La comparaison entre plaisir et peine peut aussi se faire à divers points de vue: d'abord, par leur aspect générique, ces deux faits affectifs s'opposent et s'excluent; et de même, spécifiquement, s'ils se rapportent au bien et au mal relatifs au même objet, ils s'excluent encore: le musicien, heureux d'entendre un concert souffre d'en être privé. Mais ils s'entraînent au contraire l'un l'autre pour des objets opposés: si la richesse réjouit, la pauvreté attriste. Enfin, pour des objets disparates, ils restent entre eux indifférents.
§743) 5. - Formes de tristesse: états affectifs complexes. On peut noter quatre formes remarquables de tristesse, où souvent se réalisent selon la loi indiquée plus haut [Cf. 4e loi, §707], des états affectifs complexes, synthétisant plusieurs émotions:
1. La miséricorde, tristesse du malheur d'autrui dont on souffre en le considérant comme le sien propre, avec désir de le soulager.
2. L'envie est une tristesse dont l'objet est le bien des autres considéré comme notre mal, l'avoir d'autrui paraissant une privation pour nous: il s'y mélange aussi le désir de récupérer ce bien absent.
3. L'anxiété, état d'âme dont le fond est une douleur ou physique, ou morale, due à un mal actuel qui s'impose, mais où, malgré l'impossibilité constatée et admise d'une fuite extérieure ou d'une délivrance effective, subsiste le désir très vif de fuir et le vague espoir d'y réussir un jour.
4. L'abattement («acedia»), tristesse profonde où est aboli le désir même de fuir, et qui se teinte ainsi de désespoir.
§744) 6. - L'unité du mouvement appétitif sensible. L'étude du mouvement appétitif sensible, depuis l'amour jusqu'à la jouissance, nous a découvert onze formes spéciales de faits affectifs, que les anciens appelaient les espèces de passions, et que nous nommerons les affections ou émotions spécifiques. Ces onze formes apparaissent rarement comme isolées dans la conscience; mais si l'on considère que les diverses manifestations de la fonction appétitive (où sont inséparablement unis les deux aspects, d'activité et d'affectivité) apparaissent comme un mouvement psychologique portant le vivant vers son objet, mouvement dans lequel est préformé et contenu virtuellement comme en sa cause [°1242] le mouvement réellement exécuté pour entrer en possession de cet objet [°1243], les onze affections spécifiques constituent toutes les étapes possibles de ce mouvement psychologique; à chacune d'entre elles, le mouvement peut s'arrêter et créer une affection déterminée, un état d'âme caractéristique et observable; et à certaines, il doit s'arrêter, comme l'exige la nature des choses.
Mais, depuis l'amour au point de départ jusqu'à chacun des points d'arrivée, toutes les manifestations affectives constituent un seul mouvement appétitif, courant psychologique continu où s'intègrent comme éléments complémentaires, enchaînés ou combinés entre eux, les diverses affections spécifiques compatibles entre elles, spécialement celles qui réalisent la double orientation: vers un bien, et loin du mal qui lui correspond (privation de ce même bien). Par exemple, l'amour de l'argent, si on est encore pauvre, se prolonge aussitôt en désir, et si un gain difficile se présente, en espoir, et même, si on rencontre un concurrent dangereux, en audace pour vaincre cet obstacle. Et si on réussit en effet, le gain possédé déclenche le plaisir (ou la joie) où s'achève normalement le mouvement appétitif (psychologique). Mais en même temps, comme dispositions affectives accompagnant en contraste cette tendance vers le bien, de l'amour pour l'argent naît aussitôt l'aversion de la pauvreté, et dans l'opération fructueuse où le gain suscite l'espoir, peut apparaître à un moment la probabilité d'un échec, d'une perte considérable: d'où émotion de crainte. Si pourtant elle est modérée et ne compromet pas le succès, tout s'achèvera encore par la jouissance du gain, où d'ailleurs peut se mélanger la tristesse de n'être pas encore assez riche. Toutes ces huit émotions spécifiques centrées sur un même objet: le bien de l'argent et le mal correspondant, la pauvreté, ne sont que des aspects divers d'un même mouvement appétitif, comme les remous d'un courant psychique continu. Ils forment une seule disposition (ou opération) affective, dont le plaisir d'être riche est la manifestation la plus caractéristique.
Mais le mouvement peut s'achever autrement; synthétisant d'autres émotions spécifiques. Par exemple, si au moment de réaliser le gain espéré, une manoeuvre déloyale nous en prive, cette injustice suscite la colère qui se résoudra dans le contentement de la vengeance infligée, uni au regret du gain perdu. À moins que, se sentant impuissant, on n'accepte avec tristesse le déboire. Ou encore, la crainte d'un échec signalée plus haut, peut se fortifier, et si l'on juge alors l'obstacle insurmontable, l'espoir du gain se change en désespoir où s'arrête brusquement le mouvement appétitif; mais comme le gain abandonné apparaît en même temps comme privation définitive de richesse, ou mal présent, l'état d'âme oscille entre le désespoir et la tristesse, le premier étant crise ou émotion-choc, la seconde, par la résignation à l'inévitable, s'organisant en émotion-sentiment et s'installant finalement dans la conscience. - Ainsi, dans toutes ces synthèses, le terme final est toujours soit une tristesse, soit une jouissance.
Parfois aussi le mouvement est très abrégé; un simple désir peut naître, par exemple, en voyant un fruit, et être immédiatement satisfait: on n'y distingue même pas l'attrait (ou l'amour) implicite dans le plaisir qui absorbe le désir. Le cas le plus élémentaire, le plus pauvre en éléments divers, est celui du plaisir et de la douleur corporels, dus à des causes imprévues ou toutes subjectives: on se brûle par hasard; une dent fait mal; il n'y a guère de mouvement psychologique appréciable avant l'apparition de la douleur; et celle-ci, bien que située au terme du mouvement appétitif, puisque son objet est présent, apparaît comme une affection primitive, fondamentale. À l'analyse pourtant, on y découvre un attrait (ou amour) contrarié, dont témoigne la douleur affective par sa répulsion contre la lésion considérée comme mal présent. De plus, en devenant consciente, cette lésion ou cette douleur entre pour ainsi dire dans l'ordre moral et peut éveiller d'autres émotions spécifiques: on ressent parfois de la colère contre ce mal dont on voudrait se débarrasser; plus souvent, son absence qui est la guérison est conçue comme bien futur probable; objet de désir et d'espoir; et parfois sa présence, jugée convenable par la raison, comme expiation par exemple, apparaît comme un bien, source de joie.
Même remarque pour le plaisir physique: pris en soi, il ne contient implicitement qu'un attrait, immédiatement satisfait; mais devenu conscient, il reste dans la mémoire où il engendre le regret de son absence, avec le désir et l'espoir de son retour; quand il est présent, son absence conçue comme possible est un mal futur qui suscite la crainte, l'inquiétude; ou bien sa présence est considérée par la raison comme inconvenante, mal actuel d'ordre moral, source de tristesse. Mais ces affections diverses sont des phénomènes distincts et non plus les phases d'un même acte.
Notons enfin que, des deux états affectifs achevés, c'est la délectation qui réalise le terme plus absolument que la tristesse; car on s'attriste d'un mal à cause d'un bien dont on voudrait jouir. De plus, la douleur n'est jamais sans mélange d'un certain plaisir, tout vivant doué de conscience constatant en soi la présence de quelque bien; au contraire, on peut trouver une jouissance excluant toute peine, réalisant donc d'une façon pleine et absolue le terme du mouvement appétitif.
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