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Proposition 19. La pensée humaine en cette vie terrestre subit normalement une double loi de dépendance à l'égard des sens: 1) Dépendance d'origine: il n'y a rien dans la pensée qui ne vienne des sens; 2) Dépendance d'exercice: il n'y a point de pensée sans référence à un donné sensible.
A) Explication.
§548). Cette thèse ne préjuge évidemment en rien le problème de la spiritualité et de l'immortalité de l'âme humaine; et la possibilité pour elle d'une survie où elle «penserait» en pleine indépendance de toute activité sensible désormais impossible pour elle. Ce problème sera résolu dans la deuxième section [§662 et §672]; et nous restons ici sur le terrain de la psychologie expérimentale des hommes vivants sur terre, où la vie intellectuelle apparaît dès l'abord en connexion étroite avec la vie corporelle et sensible. De plus, nous nous bornons aux activités normales, accessibles à l'intelligence humaine par ses seules forces naturelles. Il existe, en effet, une psychologie des mystiques authentiques où l'intelligence, grâce au surcroît surnaturel de vitalité donné par la grâce divine, devient capable de certaines intuitions conscientes qui échappent à la loi de dépendance empirique. Mais cette étude relève plutôt de la science théologique et nous nous en tiendrons à la situation normale de notre nature.
Les anciens exprimaient cette double loi en deux formules célèbres qu'il convient d'abord d'interpréter exactement.
1) Nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu. Cela ne veut pas dire évidemment que la pensée se contente de répéter la sensation: ce serait nier l'originalité que nous lui avons reconnue, et oublier que son objet formel, l'être, est inaccessible à toute fonction sensible, si parfaite soit-elle. Mais l'enrichissement n'est que dans l'objet formel. L'objet matériel, ou ce qui est pensé, est d'abord la même chose que l'objet matériel de l'expérience sensible. C'est le même objet qui est saisi, le même arbre, par exemple, mais d'une autre manière et sous un aspect très différent: par les sens, sous un aspect concret, comme objet coloré (vue) ou d'individu utile (cogitative), etc.; par l'intelligence, sous son aspect d'essence intelligible, en tant que participant à l'être, comme doué de vie, de bonté, etc., et avant tout, d'existence. En ce sens on peut dire que «tout le contenu positif et direct de nos pensées est emprunté à l'expérience sensible», et ainsi, qu'il n'y a rien dans l'intelligence qui ne vienne des sens, sans exclure la possibilité de dépasser le sensible par la méthode de négation et d'excellence propre à l'analogie [°661]. Telle est du moins la première loi à démontrer.
2) Non datur intellectio sine conversione ad phantasmata. Non seulement l'objet de nos pensées, du moins quant à ses éléments, est puisé dans le sensible, mais chaque fois que l'intelligence veut le repenser, elle doit le replacer dans son cadre sensible. Pas d'intellection sans retour vers un «phantasme», c'est-à-dire un donné sensible quelconque. Phantasme désigne en général l'objet de l'imagination (φαντασία), mais ce peut être aussi un objet de perception actuelle ou de conscience, ou de mémoire; et surtout, il n'est pas nécessaire qu'à chaque pensée corresponde une image précise avec sa forme propre; le cadre sensible peut être simplement un mot (image verbale), chargé du souvenir implicite des expériences plus précises qui furent à l'origine de l'objet intelligible repensé. En ce sens très large, on peut garder la formule lapidaire: «Point de pensée sans image».
B) Preuve d'induction.
§549) 1. - Dépendance d'origine. a) FAITS. 1) Nous constatons d'une façon générale que les diverses manifestations de la pensée sont d'abord en étroite connexion avec la vie sensible et s'en dégagent peu à peu comme un épanouissement progressif. Dans les premiers temps de la vie humaine, nulle différence entre le comportement des enfants et celui des animaux; tout s'explique en leur psychologie par la connaissance sensible. Aussi les premières formes de pensée sont-elles tout empiriques, consistant surtout en solutions de problèmes pratiques: atteindre un objet convoité, ouvrir une porte, etc. Cette compénétration de nos deux connaissances persévère d'ailleurs à l'âge adulte, et il existe en notre conscience un large domaine qu'on pourrait appeler «zone mixte» où nos pensées ne sont que la traduction intellectuelle du sensible; par exemple, les multiples démarches pour réaliser une oeuvre d'art, ou la technique des métiers, n'ont pas d'autre objet que celui de la perception sensible; mais cet objet, telle statue à sculpter, telle machine à construire, telle mine à exploiter, etc., saisi par les sens sous un aspect restreint, comme dur ou sonore ou mobile, ou agréable sinon hostile, etc., est maintenant saisi comme essence, ayant telle propriété maniable selon telle loi; mais c'est le même objet, d'abord sensible, ensuite intelligible. Nous avons ici l'intelligence au sens bergsonnien, «connaturelle à la matière», faite, semble-t-il, pour organiser la matière en la connaissant à travers les sens.
2. Mais à côté de cette zone mixte, il convient surtout de considérer le domaine exclusif de la pensée: celui des sciences abstraites, universelles et nécessaires où les vérités absolues affirment clairement leur originalité.
Or, toutes les sciences positives, d'abord, empruntent manifestement leur objet à l'expérience sensible, n'ayant d'autre but que de classer les phénomènes et d'en découvrir les lois. Une seule exception se rencontre en psychologie expérimentale; car il y a parmi les faits indubitables d'introspection, celui de la réflexion de l'intelligence sur elle-même, objet de pensée qui n'a évidemment aucune origine sensible [°662]. Mais la réflexion est un phénomène secondaire qui suppose une pensée préalable. Notre vie intellectuelle ne commence jamais par la réflexion, car avant de savoir que nous pensons, nous devons penser à quelque chose, et c'est cet objet direct de la pensée qui est toujours emprunté au sensible.
On le constate également pour les sciences mathématiques; car les propriétés quantitatives qu'elles étudient constituent l'objet formel commun des sensations [§423].
