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§405). En développant sa justification critique des sciences au point de vue du pur «phénomène», Kant est amené ici, (dans la dernière partie de la critique de la Raison pure) à poser le grave problème de la «chose en soi», qui est précisément, selon lui, l'objet de la métaphysique, opposée aux sciences. Ce «Ding an sich», le réel externe, existe-t-il, et dans quelle mesure nos jugements vrais peuvent-ils nous le faire connaître? La solution kantienne de cette question comporte deux parties: la première, dans l'ordre spéculatif, dénie à la métaphysique toute valeur théorique et la ramène à l'unification des sciences au moyen du raisonnement. La seconde, dans l'ordre moral (Critique de la Raison pratique), retrouve pour les notions métaphysiques une réelle valeur de vérité, non plus de science, mais de foi. Ainsi, la critique de Kant, en se terminant par une métaphysique morale, correspond assez bien aux questions traitées dans la Critériologie spéciale [°1242], tout en défendant d'ailleurs des thèses opposées au réalisme thomiste. De là les deux paragraphes.
1. Valeur du raisonnement: Métaphysique spéculative.
2. Valeur de la foi: Métaphysique morale.
§406). Kant appelle cette dernière partie de la «Critique de la Raison pure», Dialectique transcendantale, soit parce que la dialectique traite seulement des choses «probables», soit parce qu'elle étudie le fonctionnement des raisonnements. Kant, en effet, donnant une solution générale, conclut à l'existence d'une «chose en soi» problématique; puis, en analysant les raisonnements qui se proposent de déterminer chacune des «choses en soi», il en indique le rôle légitime et aussi le rôle illégitime.
A) Solution générale.
Il faut d'abord affirmer l'existence réelle d'une chose en soi prise en général, c'est-à-dire une réalité substantielle extérieure ou distincte de notre moi (considéré comme sujet critique). Kant a toujours regardé cette existence comme une vérité de première évidence. Il n'en dit pas explicitement la raison, mais elle n'est certainement pas dans l'application du principe de causalité qui vaut seulement pour l'ordre phénoménal et est donc incapable d'atteindre la substance. Il semble bien que cette raison est plus profonde et tient aux données mêmes du problème critique. En prenant comme point de départ la notion de phénomène, ou d'objet purement phénoménal, il faut, pour que cette donnée reste intelligible et par conséquent acceptable en philosophie, admettre comme corrélatif, l'existence d'un absolu ou de la chose en soi en général: car une pure apparence étant, par définition, toute relative, serait impensable et impliquerait contradiction, sans un absolu qui apparaît.
De la nature de cet absolu, on peut avoir au moins une connaissance négative, par opposition aux phénomènes dont il est le soutien nécessaire. Le phénomène est une propriété passagère, qui a besoin d'un autre pour exister, et est l'objet propre de la sensation. Ce qui s'oppose à lui sera une réalité stable, qui existe en soi comme substance, et sera l'objet propre de l'intelligence. L'un est ce qui apparaît, l'autre, ce qui est; ce que Kant exprime d'un mot: la chose en soi, l'absolu est le NOUMÈNE c'est-à-dire l'intelligible, un objet capable d'être signifié par les concepts pris à part, détachés de leur contenu sensible.
En fait, nous sommes naturellement portés à nous servir de nos concepts pour préciser notre connaissance des substances, et c'est ainsi que tous les philosophes jusqu'à Kant avaient construit leur métaphysique. À l'usage scientifique des concepts, dont la légitimité a été démontrée plus haut, nous ajoutons l'usage métaphysique (transcendantal, dira Kant) afin de préciser la nature des «noumènes». Quelle est la valeur de ce deuxième usage? La réponse, pour Kant, n'est pas douteuse, et elle se déduit comme un simple corollaire de l'analyse du jugement synthétique à priori. Pour que l'aptitude des concepts à signifier le noumène fût établie, il faudrait qu'elle fût exigée sous peine de rendre impossible tout jugement vrai. Nous aurions alors une «déduction transcendantale» semblable à celle qui a justifié la valeur des sciences, et la métaphysique serait elle aussi une science spéculative au sens strict, comme les sciences modernes. Mais il n'en est pas ainsi, car nous avons expliqué, au contraire, la formation des jugements synthétiques à priori, c'est-à-dire des jugements scientifiques reconnus infailliblement vrais, sans recourir d'aucune façon à la chose en soi, (sauf comme postulat initial, correspondant à l'existence indéterminée du noumène).
Par conséquent, la science détaillée de la nature des noumènes ne sera jamais pour nous infailliblement vraie dans l'ordre spéculatif, bien qu'elle reste possible en soi: la métaphysique par ses raisonnements aboutit à des hypothèses, jamais à des thèses démontrées. Il lui manque un fait d'expérience puisé dans le noumène, comme nous avons une expérience sensible qui atteint le phénomène. La prétention des philosophes à expliquer les substances n'est donc qu'une illusion; cette illusion d'ailleurs est naturelle, par conséquent inévitable et comme nécessaire pour ceux qui omettent de se prémunir par la «Critique»: Kant, pour cela, l'appelle «illusion transcendantale». C'est ce qui explique à la fois la persistance et la faillite des métaphysiques.
Aussi Kant distingue-t-il dans notre intelligence deux facultés irréductibles: l'une, l'entendement, Verstand, qui explique scientifiquement les phénomènes au moyen des concepts; l'autre, la raison, Vernunft [°1280], qui pense à vide le noumène hypothétique au moyen des idées. On peut donc résumer la solution générale de Kant par cette formule: «La métaphysique spéculative en soi est une illusion transcendantale».
Mais en qualifiant cette illusion de transcendantale, c'est-à-dire de naturelle, tenant aux lois mêmes de notre intelligence, on doit lui trouver une raison d'être: et Kant ne manque pas d'en indiquer l'utilité et le rôle légitime.
B) Rôle légitime des Idées.
§407). Kant a reconnu et mis en relief la loi d'unité, qui commande toute notre activité psychologique. Précisément, le rôle de la raison est d'assurer la pleine application de cette loi: et telle est sa légitimité et même sa nécessité. En effet, la multiplicité des phénomènes, après une première unification sous l'action des formes à priori de la sensibilité, est définitivement fixée dans l'unité universelle et nécessaire des concepts par la synthèse du jugement scientifique. Mais la science est elle-même formée d'une multiplicité de jugements qu'elle s'efforce de réduire à l'unité d'un système de raisonnements.
Ici, Kant distingue deux sortes de raisonnements qui correspondent à l'induction et à la déduction d'Aristote; le premier appartient encore à l'entendement et ne fait donc pas progresser l'unification; mais le second, qui est le raisonnement au sens strict, consiste à ranger, ou comme dit Kant, à subsumer sous un principe plus universel un jugement plus particulier: c'est le syllogisme qui tend de lui-même vers des principes de plus en plus généraux et unificateurs, et il est l'oeuvre propre de la Vernunft.
Dans ce dernier genre, Kant distingue de nouveau trois espèces de raisonnements, dont les exigences d'unité feront admettre les trois noumènes fondamentaux de la métaphysique: Dieu, l'âme, le monde. La première forme a une majeure absolue (A est B), où la régression vers l'unité se fait en prenant le prédicat comme sujet d'un nouveau principe (B est C; C est D etc.); cette forme tend donc vers une première majeure où le sujet ne sera que sujet. Ce sujet inconditionné, support de tous les attributs, c'est le moi substantiel.
La seconde forme a une majeure hypothétique (si A est, B est), où la régression se fait en prenant l'effet comme une nouvelle cause, condition d'un nouvel effet, (si B est, C est; si C est, D est, etc.); cette forme tend donc vers une cause qui ne soit que cause dans l'ordre des expériences sensibles. Cette cause inconditionnée, source de tous les faits d'expérience, c'est le monde.
