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Proposition 59. Il convient de classer les multiples habitudes humaines d'abord en grands genres, soit d'après leurs rapports au but de la vie, soit d'après les fonctions qu'elles affectent; mais leur distinction spécifique est donnée par leurs objets formels.
A) Explication et preuve.
§820). En psychologie expérimentale, les habitudes ne peuvent être considérées que comme un cas spécial des fonctions, ou groupes de faits réunis par des caractères communs. Aussi convient-il de leur appliquer le principe général de classification par les objets formels, que nous avons adopté jusqu'ici. L'habitude étant définie comme un perfectionnement d'activité, son objet formel sera cet aspect spécial de perfection auquel il ordonne l'opération.
Or, d'après le but que nous lui avons reconnu de conduire l'homme à sa fin dernière, nous voyons dès l'abord se dessiner deux groupes opposés. En effet, il s'agit non de la fin dernière commune à laquelle tous se portent nécessairement sans avoir besoin d'en acquérir l'habitude, mais d'une fin dernière concrète exigeant des moyens adaptés. Cette fin peut être conforme ou non au vrai but de la vie, selon les exigences de notre nature; les habitudes qui conduisent au vrai but de la vie [°1320] sont bonnes et s'appellent les vertus; celles qui conduisent à un autre but sont mauvaises: ce sont les vices. Cette première classification est si fondamentale qu'on la met d'ordinaire dans la définition même de l'habitude humaine, pour la distinguer des fonctions ou facultés; tandis que celles-ci sont encore indifférentes: par exemple notre intelligence peut se tromper ou raisonner correctement, l'habitude au contraire est déterminée d'un seul côté, ou pour le bien, ou pour le mal: par la science on ne peut que bien raisonner; par un vice, comme l'ivrognerie, on ne peut que mal agir.
Dans chacune de ces deux grandes catégories, on trouve d'abord la subdivision indiquée plus haut, des habitudes ou dispositions entitatives, et des habitudes opératives; et ces dernières, de nouveau, se classeront normalement en groupes génériques d'après les diverses fonctions qu'elles affectent. Elles se définissent, en effet, comme un perfectionnement direct des fonctions; elles en adoptent donc l'objet formel qui leur impose son cadre distinctif: autre sera l'habitude de l'intelligence, autre celle de la volonté.
À ce point de vue, dans l'homme où l'habitude a pour rôle de combler l'indétermination du libre arbitre, toute fonction coopérant à l'acte libre est susceptible de recevoir comme sujet un genre d'habitude, selon la règle: «l'habitude appartient proprement à la fonction qui émet l'opération qu'elle perfectionne» (en latin: «Ejus est habitus cujus est operatio»). Les fonctions qui reçoivent ainsi les habitudes sont par excellence l'intelligence et la volonté, ces deux bases du libre arbitre: d'où, parmi les vertus, les deux grandes catégories: vertus intellectuelles et vertus morales. Mais les vertus morales ne sont pas uniquement dans la volonté, mais aussi dans les fonctions sensibles, en tant qu'elles participent à la liberté en exécutant le commandement rationnel: ainsi, la tempérance perfectionne l'appétit de jouissance, et la force, l'appétit de lutte, pour les disposer à bien agir selon la direction de la raison.
Enfin, dans chaque genre, on établira les groupes homogènes ou espèces d'après les objets formels spéciaux; ainsi, dans les vertus morales, partout où l'on rencontre une manière spéciale de se conformer à l'ordre de la raison, il faut reconnaître une espèce de vertu. C'est la tâche de la Morale d'établir ces distinctions entre les vertus et les vices qui s'y opposent.
B) Corollaires.
§821) 1. - Définition de l'habitude humaine. En réunissant tous les traits essentiels signalés, on peut dire que l'habitude humaine est la qualité difficilement changeante dont on use à volonté où librement, par laquelle nos fonctions sont disposées à bien ou mal agir (en latin: qualitas difficile mobilis, qua quis utitur cum voluerit, secundum quam disponitur homo ad bene vel male agendum).
§822) 2. - Les habitudes ou vertus intellectuelles. Comme toute habitude humaine nous met en rapport avec une fin dernière, vraie ou fausse, elle engage nécessairement la vie morale, qui est précisément la marche vers la béatitude, et en ce sens toute habitude bonne est une vertu. Cependant, on réserve le titre de morales au sens strict aux activités libres dépendant du commandement volontaire; et parmi elles, d'ailleurs, on compte les activités intellectuelles qui sont réglées par la vertu morale de «studiosité» [°1321]. Mais ces mêmes activités intellectuelles peuvent être considérées aussi en elles-mêmes, comme activités spéculatives poursuivant la conquête de la vérité selon les lois de la logique; et à ce point de vue encore, notre fonction de pensée se manifeste, comme les autres, progressive, mieux disposée par conséquent à saisir le vrai par l'acquisition des bonnes habitudes: ce sont les vertus intellectuelles, qui s'opposent comme telles aux vertus morales. Cette opposition n'est pas absolue, car l'intelligence prend également la forme de raison pratique et joue un rôle important en morale.
On peut en effet distinguer cinq formes de vertus intellectuelles:
a) dans l'ordre spéculatif: le bon sens (ou «intelligence»), la sagesse et les sciences;
b) dans l'ordre pratique: l'art et la prudence [°1321.1].
1) Le bon sens est cette disposition habituelle par laquelle notre intelligence saisit parfaitement, intuitivement même, les vérités évidentes de soi. Il y a le bon sens spéculatif (habitus primorum principiorum), par lequel nous affirmons les grandes vérités théoriques comme: «tout être est ce qu'il est», «le tout est plus grand que la partie», etc.; et le bon sens pratique («synderesis»), par lequel nous tenons les principes fondamentaux de conduite, comme: «il faut faire le bien et éviter le mal» [§602].
La sagesse et les sciences sont des habitudes de penser plus techniques, étudiées en méthodologie. Elles ont la même nature générale en tant qu'elles donnent une connaissance certaine par les causes, ou obtenue par démonstration; mais il y a entre elles une nuance:
2) La sagesse est la disposition à juger de toutes choses dans leur ensemble au point de vue des causes les plus profondes et les plus universelles, en sorte que son objet propre est l'aspect le plus élevé du réel. C'est en un mot la philosophie, et plus spécialement la métaphysique et la théodicée.
3) La science est une disposition à connaître parfaitement un objet déterminé au point de vue de ses causes prochaines. Il y a donc autant de sciences possibles que d'objets définissables; nous en avons proposé une classification générale en méthodologie [§101].
Dans l'ordre pratique, notre raison a besoin d'être affermie pour diriger correctement l'exécution selon l'intention présupposée. Deux cas se présentent: celui de l'oeuvre extérieure prise comme telle, en fonction du but; et celui où l'oeuvre à faire est notre opération humaine elle-même, qu'il faut ordonner au vrai but de la vie. D'où les deux vertus:
4) L'art, qui est «recta ratio factibilium», ou direction rationnelle correcte de l'oeuvre à faire.
5) La prudence, qui est «recta ratio agibilium», ou direction rationnelle correcte de nos libres actions humaines.
Notons ici que le sujet propre de ces habitudes de bien penser est toujours notre intelligence, même dans les sciences où la part de la connaissance sensible est considérable; à l'encontre des vertus morales qui ont parfois comme sujet immédiat les fonctions sensibles. C'est une application du principe: «ejus est habitus cujus est operatio»; car dans la collaboration de l'intelligence et des sens, ces derniers fournissent seulement les matériaux nécessaires à l'abstraction rationnelle; mais l'activité proprement scientifique se déploie au sein même de l'intelligence dont l'opération toute immanente contraste avec la causalité efficiente de la volonté, tournée vers le dehors.
L'habitude a d'ailleurs un rôle à jouer dans la connaissance sensible, comme nous l'avons noté à propos des fonctions d'association et de mémoire [§451, sq. et §461]. C'est alors plus spécialement la forme d'habitude corporelle qui se réalise, ou une habitude psychologique, par participation analogique, et qui est la fonction même, plutôt qu'un perfectionnement surajouté.
§823) 3. - Classifications modernes. Beaucoup de psychologues modernes, frappés des ressemblances entre le comportement animal et celui de l'homme, tendent à considérer l'habitude comme un phénomène très général qui ne nous est pas propre. Ce point de vue ne semble pas favorable à la clarté, et leurs analyses sont loin d'atteindre la pénétration et la richesse de celles des anciens.
Pour préciser les trois catégories signalées, les accoutumances, les habitudes motrices et les habitudes mentales, certains proposaient de distinguer deux formes:
a) Les habitudes actives: ou dispositions à reproduire certains actes complexes, comme ceux de parler, jouer du piano, etc.
b) Les habitudes passives, ou dispositions à ressentir moins vivement certaines sensations, spécialement quant à leur tonalité affective agréable ou douloureuse; par exemple, s'habituer au chaud et au froid, aux bruits de la ville, à un milieu infectieux, etc.
Mais cette analyse apparaît actuellement insuffisante; on reconnaît en particulier que toute habitude dite «passive» est active à sa manière [°1322], et que les divers cas cités sont souvent hétérogènes: ainsi, l'habitude s'explique ici par une diminution de l'attention (aux bruits de la ville), là par une adaptation vitale (au milieu infectieux). Il y aurait donc avantage à ramener cette division aux deux formes que nous avons proposées: habitudes corporelles et spirituelles.
