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b159) Bibliographie spéciale (Henri Bergson)
§585). Henri BERGSON naquit à Paris, le 18 octobre 1859, d'une famille juive d'origine étrangère. Après de brillantes études au lycée Condorcet où il manifesta des dispositions exceptionnelles pour les sciences, il opta pour la philosophie. Il eut pour maître à l'école normale, Ollé-Laprune et Boutroux; agrégé en philosophie en 1881, il professa à Angers et à Clermont jusqu'en 1888. Ce fut pendant ces années de réflexions qu'il découvrit l'idée centrale de son système, en approfondissant Herbert Spencer.
Il continua son enseignement à Paris et devint bientôt célèbre. Ses leçons au Collège de France, à partir de 1901, attirèrent des auditeurs nombreux et enthousiastes, tant par leur perfection littéraire que par leur doctrine qui libérait les âmes des entraves de la science positiviste et de l'idéalisme kantien. Il est mort en janvier 1941.
Bergson a exposé son système en quatre ouvrages fondamentaux, fruits de longues et consciencieuses réflexions, et qui marquent chacun un important progrès dans la doctrine: Essai sur les données immédiates de la conscience , en 1889, sa thèse de doctorat, où il expose sa méthode intuitive; Matière et Mémoire, en 1896, où il explique l'union de l'âme et du corps; L'évolution créatrice, en 1907, qui étend la théorie de la vie à tout l'univers; Les deux sources de la morale et de la religion, en 1932, où grâce à l'intuition mystique, il établit l'existence et la nature de Dieu. Il faut y ajouter quelques études secondaires sur le Rire (1900) et à propos d'Einstein, Durée et simultanéité (1922) et bon nombre d'articles de revues ou conférences, dont les principaux ont paru en volumes: L'énergie spirituelle (1919); La pensée et le mouvant (1933).
Principe fondamental et division.
§586). Le bergsonisme est un des derniers grands systèmes de philosophie moderne. Il est pleinement unifié par un principe original, capable de constituer une philosophie assez complète. On peut le formuler ainsi:
Le réel, objet de la science philosophique, n'est pas l'être stable connu par les concepts intellectuels, mais le DEVENIR PUR, où l'intuition découvre l'universelle explication des choses.
Ce principe évidemment ne comporte pas de preuve, ni inductive, ni déductive au sens thomiste: il est lui-même l'objet d'une intuition fondamentale. Le premier caractère du système est d'être un INTUITIONISME. On peut cependant en montrer l'origine historique pour mieux en saisir la portée.
1) Bergson, comme tous les modernes, est vivement frappé de la stabilité et des progrès des sciences physico-mathématiques, en face des fluctuations et des contradictions de la philosophie. Il en trouve la cause dans la perfection de la méthode expérimentale, soucieuse de proportionner la certitude des conclusions à l'observation de faits incontestables, de sorte que ses résultats sont aisément acceptés par tous. Bergson décide de transporter cette méthode rigoureuse en philosophie: «D'une manière générale, écrit-il, nous estimons qu'un objet qui existe est un objet qui est perçu ou qui pourrait l'être» [°1819], tout objet de concept restant d'ordre idéal. Aussi le bergsonisme est-il un EMPIRISME radical.
2) Cependant, cette valeur éminente de la méthode expérimentale était déjà proclamée par le kantisme et le positivisme, dont la doctrine régnait sans conteste dans l'enseignement officiel qui forma Bergson; mais ni l'un ni l'autre système ne l'avait cru possible en métaphysique. La bonne méthode et l'infaillible vérité, au sens propre, restaient pour eux le monopole des sciences (au sens moderne) et ne pouvait dépasser le monde des phénomènes, du relatif. Bergson, suivant l'instinct profond de notre nature, sentit que l'absolu ne pouvait ainsi rester inaccessible. Il le chercha sous le relatif, et trouva, en physique, le mouvement même, le temps réel que les formules mathématiques laissaient échapper; en psychologie, la conscience, la vie avec sa poussée active que négligeait l'associationisme à la mode. Le devenir, le temps, l'élan vital, la conscience, ces quatre mots désignent l'unique réalité, objet de la philosophie bergsonienne qui s'affirme ainsi comme un RÉALISME, original mais convaincu.
3) Constatant en même temps que cette unique réalité échappait totalement à la science mathématique, tenue jusque là pour seule valable, Bergson considéra cette impuissance comme essentielle à toute activité intellectuelle abstractive, et chercha, pour philosopher, une autre faculté que l'intelligence: l'intuition. Sa doctrine devint ainsi un ANTI-INTELLECTUALISME sans restriction.
Bref, si la philosophie nouvelle, comme toutes les autres, veut expliquer le réel tout entier jusqu'en ses fondements, ce réel coïncide pour elle avec le devenir pur. Cette vue centrale suggérait une nouvelle méthode qu'il fallait appliquer à l'univers sous ses multiples aspects. Historiquement, Bergson, psychologue de race, commença par l'introspection de son propre moi; mais dans un exposé synthétique, l'homme n'est qu'une partie de l'univers dont il faut traiter d'abord; tout l'édifice est enfin couronné par Dieu. D'où, quatre paragraphes:
1. La méthode: Intelligence et intuition.
2. L'intuition biologique: l'univers.
3. L'intuition psychologique: le moi.
4. L'intuition mystique: Dieu.
§587). Le principe fondamental de Bergson renouvelle la doctrine d'Héraclite [§8]; mais, tandis que l'antique système du Ve siècle avant J.-C. affirmait le devenir pur par ignorance des procédés de notre intelligence abstractive, le philosophe du XXe siècle a conscience de s'opposer aux méthodes rationnelles et scientifiques reçues qu'il connaît parfaitement. C'est pourquoi, avant d'établir positivement sa méthode nouvelle, il critique à fond notre intelligence.
A) Critique de l'intelligence.
Bergson a clairement dit ce qu'il entend par «intelligence» à laquelle il reproche une incapacité philosophique radicale, dont il nous donne l'explication.
1) Définition. Il n'est pas dans les habitudes de Bergson de donner des définitions fixes, mais on peut exactement résumer ses descriptions en disant que l'intelligence est la faculté de saisir analytiquement ou abstractivement les objets extérieurs. Elle embrasse donc les différentes activités de connaissance que la psychologie expérimentale moderne classe précisément sous la rubrique «intelligence».
D'abord, la sensation, connaissance analytique des sens externes (vision, audition, etc.) dont l'objet, selon Bergson, est bien une qualité sensible, immédiatement saisie comme extérieure et essentiellement étendue: thèse pleinement conforme en cela au thomisme.
Puis, la perception qui saisit l'individu comme un tout distinct des autres et est douée normalement des mêmes qualités d'objectivité.
Puis, tout l'appareil des sciences physico-mathématiques, avec leurs notions et définitions précises, leurs lois et raisonnements rigoureux, et le couronnement de leurs grandes théories.
Enfin, toutes les connaissances générales appartenant au bon sens, aux dogmes religieux et aux divers traités de la philosophie. On voit que ces diverses connaissances sont tournées vers l'extérieur. Bergson ne nie pas qu'il y ait aussi une psychologie intellectualiste, usant de l'introspection; mais il note que la vie intérieure devient alors une conscience spatialisée, où tout se passe comme dans le monde physique, et qui est ainsi extérieure à la vraie conscience.
2) Critique. L'intelligence ainsi comprise et dans toute son ampleur, est déclarée radicalement incapable de connaître la réalité. Celle-ci, en effet, selon le principe fondamental, est un pur devenir, dont les deux propriétés essentielles: la continuité simple et indivisible, et la fluidité mouvante, s'opposent aux deux caractéristiques de toute connaissance intellectuelle: la délimitation précise des objets de pensées bien séparés les uns des autres, et la stabilité des essences définies qui restent éternellement, immuablement et nécessairement ce qu'elles sont.
Bergson adresse le plus souvent ses critiques au concept abstrait qui est en effet la pièce maîtresse de l'intelligence; et il y découvre deux tares congénitales qu'il appelle, par opposition à l'image du devenir pur, seul réel, le morcelage du réel: car «toute division de la matière en corps indépendants, aux contours absolument déterminés, est une division artificielle» [°1820], et la solidification du fluent qui est aussi la momification de la vie, ou la cristallisation du devenir. La méthode intellectuelle, pour définir la vie, est comparable à celle des cinématographes qui recomposent le mouvement par une succession rapide de vues stables.
3) Explication. Cette incapacité naturelle de notre intelligence serait inadmissible si on ne l'expliquait pas: la théorie de l'évolution [§591] le fera mieux comprendre. Disons dès maintenant que, selon Bergson, l'intelligence n'est pas faite pour la spéculation, mais pour l'action. Elle est connaturelle à la matière; cependant, la nature nous l'a donnée non pas pour connaître l'essence de cette matière [°1821], mais pour la dominer, pour briser ou tourner l'obstacle qu'elle oppose à la vie.
