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Précis d'histoire de philosophie (§565 à §584)

3. - Le Pragmatisme de Vérification: L'Instrumentalisme de J. Dewey [b156] (1859-1952)

§565). Né à Burlington dans le Vermont, John DEWEY suivit les cours de l'Université de Vermont où il s'intéressa à la physiologie de Huxley et à l'évolutionnisme de Darwin. En 1888, il vint à Johns Hopkins University où G. S. Morris l'initia à la philosophie de Hegel et G. S. Hall à la psychologie expérimentale et à la pédagogie. Ayant obtenu son doctorat avec une thèse sur la psychologie de Kant, il professa à Ann Arbor à l'Université de Michigan (1884-1894). Les écrits de ce temps: un manuel de Psychologie (1887), deux opuscules de morale: Outlines of a Critical Theory on Ethics (1891) et The Study of Ethic (1891), etc., montrent une évolution dans sa pensée: il se détache de l'idéalisme hégélien sous la pression des faits que lui révèlent la psychologie de W. James et le comportement de ses enfants [°1775].

En 1894, il quitte Ann Arbor pour Chicago où l'Université avait une chaire de pédagogie; il y fonde la célèbre École laboratoire appelée communément École-Dewey. Pour la soutenir, il donne des conférences qu'il édite sous le titre The School of Society (1900). Son article The Reflex-Arc Concept in Psychology (1896) le montre partisan d'une psychologie «globale» qui fut à l'origine du mouvement appelé «fonctionalisme», apparenté à la psychologie du comportement. Ses occupations pédagogiques contribuèrent fortement à l'éloigner des théories à priori de l'idéalisme et à adopter la démocratie comme force directrice de l'éducation. En 1904, il donne sa démission de professeur à Chicago pour protester contre l'annexion de son École à l'Université, décidée sans son accord ni celui des parents d'élèves. Après un voyage en Europe, il revient enseigner à Columbia University en 1905 jusqu'à 1930, date à laquelle il prit sa retraite. Entre-temps il avait accompli divers voyages, au Japon et en Chine (1908-1909), en Turquie (1924), au Mexique (1926), en Russie Soviétique (1928), en Angleterre (1929) pour exposer ses idées en pédagogie et sur la Démocratie.

L'enseignement de Chicago se traduisit par l'édition de plusieurs ouvrages: Ethics (1908, en collaboration avec Tufts): How we Think (1910); Interest and Effort in Education (1913); Democracy and Education (1916); Nature and Conduct. An Introduction to Social Psychology (1922). La période de Columbia correspond au plein épanouissement du pragmatisme de W. James. Dewey qui, par ailleurs, était sympathique aux directives générales du système, tint à préciser sa position et à la distinguer de celle de James. Il écrivit dans ce but, en 1910: The influence of Darwin, et en 1916, The Pragmatism of Peirce, où il rattache plutôt son «Instrumentalisme» à ces deux philosophes. Il précise sa conception du pragmatisme dans l'ouvrage collectif: Creative Intelligence auquel collaborèrent avec lui A. W. MORE, H. C. BROWN, G. H. MEAD, B. H. BODE, H. W. STUART, J. H. TUFTS et H. M. KALLEN. L'influence de Peirce se fait aussi sentir dans son Essay in Experimental Logic (1916). Mais sa pensée s'élargissait vers la métaphysique, comme le montrent ses deux ouvrages: Experience and Nature (Carus Lectures 1925) et The Quest for Certainty (Gifford Lectures, 1929). Après sa retraite il écrivit encore principalement: Philosophy and Civilisation (1931); Logic: the Theory of Inquiry (1838); Experience and Education (1938); Theory of Valuation (1939); Problem of Men (1946); et en collaboration avec Bentley: Knowing and the Known (1949). - Citons encore Art as Expérience (1934), conférence où il expose son esthétique.

Outre ce domaine plus théorique, Dewey entra résolument dans celui de l'action, soit en pédagogie, soit en politique où ses convictions démocratiques le firent considérer par plusieurs comme favorable au Communisme. Il exprime ses convictions en plusieurs ouvrages ou articles de revues. Mais, comme il convient en cette Histoire de la Philosophie, nous n'entrerons pas dans ce domaine de l'actualité, et nous nous efforcerons de montrer la valeur doctrinale de cette oeuvre si riche, où le pragmatisme est intégré en un système complet de philosophie.

A) Principe fondamental.

§566). Dewey s'élève en effet à une vue universelle du système pragmatique, et cette vue comporte deux parties, comme suit:

La vérité au sens propre est celle que doivent produire toutes les générations d'hommes unis en société, où les efforts de chacun dépendent dans leur succès de l'influence de tous les autres.

Cette activité de chaque esprit individuel tendant vers la pleine vérité prend la forme d'une «enquête» dont le terme est une «vérité provisoire», parce qu'il est le «résultat garanti», c'est-à-dire la solution dûment vérifiée d'un problème.

La première partie de ce principe exprime le pragmatisme absolu, en le concevant à la manière de W. James, comme la solution du problème de la vérité; mais Dewey considère cette solution comme un idéal qui est toujours loin d'être acquis. D'où la deuxième partie: nous ne résolvons que des problèmes particuliers qui aboutissent à des vérités partielles; et celles-ci ne sont qu'un chemin vers le but. L'enquête qui les découvre n'est qu'un «instrument» pour construire peu à peu la vérité pleine, et l'on parle en ce sens d'instrumentalisme pour désigner cette théorie que Dewey appelle un Pragmaticisme pour le distinguer du «Pragmatisme» sans nuance de W. James. Nous l'appellerons plus simplement «Pragmatisme de vérification», ce qui résume bien la première étape qui aboutit aux vérités partielles.

Le principe fondamental que nous proposons synthétise tout le système: Dewey ne l'exprime nulle part de cette façon et n'essaie pas d'en donner directement la preuve. Pour en voir la valeur, nous allons exposer successivement sa théorie de l'Enquête qui est bien une forme de pragmatisme; puis, son intuition métaphysique de la Vérité totale, d'où découlent ses vues de Morale et de Pédagogie.

B) L'Enquête: Pragmatisme de vérification.

§567). Si Dewey a mis le meilleur de sa philosophie dans ses réflexions sur la vérité, il commence par s'établir fermement sur le terrain de l'expérience sensible: lui-même nous engage à entrer dans sa pensée par ces présupposés empiristes, quand il relie son pragmatisme au darwinisme [°1776]: c'est une théorie de la nature conforme à l'évolutionnisme anglais qui sous-tend la description du mécanisme de l'enquête, et ses applications logiques.

1) Présupposés empiriques. Le philosophe chrétien, fidèle au bon sens, admet comme vérité fondamentale justifiée par son évidence, que la nature est constituée d'un ensemble de réalités substantielles (parmi lesquelles l'homme tient une place éminente) qui se manifestent par leurs opérations, leur inter-action. Mais les «sciences positives», selon les vues d'A. Comte, remplacent par leurs «lois» ces notions métaphysiques déclarées caduques; et, au XXe siècle surtout, le philosophe moderne ne voit plus dans la nature qu'un ensemble de phénomènes ou de faits d'expérience. Tel est le présupposé empiriste admis par Dewey, sous l'influence du milieu semble-t-il, car il n'essaie pas de le justifier; mais il étudie les propriétés de cette «nature» de façon originale.

Il appelle cet ensemble de faits constitutifs de la nature, des transactions [°1777], parce qu'il n'y a pas d'actions isolées: chaque fait provient d'un autre et en produit d'autres. Mais cette dépendance mutuelle ininterrompue n'est pas désordonnée: elle est réglée par des lois, dont celle d'adaptation décrite par Darwin [§476], est une des plus importantes. Ces lois produisent des groupements de phénomènes nommés structures, qui se transforment sans doute, mais plus lentement. Les structures ont entre elles des affinités et forment ainsi des ensembles doués d'une certaine stabilité qu'on appelle les «substances».