À un autre point de vue, on distingue parfois les habitudes générales, dont l'objet s'étend à toute la vie ou à un vaste ensemble d'actions: comme les habitudes professionnelles, l'art d'un pianiste, par exemple, qui lui permet de jouer du premier coup n'importe quel morceau; ou les habitudes de loyauté, d'ordre, etc. - et les habitudes spéciales dont l'objet est un acte très particulier, et même individuel: par exemple, l'habitude de bien exécuter tel morceau d'orgue qu'on a appris. Cette distinction n'est pas sans fondement; mais il faut noter que toute habitude spéciale suppose l'existence de certaines habitudes générales dont elle n'est que l'application; ce qui diminue la valeur de la distinction.
Proposition 60. 1) La nature même de l'homme est source soit partielle, soit même totale, de certaines dispositions corporelles habituelles. 2) Elle peut aussi être source, mais uniquement partielle, de certaines habitudes opératives spirituelles.
A) Explication et preuve d'expérience.
§824). Une chose peut nous être naturelle soit parce qu'elle découle des principes de notre espèce humaine: comme la raison, par exemple; soit parce que tel individu l'a reçue de naissance, par hérédité, comme les aptitudes musicales des Bach. C'est à ce double point de vue que la nature intervient comme source des habitudes.
1) Si nous considérons les dispositions corporelles entitatives, elles sont souvent données totalement par la nature: ainsi, tout homme en tant que tel («ratione speciei») reçoit en naissant un organisme dont les parties jouissent d'un minimum d'harmonie et de bon fonctionnement. De plus, cet état habituel du corps a ses variantes individuelles: ce sont les diversités des tempéraments: les uns vigoureux, résistants, bien équilibrés; les autres ou faibles et maladifs, ou excessifs d'un côté ou de l'autre: base naturelle («ratione individui») qui est reçue en sa totalité.
Cependant, en plus de notre nature, il faut reconnaître une part d'efficacité aux influences externes, comme source de ces dispositions corporelles: le climat, le régime alimentaire, l'éducation peuvent les modifier. L'homme lui-même peut y intervenir librement et méthodiquement, et les progrès actuels de l'art médical élargissent considérablement son influence; en particulier en embryogénie, en agissant sur les «gènes» dont dépend l'hérédité, certains savants ont de grands espoirs d'améliorer la race; de même que la physiologie mieux connue assure le succès de la médecine expérimentale. Mais ces actions, toujours dépendantes d'ailleurs de celle de la nature qu'elles complètent, ne s'exercent que sur l'aspect corporel: réalisant soit une meilleure disposition entitative générale de l'organisme, soit une meilleure adaptation physiologique de tel organe spécial à telle fonction.
2) Si nous considérons les habitudes opératives, ou habitudes spirituelles proprement humaines, elles ne sont jamais un don total de la nature. Celle-ci nous munit de la liberté, apanage inné de nos fonctions maîtresses: volonté et intelligence; mais par le fait, c'est un vaste champ d'indétermination qui s'ouvre devant nous et que l'éducation doit enrichir de bonnes habitudes.
Cependant, la nature peut intervenir comme source partielle de certaines habitudes spirituelles, en ce sens que certaines fonctions jouissent d'une facilité ou disposition innée à les acquérir rapidement.
a) Au point de vue de l'espèce humaine, l'habitude intellectuelle que nous avons appelée le bon sens aussi bien spéculatif que pratique est ainsi naturelle et innée, comme un instinct propre à l'homme [§604 et §806]. Mais, comme l'a montré la psychologie de notre raison, ce qui est inné, ce ne sont point les vérités ou les idées premières toutes faites, mais seulement l'aptitude à les abstraire de l'expérience, à en saisir du premier coup le sens en pleine lumière de l'être et à en lire les réalisations spontanément dans le concret. «Par la nature même de l'âme intellective, dit saint Thomas, il convient à l'homme, dès qu'il connaît le sens des mots (un tout - une partie), d'affirmer spontanément que le tout est plus grand que la partie; mais le sens de ces termes, partie et tout, il ne peut le connaître que sous l'influence de l'expérience sensible ou des phantasmes de l'imagination» [°1323], en sorte que l'exercice de l'activité abstractive se combine avec la nature pour donner naissance à notre vertu intellectuelle de bon sens. Et comme ces premiers principes sont à la base de tous nos progrès intellectuels, on peut dire que la nature nous donne en eux le premier germe de toutes les sciences («seminarium quoddam omnium scientiarum»), sans d'ailleurs nous donner davantage, du moins à ce premier point de vue (ratione speciei).
Au début de la vie morale, la volonté possède, elle aussi, un élan instinctif qui est, avons-nous dit, l'amour du bien absolu et le désir du bonheur. Mais cette activité naturelle n'a pas besoin pour s'exercer (comme celle du bon sens) d'une disposition habituelle surajoutée. Elle jaillit directement de la fonction même de volonté, au contact du jugement pratique de bon sens: «Il faut faire le bien», car la volonté est de soi une puissance active qui n'a pas besoin de complément pour se mettre en branle.
b) Au point de vue de chaque individu, on trouve des dispositions naturelles à telle ou telle habitude opérative, soit intellectuelle, soit morale. C'est un fait constaté: tous ne sont pas également doués, par exemple pour les sciences mathématiques ou philosophiques, ou pour l'art de la musique, de la peinture, etc.; les uns seront prédisposés à la douceur et à l'obéissance, comme d'autres à l'indiscipline. Mais quand il s'agit des habitudes opératives proprement dites, la nature, évidemment, n'aura jamais qu'une influence partielle.
Ces «dons naturels» peuvent s'expliquer de deux façons: d'abord indirectement, par l'intermédiaire de l'aspect corporel, physiologique, où intervient directement l'hérédité, et qui accompagne toujours nos habitudes spirituelles humaines: ainsi les organes des fonctions sensibles, de connaissance ou de vie affective et active, qui exécutent nos vouloirs libres (et sont même sujet de vertus morales), ou qui fournissent la matière à nos progrès scientifiques, peuvent avoir une complexion naturelle meilleure qui les rende instruments plus dociles ou serviteurs plus habiles pour l'acquisition des vertus morales ou intellectuelles.
Mais on peut, semble-t-il, aller plus loin, et chercher dans les fonctions spirituelles elles-mêmes un début de différenciation, par les aptitudes données par la nature. Si, en effet, toutes les âmes humaines sont spécifiquement identiques, elles sont néanmoins individuées par leur union au corps. Cette adaptation, qui entraîne la diversité des tempéraments dans l'ordre physiologique et sensible, doit avoir son retentissement dans l'ordre spirituel lui-même: c'est là une conséquence normale de l'hypothèse de l'unité substantielle. Tout en maintenant la même perfection spécifique humaine, la nécessité pour chaque âme de s'adapter à telle individuation matérielle pourrait entraîner l'aptitude à une plus ou moins grande pénétration intellectuelle, ou à plus ou moins d'énergie et de dynamisme volontaire. Il ne faut pas non plus exclure l'influence créatrice de Dieu selon les plans de sa Providence. Cette explication, sans être indispensable, rend mieux compte des faits, spécialement des ressources extraordinaires dont jouissent les génies et qui sont principalement d'ordre intellectuel et volontaire.
B) Corollaire.
§825) Tempérament et caractère [b78]. On appelle tempérament l'ensemble des dispositions physiologiques apportées en naissant et capables de réagir sur la vie psychique. La classification courante remonte à Gallien (131-201). Elle distingue les sanguins, vifs et instables; les bilieux, vindicatifs, aux colères durables; les nerveux; très sensibles et souvent mélancoliques; les lymphatiques (flegmatiques), calmes et plutôt lourds. Bien que la théorie des humeurs à laquelle il est fait ici allusion, ait vieilli, ces groupements restent valables comme traduction de faits d'expérience, en attendant que se présente une division fondée sur des données scientifiques.
On appelle caractère l'ensemble des dispositions psychologiques qui sont les plus habituelles à un individu. Tandis que le tempérament désigne l'aspect corporel, le caractère exprime les habitudes spirituelles, en tant que formant un ensemble organisé en vue de nous conduire à la fin dernière. Aussi, lorsque cet ensemble est pleinement unifié par une volonté énergique centrée sur son idéal, on parle de caractère au sens strict.
Les dispositions psychologiques innées, spécialement celles qui découlent directement du tempérament, s'appellent «le naturel»; mais le caractère se forme surtout par l'acquisition des habitudes opératives.
La caractériologie s'efforce de classer les caractères: tâche malaisée à cause de la grande variété des combinaisons individuelles. Th. Ribot distingue les actifs, optimistes, hardis, entreprenants, aimant à s'extérioriser; les sensitifs, impressionnables, craintifs, méditatifs; les apathiques; inertes, paresseux; insouciants. Malapert propose en plus les intellectuels, où prédominent les fonctions spéculatives; les volontaires; maîtres de soi, persévérants, parfois aussi autoritaires; les tempérés, remarquables par un juste équilibre des diverses fonctions.
Mais pour faire la psychologie du tempérament et du caractère, dans leurs distinctions et leurs rapports mutuels, leurs classifications et leurs lois, la meilleure méthode semble être de les ramener aux deux formes d'habitudes: corporelles et spirituelles. Nous venons ainsi d'établir, en cette proposition, dans quelle mesure le fond en est fourni par la nature, et quand il s'agit des tempéraments, ce fond a quelque chose d'indestructible dont il faut toujours tenir compte. Au contraire, la liberté a beaucoup plus d'influence sur le caractère, et en vertu de l'interaction du moral et du physique [§810], elle peut en une certaine mesure transformer le tempérament lui-même. Nous allons montrer selon quelles lois elle doit procéder pour cela.