La troisième forme a une majeure disjonctive (A est B ou C ou D), où la régression se fait en prenant la «partie subjective» (exprimée par l'attribut) comme un nouveau «tout potentiel» [°1281] (D est E ou H; H est I ou K ou L, etc.); cette forme tend donc vers un tout suprême qui ne peut être partie d'un autre «tout potentiel». Cet absolu suprême auquel participent toutes les autres réalités, c'est Dieu qui achève ainsi l'unité parfaite de tous les jugements et de toutes les sciences.
Cette manière de conclure (par les concepts de substance, de causalité et de totalité) [°1270] à l'existence de noumènes, sources parfaites d'unité, dépasse évidemment l'expérience, et déborde par conséquent la construction normale des jugements synthétiques à priori par le Verstand: par exemple, impossible de synthétiser tous les faits de conscience, passés, présents, futurs sous le concept de substance, pour affirmer scientifiquement le moi substantiel ou nouménal. Ce travail appartient à la raison, dont le rôle est de penser en pleine indépendance de toute expérience, afin de pouvoir synthétiser la multitude des faits en concevant une condition unique pour tous. Cette affirmation, n'étant pas garantie par une intuition, n'est qu'une pure hypothèse; mais parce qu'elle ressemble aux jugements scientifiques, nous lui donnons la même valeur: c'est une illusion naturelle comparable aux illusions d'optique dans un tableau en perspective. La critique, en démasquant l'illusion, a rétabli les vraies limites de la science.
Pour distinguer les objets pensés par la Vernunft, des objets de science, Kant les appelle les Idées, par allusion aux Idées platoniciennes [°1282] qui, elles aussi, dans un monde supra-sensible, unifiaient et stabilisaient la multiplicité mouvante du monde matériel [§41].
On voit aussi que les Idées sont pleinement aptes à remplir leur rôle d'unification: parce qu'elles sont d'un autre ordre, elles orientent et dirigent les expériences scientifiques sans jamais les entraver; en respectant le progrès des sciences toujours inachevées, elles en sont comme le faîte idéal et définitif, et malgré la distinction radicale entre sciences et métaphysique, l'unité est sauvegardée, parce que la seconde n'est que le prolongement normal des premières, car ce sont les sciences qui excitent la Vernunft à penser ses hypothèses unificatrices et celles-ci sont un achèvement nécessaire des sciences. En résumé: «Les Idées pures sont des hypothèses légitimes et nécessaires pour unifier les sciences».
Enfin, l'idée de Dieu se manifeste à la réflexion, comme un Idéal, c'est-à-dire comme l'Idée d'un Être à la fois Infini et déterminé, Subsistant unique et Créateur de tout, en un mot comme l'Être Nécessaire, «Ens realissimum», possédant tous les attributs du vrai Dieu, s'il existe. Ce travail préparatoire de la raison spéculative aura son utilité, lorsque la morale aura exigé l'existence de Dieu comme un de ses postulats.
On peut trouver la source de cette loi d'unité absolue proclamée par Kant, dans l'objet formel de notre intelligence, à savoir dans l'idée d'être qui est l'âme de tous nos jugements scientifiques et métaphysiques, et qui, n'impliquant de soi aucune imperfection, limite ou multiplicité, s'identifie de droit avec l'unité parfaite. Ainsi, tout interpréter en fonction de l'être [°1283], c'est nécessairement tout unifier. Kant, il est vrai, en acceptant l'idéalisme, a nié que l'intelligence puisse connaître ou interpréter par l'être le monde des substances; mais en s'efforçant d'unifier sciences et métaphysique, il a corrigé de son mieux ce dualisme et s'est rapproché de l'unité thomiste.
On peut de même comparer les Idées kantiennes aux idées analogues, d'analogie de proportionnalité propre, qui, en thomisme, ont une valeur en grande partie négative, étant incapables de désigner le degré d'être ou l'essence des choses, en particulier de Dieu [°1284]. La théodicée en effet, en achevant les sciences dont elle donne la dernière cause, respecte aussi leurs progrès indéfinis. Mais la différence radicale est que, pour saint Thomas, les substances corporelles sont connues par des idées univoques, et que même appliquées aux esprits et à Dieu, les idées analogues gardent une valeur de vérité capable de produire une science au sens propre, tandis que les Idées kantiennes, exclues du domaine de la certitude scientifique, embrassent toute substance, spirituelle et corporelle.
C) Usage illégitime des Idées.
§408). Cependant, les philosophes ne se sont pas résignés au rôle modeste d'unification assigné à leur raison métaphysique, et ils ont prétendu dévoiler par leurs raisonnements la nature même des trois substances: Dieu, l'âme, le monde: telle est l'origine des trois parties de la métaphysique: cosmologie, psychologie, théodicée. Pour les convaincre d'illusion, Kant se propose de montrer en détail leur impuissance à appliquer convenablement les lois et les catégories du Verstand à l'étude des noumènes; et il trouve là une confirmation indirecte à sa critique positive.
1) En psychologie. Tous les raisonnements sont viciés par un paralogisme fondamental: car ils font tous usage de l'idée du moi, qui peut signifier deux choses: 1.1) le moi phénoménal, c'est-à-dire l'ensemble des faits psychologiques qui entrent légitimement comme matière dans nos jugements synthétiques à priori: et ce moi est objet de la science psychologique où règne le déterminisme des lois nécessaires, comme en toute science. 1.2) Le moi nouménal, substance spirituelle et libre, qui échappe à toute expérience et reste ainsi inaccessible à une science au sens propre; car il faudrait pour l'atteindre se servir du principe de causalité dont la valeur scientifique est restreinte à l'ordre de l'expérience ou du phénomène [°1285].
2) En cosmologie. L'application des concepts aboutit à quatre antinomies sans issue, qu'on peut résumer ainsi:
2.1) Le Monde a) est éternel: autrement, le premier instant serait localisé à une date précise, comme tout événement temporel, et il faudrait donc un temps préalable, un instant avant le premier instant, ce qui est impossible [°1286]; b) il a commencé: autrement, pour arriver aujourd'hui, une série infinie d'événements aurait été traversée, ce qui est impossible.
2.2) Tout composé corporel doit être formé a) d'éléments simples, autrement, en séparant les parties composantes, on aboutirait à la pure absence d'unité, c'est-à-dire au néant, ce qui est absurde; b) d'éléments divisibles à l'infini, car avec du simple on ne peut faire du divisible [°1287].
3) Une cause libre, a) doit être nécessairement admise comme dernière explication du monde qui exige une première cause pleinement indépendante; b) elle est impossible, parce qu'elle devrait se déterminer sans qu'il y ait de raison suffisante à sa détermination, étant donné que rien avant elle n'existe pour l'influencer [°1288].
4) L'être nécessaire a) doit exister pour que soit possible la série des êtres contingents qui composent le monde; b) mais il ne peut exister, ni dans la série des êtres contingents, puisqu'il est nécessaire, ni en dehors de cette série, parce que, en la créant, il doit nécessairement entrer en contact avec elle et en devenir un premier échelon [°1289].
3) En théodicée. Kant ramène à trois les preuves de l'existence de Dieu:
3.1) L'argument ontologique de saint Anselme, repris par Descartes et Leibniz; il lui reproche, comme saint Thomas, de passer indûment de l'ordre logique à l'ordre réel, et de tirer d'un concept abstrait, par pure analyse, une existence extra-conceptuelle dont seule l'intuition et l'expérience peuvent nous instruire.
3.2) L'argument cosmologique, basé sur l'existence des êtres imparfaits et contingents, qui échappe, semble-t-il, à cet inconvénient; mais, pour conclure à Dieu, il doit faire usage du principe de causalité et celui-ci, d'après Kant, n'a d'efficacité que pour l'ordre des phénomènes. Si donc on conclut à un Être nécessaire, c'est seulement comme à un idéal abstrait dont on ne peut affirmer l'existence réelle que par un retour inconscient à l'argument ontologique.