Restent les sciences métaphysiques dont l'effort est d'atteindre le spirituel pur, tel que Dieu, l'âme, les anges, qui ne tombent plus sous l'expérience sensible; elles sont l'expression la plus achevée des richesses contenues implicitement dans l'objet formel de l'intelligence, l'aspect d'être. C'est lui, en effet, qui permet de former les notions de perfections pures [§83] plusieurs fois signalées, parce qu'il est de soi infini, comme nous l'avons montré [§160]. Mais cette analyse même révèle, en même temps que la valeur suréminente de l'être intelligible, son origine sensible; car toute la perfection positive exprimée par cette idée d'être ou d'existence est d'abord conçue comme réalisée ou réalisable en du sensible. Ce n'est pas l'être en soi, spirituel, que nous contemplons d'abord, mais «quelque chose qui est» [°663], objet déterminé de telle ou telle façon, toujours accessible à l'expérience; car, non seulement le spirituel, mais l'objet sensible, lui aussi (et pour nous, lui d'abord) réalise l'être et l'existence et possède son essence par laquelle il est ce qu'il est, un arbre et non un chien, par exemple. L'«être» que nous connaissons, c'est d'abord un être concrétisé et comme incarné dans une essence sensible, selon la formule de Cajetan: «Ens concretum quidditati sensibili»; et c'est seulement par comparaison ou analogie que nous connaissons au moyen de l'être les objets spirituels, les anges ou Dieu. Toute perfection pure se comporte de même, comme nous l'avons montré pour les transcendentaux: unité, vérité, bonté [§170, sq.], ou pour les perfections plus spéciales, comme la vie [§385], la connaissance [§511], etc. Les êtres qui les réalisent d'abord et où nous en puisons la définition, ce sont des êtres concrets, objets d'expérience sensible.
Certes, il nous est possible par réflexion intellectuelle, de penser à des propriétés exclusivement réservées à des esprits: à l'infini par exemple, qui ne convient qu'à Dieu; ou encore, à l'immutabilité, l'éternité, la spiritualité, etc. Mais ce qui doit exprimer le spirituel comme tel, par opposition au sensible, est toujours pensé sous forme négative. Tout le contenu positif de notre pensée est, même en ce cas, réalisable dans l'expérience et c'est là d'abord que nous le constatons. Nous pouvons bien redoubler la négation, comme dans la notion d'infini où, après avoir conçu la limite comme négation d'être, nous pensons à une négation de limite; et nous pouvons même «voir clairement qu'il y a plus de perfection positive dans l'infini que dans le fini» [°664]. Mais cette perfection positive reste toujours un mode d'être réalisable d'abord (quoique avec limite) dans le sensible. Rien n'est clair en nos sciences les plus métaphysiques, sinon par analogie avec les choses sensibles; ainsi, l'intellection, acte immanent, s'explique par comparaison avec le mouvement sensible; la spiritualité se définit par l'indépendance des opérations à l'égard des conditions matérielles; l'éternité positive de Dieu n'est qu'une durée purifiée des imperfections du temps, accessible à la sensation, etc.
3. L'examen du langage, reflet de la pensée, confirme ces constatations fondamentales. Souvent, en effet, les mots qui désignent les objets spirituels révèlent une origine sensible. On parle de profondeur, de sublimité, l'élévation pour les idées; saisir, concevoir sont des actes d'êtres corporels autant que d'esprits; comprendre dérive de prendre, etc. L'étymologie va dans le même sens. Le mot Dieu a pour racine, en sanscrit div, qui désignait primitivement la clarté de la pleine lune [°665]; âme (anima) comme le grec πνεὖμα, vient du sanscrit an c'est-à-dire souffler. Le verbe être lui-même (esse) se rattache à la racine as, asu, c'est-à-dire aspiration, etc.
b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION. Une identité d'objet matériel ou de contenu positif et direct pour les deux connaissances, sensible et intellectuelle, la seconde succédant à la première comme un perfectionnement, manifeste une dépendance d'origine de la pensée à l'égard de la sensation.
Nous devons constater cette loi dans l'ordre empirique, en respectant l'indépendance constatée des objets formels, et le progrès incomparable accompli par la pensée en atteignant tout sous l'aspect d'être; et nous aurons à compléter plus loin l'explication dans l'ordre des natures [cf. Section 2, §645 et §668, sq.].
§550) 2. - Dépendance d'exercice. a) FAITS. 1. D'une façon générale, on constate durant toute la vie terrestre des hommes, une dépendance continuelle de l'exercice de la pensée à l'égard de certaines conditions physiologiques et psychologiques sensibles. Il suffit, par exemple, en agissant sur le système nerveux, d'endormir un sujet, pour abolir toute activité intellectuelle; les phénomènes imaginatifs du rêve ne suffisent pas encore pour permettre l'exercice de la pensée; car les deux caractères qui signalent cette dernière: la cohérence logique et le libre contrôle [§542], supposent évidemment la conscience, et l'on constate que la conscience intellectuelle requiert comme condition nécessaire, un bon fonctionnement de la conscience sensible. Aussi, la surexcitation de l'imagination, par un toxique comme l'alcool, ou par la maladie dans le délire et la folie, en détruisant l'équilibre indispensable à la conscience sensible, entrave par le fait les opérations de la raison.
2. D'une façon plus précise, chaque fois que nous voulons accomplir un acte de pensée en ramenant devant l'esprit une vérité déjà connue, nous constatons toujours en même temps; une connaissance sensible, comme une sorte de soutien ou de cadre où nous lisons la vérité; et celle-ci prend même souvent la forme d'une image ou d'une perception précise; par exemple, nous ne comprenons bien un théorème géométrique qu'en observant la figure écrite; nous ne saisissons le sens exact d'une définition que par des exemples concrets, etc. Parfois, il suffit d'un schéma très simplifié, par exemple, pour mieux suivre une thèse métaphysique; mais on constate que sa présence soutient efficacement le progrès de la pensée. Parfois enfin, il ne reste qu'une suite de mots ou de lettres comme dans les opérations algébriques ou dans les jugements les plus abstraits de la métaphysique; mais il y a toujours un signe sensible, jouant un rôle déterminé, pour que l'objet soit intelligible; et l'absence de tout «phantasme» convenable ruine la pensée, comme le montre la première série de faits.
b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION. Or la présence d'un antécédent nécessaire dont l'absence entraîne la suppression du conséquent, établit, au sens expérimental, une loi de dépendance causale.