Proposition 61. Nos habitudes opératives spirituelles s'acquièrent et s'augmentent par la répétition de nos actes libres, à condition que ces actes soient toujours plus parfaits; elles diminuent et se perdent, non seulement par les actes contraires, mais par simple cessation d'exercice.
A) Preuve d'expérience.
§826). 1) Pour l'acquisition de nouvelles habitudes opératives soit intellectuelles, soit morales, des faits, nombreux montrent l'efficacité de multiples exercices, c'est-à-dire d'actes libres répétés: l'apprentissage des arts et des métiers, l'instruction où l'on devient peu à peu habile en diverses sciences, l'éducation qui forme aux bonnes manières, en sont des exemples; et aussi, dans l'ordre moral, les vices, comme l'ivrognerie, l'habitude des jeux, etc., naissent peu à peu par les actes répétés.
On constate ensuite, pour assurer des progrès rapides et persévérants, l'importance d'une méthode, c'est-à-dire d'exercices conduits rationnellement, en graduant les difficultés et en intensifiant toujours la puissance ou la perfection de l'acte. Le pianiste commence par des exercices à une seule main, puis à deux, mais à une seule portée; et par des combinaisons de plus en plus compliquées, il en arrive à déchiffrer avec aisance les partitions les plus difficiles.
Notons cependant que cet exemple, comme tous ceux de la vie humaine, porte sur des habitudes mixtes, et il y a des nuances, suivant l'aspect considéré. Pour l'aspect corporel, la simple répétition suffit parfois, par exemple pour l'acquisition d'habitudes motrices simples: on les forme par la méthode des essais et des erreurs, ou par tâtonnement. Ainsi, à force de manier une serrure difficile, on finit par «avoir le tour» et mieux réussir; les animaux dans leur labyrinthe n'ont d'autre méthode que d'essayer toutes les issues jusqu'à ce qu'ils trouvent la bonne; et celle-ci obtenue, l'évolution s'arrête. - D'autres fois, un certain dosage est requis et une application progressive favorise la formation de l'habitude, mais toujours jusqu'à un degré suprême, assez vite atteint, où l'augmentation cesse. Ainsi, pour l'adaptation à un milieu infectieux, si dès l'abord l'influence est trop forte, l'organisme est submergé et succombe; il faut commencer par une petite dose d'élément toxique qui détermine la mise en train du dispositif défensif; l'augmentation des doses amène ce dispositif à son plein rendement, et dès lors, l'organisme est immunisé, même contre un milieu qui primitivement l'aurait tué; et le progrès s'arrête.
Pour l'aspect spirituel au contraire, le progrès est toujours possible, mais la simple répétition des actes, sans méthode ni graduation, ne suffit pas à l'obtenir: un savant physicien qui referait toujours les mêmes expériences n'augmenterait pas sa science; mais à chaque découverte, un champ illimité s'ouvre devant lui. De même pour les arts, la répétition des mêmes gammes, par exemple, chez un pianiste, entretient la virtuosité, mais ne suffit pas à développer l'aspect spirituel d'interprétation ou de création qui constitue proprement la vertu d'art.
2) Modification ou perte des habitudes. L'expérience montre qu'elle est possible, bien que d'autant plus difficile que l'habitude est plus enracinée ou «invétérée». On constate que deux circonstances l'entraînent: ou en s'exerçant à des activités opposées: ainsi, on perd l'habitude de se montrer désagréable à telle personne en lui rendant tous les services possibles; soit simplement en cessant les actes: si le pianiste interrompt ses exercices, ses doigts «se rouillent», il «perd l'habitude».
B) Preuve déductive.
§827). Pour interpréter plus complètement ces divers faits, nous reprendrons les trois aspects de la loi proposée, en montrant comment elle découle des définitions précédentes.
1) Nos habitudes opératives s'acquièrent et s'augmentent par nos actes libres. Tout patient, en effet, en subissant l'influence d'une cause, en reçoit une perfection qui le dispose à ressembler à cette cause, à s'adapter à elle et à coopérer à son action; ainsi, l'eau chauffée par un foyer participe à sa chaleur et chauffe à son tour au bain-marie.
Or, dans l'action volontaire analysée plus haut, la partie supérieure, l'ordre de l'intention jusqu'au commandement volontaire, joue le rôle de cause efficiente parfaite, tandis que la partie inférieure joue le rôle du patient.
Ces fonctions d'exécution reçoivent donc, avec la motion de la volonté réfléchie, une augmentation de perfection qui les dispose à mieux agir pour atteindre le but voulu: c'est l'habitude opérative. Et parmi ces fonctions inférieures, il faut placer, comme nous l'avons établi plus haut [§783], non seulement les actes des membres extérieurs et ceux de la connaissance et de l'appétit sensible, où s'impriment ainsi diverses habitudes: politesse, douceur, etc.; mais aussi les fonctions spirituelles de volonté et d'intelligence, en tant qu'elles s'appliquent aux biens particuliers. Ainsi, sous l'action des premières actuations psychologiques données par la nature: bon sens et amour du bien absolu, naissent en nous les diverses vertus, soit dans l'appétit sensible ou volontaire (vertus morales), soit dans l'intelligence pratique (les arts et la prudence), soit même dans l'intelligence spéculative pour les sciences particulières qui découlent des premiers principes comme de leur cause efficiente.
D'autre part, comme l'augmentation d'une perfection vient évidemment de la cause qui lui donne l'existence, la même activité libre fait progresser nos habitudes. Mais cette augmentation demande à être bien comprise. Elle ne consiste pas en une accumulation quantitative de parties semblables, comme une somme d'argent grandit en valeur, se double, se décuple, etc.: car l'habitude opérative est une qualité; et surtout, sous son aspect spirituel, elle est simple et dans ses manifestations les plus hautes, dégagée de toute condition quantitative [§329]. Mais l'augmentation est possible en deux sens:
a) extensivement, du moins pour les habitudes intellectuelles ou sciences, en tant que sous un même objet formel, et donc dans l'unité d'une même habitude, l'explication s'étend à plus d'objets, et en tant que de nouvelles conclusions scientifiques sont déduites;
b) intensivement, pour toutes les habitudes spirituelles, en tant qu'elles s'enracinent plus ou moins dans la fonction qu'elles perfectionnent: ainsi le même esprit peut-il pénétrer plus ou moins aisément et profondément les mêmes matières scientifiques; un même tempérament colérique peut obéir avec plus ou moins de docilité au commandement volontaire de rester doux et maître de soi devant les injures.
Un tel progrès, consistant dans une adaptation toujours meilleure des fonctions d'exécution pour conquérir le but de la vie, n'a de limite assignable que l'obtention parfaite de ce but, la fruition avec la réalisation pleine de sa loi d'unité [§791]; et celle-ci, de droit, n'est possible que dans l'âme séparée du corps [§1060]. Nos vertus ou habitudes opératives peuvent donc toujours augmenter ici-bas; mais cette augmentation est régie par la loi suivante:
2) Toute augmentation d'habitude opérative suppose une activité plus intense et plus parfaite. Cette loi se démontre à deux points de vue:
a) Du côté du sujet, aucune forme ne peut être reçue en un sujet sans la présence de dispositions proportionnées, parce qu'il y a un lien nécessaire entre tel mode d'action et tel principe qui en est la source. Il y a donc proportion entre le degré d'habitude et la perfection de l'opération qui en découle: l'augmentation de l'un suppose l'augmentation de l'autre. Par exemple, l'étudiant ne deviendra pas plus habile en sa matière s'il la repasse avec nonchalance.
b) Du côté de la cause: toute perfection nouvelle ne peut être produite que par une cause efficiente proportionnée. Cette cause étant notre activité volontaire, il est clair qu'une habitude plus parfaite ne sera produite que par une activité plus intense. Et comme c'est ici le domaine du libre arbitre, la volonté peut très bien ne mettre en oeuvre qu'une partie de ses virtualités. Si donc une activité conforme à une habitude atteint ou dépasse le degré de perfection déjà acquise, elle produira une augmentation ou du moins y disposera; mais si elle est de moindre intensité, elle disposera plutôt à la diminution de l'habitude. De là l'importance en éducation des efforts persévérants: «labor improbus omnia vincit». Souvent un étudiant moins bien doué, mais travailleur acharné, obtient de meilleurs résultats qu'un autre, plus intelligent, mais paresseux.
3) La perte et la diminution des habitudes opératives a pour cause directe des actes opposés qui engendrent une nouvelle habitude inconciliable avec la première. Une forme, en effet, ou une perfection ne peut être expulsée d'un sujet que par l'introduction d'une nouvelle forme, selon la loi expérimentale: «On ne détruit que ce que l'on remplace» (en latin: «corruptio unius est generatio alterius»), disait très justement A. Comte en matière d'habitude sociale. Cela vaut pour toute habitude; lorsqu'elle a imprimé son pli ou sa détermination dans une fonction, elle ne peut en sortir que par un autre pli. C'est pourquoi les dispositions habituelles fondamentales, données par la nature, comme le bon sens, n'ayant pas de contraire, ne se perdent jamais. Tant qu'un homme ne sombre pas dans la folie, quelles que soient ses erreurs d'esprit ou ses désordres de moeurs, sa vie humaine se fonde toujours sur un minimum de bon sens spéculatif et d'honnêteté pratique. Mais toutes les autres vertus, sciences particulières ou vertus morales, comme aussi les préjugés ou les vices, peuvent être corrigés par une activité libre en sens contraire.