3.3) L'argument téléologique ou par l'ordre de l'univers; il est, selon Kant, le plus efficace, le plus facile et le plus impressionnant pour tous; cependant, de soi, il ne conclut qu'à une Intelligence supérieure au monde, mais qui peut à la rigueur être finie et contingente. Pour achever l'argument, il faut revenir à la preuve cosmologique qui repose elle-même sur le sophisme de saint Anselme [°1290].
D) Agnosticisme kantien et réalisme modéré.
§409). La conclusion de Kant au sujet de la métaphysique spéculative est donc définitivement l'agnosticisme; jamais nous ne parviendrons à connaître scientifiquement les substances. Cependant, une critériologie d'inspiration thomiste peut corriger cet agnosticisme en démontrant la valeur de nos connaissances abstraites et spécialement des concepts de substance et de cause, pour exprimer la réalité «transsubjective» (celle de notre moi substantiel et des êtres extérieurs) dans leurs déterminations spéciales.
Ces thèses fondamentales d'une critique réaliste peuvent se démontrer de deux façons:
1) Première façon: par constatation directe ou induction critique, en insistant sur la collaboration des sens et de l'intelligence, rappelée plus haut [§403], de sorte que deux conclusions s'imposent également. Première conclusion: l'objet des sens n'étant pas l'accident comme opposé à la substance, mais l'objet réel total sous l'aspect concret, il peut être saisi lui-même par l'intelligence sous un autre aspect (ce qu'on peut appeler l'intuition abstractive), et ainsi (la valeur de l'induction fondée sur les divers degrés d'abstraction étant établie), les sciences physiques peuvent légitimement chercher, non seulement les lois mathématiques des phénomènes, mais la nature réelle des substances; de plus, le cas de l'homme étant particulièrement favorable permet même, grâce à l'expérience interne, d'établir une définition, non seulement générique et descriptive comme pour les autres êtres, mais strictement spécifique et essentielle. Deuxième conclusion: l'aspect d'être sous lequel notre intelligence saisit le même objet que le sens, étant transcendant, fournit une base de vérité strictement spéculative aux principes de la métaphysique, spécialement à celui de causalité, et par suite donne une valeur de science aux thèses de la théodicée [°1291].
2) Deuxième façon. On pourrait aussi se mettre au point de vue même de Kant, en acceptant provisoirement comme donnée du problème l'objet phénoménal, et en démontrant, par réduction à l'absurde, que nier l'existence des noumènes particuliers correspondant aux phénomènes reconnus expérimentalement irréductibles, c'est-à-dire nier l'existence de natures substantielles déterminées et spécialement de Dieu, c'est rendre impossible la production de tout jugement vrai et scientifique.
Le P. Maréchal [°1292] a tenté cette voie; l'essentiel de cette «déduction transcendantale» spécialement efficace, mais longue et laborieuse, revient à constater que l'affirmation du jugement rapporte implicitement l'objet concret à l'être absolu, forme du jugement: en jugeant, on se dit toujours, en dernière analyse, comment un individu réel participe à l'être, de sorte que, en tout jugement vrai, la raison affirme sa tendance naturelle à posséder l'être absolu.
Or cette tendance serait absurde, 1) sans l'existence réelle de Dieu, comme source et comme fin dernière de la raison, 2) et par conséquent, sans l'existence réelle des essences particulières, fins intermédiaires, affirmées comme conduisant à la fin dernière, ou natures limitées, vues comme participation à l'Être absolu. Nier la connaissance des substances particulières, c'est donc rendre impossible tout jugement vrai, même ceux de la science kantienne. L'une et l'autre méthode réfute d'ailleurs efficacement l'agnosticisme kantien.
§410). Les trois idées métaphysiques restent, dans l'ordre spéculatif, de pures hypothèses, faute d'une intuition intellectuelle qui leur donnerait une matière, comme l'intuition sensible a donné leur matière aux concepts. Elles restent purement à priori, et seules les connaissances «synthétiques à priori» sont douées de vérité scientifique. Mais la Vernunft qui pense les Idées est aussi la Raison pratique qui commande le devoir, et sous ce nouvel aspect, ne pourrait-elle entrer en contact immédiat avec le «réel nouménal», et fournir ainsi à la métaphysique un commencement absolu, capable d'en fonder définitivement la valeur, comme le choc de l'expérience a fondé la valeur objective des sciences? Kant l'a pensé. À condition cependant de trouver, non pas une activité toute personnelle, n'ayant qu'une valeur subjective et relative, mais bien une action qui s'impose à l'humanité, d'une façon universelle et nécessaire. Mais cette action existe et c'est le fait moral, aussi indubitable et universellement admis que l'existence de la science.
Après en avoir précisé la condition d'existence, Kant montre qu'il implique trois postulats, la liberté personnelle, l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu, qui ont une réelle valeur nouménale et correspondent aux trois idées métaphysiques: Dieu, l'âme et le monde. D'où la valeur de la métaphysique kantienne qu'on peut résumer en ce principe: «Grâce au fait moral, les hypothèses de la raison, sans pouvoir devenir objet de science, se transforment néanmoins en thèses, objet de croyance ou de foi, définitivement légitime».
A) Le fait moral: l'impératif catégorique.
§411). À côté du fait de la science avec ses lois universelles et nécessaires, se dresse le fait non moins indéniable de la morale avec ses lois et ses devoirs également universels et nécessaires, c'est-à-dire qui atteignent tous les hommes sans exception et s'imposent à chacun comme une obligation stricte; et Kant se demande, ici encore, quelles sont les conditions requises en nous, pour expliquer ou rendre possible ce fait.
1) Les métaphysiciens avaient expliqué jusque-là le fait et les caractères de la morale en faisant appel à l'objet de notre action, au bien poursuivi (ce que Kant appelle la matière de la loi) [°1293]. Les uns, comme Hume et les empiristes et autrefois Épicure, fondaient leur morale sur l'intérêt et le plaisir, c'est-à-dire sur une règle d'action essentiellement individuelle et instable, qui souvent contredit le devoir, ce qui évidemment détruit toute vraie morale.
D'autres, comme les rationalistes, les scolastiques et autrefois les Stoïciens, cherchaient un fondement dans l'existence du Bien absolu qui est Dieu; ils en faisaient la fin dernière, présupposée et dominatrice, vers laquelle nous avons l'obligation de tendre. Mais nous savons par la critique de la Raison pure, qu'un tel fondement est ruineux: l'existence objective de Dieu et du bien suprême n'est qu'une pure hypothèse, indémontrable scientifiquement, et au lieu d'être la base d'une morale nécessaire et universelle, c'est au contraire le fait d'une morale indépendante, valable par soi-même, qui doit être la base de l'existence de Dieu. Si donc, au point de vue de Kant, on taxe d'illusion l'existence présupposée d'un Dieu suprême qui s'imposerait comme fin dernière et comme règle suprême de moralité, il faut conclure qu'en réalité, même en prétendant chercher un bien extérieur, on ne cherche en cette morale que son intérêt ou sa jouissance personnelle, plus raffinée peut-être, mais toujours d'ordre subjectif et individuel, et par conséquent relevant de la sensibilité et non de la raison [°1294]. Ainsi la morale théologique, tout autant que la morale de l'utilité ou du plaisir, détruit l'universalité et la nécessité de la morale humaine, en plaçant dans la sensibilité le principe déterminant de la volonté.