Notre pensée dépend donc, dans son exercice (comme dans son origine) d'un donné ou d'un cadre sensible qui lui soit convenablement adapté.
Mais évidemment cette loi empirique respecte toute l'originalité de la pensée qui s'est affirmée comme un fait par son objet formel spécial. Il appartient à la psychologie rationnelle de préciser en quelle mesure l'antécédent sensible exerce une réelle causalité sur la pensée ou se contente du rôle de condition sine qua non [cf. Section 2, §670], qui peut suffire, avons-nous dit, pour réaliser la cause au sens expérimental d'antécédent nécessaire [§114 et §224].
C) Corollaires.
§551) 1. - Pensée sans image. Certains psychologues, A. Binet en France, Messer et Bühler en Allemagne ont fait appel à l'expérimentation par la méthode de l'introspection provoquée pour résoudre le problème: «La pensée peut-elle s'exercer sans être accompagnée d'aucune sorte d'image; ou du moins, sans images suffisantes pour l'illustrer complètement?». Mais il faut noter que cette méthode suppose la présence nécessaire d'images verbales, puisqu'on pose des questions, et que le test consiste, après avoir entendu une phrase, ou compris des membres de phrases, à dire ce qui se passe dans la conscience. Aussi, les résultats qui semblent opposés à notre thèse en constatant «une pensée sans image», prouvent-ils en réalité une vérité toute différente: à savoir, la distinction radicale de la pensée et de l'image, même verbale et l'impossibilité de ramener la fonction d'intelligence à la fonction d'imagination. Souvent les sujets comprennent l'idée et le jugement sans aucune trace d'autre image que les mots. Bühler conclut que «la logique de la pensée est entièrement distincte de l'imagerie» [°666]. Mais précisément notre loi de dépendance empirique présuppose cette distinction et maintient, comme nous l'avons noté, la pleine originalité de la pensée.
§552) 2. - Objet formel propre de l'intelligence humaine. En science positive, l'expérience ne nous révèle qu'une seule intelligence: la nôtre; c'est pourquoi nous la définissons d'abord par un seul objet formel: l'aspect d'être ou d'essence. Mais si l'on suppose qu'il y a d'autres intelligences, celles de Dieu et des anges, on retrouvera la distinction entre objet propre et objet commun, déjà utilisée pour les sens [§423]. L'aspect d'être devient l'objet formel commun ou adéquat de toute intelligence, par opposition aux sens; et il est proportionné à l'intuition infinie et créatrice de Dieu, et à la pensée innée des anges, comme à notre humble raison humaine. Mais chacune de ces intelligences saisit l'être pour ainsi dire médiatement [°667] dans un objet propre qui est cet «aspect spécial auquel se réfère immédiatement chaque fonction, de façon à en recevoir sa spécification et à se distinguer ainsi de toute autre».
Cet aspect spécial qui distingue notre intelligence de celle des anges et de Dieu [°668] c'est l'être concrétisé dans l'objet sensible, ou l'essence abstraite du sensible: car ce à quoi nous pensons d'abord, immédiatement et directement, c'est à un objet qui, saisi par les sens sous un aspect concret, est en même temps saisi par notre esprit sous l'aspect d'être ou d'essence intelligible; et c'est ensuite, indirectement, par analogie avec cette «essence abstraite du sensible» que nous nous faisons une idée claire de tout le reste [°669]. Ainsi cette thèse de l'objet formel propre de notre raison exprime sous d'autres mots la loi de dépendance empirique que nous venons de démontrer.
Il est normal d'ailleurs qu'une intelligence fonctionnant dans un corps emprunte d'abord son objet au domaine des sens; en sorte que les deux formes de connaissance (expérimentale et rationnelle) se prêtent un mutuel appui en traduisant par leur harmonie l'unité de leur principe. Cette doctrine de l'unité de l'âme spirituelle humaine, démontrée plus bas [cf. Section 2, §645, sq.], peut être ici une hypothèse au sens des sciences positives, capable d'unifier et d'expliquer les lois de notre activité intellectuelle.
§553) 3. - Empirisme et Innéisme. La loi de dépendance empirique exprime la part de vérité de l'empirisme qui, depuis «l'Essai sur l'Entendement humain» de Locke [PHDP, §373], s'est développé largement en Angleterre dès le XVIIIe siècle, et aussi en France et en Allemagne, au XIXe siècle. La thèse fondamentale du système est, en effet, que toutes nos pensées ont leur origine dans l'expérience sensible. Nous n'avons donc pas d'idées innées; au début, notre intelligence est une «fonction vide», comme une tablette unie sur laquelle rien n'est écrit: «Velut tabula rasa in qua nihil est scriptum» (Aristote). Au point de vue de la science positive, c'est là un corollaire évident de la loi de dépendance empirique de la pensée. Nous n'apportons en naissant, dans l'ordre des connaissances, qu'une pure capacité réceptive, soit des sens externes, largement ouverts comme des fenêtres sur le monde physique, soit des sens de la vie intérieure qui en recueillent les données pour les retenir et les organiser (et qui les coordonnent avec le monde des phénomènes psychologiques qui sont, eux aussi, à leur manière, des réalités qui s'imposent et que notre conscience constate sans rien créer); enfin, nous apportons une intelligence capable à son tour de penser ce même monde objectif externe et interne, en le saisissant tel qu'il est, sans rien y créer de nouveau (sauf évidemment sa part de réalité psychologique dont elle enrichit, par ses opérations, le monde de la conscience et qu'elle connaît aussi par réflexion); mais surtout, capable de les penser en épuisant toute la richesse d'être de ces objets externes et internes, en y voyant, et tout l'être qu'ils ont en eux mêmes, limité et changeant, et tout l'être qu'ils ont par participation, en dépendance d'un autre sans lequel ils ne seraient pas ce qu'ils sont. Ainsi, notre esprit est de soi «pure capacité», tabula rasa, mais capacité vitale où l'objet reçu se manifeste de façon toute nouvelle, en découvrant pour ainsi dire, le mystère de son essence inaccessible aux fonctions sensibles. Cette vitalité est innée, certes, elle est l'instinct intellectuel [§544 et §604] qui caractérise l'espèce humaine. Mais cet innéisme ne concerne d'aucune manière le contenu lui-même d'aucune de nos pensées [°670].