C'est pourquoi elle est moulée exactement sur la matière dont les deux propriétés sont l'extension divisible en figures déterminées (d'où le morcelage), et l'inertie stable et morte (d'où la solidification du fluent). Ainsi ces deux caractères du concept qui sont des tares pour la spéculation, sont au contraire merveilleusement adaptés à l'action, comme le prouvent les réussites de la science moderne appliquée à la conquête du monde. De plus, ils ont permis l'invention du langage, dont les mots multiples et bien définis correspondent parfaitement aux concepts morcelés et stables; par là sont rendues possibles l'entraide sociale et la transmission des progrès accomplis aux générations nouvelles, ce qui multiplie les chances de succès.
Ainsi l'intelligence, à cause même de ses tares spéculatives, est une faculté naturelle très précieuse. En ce sens Bergson a reconnu que la métaphysique d'Aristote constituait la structure naturelle de l'intelligence humaine.
B) L'intuition.
§588). Bergson ayant admis, après Kant et A. Comte, l'illusion de toute métaphysique intellectuelle, ne renonce cependant pas à la métaphysique; car il a découvert une autre faculté ou méthode philosophique: l'intuition; et malgré la difficulté d'en parler en phrases conceptuelles, il la décrit, en prouve l'existence, et en indique le chemin.
1) Description de l'intuition. La façon la plus claire de comprendre l'intuition est de l'opposer à la connaissance abstractive, soit dans son activité, soit dans l'objet connu.
En elle-même, elle exclut tout intermédiaire de concept [°1822]. elle est donc une coïncidence entre le connaissant et le connu. Aussi paraît-elle convenir éminemment à la psychologie, où l'identité du moi connu et du moi connaissant est incontestable.
Mais elle peut s'appliquer à d'autres objets: elle consiste alors à se porter à l'intérieur de la chose, par une sorte de sympathie divinatoire, analogue au sens artistique.
L'un et l'autre cas étant un contact immédiat, elle exclut toute combinaison d'idées, tout raisonnement: elle nous livre d'un seul coup le réel en sa plénitude. Bref, selon Bergson lui-même, «on appelle intuition, cette espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable» [°1823].
Cet objet à l'intérieur duquel nous transporte l'intuition, est évidemment, selon le principe fondamental, le Devenir pur: de là, d'autres caractères de l'intuition:
Elle saisit le simple, l'indivisible, qui contient sans distinction toutes les richesses des aspects multiples distingués par les concepts: aussi, les antinomies contradictoires, auxquelles aboutit l'intelligence presqu'en chaque problème [°1824], se résolvent aisément en remontant par l'intuition jusqu'à la racine commune et simple qui est le réel fluent.
Elle atteint ce réel par le dedans, en lui-même, par ce qu'il est, et non pas, comme l'analyse, en essayant de le ramener à un concept préexistant, ce qui est l'expliquer par ce qu'il n'est pas: en un mot, elle atteint l'absolu et non le relatif.
Mais cet absolu pleinement indépendant, n'est-il pas le tout, l'unique, l'infini? Ce serait logique, mais Bergson, retenu par l'expérience de sa propre intuition fragmentaire et progressive, affirme nettement que notre connaissance (intuitive) du réel est limitée, mais non pas relative, ajoutant qu'elle pourra être reculée indéfiniment [°1825]. La pensée bergsonienne est ici en équilibre instable, susceptible de précieuses rectifications [°1826], ou de glissement vers le panthéisme.
2) Existence de l'intuition. Une méthode si parfaite, même si elle n'atteint pas d'un seul coup l'infini, est-elle possible à l'homme? Bergson le croit, parce qu'il en trouve des traces dans l'instinct et même dans l'intelligence.
L'instinct des animaux, surtout dans les branches les plus évoluées (comme les abeilles), se manifeste du premier coup si merveilleusement adapté à l'action, et donc à la vie, qu'il en est évidemment l'intuition parfaite. Malheureusement, il s'extériorise tout entier en action: il est une conscience endormie qui possède la réponse aux grands problèmes de l'origine, de l'essence, du but de la vie, mais qui ne se pose aucune question; tandis que l'intelligence, plus dégagée de la matière, soulève ces problèmes et ne peut les résoudre. Mais puisque, selon le principe fondamental, instinct et intelligence ne sont que les manifestations complémentaires de la même réalité, il nous est possible de remonter le courant et de pénétrer à l'intérieur de l'instinct pour y découvrir intuitivement les secrets du réel.
D'ailleurs, plus près de nous, autour de notre intelligence, il existe une «frange indécise et floue, qui est une véritable intuition, quoique vague et surtout discontinue». Et Bergson énumère les objets qu'elle éclaire de loin en loin, et pour quelques instants à peine: «Notre personnalité, notre liberté, la place que nous occupons dans l'ensemble de la nature, notre origine, et peut-être aussi notre destinée» [°1827].
3) Méthode intuitive. Reste à capter ces «intuitions évanouissantes» pour en tirer une philosophie. Cette méthode ne nous étant plus naturelle, il faut d'abord s'y préparer par une «lente et consciencieuse analyse», qui nous familiarise avec tous les documents qui concernent l'objet de notre étude.
Puis il faut surtout, par un effort que Bergson reconnaît «douloureux», renverser le cours ordinaire de notre esprit, nous dépouiller de nos habitudes invétérées de penser par concepts, pour que notre vision coïncide avec la vie (le réel) qui est avant tout action et vouloir. Cette étape essentielle a fait définir l'intuition: «la faculté de voir, immanente à la faculté d'agir, qui jaillit en quelque sorte de la torsion du vouloir sur lui-même» [°1828].
Enfin, chaque intuition étant fragmentaire, Bergson préconise la méthode de recoupement, où de nombreux philosophes, abordant le réel par divers côtés, se confirment et se complètent mutuellement, de sorte que leur accord sur un point, par exemple sur l'immortalité de l'âme, équivaille pratiquement à la certitude.
Mais comment les philosophes se communiqueront-ils leurs résultats, puisqu'ils n'ont à leur usage que les mots faits pour les concepts intellectuels? Ce sera en cherchant des concepts flous, malléables, en corrigeant la rigidité des termes abstraits par des images concrètes. De là, le style riche de brillantes métaphores où Bergson est passé maître, et qu'il emploie méthodiquement pour suggérer ses intuitions.
C) Valeur de la méthode intuitive.
§589). Pour apprécier complètement cette méthode, il faudrait reprendre toutes les thèses de la psychologie et de la critériologie. Signalons seulement les points essentiels.
1) L'appel à l'intuition pour fonder la vérité métaphysique est pleinement justifié. La méthode thomiste, elle aussi, base toute science sur la double intuition du concret par les sens externes, et de l'être et des premiers principes par l'intelligence [§262]. La critériologie reconnaît et justifie pleinement la valeur de cette première étape intuitive de notre connaissance.
2) De même, la critique bergsonienne de l'intelligence est efficace contre les sciences physico-mathématiques, incapables d'exprimer en leurs formules les substances, la réalité du mouvement, et moins encore, la vie et la conscience. Les savants eux-mêmes, avec Duhem et Poincaré, reconnaissent que leurs théories n'ont qu'une valeur en grande partie symbolique [°1829].
3) Cependant, il est incontestable que Bergson n'a pas seulement condamné et rejeté les abus de l'intellectualisme, mais toute connaissance intellectuelle en général. Il dénie à la perception sensible et à toute notion abstraite la capacité d'exprimer le réel tel qu'il est. Son erreur fondamentale est de chercher en dehors du concept une intuition philosophiquement valable: car cette intuition n'existe pas, et d'ailleurs, le concept abstrait bien compris fonde une métaphysique infailliblement vraie, à base intuitive.
La notion d'intuition est très complexe, et pour démêler le vrai du faux dans la pensée bergsonienne, plusieurs distinctions sont requises.
Une connaissance s'appelle intuitive, lorsqu'elle est, soit sans aucun intermédiaire ou immédiate, soit relative au concret, au réel existant.
Ces deux conditions sont pleinement réalisées dans la connaissance sensible externe; c'est une intuition au sens strict, mais qui n'est pas encore scientifique, car elle ne saisit l'objet que sous un aspect concret sans donner aucune raison d'être.
Dans le même ordre pré-scientifique, il y a l'intuition-divination, au sens vulgaire, qui est la faculté de formuler exactement le jugement, l'appréciation, la solution requise, sans chercher ni réfléchir, du premier coup; elle est donc immédiate et porte aussi d'ordinaire sur les événements concrets. Son existence est un fait: on la constate, par exemple dans la mère devinant son enfant, dans le poète, l'artiste, etc.; mais elle n'est pas une faculté spéciale, elle n'est que l'exercice spontané de l'intelligence, collaborant étroitement avec l'activité sensible (perception, imagination créatrice) pour connaître le même objet matériel [°1830] concret. Elle n'est pas infaillible et exige le contrôle actif de la raison discursive; elle ne peut donc fonder une philosophie valable. Il faut en dira autant de la connaissance par sympathie affective, ou par connaturalité [°1831].
Avons-nous une intuition intellectuelle? Au sens strict, oui, pour l'existence de notre propre moi pensant, mais pas pour son essence, - non, pour tout autre objet externe; car l'existence de Dieu suppose l'analogie avec le réel sensible, et l'existence de celui-ci, inséparable de la matière, est laissée de côté par nos concepts abstraits. Même si on n'admet pas qu'il faille un raisonnement pour porter un jugement intellectuel d'existence vraiment valable [°1832], il faut au moins refuser à tous nos concepts la connaissance directe du singulier matériel: le caractère immédiat n'y est donc pas pleinement sauvegardé.