Bref: il n'existe dans la nature que des transactions; mais les structures sont des transactions lentes; les substances sont des groupes stables de transactions et de structures: la nature enfin, est l'ensemble structuré de toutes les transactions.

Dewey applique cette théorie à l'homme qui n'est pour lui qu'un groupement mieux réussi de phénomènes. L'âme comme substance ou le moi comme sujet personnel n'est qu'une illusion due à l'extraordinaire multitude des transactions qui s'équilibrent en nous; malgré le changement continuel, il y a toujours un résidu relativement stable qui nous fait croire à un principe distinct d'unité. Mais, pour Dewey, les lois naturelles qui commandent notre vie consciente suffisent à rendre compte de cette stabilité: «Puisque l'homme, dit-il, en tant qu'organisme s'est développé avec les autres organismes au cours de l'évolution dite «naturelle», ses comportements (behavings), y compris ses connaissances (knowings) les plus élevées ne sont pas des activités qui lui appartiennent en propre ni même qui soient d'abord siennes, mais des processus de la situation globale de l'organisme et de l'environnement» [°1778]. Et c'est pour garantir la durée de sa vie que l'organisme humain «s'adapte» par l'activité de l'enquête.

§568). 2) Mécanisme de l'enquête. Il y a une certaine analogie et continuité entre les lois des activités inférieures surtout chez les vivants, et celles de l'homme raisonnable: Hobbes l'avait déjà souligné dans sa «psychologie mécaniste» [§368bis, (C)]; Dewey reprend la même idée en utilisant les progrès réalisés par Darwin. Celui-ci avait montré que le vivant, sous l'influence du milieu, pouvait s'adapter, acquérir des organes convenables, atteindre un équilibre plus parfait. Cette loi physiologique se retrouve dans la psychologie des animaux qui, par leur instinct, sont capables de vaincre les circonstances hostiles et d'utiliser les favorables. Dans l'homme enfin, ces réactions instinctives reparaissent avec un progrès important; car l'instinct est soumis à un déterminisme aveugle, son champ d'action est limité et, quand les résistances du milieu dépassent ses ressources, l'animal est condamné à mort. L'homme au contraire peut prendre conscience de son comportement et des problèmes que pose parfois l'influence du milieu en mettant en danger la stabilité de l'organisme: si, par exemple, le froid menace de le glacer ou le feu de le dissoudre. L'homme est, de plus, capable de découvrir les lois générales qui dirigent les activités de la nature et assurent l'équilibre des «transactions» incessantes; et, par ce moyen, il peut élargir indéfiniment le domaine de ses adaptations. Dewey exprime et résume ces constatations en trois notions techniques:

a) La loi de continuité: c'est la base de ce naturalisme transactionnel. Si, en effet, la nature n'est pas constituée de substances mais par des équilibres entre actions opposées et compensatrices, tout phénomène est en continuité avec tous les autres. Cette loi, ainsi liée au «présupposé empirique», apparaît aussi comme une adaptation darwinienne de la dialectique de Hégel: l'équilibre est la synthèse de deux contraires; Dewey donne comme exemples: sujet et objet; moi et non-moi; monde intérieur et extérieur; individu et société; en celle-ci, acheteur et vendeur, etc. Ajoutons: l'organe vivant et le milieu physique; d'où les deux définitions suivantes:

b) L'expérience est proprement l'adaptation de la nature et du vivant à son milieu: Dewey donne au mot un sens générique très large; il distingue trois degrés de plus en plus parfaits:

Au degré inconscient, c'est la vie elle-même se développant sans obstacles et sans heurts.

Au degré du monde sensible, c'est l'aperception d'une interruption momentanée ou d'une déviation dans le courant de vie (1er degré) avec le remède spontané de l'instinct qui rétablit l'équilibre.

Au degré humain de la conscience pleine ou rationnelle, c'est l'enquête.

c) L'enquête est donc, dans l'homme, l'adaptation réfléchie à son milieu vital pour rétablir l'équilibre menacé de rupture. Dewey la définit: «la transformation dirigée d'une situation indéterminée en une situation si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu'elle convertit les éléments de la situation originelle en un «tout unifié»» [°1779].

Cette forme d'expérience appelée «enquête» appartient de droit à tous les hommes, et chacun l'exerce dès qu'il fait usage de la raison; mais, note Dewey, chez beaucoup, les influences du milieu, les préjugés religieux, les interdits de la société, etc., en compliquent et en obscurcissent l'activité. Pour en retrouver la structure dans sa pureté, il faut s'adresser aux expériences de la science moderne où, en devenant l'oeuvre exclusive de la raison, l'enquête est une activité proprement humaine. Ici, l'originalité de Dewey est d'interpréter cette expérience par le pragmatisme: il pouvait y être incliné par le caractère utilitaire que prend de plus en plus la science moderne depuis Fr. Bacon; mais il va jusqu'au bout de la tendance en définissant le vrai par l'utile.

L'enquête scientifique est une activité intellectuelle, mais commandée par la vie: penser, c'est résoudre un problème. Si l'homme rencontre une situation difficile où il est menacé de périr et qu'il l'affronte, alors, il réfléchit, il pense, parce qu'il cherche à résoudre le problème pour s'en tirer; et il applique spontanément la méthode expérimentale. Il pose des hypothèses qui suggèrent la solution, il les soumet aux faits selon les diverses méthodes de Stuart Mill: concordance, différence, variations concomitantes [§486 (5)]: c'est leur succès qui fonde la vérité des hypothèses. Dewey donne l'exemple d'un voyageur au bord d'un large fossé à traverser: l'idée vraie sera celle qui lui permettra en fait d'atteindre l'autre côté [°1780].

La vérité de cette solution ne dépend pas du bon vouloir du sujet ni de son imagination: elle est commandée par les données du problème. Elle a donc une valeur objective. Cependant, pour Dewey, elle n'appartient pas à l'objet comme ferait une loi de la nature qui s'impose à notre esprit du dehors grâce à l'expérimentation. Elle est le résultat de cette expérimentation quand la vérification réussit: l'idée vraie est celle qui est un instrument efficace pour construire un fait; l'idée vraie du pont pour passer le fossé, est celle qui sert à construire un moyen assez solide pour atteindre vraiment l'autre côté.

§569). 3) Applications logiques. La manière dont Dewey en tire quelques conclusions en logique, fera mieux saisir le caractère pragmatique de la solution ainsi obtenue.

Pour établir les lois de la pensée à travers les expressions verbales, la logique étudie les propositions formées d'un sujet et d'un prédicat liées par la copule verbale «est»; puis, leur arrangement dans une argumentation pour que la conclusion en soit une vérité scientifique: tout dépend de ce but à atteindre. C'est pourquoi le pragmatisme en concevant autrement la vérité bouleverse toutes les notions de la logique aristotélicienne; et Dewey en vient à créer un grand nombre de néologismes ou termes techniques, non pas fondés, comme en notre philosophie, sur l'usage courant conforme au bon sens, mais définis en fonction d'une vérité pratique que l'expérience produit en vérifiant avec succès l'hypothèse. Ainsi, pour avoir un «sujet», un «prédicat», une «copule», il faut que la proposition exprime le jugement vrai qui termine l'enquête; avant cela, il n'y a dans la recherche que des affirmations qui ne sont ni vraies ni fausses: elles indiquent des hypothèses à vérifier; elles sont signes, non d'un jugement, mais d'un «ad-jugement», dit Dewey.