Proposition 20. 1) La loi normale d'évolution vitale de notre pensée humaine est de progresser sans limite et sans décadence, - 2) le mouvement débute par l'affirmation des vérités les plus générales dont la pauvreté est équilibrée par les précisions sensibles; 3) il progresse par les sciences particulières pour s'achever en synthèses à la fois très vastes et très riches.
A) Explication.
§554). Nous avons donné plus haut [§157] la déduction logique de nos premières idées à partir de l'idée d'être, en passant par les transcendantaux pour atteindre les premières divisions de l'être: puissance et acte, substance et accident, etc.; et les prédicaments, substance corporelle, quantité, qualité, etc. Il est vraisemblable que cette marche en avant, oeuvre de la réflexion métaphysique, est le reflet d'une loi psychologique. Nous établissons ici cette loi, non plus comme régissant l'intelligence adulte du métaphysicien, mais comme guidant l'évolution historique de la pensée humaine, à partir de l'enfance jusqu'à l'âge mûr.
Deux problèmes principaux se présentent: d'abord, par quelle opération commence notre esprit en s'éveillant: est-ce par l'analyse, la réflexion, l'idée contemplée en elle-même ou plutôt le jugement, l'affirmation d'une vérité? Ensuite, son progrès consiste-t-il à passer du général au particulier ou du particulier au général? La 2e et la 3e partie de la proposition résolvent ces problèmes avec les nuances voulues. Mais il convient d'abord d'indiquer un caractère général de l'évolution intellectuelle qui l'oppose à celle de la vie corporelle: sa continuité.
B) Preuve d'induction.
§555) 1. - Continuité du progrès intellectuel. L'évolution vitale au premier degré végétatif, après les riches synthèses de l'âge mûr, conduit inévitablement à la vieillesse, c'est-à-dire à une décadence par désintégration, à une moindre domination sur le milieu, et finalement à la mort. La vie psychologique sensible, étant organique, suit cette même loi de vieillissement; en particulier, la perception devient moins nette, la mémoire, moins fidèle, moins habile à fixer les souvenirs; l'imagination, moins vive, etc. Mais la pensée échappe à cette décadence, si l'on prend évidemment la pensée comme telle, en ce qui la distingue des manifestations sensibles dont elle dépend dans son exercice. Car l'intelligence, à mesure que son instrument sensible vieillit, réussit moins bien à s'extérioriser.
Aussi est-ce par la conscience surtout que nous constatons ce caractère. Nous nous rendons compte d'abord que notre savoir progresse, que nos premières certitudes, peu à peu, s'organisent en sciences. L'introspection constate d'ailleurs des résultats très variés. Chez certains, les préoccupations de métier et de travail manuel occasionnent un arrêt dans le développement intellectuel du côté spéculatif; chez d'autres, adonnés aux études, puis aux professions libérales, le progrès continue, mais en se spécialisant. Tous cependant, nous pouvons constater deux choses claires:
a) D'abord, nous voyons ouvert devant nous un champ pratiquement illimité de progrès en toutes les directions; celle, par exemple, des vérités physiques ou historiques ou mathématiques ou théologiques et religieuses, etc.; et sans nier d'autres aptitudes ou d'autres goûts peut-être prédominants, nous avons conscience d'être vraiment aptes à nous assimiler ces vérités en faisant les efforts voulus.
b) Surtout, lorsque nous possédons une vérité, non plus seulement par croyance spontanée, due, par exemple, à l'éducation ou au milieu social, mais par réflexion personnelle et critique, nous avons pleinement conscience d'un acquis définitif qui grandit peu à peu en s'organisant en système de principes et de vérités, en science, parfois aussi en doctrine fondée sur l'autorité comme dans la Foi catholique; et ces richesses intellectuelles se manifestent clairement comme immuables. Nous pouvons, en vieillissant, éprouver plus de difficulté à les exposer, à en parler, même à y reporter notre esprit; mais dès que les circonstances sensibles permettent à la pensée de s'exercer, elle se manifeste toujours aussi vive, aussi sûre d'elle-même à l'égard de la vérité considérée. Et nous savons, sans doute possible, qu'il en est de même pour toutes les autres vérités.
En ce sens, la loi d'évolution de notre pensée est, en général, celle d'un progrès sans limite et sans décadence.
§556) 2. - La première opération intellectuelle [b42]. La Logique, en s'en tenant aux manifestations explicites et achevées de la pensée, pour les ordonner selon leur nature, doit placer l'idée et la simple appréhension avant le jugement qui est une synthèse de deux idées préalablement connues et comparées. Mais, au point de vue psychologique, c'est vers la vérité que se porte d'abord l'élan de notre intelligence. Nous le constatons en notre psychologie d'adulte: devant un objet nouveau, nous affirmons spontanément ce qu'il nous apparaît; il est ceci ou cela. Ce n'est que secondairement, par analyse du jugement, que nous retrouvons les deux concepts, sujet et prédicat, et que nous en considérons à part la nature par simple appréhension, sans en rien affirmer ou nier.
On constate aussi directement cet ordre en observant le comportement des enfants pour saisir le premier éveil de leur pensée. Très tôt, les petits enfants manifestent par des gestes, puis par des phrases réduites d'abord à un mot, leurs désirs qui sont déjà des appréciations ou jugements: ils montrent l'objet convoité, ils nomment celui qui doit les aider, ou la qualité qui les attire ou les gêne. Par exemple, «vers l'âge de 2 ans, une enfant a jeté par terre des cartes postales illustrées. Son père demande: Et maintenant, qu'est-ce qu'il faut que je fasse? Elle montre les cartes et répond "Papa"» [°671]. «Mon fils, dit Preyer, que j'observais chaque jour, employa pour la première fois à 23 mois un adjectif pour exprimer un jugement, le premier qu'il exprimât en sa langue maternelle. Il dit "Heiss!" (chaud) pour "Die Milch is zu heiss" (ce lait est trop chaud)» [°672].