Mais s'il s'agit de l'intuition au sens large, le concept en est tout imprégné. Il exprime en effet une nature (par exemple, le concept de plante, la nature de vie végétative) qui n'est pas une image subjective, considérée comme semblable au réel, mais qui est par identité le réel même: ici, la vie végétative de toutes les plantes (actuelles ou possibles); cette identité est sans doute d'ordre spirituel ou intentionnel et sauvegarde la distinction réelle du connu et du connaissant dans l'ordre physique; elle n'exclut pas l'intermédiaire subjectif qui est l'espèce impresse; mais celle-ci n'est qu'un pur moyen de connaître et nullement l'objet directement connu; il y a donc bien contact immédiat avec le réel, intuition; au sens large pourtant, parce que l'existence concrète est absente du contenu direct du concept, qui est de l'ordre abstrait et idéal.
Bergson ignorant cette théorie profonde de saint Thomas, toutes ses critiques portent à faux; tandis que lui-même, en parlant de coïncidence, sans distinguer si elle est d'ordre physique ou intentionnel, laisse planer sur son intuition une très dangereuse ambiguïté: car dans l'intuition de l'infini, la coïncidence physique est l'affirmation même du panthéisme.
Au sommet de la science on trouve encore une sorte d'intuition dans la contemplation des conclusions devenues évidentes par démonstration; mais sa valeur repose sur celle des concepts dont il vient d'être question.
Enfin, il y a l'intuition mystique qui est certes capable de dépasser le concept et de nous découvrir d'ineffables secrets: mais elle est d'ordre surnaturel et ne peut fonder une pure philosophie [°1833].
Ainsi Bergson rejette explicitement, en condamnant le concept, l'intuition au sens large qui fonde solidement la vraie métaphysique; et il rassemble sous le nom d'intuition philosophique, toutes les autres formes de connaissance intuitive qui, par elles-mêmes, sont incapables de baser une philosophie.
On pourrait dire cependant qu'en reconnaissant autour de l'intelligence la frange d'intuition, il désigne cette intuition au sens large seule valable; et cela explique la part de vérité souvent remarquable qu'il retrouve en appliquant sa méthode aux divers aspects du réel.
§590). En abordant l'explication de l'univers, Bergson constate que tout se passe comme si un large courant de conscience, un Élan vital avait été lancé à travers toute la matière pour l'entraîner à l'organisation: on peut donc parler ici d'une intuition biologique.
Mais il importe de ne pas se laisser éblouir par les brillantes métaphores qui nous suggèrent cette intuition: pour saisir le sens qu'elles recouvrent, nous préciserons le problème à résoudre, la signification de l'élan vital, et les corollaires qui en découlent pour l'homme et la matière.
A) Le problème.
Comment expliquer par intuition l'univers actuel, tel que nous le décrivent les sciences astronomiques, physiques, chimiques, biologiques et même psychologiques? Tel est le problème; il ne s'agit pas de savoir l'origine du monde, s'il s'explique par soi ou vient d'un créateur distinct, c'est là un autre problème que la métaphysique doit résoudre, mais qui est réservé à un autre effort d'intuition [°1834].
Or, selon Bergson, tout s'explique dans l'univers en admettant comme unique réalité la vie, non pas bloquée dans une espèce, mais progressive, avançant par création successive, un Élan vital. Il est vrai qu'une partie de l'univers et, semble-t-il, la plus notable, est privée de vie; mais, selon Bergson, la vie n'est pas réservée à notre petite terre; elle fleurit probablement sur des planètes analogues dans tous les systèmes stellaires, et peut-être y réussit-elle beaucoup mieux que chez nous. De plus, par un dernier approfondissement, l'intuition de l'Élan vital permettra de revenir en arrière et de comprendre la matière et ses lois astronomiques et chimiques.
Ainsi, le problème se restreint d'abord à saisir le sens de la vie sur notre globe; et Bergson, rencontrant les explications mécanistes et évolutionnistes que la synthèse d'H. Spencer avait étendues à l'univers [§480], les réfute pour leur substituer l'Élan vital: celui-ci a ainsi une signification à la fois négative et positive.
B) Signification de l'Élan vital.
§591). Par l'analyse heureuse de quelques faits très bien choisis, Bergson montre d'abord que la vie ne peut se ramener à aucune activité physico-chimique, et que le développement des espèces ne peut pas être dû à des influences extérieures (milieu, lutte pour la vie, etc.), soit qu'elles s'exercent lentement, soit qu'on admette des variations brusques conservées par hérédité: cette critique du darwinisme positiviste est excellente.
Il rejette aussi la théorie finaliste, selon laquelle le germe contiendrait totalement la perfection des nouvelles espèces, quoique d'une façon virtuelle, comme le modèle de l'artiste contient le chef-d'oeuvre: il y a, selon lui, dans l'évolution de la vie, une richesse toujours nouvelle qui jaillit d'une façon imprévisible, comme une création qui n'était pas dans les degrés précédents: l'affirmation d'un Élan vital résume d'abord ces diverses réfutations.
Puis, positivement, cet Élan donne une réponse au problème de la vie et en résout les difficultés, à condition de le prendre comme l'absolu, objet d'intuition. On le voit alors comme un acte simple, une force à la fois synthétique, unique, contrariée.
Synthétique, toutes les perfections des espèces vivantes y sont contenues, non pas comme des parties formant un tout, mais à «l'état d'implication réciproque», comme constitutives d'une chose simple dont elles deviendront plus tard des points de vue complémentaires, après en être sorties comme des richesses imprévisibles, vraiment nouvelles [°1835].
Unique, ce qui explique la similitude des fonctions et des organes dans des vivants par ailleurs indépendants.
Contrariée enfin, car en considérant la matière comme un obstacle, les multiples détails dont les arrangements paraissent si compliqués du dehors, se comprennent d'un seul coup, comme l'acte simple de plonger la main dans de la limaille explique d'un seul coup les multiples arrangements des petits grains trouvant un nouvel équilibre.
Ainsi, l'extraordinaire variété des formes vitales se manifeste, vue du dedans, comme un grand arbre dont la racine est l'Élan vital, cherchant à se déployer, comme nous le voyons en nous, dans la plénitude de la vie spirituelle. Mais «l'équilibre instable des tendances» que cet Élan synthétise en sa simplicité, et la résistance de la matière ont exigé le déploiement en gerbe. Les multiples espèces représentent des essais variés de la vie pour progresser; beaucoup de ces voies étaient des impasses: la conscience n'a pu passer et a tournoyé sur place, d'où la fixité des espèces. Mais dans quelques grandes directions que Bergson reconstitue ingénieusement, le progrès a réussi, à travers la torpeur de la vie végétative, vers l'activité toujours plus grande de la vie animale, grâce à la conquête d'un système nerveux toujours plus parfait. Ainsi les espèces ne se suivent pas en ligne droite, mais beaucoup sont complémentaires, souvent deux à deux, représentant diverses solutions d'un même problème.
Sans insister sur les degrés inférieurs, notons qu'au sommet, les deux réussites les plus parfaites sont l'instinct dans les animaux à vie sociale; comme les abeilles et les fourmis, et dans l'homme, l'intelligence. L'instinct est la faculté d'utiliser et même de construire des instruments organisés; c'est pourquoi il réussit parfaitement du premier coup; mais il est essentiellement spécialisé et ne peut dépasser un groupe d'activités fermé. L'intelligence est la faculté de fabriquer des outils inorganiques, distincts de nos membres: au début, elle réussit moins parfaitement; mais chaque instrument crée des besoins et des activités nouvelles. Aussi reste-t-elle ouverte à un progrès indéfini et sa supériorité éclate lorsqu'elle a inventé des machines à faire des outils.
Entre les deux, il y a, selon Bergson, une différence non seulement de degré, mais de nature, comme entre le fermé et l'ouvert. Cependant, ils sont complémentaires, de sorte qu'à côté de l'instinct il y a des traces d'intelligence, et autour du noyau lumineux de notre intelligence demeure une frange d'instinct qui nous a rendu possible la méthode intuitive.
C) La matière.
§592). Appuyé sur son principe fondamental, affirmant que le seul réel est le Devenir Pur, Bergson doit expliquer par l'Élan vital la matière elle-même: il y réussit en prenant la vie au point de vue négatif. Ainsi les trois propriétés de la matière, inertie, extension, nécessité, se comprennent pleinement.
Si, en effet, on nie le mouvement vital en arrêtant son progrès, on se trouve en présence d'une inertie où l'activité fait place à la passivité.
En prenant ainsi la direction opposée à la simplicité de l'Élan, on obtient une composition de parties qui, en s'étalant, forment l'espace géométrique.
Et puisque la poussée vitale est créatrice, imprévisible, et donc libre, sa suppression produira la nécessité des lois de la nature où les antécédents permettent de prévoir infailliblement les conséquents.
Mais cette explication relève de l'intuition inexprimable, et, pour la suggérer, Bergson multiplie les images; il définit la matière par une espèce de descente, et cette descente, par une interruption de montée; elle est du psychique inverti, de l'Élan vital en régression, elle est donc un relâchement de l'inextensif en extensif, et par là, de la liberté à la nécessité [°1836]. Bref, elle est, en négatif, tout ce que la vie est en positif.