La simple cessation d'actes peut avoir indirectement le même résultat (causa per accidens), en tant qu'elle favorise la formation d'habitudes inconciliables avec les premières. Ainsi, dans l'ordre moral, s'abstenir de pratiquer une vertu, comme la tempérance, en entraînera la ruine dès que les circonstances se présentent où la spontanéité sensible est en opposition avec l'ordre de la raison dans le domaine du plaisir de la nourriture. De même, pour les vertus intellectuelles, si, ayant appris une science comme la géométrie ou la philosophie, on n'y revient plus, les nouvelles occupations pourront développer des formes d'imagination très étrangères à celles que requièrent ces sciences, et même suggéreront des jugements opposés. Par exemple, les préoccupations économiques peuvent disposer à nier l'immortalité de l'âme et la vie future; et ainsi les sciences, par manque d'entretien, s'affaiblissent comme bonnes habitudes de pensée et finissent par disparaître. Ainsi s'explique aussi la perte des convictions religieuses, si on n'y songe jamais. Le principe reste cependant: «tout changement d'habitude suppose des actes contraires»; mais ces actes sont souvent favorisés par l'interruption d'exercices et la négligence.
En résumé, dans la vie concrète, il faut distinguer deux cas. Si nos habitudes, bonnes ou mauvaises, répondent à nos inclinations naturelles, le laisser-aller les entretiendra toujours; et si une passion au sens moderne prend naissance, sa force d'impulsion en procurera la croissance spontanée. Mais l'intervention méthodique de la volonté libre sera nécessaire, soit pour favoriser cette passion si elle est bonne, ou pour augmenter les vertus par des actes toujours plus intenses, soit aussi pour corriger et transformer les dispositions vicieuses par des actes opposés.
Si, au contraire, les habitudes opératives sont en sens opposé de nos inclinations naturelles, comme il arrive souvent pour de nombreuses vertus morales ou même intellectuelles, le laisser-aller en cause toujours l'affaiblissement et souvent la perte; et l'exercice méthodique reste nécessaire, non seulement pour les augmenter, mais aussi pour les conserver.
C) Corollaires.
§828) 1. - Origine des habitudes corporelles, accoutumances et routines. La loi d'origine que nous venons d'établir concerne les habitudes opératives proprement humaines, et principalement leur aspect spirituel. Pour les autres habitudes, appelées ainsi par analogie d'attribution [§818], nous distinguerons leur loi d'origine en dehors de l'homme et dans l'homme.
1) En dehors de l'homme: la source principale, soit des dispositions entitatives générales, comme la bonne complexion animale, soit des habitudes opératives (accoutumances, motrices ou autres), c'est la nature même, au moins partiellement, et souvent totalement, comme la thèse précédente l'a reconnu aussi dans l'homme. Ainsi, chaque espèce et chaque organisme a ses principes propres d'adaptation au climat, à l'alimentation, par exemple, comme il a ses conditions internes d'équilibre et d'harmonie.
Dans la mesure, d'ailleurs restreinte, où il y a déjà quelque plasticité dans l'acte de ces principes, ou dans l'évolution physiologique de la vie végétative, ou dans l'exécution de l'oeuvre instinctive, l'habitude naît et se maintient par la découverte et la répétition des actes favorables, grâce à la coopération des influences externes, servant d'excitant, et de l'impulsion interne qui s'y adapte selon sa nature. Ainsi s'obtient, par exemple, l'acclimatation spontanée des plantes et des animaux par réaction spontanée de l'organisme au milieu. Comme les variations des influences physiques se produisent ordinairement de façon progressive, la nature «qui ne fait pas de saut» applique la loi d'intensité croissante pour développer ces sortes d'habitudes, les individus les plus faibles, ou même toute la race, disparaissant en cas de variations trop brusques. Ainsi encore, dans l'instinct des animaux, s'obtiennent les habitudes individuelles, comme celle de suivre tel chemin pour chercher sa nourriture, ou pour tel couple d'hirondelles, de choisir tel lieu pour faire son nid et y revenir chaque année, etc. Parfois même, on observe quelques variations ou améliorations individuelles dans l'oeuvre instinctive, et l'intervention de l'homme par le dressage peut les accentuer, mais toujours en restant dans les limites du déterminisme instinctif.
Dans la formation de ces habitudes, l'expérience a montré l'application des lois de l'appétit naturel, en particulier celle de «variation corrélative entre excitation et réaction», avec l'existence d'un seuil supérieur, et le retard de l'accroissement de la réaction sur celui de l'excitation, comme dans la loi de Weber [§690, 4e loi et §435].
2) Chez l'homme: on constate d'abord la création spontanée d'un ensemble d'habitudes corporelles, dispositions entitatives, adaptations organiques, et surtout habitudes motrices, toutes semblables à celle des animaux, et qui se forment suivant les mêmes lois. Par exemple, dans l'acquisition d'un métier comme celui de dactylographe, on observera au point de vue de la vitesse des actes ou de la proportion d'actes corrects à vitesse constante, l'application de la loi de variation corrélative entre excitation et réaction: après une mise en train assez lente, il y a des progrès rapides jusqu'à un sommet qu'on ne peut guère dépasser. Il en est de même pour les phases de la mémoire mécanique ou motrice, comme d'apprendre par coeur des mots d'une langue inconnue, ou des syllabes dénuées de sens. Rappelons aussi la loi de Jost, déjà signalée pour la mémoire [§463, (3)]. «La répétition la plus efficace pour engendrer l'habitude, suppose l'alternance d'exercices et de repos». Cette loi a été aussi vérifiée chez les animaux, mais l'intervalle le plus favorable varie suivant les espèces. Pour les habitudes humaines, d'interruption est d'environ 24h. Piéron a parlé à ce propos d'une «maturation biologique» nécessaire pour l'organisation de l'habitude: ainsi arrive-t-il parfois qu'après une interruption de 20 ou 30 jours, ou même de plusieurs mois, la reprise des exercices réguliers amène des progrès surprenants. Cela peut s'expliquer, semble-t-il, par le travail de l'organisme qui développe son adaptation amorcée, comme il arrive dans les phénomènes d'immunisation ou d'acclimatation.
Mais, tandis que chez les animaux et les plantes toute évolution habituelle est étroitement limitée par le déterminisme de l'instinct et de la vie végétative qui la commande, chez l'homme, au contraire, beaucoup d'habitudes corporelles peuvent se développer sous l'impulsion de la volonté libre, en sorte que leur complexité et leur variété tend à rejoindre la plasticité même des habitudes spirituelles. On peut ainsi distinguer trois groupes d'habitudes corporelles humaines:
a) Les dispositions toutes spontanées ou naturelles, qui échappent totalement et de droit à la liberté, et qui se développent dans l'homme de la même façon que chez les autres vivants. Par exemple, les divers tempéraments, le fond ethnique dû à l'hérédité et aux influences du milieu, et qui réalise bien la notion d'habitude, étant un complément de détermination ou de perfection ajouté à la nature commune.
b) Les habitudes corporelles dépendantes en droit de la volonté libre mais où celle-ci n'intervient qu'en abdiquant sa domination et en se mettant au service des instincts sensibles. C'est le cas des formes instinctives des passions au sens moderne [§794]. Ces habitudes ressemblent encore beaucoup à celles des animaux, et elles naissent selon les mêmes lois; mais en s'annexant l'impulsion volontaire, elles acquièrent un développement excessif, disproportionné, qui les distingue du bel équilibre instinctif. Elles prennent aisément la forme ou de manies absurdes, ou de pratiques antinaturelles, comme certains vices.
c) Les habitudes corporelles formées sous l'action méthodique de la volonté libre, et qui constituent notamment l'aspect corporel de toutes nos vertus morales et intellectuelles [§815, (b)]. Par exemple, toutes les habitudes motrices où se traduisent les arts, comme la danse, l'acrobatie, les jeux d'instruments de musique et autres jeux, la peinture et autres beaux arts; et tous les métiers manuels; et aussi les gestes et la parole de l'orateur, et les expressions verbales où se traduisent les arts littéraires et les sciences, etc. Toutes ces habitudes, sous leur aspect corporel, naissent et progressent conformément aux lois signalées pour les autres êtres, et d'une façon d'autant plus rapide et efficace que la direction rationnelle applique mieux, plus méthodiquement, ces lois. Mais en ce cas, plus encore que dans le précédent, l'impulsion de la volonté, grandement favorisée d'ailleurs par la physiologie du corps humain, obtient des résultats incomparablement plus parfaits que dans la vie animale. Car la règle directrice est ici l'adaptation des fonctions inférieures d'exécution à un idéal spirituel, incapable d'être jamais pleinement atteint. De là, la variété et le progrès pratiquement indéfini de ces habitudes, où, de plus, les ressources de notre organisme, comme instrument de nos intentions volontaires, se trouvent prolongées et enrichies indéfiniment en s'annexant toutes les forces de la nature par les machines et autres inventions techniques. Nous rejoignons ainsi la notion de civilisation qui est précisément cette marché de l'humanité vers la perfection, constituée comme de deux aspects complémentaires par l'acquisition des habitudes spirituelles et corporelles, capable de conduire au véritable idéal, but de notre vie [§1063].
