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b19) Bibliographie (sur la philosophie chrétienne en général)
§142). Le christianisme n'est pas une philosophie, mais une vie religieuse basée sur une révélation qui impose à l'homme au nom de l'autorité divine un ensemble de vérités à croire et de préceptes à observer. On doit reconnaître cependant, à la lumière de l'histoire, l'importance de L'APPORT DOCTRINAL fourni par la Foi à la raison dès les premiers temps de l'ère chrétienne: car sur tous les problèmes précisément où la sagesse païenne avait échoué, existence et nature de Dieu, ses rapports avec le monde, spiritualité et immortalité de l'âme, obligation et sanctions morales, la Parole de Dieu apportait la réponse la plus nette [°294]. Mais elle l'imposait d'autorité et laissait à la raison le désir d'en comprendre et d'en saisir la légitimité.
Souvent aussi, sur les mêmes sujets, la philosophie proposait des solutions parallèles, d'où surgit le problème de leur conciliation. C'est pourquoi, en vertu du besoin d'unité naturel à l'esprit humain, un effort intellectuel devait se produire pour fondre en une seule science ces doctrines nouvelles avec les vérités déjà acquises par la raison: cette science constitue proprement la THÉOLOGIE. Le théologien est donc un croyant qui se sert de la philosophie pour traduire la révélation en formules scientifiques capables d'en éclairer la profondeur et la beauté, pour en montrer la crédibilité, pour la défendre contre les objections, pour en déduire les vérités virtuellement révélées et pour l'organiser en un corps de doctrine.
Mais par le fait même de cette utilisation, la philosophie, sans cesser d'être elle-même, s'est trouvée renouvelée et enrichie; et c'est pour exprimer cet événement historique que l'on parle avec raison de PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE [°295]. Or tous les philosophes chrétiens ont été en même temps théologiens; mais les rapports entre philosophie et théologie n'ont pas toujours eu chez eux, le même caractère. On peut à ce point de vue, distinguer trois périodes:
1) De même que les derniers philosophes païens, tout en restant dans le domaine de la pure raison, étaient avant tout des théologiens et des mystiques, de même les premiers philosophes chrétiens ne distinguent pas nettement la philosophie de la théologie surnaturelle et leur unique science est le fruit d'un effort pour éclairer les vérités dogmatiques par la raison, et pour illuminer les vérités philosophiques par la Foi. Telle est la caractéristique de la première période: celle des PÈRES de l'ÉGLISE.
2) Peu à peu cependant, les vérités connaissables par la seule raison, d'un côté, et les mystères révélés, de l'autre, se dégagent dans leur valeur propre et l'on aboutit au Moyen Âge à une résurrection de la pure philosophie, science naturelle complète et indépendante de droit, dans ses méthodes et dans ses doctrines, quoique, en fait (et pour son avantage), humble servante de la Foi. C'est la SYNTHÈSE SCOLASTIQUE dont l'apogée, au XIIIe siècle, verra fleurir les grands docteurs, philosophes autant que théologiens: saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, Duns Scot.
3) La période suivante, sans perdre complètement ces précisions, les laissera souvent s'obscurcir par les subtilités des écoles philosophico-théologiques qui se multiplient, symptômes d'une décadence qui se prolongera jusqu'au XVIIe siècle où Descartes inaugurera l'époque moderne.
De là trois périodes dans la philosophie chrétienne:
1re PÉRIODE: Préparation Patristique: IIe - VIIe siècle.
2e PÉRIODE: Synthèse Scolastique: VIIIe - XIIIe siècle.
3e PÉRIODE: Décadence: XIVe - XVIIe siècle.
§143). La période des Pères est contemporaine de la philosophie mystique: aussi les nombreux et éminents penseurs chrétiens de ce temps font-ils appel, pour remplir leur rôle de théologiens, aux doctrines de Platon et avant tout au NÉOPLATONISME, comme à la philosophie régnante et comme au système qui leur paraissait le plus en harmonie avec le christianisme par son spiritualisme élevé et par sa morale [°297] détachant les âmes du monde sensible pour les conduire à une patrie meilleure.
Au point de vue philosophique cependant, leur oeuvre n'est encore qu'une PRÉPARATION, et même lointaine et indirecte. Leurs écrits étudiés et classés ont suscité et rendu possibles les grandes synthèses théologiques des scolastiques et par le fait, ils ont préparé l'épanouissement de la sagesse rationnelle dont les progrès étaient intimement liés à ceux des exposés dogmatiques.