Pour lui, le sujet dans la proposition au sens propre, est toujours finalement, comme pour Aristote, une réalité existante, mais non une substance; c'est un phénomène [°1781] posant un problème dont on cherche la solution: par exemple: «L'homme est libre», ne peut désigner comme sujet une essence humaine dont l'intelligence voit et affirme comme propriété nécessaire la liberté. C'est un «fait de conscience», un «je» qui se trouve par exemple, comme W. James, dans un état de dépression dont il désire guérir [°1782]. Le prédicat «libre» ne désigne pas une qualité préexistante dans l'âme; c'est, au cours de l'enquête, l'idée-force qui suggère les expériences à faire et, au terme, l'expression du résultat favorable obtenu par le succès. Quant à la copule, elle n'exprime plus l'identité d'une même nature connue sous deux aspects (ce qui est «homme» et ce qui est «libre»); mais elle est l'expression synthétique des multiples démarches de l'esprit requises pour résoudre avec succès le problème posé. Dewey applique ces notions aux objets des sciences positives, par exemple si on établit que telle substance est sucrée: «Le sucre, dit-il... est une substance, parce qu'à travers un nombre de jugements partiels réalisés opérativement et qui ont des conséquences existentielles, des qualifications diverses sont soudées les unes aux autres de telle sorte qu'elles forment un objet que l'on peut utiliser et dont on peut jouir comme d'un tout unifié» [°1783].

À propos des propositions qui précèdent la conclusion et y mènent, Russell lui objecta [°1784] que souvent elles sont des lois scientifiques appliquées à un fait nouveau: dès lors, en jouant bien leur rôle dans l'induction scientifique, elles méritent d'être appelées vraies autant que la conclusion de l'enquête. Dewey répondit qu'en effet, «c'était là une application légitime de sa théorie générale» [°1785]. On pourrait dire ainsi, qu'à l'intérieur de la grande enquête, chaque vérification particulière, si elle réussit, est comme une petite enquête conduite à bonne fin, avec sa conclusion dûment garantie qui est déjà une vérité au moins partielle. Cette théorie de l'enquête en considérant l'exercice propre de l'intelligence humaine, peut s'appliquer à tous les domaines et à tous les aspects de l'activité humaine. Après la physique et la logique, Dewey s'élève à la métaphysique et la morale.

C) Vues métaphysiques et morales.

§570). L'empirisme radical adopté par Dewey au début de ses recherches aurait pu lui barrer la route de la métaphysique; mais il semble que le philosophe l'ait admis surtout comme une méthode; et, dans sa doctrine, il tient compte d'abord des réalités de la vie humaine qui, en fait, dépassent le sensible. Trois directions le conduisent ainsi à la métaphysique; celles des valeurs, de la vérité, de la vie morale.

1) Théorie des valeurs. Si la vérité est l'expression d'une réussite dans la solution d'un problème, elle s'affirme à la fin de l'enquête, à la fois par un jugement de valeur et un jugement d'existence. D'abord, elle ne peut rester dans la théorie pure où n'habite pas, en pragmatisme, la vérité utilitaire: il s'agit toujours d'un fait réel, ou d'un groupe de faits semblables si le jugement est universel; en ce sens, tout jugement vrai est un jugement d'existence. Mais au terme de l'enquête, c'est l'utilité qui garantit la vérité: en d'autres termes, selon le langage courant, la conclusion a pour nous une valeur, et le jugement d'existence devient, s'il est vrai, un jugement de valeur.

Ce terme moderne de «valeur» est fort complexe, sinon confus; il s'éclaire en philosophie chrétienne par l'idée du bien. La valeur est «le degré de bonté d'une chose, fondé sur un degré de perfection» [PDP §1176]; et si l'on remarque que l'utilité est précisément une forme de bonté, il n'est pas étonnant qu'en affirmant une vérité pragmatique, on fasse un jugement de valeur. Mais il peut y avoir confusion avec la valeur économique, qui est au bas des degrés répondant aux besoins terrestres de l'homme. Dewey, plus encore que James [°1786], a toujours protesté vigoureusement contre une telle interprétation de sa doctrine. Il ne veut pas soumettre la vérité aux «profits commerciaux»; pour lui, la forme la plus fondamentale de la valeur d'un jugement vrai est d'ordre logique: c'est son efficacité pour donner au problème la solution requise par les données objectives. Dewey l'appelle «valeur d'utilisation et de jouissance» (Value of use and enjoyment), parce qu'en terminant l'enquête par le succès, la conclusion rétablit dans son équilibre vital une situation qui faisait «problème» par son désordre, comme le cas de dépression de W. James.

La même solution s'applique en Esthétique: les oeuvres d'art sont une forme d'expérience plus élevée et plus raffinée où l'homme oublie un peu ses besoins corporels pour jouir des joies de l'esprit. En observant ce fait, Dewey constate que l'artiste résout lui aussi un problème: il prend dans les objets qui l'environnent divers éléments et, par son effort créateur, il les réorganise pour obtenir un tout plus riche et plus unifié. Le «beau» est l'expression de cette réussite qui est ainsi du même ordre que le jugement vrai exprimant la réussite d'une enquête. En expliquant ainsi le jugement de valeur esthétique «on restaure, dit Dewey, la continuité entre les diverses formes d'expérience, celle de l'art et celle de la vie quotidienne» [°1787].

§571). 2) Théorie de la Vérité. Les notions de valeur et de beauté sont déjà d'ordre métaphysique; mais dans la ligne du pragmatisme, c'est l'idée transcendantale de Vérité qui semble être au sommet. Cependant Dewey est surtout frappé par les limites qui grèvent notre recherche de la vérité. La définition de la Vérité en soi et l'espoir de l'atteindre comme Platon, par l'intuition de l'Idée éternelle, lui paraît une conception occidentale étrangère au génie pratique de l'Amérique. C'est pour celà que dans son pragmatisme, il remplace la vérité (qui n'est plus le terme à atteindre) par l'assertibilité garantie qui est un résultat utilisable, un moyen efficace pour la pratique de l'individu et de la société.

D'autre part, avec beaucoup de bon sens, il reconnaît l'importance de la Nature dans son unité organique où l'homme a sa place marquée spécialement par l'exercice de son intelligence et par son adaptation propre à son milieu au moyen de l'enquête. Par là, cette recherche de la «Vérité», qui n'est d'abord qu'une étape provisoire, est prise dans un immense engrenage qui doit, comme l'évolution de la nature, se déployer sans fin et qui, par conséquent semble bien tendre à un absolu. Nous retrouvons ainsi le dynamisme métaphysique que nous avons décrit chez Peirce [§558] et qui aboutit à la Vérité absolue et totale. Mais en cet Idéal, Dewey semble insister surtout sur son caractère inaccessible: c'est vraiment pour lui l'«inconnaissable». Pour la Vérité, sa doctrine est plus naturaliste que métaphysique.

§572). 3) Applications morales et pédagogiques. Dans l'ordre du bien, enfin, la pédagogie aidant, le mouvement métaphysique aurait pu s'affirmer davantage: pour donner une règle d'action efficace, en effet, il faut un Idéal suffisamment noble, déterminé et attrayant. Il lui faut la stabilité indispensable à une règle d'action qui doit ramener à l'unité de l'ordre, la dispersion des désirs égoïstes et des passions opposées. Mais, ici encore, Dewey renonce à partir du Bien Absolu, parfait, immuable et éternel comme Dieu: il le cherche dans le produit de l'enquête. Car celle-ci, en tant que réponse à un problème rencontré dans l'expérience, c'est-à-dire imposé par la nature en évolution, nous introduit dans la grande unité de cette Nature où la loi de continuité établit des structures durables grâce auxquelles se maintient l'équilibre de l'ordre: Telle est la permanence qui permettra d'être règle de conduite à un Idéal de Bien, réalisé pourtant dans notre expérience!

Puisqu'il s'agit, non pas de phénomènes physiques ou physiologiques, mais des activités humaines, la Nature se traduira conformément à la loi de continuité, non plus par l'équilibre de l'instinct ou des lois psychologiques, mais par la vie sociale et les lois sociologiques qui en règlent l'évolution. Les problèmes qui se posent en ce domaine et dont la solution constitue les sciences morales: individuelles, sociales et politiques, sont résolus par une méthode identique à celle des sciences positives: l'enquête décrite plus haut. On aboutit ainsi à déterminer «pragmatiquement» ce qu'est le «bien moral», véritable Idéal empirique doué de permanence, comme les lois scientifiques sont des «assertibilités garanties» et donc, durables.