Cependant, dans l'ordre psychologique, l'habitude corporelle garde sa nature propre et obéit à ses lois, comme l'appétit sensible, et elle peut parfois s'exercer indépendamment de la direction volontaire. On appelle routine, surtout quand il s'agit d'habitudes motrices, l'exercice des habitudes corporelles détachées du libre arbitre sous l'influence duquel elles se sont formées. Ainsi, la récitation de prières vocales, chapelet, bréviaire, etc. a d'abord été le fruit d'actes volontaires, attentifs, méthodiques, de religion et de piété dont elle est l'expression. Mais l'habitude verbale une fois formée, elle peut s'exercer en l'absence de tout acte d'attention ou de religion, comme un moulin à parole. La routine a donc toujours un sens péjoratif, parce qu'elle sépare deux aspects faits pour se compléter.
§829) 2. - Habitude et répétition. Les psychologues se demandent si un seul acte ne peut jamais engendrer une habitude et si la répétition est toujours indispensable. Les lois d'origine que nous venons d'établir montrent qu'il y a lieu de distinguer.
a) S'il s'agit d'habitudes trouvant en partie leur origine dans notre nature, si la disposition ainsi formée est déjà assez intense, la première occasion de s'exercer peut la transformer en habitude: tel cet homme très enclin au jeu, qui ayant rencontré parmi ses amis, en arrivant en villégiature, les partenaires pour un jeu de cartes, ne peut plus, dès le deuxième jour, se passer de sa partie quotidienne.
b) S'il s'agit d'habitudes non conformes à nos inclinations, dans l'ordre pratique (arts, vertus morales), un seul acte ne suffit jamais à les engendrer, parce qu'il s'agit d'obtenir des fonctions inférieures, spécialement de l'appétit sensible, une obéissance souple dans la plupart des cas: et le premier acte, traduisant l'ordre rationnel, ne réalise cet effet que dans un cas particulier. La réflexion confirme ici l'expérience: la répétition méthodique des actes est requise pour engendrer l'habitude.
c) Cependant, s'il s'agit d'habitudes intellectuelles, comme telle science, il peut suffire d'un seul acte de raisonnement, spécialement parfait et attentif, pour la créer dans l'esprit; mais la multiplication des actes reste nécessaire pour l'augmenter en extension, et aussi pour l'entretenir et l'intensifier.
§830) 3. - Habitudes infuses. Les lois de psychologie expérimentale s'appliquent également dans la vie religieuse naturelle, et même surnaturelle. En cette dernière cependant, Dieu qui est évidemment capable de produire les effets des causes secondes sans leur concours, peut donc par miracle enrichir nos fonctions de dispositions habituelles, par exemple, de vertus morales, ou de sciences sans l'influence d'aucun acte. Il pourrait aussi nous les donner dès la naissance, comme vertus innées. Dans l'ordre surnaturel, Dieu nous confère ainsi, avec la grâce sanctifiante, tout l'organisme des vertus théologales et morales, appelées pour cela, «vertus infuses», comme l'enseigne la théologie.
Proposition 62. 1) Toute habitude est dynamogénique; 2) mais les habitudes corporelles tendent à rendre l'opération, surtout dans son déroulement extérieur, plus indélibérée, moins consciente et donc moins libre; 3) les habitudes spirituelles au contraire rendent l'action plus consciente, plus réfléchie, et par conséquent plus libre.
A) Preuve.
§831) 1. - Loi générale d'activité. Cette loi d'activité découle de la nature même de toute vraie habitude: nous avons montré en particulier qu'il n'y a pas d'habitude passive, sinon par métaphore [§815, §818 et §823]. Chaque habitude est de soi source d'opération, chacune selon sa nature: les dispositions entitatives, indirectement, comme conditions générales favorables à telle forme d'action; les habitudes opératives, directement, mais pour les fonctions inférieures de la vie végétative et sensible, dans le cadre du déterminisme, et dans les fonctions proprement humaines, avec liberté. Puisque, d'une part, la nature se définit comme la source des opérations d'un être, et que, d'autre part, les habitudes sont des compléments de perfection ajoutés à l'être déjà parfait, on dit justement que l'habitude est une seconde nature.
On dit parfois que l'habitude crée de nouveaux besoins: ce n'est pas exact au sens propre, ni même au sens large [cf. définition du besoin, §687], car elle n'apporte pas de nouvelles tendances et renforce seulement les fonctions préexistantes. Cependant, quand il s'agit de fonctions générales, orientées par l'habitude vers un objet spécial, comme cette orientation se surajoute à la manière de la nature, par une disposition stable et active, il y a en ce sens un besoin nouveau et d'autant plus impérieux que l'activité renforcée est de moins en moins contrariée; tel le besoin des boissons alcooliques, dans le buveur.
Mais si toute habitude est dynamogénique, elle s'exerce selon des lois tout opposées, suivant qu'elle est corporelle ou spirituelle. En fait, dans nos habitudes humaines, ces deux aspects sont inséparables en tant qu'il n'y a jamais d'acte purement spirituel; mais ils restent distincts. Et pour être clair, nous établirons à part chacune des deux lois qui viendront se synthétiser dans l'automatisme.
§832) 2. - Loi de moindre conscience. Tout ce qui, dans l'activité humaine, passe au domaine du mouvement réflexe et de la physiologie, échappe à la réflexion et à l'attention, et tend vers l'inconscient où le libre arbitre n'intervient plus: il relève, en effet, de l'appétit naturel qui fonctionne sans connaissance préalable. Si la conscience y intervient, comme dans le besoin, c'est seulement comme épiphénomène, en se rendant compte de ce qui se passe.
Or toute habitude corporelle, par définition, organise le domaine physiologique pour favoriser l'action; en particulier, dans les mouvements extérieurs (habitudes motrices), elle met en oeuvre les divers réflexes et canalise l'influx nerveux en vue de perfectionner l'exécution désirée.
Son action va donc dans le sens de l'irréfléchi et de l'inconscient. Ainsi le pianiste, au début, devait faire attention à chaque mouvement des doigts correspondant à chaque partie et à chaque mesure de son morceau de musique; par l'habitude, tous ces mouvements deviennent inconscients; mais en échappant ainsi à la liberté, ils n'en sont que plus fermes et plus prompts dans la bonne direction reçue. Ils sont, comme la matière, déterminés ad unum.
§833) 3. - Loi de libération. Le domaine de la liberté, où s'exerce en pleine conscience intellectuelle la direction réfléchie de la volonté comme cause parfaite, est celui de l'exécution, cette partie de l'acte humain où les diverses fonctions inférieures produisent l'ensemble des actes impérés.
Or, l'habitude opérative, dans sa partie spirituelle, a précisément pour rôle de perfectionner dans l'acte humain l'adaptation des fonctions d'exécution à l'impulsion directrice du vouloir.
Toute son action va donc dans le sens d'une conscience intellectuelle plus claire, plus pénétrante, plus dominatrice, et en ce sens plus réfléchie. Souvent, il est vrai, elle abrège la délibération, parce qu'elle détermine d'avance la conclusion: celui qui est affermi dans la vertu de, justice, par exemple, n'hésitera pas un instant à rejeter un marché déshonnête très fructueux, alors qu'un capitaliste moins vertueux délibérera longtemps sur le parti à prendre; mais cette promptitude est très consciente et porte virtuellement toute la richesse des délibérations qui ont engendré la vertu de justice.
C'est pourquoi toute habitude spirituelle comme telle, en renforçant l'emprise de la raison, affirme son indépendance de toute influence étrangère et augmente ainsi la liberté de l'acte humain.
B) Corollaires.
§834) 1. - L'automatisme. Par automatisme, on désigne proprement «tout système de phénomènes qui se développent suivant des lois fixes et avec un caractère d'indépendance relative, sans intervention actuelle d'un stimulus extérieur ou de la volonté consciente» [°1324]. Trois traits le caractérisent:
a) Il suppose que le principe d'action est à l'intérieur du système comme dans un vivant: on appelle «automate» un «appareil imitant par un mécanisme intérieur les mouvements d'un être vivant» [°1325]. «Une régulation est appelée automatique si elle résulte des variations mêmes qu'elle a pour objet de corriger» [°1326]. Selon ce premier aspect, l'automatisme se réalise déjà dans des actions simples, comme un «déclic automatique»; mais en un sens plus précis; il exige davantage.
b) Il suppose une suite de phénomènes organisés en systèmes, une série de faits associés formant un tout, comme les mouvements d'une machine bien montée. Par exemple, une horloge sonnant les heures, les demies et les quarts en temps voulu; ou mieux, les machines électroniques à calculer modernes ou ordinateurs, qui réalisent les plus hautes opérations mathématiques [°1326.1].
c) Enfin, chez l'homme, l'automatisme s'oppose toujours au volontaire et à la direction actuelle du commandement libre. Il est un déroulement d'actes qui échappent à la conscience intellectuelle, ou du moins celle-ci n'y intervient que comme témoin, «épiphénomène», et non actrice.