Or sous ce double aspect, d'assimilation du Néoplatonisme et d'influence sur la philosophie scolastique, saint Augustin tient un rang éminent et synthétise pour ainsi dire tous les penseurs de ce temps. De plus, tandis que chez les autres Pères, à cause de la fusion opérée entre le domaine de la Foi et celui de la raison, il est malaisé d'isoler leur système philosophique, l'oeuvre immense de saint Augustin contient une explication vraiment rationnelle des choses, toute imprégnée sans doute des doctrines de la Foi, mais qui s'en distingue objectivement, de sorte que nous trouvons en lui une première philosophie chrétienne complète et au sens propre. C'est pourquoi, renvoyant pour le reste à la Patrologie, nous résumerons la préparation patristique dans la philosophie augustinienne.
b20) Bibliographie spéciale (Saint Augustin)
§144). La vie de saint Augustin se divise en deux périodes: 1) avant sa conversion, c'est le temps des fluctuations doctrinales et aussi de sa formation intellectuelle [°298]; 2) après sa conversion, c'est le temps de la pleine vérité et de ses oeuvres. Ces deux périodes se distinguent d'ailleurs sans s'opposer, car la vie intellectuelle et morale de saint Augustin, depuis son enfance jusqu'à sa mort, a été un effort ininterrompu vers la lumière, un progrès continuel dans la conquête de la vérité.
(1) Formation. - Saint Augustin naquit à Tagaste en Numidie, le 13 novembre 354. La Providence l'avait doué d'une nature très riche en sensibilité et en dons intellectuels. Son père était païen, mais sa mère, sainte Monique, fervente chrétienne, le fit inscrire au catéchuménat et par son éducation, déposa dans son âme un sentiment que rien ne put détruire et qui domine toute l'évolution du futur saint: le sentiment que le salut était dans le Christ.
1) Cependant, la première orientation personnelle d'Augustin L'ÉLOIGNA DU CATHOLICISME. Une double cause explique cet égarement:
D'abord, son éducation officielle. Après avoir commencé ses études de grammaire dans sa ville natale, il les poursuit à Madaure, de 365 à 369: là, le ton païen de l'enseignement, l'indifférence des maîtres à l'égard du christianisme, l'absence de sa mère et la légèreté de son âge contribuent à anémier sa Foi.
C'est ensuite la sensibilité inférieure qui le domine. Durant sa seizième année qu'il passe dans l'oisiveté a Tagaste, des désordres de conduite le soustraient à l'influence de Monique et à l'atmosphère du catholicisme.
Enfin, en 370, quand son père l'envoie à Carthage étudier la rhétorique, ces deux causes se réunissent pour le détacher du catholicisme. Il se lie avec une femme de condition inférieure et en a un fils, Adéodat, né en 372. Expulsé de son esprit par l'encombrement des idées païennes, de son coeur par l'attrait des amours sensuelles, son christianisme ne subsiste plus guère en lui que par le souvenir du nom du Christ, en y ajoutant cependant l'inébranlable conviction de l'existence de Dieu, de la Providence et de la vie future qu'il ne perdit jamais.
2) À 19 ans, la lecture de d'Hortensius marque le DÉBUT DE LA CONVERSION. Ce dialogue de Cicéron contenait une exhortation à la recherche de la sagesse immortelle, supérieure aux biens passagers et qu'il faut aimer pour elle-même. Augustin comprend dès lors que le seul vrai bonheur est dans la possession de la vérité; la vie de l'esprit lui est dévoilée et il conçoit qu'elle mérite tous les sacrifices. Dès ce Jour il se pose le PROBLÈME dont il poursuivra la pleine solution jusqu'à 33 ans: «Comment entrer en possession de cette Vérité béatifiante vers laquelle le porte l'élan passionné de toute son âme?»
3) Le manichéisme fut une PREMIÈRE SOLUTION provisoire. Pas un instant le fils de Monique n'eut la pensée de demander la vérité aux philosophes qui ne lui parlaient pas du Christ; d'autre part, la simplicité et la rudesse de style des Saintes Écritures rebutaient ses exigences de rhéteur, ainsi que plusieurs épisodes de l'Ancien Testament mal compris. Les manichéens, au contraire, beaux parleurs, flattaient ses goûts profanes; ils lui promettaient ce qu'il cherchait, ayant toujours à la bouche le nom de vérité; et ils lui permettaient de rester chrétien, Manès se disant «Apôtre de Jésus-Christ par la Providence de Dieu le Père».
Le temps qu'il passe dans la secte manichéenne correspond à l'époque où il s'installe professeur de rhétorique, d'abord à Tagaste (373), puis à Carthage (374-383). Il s'en tient au degré d'auditeur, sorte de catéchuménat. Il admet les trois principes fondamentaux de Manès: il n'y a aucune réalité supérieure au corps; - l'âme humaine est une partie de la divinité; - le mal est une substance séparée qui ne vient pas de Dieu. Pour le reste, beaucoup de doutes et d'obscurités; mais il compte sur le célèbre Faustus de Milève pour les dissiper. En attendant, il fait même du prosélytisme et «convertit» à son erreur Alipe, son ami et Romanianus, son bienfaiteur.
4) Au bout de neuf ans, deux causes le détachent du manichéisme. D'abord, il est déçu par la visite de Faustus qui doit se reconnaître incapable de résoudre ses difficultés, se contentant de couvrir la pauvreté de sa doctrine par les charmes de son éloquence. Puis, l'automne de 383, ayant transporté son école de rhétorique à Rome, le scandale que donnaient en cette ville les «élus» de la secte fait s'évanouir le prestige de leur sainteté après celui de leur science. C'est alors qu'il penche, comme vers une DEUXIÈME SOLUTION provisoire vers le PROBABILISME de la Nouvelle Académie, telle que l'exposait Cicéron.