2) Pour sauvegarder la vraie morale, une seule voie reste donc possible: en expliquer la valeur sans faire appel à son objet; chercher, non plus du côté de la matière, mais du côté de la forme de la loi, dit Kant. Or, cette forme caractéristique des lois morales est l'obligation pure, exigeant pour tout acte moralement bon le désintéressement absolu, le devoir accompli purement pour le devoir. Tout sera donc pleinement expliqué en admettant dans notre raison pratique une forme à priori, parallèle aux formes à priori du Verstand; de même que celui-ci impose ses douze catégories à la nature pour construire la science universelle et nécessaire, de même la Raison pratique possède une sorte de catégorie, ou forme à priori dont le fonctionnement dépend de la structure fondamentale de la nature humaine, et qui peut ainsi s'imposer à tous les actes humains et à tous les hommes pour constituer la morale universelle et nécessaire. Cette catégorie est L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, forme à priori de toutes les lois morales qu'elle distingue des maximes ou règles de la sensibilité, en leur donnant la valeur d'obligation absolue, comme les concepts donnent aux phénomènes leur valeur scientifique.
3) En un autre sens, qui découle de cette première explication, l'impératif catégorique s'oppose à l'impératif hypothétique. Parfois, en effet, l'obligation appartient à un moyen, lorsqu'il s'impose à condition de vouloir la fin, selon le proverbe: «Qui veut la fin, veut les moyens». C'est là un impératif hypothétique, «impératif de l'habileté ou de la prudence», dit Kant, qui ne peut fonder la moralité, parce que la fin d'où il dérive est toujours un bien personnel (comme on vient de le prouver) et donc au fond un caprice de la sensibilité.
Mais l'obligation peut aussi devenir la fin dernière et unique de l'action, selon un autre proverbe: «Fais ce que dois, advienne que pourra». Nous aurons alors l'impératif absolu ou catégorique, qui fonde seul la moralité. Et Kant insiste sur cette nécessité d'agir uniquement pour le devoir, si l'on veut poser une action moralement bonne. Même si l'action accomplie est conforme à la loi, elle est légale, mais non pas morale, et mérite le nom d'hypocrisie si elle est accomplie pour un motif d'intérêt, fût-ce pour un bien tout spirituel, comme le ciel des chrétiens. Il juge même dangereux de laisser subsister un tel motif à côté du pur motif du devoir, et il est, selon lui, plus parfait d'être vertueux avec difficulté qu'avec plaisir. Bref, toute action dirigée vraiment par la raison sera accomplie purement pour le devoir, et vice-versa, seul le motif du devoir est un motif raisonnable, puisque tout autre mobile relève de la sensibilité. C'est pourquoi Kant appelle la Raison pratique, la Bonne Volonté, source de tout acte vertueux.
4) Au moyen de l'impératif catégorique, la Raison pratique formule un jugement synthétique à priori fondamental, principe suprême qui confère une valeur morale à toutes les lois particulières. Kant en donne trois formules célèbres: 4.1) «Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d'une législation universelle»; plus brièvement: «Agis de telle sorte que ton action puisse servir de règle universelle». 4.2) «Agis toujours de manière à traiter l'humanité aussi bien dans ta personne que dans celle des autres, comme une fin et jamais comme un simple moyen». 4.3) «Agis de telle sorte que ta volonté puisse se considérer comme posant par ses maximes des lois universelles».
C'est là trois façons d'exprimer une même pensée: que notre volonté ou notre Raison pratique, à cause de la noblesse que lui confère sa forme à priori par laquelle nous nous identifions à l'humanité absolue, doit dominer notre sensibilité qui constitue notre individualité, tandis qu'elle-même n'est dominée par aucun autre, et trouve en soi la source unique de son obligation, en pleine indépendance de toute influence objective [°1295].
B) Les postulats de la Raison pratique.
§412). Or le fait moral ainsi interprété nous permet, selon Kant, d'atteindre directement le monde nouménal, grâce à la liberté qu'il implique, et qui elle-même exige l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu. Liberté, immortalité de l'âme, Dieu, trois postulats de la Raison pratique, correspondant aux trois idées de la Raison spéculative.
1) La liberté. Pour Kant, comme pour le sens commun, la liberté (ou l'autonomie) est la qualité d'un acte qui s'accomplit sans aucune influence étrangère. Aussi, dire qu'une action, pour être moralement bonne, doit s'accomplir pour le seul motif du devoir, en pleine indépendance de toute influence objective, c'est dire évidemment qu'elle jouit d'une parfaite autonomie ou liberté. C'est pourquoi, selon Kant, liberté et devoir, autonomie du vouloir et loi morale sont absolument synonymes: la morale «formelle» basée sur le pur impératif catégorique est aussi la morale indépendante.
Mais cette liberté, aussi réelle que le fait indéniable de la morale, n'a pas de place dans le monde des phénomènes, régis par le concept «causalité» qui leur impose son universel déterminisme: tous les événements de notre vie consciente se déroulent selon les lois nécessaires de la science psychologique, comme les phénomènes de la nature, selon les lois physiques. La liberté est au contraire possible dans le monde nouménal, comme l'ont montré les spéculations de la raison s'élevant à l'idée d'une cause première inconditionnée; ainsi donc, ce qui, en métaphysique, était pure hypothèse, devient ici un fait constaté: l'existence de la liberté nouménale, c'est-à-dire d'une substance libre qui est notre personnalité morale.
De la sorte, notre personne libre est la source ontologique (ratio essendi) de la loi morale; mais le fait moral est la source logique (ratio cognoscendi) de notre liberté personnelle; car, d'une part, la liberté, appartenant au monde des substances, échappe à notre expérience qui ne saisit que le phénomène; mais, d'autre part, nous avons immédiatement conscience de l'obligation pure ou du devoir qui entraîne aussitôt l'affirmation de la liberté, selon le mot de Schelling: «Tu dois, donc tu peux».
Cette théorie concilie aussi, pour Kant, l'autonomie du devoir et le sentiment de l'obligation: c'est notre partie supérieure, notre être moral, «citoyen du monde intelligible» qui est autonome; et nous nous commandons à nous-mêmes, en tant que par notre partie inférieure et sensible nous vivons dans le monde du phénomène. Ainsi, toute l'origine du mal moral est dans la prédominance indue de la sensibilité qui, au lieu d'obéir, soumet la raison à ses fins intéressées, tandis que sa subordination naturelle à la Raison pratique explique le sentiment [°1296] d'une obligation.
§413). Reste une grave difficulté: comment notre personne libre pourra-t-elle insérer son influence dans notre vie phénoménale qui, nous l'avons dit, se déroule toute entière selon les lois nécessaires de la psychologie? Pour résoudre ce problème, Kant suppose que l'homme préexiste comme noumène, et qu'au moment de naître à la vie phénoménale, il pose un acte libre fondamental, qui se reflète sur toute son existence pour en déterminer le sens vers le bien ou le mal moral.
Inutile d'insister sur l'invraisemblance de cette théorie, qui entraîne, de plus, des conséquences vraiment inhumaines. En cas de péché, en effet, il n'y a plus de circonstances atténuantes possibles: ignorance, passions, habitude, etc. provenant toujours du monde sensible ou des phénomènes, n'ont aucune influence sur la détermination libre, d'ordre nouménal, qui agit toujours à plein.
On peut même dire que la Raison libre, au sens de Kant, est de droit incapable de pécher, n'ayant pas de supérieur à qui désobéir et suivant spontanément ses propres lois qui sont celles du devoir; comment dès lors expliquer qu'elle se laisse si souvent dominer par la sensibilité dont l'influence ne peut l'atteindre? Par la séparation radicale de la chose en soi et du phénomène, notre moi nouménal prend chez Kant l'allure d'un pur esprit ou d'un ange, auquel, en effet, saint Thomas reconnaît l'impossibilité naturelle de pécher. Mais la thèse thomiste de l'âme spirituelle forme du corps permet de donner une explication bien plus satisfaisante de l'interaction des deux parties, l'une spirituelle, l'autre sensible, dans la volonté libre et les passions [°1297].
