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b55) Bibliographie spéciale (La conscience et la personnalité)
§624). Notre activité intellectuelle ne se porte pas seulement vers le dehors, elle se retourne aussi vers elle-même pour se connaître et ainsi se posséder pleinement. «Penser, c'est réfléchir», avons-nous dit [§541, (3)] et cette manifestation de pensée constitue même le sommet de notre vie intellectuelle, ce qu'on appelle la personnalité. Au point de vue psychologique, en effet, la notion de personnalité revient à la conscience que nous prenons de nous-même et nous constatons qu'elle ne convient qu'aux hommes, parce que seuls les hommes ont une conscience intellectuelle.
Mais à côté de ces états d'âme clairs et achevés où nous nous sentons en pleine possession de notre vie, nous constatons d'autres états où la conscience se dégrade; et l'on doit se demander s'il n'y a pas des formes tout à fait inconscientes de psychisme, d'autant plus que notre personnalité ne se dégage que progressivement, à partir des états subconscients de l'enfance. Pour éclairer ce problème complexe et parfois obscur, nous commencerons, selon notre méthode habituelle, par l'analyse de la conscience personnelle d'un adulte normal, afin de délimiter clairement cette fonction et son objet: le moi-pensant. Nous résoudrons ensuite le problème plus obscur de l'inconscient en le comparant au subconscient; enfin nous établirons les lois d'évolution et de formation de la personnalité psychologique. D'où trois paragraphes en cet article.
1. - La conscience personnelle humaine.
2. - Le subconscient et l'inconscient.
3. - Evolution et formation de la personnalité psychologique.
Proposition 30. 1) La conscience intellectuelle est une fonction distincte de la conscience sensible. 2) Elle saisit immédiatement et intuitivement l'existence du moi-pensant, mais non pas sa nature. 3) Cette prise de possession de nous-mêmes constitue l'élément essentiel de notre personnalité psychologique.
A) Explication.
§625). La psychologie expérimentale moderne a solidarisé les deux problèmes de la conscience et de la personnalité chez l'homme. Il convient d'abord d'élucider ces deux notions très complexes, pour comprendre en quelle mesure la première peut expliquer la seconde. Nous avons déjà précisé la définition de la conscience et de ses diverses formes [§438]. Notons qu'en cette première section de psychologie expérimentale, nous la considérons comme fonction au sens empirique du mot [§417], c'est-à-dire comme un ensemble de faits psychiques homogènes, en sorte que la même formule définit à la fois l'acte et la fonction. En ce sens, nous disons que la conscience en général est l'acte ou l'ensemble des actes par lesquels un connaissant se rend compte de sa propre vie de connaissant. Elle est donc une fonction de connaissance, et comme toute connaissance, elle est constituée par deux aspects essentiels: l'aspect objectif ou la chose connue, et l'aspect subjectif ou le sujet connaissant, la connaissance n'étant rien d'autre que l'unité de cette dualité: l'assimilation vitale du connu par le connaissant et leur identification psychologique: «possessio alterius ut alterius» [§418, et les propriétés de la vérité §589]. Mais ce qui caractérise la conscience, c'est que l'objet connu est précisément le sujet lui-même: celui-ci se dédouble pour ainsi dire en se projetant en face de soi-même ou en prenant une sorte de recul pour s'observer soi-même; mais cette dualité n'est que provisoire ou ne constitue qu'un premier aspect du phénomène; car toute connaissance étant une identification, le sujet conscient, en se connaissant, se retrouve pleinement un et identique à soi-même.
De cette description générale du phénomène, découle clairement la distinction entre la conscience objective, qui est l'ensemble des phénomènes de la vie intérieure, et la conscience subjective qui est la fonction même par laquelle nous connaissons ces faits. Mais au point de vue de cette dernière, qui est l'objet propre de l'étude présente, il est plus malaisé de justifier la distinction courante, entre conscience spontanée et conscience réflexe; car si la réflexion est «proprement le retour sur elle-même de la pensée qui prend pour objet un de ses actes spontanés ou un groupe de ceux-ci» [°747], toute conscience est par définition une certaine réflexion. Nous prendrons donc toujours cette distinction au sens de conscience implicite (latin: «in actu exercito») qui fait corps avec l'acte conscient; et conscience explicite («in actu signato») qui suppose une deuxième opération distincte de la première sur laquelle elle porte par réflexion [°748].
En se mettant au point de vue de notre psychologie d'homme adulte, la description de la conscience comme fonction de connaissance appelle une autre remarque. Bien que, en général, la conscience réalise le cas où l'objet connu est le sujet connaissant lui-même, cependant notre conscience prise comme sujet agissant nous apparaît sous la forme d'une fonction spécialisée, en sorte que l'objet connu (conscience objective) la déborde considérablement. Pour en décrire toute la richesse, nous distinguerons deux zones qui se compénètrent sans se confondre: l'une sensible, l'autre intellectuelle.
1) La zone purement sensible comprend tous les phénomènes psychiques encore dépendants de quelques conditions matérielles physiques ou physiologiques: elle comporte d'abord les activités de connaissance décrites au chapitre précédent: sensations externes et vie intérieure sensible: perceptions, souvenirs, images; puis, les opérations de vie affective et active sensibles: les passions et leurs manifestations, en prenant tous ces phénomènes, non pas dans leur partie physique ou physiologique accessible à l'expérience externe, (car sous cet aspect ils ne sont pas psychologiques), mais dans leur partie interne par laquelle ils appartiennent à notre vie intérieure. Nous avons montré [§439] qu'il existe dans cette zone même, une fonction spéciale de conscience subjective sensible capable de connaître ces faits; mais dans notre psychologie humaine, cette conscience purement sensible s'exerce rarement seule et se montre alors tellement inférieure qu'on la rattache mieux à la subconscience: nous en reparlerons au paragraphe suivant [Cf. le subconscient sensible, §635, (2)].
2) La zone intellectuelle s'étend à son tour sur tous les faits de notre vie intérieure aussi bien sensible qu'intellectuelle, mais en tant que tous sont éclairés par la lumière propre à l'intelligence: la lumière de l'être. Tel est le champ d'action de la conscience intellectuelle où nous pouvons encore distinguer trois domaines: un domaine mixte, un domaine propre, et enfin celui de la réflexion au sens strict.
a) Le domaine mixte est celui des opérations déjà connues par la conscience sensible; nous avons ici un cas parallèle à la connaissance par l'intelligence des individus matériels, déjà objet de perception sensible [§576, sq.]. La loi de complémentarité s'applique à toute notre connaissance, aussi bien à celle du monde intérieur qu'à celle de l'univers externe; de même que notre perception humaine d'un objet, (comme un homme, un arbre) est constituée par la jonction d'une idée abstraite à une expérience sensible; de même, notre introspection humaine par laquelle nous observons cet objet concret qui est «nous-même vivant de la vie sensible», est formée par la jonction d'une intuition directe de conscience sensible et d'une idée abstraite, en sorte que, par la première, nous nous saisissons comme moi-concret vivant dans l'ordre sensible: voyant, sentant, imaginant, etc.; et par la deuxième, nous complétons cette première vue par une appréciation concernant la nature, les lois, ou un autre aspect intelligible de ce même objet. Il y a là un premier domaine qu'il faut appeler mixte, parce qu'il est saisi à la fois par la conscience sensible et par la conscience intellectuelle.
b) Le domaine propre est constitué par l'aspect intellectuel de nos opérations humaines, d'abord par les phénomènes de pensée que nous avons analysés en ce chapitre, dans leur partie originale, irréductibles à l'ordre sensible; puis, par les faits affectifs supérieurs, dont l'objet est incorporel, comme l'amour du vrai et du beau, le sentiment religieux: le désir et l'amour de Dieu; et les activités volontaires, non dans leur exécution qui est un mouvement sensible et corporel, mais dans leur source même où s'élaborent les décisions délibérées. Tout ce monde d'opérations se présente clairement à notre conscience humaine comme des phénomènes réels et individuels, sans doute, et en ce sens concrets (aussi réels et concrets que les faits psychiques sensibles et même que les phénomènes physiques, objet d'observation scientifique); mais en même temps, doués de caractères irréductibles à tout ordre sensible [°749] et qu'il convient d'appeler l'ordre intellectuel ou encore l'ordre spirituel, en tant que manifestant l'opération propre de l'esprit ou de la pensée.
c) La réflexion au sens strict doit être mise en relief à cause de son originalité; elle est constituée par nos actes mêmes de conscience humaine dont nous nous rendons parfaitement compte: c'est là un fait incontestable qui s'impose à notre introspection, comme tout autre phénomène psychologique et que A. Comte a nié gratuitement: Nous avons conscience de notre propre conscience humaine; c'est d'ailleurs pourquoi nous pouvons en parler et réfléchir sur sa nature et ses lois. Et cette conscience, en ce domaine spécial de la réflexion au sens strict, apparaît sous ses deux aspects: implicite et explicite; nous pouvons, par un nouvel acte de pensée, opérer comme un nouveau recul psychologique, et prendre notre premier acte de conscience comme objet de notre observation, grâce à la mémoire immédiate qu'il est facile d'en garder (conscience explicite, in actu signato); mais nous pouvons aussi, au moment même où nous réfléchissons, nous rendre compte que nous réfléchissons sans avoir besoin d'un nouveau recul, mais par notre acte même de réflexion: conscience «in actu exercito», qu'on peut appeler implicite, faute d'un meilleur vocable, car elle n'est nullement obscure ni enveloppée, mais très claire au contraire et manifeste. Ce que l'on dit parfois de tout fait de conscience, qu'il est transparent à lui-même, se réalise incontestablement dans ce cas spécial de notre réflexion humaine: elle s'exerce en pleine lumière, comme la vérité, et elle se connaît et elle se controle en même temps qu'elle se porte sur un autre phénomène psychologique actuel (dans une autre fonction) ou immédiatement passé (en soi-même) pour l'observer aussi et le contrôler. Par exemple, en décidant librement d'écrire une lettre, je puis réfléchir sur cette décision en la prenant très consciemment et, en même temps, savoir clairement que je réfléchis ou que ma décision est pleinement consciente et réfléchie. Nous avons ici à nouveau un cas de dédoublement dans l'identification, qui caractérise notre connaissance intellectuelle et qui s'impose comme un fait. On l'appelle à bon droit réflexion au sens strict, parce qu'elle est le retour total de notre opération de connaissance sur elle-même pour se connaître en agissant.
Une telle réflexion constitue le sommet de la conscience humaine; elle nous permet de nous connaître entièrement dans notre vie intérieure (conscience psychologique) et de contrôler nos vérités pour n'en posséder que d'infaillibles (réflexion critique) et de diriger nos actions pour qu'elles soient toujours bonnes (conscience morale); elle nous met ainsi en tout domaine en pleine possession de nous-mêmes, et par là elle nous introduit dans la notion complexe de personnalité.
§626). La personnalité désigne, en effet, au sens propre, la qualité par laquelle un sujet individuel agit pour son propre compte, étant son propre maître, indépendant de tout autre: «est sui juris et alteri incommunicabilis». Mais cette notion soulève deux problèmes d'ordre très différent: le premier, du point de vue de la Philosophie naturelle ou métaphysique, le second, d'ordre psychologique.