Il en était là en 384, quand il brigue et obtient la chaire de rhétorique à Milan. Là, les prédications de saint Ambroise achèvent de le détromper en lui montrant qu'une bonne exégèse usant à propos de l'allégorie, permet de donner un sens aux passages de l'Ancien Testament incriminés par les manichéens. En même temps, reconnaissant l'infériorité de leur physique, il préfère à celle-ci les explications des philosophes. Mais les arguments des sceptiques l'empêchent d'accepter aucune nouvelle doctrine, dans la crainte d'être dupe. Aussi se demande-t-il de plus en plus s'il faut désespérer d'atteindre la vérité et si la vraie sagesse n'est pas dans le prudent scepticisme spéculatif, tempéré par le probabilisme pratique, enseigné par la Nouvelle Académie.
5) Cependant il refuse d'adhérer à une école purement philosophique, tant il est convaincu qu'il ne trouvera pas le salut hors du Christ. Avec un tel état d'esprit, il ne lui restait plus que le retour au catholicisme: il fait le premier pas en s'inscrivant parmi les catéchumènes où il décide de rester en attendant la pleine lumière.
C'est alors que ses réflexions le conduisent à une SOLUTION de PRINCIPE par laquelle il accepte en bloc la vérité divinement révélée telle que nous la présentent les Écritures de l'Église catholique. Il se détermine à franchir cette étape décisive par un mouvement de pensée que l'on peut résumer en un double syllogisme:
a) Le premier syllogisme le dispose à voir la vérité. Il faudrait nier Dieu et la Providence, s'il était impossible à l'homme de faire son salut et par conséquent d'atteindre la vérité; car admettre que l'intelligence, si pénétrante pour ce qui concerne l'agrément de la vie, n'est impuissante qu'à l'égard des choses qu'il importe le plus de connaître, ce serait nier l'ordre du monde et la divine Providence.
Or les hommes abandonnés aux seules forces de la raison sont impuissants à trouver la voie du salut, c'est-à-dire à saisir la vérité de manière que l'âme entière soit béatifiée et établie dans la perfection de son être; ou plus précisément, à connaître pleinement Dieu qui est cette vérité béatifiante. Ce n'est point là, du reste, une incapacité essentielle, mais une impuissance morale ou de fait, dont saint Augustin est convaincu par l'évidence de l'histoire et de ses expériences personnelles et que Plotin lui expliquera bientôt par la pénible nécessité où nous sommes de nous dégager du sensible pour atteindre l'Idée.
Donc, la raison ne peut avoir qu'un rôle préparatoire et secondaire pour conquérir la pleine vérité (par exemple, en démontrant l'existence de Dieu et de la Providence). Il existe une lumière de secours, une révélation extérieure qui nous montre la voie du salut.
b) Saint Augustin constate d'abord que cette aide n'est pas adressée directement à chaque conscience individuelle: le mal étant public, il faut un remède public. Un second syllogisme le lui fait trouver dans l'Église:
Il faudrait nier Dieu et la Providence si une société prétendant à tort posséder cette révélation avait pu faire la conquête du genre humain.
Or l'Église catholique a fait cette conquête dans les conditions les plus remarquables pour montrer à l'évidence son caractère divin. On ne peut rêver d'une adhésion strictement unanime; mais si l'on constate en faveur d'une doctrine de salut l'accord d'un grand nombre de peuples dispersés en divers lieux et différents de toutes manières, on se trouve en présence d'une universalité morale que rien ne limite en droit et qui représente l'humanité.
Donc l'Église catholique qui a seule conquis cette universalité, possède bien la révélation du salut et la pleine vérité: «Securus judicat orbis terrarum» [°299].
Mais ces raisons qui permettent à Augustin de retrouver la Foi de Monique, sont toutes extrinsèques et ne lui donnent pas la science de cette Foi: elles lui laissent ses erreurs matérialistes sur l'âme et sur Dieu et ses difficultés sur le problème du mal. De là, des fluctuations de pensées déconcertantes; son instruction incomplète se fait au hasard des prédications dominicales; il reçoit peu de lumière: Ambroise est absorbé par ses occupations, la Bible est insuffisante; il a lui-même peu de loisir pour approfondir ces problèmes ardus, et ce qu'il sait ne s'harmonise pas dans son esprit en une synthèse reposante. Il croit, il voudrait voir: «Fides quaerens intellectum».
6. À ce moment précis de sa formation où, converti, il cherche à pénétrer, ordonner, synthétiser sa nouvelle croyance, Augustin lit «quelques livres platoniciens» [°300] et y trouve la PLEINE SOLUTION SPÉCULATIVE qu'il cherchait. C'étaient des ouvrages néoplatoniciens, quelques traités des Énnéades de Plotin et probablement aussi des extraits de Porphyre, de Jamblique et d'Apulée, le tout dans une traduction du rhéteur Victorin qui tenait de la paraphrase et avait pu accentuer les ressemblances entre le néoplatonisme et le christianisme.