D'après cette définition, une loi qu'on peut appeler la loi d'automatisme découle de la loi de moindre conscience établie plus haut: «Toute habitude mixte humaine tend à l'automatisme». D'une façon générale, d'abord, elle met dans notre dynamisme un nouveau principe de détermination qui, d'une part, restreint le champ du libre arbitre et, d'autre part, est une source spontanée d'action. En ce premier sens, même les réactions simples habituelles seront automatiques: par exemple, si on a l'habitude en passant quotidiennement devant l'autel du Très Saint Sacrement de faire la génuflexion, on la fera encore, machinalement, automatiquement, même si le Tabernacle est vide. Mais c'est surtout dans les ensembles complexes que l'automatisme de l'habitude est remarquable. Il se réalise en deux domaines: celui de l'appétit naturel et celui de la vie sensible.
1) Dans l'appétit naturel, selon la loi de subordination [§690, 6e loi] qui le régit, et aussi celle du commandement volontaire [§783], notre libre arbitre peut utiliser à ses fins la plupart des mouvements réflexes, en les excitant, les inhibant ou les dirigeant, et plus généralement, il peut obtenir beaucoup d'effets physiologiques d'irritabilité cellulaire [§688], comme la contraction des muscles par l'influx nerveux, d'où résultent les mouvements des membres, comme ceux des jambes pour marcher, ceux des doigts pour jouer du piano, etc. Au début, chaque mouvement à part doit être influencé consciemment, d'où les laborieux efforts des apprentis; mais ensuite, conformément au phénomène universel d'association, renforcé ici par les lois d'irradiation et de subordination [§690, 5e et 6e lois], toutes ces réactions physiologiques se constituent en système que la répétition lie de plus en plus solidement, en sorte que la mise en branle de la première entraîne toutes les autres, chacune à sa place dans la série. La constitution de ces chaînes organisées obéit à une loi qu'on peut appeler loi d'économie et de moindre effort: toutes les réactions inutiles sont peu à peu éliminées; l'influx nerveux prend des voies de plus en plus courtes et directes; les réflexes ne remontent plus jusqu'au cerveau, et utilisent les centres plus proches; ainsi le pianiste ne raidit plus les bras et le tronc, et se contente de remuer les doigts; de même, dans une formule récitée par coeur, les mouvements de prononciation tendent à se simplifier, et se contentent finalement de réunir les principales syllabes, comme par les sommets, en négligeant les autres. Ainsi se constituent des automatismes complexes proprement dits, qui se déroulent d'eux-mêmes; non seulement ils n'exigent plus l'attention volontaire, mais puisqu'il s'agit d'appétit naturel, ils peuvent devenir totalement inconscients.
2) Dans la vie sensible, à un degré plus haut, le même phénomène se reproduit: le commandement volontaire, pour utiliser à ses fins les fonctions de connaissance et d'appétit, doit d'abord en déterminer chaque acte à part. Par exemple, l'apprenti lecteur doit épeler chaque syllabe [°1327], mais ensuite l'association constitue des systèmes de perceptions et d'images où s'applique aussi la loi d'économie. Ainsi, pour lire correctement, on se contentera de considérer l'aspect général de la phrase, sans plus saisir distinctement ni les syllabes, ni même les mots. Ici encore, la répétition affermit ces groupements, en sorte que telle image, par exemple, entraînera toujours telle autre, comme dans les clichés qu'on répète «sans y penser»; et la série associée peut s'allonger considérablement, comme dans les formules de prières ou dans un jeu scénique, dit par coeur. Ces chaînes de faits psychiques, où s'unissent des actes de connaissance et des réactions affectives, constituent un véritable automatisme psychologique; car elles se réalisent d'elles-mêmes, et la volonté libre, après les avoir construites, les voit se dérouler sans son intervention. Elles deviennent ainsi non pas totalement inconscientes, car en tant que psychologiques, elles gardent une conscience sensible, mais subconsciente, parce qu'elles échappent à l'attention et à la conscience intellectuelle. De plus, comme toute fonction sensible est organique, tout automatisme psychologique est sous-tendu par un automatisme physiologique et moteur, totalement inconscient, dans lequel il lui arrive de se résorber, en partie ou totalement.
Grâce à ce double automatisme créé par l'habitude, l'action de la volonté libre sur l'appétit sensible, et par lui sur l'appétit naturel et le monde externe, devient plus simple et en même temps plus efficace. En droit, elle s'exerce par l'application de l'image idéomotrice [§777], au double plan superposé, savoir: a) dans l'ordre volontaire, par le dernier jugement pratique, selon la loi du commandement rationnel [§783]; b) dans l'appétit sensible, par le jugement concret d'estimative ou cogitative, selon la loi de fatalité des passions [§703], l'appétit sensible mettant finalement en branle l'appétit naturel par l'excitabilité cellulaire et les réflexes, selon la loi de subordination [§690, 6e loi]. Ces trois plans, étroitement coordonnés, fonctionnent si bien de concert que l'acte volontaire se traduit directement en mouvement externe, comme par un seul acte; mais ils restent distincts, comme le montrent en particulier les automatismes qui se construisent aux deux premiers degrés (plan d'appétit naturel et de vie sensible). Alors, l'influence directrice n'a plus à s'exercer qu'au début du mécanisme: le libre arbitre donne comme le déclic initial qui se répercute dans l'appétit sensible et naturel; puis il n'a plus qu'à surveiller de haut le déroulement spontané des automatismes, de façon à intervenir au moment voulu pour les adaptations opportunes; et il vaut mieux qu'il n'intervienne pas dans l'habitude une fois formée, car il troublerait le déroulement régulier, l'arrêterait ou en compromettrait la réalisation parfaite. Mais ainsi libéré des tâches d'exécution qui absorbent les apprentis, il peut mieux s'appliquer à son rôle propre en mettant en oeuvre l'aspect spirituel de l'habitude opérative: le pianiste, par exemple, s'il est vraiment artiste, pourra s'appliquer à toutes les nuances d'interprétation qu'inspire «la vertu d'art»; le prêtre qui, à la Messe, a fait passer les gestes et les formules liturgiques à l'état d'automatisme, pourra, sans plus être distrait par le détail des rubriques, s'appliquer tout entier à la prière mentale dont les automatismes, d'ailleurs, ne sont que l'harmonieuse traduction. Il reste sans doute le danger de céder à la routine, où il ne subsiste plus qu'un corps sans âme, des automatismes sans direction volontaire. Mais normalement les deux parties se complètent, et tandis que les multiples actes d'exécution associés en système se réalisent avec précision, rapidité et sûreté, mais selon la loi de moindre conscience, le libre arbitre s'épanouit et se fortifie en mettant en oeuvre l'habitude spirituelle proprement dite, et en l'augmentant ainsi progressivement, selon la loi de libération.
En résumé, toute habitude humaine tend à l'automatisme par sa partie corporelle, et à la pleine liberté par sa partie spirituelle: d'où la loi de Ravaisson, très juste, ainsi comprise: «L'habitude augmente l'activité et abaisse la passivité» [°1328].
§835) 2. - Habitude et plaisir. Toute habitude est de soi source de plaisir, dans la mesure où elle perfectionne ses opérations, les rendant mieux adaptées, plus convenables et comme naturelles à l'agent [Cf. loi d'origine des plaisirs, §745]. Mais, comme tout plaisir, délectation sensible ou joie volontaire, suppose que l'on prend conscience du bien possédé et de l'opération accomplie, on observe ici encore deux effets opposés de l'habitude.
D'une part, l'habitude spirituelle proprement dite: l'art, la vertu comme telle, est toujours source de joie, parce qu'elle intensifie la conscience en augmentant la perfection de l'acte; au contraire, l'habitude corporelle ou mixte, dans la mesure où elle tend à l'automatisme, tend aussi à émousser le plaisir. On le remarque en particulier dans les habitudes avec adaptation physiologique, comme celles des fumeurs, des morphinomanes, des alcooliques, et dans les vices proprement dits où l'aspect corporel est mis en relief, parce que le but de la vie est placé dans un plaisir ou un bien d'ordre sensible. Outre le phénomène de satiété, la répétition des mêmes opérations les rend moins agréables; d'où la tendance à augmenter les doses et à passer aux excès. D'où aussi la création de réels besoins, au sens strict, c'est-à-dire des tendances de soi inconscientes, appartenant à l'appétit naturel ou à l'automatisme physiologique; mais qui deviennent conscientes par privation d'exercice. Leur satisfaction apaise sans procurer grande délectation; leur interruption crée un déséquilibre physiologique, véritable maladie, source de malaise et de souffrances. Bref, de telles habitudes engendrent plus de douleur que de plaisir, alors que les habitudes spirituelles sont une source intarissable de joie.
b79) Bibliographie spéciale (Psychologie rationnelle. Les facultés appétitives)
§836). Nous avons établi, dans la section précédente, une classification précise des phénomènes d'interaction de tous les êtres de l'univers, en montrant qu'ils constituent diverses formes d'appétit, s'échelonnant suivant une perfection croissante, correspondant aux quatre règnes de la nature: les minéraux et les végétaux; jouissant seulement de l'appétit naturel; les animaux possédant l'appétit sensible et l'homme la volonté (appétit rationnel). Mais nous nous en sommes toujours tenu au point de vue empirique des sciences positives: il ne s'agissait que de groupes de faits. Nous devons maintenant déterminer les conditions ontologiques nécessaires pour rendre raison de ces faits ainsi catalogués. Pour plus de clarté, nous ne considérerons, dans notre thèse, que l'homme dont l'âme spirituelle, forme du corps, exerce à elle seule tous les modes d'activité appétitive et synthétise ainsi les autres degrés d'être, minéraux, végétaux, animaux, qu'elle contient virtuellement; il suffira d'appliquer en corollaire nos conclusions aux substances sans raison.