Autre difficulté. En identifiant liberté et devoir, et en faisant, de notre Raison pratique autonome, l'unique source de l'obligation et de la loi morale, Kant a rendu difficiles à comprendre ces notions fondamentales de la morale: obligation, loi, devoir; car la seule définition possible de l'obligation est celle de «nécessité respectueuse de notre liberté», ce qui exige l'influence d'une volonté supérieure capable de s'imposer efficacement sans violenter notre liberté; et cette action est le propre de l'unique influence créatrice de Dieu.
Kant lui-même reconnaît implicitement cette notion de bon sens en parlant de la subordination de la vie sensible à la Raison. Mais, d'une part, si la sensibilité peut être soumise, elle n'a pas la liberté essentielle à l'obligation morale; et d'autre part, la Raison qui jouit de la liberté n'a pas de supérieur capable de l'obliger. Il y a là, pour la morale indépendante que Kant rêvait, un vice incurable: en refusant à notre intelligence le droit d'atteindre d'abord Dieu, elle détruit l'unique fondement capable de donner un sens à la véritable obligation morale.
Reconnaissons d'ailleurs que la morale kantienne s'oppose à bon droit à l'idée d'une obligation dont toute la source serait le commandement extérieur ou le bon plaisir d'un maître, fût-ce de Dieu. Il est vrai que l'obligation jaillit en quelque sorte de notre liberté et de notre raison, en tant que notre conscience, participant à la Loi éternelle de Dieu, est notre règle prochaine d'action: mais pour garder un sens à l'obligation, saint Thomas, sans détruire notre libre initiative, la soumet en tant que créée à l'influence transcendante du Créateur.
§414). 2) Immortalité de l'âme et existence de Dieu. En analysant plus à fond le devoir moral, Kant aboutit aux deux autres postulats: l'immortalité de l'âme et Dieu. En effet, l'objet essentiel commandé par la loi morale est d'atteindre le souverain bien, dans lequel notre raison, interprète en cela du bon sens, constate l'union nécessaire de la vertu ou perfection morale absolue, (de la sainteté, dit Kant) avec le bonheur suprême et définitif. Ici surgit une double difficulté:
a) D'abord, si la sainteté est notre devoir, elle apparaît impossible dans ce monde sensible où toujours il reste quelque inclination égoïste à dominer: d'où Kant conclut immédiatement que cette perfection morale doit consister dans un progrès indéfini, toujours approchant et jamais achevé, vers la conformité parfaite de notre volonté avec la loi. Ce progrès équivaut au souverain bien, en ce sens que cette série infinie d'actes bons paraît à l'intuition divine, «pour qui le temps n'est rien», comme l'accomplissement parfait du devoir. Or un tel progrès, non seulement déborde la vie présente, mais exige la permanence sans terme de notre personne morale, c'est-à-dire l'immortalité de l'âme.
b) De plus, l'union du bonheur et de la vertu n'est pas un effet nécessaire de la pratique du bien, comme le montre l'expérience quotidienne. Elle est, moins encore, due à l'influence du bonheur poursuivi sur notre progrès vers la sainteté, puisque seule l'action pleinement désintéressée est moralement bonne: par la vertu, nous pouvons, selon Kant, nous rendre dignes du bonheur suprême, mais jamais le prendre comme but. C'est pourquoi, puisque la loi morale existe et commande l'harmonie de la béatitude et de la sainteté, il faut admettre l'existence d'un Être assez puissant et assez bon pour réaliser cette harmonie, parce qu'il est l'auteur à la fois de l'ordre moral et de l'ordre physique: c'est Dieu.
Telles sont les trois choses en soi que Kant appelle les trois postulats de la Raison pratique, afin de préciser leur valeur propre, intermédiaire entre un objet de science pure dont la réalité est garantie spéculativement, et un objet de pratique pure, comme un devoir. Nous n'avons pas le devoir d'admettre ces trois vérités, mais il est nécessaire de les admettre pour rendre possible le fait moral et répondre ainsi aux exigences de la raison. Sans être objet de science, ni rester pures Idées hypothétiques, ce sont trois objets de croyance, postulés par l'existence du devoir.
§415). 3) Correspondance des trois postulats aux trois Idées. Ainsi, le fait moral garantit et exige l'existence de trois réalités nouménales: notre liberté, notre immortalité et Dieu. De son côté, la Raison spéculative, pour unifier nos sciences, avait abouti à trois noumènes hypothétiques: Dieu, le moi, le monde. Pour terminer sa métaphysique et donner quelque valeur objective aux spéculations de la Vernunft, Kant n'a plus qu'à montrer la correspondance des trois postulats de la Raison pure pratique avec les trois Idées de la Raison pure spéculative. Or, il est facile de voir que le Dieu de la morale réalise bien les attributs de l'Idéal métaphysique; et que le moi, sujet dernier de notre vie consciente, s'identifie à notre âme douée de liberté et d'immortalité. Quant à l'Idée du monde, elle correspond indirectement au double postulat Dieu et liberté; car le monde est conçu comme un être contingent, donc créé par Dieu, et source de tous les faits de la nature sensible, donc nécessaire à notre âme pour déployer l'activité libre de sa vie morale.
Cette correspondance des postulats aux Idées unifie toute la métaphysique et suffit, selon Kant, pour en faire un bloc qui soit une vraie science objective. Non pas que les Idées deviennent jamais une connaissance spéculative de la chose en soi: la Raison les pensera toujours à vide, en l'absence d'intuition intellectuelle qui remplirait ses spéculations; mais le voisinage des certitudes morales leur confère une certitude extrinsèque, qui suffit à transformer les hypothèses en thèses.
En résumé: Grâce à l'impératif catégorique, forme à priori des lois morales nécessaires et universelles, la Raison rejoint par trois postulats les trois Idées métaphysiques et leur confère une certitude extrinsèque: ainsi se transforment en thèses les hypothèses de Dieu, de l'âme et du monde.
C) Corollaires.
§416). 1) La religion. L'idée de Dieu, en Kantisme, quoique fondée sur le fait moral et à, ce point de vue, secondaire, devient, à un autre point de vue, souveraine et dominatrice; car Dieu est à la fois l'idéal qui unifie toute science, et le Créateur qui assure l'accomplissement parfait de l'ordre moral en harmonisant devoir et bonheur: toute action morale, faite pour accomplir son devoir, devient ainsi en même temps l'accomplissement de la volonté divine. C'est pourquoi, selon Kant, la religion seule admissible, «la religion dans les limites de la raison», s'identifie avec la métaphysique morale; elle en a le même contenu, la même certitude et la même immunité contre toute objection spéculative, puisque la critique a démontré la pleine incompétence de la spéculation pour atteindre le noumène. En conséquence, les dogmes du christianisme n'ont aucune valeur spéculative, mais uniquement pratique: Jésus-Christ, par exemple, est historiquement un homme et non un Dieu, mais on le présente aux fidèles comme Fils de Dieu pour les amener petit à petit à se rendre compte qu'ils portent en eux-mêmes une âme immortelle nouménale, capable de s'unir à Dieu ou de les rendre «fils de Dieu».
§417). 2) La critique du jugement. La science kantienne n'offrait rien pour expliquer la nature, sinon des cadres très généraux: elle donnait, pourrait-on dire, une vision quantitative du monde en justifiant la science mathématique moderne, mais nullement une vision qualitative par laquelle on rendrait compte de la hiérarchie des genres et des espèces, en expliquant la nécessité de leur distinction et leur interaction [°1298].
Or, après avoir achevé la Critique de la Raison pratique, Kant s'aperçoit qu'il peut fournir cette explication, grâce à la loi de finalité qui relie l'ordre des phénomènes scientifiques à l'ordre de l'action morale. Car, pour réaliser le souverain bien, comme le devoir l'impose, nous devons nous servir, comme moyens, des êtres réels, des plantes, des animaux, etc.; et parce que l'utilité de ceux-ci dépend de leur nature spécifique, Dieu, en garantissant l'union finale du devoir accompli et du souverain bien possédé, garantit par le fait la distinction nécessaire des genres et des espèces de la nature. Kant remarque que cette façon d'appliquer la finalité à l'explication de la nature est une façon de juger, différente des jugements synthétiques à priori déjà critiqués: il la justifie donc dans une «Critique du jugement».