De là chez Dewey, la pratique de l'éducation sous forme de coopération entre l'élève et le maître, l'enfant et les parents, etc. Dans la petite société familiale, chaque homme se développe comme tout vivant, en s'adaptant à son milieu, c'est-à-dire en résolvant les problèmes posés par les réactions mutuelles des membres (qui réagissent selon leur tempérament, leurs aspirations, leur réflexion et forment ainsi un milieu de «transactions») selon les règles de l'enquête. La solution ainsi obtenue par le travail en commun constitue le véritable bien commun familial qui n'est ni imposé ni présupposé, mais produit par l'effort de tous cherchant à favoriser le plein épanouissement de la vie familiale.

En appliquant cette méthode à la vie sociale des États et de l'humanité entière, Dewey établit sa théorie de l'idéal démocratique. Ce n'est pas une théorie à priori déduite de l'Idée du Bien comme fait Platon, c'est le résultat de la vie en commun réalisée en tenant compte des exigences naturelles des membres et des groupements spontanés qui s'imposent, ou se forment librement parmi les hommes. L'harmonie, c'est-à-dire la vie sociale épanouie, n'y résulte pas de règles préétablies: elle est produite par l'action du peuple, comme le demande une vraie démocratie; elle est le succès qui couronne (comme la vérité pragmatique) une enquête sociale bien menée et qui est codifié par la Constitution et les lois démocratiques, mais qui peut et doit toujours être amélioré par la vie en commun [°1788].

§573) CONCLUSION. Le pragmatisme de Dewey, plus ordonné que celui de W. James, moins idéaliste que celui de Royce, moins hardi que celui de Peirce, sans tomber pourtant dans l'empirisme matérialiste, se tient à la juste mesure du peuple américain chez qui le solide réalisme fondé sur les expériences terrestres reconnaît et favorise aussi de tout son pouvoir la dignité de la personne humaine. Dewey rattache cette dignité à l'ordre même de la Nature: elle est pour lui en continuité avec le succès éclatant de l'Univers, célébré par les découvertes de la science moderne; elle trouve en cette loi de continuité un réel fondement à son aspiration vers l'absolu dans l'ordre du vrai, du beau et du bien. Il y a, sous cet aspect, un couronnement métaphysique possible à l'édifice (qui se veut modeste pour rester solide) des vérités partielles produites par la méthode de l'enquête, pièce maîtresse de cette philosophie.

Mais Dewey n'a pas réussi à justifier philosophiquement la valeur de ces réalités métaphysiques, et c'est sa grande faiblesse. D'une part, sa position mesurée et équilibrée donne, à sa théorie de l'enquête une «sagesse» pratique qui en assure l'efficacité, et à son idéal démocratique, un sens conforme à la justice et au bien commun naturel qui l'a rendue célèbre à juste titre et en explique l'énorme influence en pédagogie et en politique. Mais d'autre part, cette orientation, valable parce qu'elle exprime le mouvement de la nature, oeuvre de Dieu, demeure contestable aux yeux de la raison, seul critère possible en philosophie. Ni les lois naturelles, ni les efforts des hommes les plus intelligents, fussent-ils organisés en société mondiale et au travail depuis des siècles, ne sont capables de fonder efficacement une règle morale. Kant a raison d'exiger un «impératif catégorique» [§411], universel et nécessaire, qui s'impose vraiment à la conscience de tous les hommes et des sociétés qu'ils forment entre eux. Et seule la philosophie chrétienne a trouvé en Dieu et dans sa Providence très sage et toute-puissante la réponse vraie à cette exigence de la raison. Le «Pragmatisme de la vérification» de Dewey, malgré ses qualités de mesure et d'efficacité pratique, reste, comme système philosophique, un édifice sans fondement solide.

4. - Le pragmatisme Social: G. H. Mead [°1789] (1863-1931)

§574). En dehors de W. James et de ses émules, à qui l'ampleur de l'oeuvre mérite le titre de «grands philosophes», il existe en U.S.A. bon nombres de penseurs moins importants qui forment des courants secondaires: nous les rattacherons au plus notable d'entre eux, J. H. Mead dont nous indiquerons brièvement la personnalité, le pragmatisme social et son explication originale par le temps.

A) Vie et oeuvres de Georges Herbert Mead.

Né à South Hadley (Mass.), il fit ses études à Harvard où il connut James et Royce puis en Allemagne où il s'initia à Wundt. Revenu aux U.S.A. et professeur à l'Université de Michigan, il s'installa à Ann Arbor où il se lia d'amitié avec Dewey. En 1892, il enseigne à l'Université de Chicago où Dewey le rejoint deux ans plus tard, et ils fondent ensemble la célèbre École de Chicago. Après le départ de Dewey en 1904, Mead continue l'école en lui imprimant une orientation sociale; il reste à Chicago jusqu'à sa mort.

En 1930, il avait donné les «Carus Lectures», matière de l'ouvrage posthume The Philosophy of the Present (1932) édité par A. E. Murphy. Il n'avait publié de son vivant que de nombreux comptes rendus et quelques articles. Après sa mort, un comité d'édition présidé par C. W. Morris publia trois volumes formés de fragments manuscrits, notes d'étudiants et sténographies de cours, intitulés: Mind, Self and Society (1934); Movements of Thought in the Nineteenth Century (1936); The Philosophy of the Act (1g38). Notons encore sa contribution à l'ouvrage collectif: Creative Intelligence (1917) où il adhère au pragmatisme instrumentaliste de Dewey.

Mais il imprime à son pragmatisme un cachet personnel et l'on pourrait proposer comme principe fondamental sous-jacent à ses essais, le suivant:

La société est la source du moi-pensant capable de créer la vérité en organisant l'univers (pragmatisme); ce rôle actif de l'homme peut s'expliquer par la place de celui-ci dans le «présent», lieu des réalités.

B) Pragmatisme et société.

§575). Comme Dewey, Mead conçoit la nature comme «un ensemble structuré de multiples inter-actions» [§567] qu'il appelle des situations, et pour l'homme, le milieu naturel où il se trouve est la société dont il subit l'influence. C'est donc en s'adaptant aux autres hommes que chacun développera sa vie selon les trois degrés de l'expérience: vie inconsciente, adaptation instinctive, conscience réfléchie. Mead insiste sur le troisième degré que Dewey appelait l'enquête [§568]; dans son adaptation instinctive au milieu social, l'homme agit encore comme l'animal; son activité de pensée n'apparaît que s'il se heurte à un obstacle devant lequel l'instinct ne suffit plus à rétablir l'équilibre: au lieu d'être voué à la mort, comme l'animal, il prend conscience du problème et pour lui, «penser», c'est résoudre le problème. Ainsi, en toute action qui fait progresser notre vie, il y a d'abord une impulsion vers le mieux; puis, la perception des changements nécessaires à l'adaptation; ensuite, la manipulation (qui réalise en fait les moyens choisis), et enfin la consommation (une fois le but atteint). Quand l'instinct ne suffit pas aux dernières étapes, c'est la pensée qui invente les moyens de résoudre le problème en agissant sur le milieu: c'est pourquoi, selon Mead, «penser n'est qu'accroître notre rayon de manipulation» [°1790]. Par là, notre pensée construit en quelque sorte son univers; et la solution du problème n'est vraie que si elle réussit. «L'univers global, dit Mead, répond à l'organisation de la réaction en indiquant une action possible. Un objet qui se meut dans ce champ, s'il est objet d'attention, introduit une attitude d'adaptation. Tous les changements de position de l'objet s'accompagnent de la suggestion d'une reconstruction correspondante du paysage. Le degré de reconstruction dépend du champ des réactions suggérées que comporte l'objet qui se meut» [°1791].