Saint Augustin doit aux néoplatoniciens:
a) Des éléments doctrinaux. Avant tout, la conception du monde intelligible, des réalités spirituelles invisibles bien plus estimables que les objets dispersés dans l'espace et le temps: il est ainsi délivré du matérialisme manichéen et du doute des académiciens. Ce monde intelligible est identifié avec le Logos de saint Jean, Verbe de Dieu et Dieu lui-même: «Et Deus erat Verbum». Ce Dieu Vérité est créateur: «Omnia per ipsum facta sunt». Source de l'être et de la vérité ontologique des créatures, il est aussi illuminateur, source de vérité logique dans les intelligences: «Erat lux vera quae illuminat omnem hominem». Et parce qu'il est la béatitude des âmes, la philosophie a sa vraie valeur en nous faisant atteindre la seule réalité qu'il faut estimer: le Dieu intelligible. Enfin le problème du mal trouve sa solution: car si tout vient de Dieu, Bien suprême, il est absurde d'imaginer le mal comme une substance indépendante. Augustin le conçoit désormais comme une privation; et même, considérées dans le tout, les privations particulières concourent à l'harmonie universelle.
b) Un procédé dialectique. Par son point de départ pris dans l'intuition du monde intelligible, par la forme peu didactique de ses oeuvres, par la théorie de la purification nécessaire pour arriver au vrai, par son habitude de s'élever progressivement d'une forme imparfaite à l'idée de la perfection même [§159, N° 4], Augustin adopte pleinement la MÉTHODE PLATONICIENNE qui répondait aux plus profondes inclinations de son esprit. S'il connaît et pratique la dialectique d'Aristote [°301], il la «platonise» par sa prédilection pour le point de vue métaphysique et par l'élan mystique dont il l'anime souvent.
c) Mais il écarte impitoyablement toute théorie opposée à la Révélation: par exemple, le polythéisme, le naturalisme de la «mystique» plotinienne, le panthéisme latent dans l'émanation nécessaire. Quant à la distinction et à l'inégalité des Hypostases, il ne l'a pas vue dans Plotin; au contraire, il assure y avoir découvert de bien des manières que «le Fils est dans la forme du Père». En un mot, le néoplatonisme ayant pour unique rôle de lui faire comprendre sa Foi, fut TRANSFIGURÉ par elle, tout en restant le fond de la philosophie augustinienne.
Ajoutons que l'enthousiasme d'Augustin pour ces docteurs païens alla en diminuant à mesure que, par la méditation de l'Écriture sainte, il comprit mieux les richesses de la révélation: «Laus quoque ipsa, (écrit-il en ses rétractations), qua Platonem vel platonicos vel academicos philosophos tantum extuli, non immerito mihi displicuit» [°302].
Malgré cette pleine lumière spéculative, la vie morale d'Augustin n'avait point changé. Restait donc à trouver la PLEINE SOLUTION PRATIQUE. Il la conquit, aidé par des influences chrétiennes, comme les conseils de saint Ambroise et de Simplicien, les exemples des Saints et les récits des conversions, et avant tout, par l'action de la grâce, fruit de ses prières et de celles de sa mère. Lorsque, dans le jardin de Milan, il entendit l'appel de Dieu: «Tolle, lege», il résolut d'abandonner tout désir d'ambition et de mariage pour s'adonner uniquement à l'étude de la vérité; en d'autres termes, il décida de renoncer au monde pour se consacrer à Dieu dans la vie religieuse (mai 386).
Aussi quitte-t-il, aux vacances d'automne, sa chaire de rhétorique pour se retirer à Cassiciacum où il commence avec quelques amis une sorte de noviciat ou de retraite studieuse dont les conversations lui fournirent la matière de ses premiers dialogues philosophiques. Au commencement de 387, il revient à Milan pour se préparer officiellement au baptême qu'il reçoit à Pâques, des mains de saint Ambroise.
§145) (2) Oeuvres. Dès qu'il fut converti, saint Augustin comprit que sa mission était de servir la vérité et, jusqu'à sa mort, il ne cessa d'écrire pour la défendre et l'exposer. Quelques mois après son baptême, il organisa son départ pour l'Afrique; mais sa mère sainte Monique étant morte à Ostie, il revient à Rome et ne regagne Tagaste que l'année suivante (388). Il vend son patrimoine et, dans une de ses propriétés aliénées, il ouvre un monastère. En cette retraite silencieuse, il approfondit les Écritures et, tout en achevant ses dialogues philosophiques, il compose ses premiers commentaires et ses premiers écrits polémiques contre les manichéens. En 391, il est ordonné prêtre, et en 395. sacré évêque d'Hippone. Là, son activité redouble: sermons presque quotidiens, luttes contre les manichéens, les donatistes, les païens, plus tard, contre les pélagiens; nouveaux commentaires; ouvrages de longue haleine, comme De Trinitate et De civitate Dei, correspondance où les lettres sont parfois de vrais traités: c'est ainsi que de son petit diocèse il éclaire l'Église entière.