À ce premier stade, il est sans doute difficile de dire si de tels jugements concrets portant sur un objet utile ou nuisible, sont déjà de la pensée ou restent une manifestation de la fonction sensible d'appréciation (cogitative) qui joue un grand rôle dans la perception [§483]. Mais l'enfant jouissant de l'intelligence, cette force innée de vision des choses sous l'aspect d'être, il s'en servira spontanément, des que l'objet à connaître s'y prêtera; et ce sera évidemment à travers ces jugements de cogitative qui lui sont familiers [°673], prononçant ainsi une affirmation, un jugement intellectuel. C'est de la même façon d'ailleurs qu'il apprend à «comprendre» ce qu'on lui dit; on lui parle d'ordinaire par des phrases qui expriment des jugements (outre beaucoup d'appels et exclamations affectives ou impératives qui ne demandent que des réactions sensibles); et il comprend ces jugements, d'abord par cogitative [°674], puis spontanément par l'intelligence, en les repensant et en y répondant par des jugements qu'il forme lui-même.
Cette étroite connexion de la vie sensible et intellectuelle, application de la loi de dépendance empirique, ne permet pas d'indiquer le moment précis où s'éveille la pensée: il faudrait pour cela une introspection dont l'enfant est incapable. Mais elle nous fait constater le double caractère de ces premiers jugements: d'un côté, ils restent plongés dans le sensible et portent sur des objets, des situations, des actes très concrets: ce sont des jugements singuliers. D'un autre côté, ils restent très pauvres de pensée et ne saisissent dans le sujet individuel que les aspects intelligibles les plus généraux: un «quelque chose» qui est bon ou beau, convenable ou désirable, qui se distingue des autres par tels signes, etc. Ainsi la richesse du sensible y équilibre la pauvreté et la pensée.
§557) 3. - Le sens du progrès intellectuel. Puisque les premiers pas de la pensée en se dégageant du sensible sont une synthèse d'un sujet très particulier avec un aspect intelligible très général, on peut caractériser le sens de notre évolution intellectuelle de deux façons opposées, selon le point de vue choisi:
a) Si l'on considère la vie de l'esprit encore très universelle et implicite en ses débuts, le progrès s'accomplit en passant du général au particulier. On commence par les affirmations de bons sens, les plus universelles en tous sens, et parce que tous les hommes en tout temps les comprennent et les adoptent, et parce que les vérités exprimées portent sur tous les êtres à la fois, comme: «Deux choses identiques à une même troisième sont identiques entre elles». Puis, de ces généralités banales, on passe à des objets plus précis; et cette spécialisation est indispensable pour atteindre le stade supérieur des sciences: chimie, physique, biologie, mathématique, etc.
b) Mais si l'on considère l'origine sensible de la pensée, on voit que son effort continuel, et donc son progrès, consiste à passer du particulier au général. En chaque science, cet effort se répète par la première étape inductive qui est ce passage même, dont le but est d'établir des définitions et classifications précises, en interprétant les faits à la lumière des premiers principes.
Par là, les deux mouvements inverses se combinent harmonieusement pour conquérir progressivement la vérité totale. L'intelligence, après s'être élevée d'un bond aux vérités les plus universelles, redescend, sous la pression de l'expérience, aux données plus restreintes de chaque science. Mais, après avoir exploré tous les aspects intelligibles de chaque objet particulier, elle retrouve sa tendance au général et elle cherche à synthétiser toutes les vérités partielles en une vue d'ensemble par un principe ou une théorie unificatrice [cf. rôle des théories, §124]. Et si elle acquiert plusieurs sciences particulières, son effort spontané est de les intégrer finalement en un système unique où tout s'explique par un même principe. Cette loi de progrès s'affirme, en particulier, dans l'oeuvre des grands penseurs qui jalonnent l'histoire des sciences et de la philosophie. Bref, l'évolution intellectuelle est, en ce sens complexe, le «passage du moins parfait au plus parfait, de l'indéfini au défini» [°675].
C) Corollaires.
§558) Les deux synthèses. Nous retrouvons ici dans la vie intellectuelle les deux formes de synthèses déjà signalées dans la vie sensible, qu'on peut appeler passive et active: a) La synthèse passive, qui s'opère spontanément par un acte de connaissance inférieur et indistinct, dont l'objet est un tout riche en virtualité, mais imparfaitement saisi, se place tout au début, soit de la vie sensible, soit de l'intelligence. b) La synthèse active au contraire, qui est une connaissance réfléchie, reconstruisant des ensembles de plus en plus complexes avec des éléments d'abord bien analysés, puis fortement unifiés, se trouve au terme du développement; elle caractérise les activités les plus hautes de la vie intérieure sensible et dans l'intelligence, elle est au sommet de chaque science; et finalement elle exprime le dernier degré de la vie de l'esprit.
On voit aussi en quel sens le premier pas de l'évolution intellectuelle peut être un jugement [°676]. Cet acte éminement «synthétique» convient naturellement pour traduire une «synthèse»; mais en ce début de la synthèse passive, il se présentera sous une forme spontanée et très imparfaite, qui n'exigera pas la connaissance préalable distincte des deux termes, si bien qu'il se traduit d'abord par un seul mot. Oeuvre de l'instinct et non de la réflexion, il pose une affirmation globale encore incontrôlée [°677]; il n'est pas précédé par l'analyse ni par la simple appréhension du sujet et du prédicat dûment comparés l'un à l'autre. Ces opérations viendront ensuite comme activité de contrôle, et aboutiront à de nouveaux jugements de forme parfaite, tels que les étudie la Logique: jugements dépositaires du savoir définitif et facteurs du progrès sans décadence.
b50) Bibliographie spéciale (sur l'idée)
§559). En reprenant en détail l'étude de la psychologie intellectuelle de l'adulte, il convient de commencer par le phénomène le plus simple qui sert normalement de base aux autres «pensées»: comparaisons, jugements, organisation synthétique et science. C'est l'idée, fruit de la simple appréhension. Nous devons résoudre les deux problèmes habituels: celui de la classification et celui des lois. La solution du premier nous permettra de mettre en relief les caractères de l'idée sous ses diverses formes, par opposition à ceux de l'image sensible. La principale loi des idées est celle de leur origine sensible qui a déjà été établie [§548]. Elle devient ici la loi de formation des idées par abstraction et généralisation; dont nous devons analyser plus à fond le mécanisme. Enfin, bien que l'image concrète et l'idée abstraite soient en un sens opposées, elles se montrent, d'autre part, solidaires et complémentaires, ce qui permet à l'intelligence de se retourner vers l'individu matériel pour s'en former une idée.