Au premier point de vue, la personne est le nom que prend la substance individuelle quand il s'agit d'êtres raisonnables et libres; nous avons déjà soulevé le problème de l'individu minéral [§340], en en montrant la difficulté; nous le résoudrons plus complètement plus bas [§850], en l'appliquant à la personne humaine.
Au point de vue psychologique, qui est le nôtre ici, la personnalité est en général, un caractère propre à notre conscience considérée formellement comme humaine; on est d'accord pour la refuser aux animaux. Elle est donc un aspect de la conscience intellectuelle propre à l'homme.
Notons d'abord qu'en dehors des précisions sur la nature de la personne, dues aux réflexions du philosophe construisant sa science [°750], chacun possède spontanément, par intuition du bon sens [°750.1] une certaine notion de son unité personnelle: je constate qu'en pensant, je suis un être pensant, comme chacun constate qu'un arbre est un arbre et non pas un cheval; et ces constatations ont sans nul doute une valeur ontologique qu'il serait arbitraire de nier. Cette valeur, que justifie pleinement la critériologie, nous ramène au premier point de vue qui n'est pas le nôtre ici. Cependant, cette même intuition de bon sens a un autre aspect qui, lui, est psychologique: elle se présente comme un phénomène de connaissance doué de certains caractères, et c'est ce qu'on appelle la personnalité psychologique.
En la décrivant ici et même en l'interprétant, une rigoureuse méthode scientifique demande de faire abstraction de son contenu ontologique pour ne considérer que l'aspect de phénomène psychologique. C'est là une attitude très difficile à soutenir, car à tout moment notre conscience personnelle débouche en pleine réalité ontologique, en sorte que bien des formules de psychologie moderne en cette matière demeurent équivoques [°751]; elles restent vraies comme notations psychologiques; elles sont erronées au sens ontologique. Pour éviter cet inconvénient, le mieux sera de signaler clairement au passage chacun de ces compléments qui débordent la science expérimentale, en montrant à la fois comment ils en limitent les conclusions, et comment ils les achèvent harmonieusement.
Or, comme fait psychologique, observable par introspection, la personnalité se présente sous deux aspects: le moi et le je, qui correspondent aux deux formes de la conscience, objective et subjective, mais en lui ajoutant d'importantes précisions.
§627). - a) Le moi désigne un groupe de faits de conscience organisés en un tout relativement indépendant.
Nous pouvons d'abord considérer notre moi total, et son contenu s'identifie avec tous nos faits de conscience d'ordre intellectuel ou sensible passés, présents et futurs: car, outre les faits présents dont nous nous rendons compte par la conscience intellectuelle, il y a tous les faits qui restent conservés dans la mémoire, tous ceux que, par l'imagination créatrice, nous projetons dans l'avenir; et tous constituent notre moi. Bien plus, comme beaucoup de nos activités psychiques, aussi bien affectives et actives que cognitives, se prolongent dans le monde extérieur où elles ont leurs objets, ceux-ci, indirectement, peuvent s'agréger à notre moi sous la forme du mien, quand nous avons à leur égard des relations de possession: chacun dira en ce sens, ma famille, mes amis, mes affaires, mes richesses, etc.; et le cercle peut s'élargir indéfiniment; car, après «mes parents», par exemple, on peut dire «mes concitoyens» et «mes semblables». Mais à mesure que les objets s'éloignent du moi, leur lien avec lui devient plus fragile et se transforme aisément en non-moi.
On trouve en effet dans le moi une organisation des faits de conscience selon un ordre concentrique, par degrés successifs d'intériorité. À la périphérie se trouvent les faits purement représentatifs, sensibles ou intellectuels, mais spéculatifs: les objets de ces perceptions, images ou idées, ne nous appartiennent que fugitivement, en tant que sur eux porte notre connaissance; aussi communiquons-nous aisément ces connaissances à d'autres. Plus intimes apparaissent les états affectifs, émotions, joies, douleurs, etc, qui restent personnels et souvent incommunicables. Au centre enfin, nous trouvons nos tendances, nos activités, nos décisions volontaires et libres surtout, par lesquelles nous nous affirmons indépendants des autres et maîtres de ce monde intérieur auquel nous pouvons imposer l'unité de notre direction.
Dans ce moi total, cependant, nous distinguons souvent plusieurs «moi» partiels constitués par des groupes de faits de conscience ayant leur unité propre, distincte de celle des autres, et parfois en conflit mutuel. Signalons principalement:
1) Le moi physique, comprenant tous les faits de conscience relatifs à notre corps, avant tout, ceux de la cénesthésie qui nous renseigne sur nos états corporels; mais aussi tout ce que nous savons sur notre corps par tous nos sens internes et externes, par nos affections sensibles et même par la raison. Le moi physique est donc un ensemble fort complexe où il faut signaler en plus, les deux aspects: ontologique et psychologique. Habituellement, nous considérons en même temps notre corps comme un individu, semblable aux autres corps que nous percevons; puis comme faisant intrinsèquement partie de notre moi, si bien que nous disons également: «je vois mon corps» et «ne me touchez pas». Cette seconde manière de parler exprime la persuasion de bon sens que notre corps fait partie de notre substance; mais elle pose des problèmes ontologiques que nous devons réserver: le moi physique empirique dont nous parlons n'est que l'ensemble de nos faits de conscience (y compris cette persuasion) concernant notre corps.
2) Le moi moral, formé par l'ensemble des actes relevant de la conscience morale, qui devient le moi religieux, pour ceux qui placent la règle suprême du bien dans l'amour de Dieu; et qui est d'abord pour tout homme ce qui le constitue vraiment existant, d'une existence humaine, par le choix libre d'une destinée: c'est précisément cette existence de notre moi moral qui est l'objet spécial de la philosophie dite «existentialiste» [PHDP, §642, (b)]. Ici encore sont englobées bien des croyances qui engagent l'ordre ontologique et débordent la psychologie expérimentale; celle-ci se contente de constater ces croyances comme phénomènes subjectifs en notant leur organisation en un «tout» souvent puissamment unifié.
3) Le moi social est le personnage spécial joué par chacun dans la vie publique et dans les rapports avec les autres; il est d'ordinaire une systématisation d'attitudes, de paroles, exprimant des pensées, jugements et sentiments, qui nous sont imposés par la communauté où nous vivons; aussi ce moi nous paraît-il plus artificiel, plus extérieur que notre moi profond. Il est souvent formé de signes qui ne correspondent pas totalement aux vraies pensées et sentiments qu'ils devraient signifier; il peut être sincère, cependant, comme il peut être totalement hypocrite, en passant par toutes les nuances qui relient le premier au second; c'est pourquoi se pose à son sujet le problème de la valeur de l'observation externe pour nous révéler les faits de conscience. Disons que ce moi social pris comme groupe de faits de conscience, est avant tout celui que nous désirons être aux yeux des autres hommes, même si, en réalité, il est assez différent de celui que nous cachons dans l'intime de notre vie intérieure. On doit d'ailleurs le subdiviser encore, en tant que nous faisons partie simultanément de divers groupes sociaux: d'une patrie, d'une famille, d'une profession, etc.; un juge, par exemple, revêt un moi tout différent en un cercle d'amis ou au tribunal.
4) Le moi psychologique enfin, est proprement celui que nous sommes en réalité, quand nous nous regardons sincèrement; il a pour base les éléments inconscients et subconscients de nos tendances, tempérament, habitudes, caractère, et il se présente comme un réceptacle, (celui de la conscience), où tous nos faits psychiques et tous nos «moi» viennent s'unifier, en attendant que, en se perfectionnant, il réalise la synthèse achevée de la personnalité au sens plein. Nos divers «moi», en effet, semblent de prime abord jouir d'une réelle autonomie; chacun a ses exigences, ses lois de développement; ils ne coexistent pas sans conflit dans la même conscience: «Il y a deux hommes en moi qui se font la guerre», disait saint Paul; et on en constate souvent plus de deux. Mais cette expérience de multiplicité doit se concilier avec une constatation d'unité: il y a toujours un moi plus profond qui s'approprie tous les autres, parce qu'il en est comme le tronc commun, et qui tend à imposer à tous une pleine unité par la réalisation d'un moi idéal, conçu comme notre vocation, le but de notre vie. Ce moi dominateur peut s'appeler le «moi psychologique»; il s'appelle de son vrai nom le «je» que nous devons maintenant caractériser.
§628). - b) Le «je» est le sujet psychologique conscient dont tous les phénomènes de notre vie intérieure ne sont que les manifestations.
Il correspond à la conscience subjective, et plus spécialement à la fonction de réflexion au sens strict; mais dans notre conscience humaine, le «je» apparaît avec les trois caractères d'unité, de permanence et d'activité autonome, qui donnent à cette fonction un sens tout spécial.
1) Unité. Le «je» se manifeste d'abord comme le centre de référence unique et commun, synthétisant tous nos faits de conscience malgré leur nombre et leur diversité; nous disons par exemple, je pense, j'imagine, je souffre, je veux; ces quatre phénomènes considérés comme tels sont irréductibles les uns aux autres; mais, non seulement ils s'enracinent dans le même «je», comme quatre branches en un même tronc; mais le «je» s'identifie pleinement avec chacun de ces quatre phénomènes: quand je souffre, cette souffrance ne se distingue pas du moi subjectif: elle est précisément «le je souffrant»; et de même pour la pensée, le vouloir, etc. Les psychologues empiristes insistent à bon droit sur l'impossibilité de découvrir en nous un sujet pur, sans phénomènes de conscience. Mais ils doivent aussi constater que ce «je» comme sujet se trouve nécessairement présent, et toujours le même en chacun de ces faits, réalisant ainsi en un sens l'identité dans la pluralité; car si évidemment ma souffrance n'est pas identique à mon vouloir, celui qui souffre est pleinement identique à celui qui veut. Bien plus, cette identité n'est pas seulement successive, elle est parfois simultanée; je puis avoir conscience, par exemple, que je souffre et en même temps que je veux. Enfin, avec l'extension de mon moi obtenue par observation externe, l'identification pourra déborder la conscience: et je dirai: «je digère, je grandis», aussi bien que «je pense»; mais comme valeur psychologique, ces nouvelles affirmations n'auront plus la même portée: elles n'expriment plus un fait d'expérience, mais la conclusion d'une croyance intellectuelle. Strictement, l'unité du «je», comme donnée immédiate de la conscience, reste dans les limites de cette dernière.
2) Permanence. À un autre point de vue, le «je» réalise encore la synthèse et l'identité de tous nos faits de conscience à travers le temps, par sa durée. Tandis que les faits de conscience actuels passent et se succèdent comme les eaux d'un fleuve, la perception du je qui s'identifie avec eux, est permanente: tandis que chaque fait à son tour tombe dans le passé immédiat, le «je» reste le même pour s'identifier au fait suivant et assurer ainsi l'unité de la série. Puis, lorsque l'oubli a interrompu cette série, le je psychologique prend la forme de la fonction de mémoire et en reconnaissant les faits passés comme «miens», par un jugement spontané d'appartenance [§491], il s'affirme toujours le même, de l'enfance à la vieillesse, reliant par sa permanence tous ces phénomènes les plus divers.