De cette oeuvre si considérable, nous citerons seulement les principaux ouvrages au point de vue philosophique [°303].
1. Avant son épiscopat:
1. Contra Academicos, l. III, (386).
2. De beata vita, (386).
3. De ordine, l. II, (386).
4. Soliloquiorum, l. II, (387).
5. De immortalitate animae, (387).
6. De quantitate animae, (388).
7. De magistro, (389).
8. De musica, l. VI, (387-391).
9. De libero arbitrio, l. III, (388-396)
[°304].
10. De vera religione, (389-391).
12. De duabus animabus, (391).
De diversis quaestionibus 83: recueil fait en 396.
2. Après son épiscopat:
Confessionum, l. XIII, (400).
De Genesi ad litt., l. XII, (401-415).
De natura boni, (405).
De Trinitate Dei, l. XV, (400-416).
De anima et ejus origine, l. IV, (419).
De civitate Dei, l. XXII, (413-426).
Retractationum, l. II, (427).
Signalons aussi, dans sa correspondance, plusieurs lettres importantes: sur la philosophie (N° 118), sur la présence et la vision de Dieu (N° 187 et 147).
Saint Augustin mourut le 28 août 430, à l'âge de 76 ans pendant le siège d'Hippone par les Vandales.
§146) (3) Théorie fondamentale. Au terme de sa formation, saint Augustin était en possession du principe fondamental de sa philosophie. La conquête de la vérité avait été son but unique, le grand problème dont il avait jusque-là poursuivi la solution et, grâce à Plotin, il venait de la découvrir pleinement. Il accepte donc, comme théorie fondamentale, celle même de Plotin, mais en substituant le point de vue de la Vérité à celui de l'Un transcendant et simple et surtout en corrigeant, comme par le «verre redresseur» de la Foi, toutes les erreurs païennes du néoplatonisme.
On peut donc formuler ainsi le principe augustinien:
La Vérité divine est l'unique cause parfaite, immédiatement explicative de tout être, dans ses diverses modalités de nature et d'action.
Comme chez Plotin encore, on trouve chez Augustin les deux grandes parties de la philosophie: la métaphysique, décrivant l'oeuvre créatrice de la Vérité ou la descente des êtres venant de Dieu; et la morale, exposant la possession béatifiante de la Vérité ou l'ascension de l'âme purifiée vers Dieu. Mais tandis que Plotin acceptait le monde idéal comme donnée évidente, saint Augustin, plus exigeant en raison de ses fluctuations passées, établit d'abord la preuve philosophique de l'existence de Dieu, source de toute vérité.
Nous aurons donc trois articles:
Article 1. L'existence de la Vérité. (La Source.)
Article 2. L'oeuvre de la Vérité. (Descente des êtres.)
Article 3. La possession de la Vérité. (Ascension de l'âme.)
§147). Dans la démonstration qui aboutit à l'existence de la Vérité subsistante, il faut distinguer trois temps: saint Augustin, pour se dégager du scepticisme, prouve d'abord qu'il existe un monde intelligible, fondement de la certitude ou de la philosophie. Il identifie ensuite ce monde intelligible, en tant qu'il domine notre raison, avec Dieu lui-même. Il trouve enfin dans la Vérité l'attribut fondamental dont tous les autres découlent. De là trois paragraphes:
1) Le monde intelligible.
2) Existence de Dieu.
3) Nature de Dieu.
§148). La thèse augustinienne peut se formuler ainsi:
Toute philosophie commence par une intuition pleinement certaine du monde intelligible, c'est-à-dire de la vérité ou d'un objet de connaissance qui se révèle directement et en pleine évidence à l'esprit indépendamment des sens et, par conséquent, est à l'abri de toute erreur.
Cette thèse est démontrée [°305] par deux preuves, l'une directe, l'autre indirecte.
A) Preuve indirecte.
Pour les Nouveaux Académiciens, la vraie sagesse était de s'en tenir au doute universel dans l'ordre spéculatif et, dans la pratique, de régler l'action sur la vraisemblance. Saint Augustin réfute cette position en montrant qu'elle se détruit elle-même en s'affirmant.
1) D'une part en effet, ces philosophes, par leur scepticisme, déclarent impossible l'acquisition de la vérité; mais, d'autre part, en se présentant comme une école de sagesse, ils s'affirment en possession de la vérité: car on ne peut séparer sagesse et vérité, et le sage n'existe pas, s'il ne connaît pas la sagesse. Celle-ci d'ailleurs a pour unique but de nous procurer le bonheur; or on ne peut tendre au bonheur sans tendre à la vérité dont la possession comble le plus fondamental de nos désirs. Il est donc contradictoire de se prétendre à la fois sage et sceptique.