Ainsi cet article comprendra trois paragraphes:
1. - Étude descriptive et classification des idées.
2. - L'abstraction et la généralisation.
3. - Retour vers l'individu matériel et loi de complémentarité.
Proposition 21. 1) L'idée, comme représentation exprimant la raison d'être de l'objet connu, est une réalité psychologique irréductible au mot et à l'image schématique. 2) Expérimentalement, on distingue surtout les idées empiriques et les idées logiques; ces dernières seules fournissent une base aux classifications plus précises, soit au point de vue subjectif des divers degrés de clarté de la connaissance, soit au point de vue objectif des divers groupes de choses connues.
A) Explication.
§560). Établissons d'abord quelques définitions expérimentales découlant de ce qui précède et délimitant le problème plus spécial que nous abordons.
a) L'intelligence est la fonction de connaissance par laquelle nous saisissons les objets sous l'aspect d'être.
b) La pensée est en général, toute activité de l'intelligence [°678]; c'est un autre mot pour dire une intellection. Comme la fonction en science positive n'est qu'un groupe de faits, on prend aussi la «pensée» pour la fonction intellectuelle par opposition à la vie sensible. Pour plus de clarté, nous désignerons toujours par «intelligence» la fonction des pensées, groupement empirique ou principe d'où elles dérivent; et par «pensée» toute activité intellectuelle.
Nous appellerons «mental», tout ce qui a rapport à la pensée. Le mental est le domaine de l'esprit.
c) L'idée, la notion, le concept, la conception sont des termes le plus souvent synonymes pour désigner l'activité de pensée la plus simple, soit subjectivement, comme phénomène d'intelligence, soit objectivement, comme chose connue. Pour distinguer ces deux aspects, nous adopterons principalement deux termes: conception et idée.
1. La conception est l'acte par lequel l'intelligence pense simplement à une nature sans en rien affirmer ou nier; par exemple, penser à la blancheur puis à la vibration; sans dire que la blancheur est ou n'est pas une vibration. C'est l'acte appelé en Logique, simple appréhension ou simple saisie de l'essence [§25].
2. L'idée est la simple représentation dans l'intelligence d'une nature connue; par exemple, l'idée d'homme, de blancheur, de locomotive, etc. Appartenant à l'intelligence, elle participe, comme nous l'avons dit [§546, (1)], à son objet formel qui est l'être: elle est une représentation exprimant la raison d'être de l'objet.
3. Le concept ajoute à l'idée une nuance: il est l'expression intelligible d'une nature abstraite. Ce caractère d'abstraction n'est pas aussi explicité par le mot idée; et comme il est analysé au paragraphe suivant, nous parlerons plutôt ici d'idées que de concepts.
L'idée (comme le concept), outre ce sens objectif d'une nature connue par l'esprit, peut encore avoir un sens subjectif. L'idée est alors un phénomène vital, une image psychologique produite par l'esprit, par laquelle et dans laquelle on connaît la nature pensée. Ces deux aspects inséparables d'une même réalité qui est l'idée, sont dans l'ordre expérimental [°679] si intimement unis qu'on les distingue rarement et qu'on passe aisément et souvent de l'un à l'autre. Cependant il est indispensable de n'en pas perdre de vue la différence, si l'on veut poser correctement le problème psychologique. Car la vie mentale est si riche qu'elle fonde plusieurs disciplines: la logique considère l'idée au point de vue objectif; la critériologie également pour en apprécier la valeur comme élément de vérité; la psychologie y voit avant tout un phénomène subjectif ou fait de conscience, mais en y constatant ce caractère propre d'être représentatif, c'est-à-dire objectif; et de telle sorte que la chose représentée, même extérieure au sujet pensant (par exemple, un homme, un arbre), est d'abord directement connue, avant que nous nous rendions compte du phénomène subjectif lui-même par lequel nous le connaissons. L'idée comme image psychologique est pur signe formel [§30] de l'objet connu. Ce caractère essentiel de toute pensée se manifeste surtout dans l'acte achevé du jugement ou croyance où il fonde la vérité: c'est là que nous l'étudierons psychologiquement [§589, sq.].
§561). L'image [§446] aussi, comme d'ailleurs la perception ou l'intuition sensible, est une représentation, signe purement formel de l'objet connu; elle est en cela toute semblable à l'idée. L'aspect le plus frappant qui semble opposer cette dernière à l'image est sa généralité; à ce point de vue on l'a rapprochée des images schématiques.
On appelle image schématique, la reproduction psychologique d'un objet individuel externe quant à ses traits principaux, facilement adaptables à plusieurs individus semblables et qui en suggère la reconnaissance sans en donner tous les détails; par exemple, l'image d'un arbre formée d'un tronc fixe et de quelques branches; ou l'image d'un homme formée d'un trait gras vertical, terminé à la base par deux traits divergents figurant les jambes, au sommet par une boule, et complété par deux autres traits figurant les bras.
L'existence de telles images est un fait; mais on discute sur leur origine et leur rôle. Les associationistes pensent qu'elles se forment par appauvrissement d'images plus individuelles et plus riches en détails, par usure due à l'usage, ou par simplification due à la superposition d'images semblables. Certains la comparent aux photographies composites obtenues par Galton [°680] en superposant diverses vues d'une même personne. Au contraire, les tenants de la Gestaltpsychologie prouvent que la perception schématisée est primitive et s'enrichit ensuite par association. Nous avons montré [§478, 2e et 3e phase], en effet, le rôle dans la perception de cadres généraux et d'une image constitutive qui est précisément l'image schématique. Nous la retrouverons donc plus bas pour en préciser le sens [cf. Para. 3, §575]. En cette proposition, nous la prendrons simplement comme un fait, constituant une image proprement dite, aussi bien que le mot ou le nom qui l'accompagne; et nous devons montrer que l'idée leur est irréductible comme autre fait de conscience. II s'agit donc d'analyser plus à fond les deux phases de la perception où interviennent les images schématiques, pour y distinguer les éléments sensibles et intellectuels.
B) Preuve d'induction.