Ces deux caractères, si on les prend comme sentiment d'unité et de permanence, peuvent avoir divers degrés; on peut, par exemple, tout en se sachant le même, éprouver un certain sentiment de pluralité, à cause de la lutte intestine de nos divers «moi», ou d'un état de faible synthèse mentale, de distraction, de torpeur, où l'unité du moi dominateur ne s'impose plus. De même, les souvenirs peuvent s'objectiver, devenir de l'histoire qu'on s'attribue comme à un autre, jusqu'à douter qu'on soit bien le même maintenant qui a vécu autrefois les événements rappelés. Ces dégradations que nous examinerons au paragraphe suivant [§636], ne suppriment pas le fait normal qu'il s'agit d'interpréter ici, où l'unité et l'identité permanente du je apparaît clairement à travers la multiplicité et les changements de nos faits de conscience.
Spontanément aussi, par l'exercice du bon sens qui est notre instinct intellectuel, nous donnons un contenu ontologique à ce «je» un et permanent; nous l'appelons notre âme ou notre moi substantiel. On ne peut, en effet, nier cette intuition immédiate de notre «moi-pensant»; mais elle pose elle-même plus d'un problème délicat dont la solution est réservée à la deuxième section, puisqu'il s'agit d'un problème de nature. Aussi, tout en constatant le fait comme un élément éventuel de solution, nous veillerons surtout à le maintenir dans les bornes des données immédiates de la conscience.
3) Activité autonome. Le je se manifeste comme sujet, non point récepteur et passif, mais agent et producteur. «Il est le penseur de toutes les pensées, l'agent de toutes les actions, l'activité dont tout procède, la vie qui met tout en mouvement» [°752]. Et de même que le bon sens lui appliquait la notion de substance, il lui applique aussi celle de cause; car il est évident que nos faits de conscience multiples et changeants trouvent dans le «je» leur principe et leur raison d'être.
Il y a pourtant des degrés dans cette activité. Au sens le plus plein, elle réside dans le «je» profond qui se connaît par réflexion stricte et qui a un sentiment très vif et très clair de son autonomie, de son indépendance et de son efficacité pour organiser sa vie, et, dans ces limites, de sa pleine liberté de décision: aucun théoricien du déterminisme psychologique n'a nié cette intuition; on se contente de la taxer d'illusion [§801]. Mais en s'étendant, l'efficacité du «je» trouve des résistances: il y a des faits de conscience qui lui échappent en partie, bien que, en sous-main, il se les approprie encore. Parfois, je rêve, et je désire ce que je ne veux pas. À la périphérie, les faits s'imposent tellement du dehors, que le «je» a l'impression de devenir sujet purement passif: si je digère mal, par exemple, si je suis fatigué, etc. Mais psychologiquement, le «je» a tendance à rejeter dans le non-moi ce qui lui échappe et à se concentrer dans le principe actif, unique et permanent, qui se manifeste sous la forme des divers phénomènes psychiques qu'il produit et qu'il vit, en s'identifiant concrètement avec chacun d'eux; c'est pourquoi il trouve son expression culminante dans l'activité autonome de ses décisions libres, rejoignant ainsi la notion générale de personnalité: «qualité de celui qui agit pour son propre compte, comme son propre maître, indépendant de tout autre» [§626].
En réservant l'aspect ontologique de ces faits, on peut, semble-t-il, en donner une interprétation de science expérimentale, au moyen de notre conscience intellectuelle et de son objet.
B) Preuve.
§629) 1. - Existence de la conscience intellectuelle. Toute fonction de connaissance qui saisit son objet à la lumière de l'être, doit être considérée comme fonction intellectuelle, l'être étant l'objet formel de l'intelligence [§545].
Or, dans le triple domaine analysé plus haut [§626], nous constatons en nous une conscience, par laquelle nous connaissons tous nos faits intérieurs à la lumière de l'être. En effet:
1) Les faits psychiques distincts et successifs sont sans doute des objets individuels, et à ce point de vue concrets; semblables aux phénomènes concrets extérieurs que nous saisissons par perception sensible; mais en nous, nous les saisissons d'abord comme réalités existantes, et même, nous venons de le montrer, comme les diverses formes selon lesquelles existe notre moi; et cet aspect d'existence est celui qui traduit le plus explicitement l'aspect d'être. Ce sentiment de notre existence nous est si familier, et est d'ailleurs une saisie tellement rudimentaire de ce que nous sommes, que nous en détournons souvent notre attention, pour la porter sur les formes spéciales que prend cette existence en chaque fait de conscience; mais on peut le mettre en relief, en lui comparant les états d'âme inférieurs, de conscience purement sensible, comme rêve ou rêverie, sensation de chaud, de malaise où de bien-être en cas de dépression nerveuse: on a alors conscience sans se rendre compte qu'on existe: ce qui, au contraire, est clairement et fortement affirmé dans les actes de conscience attentive.
2) À l'égard de l'ensemble de nos actes notre conscience peut, de plus, aller plus loin et les considérer sous leur aspect de valeur: de vérité, de bonté morale, par exemple, et ces aspects découlent directement de l'aspect d'être.
3) Enfin, dans la réflexion au sens strict, si notre conscience est transparente à elle-même, c'est qu'elle se regarde sous l'aspect d'être, car cet aspect est si riche et si universel, (puisqu'il ne laisse rien hors de lui) qu'il peut à la fois renfermer le sujet et l'objet, le connaissant et le connu; ainsi notre intelligence, ouverte à tout être, peut se voir en voyant un autre, sa propre action et sa réflexion même étant une certaine manière d'être.
Donc notre conscience humaine est une conscience intellectuelle.
§630) 2. - Objet de la conscience humaine. Nous prenons ici la conscience humaine comme une fonction de connaissance intuitive au sens strict, parce que son objet, appelé précisément les «données immédiates» de la conscience, est connu par elle sans aucun intermédiaire, et comme réalité actuellement existante. Notons qu'en parlant de réalité, on ne désigne pas le contenu des faits de conscience représentatifs, comme souvenirs, images, concepts: car la conscience ne porte pas sur ces objets, mais sur l'activité subjective de connaissance qui les saisit; et cette activité même, comme les autres phénomènes, a sa réalité; qui est notre vie psychologique, comme nous l'avons déjà relevé [§594]. C'est, en général; cette vie, comme réalité existante constituant notre moi humain qui est l'objet de l'intuition de notre conscience. Il importe d'en préciser la portée en montrant qu'il est un juste milieu entre le sujet pur toujours inconnu, et sa nature intime, connaissable ultérieurement.
1) Notre moi humain comme sujet pur, dépouillé de tout phénomène intérieur, est hors de portée de notre connaissance intellectuelle intuitive. Nous avons déjà constaté le fait [§628], et il découle nécessairement de la loi de dépendance empirique [§548] qui commande chez nous tout exercice de pensée. Cette loi signifie, en effet, que notre première pensée doit se porter vers le dehors, pour saisir l'essence d'un objet sensible; elle ne peut donc commencer par se porter sur elle-même pour se saisir directement. Dès le début, sans doute, notre intelligence est présente à elle-même comme objet connaissable, mais elle reste comme endormie; dès qu'elle s'éveille, au contraire, par le progrès de notre vie intérieure qui réalise les conditions voulues, il est normal et comme inévitable qu'en connaissant un être quelconque, elle se rende compte qu'elle pense, qu'elle est un moi-pensant existant; mais de la sorte, c'est toujours indirectement, par ses opérations, qu'elle se connaît elle-même, et jamais comme sujet pur.
2) Le premier aspect, le plus immédiat, sous lequel notre intelligence saisit un objet, c'est l'aspect de quelque chose qui existe: c'est le sentiment d'existence qui est la première étape de la perception externe humaine [§579] où intervient la pensée; et c'est aussi par là que s'affirme notre conscience intellectuelle. En ce sens, le «je pense, donc je suis» cartésien est un fait incontestable: chaque fois que notre intelligence produit une opération quelconque, elle se rend compte avec pleine évidence qu'elle existe comme moi-pensant. Ce fait n'a pas besoin d'autres preuves que la constatation immédiate que nous en avons, et il s'explique, comme nous l'avons dit, parce que l'être est l'objet formel de l'intelligence.
Notons cependant que, d'une façon plus générale et plus exacte, ce que nous constatons ainsi intuitivement, c'est l'existence d'un moi humain qui, dans certaines opérations, spécialement dans la réflexion stricte, est un moi-pensant, mais qui peut être aussi un moi imaginant, ou percevant, ou sentant; ou même un moi respirant et digérant, etc., dans la mesure où ces fonctions corporelles retentissent dans la conscience. Nous avons bien conscience d'un moi qui existe le même sous tous ces aspects, mais qui se concentre spécialement dans le moi-pensant.
3) Strictement, le contenu de notre conscience intuitive se borne à cette existence de notre moi humain, vu comme sujet vivant par identité en chacun de nos phénomènes psychiques, constatés eux-mêmes avec leurs caractères propres, comme on constate par observation externe les phénomènes de la nature. C'est là, en tout cas, le seul domaine de la psychologie expérimentale, tout ce qui le dépasse appartenant au problème des natures. Ce problème, pour notre moi, n'est évidemment pas insoluble, mais il n'est plus de la compétence de l'intuition immédiate de la conscience; il requiert de nombreuses recherches, de patientes réflexions avec des raisonnements inductifs et déductifs, capables d'éclairer ce problème complexe. S'il s'agit d'établir la nature profonde de notre âme, il est aisé de prouver qu'elle échappe à l'intuition par la diversité des théories avancées par les psychologues. Les uns nient, les autres affirment sa spiritualité; les uns en font un épiphénomène, d'autres un principe radicalement séparé du corps, etc. Un objet d'intuition ne peut susciter pareilles divergences, parce qu'il se révèle à tous tel qu'il est.
On peut cependant hésiter, s'il s'agit des précisions intellectuelles les plus générales; savoir, par exemple, si notre moi pensant est une substance, un principe vital et actif, une cause, en prenant ces notions telles que le bon sens les saisit immédiatement. On peut admettre, semble-t-il, que l'intuition spontanée de notre conscience intellectuelle va jusque là, conformément au caractère instinctif et intuitif des premiers principes [§603]. Car si notre pensée saisit d'emblée ces principes comme réalisés dans un objet extérieur, elle peut également le faire dans cet objet bien réel, qu'est notre moi-pensant: celui-ci apparaît très évidemment comme un être qui est ce qu'il est, stable et permanent dans les changements, et raison d'être ou cause de beaucoup de phénomènes. Mais si les premiers principes ont la même valeur pour le monde intérieur que pour le monde externe, ils n'en ont pas plus; et nous avons montré que, pour atteindre une signification nette, ils demandent une élaboration scientifique et philosophique. La première étape intuitive n'a encore qu'un contenu fort vague, qui tend à se résumer dans une existence constatée; en particulier, la distinction claire entre substance et accident en est encore absente; ce qui est saisi d'abord est un phénomène au sens large [§213] qui n'est précisément ni substance, ni accident, mais les deux réunis en un seul tout qui se présente à l'intelligence comme un mode d'être spécial et déterminé, distinct de tout autre. C'est bien ainsi que notre moi se présente d'abord à notre conscience, comme s'identifiant à chacun de nos phénomènes internes. Il faut un premier raisonnement, facile, mais indispensable, pour distinguer nettement le fond substantiel de ses opérations accidentelles. C'est pourquoi, tout en constatant ici cet aspect ontologique de notre intuition de conscience (où notre moi humain apparaît comme quelque chose d'un, permanent, actif et donc substantiel), nous en réserverons l'usage et l'interprétation à la section de psychologie rationnelle, et nous caractériserons simplement notre conscience intellectuelle comme la saisie intuitive de l'existence de notre moi humain et spécialement de notre moi-pensant.