2) À un autre point de vue, les Nouveaux Académiciens se contredisent: car ils affirment, d'une part, que s'en tenir au probable est le vrai moyen de bien vivre; mais, d'autre part, ils permettent ainsi d'agir avec une conscience douteuse [°306], c'est-à-dire sans être certain que l'on fait bien, ce qui est détruire toute moralité et affirmer l'impossibilité de bien vivre. Et saint Augustin élargit cette critique en notant que toute action suppose une connaissance générale mais certaine du but à atteindre de sorte que nier cette certitude en acceptant le doute universel, c'est détruire par là même toute activité humaine.
3) Enfin la doctrine académicienne est contradictoire dans ses formules mêmes: car on ne peut parler de doute, d'erreur, de vraisemblable sinon en fonction de la vérité: comment reconnaître ce qui s'oppose à la vérité ou lui ressemble si on ignore ce à quoi il ressemble ou s'oppose? Le principe fondamental qu'il n'y a pas de critère de vérité devrait lui-même être déclaré incertain, de sorte que toujours, le scepticisme se détruit en s'affirmant.
B) Preuve directe.
§149). Le doute universel n'est pas seulement impossible, il est illégitime: saint Augustin le prouve en faisant appel au témoignage de la conscience qui atteste l'existence en nous d'une intuition de l'intelligible, dans des conditions telles que l'erreur est impossible. En effet, une simple réflexion sur le contenu de nos pensées nous fait constater cette existence immuable d'un grand nombre de vérités.
1) Ainsi apparaissent les règles de la sagesse qui, en morale et en dialectique, nous apprennent à bien vivre ou à bien raisonner. Elles s'adressent directement à l'intelligence indépendamment des réalités concrètes où on les applique, puisqu'on les trouve avant d'agir, à la source même de l'activité dont elles sont le principe directeur. Par exemple, avant de désirer d'être heureux et d'agir en ce sens, il faut savoir cette vérité que «le bonheur est dans la possession du bien».
2) Les notions et les lois des nombres se révèlent avec la même indépendance du sensible, car elles ont des propriétés toutes différentes: par exemple, elles n'ont ni couleur, ni son, ni odeur. En particulier, l'unité, principe des nombres, possède de soi la simplicité, alors que celle-ci n'est jamais réalisée dans un corps auquel convient nécessairement la distinction et donc la pluralité des parties. L'intelligence saisit donc ces lois indépendamment des sens.
3) L'intuition intellectuelle de notre pensée et de notre propre existence a une particulière importance, parce qu'elle est plus immédiate et qu'on la découvre dans le doute lui-même: «Si je doute, dit saint Augustin, si je rêve, je vis. Si je me trompe, je suis: comment donc me tromperais-je en disant que je suis, alors qu'il est certain que je suis, si je me trompe» [°307]. Et puisque rien n'est vrai que par la vérité, l'âme découvre à travers le doute lui-même la réalité absolument nécessaire de la vérité.
Cette intuition de notre moi pensant n'est pas pour saint Augustin comme pour Descartes [°308], l'unique vérité dont toutes les autres découlent; mais elle est un exemple particulièrement frappant et réfractaire à toute objection, de notre aptitude intellectuelle à saisir immédiatement, indépendamment des sens, une vérité au sens plein du mot, un objet à la fois d'ordre intelligible et existant, à savoir, la réalité substantielle, vivante de notre esprit communiquant avec le monde spirituel des vérités éternelles.
CONCLUSION. - Il existe un Monde Intelligible qui ne se démontre pas mais se constate et dont la vérité se révèle infaillible par son évidence immédiate supérieure au sensible, et qui s'impose à tous.
D'ailleurs, les données sensibles interprétées et contrôlées par l'intelligence peuvent être aussi des sources de connaissances sûres: car les sens sont par eux-mêmes des messagers fidèles; ils nous apprennent la manière dont ils sont affectés et la raison, contemplant en soi la règle du vrai, est capable d'apprécier exactement leur message [°309].
§150). Saint Augustin n'a jamais douté de l'existence de Dieu et de la Providence. Cette croyance qu'il avait reçue de sainte Monique et qu'il voyait confirmée par le consentement unanime des peuples et des philosophes comme par les miracles de l'Évangile, l'aida à retrouver la Foi catholique, et celle-ci l'affermit définitivement dans la possession de cette vérité.
Mais il ne s'est pas contenté de la Foi: il en a cherché une démonstration proprement scientifique [°310]. L'accent mystique et l'allure passionnée de ses arguments n'enlève rien à leur valeur. Cette preuve augustinienne de l'existence de Dieu est en connexion étroite avec la preuve de l'existence de la vérité: elle en est la continuation, montrant que le monde intelligible, non seulement domine le sensible, mais aussi domine notre raison et par conséquent est divin. Elle se présente sous de multiples formes de sorte qu'on a pu y reconnaître «la plupart de nos preuves cosmologiques, psychologiques et morales» [°311]. Mais on retrouve partout le même mouvement d'idée qui constitue une seule démonstration, tantôt abrégée, tantôt plus développée.