§562) 1. - Distinction de l'idée et de l'image. a) D'une façon générale nous pouvons invoquer ici les faits d'expérimentation déjà notés [§551], établissant qu'il existe une pensée sans image; car parmi ces pensées, on rencontre souvent de simples idées. Cela est plus clair encore dans les recherches de Th. Ribot sur les idées générales. Ce psychologue, usant de la même méthode d'introspection provoquée, s'est efforcé de résoudre cette question: «Lorsqu'on pense, entend ou lit un terme général, qu'y a-t-il en sus du signe dans la conscience, immédiatement et sans réflexion» [°681]? Il a interrogé 103 personnes de cultures très diverses en leur proposant les mots: chien, animal, couleur, forme, justice, bonté, vertu, loi, nombre, force, temps, rapport, cause, infini. Ces termes suscitèrent souvent, soit une image concrète (une balance pour «justice»), soit la vision du mot imprimé; mais souvent aussi, surtout pour les termes les plus abstraits, le sujet déclarait: «Je ne me représente rien». Pour le mot cause, par exemple, cette réponse forme 53% du total des réponses recueillies. Mais ce rien, selon Ribot, ne signifie pas un néant de pensée, car ces personnes comprenaient vraiment le mot et savaient s'en servir intelligemment. Ainsi est mis en évidence la présence d'un fait de conscience, distinct de l'image et du mot, et qui est précisément l'idée signifiée par le mot et comprise par l'esprit [°682].
b) S'il s'agit du mot en particulier, l'idée s'en distingue évidemment comme la chose signifiée de son signe. C'est pourquoi une même idée bien définie, celle de carré par exemple, peut s'exprimer en différentes langues: vierkant, quadratus, etc., par des mots multiples et distincts, en restant unique et inchangée. Il existe d'ailleurs des formes de pensée qui précèdent le langage, soit dans les premières manifestations encore implicites de l'intelligence chez les enfants, soit en certaines intuitions intellectuelles concrètes ou de création artistique; mais ces pensées sont plutôt des jugements que des idées prises à part. Ces faits démontrent au moins la distinction claire entre le signe verbal et l'opération intellectuelle.
c) Quant aux images autres que les mots, beaucoup se distinguent si nettement de l'idée qu'elles s'y opposent et l'entravent en sorte que l'esprit doit les combattre pour mieux saisir l'idée: c'est le cas de toutes nos idées bien élaborées, chaque fois que nous voulons les comprendre en nous rendant compte de leur définition. Si, par exemple, l'infini suscite l'image d'un vaste trou noir, le sens de perfection absolue qu'il exprime est contrecarré par cette image. Ces faits très clairs établissent déjà l'existence d'un groupe d'idées comme phénomènes psychologiques irréductibles à toute image.
d) Et même dans le «cas frontière» de l'image schématique et de l'idée correspondante, l'introspection maintient la distinction, parce que l'idée apparaît comme une représentation explicative donnant la raison d'être ; alors que l'image apparaît comme une représentation descriptive où s'associent par l'extérieur quelques éléments concrets; aussi, d'un individu à l'autre, pour une même idée également bien comprise, l'image pourra varier beaucoup. Prenons, par exemple, l'idée ou l'image d'une locomotive [§546, (1)]: un «type» visuel formera cette image très différemment d'un «type» auditif ou moteur; mais tous trois auront la même notion d'une «machine utilisant la force expansive de la vapeur d'eau». De même, les figures géométriques, triangle, cercle; angle, etc., ont même sens et même définition pour un clairvoyant ou un aveugle; mais les images visuelles du premier sont toutes différentes des images tactiles du second.
Concluons que tel est le critère expérimental pour distinguer l'idée de l'image, quelle qu'elle soit, parfaite ou schématique, verbale ou autre: L'image est descriptive, représentant l'objet par le dehors, selon des aspects accessibles à la sensation externe. L'idée est explicative, représentant le même objet par le dedans, exprimant ce qui lui convient en propre et nécessairement selon son essence (celle-ci étant signifiée de façon plus ou moins parfaite selon la classification des idées).
L'existence de ces «représentations explicatives» irréductibles au sensible, est un fait d'expérience qui s'impose à l'introspection. Cette idée peut encore être appelée une image, en ce sens qu'il y a parfaite similitude (et même identité) entre l'objet réel et la «représentation explicative» qui est en notre conscience; par exemple, entre la locomotive tirant le train et l'objet pensé comme machine appliquant la force expansive de la vapeur d'eau. Mais cette «représentation explicative» n'est plus représentable par aucune sensation: elle lui échappe et la dépasse évidemment [°683]. Nous constatons ici un phénomène de connaissance nouveau, aussi réel que l'image ou la perception sensible, mais d'un autre ordre, qu'on pourrait appeler «l'image donnant la raison d'être»; car c'est par là d'abord que l'idée s'oppose à l'image proprement dite ou sensible. C'est sa propriété fondamentale, et les autres caractères d'abstraction et de généralité, plus visibles peut-être, n'en sont que des corollaires.
§563) 2. - Classification des idées. 1) Expérimentalement, toute idée apparaît comme un instrument dont nous nous servons pour conquérir le savoir. Le but de l'esprit est la possession de la vérité; l'idée n'est qu'un intermédiaire. Le plus souvent, elle n'est obtenue à l'état pur que par analyse de croyances ou jugements dont on l'isole en vue de construire par son moyen d'autres jugements plus clairs et plus scientifiques. Aussi nos idées évoluent-elles comme notre savoir, du moins parfait au plus parfait, de l'indéfini au défini [§557]; et à ce point de vue, on distingue d'abord deux groupes: les idées empiriques et les idées logiques.
a) L'idée empirique est celle qui explique l'objet d'un point de vue personnel et pratique, disant ce qu'il est pour nous plutôt que ce qu'il est en soi; par exemple, le catholicisme pour un impie; le mouton pour le berger ou pour le boucher, etc [°684].
b) L'idée logique est celle qui explique l'objet dans ce qui lui convient en propre, par ses notes essentielles ou ses propriétés nécessaires; par exemple, l'homme défini comme «animal raisonnable».