Il remarque aussi que le jugement de finalité, à l'opposé du jugement scientifique, nous apporte une certaine satisfaction, en tant que son objet est pleinement adapté aux besoins de nos facultés: ce qui lui donne occasion d'instituer une Critique du goût.
S'il s'agit d'une harmonie avec nos facultés sensibles et individuelles, on a l'agréable, sentiment intéressé et tout subjectif; mais s'il s'agit d'une harmonie avec notre être intellectuel, avec la finalité absolue commandée par l'impératif catégorique, on a le sentiment désintéressé, universel et absolu (sentiment esthétique) dont l'objet est le beau. Le beau se définit donc, selon Kant, «ce qui plaît universellement sans concept», c'est-à-dire étant connu, non par le «Verstand» raisonneur, mais par une sorte d'intuition de la Raison pratique. Il y a là une concordance remarquable avec la définition thomiste du transcendantal beau: «Id quod visum placet».
§418). 3) Droit et morale spéciale. Après avoir établi dans ses trois «Critiques» les principes fondamentaux d'une métaphysique morale, Kant s'est appliqué à en déduire, soit les divers devoirs de la morale spéciale, soit les règles du devoir individuel, politique et international. Notons seulement que, fidèle à l'autonomie de la Raison, il pose ce principe général de droit: «Est juste, toute action dont la maxime permet à la liberté de chacun de s'accorder avec celle de tous» - et cette règle fondamentale: «Agis extérieurement de telle sorte que l'usage de ta liberté puisse s'accorder avec la liberté de chacun suivant une règle générale». - D'où il suit que dans une nation, la seule loi juste est celle qui est élaborée par la volonté collective des membres de la société; mais une loi est toujours juste et obligatoire. D'où il suit encore que le citoyen se met hors la loi en discutant son obligation et que l'autorité sociale, interprète souveraine de la loi, doit toujours être obéie.
En morale internationale, Kant considère chaque nation comme une personne morale, autonome et souveraine chez elle, mais soumise aux directives absolues du droit, de sorte que la situation actuelle où seule la guerre règle en dernier ressort les rapports entre les peuples, est proprement l'état de barbarie; il faut donc tendre vers la constitution d'une «société des nations» où chacune entrera librement, de façon à régler selon les principes de la justice internationale les différends qui surviendraient. En conséquence, le philosophe allemand avait rédigé en 1795 un «Projet de Paix perpétuelle» où il établissait à priori et précisait en 10 articles les conditions nécessaires pour réaliser cet idéal.
Ces applications pratiques du criticisme prendront plus de relief encore chez les successeurs de Kant et ne seront pas étrangères au succès du système.
D) Valeur de la métaphysique kantienne.
§419). Kant s'efforce donc d'unifier tout le savoir en donnant le primat à la Raison pratique et cette conception manifeste clairement son idée dominante: l'autonomie de la Raison; mais il se heurte ainsi à un dualisme qui tend logiquement au scepticisme.
1) Primat de la Raison pratique. Toute la vérité possédée par la métaphysique a son origine dans cette propriété reconnue au fait moral de nous mettre immédiatement en contact avec le réel nouménal. Or ce commencement absolu de la Raison pratique, qui correspond à l'intuition sensible, commencement absolu de la «science» du phénomène, a une double supériorité:
a) Il n'est pas un postulat, comme celui du Verstand, mais il est une sorte d'intuition immédiate, n'exigeant aucune justification ultérieure; sans doute, il n'est pas une connaissance propre ou une science, mais il est plus qu'un vouloir; il est une connaissance ou jugement pratique qui a sa pleine vérité et nous révèle directement le monde nouménal.
b) Cette vérité ou certitude pratique immédiatement objective, rejaillit sur les Idées spéculatives, et par elles, sur toute la science. Celle-ci en effet est construite par le Verstand entre le postulat «monde» qui la supporte et les trois Idées qui l'entourent et l'achèvent.
Ainsi cette spéculation toute idéale de la Raison pure apparaît comme un trait d'union chargé de permettre à la Raison pratique de raccrocher enfin au réel (qu'elle atteint immédiatement) tout l'édifice de la «science», fondé sur un simple postulat. C'est pourquoi la métaphysique et la morale appartiennent à la même faculté: la «Vernunft», mais une Raison à deux faces: spéculative pour penser les Idées, pratique pour formuler l'impératif moral. Cette sorte de compénétration rend plus vraisemblable le rejaillissement de la certitude morale sur les Idées et la science. Sans doute, l'idéalisme de la science n'est pas ainsi complètement corrigé, car il reste l'élaboration par les formes à priori. Mais cette influence constitue bien un pragmatisme [§524], où la vérité prédominante est définie par une relation à la valeur morale plutôt que par sa conformité à l'intelligence.
2) Autonomie transcendantale de la Raison. Ce pragmatisme est une conséquence de l'idée directrice du kantisme qui est un effort pour expliquer le savoir humain par des lois à priori: la morale, possédant les lois par excellence, devait posséder la vérité suprême. En ce sens, le kantisme se résume dans «l'autonomie de la Raison». La Raison spéculative est indépendante du noumène et fabrique sa science; la Raison pratique est indépendante de tout mobile extérieur et prescrit le devoir pour lui-même.
Mais cette autonomie est transcendantale: chaque individu ne peut se construire à son gré sa science et son devoir. Il trouve en soi des lois absolues et universelles qui dominent sa vie intellectuelle et morale et que, pour cela, Kant appelle «transcendantales»; et c'est en s'y conformant que l'on atteint à la fois la vertu et la vérité. Cette conception permet à Kant de donner à la vérité une définition assez large pour embrasser à la fois la science et la métaphysique, malgré leur différence radicale. La vérité est toujours une «conformité du jugement avec les lois de l'intelligence»; mais les lois du Verstand donnent une véritable connaissance ou science, celle de la Vernunft, une simple croyance.
Ici éclate la déification de l'homme, aboutissant logique de la philosophie moderne, car Dieu seul est la mesure souveraine du vrai et du bien. Kant a rendu cette absurdité plus acceptable en déifiant l'humanité qui domine tous les individus; mais comme l'humanité n'est réelle qu'en chacun de nous, chacun, en fait, devient source et centre de toute vérité et de toute morale; aussi, verrons-nous bientôt le panthéisme surgir des principes de Kant.
3) Dualisme et scepticisme. Il faut reconnaître que le kantisme est un puissant effort de synthèse; mais l'idéalisme qui en fait le fond, oppose le moi au non-moi et ne peut être pleinement réduit à l'unité. Aussi l'idée kantienne de loi recouvre un dualisme qui conduit logiquement au scepticisme absolu. La vérité humaine en effet comme la certitude qui l'accompagne est de soi homogène et ne peut recevoir deux définitions contradictoires. Si donc la vérité objective se trouve dans la conformité aux lois pratiques, comme le suppose le primat de la Raison pratique, elle sera bannie de la conformité aux lois spéculatives, et logiquement, en métaphysique et en science, il faut aboutir au scepticisme absolu; nous ne saurons jamais d'aucune façon si nos connaissances rejoignent le noumène.