D) Monisme ou Pluralisme.
§593). Il est impossible d'apprécier la pensée bergsonienne sans la préciser en l'achevant, parce qu'elle refuse de s'exprimer en concepts, ce qui est pourtant notre mode naturel de penser. Or, la théorie de l'Élan vital est susceptible de deux achèvements contradictoires, entre lesquels elle se tient en équilibre instable, un peu dans l'abstrait ou l'indécis, comme un genre entre ses deux espèces:
1) Interprétation moniste: l'Élan vital est alors compris comme l'unique substance, rigoureusement absolue, donc infinie et nécessaire, s'expliquant par soi comme Dieu même: on ne peut donc éviter le panthéisme évolutionniste; et la théorie n'est plus qu'un tissu inintelligible de contradictions qui ne se soutient que par le mirage des métaphores: car on pose en principe que ce qui est, c'est ce qui n'est pas, mais devient. Le titre même d'évolution créatrice est une absurdité, affirmant que le moins de soi produit le plus.
Bergson a protesté contre cette interprétation [°1837], affirmant que la théorie de l'Évolution créatrice était plutôt favorable à la distinction du monde et de Dieu, bien que ce problème n'y soit pas encore résolu. Il faut reconnaître que l'explication moniste, quoique presque inévitable, ajoute à la pensée bergsonienne, et qu'il est possible de compléter celle-ci d'une façon plus favorable au vrai.
2) Interprétation pluraliste. L'Élan vital pourrait se comprendre comme jaillissant d'une Source, réellement distincte, qui serait l'activité infinie et libre du Créateur. Alors, l'évolution des espèces exprime le plan du Créateur, que le philosophe retrouve en regardant les faits par le dedans: les degrés inférieurs apparaissent rétrospectivement comme liés aux supérieurs, comme préparation, mais sans les contenir: il y a nouveauté et création, mais expliquée par le Créateur immanent à son oeuvre, tandis que la matière représente le côté négatif, jouant le rôle de limite, source de multiplicité et de nécessité, analogue à celui de la puissance pure en thomisme. Cette idée est très juste et si certains détails des reconstructions bergsoniennes restent discutables, par exemple, la présence de la vie sur d'autres planètes, ils sont présentés comme hypothèses et non comme certitudes.
Mais cette explication, elle aussi, complète la pensée bergsonienne dans la mesure où elle affirme Dieu comme une substance immuable, et le monde comme formé d'individus substantiels obéissant à leur loi immanente d'évolution, en agissant les uns sur les autres: car nous retrouvons des notions intellectuelles, étrangères à l'intuition. Celle-ci ne reconnaît pour réelle que la pure ligne de l'évolution vitale, dont le jaillissement simple n'est pourtant ni l'unique substance panthéiste, ni les multiples substances créées, émanant de Dieu selon les vieilles lois de la causalité. Mais pour se tenir constamment sur cette pointe délicate, il faut le merveilleux talent d'équilibriste de Bergson.
Ajoutons que cette position n'est pas seulement incomplète, mais erronée en tant qu'elle affirme l'impossibilité de connaître avec une certitude métaphysique, autre chose que cette réalité mobile.
§594). Puisque nous portons en nous une émanation de l'Élan vital, l'intuition doit nous éclairer sur notre vie personnelle. Pour comprendre les solutions de Bergson, il faut préciser le problème auquel elles répondent.
A) Le Problème.
Au moment où Bergson écrivait ses premiers ouvrages, les philosophes appliquaient au monde de la conscience les mêmes procédés que la science emploie pour étudier le monde externe. La substance de l'âme étant réputée inaccessible comme tout absolu (conformément au kantisme et au positivisme), l'objet de la psychologie était le phénomène ou fait de conscience (phénoménisme).
Il s'agissait d'en découvrir les éléments primitifs et les lois d'évolution (associationisme). De plus, par souci d'unité, beaucoup ramenaient la conscience à un simple aspect du fait physiologique, de sorte qu'à chaque fait interne répondait une modification cérébrale dont la conscience était l'épiphénomène (parallélisme psychophysique).
Cette prétention de la science à expliquer notre vie intime était-elle légitime? Était-il interdit de retrouver notre moi absolu, spirituel, étudié par une psychologie métaphysique? Tel était le problème. Bergson le résolut en dénonçant les méfaits de la méthode intellectualiste et en demandant à l'intuition, non seulement de fournir l'objet propre de la psychologie; mais aussi d'expliquer l'union de l'âme et du corps, et enfin, la nature du corps lui-même.
B) Solution.
§595) 1) Objet de la psychologie. La réalité de notre moi, de notre vie intérieure, objet de la psychologie, n'est pas une série de phénomènes, mais la DURÉE ou le temps réel, participation de l'Élan vital qui constitue l'unique réalité.
Nous avons ici un cas particulier de la méthode intuitive, et même celui que chacun peut le plus facilement expérimenter. Il suffit de conduire notre introspection au-delà des divisions et des schémas conceptuels jusqu'aux données immédiates de la conscience; nous y rencontrerons le courant de la durée, avec ses trois propriétés opposées à la matière:
a) La continuité. Comme l'Élan vital, notre durée est essentiellement simple; en elle les phénomènes considérés comme distincts et successifs par l'intelligence, s'emboîtent et se fondent, serrés comme en leur racine où ils s'identifient en durant: la conscience est un courant continu. C'est pourquoi l'associationnisme et le phénoménisme ne sont que des théories artificielles.
b) L'hétérogénéité. Cette simplicité n'est pas celle d'un point immobile ou d'un courant uniforme: c'est celle d'un progrès créateur. En nous comme dans l'univers, les nouvelles manifestations vitales possèdent une perfection supérieure qui n'est nullement contenue dans la précédente: ainsi, à la sensation succèdent la perception et les images, et celles-ci, de plus en plus parfaites, engendrent les idées et les sciences. Cette propriété de s'enrichir de qualités toujours nouvelles en s'écoulant, s'appelle l'hétérogénéité qui oppose notre vie à la matière homogène, dont toutes les parties ont même nature et où le mouvement n'est qu'une répétition sans progrès.
L'hétérogénéité réfute la théorie évolutionniste de Spencer, Taine, etc., cherchant à expliquer la richesse croissante de notre vie en la ramenant aux degrés inférieurs des faits physiologiques.
Elle distingue aussi la durée, ou temps réel de notre moi, du temps étudié par les sciences physico-mathématiques. Ce dernier, selon Bergson, n'est qu'un réceptacle vide et stable, extérieur au mouvement; de sorte que, en réduisant par exemple de moitié l'unité de temps, les lois et prévisions astronomiques resteraient vraies, tandis qu'on ne pourrait diminuer en nous le temps réel sans que la conscience affirme une diminution d'enrichissement.
c) Liberté. Enfin notre durée, comme l'Élan vital, est un absolu: elle constitue notre personnalité; l'activité où elle s'exprime est ainsi pleinement indépendante et imprévisible, et donc, essentiellement libre. «Si l'on convient, dit Bergson, d'appeler libre tout acte qui émane du moi et du moi seulement, l'acte qui porte la marque de notre personne est véritablement libre, car notre moi seul en revendiquera la paternité» [°1838].
Par le fait, toutes les objections déterministes sont résolues; car elles supposent dans la conscience des parties distinctes et successives, pensées, sentiments, actes, etc., se conditionnant comme la cause et l'effet. Mais pour la même raison, Bergson récuse aussi les défenseurs intellectualistes de la liberté, et il s'en tient à l'affirmation intuitive de la conscience qui saisit la liberté comme un aspect de notre moi, ou durée réelle.
Cette durée s'identifiant au Devenir pur, seule réalité, (conformément au principe fondamental), on peut considérer la liberté comme une propriété de tout être vivant; mais il y a des degrés dans les manifestations de l'Élan vital, et au sens propre la liberté n'apparaît qu'au sommet: l'instinct lui-même reste prisonnier des mécanismes qu'il a montés: l'homme seul a réussi à briser sa chaîne [°1839].
De même les trois propriétés qui caractérisent la durée et donnent à la psychologie un objet propre, opposé à la matière, appartiennent à l'Élan vital, de sorte que Bergson proclame l'immatérialité de la vie en général, mais c'est dans l'homme seulement que la spiritualité réussit vraiment à se réaliser. Après avoir conquis la liberté, notre moi soutenu par la formidable poussée de l'Élan vital est capable de vaincre bien des obstacles, «peut-être même la mort» [°1840].
Ici se pose le problème de l'immortalité de l'âme; Bergson refuse de le résoudre en partant de la définition de l'âme, substance spirituelle: il s'en rapporte à l'expérience intuitive, soit psychologique, soit mystique. La première, en constatant l'indépendance de l'activité vitale vis-à-vis du corps, conclut à la grande probabilité d'une survie, au moins temporelle. La seconde, en montrant quelques âmes privilégiées, unies à l'éternelle activité de Dieu «par participation de l'essence divine», est une précieuse indication. Mais il faut attendre de nouvelles intuitions pour préciser la solution: «le problème doit rester ouvert» [°1841].