§631) 3. - Personnalité psychologique et conscience. Les phénomènes constituant la personnalité psychologique sont assez complexes. Les divers systèmes unifiés de faits; appelés «moi» empiriques, s'expliquent suffisamment par les lois d'association et les habitudes qui stabilisent les groupes ainsi formés.
Quant au «je», avec son triple caractère d'unité, de permanence et d'activité, il trouve son explication dans la conscience intellectuelle, en deux sens complémentaires:
1) Il est cette conscience même comme sujet agissant, se rendant compte des autres faits intérieurs; et se les appropriant avec les nuances que nous avons notées: il apparaît ainsi tout spécialement comme actif.
2) Il est en même temps l'objet principal connu réflexivement par notre conscience intellectuelle, parce que celle-ci, comme nous l'avons montré, est capable de ce retour sur elle-même; c'est à ce deuxième point de vue surtout qu'il apparaît comme une réalité existante avec son mode d'être propre, un et permanent.
On pourrait aussi prendre ce «je» comme une réalité ontologique, où se réalise mieux encore ses propriétés d'unité, de permanence et de causalité; mais nous pouvons réserver ce problème; car le «je» comme personnalité purement psychologique s'explique suffisamment comme étant l'exercice même de notre conscience intellectuelle, en tant qu'elle se saisit existante et agissante; puis, en tant qu'elle réalise l'unité de notre vie intérieure en lui imposant sa direction, et en tant qu'elle affirme sa permanence dans le temps en s'appropriant par la mémoire ses événements passés.
C) Corollaire.
§632) Diverses théories. Les philosophes, en traitant de la personnalité, ont en général réuni et souvent mélangé les deux points de vue que nous nous sommes efforcés de distinguer: celui de notre personne ontologique et celui du moi ou «je» psychologique, accessible à l'expérience. Cela s'explique par l'étroite connexion des deux problèmes, le «je» n'étant que la perception ou prise de conscience de notre personne réelle; il faut donc déterminer les conditions de cette dernière pour expliquer pleinement le phénomène psychologique, mais on sort alors de la psychologie expérimentale et l'on fait appel à divers systèmes, parfois contestables, à priori ou incomplets. De là, diverses théories:
1) Théories métaphysiques. La plus célèbre est celle de Descartes qui fondé toute sa philosophie sur l'intuition du moi-pensant, déclaré substance spirituelle complète [PHDP, §325]. Les éclectiques à la suite de l'école écossaise de Th. Reid, précisent que ce moi substantiel est seulement conclu par un raisonnement d'ailleurs facile et universel, étant le premier exercice du sens commun [PHDP, §386]. Maine de Biran le rattache comme condition essentielle au sentiment de l'effort [PHDP, §441], mettant ainsi en relief une expérience authentique, mais qui n'est pas la seule où se révèle le «je». Plus franchement encore dans la ligne cartésienne, Spinoza dissout notre moi personnel en l'identifiant à l'unique substance divine [PHDP, §350, (b)].
Il faut rattacher à ces théories métaphysiques qui débordent les cadres de la psychologie expérimentale, les spéculations critiques de Kant, qui conçoit la conscience comme unité formelle à priori, permettant la synthèse du jugement [PHDP, §401] et qui distingue le moi nouménal du moi phénoménal [PHDP, §408, (1)], conception qui aboutit bientôt au panthéisme idéaliste, en particulier a l'égoïsme transcendantal de Fichte [PHDP, §425]. Enfin, l'intuition bergsonnienne, quoique plus proche de la psychologie, a aussi des allures métaphysiques, quand elle prétend saisir le moi comme devenir pur [PHDP, §595-597].
2) Théories phénoménistes. Par réaction contre l'abus de l'intuition pour atteindre notre substance spirituelle selon Descartes, l'école empiriste a montré l'impossibilité d'expérimenter notre moi personnel autrement que comme vivant par identité en chacun de nos faits de conscience; d'où l'interprétation du moi comme pure série de phénomènes subjectifs associés, défendue déjà par Locke [PHDP, §372], surtout par Hume [PHDP, §383], H. Taine [PHDP, §501] et Wundt [PHDP, §507, (3), b] et aussi par J. Stuart Mill qui admet cependant, mais en hésitant, l'intuition du sujet permanent [PHDP, §486, (2)]. Willam James complète cette doctrine par une théorie de l'inconscience à saveur métaphysique [PHDP, §549] et Th. Ribot, fidèle à son épiphénoménisme [PHDP, §509], cherche l'unité et la permanence du «je» dans ses conditions physiologiques, en particulier dans l'unité du système nerveux et le caractère des impressions de cénesthésie qui en découlent. Par là Ribot, malgré son désir d'éviter toute métaphysique, y pénètre malgré lui, en indiquant une condition d'existence du moi substantiel humain, condition authentique, en effet, mais, qui n'est pas la seule, comme nous le montrerons [§850].
3) Théorie sociologique. L'école sociologique de Durkheim, en analysant toutes les influences sociales, a cru pouvoir rendre compte par celles-ci de la naissance de notre personnalité, et spécialement des propriétés du «je». Selon Durkheim, l'unité et la permanence de l'individu peut s'expliquer, comme l'a dit Ribot, par l'organisme; mais le caractère d'autonomie qui définit notre personne en l'opposant à l'individu, révèle une influence supérieure au corps. Elle est due en bonne part à nos idées, croyances et principes directeurs, fruit de la vie sociale. Elle est un exercice de raison, système de principes créé par la société, comme nous l'avons dit, selon Durkheim [§609]; en sorte que, paradoxalement, notre personnalité s'explique surtout par ce caractère impersonnel et dominateur de notre raison, reflet en nous de cet être supérieur qui est la société [PHDP, §518]. D'autres, d'ailleurs, ajoutent que la société explique aussi l'aspect individuel de notre moi, soit parce que, en progressant, elle impose à chacun un rôle spécial, qui lui crée un «personnage» spécial, noyau de sa «personnalité»; soit parce que, en s'élargissant, elle laisse plus de jeu aux tendances diverses, en sorte que l'individu devient plus apte à penser par lui-même et prend même conscience de ce qui le différencie des autres, en même temps que de sa valeur propre et de son rôle dans la société [°753].
Cette théorie indique bien quelques conditions favorables à la prise de conscience de notre moi humain; mais elle est sur ce point très incomplète, et, d'autre part, elle déborde largement la psychologie en prétendant rendre compte par l'influence sociale de notre personne humaine en sa réalité même (aspect ontologique). Elle y échoue d'ailleurs, car l'existence de personnes autonomes, c'est-à-dire substantielles et libres, est présupposée à toute société qui, loin d'en être créatrice, n'en est que le produit, en sa qualité d'être purement moral [Cf. la nature de la société, §1118].
4) Enfin certains psychologues, comme Cuvillier [°754], après avoir reconnu un rôle partiel à chacun des facteurs signalés: organiques, sociaux, empiriques, leur superposent simplement comme dernière explication, une fonction de synthèse créatrice, dont l'activité rassemble enfin tous nos faits de conscience en un faisceau vraiment un et permanent. Notre personnalité n'est pas une donnée: c'est une conquête, elle est le fruit des efforts unificateurs d'une fonction qui est la raison libre.
Rien de plus juste que ces remarques, du point de vue psychologique, et en ce sens nous mettrons le sommet de la personnalité dans l'oeuvre de notre liberté par laquelle nous formons notre caractère en réalisant notre idéal. C'est le triomphe de notre activité autonome qui est la réflexion au sens strict, où nous avons montré le sommet de la conscience humaine [§625, (2), c] dont l'exercice constitue pleinement notre personnalité psychologique. Mais cette théorie psychologique n'est admissible, répétons-le, qu'en se déclarant incomplète, et en restant ouverte à son achèvement de psychologie rationnelle et d'éthique où nous trouverons à la fois, la dernière explication de notre personnalité vivante comme sujet actif évidemment présupposé à la fonction de synthèse, et la nature de l'idéal que nous avons le devoir de réaliser pour conquérir notre personnalité.
Proposition 31. 1) L'inconscient psychologique est constitué par les activités psychiques encore à l'état virtuel; 2) mais en dehors de la conscience claire, bon nombre de phénomènes actuels, surtout dans l'ordre sensible, restent subconscients.
A) Explication.
§633). Cette thèse n'est qu'un complément de la précédente: nous devons surtout, à la lumière des notions que nous venons d'établir, définir clairement le sens des mots et des problèmes, et appliquer ces définitions aux faits constatés. Cette explication suffira pour établir la proposition et dissiper le mystère engendré parfois en cette matière, par l'obscurité où la confusion des idées.
Précisons d'abord qu'il s'agit ici d'une question de psychologie expérimentale où le conscient et le subconscient prennent par analogie le sens d'une fonction d'ordre empirique, pour désigner un ensemble de phénomènes appartenant à la vie humaine, et même, au moins indirectement, à l'ordre psychologique: connaissance sensible ou intellectuelle, vie affective ou active. Il y a sans doute dans l'homme et hors de l'homme beaucoup de réalités et d'activités inconscientes, par exemple, celles des énergies minérales; et en nous, celles de la vie végétative; notre âme elle-même et ses facultés au sens de principes ontologiques; et tout cela est inconscient de plein droit , car si nous les connaissons, c'est par observation externe ou par raisonnement. On peut en dire autant des phénomènes psychiques, qui sont dans la conscience des autres. L'existence d'un tel «inconscient», est admise de tous et ne présente aucune difficulté. Mais il s'agit ici d'activités psychologiques, qui restent pour celui qui les éprouve inconscientes ou subconscientes: c'est ce que nous appellerons le subconscient ou l'inconscient psychologique. Les deux cas sont d'ailleurs très différents et doivent être nettement séparés.
§634) 1. - L'inconscient psychologique. On peut définir en général l'inconscient psychologique, «ce qui n'est pas conscient pour un sujet et dans un cas déterminé, tout en étant susceptible de le devenir à d'autres moments et sous certaines conditions: par exemple, une passion inconsciente» [°755]. Mais comme nous avons distingué plusieurs formes de conscience [§438 et §625], on peut parler d'inconscient relativement à chacune de ces formes: ainsi, ce qui est l'objet d'une conscience implicite ou spontanée, pourra être inconscient pour la conscience réfléchie et explicite; ce qui est connu par simple conscience sensible, en nous, pourra rester inconscient pour notre conscience intellectuelle. Pour plus de clarté, nous rangerons parmi les formes du subconscient tous ces faits d'inconscience relative et nous ne parlerons ici que de l'inconscient absolu c'est-à-dire de faits psychologiques qui échapperaient à toute conscience actuelle.