Il est clair d'abord que ces trois appétits, en tant que groupes de faits homogènes, demandent comme raison d'être non seulement un principe substantiel profond, qui est la forme substantielle [°1329], mais aussi un principe plus immédiat qui est une puissance opérative, considérée comme une qualité stable [°1330]. Il est clair aussi qu'il ne faut pas concevoir une puissance opérative distincte pour expliquer chacun des nombreux groupes homogènes que nous avons été amenés à distinguer, comme les divers actes humains ou les onze mouvements affectifs spécifiques (ou passions). Il s'agit donc ici de préciser la nature de cet «organisme ontologique», de cet «inconscient virtuel» qui soutient la riche frondaison des opérations appétitives.
Thèse 48 [°1331]. 1) Tandis que l'appétit naturel s'identifie avec les principes d'actions d'ordre minéral et végétal, l'appétit spontané constitue une qualité spéciale qui, bien que passive à l'égard de la connaissance, est une puissance opérative active. 2) Les faits d'appétits sensibles demandent deux fonctions réellement distinctes, l'une et l'autre organique. 3) Tous les faits de volonté s'expliquent par une seule faculté, spirituelle et inorganique.
A) Explication.
§837). L'appétit naturel peut se prendre au sens large ou au sens propre et, ni dans l'un ni dans l'autre cas, il ne demande du point de vue ontologique aucune explication spéciale.
a) L'appétit naturel au sens large [§691] n'est que l'inclination ou l'ordination vers son bien, que possède chaque élément différent d'un être, selon sa structure propre. Ainsi, par définition, la matière première tend à s'unir à n'importe quelle forme; et chaque fonction tend à produire son opération et à saisir son objet formel: l'estomac tend à digérer, l'oeil à voir, l'intelligence à comprendre, la passion à éclater, etc. Il est clair que cette tendance ou inclination n'est que la nature même de ces réalités en tant qu'elles sont relatives, c'est-à-dire, rapportées à un terme qui est leur achèvement, leur perfection et en ce sens leur bien.
b) L'appétit naturel au sens propre peut se définir [§683 et §687], comme qualité stable, le principe d'action par lequel l'individu se porte vers son bien inconsciemment, suivant les exigences de sa structure physique ou physiologique. Or cette tendance spontanée aux actions qui manifestent la perfection spécifique de chaque minéral ou végétal, s'explique par des puissances opératives, énergies physiques ou fonctions vitales dont nous avons donné la classification [°1332]. Ce sont donc ces principes d'action qui constituent l'appétit naturel au sens propre des agents et de l'homme lui-même dans l'ordre physique (minéral) et physiologique. L'appellation «d'appétit naturel» met simplement en relief la finalité de ces actions, le fait qu'elles aboutissent normalement au bien et à la perfection de l'univers et même de chaque être, surtout chez les vivants.
Reste donc à examiner le cas de l'appétit spontané, soit en général, soit dans ses deux espèces: l'appétit sensible et la volonté.
B) Preuve.
§838) 1. - Appétit spontané, puissance active. Nous devons appliquer ici le critère de spécification ontologique et de distinction réelle des fonctions [§404 et §407]: «Partout où des objets formels distincts déterminent des groupes d'opérations homogènes ou complémentaires entre elles qui soient pleinement indépendants et irréductibles à tout autre groupe, il faut reconnaître des facultés réellement distinctes comme qualités stables».
Or le groupe des faits d'appétit spontané se montre pleinement irréductible à ceux de connaissance, comme nous l'avons montré [§695], par le triple caractère de subjectivité, d'affectivité, d'activité. De même les phénomènes affectifs et volontaires qui découlent de la pensée (jugement pratique) ayant comme celle-ci un degré de perfection supérieur aux opérations sensibles, constitue aussi un groupe vraiment irréductible aux appétitions sensibles.
Donc, a) les fonctions d'appétit spontané sont des qualités réellement distinctes des fonctions de connaissance; b) et dans l'homme la volonté est un appétit spontané réellement distinct de l'appétit sensible.
D'autre part, toute faculté d'appétit spontané a comme deux faces: l'une passive, vis-à-vis de la connaissance; l'autre active vis-à-vis de l'extérieur.
1) Face passive. Ce qui dépend d'un autre est passif à son égard.
Or l'appétit en tant que spontané, dépend d'une connaissance pratique dont il jaillit comme un effet formel secondaire [§220], mesuré ontologiquement par sa cause formelle, comme il ressort de l'analyse donnée plus haut [§695].
Donc toute fonction d'appétit spontané est, selon l'expression de saint Thomas, «une puissance passive naturellement apte à être mise en branle par son objet en tant que connu» (Potentia passiva quae nata est moveri ab apprehenso) [°1333].
2) Face active. Les principes d'action, qualités stables [°1334] par lesquelles les êtres de l'univers sont causes efficientes les uns par rapport aux autres, sont en ces êtres des puissances opératives actives, c'est-à-dire qui les disposent directement à l'action sans demander l'aide du dehors [§328]. Ils sont pleinement par eux-mêmes en acte premier; car toute cause efficiente est par définition cet être parfait (ou en acte premier) sous l'influence duquel un autre passe de la puissance à l'acte [§221 et §223].
Or c'est par leur appétit, soit naturel, soit spontané, que les êtres de l'univers et spécialement les hommes sont causes efficientes les uns vis-à-vis des autres, comme il ressort même de la définition de l'appétit [§682], qui désigne tous les actes orientés vers le bien, c'est-à-dire vers un objet externe convenable, à acquérir, ou à produire et à communiquer, ou à garder.
Donc l'appétit spontané est une puissance opérative active.
§839). Il n'y a d'ailleurs pas de contradiction entre ces deux conclusions, car, à l'égard de la connaissance, l'appétit spontané n'est passif que dans l'ordre de la cause finale, celle-ci étant, comme nous l'avons dit [§244], la fin dans l'intention, c'est-à-dire une perfection précontenue dans l'agent à la façon d'un bien spécifiant son appétit. C'est bien ainsi, en effet, que les agents par connaissance se portent vers un objet, dès qu'il l'ont jugé convenable ou bon, en sorte que ce bien (ou cette fin) est le terme spécifiant leur appétit et leur action, Ainsi, cette motion de la fin, comme nous l'avons dit aussi [§222], bien que très réelle comme cause dirigeant l'action en la spécifiant, ne lui ajoute cependant aucune nouvelle perfection, parce qu'elle s'adresse à l'agent pleinement en acte premier, pour le faire passer à l'acte second en perfectionnant son effet, en sorte que l'appétit en recevant cette motion finale, reste une puissance opérative purement active.
Ainsi, au point de vue de la cause efficiente, c'est l'appétit qui est le principe actif: c'est lui qui a l'initiative lorsqu'il s'agit de faire passer un être de la puissance passive à l'acte. Et comme l'exercice de nos fonctions se définit par ce passage de la puissance à l'acte [Cf. définition de l'exercice, §772] il dépend donc de l'appétit. D'où les rapports d'influence mutuelle entre fonction de connaissance et d'appétit spontané.
1) Dans l'ordre de spécification, c'est la connaissance qui meut l'appétit spontané: c'est la raison pratique qui meut la volonté.
2) Dans l'ordre de l'exercice, c'est l'appétit qui meut la connaissance; c'est la volonté qui meut l'intelligence.
§840) 2. - L'appétit sensible. 1) Le critère de distinction réelle que nous venons de rappeler demande, semble-t-il, que dans l'ordre sensible, les deux fonctions d'appétit de lutte et d'appétit de jouissance soient conçues comme distinctes; car les opérations qui en découlent, se trouvent parfois irréductibles vis-à-vis d'un même objet, comme nous l'avons montré [§700]. Il ne faut cependant pas exagérer cette distinction, car souvent les opérations des deux appétits sensibles sont complémentaires.
De même, il est certain que tous les autres mouvements spécifiques de la vie affective sensible que nous avons distingués, sont complémentaires, comme le montre l'unité du mouvement appétitif sensible [§744], et par conséquent il ne demande pas pour s'expliquer d'autre puissance opérative que l'appétit «concupiscible» et «irascible».
2) D'autre part, il est certain que ces fonctions d'appétit sensible sont encore organiques comme les fonctions de connaissance sensible: car, trouvant en celle-ci leurs causes formelles, elles jouissent exactement du même degré de perfection ontologique: déjà plus immatérielles que les fonctions vitales d'ordre végétatif, elles appartiennent à l'ordre psychologique de la conscience, mais elles restent dépendantes du corps pour s'exercer; et nous avons indiqué l'état actuel du problème de leur localisation [§699].
§841) 3. - La volonté spirituelle. 1) Il est clair d'abord que les multiples actes de volonté distingués dans la première Section sont complémentaires, comme le montre leur loi d'unité [§791] et s'expliquent donc, par une unique puissance active. L'objet formel de la volonté, d'ailleurs, étant comme celui de l'intelligence une perfection pure, (le bien absolu) embrasse dans son universalité tous les aspects possibles et permet à la fonction active qu'il spécifie, de posséder virtuellement et de produire à elle seule, les divers mouvements que d'autres fonctions actives limitées par leur objet concret doivent se partager.