§596) 2) Union de l'âme et du corps. L'intuition n'établit pas seulement la distinction radicale du corps et de l'âme, elle saisit leur union; et, puisque notre moi est durée, c'est par la mémoire que se manifestent le mieux à la fois l'indépendance et la solidarité de l'activité spirituelle vis-à-vis du cerveau.
Bergson distingue d'abord deux mémoires très différentes:
a) La mémoire-habitude (ou mémoire-motrice) est l'aptitude à reproduire un texte ou une action apprise par coeur: elle a tous les caractères de l'habitude corporelle (habitude au sens moderne); elle s'acquiert peu à peu, par l'exercice; elle tend à l'inconscient; elle consiste en une série de mouvements enchaînés en un ordre fixé; elle a son siège dans le corps, surtout le cerveau dont les centres moteurs dirigent le déroulement des actes: elle se rappelle, c'est-à-dire reproduit exactement dans le présent la même action.
b) La mémoire-pure, au contraire, (ou mémoire-souvenir) se met d'emblée dans le passé; elle conserve l'événement dans sa totalité, sans le diviser; elle consiste à se souvenir, c'est-à-dire à reconnaître un fait passé comme nous appartenant, parce que nous continuons à le vivre actuellement.
Or des faits, soit pathologiques, soit de vie normale, démontrent que les souvenirs se conservent indépendamment du cerveau. Ainsi, certains blessés, malgré la perte d'une partie du cerveau, ont retrouvé tous leurs souvenirs [°1842]: en conséquence, la mémoire pure, selon Bergson, est d'ordre spirituel: elle n'est pas une faculté organique, localisée dans le corps, mais elle est dans l'âme.
Cependant, les faits démontrent aussi la solidarité de toute mémoire avec le cerveau. C'est que les souvenirs purs restent à l'état virtuel, comme inconscients, dans la durée qui les contient tous en sa simplicité. Aussi tendent-ils à s'extérioriser dans la répétition de l'événement pour apparaître à la conscience claire. Alors ils rencontrent la mémoire-habitude dont ils se servent pour s'exprimer.
Tel est le point de contact entre l'âme et le corps: l'existence des souvenirs purs réfute le parallélisme psycho-physique: le fait de conscience n'est pas l'envers du fait cérébral, mais l'âme est solidaire du corps comme l'ouvrier de son instrument.
Bergson compare encore cette dépendance à celle du vêtement solidaire du clou où il pend, ou de divers tableaux, conditionnés par un même cadre. Ainsi les souvenirs les plus divers peuvent s'exprimer par le même mécanisme cérébral qui les conditionne en respectant leur spiritualité.
L'explication de cette solidarité est dans le rôle de notre âme, comme partie de l'Élan vital: pour que la vie en nous puisse conquérir sa plénitude, elle doit agir sur la matière pour en vaincre la résistance; et notre corps lui est précisément le moyen nécessaire: il est la pointe où l'âme insère son action sur le monde. Notre âme n'est donc pas pour Bergson une substance spirituelle, mais une durée, une vie, l'épanouissement le plus parfait ici-bas du Devenir pur.
§597) 3) Nature du corps. Mais puisque ce Devenir est l'unique réalité, il doit expliquer le corps lui-même. C'est ce que montre Bergson en explicitant les activités de notre âme: des plus matérielles aux plus spirituelles, il distingue ainsi quatre étapes: la perception pure, la perception consciente, le souvenir-image et le souvenir pur.
En bas, la sensation ou perception pure serait l'intuition sensible absolue, constituée par le contact immédiat et l'identité totale entre le connaissant et la matière connue. Elle existe, puisque la matière est du «psychique inverti»; mais à l'état pur elle reste inconsciente, et ne se révèle qu'à la deuxième étape: c'est la perception consciente qui est un choix fait spontanément par le système nerveux dans l'intuition trop vaste de la matière en général, en vue de permettre et de diriger notre action. Car les procédés de divisions et de schémas qui sont ceux des sens constituent déjà le début du travail intellectuel dont le but, selon Bergson, est de nous faire conquérir l'univers.
D'autre part, le souvenir pur serait la possession parfaitement intuitive de notre durée qui nous ferait revivre à chaque instant tout notre passé. Mais à son tour, une telle mémoire rendrait impossible notre adaptation à la vie présente: d'où l'utilité de l'oubli, la nécessité de laisser le souvenir pur dans l'inconscient pour descendre vers le souvenir-image qui est l'expression d'un événement particulier du passé, apte à se répéter ou à nous aider dans l'action.
Il est clair que la perception consciente et le souvenir-image se rejoignent et déclenchent de concert le mécanisme de la mémoire-habitude et de l'exécution extérieure de la vie active. Il faut donc concevoir entre les deux extrémités, matière et esprit, une série ininterrompue d'intermédiaires entre lesquels la vie de l'âme est un incessant va-et-vient, de sorte que notre durée, la réalité de notre moi est précisément ce mouvement, cet équilibre entre le corps et l'âme. De même que l'unique Élan vital explique à la fois la vie par son effort créateur, et la matière par sa régression; l'unique Durée explique à la fois notre âme par son ascension vers la liberté et le souvenir, et notre corps par sa redescente vers la perception spatiale de l'extérieur [°1843].
C) La double interprétation.
§598). Ici encore, une double interprétation est nécessaire et possible pour comprendre le bergsonisme.
1) Au sens pluraliste, Bergson a retrouvé les grandes vérités de la spiritualité de notre âme, de sa liberté, de sa dépendance partielle d'avec le corps dont le rôle négatif, comme celui de la matière, est légitimement affirmé.
Cependant, le choix de la mémoire comme activité caractéristique de l'esprit n'est pas très heureux; car il faut distinguer la mémoire des idées, seule spirituelle au sens propre, et la mémoire sensible dont l'objet est concret; et il semble que Bergson parle surtout de cette dernière. Il est vrai que l'immatérialité du souvenir, même concret, dont il a un sentiment si vif, peut traduire la thèse thomiste que toute connaissance a pour racine l'immatérialité [°1844].
Peut-on dire que ces thèses de philosophie chrétienne sur la nature et les prérogatives de notre âme sont dans le prolongement de la pensée bergsonienne qui en serait la source authentique? Il ne semble pas du moins qu'elles soient positivement exclues par les affirmations que Bergson tient pour certaines. Mais elles n'en découlent pas nécessairement, et, ici surtout, le poids du système penche vers l'interprétation opposée.
2) Dans ce sens moniste, non seulement notre personnalité disparaît par l'identification de notre durée avec l'unique Devenir qui est Dieu même, mais dans le souvenir, le passé s'identifie avec le présent sans cesser d'être passé, et notre corps, identique à la conscience endormie de la matière, s'oppose à l'âme, tout en s'identifiant à elle dans l'unique Durée: toutes les formules bergsoniennes ainsi complétées ne sont plus que d'inintelligibles contradictions.
§599). Après avoir considéré le Devenir pur en ses manifestations dans l'univers et dans l'homme, la philosophie doit en préciser l'origine. Bergson le fait en examinant un nouveau problème auquel il adapte sa méthode intuitive: c'est le problème de la vie morale et religieuse, qui le conduit à Dieu.
1. - Le problème et la méthode.
À côté de la vie dispersée dans les multiples espèces du monde, et de la vie psychologique concentrée dans notre moi personnel, il y a la vie de l'humanité caractérisée par la société. L'instinct a déjà réalisé la vie sociale chez certains animaux, comme l'abeille, la fourmi; mais la société humaine a trois caractères propres: elle est morale, basée sur des lois obligatoires; elle est religieuse, possédant un culte organisé; elle est progressive, capable de varier ses institutions. Il s'agit d'expliquer par l'intuition du Devenir pur ce nouveau problème.
La méthode qui s'offre d'abord au philosophe serait de reprendre l'étude de l'Élan vital ou de la Durée par ses propres moyens d'investigation, puisqu'il porte pour ainsi dire en soi la société en collaborant à son existence. Sans négliger cet effort, Bergson cependant fait appel surtout à une autre source d'intuition qu'il juge plus profonde et mieux informée que la sienne: celle des fondateurs de société et de religion, celle dès héros, des saints, des mystiques; et il a soin de justifier cet élargissement de sa méthode, et d'en montrer la valeur strictement philosophique.
D'abord, il réfute les psychologues qui, avec Pierre Janet, ne voient dans les phénomènes mystiques qu'une forme d'hystérie ou autre maladie mentale [§510]. Les mystiques, dit Bergson, manifestent leur santé intellectuelle par «le goût de l'action, la faculté de s'adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, un esprit de simplicité qui triomphe des complications, enfin, un bon sens supérieur» [°1845].
Il montre ensuite que leur témoignage n'a pas une valeur strictement personnelle et peut servir de base à une science universelle, soit parce que leurs affirmations trouvent en nous une résonance, une sympathie qui nous permet de les considérer au moins comme probables, en tant qu'objet d'expérience possible; soit surtout parce que la méthode de recoupement avec les autres intuitions philosophiques aboutit, par la convergence des lignes de faits, à des conclusions certaines: ainsi l'intuition de l'Élan vital suggère la possibilité d'un contact avec le principe de vie, et ce contact répond précisément à l'intuition mystique, tandis que celle-ci fournit des réponses qui complètent merveilleusement les points acquis par d'autres voies.