Cette notion même a paru contradictoire aux psychologues cartésiens qui définissaient le psychologique comme objet de conscience actuelle. Mais un problème de psychologie positive ne peut se résoudre par une définition: il faut s'en référer aux faits; et l'on se demande précisément si tous les faits psychologiques doivent se caractériser comme accompagnés d'une conscience, au moins rudimentaire, ou s'il n'en existe pas qui, bien que totalement ignorés, se manifestent indirectement par certains signes ou effets: par exemple, si l'on se voit de mauvaise humeur sans raison apparente, on peut en conclure que la cause en est un malaise, fait affectif inconscient [°756]. La réponse ne peut être trouvée que par l'examen des faits.
Mais la plupart des faits allégués par les partisans de l'inconscient appartiennent, dans la mesure où ils sont authentiques, à l'inconscient relatif ou au subconscient, comme nous le montrerons. D'autres restent hypothétiques et probablement inexistants: ainsi les perceptions sourdes dont Leibniz gratifie sans raison, même les plantes [PHDP, §362]. De même les petites sensations ou perceptions élémentaires affirmées par pur raisonnement: le bruit de la mer, dit-on par exemple, est la réunion des bruits de toutes les vagues: pourtant, chacune de celles-ci prise à part n'est aucunement perçue: l'audition du bruit total est donc formée d'une addition de sensations élémentaires inconscientes. Mais la loi du seuil [§434] interprète le fait d'une façon beaucoup plus satisfaisante: il y a bien, en chaque vague, un son élémentaire dont un instrument très sensible pourrait enregistrer le nombre de vibrations; mais comme il n'atteint pas le minimum d'excitation requis, subjectivement, il ne lui correspond aucun fait d'audition, ni conscient ni inconscient.
Il existe cependant à la base de notre vie psychologique, un vaste domaine qui est certainement inconscient d'une façon absolue et totale, qu'on peut appeler l'inconscient dynamique ou virtuel: c'est celui de toutes nos fonctions psychiques, avec leurs tendances instinctives, et de toutes nos habitudes acquises, considérées comme puissance d'action en acte premier, et comparables à des forces sous pressions, orientées en un sens déterminé, c'est le cas en particulier de ces mécanismes moteurs parfois compliqués, montés par l'habitude, par exemple, le jeu d'un morceau de piano, et qui, une fois déclenchés, peuvent se dérouler sans heurt en dehors de la conscience [§834].
Comme notre conscience ne saisit notre moi que par l'intermédiaire de ses opérations, tous ces principes encore en acte premier, restent évidemment inconnus, et ne se révéleront à nous que par leurs effets. On peut néanmoins leur appliquer la notion d'inconscient psychologique, parce que leur énergie orientée est pour ainsi dire un ensemble d'opérations psychologiques virtuelles, en définissant l'opération virtuelle, celle qui est contenue dans son principe actif où elle trouve l'explication de ses caractères propres: par exemple, une science peut être en ce sens, considérée comme un ensemble (inconscient) de jugements virtuels.
Bien que cet inconscient pur ne contienne aucun phénomène psychique actuel, il n'est pas de peu d'importance dans notre vie humaine; ses interventions dans la vie consciente sont innombrables, parfois imprévues, très souvent efficaces; on a dit très justement, en ce sens, que beaucoup de nos décisions sont motivées, sinon imposées par notre inconscient. Et comme nos fonctions sensibles s'enracinent dans la vie physiologique et en dépendent pour agir, comme de leur sujet immédiat, on peut rattacher à cet inconscient psychologique les conditions corporelles, en particulier celles du système nerveux, qui retentissent indirectement dans la conscience: c'est ce qu'on appelle le tempérament [§825], principe inconscient qui explique bien des aspects de nos faits de conscience.
Notons que la meilleure hypothèse explicative de cet inconscient, c'est l'existence de fonctions au sens de principes ontologiques qualitatifs, soit innés (facultés), soit acquis (habitudes), et tous enracinés dans la même âme qui, par son unité substantielle, en explique la synergie foncière et en permet la coordination parfaite par la formation du caractère. La 2e Section de psychologie rationnelle démontrera la valeur de cette hypothèse et complétera l'étude de cet inconscient dont nous constatons l'existence et l'influence considérable.
§635) 2. - Le subconscient. On peut définir en général le subconscient, toute activité psychologique dont le sujet ne se rend compte qu'imparfaitement. Il n'est pas la négation de la conscience, mais son exercice plus ou moins affaibli; il compte donc de multiples degrés, depuis la simple distraction ou rêverie à demi voulue, jusqu'aux confins de l'inconscient pur. Nous en distinguerons trois principaux, que nous appellerons, en commençant par le plus profond: le subconscient hypnotique, le subconscient sensible et le subconscient marginal ou intellectuel, au moyen desquels les faits s'expliquent d'eux-mêmes.
1) Le subconscient hypnotique comprend toute activité proprement psychologique qui s'accomplit sans qu'intervienne aucunement la fonction spéciale de conscience sensible (sensus communis) ni, par conséquent, la conscience intellectuelle. Le sommeil étant précisément l'anesthésie de la conscience sensible [§443], il convient d'appeler «hypnotique», le subconscient qui se caractérise par l'abolition de cette fonction spéciale. Et comme, en notre psychologie humaine, la loi de dépendance empirique [§548] subordonne l'activité intellectuelle à un antécédent sensible convenable, nous constatons que, pour l'exercice de la conscience intellectuelle, cet antécédent est le fonctionnement normal de la conscience sensible, en sorte que le sommeil abolit l'exercice de toute conscience proprement dite.
Nous savons pourtant qu'en cet état, les autres fonctions psychiques, du moins dans l'ordre sensible, étant localisées en d'autres organes ou parties du système nerveux, peuvent encore fonctionner, d'ordinaire au ralenti, et toujours de façon anarchique et dispersée, manquant du principe de synthèse et de direction qui est la conscience; ainsi, une sensation externe perçue en rêve se transforme en scène d'imagination qui suit alors uniquement ses lois d'associations [§465]. Mais, dès lors qu'il y a connaissance, il y a implicitement, «in actu exercito», un premier rudiment de conscience, par lequel le sujet connaissant, imaginant une borne, par exemple, se rend compte de cet objet mais d'une façon tout analytique, impersonnelle et objective, sans s'approprier cette connaissance comme on le fait habituellement. C'est ce début de conscience qui permet à ces faits de se conserver parfois dans la mémoire, parfois même de déclencher des mécanismes moteurs et peut-être des émotions, comme en somnambulisme.
Beaucoup de phénomènes attribués à l'inconscient, s'expliquent par ce subconscient profond, non seulement ceux des rêves, mais aussi ceux de l'hypnotisme dont le propre est précisément d'en réaliser artificiellement les conditions en commençant toujours par «endormir» le sujet: c'est alors l'expérimentateur qui prend la direction de la conscience qui s'est livrée volontairement à lui; s'il met en elle une «idée-force», par exemple, en lui commandant: «vos mains se mettront à tourner l'une sur l'autre quand je prononcerai un nom de femme», cette idée agit comme une résolution que nous aurions prise nous-même, mais avec cette différence qu'elle sera exécutée sans aucune intervention de la conscience du sujet, même réveillé. C'est pourquoi d'ailleurs, la réussite dépend des ressources psychiques de l'hypnotisé. Si on commande par exemple: «Quand la somme des nombres que je vais prononcer fera dix, vos mains enverront des baisers», l'expérience échoue si le sujet ignore complètement le calcul, mais réussit, s'il sait compter.
Ces limites toujours observées montrent aussi qu'aucun fait n'autorise à étendre ce subconscient aux activités intellectuelles proprement dites. Il le faudrait si, par exemple, de nouvelles connaissances étaient acquises par raisonnement; mais ce n'est jamais le cas. Il s'agit toujours d'utiliser un psychisme préexistant, de sorte que l'inconscient virtuel mis en branle par le subconscient d'ordre purement sensible, comme audition, souvenir, imagination, suffit à tout expliquer; nous l'avons déjà noté pour les constructions d'imagination créatrice constatées en rêve [§502, (1)]. Il faut interpréter de même, les «inspirations de l'intuition inventive, précédées d'un travail inconscient qui, selon H. Poincaré, joue un rôle capital dans l'invention mathématique»; cet inconscient, ajoute-t-il, «est capable de discernement; il a du tact, de la délicatesse; il sait choisir, il sait deviner» [°757]. Il est possible, en effet, que les puissantes recherches intellectuelles, jusque-là infructueuses, auxquelles est intimement associée la vie sensible surtout imaginative, déclenchent en celle-ci un mouvement subconscient hypnotique qui poursuit l'organisation des données dans la même direction. En ce sens, «c'est en y pensant toujours», selon le mot de Newton, que se font les découvertes. Mais au terme de ce travail, ou simplement quand les circonstances de repos, de fraîcheur cérébrale ou autres, sont favorables, c'est-à-dire au moment où se produit l'intuition soudaine, c'est toujours en pleine conscience que se réalise cet acte incontestable d'intelligence.
Notons enfin que certaines maladies mentales peuvent réaliser les mêmes effets que le sommeil ou l'hypnose, mais à l'état de veille; par exemple, dans l'expérience d'A. Binet. «On pique neuf fois derrière un écran (sans qu'il puisse le voir; par conséquent) la main insensible du malade; si on demande à celui-ci; aussitôt après, de dire un nombre quelconque, il choisit précisément le chiffre neuf» [°758]: ce qu'on peut expliquer avec P. Janet [°759] par des sensations subconscientes: «Celles-ci ne sont pas supprimées, mais restent en marge de la conscience; ce qui est atteint ce n'est pas la fonction elle-même, c'est la conscience de la fonction».
2) Le subconscient sensible désigne chez l'homme, l'ensemble des activités sensibles: connaissance, vie active et affective, y compris la conscience purement sensible, lorsqu'elles s'exercent en l'absence de toute conscience intellectuelle. C'est l'état normal des petits enfants dans toute la période qui précède l'éveil de la raison; et le psychisme animal ne dépasse jamais ce niveau; d'où la comparaison très juste de Cuvier, définissant l'instinct des animaux: «un rêve éveillé» [§756]. On peut donc rencontrer ici une première coordination des faits de conscience et même une réelle adaptation au monde externe, due au sens appréciatif; mais il manque la conscience autonome qui nous rend maître de nous-mêmes: on est livré à l'automatisme, au déterminisme de la loi des images motrices [§703], ou bien ces faits apparaissent comme passifs et le «je» est tenté de les attribuer à un autre moi. Dans la vie normale, deux groupes principaux de faits de ce genre peuvent s'appeler le subconscient cénesthésique et routinier.
a) Le subconscient cénesthésique comprend ces innombrables sensations sourdes, dues au toucher dispersé dans tout le corps et coordonnées par la conscience sensible comme état agréable ou désagréable, soit de notre organisme en général, soit de telle fonction. Quand la conscience intellectuelle s'applique fortement à d'autres objets, ces sensations s'affaiblissent jusqu'à sembler disparaître: on peut ainsi, par exemple, oublier un malaise, même un mal de dents; mais le subconscient demeure. On le constate en particulier dans ses effets, par exemple, les mauvaises humeurs à cause inconnue, les passions qui se forment à notre insu: ces causes sont ignorées seulement de la conscience intellectuelle: elles sont dans l'inconscient virtuel du tempérament, et pour agir sur notre psychologie, elles passent dans le subconscient cénesthésique.