Mais pour l'homme, ces objets mouvants auxquels il doit s'adapter, sont, avant tout, les autres hommes de son milieu social. C'est pourquoi, affirme Mead, «ce langage qu'il emploie [°1792], ce mécanisme de la pensée qu'il possède sont des produits sociaux. Il ne saisit son propre moi qu'en adoptant l'attitude du groupe social auquel il appartient. Il faut qu'il devienne un être social pour devenir lui-même» [°1793]. Cela est vrai à la première étape, quand l'homme prend conscience de soi-même par la pensée; car il n'y arrive qu'en s'intégrant au milieu social par une solution vraie du problème d'adaptation: «Nous sommes conscients, dit Mead, quand ce que nous allons faire donne une direction à ce que nous faisons» [°1794].

Il est clair pourtant qu'ainsi nous restons dépendants des autres: la pleine personnalité demande de s'en dégager. D'où une seconde étape, où cependant l'indépendance du moi (self) garde selon Mead, son aspect social. Car, même en se prenant soi-même comme objet de sa pensée pour devenir un «moi» (the self), l'esprit se pense en fonction des autres, non plus en fonction de tel ou tel dont on dépendrait réellement, mais, comme dit Mead, «dans la perspective de l'autre généralisé». Cette aptitude à la généralisation nous permet de nous libérer à l'égard des autres et de jouir de cette pleine possession de nous-même qui est la personnalité.

Mead voit en ce privilège de l'homme vivant en société, la base de la loi morale. Car pour s'adapter efficacement à son milieu et y trouver l'aide nécessaire au progrès de sa nature, l'homme doit tenir compte de la personnalité des autres et s'élever à l'idéal du bien public. «C'est parce que l'homme, dit Mead, doit tenir compte du bien public dans l'exercice de ses capacités et établir le bien public en fonction de ses propres activités extérieures, que ses fins sont morales. Mais ce n'est pas le bien public qui pénètre en lui de l'extérieur et lui impose une obligation (necessity) morale, ni non plus une tendance égoïste qui le conduit à agir... C'est cette saine et dynamique attitude morale qui me semble renforcée par la reconnaissance que la conscience morale est la plus concrète et la plus compréhensive de toutes. Ici nous ne devons abstraire de rien, et ici nous ne pouvons pas faire appel de nous-même à un pouvoir hors de nous-même qui nous conduise à la vertu. Dans la plénitude de l'expérience immédiate, avec la conscience que, de la lutte pour l'action, doit jaillir tout le pouvoir de l'action immédiate, réside le salut» [°1795].

Cet appel au dynamisme de la conscience personnelle est manifestement insuffisant pour fonder réellement la morale: nous retrouvons la déficience signalée chez Dewey [§573]. Pourtant, la notion de personne humaine si bien mise en relief invitait le penseur à y découvrir une réalité spirituelle qui aurait dû le conduire à chercher la vraie base de l'obligation morale (comme de l'organisation sociale) dans l'action de Dieu Esprit créateur et sage Providence. Vraisemblablement, le caractère inachevé de son oeuvre ne lui a pas permis d'avancer assez loin dans son excellente orientation vers un personnalisme spiritualiste.

C) L'explication par le temps.

§576). Les réflexions de Mead pour expliquer le caractère social de son pragmatisme ont pris une autre direction: c'est dans l'analyse du temps que, dans son dernier ouvrage, le philosophe cherche cette explication. Ces réflexions, qu'il nous présente du point de vue de son pragmatisme et des conceptions modernes du relativisme d'Einstein, sont assez subtiles. On peut, semble-t-il, les résumer comme suit, sous leur aspect philosophique:

Partant de la notion commune du temps qui relie le passé au futur par le présent, c'est, faut-il dire, «le présent qui est le lieu des réalités»: ce qui est passé n'est plus réel et ce qui est futur ne l'est pas encore [°1796]. Quand donc, grâce à la mémoire, nous connaissons un fait passé comme réel, nous devons lui conférer un présent. Mais pour un tel fait, par exemple pour la naissance du Christ, dès son émergence en notre conscience, il y a rupture entre lui et le présent que nous vivons: c'est pour cela que nous le déclarons «passé», exclu du vrai «présent». Comment pouvons-nous donc le dire réel? Mead résout la contradiction en notant que si nous considérons comme nouveau (par rapport au passé) notre présent actuel, c'est que nous le concevons en relation avec le passé, comme déterminé par lui, en ce sens qu'il est en continuité avec une série de faits dont la chaîne nous conduit par exemple, à la naissance du Christ. C'est grâce à «cette perspective du temps continu» que la mémoire ressuscite le fait passé comme participant à notre présent, comme doué d'une réalité qui lui est propre; - et le projet d'avenir s'explique de même. Le présent où nous vivons, vrai lieu des réalités, est donc le «centre de perspective» entre un passé qui fut réel et un futur qu'on va faire réel en agissant.

Or, la catégorie du social (la «sociality» dit Mead) s'apparente à ces propriétés du temps: son caractère est d'être, comme le temps, plusieurs choses à la fois: elle est le groupe des hommes actuels qui s'adaptent entre eux, et aussi les hommes et les événements passés qui sont l'origine de l'état social présent. De plus, la «socialité» par son existence même accomplit des changements en s'affirmant, comme le temps en progressant. Le passé, en servant au progrès ne reste pas ce qu'il était; et le futur, par l'intervention active de l'homme, est efficacement préparé et orienté.

Mais c'est la catégorie du présent «lieu des réalités» qui marque la vraie place de l'homme et explique son action dominatrice dans la société et dans l'histoire. Le présent dit Mead, «nous libère du passé et du futur. Nous ne sommes pas les créatures de la nécessité d'un passé irrévocable, ni d'une quelconque vision sur la Montagne... Nos valeurs résident dans le présent; et le passé et le futur ne font que nous donner l'inventaire des moyens et des plans de campagne pour les mettre en oeuvre» [°1797]. On a pu qualifier par là cette doctrine de «Philosophie du Présent». Mais on peut dire aussi avec A. E. Murphy qu'un tel système «soulève des doutes et engendre des problèmes formidables» [°1798].

Mead conclurons-nous, est un penseur profond et original, mais il soulève, en effet, bon nombre de problèmes dont les solutions proposées ne sont pas évidentes, parce que leur examen reste inachevé. Ses vues sur le temps comme sur la personnalité auraient tout à gagner en se rattachant aux doctrines de la philosophie traditionnelle et chrétienne qui pourrait en prolonger les directions les meilleures vers le spiritualisme.

D) Courants secondaires.

§577). En un pays où la liberté est avant tout en honneur, on trouve bon nombre de penseurs qui ne manquent pas de valeur, et qu'il est difficile de ranger dans une école précise. On peut cependant distinguer, à côté du pragmatisme, quelques courants plus caractéristiques: un néo-réalisme et un néo-positivisme scientifique dont nous avons déjà parlé [§530 et §538]; puis, un double courant, l'un naturaliste, l'autre idéaliste.

1) Courant naturaliste. Le naturalisme caractérise déjà les premiers essais de philosophie américaine, où se manifestait l'amour de la nature propre au romantisme; et aussi le néo-positivisme, si on le définit comme la philosophie considérant la nature, objet de notre expérience, comme l'unique réalité, principe d'explication universelle des choses. Nous signalons ici ses deux principaux représentants au début du XXe siècle, Santayana et Sellars, qui abordent la nature moins par les sciences modernes (comme les positivistes) que par le bon sens et la poésie.

§578). a) Georges Santayana [b157] (1863-1952). - Né de parents espagnols, mais venu en Amérique dès l'âge de 9 ans, il fait son éducation à Harvard où, après sa thèse de Doctorat sur Lotz, (1888), il passe la première partie de sa carrière dans l'enseignement de la philosophie. En 1912, il prend sa retraite et revient en Europe où il mène, le plus souvent à Rome, une vie solitaire remplie par ses nombreux ouvrages.

G. Santayana est un poète qui nous livre sa «vision» de la nature en un cadre philosophique fondé sur les trois étapes de la vie de la raison, qu'on peut appeler: étapes instinctive, rationnelle, spirituelle.