Mais le mysticisme doté de cette valeur philosophique n'appartient, selon Bergson, qu'aux mystiques chrétiens, parce que, dépassant l'étape de l'extase intellectuelle où s'arrête volontairement le néoplatonisme, et aussi le détachement total du nirvana hindou qui traverse la contemplation sans aboutir à l'action, seuls les mystiques chrétiens vont jusqu'à identifier leur volonté à celle de Dieu. L'extase pour eux reste provisoire: à travers la nuit obscure, ils sentent une transformation de leur être qui les élève au rang d'adjutores Dei, où ils jouissent d'une extraordinaire puissance d'action. De là, les oeuvres de saint Paul, sainte Thérèse, saint François, sainte Jeanne d'Arc, etc., et de leur chef Jésus-Christ, dont ils ne sont qu'une participation. Seuls ils possèdent le mysticisme complet que Bergson définit «une prise de contact et par conséquent une coïncidence partielle avec l'effort créateur que manifeste la vie» [°1846].
Mais notons que le philosophe reste fidèle à son anti-intellectualisme radical; il utilise le mysticisme dans la mesure où il s'harmonise avec son principe fondamental, l'abstrayant de tout fait historique et de toute affirmation dogmatique: il le prend dans sa pure forme intuitive, parce qu'il y reconnaît un procédé analogue à l'intuition philosophique, capable seule de pénétrer les secrets du Devenir pur, ou de l'Élan vital, unique réalité.
Cette méthode intuitive est éminemment synthétique. On ne peut comprendre la solution du problème moral et religieux sans faire appel à Dieu dont les mystiques se disent les dociles instruments. Cependant les thèses philosophiques sur l'existence et la nature de Dieu sont aussi une conclusion suggérée par les faits de la société humaine.
2. La double morale.
§600). Les faits de la vie morale humaine comportent des contrastes qui exigent, selon Bergson, deux morales distinctes: l'une close, l'autre ouverte. Sans doute, on ne les trouve pas séparément; mais il convient de les isoler pour donner une solution claire et satisfaisante au problème moral.
A) La morale close
C'est l'ensemble des prescriptions et défenses imposées aux individus par la société dans le but de rendre possible et utile à tous la vie en commun; elle porte un triple caractère: elle est obligatoire, instinctive et fermée.
1) Obligatoire. Bergson a nettement reconnu les deux aspects de l'obligation: «C'est la forme même, dit-il, que la nécessité prend dans le domaine de la vie quand elle exige, pour réaliser certaines fins, l'intelligence, le choix, et par conséquent, la liberté» [°1847]. Dans la morale close, l'aspect dominant est la nécessité, dont la source est la force des habitudes que nous avons contractées en obéissant aux exigences de la société, Ces habitudes, fruits de l'éducation, font tellement partie de notre moi que nous les portons même dans la solitude et qu'elles dirigent nos progrès personnels comme nos rapports avec les autres.
Leur nécessité n'est pas absolue, comme celle de l'animal; car seule l'obligation en général, sans laquelle la société serait impossible, est absolue. Chaque obligation en particulier est variable, permet les dispenses ou les infractions, et donc, sauvegarde la liberté.
2) Instinctive. Cette explication rattache l'obligation à l'instinct et montre l'impossibilité de la déduire d'aucun système purement rationnel: la morale purement scientifique des positivistes ou la morale esthétique des païens sera toujours sans obligation ni sanction [°1848].
Il ne s'agit pas cependant d'un instinct au sens strict, parce que nous recevons la poussée sociale avec intelligence et réflexion. C'est, dit Bergson, un instinct virtuel, c'est-à-dire une disposition voulue par la nature, jouant le même rôle que l'instinct dans la société animale, assurant la vie en commun, mais s'adaptant aux conditions de l'intelligence.
Celle-ci, en effet, s'exerce sur les prescriptions sociales, élaguant les inutiles, mettant entre elles un ordre logique, leur trouvant des motifs; et ces représentations intellectuelles sont d'un grand secours pour arrêter les tendances égoïstes, dissolvantes pour la société. Mais leur efficacité s'appuie sur la force de l'habitude sociale qui constitue l'obligation.
3) Fermée. Enfin, les prescriptions de la morale sociale ne dépassent pas le cadre d'une cité et d'une patrie limitée, les autres lui étant étrangères. Elle devrait, semble-t-il, passer logiquement des devoirs envers les citoyens aux devoirs envers tous les hommes, mais en fait, elle ne le peut. La preuve en est que les philosophes, par exemple les stoïciens, qui l'ont essayé, n'ont exprimé qu'un idéal inefficace; tandis qu'il suffit d'une proclamation de guerre pour que tous acceptent sans résistance la règle païenne: «Salus populi, suprema lex», niant en pratique tout droit aux ennemis. Par là encore elle ressemble à l'instinct et maintient l'humanité dans une certaine stabilité.
B) La morale ouverte
La morale ouverte, à l'opposé, est constituée par l'impulsion simple et très féconde de la charité qui prend sa source dans l'Amour créateur de Dieu dont elle est une participation, et de là se répand sur toute l'humanité et toute créature. Elle a trois caractères opposés à ceux de la morale close: elle est spontanée, intuitive et progressive.
1) Spontanée. La morale ouverte possède aussi une forme d'obligation, mais c'est l'aspect de liberté qui y domine. Au lieu de subir une poussée sociale, elle est essentiellement une spontanéité qui se porte en avant, et elle appartient d'abord à un individu privilégié: un héros, un saint. Celui-ci, loin d'être violenté en suivant cet attrait, se sent libéré: il abandonne joyeusement tous les biens terrestres pour être tout à Dieu, à l'oeuvre duquel il se dévoue absolument. Le seul reste de nécessité est ici l'absence totale de résistance.
De ces âmes privilégiées, cette morale se répand sur la foule dont elle ennoblit la conduite; mais au lieu de commander et de punir, elle attire et convertit par la force de l'exemple et de l'héroïsme.
2) Intuitive. Elle tire son extraordinaire efficacité d'une «émotion créatrice», sorte d'intuition affective ou mystique par laquelle on «coïncide avec l'effort créateur», comme on l'a dit plus haut. Elle est ainsi une morale affective, mais non sentimentale, car l'émotion qui la fonde n'est pas d'ordre inférieur, sensible, infra-rationnel, mais plutôt supra-rationnel. Elle ne suit pas la représentation d'idées ou d'images: elle les précède et les suscite, comparable à l'émotion initiale de l'artiste que son chef-d'oeuvre traduira sans l'épuiser. Ainsi l'intelligence traduira aussi cette morale ouverte en un code de lois et de conseils; mais son efficacité sera, non pas intellectuelle, mais intuitive; et puisque le mysticisme complet est chrétien, cette morale est avant tout celle de l'évangile.
3) Progressive. Par cette intuition, la vie humaine, en ces âmes privilégiées, accomplit un véritable saut en avant; elle brise le cercle où l'enfermait la société et reprend son élan créateur. Mais au lieu de monter par degrés de la société à l'humanité et à Dieu, elle atteint d'un bond le contact immédiat avec Dieu par la charité: fusion de la volonté humaine avec la volonté de Dieu, qui est l'essence même du mysticisme; et de ces hauteurs, elle embrasse sans effort l'humanité et toute créature. C'est pourquoi la morale ouverte défend le caractère sacré de la personne humaine et ses droits inaliénables, qu'on ne peut sacrifier à la société; elle fait pratiquer l'amour et le dévouement envers tous, même envers les ennemis.
C) Unification.
Entre ces deux morales considérées à l'état pur, il y a une différence non seulement de degré, mais de nature. Cependant, comme elles s'adressaient l'une et l'autre à la même humanité, le travail pratique de codification accompli par l'intelligence les a rapprochées et comme fondues, et les systèmes existants de morale sont un composé des deux en proportions variées. Ainsi, selon Bergson, on reconnaît l'inspiration de la morale ouverte dans la déclaration des droits de l'homme; et les réglementations de la discipline ecclésiastique s'inpirent de la morale close.
Cette influence mutuelle s'exerce d'ailleurs au profit de l'une et de l'autre, car l'obligation sociale, en communiquant sa rigueur aux lois de charité universelle, soutient leur exécution par les faibles; tandis que cette charité, en répandant son parfum sur la société, en adoucit l'égoïsme et la dureté de ses exigences.
La dernière explication de cette unification est dans l'unité du Devenir pur qui caractérise, selon le principe fondamental, toute la réalité de la vie sociale, comme de la vie individuelle ou universelle. Ces deux morales si radicalement opposées apparaissent, vues ainsi par le dedans, comme deux solutions complémentaires trouvées par l'Élan vital qui cherche, dans l'homme, à déployer ses virtualités à travers les résistances négatives de la matière. Si la foule des hommes plonge par les racines de leur être en ce torrent de Vie où les mystiques se retrempent tout entier, rien d'étonnant que ces âmes privilégiées puissent faire école, et, par leur exemple, finissent par entraîner toute l'humanité. Mais, pour obtenir ce résultat, elles s'appuient plus encore sur la religion.
3. - La double religion.