Il faut considérer comme un prolongement de ce subconscient les distractions qui naissent et se développent en nous malgré nous; et les états de faible conscience constituant le règne des images [§493], en particulier celui qui précède ou suit immédiatement le sommeil ou qui succède à une syncope, etc.
b) Le subconscient routinier s'observe en des conduites parfois compliquées accomplies sans heurt, malgré l'absence totale d'attention intellectuelle; par exemple, l'employé qui sort chaque jour de chez lui pour aller à son bureau, y arrive, même si son esprit reste totalement absorbé et «étranger» à ce parcours machinalement réalisé: il a dû voir les détails du chemin et y coordonner ses pas, mais sans en avoir conscience. Cependant, si un obstacle imprévu se présente, comme un encombrement à éviter, la conscience intellectuelle se réveille, prête à reprendre la direction du mouvement par une adaptation convenable. Il semble que certains faits de somnambulisme et surtout l'exécution de suggestions posthypnotiques dépassent le subconscient purement hypnotique et utilisent le subconscient routinier: les images ou les ordres entendus, en se développant selon leurs lois, peuvent éveiller comme en passant la simple conscience sensible et permettre les adaptations voulues, mais dans l'atmosphère du déterminisme absolu et de la pénombre intellectuelle où la conscience humaine maîtresse d'elle-même ne fonctionne pas encore. Dans tous ces cas, l'inconscient virtuel des habitudes motrices, dirigé par les premières fonctions synthétiques d'ordre sensible suffit à rendre compte des faits réellement observés.
La «distractivité» morbide et la désagrégation mentale des hystériques offrent d'autres exemples de ce subconscient. Par exemple, «tandis qu'une malade de P. Janet est occupée a causer attentivement avec une autre personne, on imprime doucement un mouvement à son bras: le bras continue le mouvement à l'insu du sujet. De même, par la distraction, on peut lui imprimer des suggestions: par exemple si on lui parle à voix basse, on lui fait tirer sa montre, ôter et remettre ses gants, sans qu'elle s'en aperçoive» [°760]. Même explication pour les anesthésies purement psychiques, qui ne comportent aucune lésion organique, et se localisent, non dans des régions anatomiques précises, mais en des «organes» au sens populaire: le pied, la main, l'oeil, etc.: ces parties semblent ou paralysées ou insensibles à la douleur (analgésies); en fait, la sensibilité subsiste, mais par l'effet de la maladie, elle ne parvient plus à la conscience humaine.
3. Le subconscient marginal, enfin, désigne, dans une conscience intellectuelle normale, bien synthétisée, tout ce qui, en dehors de l'objet actuel principal d'attention, est connu plus faiblement, par concomitance. En comparant la conscience claire à un foyer, on trouve ainsi, tout autour, comme une frange ou une marge de phénomènes psychiques, de moins en moins clairs, sans être ignorés par la conscience. Parmi les faits les plus éloignés du centre, on pourra retrouver du subconscient purement sensible ou même celui que nous avons appelé hypnotique; mais plus près du foyer, il y a aussi des activités où intervient l'intelligence, et des sentiments ou activités volontaires, et qui restent subconscients.
On peut citer comme exemples: a) ce que W. James appelle la conscience d'absence; par exemple, on cherche un vers ou un nom propre qu'on a oublié, mais on en connaît quelque chose, puisqu'on écarte au fur et à mesure toutes les fausses solutions: cette connaissance vague d'une sorte de schéma à remplir semble réaliser la subconscience intellectuelle.
b) Certains cas de conscience latente s'expliquent de même; par exemple, on décide le matin de faire telle visite à telle heure déterminée; on semble ensuite l'oublier pour vaquer à ses affaires habituelles, mais quand vient le moment, on s'exécute: la décision volontaire restait présente à la subconscience marginale. Lorsqu'on parle en public, on a, de même, conscience claire de ce qu'on dit, actuellement, et conscience plus sourde ou marginale de ce qu'on va dire; si on se laisse entraîner à trop de digressions, la suite du discours recule vers la pénombre, tombe parfois dans un demi-oubli, donnant l'impression qu'on «perd le fil de ses idées»; mais on le retrouve aisément, parce qu'il était resté subconscient. La conscience latente persévère parfois jusque dans le sommeil; par exemple, le meunier habitué à entendre le bruit de son moulin, se réveillera dès qu'il cessera; de même, une mère se réveillera au moindre gémissement de son enfant; ou bien si on a décidé fortement le soir de se lever à telle heure, pour une affaire urgente, on se réveille en effet; ces faits s'expliquent par la persévérance d'un état subconscient dû au vif intérêt que l'on porte à l'objet envisagé; mais dans le sommeil, cet état semble plutôt d'ordre sensible et virtuellement volontaire.
Le cas des lapsus, consistant à exprimer, lire ou écrire un mot pour un autre, se rattache au même subconscient. Parfois, il n'est que l'effet d'une fusion d'images motrices; par exemple, si un professeur de philosophie annonce en expliquant Bergson qu'il va exposer la théorie de la purée dure (pour «durée pure»). Mais souvent le changement de mot s'explique par des préoccupations cachées et refoulées, mais vives et donc subconscientes, qui, à la faveur de la fatigue, la distraction ou l'énervement, font irruption dans la conscience claire en déclenchant le mécanisme verbal: par exemple un typographe, en difficulté avec la caisse des assurances sociales, composera le texte d'une circulaire: «Monsieur, je suis en mesure de vous réitérer mes assurances sociales que...»; Freud cite le cas suivant: «Un assassin en se faisant passer pour bactériologiste, avait pu se procurer des cultures de microbes pathogènes très virulents, dont il se servait pour supprimer les personnes de son entourage. Il fut pris, parce qu'un jour, dans une lettre au directeur du laboratoire il écrivit: «au cours de mes essais sur les hommes» (au lieu de: sur les cobayes)» [°761].
Ainsi, dans le subconscient marginal, on peut trouver des traces de phénomènes intellectuels; mais plutôt des traces que des opérations proprement dites, car la loi de ces dernières est d'être pleinement conscientes. Même lorsqu'il s'agit d'une conscience implicite (in actu exercito) accompagnant les actes propres de l'esprit, tels que les intuitions, les raisonnements et spécialement la réflexion, l'activité est en pleine clarté, à cause du pouvoir de l'intelligence de se replier complètement sur son propre acte; il en est de même des décisions libres et des opérations volontaires qui suivent la pensée et sont des actes de raison pratique. Les exemples parfois allégués, sont tous, ou bien de l'inconscient purement virtuel, comme les jugements contenus dans les concepts abstraits [§587], ou le raisonnement supposé nécessaire pour connaître l'existence des individus perçus hors de nous [§579]: dans ce cas il y a des actes possibles, mais qui n'existent pas en fait; ou bien du subconscient d'ordre sensible, comme dans le travail apparemment intellectuel des rêves. Mais aucun fait de vie intellectuelle proprement dite n'apparaît comme inconscient, ni même comme proprement subconscient, car sa loi propre est de tout unifier dans la lumière.
B) Corollaires.
§636) 1. - Maladies de la personnalité. Comme la personnalité psychologique n'est rien d'autre que l'exercice synthétique de la conscience intellectuelle, les troubles qui affectent cette dernière en raison des mauvaises dispositions corporelles, surtout du système nerveux, dont elle dépend, s'appellent aussi les maladies de la personnalité: on en distingue deux formes principales: les dédoublements et la dépersonnalisation.
1) Le dédoublement est la constitution dans un même sujet de plusieurs centres d'organisation conscientielle ou de système d'images personnelles qui manifestent chacun un comportement et un caractère spécial; ils sont d'ordinaire successifs, séparés par une crise nerveuse; plus rarement simultanés. On cite une trentaine de cas observés par les psychiatres, datant tous de la fin du XIXe siècle. Voici quelques cas célèbres:
1.1) Celui de Mary Reynolds, publié par Mac Nish en 1816: au sortir d'une syncope prolongée elle perdit le souvenir de toute sa vie antérieure, puis après quelques mois, une syncope analogue lui rendit tous les souvenirs de sa jeunesse, mais avec oubli total de ce qui s'était passé entre les deux; sa vie se partagea désormais par alternance entre un état premier et un état second bien séparés, elle avait «aussi peu conscience de son double personnage que deux personnes distinctes n'en ont de leur nature respective».
1.2) Celui de Félida, étudié vers 1860 par le docteur Azam. La syncope qui détermine l'état second est l'origine d'un caractère tout nouveau: autrefois renfermée, triste et craintive, la personne devient gaie, active, remuante, sans inquiétude ni douleur. Mais ici le lien entre les deux états est très clair: car dans l'état second persévère le souvenir exact de toute la vie antérieure, seul l'état premier est séparé par l'oubli total de l'autre: ce type est d'ailleurs le cas le plus fréquent.
1.3) Celui de Miss Beauchamp, étudié par le docteur Morton Prince de Boston: on trouvé ici jusqu'à quatre personnalités diverses et l'une d'elle, méchante et rusée, en persécuté une autre, innocente et douce.
1.4) Celui de Louis Viret et de ses six personnalités a été décrit par Th. Ribot [°762].
1.5) Celui d'Hélène Smith de Genève, décrit par Th. Flournoy. Sa personnalité seconde, qui s'appelait Léopold, se révélait en particulier par un changement d'écriture; elle se disait aussi en relation avec les habitants de la planète Mars.
D'autres cas plus rares de dédoublements simultanés sont parfois présentés; on met en évidence la division, spécialement par l'écriture automatique: tandis que le sujet est très occupé à converser, l'expérimentateur, sans attirer son attention, lui glisse un crayon dans les doigts; et en posant des questions à voix basse, obtient des réponses qui révèlent, dit-on, la présence d'une seconde personnalité. En fait, de tels résultats s'expliquent suffisamment par la théorie du subconscient sensible exposée plus haut.
Ces faits de dédoublement ne comportent pas les conclusions exagérées qu'en ont tirées certains psychologues positivistes. En premier lieu, ils ne touchent aucunement au problème de la personnalité ontologique, dont l'unité est garantie d'abord par celle de l'organisme. Puis, dans l'ordre psychologique, ils s'expliquent aisément par un désordre de la fonction de synthèse, qui, en raison de la maladie, échappe à la conscience intellectuelle pour tomber dans l'ordre purement sensible, où elle se désagrège en plusieurs centres plus ou moins indépendants; dans cet ordre sensible, en effet, la multiplicité des fonctions et des tendances instinctives qui en résultent peut servir de base à des groupements habituels de phénomènes formant un certain «moi»; nous nous en rendons compte dans la vie normale, où ces «moi» peuvent entrer en conflit; mais alors le «je» spirituel maintient l'harmonie et l'unité; la maladie rend précisément impossible l'exercice de ce «je» dominateur, spécialement par les amnésies qui suppriment la conscience de notre permanence dans le temps. Mais dès que reparaît dans le sujet une lueur de conscience intellectuelle, il se rend spontanément compte de son identité profonde et s'étonne du désarroi mental auquel il est livré. Toutes ces personnalités multiples ne sont donc que des cas de subconscient sensible, manifestant la complexité de notre vie psychologique et son absence d'unification en cette zone purement sensible, de telle sorte pourtant que tous ces phénomènes restent contenus dans l'unité d'une conscience intellectuelle qu'il est toujours possible de restaurer.