Mais le pragmatisme lui-même où se réfugie en ce cas la vérité, n'est pas non plus soutenable, si l'on admet avec Kant le principe idéaliste. En effet, la loi morale, l'impératif catégorique lui-même, sont des énoncés abstraits et universels, en tout semblables aux jugements synthétiques à priori, par exemple, au principe de causalité qui n'a de valeur que pour le monde des phénomènes. De quel droit alors distinguer le Verstand de la Vernunft, puisqu'en fait ils jugent et raisonnent absolument de la même façon? Et s'il n'y a qu'une seule faculté, la certitude pratique est entraînée dans la ruine de la certitude spéculative, bien loin de pouvoir la raffermir. Ce résultat est d'autant plus inévitable que la vérité par définition appartient à la connaissance, non pas au vouloir, et est par conséquent d'ordre spéculatif et non pratique. Les successeurs de Kant ont mis en relief cet aboutissant logique en faisant à leur maître une réputation de «sceptique» que mérite sa doctrine et non ses intentions.
En résumé: Le kantisme se caractérise, 1) Par l'autonomie transcendantale de la Raison, en ce sens que toute vérité est donnée par la conformité aux lois à priori (lois de l'esprit pour la vérité spéculative, lois morales pour la vérité métaphysique), ce qui suppose la totale indépendance de l'homme. 2) Par le primat de la Raison pratique, car la certitude morale qui relève de la loi par excellence, doit donner une valeur définitive à l'ensemble du savoir objectif. En fait, la vérité pratique étant d'un ordre tout autre, ne peut sauver du scepticisme absolu la vérité spéculative; bien plus, elle la suit dans la ruine, parce que toute vérité est essentiellement spéculative.
§420) CONCLUSION. L'oeuvre de Kant peut se comparer à une bâtisse composée de trois parties bien distinctes: le corps du bâtiment est formé par les sciences, provisoirement construites en l'air, puisqu'elles reposent sur un postulat; elles s'achèvent par un toit qui plane plus haut encore sans aucun contact avec les murs d'ailleurs inachevés (car les sciences sont essentiellement progressives): c'est la métaphysique qui unifie parfaitement la spéculation par ses trois Idées hypothétiques. Enfin, pour faire reposer sur la base solide du réel cette construction théorique, la morale s'appuie sur l'impératif catégorique (qui plonge ses fondements dans le monde nouménal) et elle offre les trois piliers de ses postulats.
De la sorte, Kant synthétisait en un ensemble imposant toutes les tendances des temps modernes. Le principe idéaliste est pour lui intangible; les sciences expérimentales obtiennent le monopole de la connaissance parfaite, méritant seules le beau titre de «science»; enfin, la critique donnant la main à la liberté, trouve dans la morale une nouvelle issue vers la vérité sans avoir à sortir du «moi» et même en le déclarant pleinement autonome. En un mot, Kant a repris d'une main puissante l'édifice philosophique un peu étriqué de Descartes et il en a fait un palais sous lequel tous les philosophes modernes sont venus s'abriter, le considérant comme définitif et inébranlable.
Le durable cependant n'était pas, dans cette construction, le détail des agencements internes, mais plutôt le style général, assez bigarré, formé d'idéalisme, de scientisme, de pragmatisme.
a) Idéalisme. Désormais, la métaphysique au sens ancien est jugée incapable de donner la vérité: c'est le monde des abstractions vides où s'édifient les systèmes à la façon d'épopées philosophiques. Les philosophes moins audacieux la remplacent par une «métaphysique moderne» où il ne s'agit plus d'atteindre l'être, mais de critiquer la raison pour lui assigner ses limites.
b) Scientisme. Au contraire, les sciences mathématiques et physiques sont reines des esprits; mais leur objet est réduit aux phénomènes sensibles. Les savants se désintéressent de la substance et des causes, ils se contentent d'hypothèses commodes et utiles qui prolongent l'expérience en l'unifiant. Tout leur effort est de découvrir les lois régissant les rapports des phénomènes et de les exprimer en équations mathématiques de plus en plus simples, générales, fécondes en applications.
c) Pragmatisme. Enfin, la morale et la religion sont définitivement séparées de la spéculation; aucune doctrine ou vérité, pas même l'existence de Dieu n'est jugée nécessaire pour la fonder, car le devoir, s'impose par lui-même et pour lui-même dans la morale laïque ou autonome. Et c'est sur cette extraordinaire efficacité qu'on attribue à tort à la morale, que se base la philosophie nouvelle pour définir la vérité, «la propriété de ce qui favorise l'action, la vie ou le bonheur».
L'idée des lois dominatrices en morale comme en science, qui réalisait chez Kant la cohésion des trois parties, ne résista pas cependant à l'épreuve du temps. Aussi les trois éléments fondamentaux se sont dissociés, donnant lieu à trois courants philosophiques distincts: l'idéalisme, surtout en Allemagne, le positivisme, surtout en France et en Angleterre; le pragmatisme, qui cherche dans la vie et l'action une nouvelle base à la métaphysique. Ainsi, l'histoire mettait en relief le point faible du kantisme qui est de n'avoir pu justifier la connaissance de la chose en soi. Il lui a manqué de comprendre que, sans intuition intellectuelle proprement dite, notre raison peut, grâce à l'analogie de l'être, son objet formel, atteindre le noumène, les natures sensibles dans l'expérience, et par là en quelque façon les substances suprasensibles et Dieu lui-même. C'est par cette théorie fondamentale que le thomisme, en respectant toutes les exigences légitimes de la critique moderne, peut aussi en corriger les erreurs.
b89) Bibliographie spéciale (L'idéalisme)
§421). Si Kant fut vraiment un chef d'école, ce ne furent pas ses disciples au sens strict, occupés à commenter et à enseigner son oeuvre qui eurent le plus d'importance, mais les disciples indépendants qui lui empruntèrent seulement un principe fondamental pour en dérouler toutes les conséquences; or, de même que le cartésianisme s'était épanoui en spinozisme, ainsi le kantisme dans sa partie métaphysique et idéaliste se développe rapidement jusqu'au panthéisme. C'est en Allemagne même que Kant trouve ces disciples hardis, ne craignant pas de pousser la logique plus loin que le maître; ce furent Fichte, Schelling et Hegel.
Il convient d'associer ces trois noms. Malgré leurs profondes divergences, ces trois philosophes contemporains passèrent également leur vie dans l'enseignement, précepteurs, professeurs d'Université en diverses villes; vers 1800, ils se trouvèrent même ensemble à Iéna, avec GOETHE et SCHILLER; Fichte et Schelling collaboraient et Hegel était leur ami et confident. Et quant au fond, ils sont bien d'accord pour interpréter le kantisme dans le sens du panthéisme idéaliste.
Cependant, leur diversité de caractère était trop grande pour ne pas se refléter dans leurs systèmes; s'ils s'harmonisent, c'est en se continuant et en se complétant.
FICHTE [b90] (1762-1814) est avant tout l'homme de volonté qui s'est élevé par son énergie persévérante de la situation très modeste d'un petit pâtre à celle d'un professeur de philosophie; aussi insiste-t-il sur le moi et en fait-il la source de l'univers scientifique dans sa Théorie de la science (1805). Il en développe ensuite les conséquences morales et politiques dans ses oeuvres: La Destinée humaine; L'Instruction pour la vie bienheureuse, et ses Discours à la Nation allemande, prononcés pour soutenir le patriotisme germanique contre Napoléon.
SCHELLING [b91] (1775-1854), esprit poétique et changeant, est impressionné d'abord par la richesse de la nature et il la choisit pour point de départ de ses déductions, comme Fichte avait choisi le moi: c'est le thème de ses premiers ouvrages, Idée pour une Philosophie de la Nature (1797); L'Âme du Monde (1798); Première Esquisse d'un système de Philosophie de la Nature (1799) et Système de l'Idéalisme transcendantal (1800).
Puis, il cherche au dehors dans l'absolu du non-moi une synthèse de l'autre et du moi, d'où il fait aussi jaillir tout l'univers scientifique, dans son Exposition de la Philosophie (1801), suivie d'Expositions ultérieures et complétée par Philosophie et Art (1805). Enfin, frappé par la question religieuse, il se propose dans Philosophie et Religion (1804); Recherches sur la liberté humaine (1809); Les Âges du monde (1815), de substituer l'idée de l'Esprit divin à celle de la Nature absolue; mais il laissa, de ce côté, son système inachevé.