C'est l'adaptation de la dialectique de Plotin s'efforçant de remonter vers la Source Créatrice par les degrés des créatures. Nous exposerons d'abord la forme complète où l'on reconnaîtra, quoique transfigurées par la vérité catholique, les quatre Hypostases plotiniennes: la matière, l'âme, l'esprit (Nous) et enfin Dieu (l'Un). Nous indiquerons ensuite les deux principales formes abrégées de la preuve.
A) Preuve complète.
§151). Augustin croyant en Dieu, voudrait fournir aux esprits les plus exigeants la preuve convaincante qu'il en est ainsi. Conformément à la méthode platonicienne, il veut persuader, en conduisant l'âme par degrés comme par une suite de purifications où elle s'exercera à se détacher du sensible pour toucher peu à peu l'intelligible et atteindre enfin le suprême Intelligible: Dieu. Nous distinguerons dans cette ascension de l'âme vers Dieu, le point de départ, les étapes inférieures, l'étape supérieure et décisive des vérités éternelles.
1) Point de départ. Pour prouver l'existence de Dieu, Augustin n'a d'autre point de départ que celui de la philosophie elle-même, celle-ci n'étant pour lui, rien d'autre que la recherche de Dieu. Il y a une incontestable vérité contre laquelle se brise le doute le plus acharné: J'existe, je suis un être vivant, connaissant, cherchant la vérité et déjà possédant en pleine sécurité cette première vérité. Et l'âme intelligente en ce point de départ, se reconnaît aisément comme intermédiaire entre Dieu qu'elle cherche au-dessus d'elle et le monde matériel où les sens l'attirent au-dessous d'elle.
Au début en effet, Augustin suppose établi, non seulement que nous existons, mais que nous pouvons distinguer hors de nous les diverses perfections des êtres selon leur hiérarchie, depuis les minéraux et les végétaux jusqu'à la vie animale et les merveilles de notre vie consciente. Il estimait en avoir le droit parce que, sauf les sceptiques déjà réfutés, nul de son temps n'en doutait; et surtout parce que le témoignage des sens, selon lui, était véridique, à condition de se soumettre au contrôle de la raison infaillible [°312].
La preuve augustinienne complète se base donc à la fois sur l'existence du monde sensible et de ses perfections, et sur l'existence de notre âme connaissant également ce monde externe et le monde interne de sa conscience.
2) Les étapes inférieures. En considérant le monde sensible, nous y rencontrons plusieurs perfections dont les trois principales sont l'être, la vie et la connaissance; d'ailleurs, nous les trouvons aussi en nous, nécessairement impliquées dans la vérité primordiale de notre être saisi par notre conscience: car celle-ci est une vie et une connaissance. Or ces trois perfections sont en gradation ascendante: il est plus parfait de vivre que d'être seulement, la vie supposant l'être et non vice-versa; il est aussi plus parfait de connaître, ce qui inclut la vie et l'être [°313].
Outre les sens externes, nous constatons en nous un sens intérieur. Il rassemble et compare les divers objets des autres sens, coordonne et dirige leurs actions vers ce qui paraît utile; mais il n'est pas encore la raison, car il se manifeste chez les animaux. Or pour montrer qu'il constitue un degré supérieur de perfection, Augustin se sert d'un principe qui le conduira désormais jusqu'à l'étape suprême et qu'on peut appeler le PRINCIPE de RÉGULATION [°314]: «Ce qui est jugé et réglé est inférieur à la règle qui le juge et le domine». Le rôle du sens intérieur étant de diriger les sens externes en jugeant de leur opportunité et de leur utilité, il se manifeste supérieur, de même d'ailleurs que le sens externe est supérieur à son objet parce qu'il l'apprécie et le juge.
Mais selon cette règle, nous trouvons en nous une perfection supérieure à tous les sens, à savoir la raison qui en effet, juge les sens parce qu'elle les distingue, les définit, les hiérarchise et, peut-on ajouter, elle apprécie leurs exigences et dirige leurs actions, s'en servant pour ses propres fins.
Avec la raison nous sommes incontestablement au sommet de notre nature; cependant le principe de régulation s'applique une dernière fois: car les vérités éternelles dont nous avons établi l'existence [§149], nous servent spontanément de règle pour juger des objets concrets. Par exemple, on juge qu'un cercle est plus ou moins parfait en faisant appel à la perfection idéale du cercle sur laquelle toutes les réalisations doivent se régler; et de même, pour apprécier la beauté des oeuvres d'art ou des âmes justes, on se réfère à l'idée absolue de la Beauté et de la Justice.
Mais surtout ces idées dominent notre raison comme l'immuable règle domine ce qui change: car tandis que notre raison passe de l'ignorance à la science et est soumise aux variations du temps, les vérités du monde intelligible, comme les lois des nombres et les directions de la sagesse, sont éternelles et immuables.
3) L'étape suprême des vérités éternelles. Ayant démontré l'existence de ce sommet des vérités éternelles, saint Augustin, d'ordinaire, conclut immédiatement que Dieu existe. Cependant, même à son point de vue, autre chose est l'être de Dieu, autre chose sont les multiples vérités qui habitent notre «esprit» (mens): de celles-ci à celui-là il y a un réel passage, une dernière étape à franchir [°315]. À cause de son importance, il est bon d'expliciter ce dernier pas: on le peut d'ailleurs par un principe bien augustinien.