On a reconnu d'ailleurs que le cloisonnement des personnalités était créé en partie par les suggestions des observateurs, médecins et psychologues: les cas sont devenus très rares, depuis qu'on est en garde contre cette erreur: «Il y a seulement, dit P. Janet, chez ces malades, des changements brusques sans transitions suffisantes, qui les font passer d'une activité ralentie à une activité plus grande, ou inversement» [°763]; c'est le cas en particulier, chez les névropathes, des constitutions cyclothymiques, caractérisées par l'alternance des périodes d'exaltation et de dépression [°764], qui se montre bien dans les exemples cités.
2. La dépersonnalisation est le phénomène psychique où le sujet ne reconnaît plus, soit une partie, soit même l'ensemble de son moi. Ces erreurs peuvent porter sur le corps, que certains malades déclarent être en verre ou sans vie; ou sur des fonctions psychiques: on se dit privé de volonté, dominé par des forces extérieures. Il y a dans le mal des degrés: ce peut être un sentiment d'étrangeté du moi; le malade se trouve drôle, bizarre, pas naturel. «J'ai senti, dit l'un d'eux, qu'il y a quelque chose de cassé dans ma tête, quelque chose de parti tout a fait; je suis comme un papillon, je ne puis me poser nulle part» [°765] et encore: «Chacun de mes sens, chaque partie de moi-même est, pour ainsi dire, séparée de moi et ne peut plus me procurer aucune sensation; il me semble que je n'arrive jamais jusqu'aux objets que je touche» [°766]; le monde extérieur peut ainsi prendre un aspect tout nouveau, se transformer comme en rêve. D'autres fois, le sentiment va jusqu'à la dépersonnalisation complète: «Ce pauvre moi, dit une malade, qui depuis trois ans me semble disparu»; une autre affirme «qu'elle est morte, qu'elle est dans le tombeau»; une troisième a des peurs terribles «parce que tout d'un coup il me semble, dit-elle, que je ne suis plus moi, que je viens de mourir» [°767]. Ou bien le moi s'extériorise hors de soi-même: «un homme très intelligent, écrit Ribot [°768], avait le pouvoir de poser devant lui son double. Il riait très fort à ce double qui riait aussi. Ce fut longtemps pour lui, un sujet d'amusement, mais dont le résultat final fut lamentable. Il se convainquit graduellement qu'il était hanté par lui-même» et il se suicida.
Tous ces faits trouvent aussi leur explication dans le subconscient purement sensible, dont les malades se rendent compte, sans arriver à l'attribuer au je intellectuel. Mais ils gardent intacte la conscience spontanée de leur unité profonde et toute leur manière de parler en est l'affirmation implicite. Il est clair aussi que la domination du sensible conduit aisément à la folie (comme dans le dernier exemple), c'est-à-dire à, la perte totale du contrôle de la réflexion intellectuelle.
Les psychologues rationalistes expliquent par ces causes naturelles tous les faits des extases des saints et des possessions diaboliques. Dans ces derniers cas, l'exorciste doit être, il est vrai, très prudent pour ne pas confondre avec de vraies possessions, les maladies mentales interprétées par les gens du peuple en fonction de leurs idées religieuses [°769]. Mais il serait arbitraire de nier le caractère surnaturel ou préternaturel de certains faits, que la psychologie expérimentale est impuissante à expliquer.
§637) 2. - Diverses théories. Certains philosophes ont dépassé largement les faits par leurs interprétations. W. James, pour expliquer les conversions où une nouvelle personnalité se forme par changement plus ou moins brusque, émet l'hypothèse d'un moi subliminal, c'est-à-dire inconscient, par lequel notre conscience entrerait en contact avec le divin [PHDP, §550]; mais ce n'est là pour lui qu'une hypothèse. Les spirites, moins réservés, croient à l'existence d'un moi inconscient doué de facultés supranormales, par lequel, en particulier, le médium entrerait en relation avec les esprits; ils s'évadent ainsi dans le domaine du merveilleux où ne peut les suivre une saine méthode scientifique [°770]. La psychanalyse de l'école freudienne [°771] a certes plus de valeur comme méthode d'exploration de l'inconscient et du subconscient. Mais Freud, lui aussi, exagère en fondant toutes ses explications sur la théorie de la «libido» et même en en déduisant une philosophie générale.
Une hypothèse voisine de celle de W. James se rencontre en la métaphysique de T. G. Fechner, qui considère chacune de nos âmes conscientes, comme émergeant de l'inconscient divin où elles s'unifient [PHDP, §506, (1)]; cette même doctrine, plus franchement panthéiste, se retrouve dans les grands systèmes de Fichte, Schelling et Hegel [PHDP, §424]. Mais c'est surtout Hartman [PHDP, §431] qui l'a systématisée dans sa «philosophie des Unbewussten», (1869) où il définit l'inconscient, «l'être en soi, principe commun, unique, à la fois actif et intellectuel; qui se manifeste dans la matière, la vie et la pensée, et dont les individus ne sont que l'apparence: il est par rapport à nous inconscient, et en soi supraconscient» [°772]. Il est clair que ces théories dépassent la compétence de la psychologie expérimentale; elles relèvent, pour être appréciées, des réflexions de la métaphysique et de la théodicée.
Enfin l'école sociologique de Durkheim emploie le mot inconscient pour désigner certains faits, (par exemple des faits juridiques, économiques, religieux) qui, tout en apparaissant parfois sous forme consciente, ne peuvent être étudies scientifiquement qu'en les considérant comme des «choses» ayant une réalité permanente, distincte de ses apparitions» [°773]. On dit aussi que ces faits, spécialement les «représentations collectives», appartiennent à la conscience collective et la constituent en quelque sorte, de la même façon que les faits psychologiques ordinaires constituent notre conscience empirique, prise objectivement. Mais cette théorie du réalisme sociologique [PHDP, §513] déborde la psychologie expérimentale et sera appréciée en sociologie [°773.1].
Proposition 32. Sous l'influence des facteurs physiologiques, psychologiques et sociologiques dont elle suit l'évolution, la formation de notre personnalité psychologique traverse trois périodes, celle de la subconscience sensible, celle des premiers efforts de synthèse intellectuelle, celle de la domination d'une direction libre.
A) Explication.
§638). Nous avons défini plus haut [§631] notre personnalité psychologique, comme l'exercice même de notre conscience intellectuelle, en tant qu'elle se saisit existante et agissante, puis en tant qu'elle réalise l'unité de notre vie intérieure en lui imposant sa direction, et en tant qu'elle affirme sa permanence dans le temps en s'appropriant par la mémoire ses événements passés. Cette définition descriptive ne convient évidemment qu'à l'homme adulte et suffisamment «formé». Nous étudions ici les étapes de l'évolution qui conduit l'enfant à ce sommet. Ce progrès exige la coopération de multiples facteurs que l'on peut classer en trois groupes:
1) les facteurs physiologiques, en application de la loi de dépendance empirique [§548] qui plonge ses racines jusque dans les conditions corporelles elles-mêmes. Nous les avons vus à l'oeuvre dans les maladies mentales qui désagrègent la synthèse mentale [§636], mais ils sont d'abord nécessaires pour la permettre et c'est l'imperfection corporelle de l'enfant qui est la source de sa personnalité embryonnaire et hésitante.
2) les facteurs psychologiques sont néanmoins les plus importants, puisqu'il s'agit d'un phénomène essentiellement psychologique. La définition descriptive en indique les trois principaux: l'exercice de la réflexion, de la mémoire et la volonté libre; et c'est l'harmonieuse coopération de ces trois facteurs qu'on appelle la fonction de synthèse du «je» humain dominateur; mais cette dernière fonction demande elle-même pour s'exercer normalement, les conditions psychologiques favorables de la vie sensible.
3) les facteurs sociologiques enfin, ont leur rôle à jouer; sans être l'unique source de la personnalité, ils en favorisent ou même en permettent la constitution et le progrès [§632].
Mais pour préciser ces divers facteurs, il convient d'aborder la description des trois principales périodes de la formation du moi, où ils se réalisent différemment.
§639) 1. - Période de la subconscience sensible. Le point de départ de la formation de la personnalité s'identifie pleinement avec les débuts de l'éducation des sens que nous avons déjà décrits [§473-476]. Le petit enfant commence ainsi par une période d'indistinction, où ce qui appartient à la conscience ou au monde corporel, ce qui est en son corps ou en dehors fusionne en un seul tout. Il possède cependant dans l'exercice instinctif de ses fonctions physiologiques et psychologiques un principe d'unité et de progrès. Ainsi, tandis qu'il apprend peu à peu à percevoir des individus distincts hors de lui, il apprend aussi, parallèlement et par les mêmes procédés, à reconnaître son individualité personnelle, en opposant de plus en plus son moi ou son je (sujet), au non-moi ou aux objets externes.
Il est difficile de décrire exactement les toutes premières étapes, car elles appartiennent au subconscient, trop faible pour laisser une trace appréciable dans la mémoire. On peut dire cependant que dès l'apparition des conditions physiques favorables, l'enfant construit, en même temps que son atlas tactilo-musculaire, puis visuel, pour le monde externe, un atlas plus intime qu'on peut appeler l'atlas cénesthésique ou du moi corporel. Car, s'il découvre son propre corps parmi les autres, en le voyant et le touchant, par exemple, il fait à son sujet une double série d'expériences très spéciales: d'abord, quant aux mouvements, ce corps lui obéit docilement, tandis que les autres restent inertes et résistants. Puis, quant à la sensibilité, ce corps est à l'origine d'impressions soit agréables, soit pénibles qui le distinguent des autres; c'est le cas en particulier lorsque l'enfant se touche, en produisant le phénomène du double toucher, passif et actif. Ces sensations d'ordre cénesthésique, par leur aspect affectif, éveillent la loi d'intérêt et favorisent la multiplication et l'organisation de ces expériences, et leur conservation dans la mémoire sous forme d'atlas.
On peut trouver un signe de cette évolution dans le langage de l'enfant, spécialement dans l'emploi des pronoms. Les premiers temps, jusque vers deux ans, il se désigne par son nom, comme les autres objets. Parmi les individualités qu'il découvre [§478, (1)] et auxquelles on lui apprend à donner un nom spécial, il y a «soi-même», avec son nom aussi, représenté par un groupe spécial de sensations, qui se distingue peu à peu d'autres groupes, comme celui de «cette table», ce «petit chien», etc. Mais à la différence des objets extérieurs qui se répètent facilement en multiples exemples tous semblables, (plusieurs tables, plusieurs chiens, etc.) s'adaptant ainsi d'eux-mêmes aux cadres généraux que suggère dès son éveil notre intelligence abstractive, le groupe du moi corporel devient de plus en plus unique et personnel et en s'enrichissant il s'isole davantage: c'est ce que marque l'emploi progressif des pronoms moi et je, où s'affirme un sentiment de subjectivité. On passe ainsi au moi psychologique qui est l'oeuvre de la période suivante.