HEGEL [b92] (1770-1831) enfin, esprit posé et systématique, n'écrivit rien avant d'avoir achevé par de longues réflexions l'élaboration de son système, qu'il put ainsi présenter d'une façon nette et définitive.
Son oeuvre capitale est la Logique (3 vol., 1812-1826); signalons aussi la Phénoménologie de l'Esprit (1807: introduction générale); L'Encyclopédie Philosophique (1817) et les Eléments de la Philosophie du droit.
Après avoir exposé le procédé général du panthéisme idéaliste commun aux trois philosophes, nous caractériserons les divers systèmes et signalerons leurs principaux continuateurs. D'où les deux paragraphes:
1. Le Panthéisme idéaliste.
2. Les Systèmes.
Le panthéisme foncièrement absurde n'est jamais enseigné tel quel par les philosophes. Ce qui le rend acceptable aux idéalistes, c'est la manière dont ils posent le problème philosophique, avec le panthéisme comme principe de solution.
A) Position du problème.
§422). Ces philosophes affirment d'abord l'idéalisme transcendantal absolu qu'on peut résumer ainsi: «Notre connaissance dans tous ses éléments s'explique adéquatement par des lois à priori». En cela ils sont plus logiques que Kant et ne font que pousser à bout ses principes. Pourquoi en effet supposer l'existence d'un noumène indépendant du moi, qui agit sur l'intuition sensible et qu'on atteint par la morale? Cette supposition n'a aucun sens, si on n'admet pas que le principe de causalité peut nous faire sortir de nous-mêmes. Si donc ce principe n'a qu'une valeur idéale, il faut affirmer que notre activité intellectuelle crée à la fois le phénomène et le noumène, les concepts et l'intuition sensible.
Cette solution a un double avantage: elle unifie pleinement le kantisme; - elle rend tout le réel pleinement intelligible. De là l'axiome de Hegel: «Tout le réel est rationnel et tout le rationnel est réel»; et celui de Fichte: «Il ne peut y avoir de fait s'imposant au philosophe», car un fait contingent n'ayant pas sa raison d'être pleinement en soi, ne serait pas intelligible ou rationnel.
Ces axiomes ne sont pas la négation explicite du principe de contradiction, comme s'ils affirmaient que «l'imparfait s'identifie avec le parfait»; ils sont plutôt l'expression d'une conception subtile, difficile à se représenter, dans laquelle, pour éviter la contradiction, on affirme qu'il n'y a rien en dehors de notre idée et de notre connaissance, en sorte qu'on s'efforce d'expliquer tout par notre seule activité intellectuelle.
C'est ici que se pose le problème philosophique pour l'idéalisme absolu. D'une part, nous avons clairement conscience d'être passifs dans la connaissance, surtout quant aux représentations sensibles; les idéalistes, aussi bien que Kant, le reconnaissent. D'autre part, il faut affirmer que notre esprit construit activement tout objet de science et crée ainsi l'univers [°1299]. On évite la contradiction immédiate en remarquant que cette construction est inconsciente [°1300] et n'empêche donc pas la conscience de témoigner de notre passivité. Mais il reste à expliquer pourquoi on constate cette dualité de sujet et d'objet et comment s'effectue le développement objectif de notre esprit.
B) Principe de solution.
§423). Tout s'éclaire par un postulat fondamental: Le Créateur inconscient du monde (monde idéal, d'ailleurs), est l'Esprit absolu, fond commun avec lequel nous nous identifions et qui a besoin de s'extérioriser dans le monde externe (c'est-à-dire dans l'objet idéal de nos sciences) pour prendre conscience de lui-même en nous. C'est le panthéisme de Spinoza transposé dans l'ordre idéal. L'Être unique devient l'Esprit ou l'Idée, seule réalité; les consciences tiennent lieu des multiples modes. Tous les hommes sont donc identiques en tant qu'Esprit inconscient, mais ils se distinguent et de l'Être absolu et entre eux par leurs consciences individuelles.
Ce postulat fait comprendre comment nous construisons les choses en les comprenant. En effet, l'Esprit absolu ou Dieu possède évidemment la conscience qui est la suprême perfection intellectuelle. Or la conscience implique essentiellement un objet qui s'oppose au sujet. Cet objet ne peut être Dieu lui-même qui, étant infini, est inconnaissable en soi; car, en s'opposant, il se limiterait. Ainsi, Dieu ne peut se concevoir sans une série infinie d'objets finis qui constituent le monde [°1301]. De cette façon, c'est Dieu qui, en chacun de nous, prend partiellement conscience de soi-même en s'extériorisant dans l'objet de nos sciences.
Comment démontrer ce postulat? Aucune preuve directe n'est possible, mais la philosophie idéaliste en est une indirecte. En effet, nous connaissons à posteriori, par l'expérience scientifique, le résultat de la création de l'Esprit, le monde extérieur [°1302]. D'autre part, si le postulat est vrai, nous pouvons retrouver dans notre intellection consciente les lois de l'activité inconsciente qui ont présidé à cette création, puisqu'on nous suppose identiques à l'Esprit créateur. Précisons donc ces lois, comme Kant l'avait déjà fait pour la science, et, partant d'un donné bien choisi, efforçons-nous de reconstruire à priori tout l'univers, par une déduction toute logique et qui n'a aucune prétention, ni historique, ni ontologique, mais qui veut simplement montrer que, «Dieu posé, le monde s'ensuit». Si cette déduction concorde avec le monde réel [°1303], c'est-à-dire avec l'objet de nos sciences, cet accord démontrera la vérité du postulat panthéiste. Telle est l'origine des grandes synthèses à priori qui caractérisent ces idéalistes.
§424). Le panthéisme idéaliste cependant, finit par tomber aussi dans l'absurdité de tout panthéisme qui doit concevoir la Cause parfaite, et donc infinie, libre, absolument immuable et indépendante en la plénitude de sa perfection, comme dépendante en quelque façon de réalités finies, changeantes et imparfaites, objets de notre expérience. C'est ce qui arrive dans sa théorie centrale de la conscience divine et donc infinie, conçue selon le mode de la conscience humaine et donc finie, et même en un sens, selon le mode de la conscience sensible. C'est le propre en effet de la conscience sensible d'exiger un objet qui s'oppose à elle strictement avec distinction réelle; car, dans la réflexion purement intellectuelle, la pensée peut être comme transparente à elle-même avec l'opposition toute immanente, sans distinction réelle, de sujet à objet ou d'acte premier à acte second.
À ce point de vue, la difficulté tirée du caractère infini de la conscience divine tombe d'elle-même. Il est vrai qu'un infini en quantité ou en étendue ne pourrait être saisi d'un seul coup d'oeil par un seul acte de connaissance sensible: en s'opposant a son objet, une conscience sensible doit se limiter. Mais qu'un Infini en perfection soit saisi et épuisé par un seul acte d'intellection, infini lui-même, il n'y a nulle impossibilité, et cette conception s'impose lorsqu'on a compris la valeur analogique de nos idées d'intelligence et de conscience appliquées à Dieu. Dans cette intellection parfaite en effet, la notion de conscience est éminemment sauvegardée, en excluant toute imperfection, toute dualité réelle.
Notons toutefois que cette solution suppose la doctrine réaliste qui distingue clairement les êtres dans l'ordre physique (où règnent les distinctions réelles) et dans l'ordre psychologique de la conscience (où règnent les distinctions de raison). L'idéalisme, en proclamant que tout le réel est idéal, enlevait toute signification à ces distinctions sans lesquelles le problème de la connaissance reste insoluble. Pour lui, du moment que toute conscience exige la dualité d'un objet qui s'oppose au sujet, elle entraîne aussi une limitation.
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