§601). Cette théorie d'une double morale fait comprendre ce que Bergson appelle religion. Si l'Élan vital, arrivé, dans l'homme intelligent et libre, au sommet de son épanouissement terrestre, a eu besoin de l'obligation morale pour rendre possible la vie humaine essentiellement sociale, cette obligation ne suffisait pas: certains dangers inhérents à l'intelligence exigeaient un ensemble d'autres moyens de vie, qui constituent une première forme de religion, la religion statique, parallèle à la morale close. Mais d'autre part, l'âme du grand mystique, par son contact immédiat avec la source jaillissante de la vie, trouve d'un seul coup la solution de toutes les difficultés. Aussi devient-elle pour l'humanité l'origine d'une religion nouvelle et supérieure: la religion dynamique, parallèle à la morale ouverte.
Entre ces deux religions, il y a la même distinction radicale de nature et la même influence mutuelle qu'entre les deux morales; c'est ce qui justifie l'emploi du même mot pour les désigner. Disons même, en considérant ce qui leur est commun, qu'on pourrait définir, selon Bergson, la religion en général, «un système de convictions et de pratiques destiné à maintenir dans sa plénitude l'attachement de l'humanité à la vie». - Mais ce système est tout différent, suivant qu'il est statique ou dynamique. Pour préciser ce qui revient à l'une et à l'autre dans les religions existantes, il convient d'exposer avec Bergson, ce que serait l'une et l'autre religion à l'état pur.
A) Religion statique.
Bergson montre le rôle des croyances et du culte religieux pour éviter certains dangers de la vie, et il s'efforce d'en expliquer psychologiquement l'origine.
1) Dans le cadre de la société, un double danger menaçait la vie humaine par l'exercice de l'intelligence: l'égoïsme et la peur.
L'égoïsme d'abord: dans bien des cas, la réflexion nous fait constater que les exigences sociales sont opposées à notre intérêt personnel.
N'ayant pas l'instinct aveugle de l'animal qui se sacrifie inconsciemment au bien général, et parfois l'obligation ne suffisant plus, la religion intervient par ses défenses et ses ordres: en parlant au nom d'un Dieu dont l'autorité souveraine est incontestée, elle décuple la force de l'obligation et, par ses sanctions, menaces et promesses, elle achève de vaincre l'égoïsme.
Un danger plus grave encore, surtout au début de l'humanité, naissait de l'aptitude à prévoir, propre à l'intelligence. Quand la science n'existait pas pour enseigner le moyen d'utiliser la nature, l'homme, qui n'agit pas à coup sûr comme l'instinct, devait souvent douter de la réussite; entre l'acte et ses résultats, entre les semailles et la récolte ou entre la chasse et le gibier capturé., il apercevait une marge, une incertitude décourageante. Le cas le plus important de ces craintes est celui de la mort inévitable qui semble détruire ou rendre inutiles nos entreprises. Mais ici encore la religion intervient: pour rendre le goût d'agir, elle donne la croyance à l'immortalité, à l'influence des morts ici-bas, aux forces surnaturelles qui nous aident dans les circonstances difficiles ou aléatoires; et elle enseigne le culte des ancêtres et des dieux.
2) Ces croyances et pratiques ont, selon Bergson, une origine naturelle, utile et valable dans leur ordre. Il les attribue à la fabulation, c'est-à-dire à l'imagination créatrice de fables nécessaires à la vie sociale. Cette fonction n'est pas le propre d'une mentalité primitive opposée à notre psychologie, mais on la retrouve encore chez nous, dans ses manifestations essentielles: par exemple, dans le joueur à la roulette qui spontanément objective la «Chance» en une semi-personnalité bienfaisante, comme pour suppléer au manque d'efficacité de son action physique. Les primitifs agissent de même; seulement, les moyens physiques qu'ils connaissent et emploient sont plus restreints et le champ de la fabulation beaucoup plus large.
Vient ensuite le travail d'organisation de l'intelligence. Dans ce secours indécis auquel nous fait croire la nature, elle développera, soit le côté impersonnel: et ce sera la magie, la sorcellerie fondées sur la croyance à une force impersonnelle diffuse partout, qui serait au service de l'homme; - soit le côté personnel et ce seront, après les multiples esprits anonymes, les dieux définis où la raison mettra un ordre, s'élevant jusqu'à l'idée d'un Dieu suprême, et même unique. Mais le progrès dans ce domaine reste statique, incapable de dépasser les bornes d'une religion sociale, d'un culte et d'un dieu national.
B) Religion dynamique.
Au lieu de faire contrepoids à l'intelligence par des remèdes du même ordre, c'est-à-dire par des représentations dont l'objet n'a pas de réalité et est seulement pratique, l'âme des grands mystiques trouve une solution bien plus profonde et plus féconde, par le contact avec l'Élan vital lui-même. Notons l'extension et la valeur de cette religion.
1) Extension. Désormais, le cadre national est brisé: apparaît une religion universelle qui s'adresse à tous les hommes, précisément parce qu'elle parle au nom du seul vrai Dieu, créateur de tous les peuples. Telle est la religion chrétienne dont l'expansion universelle démontre l'incontestable valeur de l'impulsion initiale.
Les autres grands mystiques, prolongeant l'action du Christ, ont aussi embrassé l'humanité dans leur zèle; mais ne pouvant l'atteindre par eux-mêmes, ils ont fondé des oeuvres, comme des ordres religieux, destinés à perpétuer leur élan en attirant le plus grand nombre possible dans leur sillage.
2) Valeur. Mais il est clair, d'après ce qui a été dit de la méthode intuitive, que la valeur essentielle de cette religion tient uniquement dans l'émotion créatrice initiale, antérieurement à toute précision intellectuelle et à toute organisation sociale. Ces deux dernières choses d'ailleurs lui sont nécessaires pour s'exprimer, se répandre, attirer les foules; et elle se sert d'ordinaire des habitudes existantes, en insufflant un nouvel esprit aux religions nationales, purifiant leur exercice et l'adaptant à son but.
Pour préciser, prenons l'exemple du Christianisme. Bergson n'a pas déterminé en détail ce qu'il y voyait de caduc, mais il faut dire, selon sa doctrine, que tout ce qui regarde les dogmes révélés: Sainte Trinité, Incarnation, etc., et toute l'organisation sociale de l'Église, la hiérarchie, les sacrements. etc., ne peut avoir que deux origines: ou bien ce sont des restes de religion statique, oeuvre de fabulation, ou bien ce sont des créations de l'intelligence, cherchant à exprimer le mieux possible la richesse d'émotion de la charité primitive: celle-ci contient à elle seule toute la valeur du Christianisme, un peu comme, en modernisme, la connaissance sentimentale de Dieu [§582]. Bergson cependant a précisé, mieux que les modernistes, le sens de son intuition de Dieu.
4. - Dieu.
§602). À la vive lumière des grands mystiques, Bergson retrouve l'existence et les principaux attributs du vrai Dieu.
A) Existence de Dieu.
Fidèle jusqu'au bout à son anti-intellectualisme radical, il commence par récuser la valeur des preuves classiques; selon lui, le Dieu des philosophes intellectualistes, le Bien idéal de Platon ou l'Acte pur d'Aristote, obtenu par raisonnement, n'a qu'un rôle logique, celui d'une suprême abstraction unifiant les sciences: on ne l'adore ni ne l'aime. Au contraire le Dieu, objet de toutes les religions, est un Être personnel, entrant en communication avec nous, réel et vivant comme nous. Aussi, comme toute réalité, on ne peut en connaître l'existence que par expérience.
Précisément, l'intuition mystique, douée, nous l'avons vu, d'une réelle valeur philosophique, constitue pour Bergson cette expérience. Dieu existe: c'est celui qui est l'objet de la religion dynamique, celui avec qui les grands mystiques sont en contact immédiat, le Dieu du Christianisme.
B) Attributs de Dieu.
Bergson considère évidemment les attributs métaphysiques, par exemple, l'Esse subsistens, l'Acte Pur, comme sans valeur, parce qu'ils résultent du travail intellectuel. Cependant, après avoir interrogé les mystiques, il propose quelques formules dont le sens peut être saisi intuitivement, par comparaison avec notre psychologie.
1) Dieu est Amour. Il faut comprendre par-là une «émotion supra-rationnelle» analogue à l'intuition qui fonde la morale ouverte et la religion dynamique, mais portée au suprême degré. Cet «amour» n'est pas quelque chose de Dieu, c'est Dieu lui-même [°1849] et il constitue si pleinement son essence que tous les autres attributs en découlent spontanément.
2) Dieu est personnel. L'affirmation de Bergson est très nette sur ce point; et en effet, l'artiste peut expérimenter que toute sa personnalité s'exprime et se ramasse dans l'intuition géniale d'où jaillira son oeuvre: telle sera, mais réalisée à plein, la Personne de Dieu-Amour.
3) Dieu est libre. Dans le même sens, mais au suprême degré, où nous avons vu que notre moi, en s'exprimant tout entier dans un acte, manifestait sa spontanéité indépendante et sa liberté [§595], ainsi, l'activité de l'Amour, conçue comme Émotion intuitive, est si parfaite qu'elle se suffit à elle-même et ne requiert pas un objet pour se définir: elle est l'Absolu, la Liberté même.