L'idée empirique est ainsi appelée parce qu'elle est encore solidaire de l'expérience. Elle est une explication intellectuelle mélangée de précisions sensibles, surtout de perception et de cogitative avec les réactions affectives qui en découlent; et l'on peut dire que tout ce qu'elle contient d'idée est déjà d'ordre logique, parce qu'il exprime un aspect essentiel de l'objet; par exemple, dans l'idée de «catholicisme» chez un impie, il y a d'abord la notion d'un certain «comportement humain», ce qui lui appartient en effet en propre et la distingue de beaucoup d'autres idées. C'est pourquoi toute classification précise considère l'idée logique, en son double caractère, subjectif et objectif; et la division en «empirique» et «logique» n'est au fond qu'une première approximation de la division plus détaillée des idées au point de vue subjectif.
2) Les divisions de l'idée logique considérée subjectivement rejoignent celles du concept donnée par la Logique au point de vue de la perfection de l'idée [§28, (c)], que l'on peut résumer dans le tableau suivant:
Fig. 18
Cette division a d'abord un sens pour les adultes; et c'est ainsi principalement que l'entend la Logique. Par exemple, l'idée de l'Inconnaissable dans H. Spencer [PHDP, §481] est une idée indéterminée, toute négative, marquant l'échec du philosophe à saisir positivement cet objet. Dans les recherches positives à partir d'une idée déterminée, on rencontre souvent les quatre étapes conduisant à la définition parfaite ou essentielle; par exemple, si nous voulons saisir l'essence spirituelle de l'âme humaine, nous commençons par un sentiment vague de conscience affirmant son existence: c'est l'idée positive-obscure (1re étape) qui exprime une nature sans pouvoir la distinguer (efficacement) d'une autre: notre âme se confond avec toute vie, même corporelle. Pour passer à la 2e étape de l'idée claire-confuse, nous concevons cette âme comme attachée au corps humain, qui se distingue aisément des autres par expérience: idée claire (ou propre) car elle désigne une nature de façon à la distinguer des autres; mais confuse encore: elle sépare cet objet par un signe purement extérieur. Il n'est pas rare que la recherche, spécialement en science expérimentale, passe par cette période où, dans l'objet total encore indistinct [§558; la synthèse passive], on saisit confusément la présence de ce que l'on cherche à définir; de là, des formules approchées qui ressemblent à une description, mais qui ne sont encore qu'un appel à un signe extérieur, en sorte que le progrès des recherches imposera des corrections. - La 3e étape de l'idée distincte-descriptive suppose au contraire que l'on distingue l'objet par une propriété intrinsèque, mais qui reste encore un accident. Si une propriété ou un groupe de propriétés accidentelles est ainsi judicieusement choisi, on peut former une vraie définition descriptive de la nature étudiée: l'âme humaine sera le principe du langage, de la création artistique, de la réflexion et de la vie morale; ou le principe pensant. Enfin, pour obtenir l'idée essentielle qui distingue la nature par ses notes constitutives (4e étape), on définira l'âme humaine à la lumière du principe de raison d'être, comme «forme substantielle subsistante» [§676]; et cette idée, déjà clairement définie par saint Thomas, se présente comme pleinement objective: acquis définitif et invariable.
Expérimentalement, on peut aussi retrouver ces étapes dans l'évolution historique de l'enfant passant à l'âge mûr, en notant toutefois qu'on ne rencontre pas au début d'idées indéterminées: celles-ci marquent des échecs, et la nature commence par des réussites. Les trois premières étapes, de l'idée positive, d'abord obscure, puis claire-confuse, enfin distincte-descriptive, sont une subdivision, pour les enfants, de l'idée empirique. De plus, beaucoup de ces premières idées se distinguent difficilement de simples perceptions sensibles: Lorsque l'enfant se fait du chat l'idée de «quelque chose qui remue»; ou même, «quelque chose qui griffe», on peut y voir un premier germe de pensée; mais ce n'est peut-être encore qu'une appréciation d'estimative. C'est à la troisième étape des idées descriptives que se manifeste mieux l'aspect intellectuel de la connaissance; aussi rencontre-t-on les deux formes de description, empirique et logique; la première faisant appel à des propriétés pratiques en rapport avec le sujet définissant; la seconde s'efforçant de prendre l'objet en lui-même. À partir de ces descriptions logiques, l'âge adulte est requis pour progresser vers les idées essentielles.
3) Au point de vue objectif, c'est-à-dire en considérant les natures connues par les idées et leurs définitions scientifiques, quand la connaissance est conduite à sa perfection, la classification des idées devient le but même ou le résultat de l'effort scientifique. Tout traité bien fait en donne des exemples et se réserve de les construire. La psychologie expérimentale se contente de constater que ces divisions fermes et nettes et valables pour tous, ne concernent pas les idées empiriques, trop variables pour s'y soumettre, mais seulement les idées logiques.
C) Corollaire.
§564) Les premières idées. L'opposition entre l'idée, représentation explicative et l'image, simplement descriptive, est universelle. Elle s'applique non seulement aux cas plus complexes, comme celui de la locomotive où elle frappe davantage; mais encore aux idées les plus simples, celles de couleur, de son, de substance, d'être, etc. Très probablement même, les premières idées empiriques de l'enfant sont de cette dernière sorte: pensées très simples, encore enveloppées de sensation. Mais pour y déceler sûrement la présence d'idées authentiques, il n'y a qu'une méthode adéquate: l'introspection impraticable pour l'enfant; aussi l'opinion que les enfants commencent par saisir un «quelque chose» ou une «substance», ou quelque autre idée, ne peut être qu'une conjecture ou une déduction à partir de l'adulte.
Si nous nous interrogeons, nous constatons que ces idées simples ne présentent encore qu'une explication très vague et rudimentaire, en sorte que, prises comme idées empiriques, elles font corps avec la perception sensible et s'en distinguent très difficilement; aussi fait-on d'ordinaire appel pour les identifier, aux caractères dérivés d'abstraction et de généralité que nous allons étudier. D'ailleurs, quand l'abstraction les a dégagées du sensible, elles déploient leur virtualité intellectuelle et manifestent une grande richesse d'explication, si bien qu'on les retrouve, comme principe suprême, à la base des grands systèmes philosophiques: Tout s'explique par le bien en Platon; par l'un en Plotin, par la substance en Spinoza, et sous différents aspects, par l'être en saint Thomas, Duns Scot et Hegel, etc.
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