§640) 2. - Période des premiers efforts de synthèse intellectuelle. Dans la première période, c'est l'influence des facteurs physiologiques qui a prédominé; l'imperfection du développement organique y entraînait l'inconscient cénesthésique et ne permettait pas à l'unification de dépasser le niveau sensible. Mais, vers trois ou quatre ans, commence une nouvelle période, plus ou moins durable, où le progrès corporel, uni aux premières acquisitions psychologiques qui concernent surtout l'observation externe, réalise les conditions d'éveil de la pensée; alors, dans la formation de la personnalité, interviennent activement les facteurs psychologiques, que l'éducation soutient par l'aide puissante des facteurs sociologiques.
a) Notons d'abord le progrès psychologique individuel. Parmi les faits d'expérience qui constituent le moi corporel, à côté des autres individualités utiles, l'enfant placera spontanément les faits de vie intérieure, en particulier ses souvenirs et ses images reproductrices, dès qu'elles apparaîtront. Au début, sans doute, il les distingue mal des faits d'observation externe: les rêves, par exemple, qu'il a pendant la nuit, lorsqu'il se les rappelle, lui paraissent des objets que d'autres personnes dormant dans la même chambre ont pu voir aussi. Mais il constate ensuite qu'il en est seul témoin, et il découvre ainsi qu'il y a des choses connaissables par lui seul. Cette découverte a une grande importance dans l'évolution de la personnalité psychologique: elle permet à l'enfant d'opérer un premier recul intérieur, marquant ainsi l'avènement du je, qui apparaît alors dans le langage pour se désigner en remplaçant le nom propre. Rien de sensationnel ne se passe pourtant: la conscience du «je» est d'abord très rudimentaire; elle s'affermit quand elle s'étend au passé et à l'avenir, par les fonctions synthétiques de mémoire et d'imagination créatrice.
Ici se pose le problème de l'unification de ce nouveau moi plus profond et intérieur, avec le premier moi centré sur la cénesthésie. La synthèse se produit, semble-t-il, par un double mouvement complémentaire et en partie opposé. D'une part, le corps est rejeté vers l'extérieur avec les autres choses, et l'on dit: «mon corps, mon bras», comme on dit «ma fourchette» etc., car il est visible et palpable, tandis que le vrai moi intérieur ne l'est pas. Mais, d'autre part, le «je» plus profond est bien celui qui souffre, qui a faim ou jouit, qui marche, etc., et ainsi, qui se retrouve par identité en chacun des faits de conscience dont le groupe organisé retenu dans la mémoire constitue le moi corporel, et cette constatation donne à tous ces faits ce caractère d'intimité, de familiarité qui les oppose au non-moi.
On peut donc comparer le progrès dans la perception de notre moi par la conscience, à celui des perceptions de l'individualité externe: il se forme ainsi une sorte d'image constitutive [§478, (3)] à base de cénesthésie autour de laquelle s'agrègent progressivement selon les lois d'association les autres expériences, souvenirs, faits affectifs, désirs, etc.; et c'est à l'aide de cette image que nous reconnaissons notre moi permanent, et que nous reconnaissons aussi comme nôtre, tel ou tel fait de conscience. On peut alléguer comme preuves, plusieurs observations. Ainsi, dans les cas de dépersonnalisation signalés plus haut, c'est toujours un manque de lien des souvenirs, perceptions et autres faits de conscience avec le noyau cénesthésique, qui les fait paraître étrangers. Si un membre, comme le bras, le pied, en est totalement séparé par la paralysie, il semble aussitôt un corps étranger. Comme le note Th. Ribot, les troubles de la personnalité, en particulier les faits de division et d'alternance, sont toujours accompagnés de troubles parallèles dans la cénesthésie. C'est pourquoi une impression de dédoublement s'impose quand nous constatons en nous la poussée d'instincts ou de tendances jusque là ignorés, comme en certaines conversions, ou à la crise de puberté; une nouvelle image constitutive cénesthésique semble se créer, et nous devons faire effort pour l'harmoniser avec l'ancienne. Enfin, quand sous le coup d'un violent choc émotionnel, on perd de vue les images personnelles habituelles, au profit d'une représentation ou d'un sentiment prédominant, on dit qu'on est «hors de soi», qu'on est «tout changé», qu'on «ne se possède plus», jusqu'à ce que, la crise passée, «on se ressaisisse», qu'on «reprenne possession de soi-même».
Tous ces phénomènes révèlent l'existence d'une synthèse sensible construite dès l'enfance à partir d'une image constitutive à base cénesthésique; et cette image ainsi organisée constitue précisément la condition requise, selon la loi de dépendance empirique, pour que s'exerce normalement la fonction synthétique suprême de la conscience intellectuelle. Celle-ci est déjà présente, d'ailleurs, et active, avant tout sous sa forme instinctive de bon sens [§602], pour grouper les images autour de l'unité du «je», comme autour d'un sujet profond, existant et substantiel dont jaillissent tous les phénomènes psychologiques [°774]. Car la découverte du «je» plus intérieur que nous venons d'analyser n'est que l'application spontanée des premiers principes du bon sens, mais sous leur forme toute empirique et appliquée au concret, non plus aux individus externes; comme nous l'avons noté plus haut [§601], mais à notre propre individualité. Ce dernier cas, en effet, est lui aussi pleinement et immédiatement évident; et ce qui fait que «je suis ce que je suis et rien d'autre» (comme cette table est cette table et rien d'autre), ce sont ces phénomènes connus de moi seul où se concentre mon «je» profond. Il y a ainsi parallélisme entre les progrès intellectuels quant au monde externe et quant au moi intime.
b) Sous l'influence des facteurs sociaux, le rôle de l'intelligence est plus clair encore.
1) Dans l'exercice spontané du jugement, le sujet est d'abord le moi en fonction duquel le reste est apprécié: Maine de BIRAN a noté que le moi (défini primitivement par le corps) est le sujet propre d'attribution [°775]; d'où la certitude spontanée de toutes ces connaissances égocentriques. Mais les conditions sociales amènent le progrès de la vérification: «C'est assurément, dit Piaget, le choc de notre pensée avec celle des autres qui produit en nous le doute et le besoin de prouver. C'est le besoin de partager la pensée des autres, de communiquer la nôtre et de convaincre, qui est à l'origine de notre besoin de vérification. La pensée est née de la discussion» [°776]; du moins dans le sens où nous avons montré qu'elle est née du langage [§620]. Or, avec la pensée, s'affirme aussi implicitement le moi-pensant, qui se distingue mieux des autres en s'opposant à eux.
2) L'exercice de la volonté, où s'exprime spécialement bien le «je» indépendant, progresse aussi grâce à l'influence sociale. En prenant cette fonction au sens large d'affirmation d'exigences et d'énergies propres, elle apparaît très tôt chez les enfants; ils sont très sensibles à la flatterie, très accessibles au sentiment de jalousie; il leur arrive de mentir pour se mettre en avant. Une enfant de quatre ans et 10 mois qui, en promenade, se sentait fatiguée, répondit à sa mère qui lui proposait d'aller en voiture: «Non, je ne veux pas aller en voiture, je veux être grande fille»; et elle fit à pied tout le chemin jusqu'à la maison [°777]. C'est aussi dans leurs yeux, pour gagner ou pour vaincre les obstacles, que se déploient leurs énergies. Ainsi, en face des autres, le moi s'affirme de plus en plus.
3) Dans l'éveil de la conscience morale, enfin, la société intervient puissamment. Dans cet ordre, les premières réactions des enfants, entre 4 et 7 ans, ne dépassent pas le stade du conformisme social, dû à l'imitation de ceux qu'ils admirent, surtout leurs parents, et aux habitudes en forme de dressage imposées par les éducateurs: Est mal ce qui déplaît au «maître» et suscite ses gronderies et ses corrections toujours redoutées; est bien, ce qui suscite l'approbation. Puis certains sentiments moraux, comme le regret de mal faire, naissent et s'affirment spontanément. Rasmussen rapporte, par exemple, que son enfant à 5 ans et 10 mois, ayant accusé faussement sa petite soeur d'un méfait qu'elle-même avait commis, ne put supporter que sa mère punît celle-ci injustement: «quelques minutes après, elle accourt vers sa mère en criant: «Maman, j'ai quelque chose à te dire. Moi, c'est moi qui l'ai fait» [°778]. Ainsi l'action combinée de l'éducation sociale et du bon sens pratique suscite chez l'enfant l'éveil du sentiment de responsabilité; avec son aspect très personnel de «je» indépendant, sentiment tout concret d'ailleurs, et pas encore raisonné, comme il le sera en la troisième période.
§641) 3. - Période de la domination d'une direction libre. Cette période n'est autre que celle de la personnalité psychologique de l'adulte, telle que nous l'avons décrite plus haut [§631, sq.]. Elle est contemporaine du stade scientifique dans le progrès de la vie intellectuelle et elle est marquée par l'usage habituel de la réflexion au sens strict [§625] où notre moi personnel se rend compte qu'il agit en agissant, et constate en même temps la liberté de ses décisions.
On observe ici de multiples nuances, parfois profondes, dans les diverses personnalités adultes: chacun se connaît soi-même en fonction des moyens intellectuels dont il dispose: notre moi est un objet d'étude comme les autres, un individu auquel nous appliquons nos idées et nos jugements universels pour en acquérir «indirectement» la science; et, pour être plus proche de nous et plus à notre portée, il n'en est pas moins malaisé à pénétrer.
Mais cet aspect spéculatif par lequel nous nous possédons nous-même en nous connaissant, se complète par un aspect pratique, selon lequel nous nous dirigeons nous-même en dominant toutes nos tendances: c'est alors le point de vue proprement moral de la personnalité qui doit librement se forger un caractère en réalisant son idéal de vie.
B) Corollaire.
§642) Diverses théories. Pour expliquer l'origine de notre personnalité, les psychologues partisans de l'inconscient se partagent en deux groupes: les uns avec W. James admettent comme primitive la pluralité des «moi» qui vivent en nous à notre insu, et que nous avons pour tâche de réduire à l'unité. D'autres, avec Th. Ribot, estiment que l'unité est primitive, fondée sur l'unité même de l'organisme; mais des causes pathologiques peuvent entraîner la dislocation de cette synthèse et la multiplication de la personnalité.
La vraie solution, comme nous venons de le montrer, est fournie par l'évolution. À l'origine, l'enfant, tout en étant physiquement une personne, s'ignore pour ainsi dire lui-même, et commence sa vie psychologique par la sensation du monde externe, et c'est peu à peu, avec le progrès de l'éducation des sens, qu'il prend conscience de son moi; d'abord de son corps, comme sien; puis de sa vie intérieure soustraite à tout contrôle; et enfin il parvient à la pleine domination et unification de sa vie par la raison.
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