2) De même, la volonté étant, comme appétit spontané l'effet formel d'une fonction spirituelle et immatérielle, (la connaissance intellectuelle) est elle-même une puissance inorganique, directement enracinée dans l'âme spirituelle. Ainsi s'explique la pleine indépendance de sa liberté.
En résumé, dans l'homme, en dehors des propriétés quantitatives qui dépendent directement de la matière première, c'est dans l'âme spirituelle forme du corps que s'enracinent toutes les propriétés qualitatives, les structures corporelles, anatomiques et organiques, d'abord, puis le triple étage des puissances opératives:
1) Les énergies physiques et les fonctions vitales végétatives qui forment l'appétit naturel.
2) Les fonctions de connaissance sensible, extérieures et intérieures et les puissances appétitives sensibles qui en jaillissent fatalement; tous ces principes d'action étant distribués dans le corps selon leurs organes propres;
3) Enfin, directement entés dans l'âme spirituelle et capable par conséquent de fonctionner sans le corps, le triple rayon de l'intelligence active et opérative-passive et de la volonté; mais de telle sorte que l'unité et l'harmonie parfaites entre ces multiples et diverses activités trouvent leur source et leur raison d'être dans l'unité de l'âme, forme substantielle et principe profond d'action où tous ils s'enracinent.
C) Corollaires.
§842) 1. - Primauté de l'intelligence sur la volonté. Les philosophes ne sont pas d'accord sur ce problème; les uns sont volontaristes et préfèrent la volonté à l'intelligence; ainsi Platon [PHDP, §49], et Plotin [PHDP, §123] mettent le bien comme principe suprême d'explication, et cette tendance toujours reconnaissable chez les platoniciens se retrouve dans l'école actuelle de la philosophie des valeurs [PHDP, §606]; de même Duns Scot [PHDP, §285], suivi en cela par Descartes [PHDP, §331], soumettait finalement la valeur des sciences à la libre volonté divine. Les autres, qu'on nomme intellectualistes, se rattachent principalement à l'école d'Aristote et de saint Thomas [PHDP, §259, (2)] et chez les modernes, à celle de l'idéalisme rationaliste et aussi du positivisme. Mais chaque système a ses nuances propres qu'on ne peut négliger.
Sur le fond du problème, saint Thomas est comme d'habitude très modéré. On peut considérer les deux fonctions, soit en elles- mêmes, soit par rapport à certains de leurs objets. Au premier point de vue qui est celui de leur essence même, l'intelligence apparaît de soi plus parfaite parce que l'être, son objet formel, est plus simple et plus absolu que le bien, objet formel de la volonté [°1335]. Et l'on pourrait ajouter que, dans l'homme, c'est l'intelligence qui est source ontologique de la volonté, et non vice et versa.
Mais l'ordre de préséance peut se renverser à l'égard de certains objets particuliers; comme nous l'avons dit, en effet, le mouvement de la pensée tend à attirer à soi son objet, en sorte que celui-ci acquiert un mode d'être proportionné à notre esprit: s'il est matériel; il est surélevé en entrant dans l'ordre idéal; mais s'il s'agit d'un être plus parfait que nous, comme Dieu, il devra se proportionner à notre faiblesse et ne sera en nos pensées qu'imparfaitement. Au contraire le mouvement de la volonté se porte vers son objet pris en lui-même, et tend à en épouser la manière d'être et le degré de perfection moindre ou meilleur. Il vaut donc mieux penser aux choses matérielles que les aimer, mais il vaut beaucoup mieux aimer Dieu que le connaître. Et comme Dieu est le bien absolu lui-même, objet formel de la volonté, réalisé tel quel et en plénitude, on voit que par ce biais, la volonté peut reprendre l'avantage.
Au fond, dans l'âme, ces deux fonctions spirituelles sont au même niveau de perfection, celui qui définit spécifiquement l'homme; et si on les prend comme perfection pure, en se déployant toutes deux à l'infini, elles atteignent encore à une plénitude égale de perfection. C'est pourquoi la raison donnée par saint Thomas n'est pas d'une évidence absolue et la supériorité ontologique admise pour l'une ou l'autre faculté ne semble pas comporter de graves conséquences. C'est plutôt au point de vue de la méthode philosophique générale que l'intellectualisme se distingue nettement du volontarisme; tandis que celui-ci donne une grande importance à l'aspect affectif, et tend à expliquer les problèmes en décrivant la série des tendances et des actions, dont l'harmonieuse coopération produit le bien total, l'intellectualisme demeure une analyse plus abstractive et plus objective et explique en donnant les raisons d'être intrinsèques et extrinsèques parmi lesquelles l'explication volontariste n'est plus qu'un aspect partiel: celui de la cause finale. Il affirme ainsi sa supériorité: la philosophie étant le domaine par excellence de l'intelligence, c'est en adoptant son point de vue propre: celui de l'être et de l'intellectualisme, que l'on obtiendra la meilleure synthèse.
§843) 2. - Nature des habitudes. Les habitudes dont nous avons donné la riche classification chez l'homme [§814, sq.] supposent évidemment une réalité ontologique par laquelle elles perfectionnent, soit directement la substance elle-même, si elles sont entitatives, soit le plus souvent (car les habitudes opératives sont les plus nombreuses) les diverses fonctions dont elles favorisent l'activité. Elles sont des principes accidentels, appartenant à la qualité dont elles forment une espèce importante; et dans chacune des fonctions réellement distinctes, elles se multiplient elles-mêmes réellement, selon leurs objets formels; car elles se rapportent plus directement aux actes qu'aux facultés; et elles en suivent la plus grande multiplicité réelle.
D'autre part, il y a évidemment proportion ontologique entre la faculté et l'habitude qui la perfectionne, comme avec l'acte qui en découle, d'où la nature spirituelle des habitudes, comme les sciences et certaines vertus morales (ou vices correspondants) dont le sujet est l'intelligence et la volonté [°1336]. Ces dernières seules sont conservées de façon formelle et parfaite par l'âme séparée en sa survie. Quant aux autres habitudes, qui supposent les organes corporels, comme les facultés sensibles ou même physiologiques dont elles dépendent et qu'elles perfectionnent, elles ne restent dans l'âme séparée que virtuellement et radicalement. Mais, comme le veut la grande loi d'unité et de synthèse dont la dernière raison est l'unité substantielle de la nature humaine, assurée par l'unité de forme spirituelle où s'enracinent toutes les qualités et tous les phénomènes de la vie humaine, la multiplicité des habitudes réellement distinctes, comme celles des facultés psychologiques et autres puissances opératives de connaissance et d'appétit, constitue un tout harmonieux, un véritable organisme où par couches successives, les moins parfaites servent à l'épanouissement des plus parfaites. Ainsi, l'âme séparée emporte en sa survie avec ses deux seules fonctions spirituelles d'intelligence et de volonté, le résultat définitif de cette coopération de tous ces autres principes actifs qui, pendant la vie terrestre, ont forgé sous la direction de la volonté libre, sa personnalité et son caractère [§825]. L'éthique tirera d'importantes conséquences de cette psychologie [§1084, sq.].
§844) 3. - Application aux êtres sans raison. Ce qui est unifié dans l'homme se retrouve par fragments distincts dans les autres êtres de l'univers corporel en sorte que ceux-ci apparaissent comme le soubassement de plus en plus large d'une pyramide dont l'homme est le sommet placé par son âme spirituelle à l'horizon des deux mondes, des corps et des esprits [§643].
Nous avons déjà précisé, aux chapitres 2 et 3, la nature des formes substantielles et des puissances opératives, physiques ou vitales des règnes minéral et végétal; et ces mêmes fonctions actives sont, comme nous l'avons dit, leur appétit naturel [§837]. Le tropisme des plantes, par exemple, qui tournent leurs feuilles vers le soleil, et plongent leurs racines vers la terre, s'explique pleinement par leurs énergies physiques qui réagissent aux excitants externes (lumière, pesanteur, etc.) conformément à la direction ou finalité inconsciente que requiert leur fonction d'activité immanente de nutrition.
Reste le règne animal, où déjà nous avons montré, dans une âme plus immatérielle, la présence de fonctions psychologiques de connaissance [§507]; il faut donc aussi leur reconnaître des fonctions spéciales d'appétit spontané. Les animaux supérieurs qui jouissent des mêmes sens que l'homme, comme le chien, le singe, les oiseaux, les abeilles, etc., montrent par leurs réactions instinctives, qu'ils possèdent aussi les deux formes d'appétit: de jouissance et de lutte; et ils peuvent même, par le dressage ou l'éducation spontanée, acquérir un certain nombre d'habitudes, quoiqu'en une mesure beaucoup plus limitée que l'homme. Ils progressent surtout en habitudes entitatives corporelles: santé, vigueur, souplesse des membres, mouvements réflexes construits en système par les habitudes motrices, etc., qu'il faut, semble-t-il, identifier avec les dispositions physiologiques et structurelles de l'organisme mieux adapté ainsi à son rôle de sujet immédiat à l'égard des fonctions supérieures. Quant aux animaux inférieurs, au psychisme plus rudimentaire, ils n'ont de fonction appétitive que dans la mesure où ils sont capables de réactions conscientes et l'on rencontre bien des cas-frontières, ou ces réactions peuvent s'interpréter, soit comme de simples mouvements réflexes (d'appétit naturel) soit comme des premières manifestations d'appétit spontané: mouvements de répulsion ou d'attrait suivis d'états rudimentaires de plaisir ou de douleur, pour lesquels suffit le seul appétit de jouissance.
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