4) Dieu est Créateur, cependant: car il est agissant, Élan vital, analogue à celui que nous expérimentons en nous et dans l'univers. Or, «il est difficile de concevoir un amour agissant qui ne s'adresserait à rien» [°1850]. Il est, au sens fort, une émotion créatrice dont le chef-d'oeuvre est l'immense déroulement des mondes. C'est pourquoi, selon Bergson, la Création n'a rien de mystérieux: nous l'expérimentons en nous chaque fois que nous créons une oeuvre d'art.
Étant la vie même, Dieu n'a rien de tout fait; il est la Mobilité pure, c'est-à-dire sans rien de l'immutabilité que l'intelligence confère à l'idéal abstrait. Il est cependant éternel, étant la suprême concentration de la Durée à laquelle nous participons, et dont la détente totale constitue la matière.
5) La création est oeuvre d'amour: elle apparaît comme «une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s'adjoindre des êtres dignes de son amour» [°1851]. En ce sens, Dieu «a besoin de nous, afin de nous aimer»; et il donne à l'homme le noble but de participer à son action bienfaisante qui est une effusion d'amour.
Ainsi s'affirment la distinction entre Dieu et les hommes, et la raison de l'univers: «Des êtres ont été appelés à l'existence, qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l'énergie créatrice devant se définir par l'amour. Distincts de Dieu qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans l'univers, et c'est pourquoi l'univers a surgi» [°1852]. Cette signification de la création peut s'appeler, bien que le mot ne soit pas de Bergson, la divine Providence.
6) L'existence du mal ne détruit pas cette conception, puisque toutes les objections qu'on en tire partent d'une définition à priori de Dieu, quand la vraie méthode, à l'inverse, se fonde sur l'existence du monde tel qu'il est, pour conclure à Dieu. On dit, par exemple que, Dieu devant être Tout-Puissant, s'il existait comme Amour, il ne tolérerait pas le mal: mais il faut plutôt conclure que la notion de toute-puissance doit être corrigée; car elle doit se concilier avec le fait du mal et désigner la plénitude de spontanéité créatrice ou une «énergie sans bornes assignables» [°1853].
§603). Dans cette dernière étape, comme dans les autres, il est impossible de penser le bergsonisme à l'aide du bon sens ou en philosophie chrétienne sans le compléter. Et ce complément est toujours possible en deux sens opposés.
1) Le mysticisme qu'il interroge est, en fait, d'ordre surnaturel, basé sur la Foi catholique et dépendant uniquement d'une grâce divine librement octroyée; il est donc essentiellement distinct de toute connaissance philosophique. Bergson, en le considérant à son point de vue, sans le dogme, ne dit rien de cette distinction, et sa doctrine peut se comprendre d'une identité de nature entre intuition philosophique et mystique: ce serait alors l'erreur rationaliste qui rabaisse la valeur de la Révélation surnaturelle à la mesure de la raison naturelle.
2) En morale et en religion, on retrouve la doctrine de l'Élan vital; si on adopte l'interprétation favorable pluraliste [°1854], on dira que Bergson a exprimé la fonction naturelle que Dieu assigne à la société dans la vie morale et religieuse [°1855], tout en rétablissant, par ailleurs, la valeur de la personne humaine qui, pour ses droits et sa destinée, relève immédiatement de Dieu [°1856]. - Mais plusieurs corrections resteraient nécessaires; car, en morale, il justifie certaines formes d'égoïsme social, contraires à la loi éternelle; et il ne reconnaît pas au précepte de la charité le caractère d'obligation stricte qu'il possède; et en religion, outre la superstition qu'il paraît légitimer à tort, il restreint indûment le domaine de la vraie religion, attribuant à la superstition ou au symbolisme, des rites, croyances et dogmes qui ont leur place légitime dans la religion naturelle ou dans la religion positive divinement instituée.
3) En théodicée enfin, malgré les affirmations les plus claires de Bergson, le principe fondamental qu'il maintient jusqu'au bout ne le défend pas efficacement contre le panthéisme évolutionniste: car si l'unique réalité est le Devenir pur dont l'évolution constitue les mondes, (Dieu étant leur centre de jaillissement), il n'est pas possible, si on n'ajoute rien à la pensée bergsonienne, d'affirmer une distinction substantielle, personnelle, entre Dieu et le monde; c'est pourquoi toutes les formules de cette philosophie sont compatibles avec le panthéisme.
De plus, il manque à Bergson une notion claire de l'analogie: ses comparaisons entre les attributs de Dieu et nos expériences restent vagues; par exemple, lorsqu'il représente la Personnalité de Dieu comme l'Émotion créatrice de l'artiste portée au suprême degré, ce n'est pas sans doute du pur anthropomorphisme (Bergson l'exclut), ni de l'univocité parfaite; mais ce peut être ce que Pénido appelle de l'univocité distendue [°1857], comme dans le cas d'une même essence comportant divers degrés de perfection, par exemple, l'animalité depuis les microbes jusqu'aux vertébrés, ou la chaleur augmentant d'intensité. Ce serait la même essence spécifique, (l'unique réalité de la Vie), réalisée à divers degrés. Mais un Dieu possédant la même essence que ses créatures, fut-ce au degré suprême, n'est plus le vrai Dieu.
Cependant, si l'on cherche le sens strict des formules bergsoniennes, il faut dire, semble-t-il, qu'elles ne sont pas encore panthéistes, parce que leur auteur ne leur reconnaît qu'une valeur d'intuition, celle-ci étant placée au delà des précisions conceptuelles, comme au point de bifurcation d'où elles peuvent s'infléchir vers le panthéisme comme vers le dualisme et l'analogie thomiste, sans rien perdre de leur contenu. On peut même ajouter que les réponses données au philosophe par les mystiques inclineraient vers cette interprétation favorable, alors que le poids des textes précédents pencherait plutôt en sens inverse.
De toute manière cependant, l'essence du bergsonisme, concentrée en son principe fondamental, comporte un aspect d'exclusion, n'admettant pas d'autre mode valable de connaître que l'intuition, ni d'autre réalité accessible à la philosophie que le Devenir pur: et par là, elle restera toujours antithomiste et anticatholique, irréductible à toute philosophie chrétienne.
§604) CONCLUSION. Le bergsonisme apparaît comme un effort remarquable de la philosophie moderne pour se libérer des entraves du kantisme et du positivisme et reconquérir la science métaphysique de la réalité absolue. Mais lui aussi, «en tirant sur sa chaîne, il n'a réussi qu'à l'allonger». Bergson reste prisonnier du double préjugé idéaliste et scientiste. Fasciné par la méthode expérimentale des sciences modernes, il n'en veut pas d'autre en métaphysique. Supposant que tout objet de concept est d'ordre idéal, pur possible ou construction subjective, il n'en veut plus pour atteindre le réel.
Il n'est pas pragmatiste en ce sens qu'il ramènerait toute vérité à une affirmation utile à l'action; son idéal est au contraire la vision parfaite, désintéressée de l'absolu total; et pourtant, on retrouve en son système les trois caractères généraux de la pensée pragmatiste: l'agnosticisme absolu quant à l'intelligence, la valeur purement utilitaire, «pour dominer la matière», des connaissances conceptuelles, et le transfert de la vérité à une puissance d'ordre sentimental, l'Intuition qui est aussi l'Émotion créatrice.
Il va plus loin que tous les autres pragmatistes du côté de la vérité, et il exprime ses découvertes en un langage magnifique: ce qui explique sa célébrité et son influence considérable sur ses contemporains. Il est chef d'école, et l'on peut parler de ses disciples, comme par exemple, Le Roy, Wilbois, Chevalier, etc. Mais lui non plus n'atteint pas le but: il est comme un élan plein de promesses qui vient se briser aux parois imaginaires où l'enferment ses préjugés modernes.
C'est pourquoi J. Maritain [°1858] a pu distinguer deux bergsonismes: l'un de fait, l'autre d'intention. Le premier reste erroné et anticatholique, et justifie les défiances de l'Église qui a mis à l'index les premiers grands ouvrages de Bergson. Le second est un effort pour reconquérir les vérités fondamentales de la philosophie chrétienne sur Dieu et sur l'âme; et l'on y retrouverait aisément, transposées et comme esquissées, plusieurs thèses thomistes: par exemple celle de l'objet formel propre de notre intelligence (dans la théorie de sa connaturalité à la matière), ou la solution du problème du mal à partir du point de vue de Dieu, des insondables desseins de sa sagesse infinie et pleine d'amour.
Ainsi le bergsonisme semble placé par la Providence comme un appel à la pensée moderne, un chemin dans la direction du vrai. Mais il n'est un chemin que pour les esprits du dehors, attardés et embarrassés par les fausses directions où s'est égarée leur sagesse laïcisée depuis Descartes. Pour les catholiques, s'y engager serait rétrograder: ils possèdent chez eux la vraie sagesse et, pour la retrouver pleinement, il leur suffit d'écouter la voix de leurs Chefs qui les ramène depuis l'encyclique «Aeterni Patris» [°1859] aux vérités séculaires de la philosophie chrétienne.
Pour vaincre ces préjugés tenaces de l'esprit moderne, d'autres philosophes ont peiné en même temps que Bergson et après lui; et d'abord, dans le même grand mouvement des philosophies de la vie, ceux qui, en étudiant le monde des valeurs et l'histoire humaine, touchent déjà au monde de l'esprit.
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