1) L'étape instinctive (ou prérationnelle) livre à l'expérience spontanée le monde sensible externe, tel que le découvre l'enfant qui prend en même temps et peu à peu conscience de soi-même, emmagasinant en sa mémoire les multiples aspects des choses et se livrant aux constructions, de soi innombrables et illimitées de l'imagination créatrice constructions qui deviendront chez l'adulte, artistiques, utilitaires, poétiques, etc. Cette prise de possession est l'oeuvre de l'âme qui émerge du corps sans s'en séparer, à la façon d'un épiphénomène, mais formant avec lui un tout indivisible de soi [°1799]. Bien des problèmes philosophiques se posent à propos de ces objets mais Santayana ne les étudie pas méthodiquement [°1800]; ses réflexions concernent plutôt les deux étapes suivantes de la raison.

2) L'étape rationnelle est au centre de la vie proprement humaine: son domaine est un «monde d'essences» qu'il convient de préciser. Notre raison, pour Santayana, n'atteint aucune existence, même pas celle du «moi», malgré le «Je pense donc je suis» cartésien. «Qu'est-ce que «penser», demande-t-il, qu'est-ce que «Je», qu'est-ce que l'«existence»? S'il n'y avait pas d'existence, il n'y aurait certainement pas de personne et pas de pensée (thinking), et on peut douter... que quelque chose existe. Qu'un être existe qu'on peut appeler «je» de sorte que je ne sois pas une simple essence, est mille fois plus douteux, et des esprits pénétrants l'ont nié. Que l'on soit persuadé qu'en disant «je suis», j'ai atteint un fait indubitable ne peut que faire sourire le véritable sceptique. Aucun fait n'est évident en soi, et quelle sorte de fait est ce «je», et en quel sens «j'existe»? L'existence n'appartient pas à un simple donné, et je ne suis pas un donné pour moi-même, je suis un objet de croyance quelque peu lointain et extrêmement obscur» [°1801]. Ainsi notre raison est incapable d'atteindre le réel: son objet, ce sont les essences, «qui n'existent dans aucun espace environnant, dans aucun temps; elles ne possèdent aucune substance ou partie cachée, mais sont toute surface, toute apparence» [°1802]. Elles ne sont pas réelles non plus comme en platonisme, dans un monde idéal ou en Dieu; mais «c'est le résidu limite du scepticisme et de l'analyse. Quel que soit le fait devant lequel nous soyons, des traits évidents le distinguent du néant et de tout autre fait. Tous ces traits que discernent la sensation, la pensée, l'imagination, sont des essences; et l'ordre des essences qu'ils composent, c'est tout simplement le catalogue indéfiniment extensible de tous les caractères logiquement distincts et idéalement possibles. Hors des événements où elles se trouvent figurer, ces essences n'ont point d'existence; et puisque l'ordre de l'essence est par définition neutre et qu'il comprend tout à l'infini, il n'a aucun pouvoir sur le monde existant et il ne saurait déterminer la nature des caractères qui apparaîtront dans les événements ni l'ordre de leur apparition» [°1803].

Santayana soulève ici les problèmes les plus fondamentaux de la philosophie: celui de notre connaissance intellectuelle et de son objet propre; celui de la nature de l'être et de l'existence; celui de la valeur, soit de notre intuition de l'être, soit de nos concepts universels, fondement de nos sciences. Mais il adopte la solution insoutenable du scepticisme absolu [°1804] en négligeant ici encore un examen méthodique approfondi. Pour faire contrepoids à ce vide mental du scepticisme, il en appelle à ce qu'il nomme la «foi animale», valable, peut-être comme source d'inspiration poétique, mais insuffisante comme théorie philosophique. Elle s'apparente d'ailleurs à la solution pragmatique: c'est un appel «au sentiment de l'existence, de l'action, de la réalité embusquée tout autour de nous» qui, par réaction contre le vide des «essences», devient beaucoup plus manifeste et impérieuse: «ce sentiment; cette assurance du réel s'appelle la foi animale» [°1805].

La «foi animale» nous donne donc le réel, mais à l'étape de l'instinct prérationnel; le travail de l'interprétation rationnelle est sans valeur scientifique. «La connaissance de la nature est une grande allégorie que l'action interprète» [°1806] comme instrument de la foi animale.

3) L'étape spirituelle ou postrationnelle remédie un peu à la situation. Elle est celle de notre esprit qui se libère des conditions corporelles dont il émane comme «épiphénomène» et qui crée le monde des valeurs, car il est capable de «dominer» la nature en lui donnant un sens. Ainsi les diverses ondulations physiques (son, lumière, etc.) deviennent musique, couleur, tableaux artistiques; les mouvements physiologiques se transforment en actions et en progrès culturels et sociaux; et toute notre vie intérieure s'organise pour nous conduire à notre destinée qui est la jouissance poétique et scientifique!

Cette vie spirituelle est «la récompense du labeur de la raison»: elle est un prolongement platonicien qui ne renie pas nécessairement les étapes précédentes, elle en est plutôt le couronnement logique. Mais elle ne peut réparer que très imparfaitement les désastres du scepticisme rationnel qui est le vice radical de ce naturalisme plus poétique que philosophique.

§579). b) Roy Wood Sellars (né en 1880). Né au Canada, il étudia à l'Université de Michigan, y fut nommé «instructeur en philosophie» en 1905, y fut reçu docteur et y passa toute sa carrière.

Ses principaux ouvrages sont Critical Realism (1916); Evolutionary Naturalism (1920); Principles and Problems of Philosophy (1926); Religion Coming of Age (1928); The Philosophy of Physical Realism (1932).

Sellars explique l'univers avec ses diverses manifestations, des minéraux jusqu'à la pensée, par une théorie qu'on peut appeler le naturalisme de l'émergence. Tout vient de la nature douée de forces évolutives, de sorte que ses productions sont structurées même déjà dans la molécule et l'atome; mais en progressant, les structures deviennent de plus en plus complexes jusqu'à produire au sommet les richesses de notre vie intellectuelle qui s'imposent comme un fait à notre conscience.

Le point de départ qui justifie toute la théorie semble bien être pour Sellars cette intuition, par notre conscience, de la vie intellectuelle, d'où il conclut, en redescendant le cours de l'évolution, à l'existence de structures moins riches dans la vie sensible, en biologie, dans l'activité chimique; mais, selon lui, il y a continuité entre la source naturelle et ses «émergences» successives: la conscience pas plus que la vie n'est un épiphénomène; même au niveau de l'intelligence, elle est une manifestation des forces du cerveau (Sellars parle du «cerveau-esprit»); car l'évolution naturelle prépare les nouvelles capacités grâce auxquelles naîtront les niveaux plus élevés: elle est une causalité unificatrice (integrative causality). Ses divers niveaux, bien qu'ils soient des moments engagés dans l'évolution, acquièrent une certaine stabilité comparable à celle de l'habitude et, au sommet, le «je» qui a conscience de ses richesses, est aussi un moi objectif, engagé dans la société, le temps et l'histoire comme les autres êtres de la nature.

Ce naturalisme permet à Sellars d'accorder à notre connaissance une valeur réaliste, mais pas absolue; car, d'une part, la structure du cerveau qui émerge de la même nature que les objets perçus, doit en être une certaine reproduction, et les idées de l'intelligence avec ses constructions scientifiques ne sont qu'un aspect de ces structures cérébrales. Mais, d'autre part, cet intermédiaire même (l'idée) entre l'objet connu en nous et le réel hors de nous, s'il garantit une analogie, ne permet pas l'identité d'une intuition directe. Nos sciences sont une «interprétation» en structures mentales des structures physiques de la nature.

Sans avoir l'ampleur des grandes synthèses pragmatistes, ces théories naturalistes ne manquent pas de valeur dans leur observation exacte de l'expérience, en particulier dans la notation des degrés de perfection naturelle, doués d'une stabilité qu'on rapproche avec raison de la substance. Mais il leur manque des notions métaphysiques mieux élaborées pour atteindre leur pleine vérité. Cela est surtout sensible chez Sellars dans la théorie du «cerveau-esprit» où la dépendance, réelle mais indirecte, de notre pensée vis-à-vis de la vie organique, lui a caché la vraie nature spirituelle de notre âme humaine [°1807].

§580). 2) Courant Idéaliste. Nous avons vu l'idéalisme importé en Amérique sous sa forme hégélienne dans le mouvement de Saint-Louis [§543]; il se perpétua en quelques auteurs; mais il prit sa forme proprement américaine surtout chez J. E. Creighton qui eut lui-même quelques imitateurs.

On peut citer parmi les continuateurs de l'école hégélienne: G. S. MORRIS (1840-1889), professeur à Johns Hopkins University où il eut comme élève Dewey et Royce: tout en restant fidèle à Hégel, il rapprochait les catégories de la pensée des étapes du devenir mis en relief par Darwin. - Alfred H. LLOYD (1864-1927) plus clairement encore professe un hégélianisme évolutionniste. Dans son ouvrage: Dynamic Idealism (1898) il explique le progrès des organismes vivants par une matière animée d'un dynamisme intelligent: «L'âme, dit-il, est l'activité organique créatrice, ou la substance dans laquelle la matière organique et l'esprit ne font qu'un» [°1808]. On voit que pour survivre en U.S.A., l'idéalisme doit pactiser avec le naturalisme.

James Edwin Creighton (1861-1924) est le principal représentant de cet idéalisme naturaliste. Canadien d'origine, il fut à Halifax l'élève en philosophie de J. G. Schurman; il fonda avec son maître en 1892 la Philosophical Review; puis il lui succéda comme directeur de Sage School de Cornell University dont Schurman devenait le Président. Il fut aussi le fondateur en 1896 de l'Association philosophique Américaine et son premier Président jusqu'à sa mort. Il agit plus qu'il n'écrivit; on a de lui une Introduction in Logic et un recueil posthume: Studies in Speculative Philosophy (1925). Son idéalisme qu'il appela «spéculatif» consiste à faire de l'esprit, non pas l'étoffe de l'univers (où tout se ramènerait à une forme de l'Idée) mais le centre de vision de toutes les réalités qui constituent la nature en évolution. Cette réalité objective, par l'ordre de son évolution, se manifeste douée d'intelligence, dirigée par un Esprit absolu qui, au sommet des êtres, est en marche dans la société des hommes et constitue leur histoire, comme en hégélianisme. Le but de notre vie est d'entrer toujours davantage en communication avec cet Esprit absolu par l'exercice de notre propre esprit; et Creighton décrit cet exercice à la manière de Dewey, par le progrès continuel de nos expériences: l'Idéal de Vérité absolue vers lequel tend ce progrès, c'est l'Esprit absolu. Mais chaque esprit individuel n'est séparé ni de cet Esprit absolu auquel il communique, ni donc des autres esprits individuels; et en ce sens, Creighton définit l'expérience comme «explication ou révélation de la réalité, compréhension des esprits des autres hommes et prise de conscience par l'esprit de la nature de sa propre intelligence» [°1809]. Il s'agit évidemment de l'expérience totale et idéale, dont chacune des expériences humaines n'est qu'un facteur partiel, destiné à s'associer à l'immense effort de l'humanité en marche vers la Vérité.

Deux autres penseurs ont une doctrine voisine:

William Ernest HOCKING (né en 1873), qui professa la philosophie à l'Université de Californie, à celle d'Yale, et, depuis 1914 à celle de Harvard; il écrivit entre autres: The Meaning of God in Human Experience (1912); Human Nature and Its Remaking (1918, éd. rev. 1926); Man and the State (1926); The Self, its Body and Freedom (1926); Thoughts on Death and Life (1937); Living Religion and a World Faith (1940); Science and the Idea of God (1944). Lui aussi, comme Creighton, pense que dans l'expérience, notre esprit, non seulement communique avec les esprits finis des hommes, mais atteint directement «l'Autre Esprit» qu'il identifie avec Dieu, Vérité idéale; il donne ainsi une valeur à la preuve «ontologique» de saint Anselme [§223].

Edgard Sheffield BRIGHTMAN (1884-1953), qui professa la philosophie à l'Université de Boston, écrivit: An Introduction to Philosophy (1925); Religious Values (1925); A Philosophy of Ideals (1928); The Problem of God (1930); The Finding of God (1931); Moral Laws (1933); Personality and Religion (1934); A Philosophy of Religion (1940); The Spiritual Life (1942). Quoique disciple de Bowne, il professe moins un personnalisme [sur le personnalisme de Bowne, voir §656] qu'un idéalisme à la manière de Creighton. Si les hommes sont pour lui des esprits personnels, parce qu'ils cherchent la vérité par l'expérience, il rejette le passage à l'Esprit infini comme Vérité suprême et personnelle: il n'admet pas Dieu, à moins qu'il ne soit conçu comme fini, et intégré à la nature comme une force de direction et d'équilibre. Cela est nécessaire, à son avis, pour expliquer la lutte du bien et du mal dans le monde.

CONCLUSION.

Bien que les tenants de ces deux courants secondaires ne manquent pas d'originalité et suggèrent plus d'une idée intéressante, il faut leur reprocher de manquer d'approfondissement et de rigueur dans leurs vues philosophiques, surtout métaphysiques. Il faut approuver leur orientation vers le spiritualisme; mais elle est pratiquement étouffée par le naturalisme dominant. En fait, ils forment comme une transition vers un autre groupe de penseurs où se manifestera plus franchement au début du XXe siècle, un vrai Réveil Métaphysique [§658].

4. - Le modernisme.

b158) Bibliographie spéciale (Le modernisme)

§581). Au début du XXe siècle, un certain nombre de théologiens, le plus souvent catholiques, s'étaient donné la mission d'adapter les dogmes de l'Église à la mentalité moderne: leurs chefs étaient, en France, A. Loisy, Turmel, Ed. Le Roy, Wilbois, les protestants A. Sabatier, J. Réville; en Allemagne, les protestants libéraux, conduits par A. Harnack; en Angleterre, le jésuite J. Tyrrell; en Italie, A. Fogazzaro († 1911), etc... Décidés à rester dans l'Église pour la transformer plus efficacement, ils procédaient très habilement, évitant toute exposition d'ensemble, insistant sur les difficultés scientifiques. Mais ils furent démasqués par le Pape saint Pie X qui, dans son encyclique «Pascendi», expose tout leur système en une magnifique synthèse: il insiste d'abord sur leurs principes philosophiques et en déduit ensuite avec une impitoyable logique toutes les conséquences destructrices de la Foi.

Les modernistes développent la partie métaphysique de l'hypothèse de la subconscience de W. James; car, en leur qualité de théologiens, ils cherchent surtout à préciser la nature de Dieu et de la religion. Mais pour leur synthèse théologique, c'est à la philosophie nouvelle qu'ils s'adressent, parce qu'ils proclament l'incapacité radicale de l'intelligence à connaître le vrai; et ils veulent sauver la religion de la crise où l'a jetée, selon eux, l'intellectualisme scolastique, en la fondant sur une connaissance sentimentale dont le domaine, radicalement séparé de la science et des métaphysiques, serait désormais inexpugnable. Cet agnosticisme absolu est le ressort secret du modernisme, comme l'a montré le Pape saint Pie X: il se base philosophiquement sur les critiques de Kant et de Bergson. Cependant, les modernistes ne cherchent pas une philosophie complète: ils exposent surtout la nature de notre connaissance de Dieu et la valeur des dogmes.

A) Connaissance sentimentale de Dieu.

§582). La connaissance de Dieu est la base de toute religion ou théologie: il importe donc tout d'abord d'en établir la nature et de chercher la méthode qui y conduit.

1) Nature. Dieu étant présent au fond de notre âme, il n'est pas nécessaire, pour l'atteindre, de recourir à l'intelligence et à ses concepts sans valeur: il suffit de nous recueillir, car il est impossible que Dieu ne se manifeste pas par ses opérations; ainsi, nous prendrons conscience du Divin par un contact immédiat, une connaissance d'ordre sentimental: et tel est le fondement de toute vraie religion.

En effet, cette connaissance primordiale de Dieu, au lieu d'être le fruit d'un travail de la raison sur Dieu (ce qui la rendrait caduque), est plutôt un travail de l'intelligence exécuté sous la pression du coeur. «C'est d'abord et principalement le travail de Dieu dans l'homme et avec l'homme» [°1810]. Elle a donc la valeur d'un fait, d'un sentiment énergique où Dieu agit; «et cette action de Dieu est lumière et grâce, vérité et force pour le bien» [°1811]. Son caractère saillant est le vague et l'imprécision dont nous fera sortir l'élaboration dogmatique, mais aussi la stabilité et l'universalité propres à fonder une religion catholique, puisqu'on la retrouve en toute conscience humaine.

Deux preuves principales semblent justifier cette doctrine d'immanence ou d'expérience du Divin: a) Une preuve de fait: on constate que les hommes bien préparés éprouvent ce contact direct de Dieu vivant en eux; les modernistes l'attestent pour eux-mêmes et confirment leur cas par celui des mystiques qui parlent souvent d'une connaissance de Dieu directe et comme expérimentale; b) Une preuve de raison: le créateur, comme l'enseignent saint Paul [°1812] et saint Thomas [°1813], est au plus intime de notre âme, parce que tout dépend de Dieu dans son être et dans sa vie.

Il est difficile d'utiliser en philosophie le témoignage des mystiques [°1814]; leur cas est d'ailleurs très rare et très particulier. Dans l'ordre ordinaire, notre connaissance des choses spirituelles, comme l'âme et Dieu, est tout entière fondée sur l'analogie avec les choses sensibles, et par conséquent, elle ne s'acquiert pas d'une façon directe et intuitive sans raisonnement. On pourrait peut-être concéder la possibilité d'une intuition de l'existence de Dieu, analogue à l'acte de réflexion parfaite par lequel l'âme saisit immédiatement son existence, puisque Dieu, pur esprit, et donc intelligible de droit, est présent au plus intime de l'âme [°1815] comme l'âme est présente à elle-même; mais une telle expérience de Dieu ne pourrait en donner une idée claire et il sera toujours nécessaire de recourir aux notions de la métaphysique pour établir une théodicée scientifique.

Cette possibilité cependant, jointe dans l'âme chrétienne à l'intensité de la Foi et à la présence surnaturelle de Dieu par la grâce et la charité, explique que nous puissions avoir le sentiment et comme l'expérience de Dieu vivant en nous. Mais le contact immédiat avec Dieu au sens moderniste, c'est-à-dire sans les précisions de la théologie scolastique, conduit directement au panthéisme: car l'intime union entre le moi et le Divin sur lequel il se fonde, incline à penser que nous nous identifions à Dieu dans la subconscience, selon l'hypothèse de W. James. Si Dieu reste transcendant, c'est à la manière d'une conscience universelle qui enveloppe toutes les consciences particulières [°1816].

§583) 2) Méthode d'immanence. Bien que Dieu soit immanent à notre âme, ajoutent les modernistes, nous ne l'y trouvons pas sans préparation: car les distractions et les mauvaises dispositions morales le relèguent dans la subconscience; c'est pourquoi tant d'hommes ignorent celui qu'ils portent en eux. La méthode d'immanence est destinée à le faire émerger dans la conscience, d'abord et surtout par l'ascétisme, en sanctifiant la vie; puis, en montrant par l'analyse de notre vie concrète, que cet élément divin est impliqué malgré tout dans toutes nos actions. Ainsi, une action humaine avec toutes les conditions, les désirs, les connaissances, etc., qu'elle suppose, conduit logiquement à Dieu et aux mystères révélés de la Foi catholique, comme le cours d'un fleuve conduit à la mer.

Cette méthode, on le voit, s'adapte parfaitement à la doctrine de l'immanence qui supprime la distinction entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel et même entre l'homme et Dieu. Elle fait ainsi partie de la philosophie panthéiste du modernisme. On peut cependant l'en séparer et lui donner un sens légitime, car, tout homme étant élevé en fait à l'ordre surnaturel, on peut découvrir dans sa vie un besoin de la Révélation, fondé sur la grâce surnaturelle qui n'est jamais refusée même au pécheur et à l'infidèle, et dont il a besoin pour se sauver [°1817].

Mais nous sortons alors de la philosophie et, pénétrant par l'apologétique dans le domaine théologique, il est nécessaire d'admettre comme source de vérité l'autorité de la Révélation surnaturelle dont le dépôt est confié à l'Église catholique. Les modernistes au contraire récusent cette autorité et transforment la signification des dogmes dans le sens de la philosophie pragmatiste.

B) Dogmatique pragmatiste.

§584). Pour eux en effet, cette «expérience religieuse» ou connaissance sentimentale du Divin, est le fruit primordial et la base stable de toute religion; c'est de là qu'ils font dériver tout le catholicisme, gardant le vocabulaire catholique, mais transformant radicalement tout ce qu'il signifie.

La Révélation devient cette expérience fondamentale que tout homme porte en soi; seulement, quelques âmes privilégiées en ont été favorisées avec plus d'intensité et en ont pris une conscience beaucoup plus nette et plus féconde: ce sont les prophètes, parmi lesquels Jésus est le plus grand.

Les dogmes, c'est-à-dire la théodicée et les mystères de la Foi, n'ont plus de valeur absolue, mais leur vérité est d'être utiles à la vie religieuse, soit individuelle, soit sociale; l'individu, d'abord, voulant conformer sa vie à sa foi et extérioriser son sentiment religieux, éprouve le besoin de dissiper le vague qui l'enveloppe; car il faut des formules claires et un peu rigides pour diriger la pratique; l'intelligence réagit donc en présence du donné immanent et elle construit une théodicée.

Ensuite, au point de vue social, les hommes qui éprouvent en eux des expériences particulièrement riches, veulent en faire participer les autres; et pour cela les formules sont indispensables. Parmi celles-ci, la société religieuse sanctionne les meilleures, et elle approuve les pratiques les plus fécondes; celles qui favorisent le plus la conservation et le développement du sentiment religieux: ainsi se forment les dogmes. Toute religion qui réussit est vraie et d'autant plus vraie que la vie intérieure est plus intense chez les fidèles. Mais les dogmes vieillis doivent être renouvelés, puisque toute leur valeur et toute leur vérité est dans leur convenance avec le sentiment religieux vivant et progressant dans la masse des fidèles. C'est de cette masse que part l'impulsion des réformes. L'autorité, fidèle à son rôle conservateur, les réprouve d'abord et les combat, mais finalement, elle les accepté et les sanctionne en de nouveaux dogmes [°1818]. C'est ainsi que la philosophie moderne a engendré la dernière des hérésies.

CONCLUSION. - Le modernisme, sous la pression combinée de l'idéalisme, du positivisme et du bergsonisme, accepte donc, comme fondement de la philosophie, l'agnosticisme absolu pour l'intelligence. Puis, il retrouve une unique connaissance valable, dans l'expérience religieuse, sentiment vague du Divin, vie intérieure unie à Dieu et logiquement identifiée à la vie de Dieu. Toute l'activité intellectuelle, théodicée et dogme, est uniquement destinée à conserver, extérioriser et perfectionner ce sentiment où se réfugie tout notre trésor de connaissance. C'est une application, hardie jusqu'à la témérité, de la mentalité moderne que nous avons appelée pragmatiste, à la doctrine religieuse.

Le mouvement, né au sein du catholicisme, fut enrayé et rapidement étouffé par l'action clairvoyante et vigoureuse du grand Pape saint Pie X (1903-1914).

Dans l'ordre philosophique, il n'eut jamais qu'une portée restreinte, n'abordant que quelques problèmes rationnels, concernant la valeur de la vérité et notre connaissance de Dieu.

Toute autre est l'oeuvre de Bergson, qui se déploie entièrement dans l'ordre philosophique et constitue un système universel.

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