Ce principe n'est plus celui de régulation mais le PRINCIPE de PARTICIPATION ou de causalité parfaite, fondement de tout le système: «Toute chose changeante, dit saint Augustin, doit aussi être perfectible ou recevoir sa forme... Mais rien ne peut se perfectionner soi-même, parce que rien ne peut se donner ce qu'il n'a pas... (Les êtres changeants) doivent donc recevoir leur perfection d'une autre perfection immuable et éternellement stable» [°316]. En d'autres termes, rien n'est «formable» que par la Forme; rien n'est perfectible que par la Perfection; rien n'est vrai que par la Vérité. Toute participation à l'immuable et à l'éternel suppose de toute évidence l'existence d'une Source possédant par soi et absolument l'immutabilité et l'éternité.
Or il y a incontestablement de l'éternel et de l'immuable dans ces principes premiers, lois des nombres et de la sagesse dont vit notre esprit parce qu'il y puise les règles lumineuses de ses démarches. C'est donc bien l'éternelle et immuable Vérité de Dieu que nous atteignons comme l'unique raison d'être, l'unique Source créatrice de notre vie intellectuelle.
B) Formes abrégées.
§152). Les deux principales ont pour point de départ, l'une les vérités éternelles dans la conscience, l'autre le monde sensible.
1) Par la conscience. Rentré en soi-même, saint Augustin aime à parcourir les richesses de sa conscience. Il y découvre plusieurs images de Dieu et surtout l'aspiration vers lui pour obtenir la guérison de ses misères et combler ses désirs de sagesse et de bonheur. On pourrait trouver dans ces ascensions vers Dieu la preuve de son existence. Mais la forme la plus rigoureuse est celle du De libero arbitrio [°317]:
S'il existe une réalité dominant notre raison, Dieu existe. En effet, selon l'opinion générale, Dieu est l'Être suprême qui domine l'univers; mais notre raison est déjà en un sens dominatrice de l'univers parce qu'elle juge en maître des êtres et des forces naturelles ou vivantes qu'ils contiennent. Si donc une réalité domine notre raison, elle dominera à fortiori l'univers; et alors, ou bien elle n'aura pas de Supérieur et elle sera l'Être suprême, c'est-à-dire Dieu; ou bien elle sera soumise à un Être supérieur et c'est ce dernier qui sera l'Être suprême: en toute hypothèse, Dieu existe.
Or les vérités ou réalités idéales du monde intelligible dominent notre raison, puisque l'immuable est au-dessus du changeant, et la règle au-dessus du mesuré. Dieu existe donc et c'est en lui que se réalise ce monde intelligible qui domine notre raison.
2) Par le monde sensible. S'il existe une participation, l'existence de la Source est évidente; si l'on constate des degrés inférieurs, il faut nécessairement poser le degré suprême; car rien n'est parfait que par la Perfection et rien n'est vrai que par la Vérité.
Or il existe dans l'univers beaucoup de perfections qui se manifestent toutes comme participées, soit par leur échelonnement multiple, soit par leurs variations. Par exemple, toutes les créatures ont leur beauté, mais changeante, périssable, mélangée, échelonnée en divers degrés: si on les interroge, elles crient toutes par la voix de leur beauté: «Nous ne sommes pas Dieu, c'est lui qui nous a faits» [°318].
Il existe donc une Source, Beauté absolue et Perfection suprême, et cette Source créatrice est Dieu.
C) Sens et valeur de la preuve.
§153). La dernière forme abrégée se rapproche très fort de la preuve par la cause efficiente telle que la plupart des scolastiques la présentent. Mais saint Augustin ne semble pas la considérer comme décisive à elle seule, car chaque fois qu'il présente une démonstration vraiment rationnelle, il a le souci de passer par l'étape des vérités éternelles. Cette défiance est étonnante, car en sa doctrine, Dieu est immédiatement créateur de toute chose, aussi bien de l'être matériel, des plantes et des animaux que des richesses de notre âme et des activités de notre esprit. Pourquoi répugne-t-il à monter directement du sensible à Dieu? La raison, semble-t-il, est que ce chemin ne lui paraissait pas sûr. L'ordre des choses sensibles en effet, pouvait pleinement s'expliquer, à la manière des stoïciens et de Plotin, par l'Âme du monde, et celle-ci, finie et changeante, n'était pas encore Dieu. Augustin la jugeait inutile, sachant par la Foi que tout a été créé par le Verbe; mais rationnellement, il ne la jugeait pas absurde; et pour trouver Dieu, il prit, semble-t-il, le parti de l'éviter [°319].
Or la voie, à ses yeux, la plus efficace, était la méthode platonicienne du recueillement et de la purification, le retour par les degrés de notre vie intérieure où le sommet des vérités éternelles permet d'atteindre incontestablement Dieu, seul immuable et éternel [°320].
Cette solution avait l'avantage de conserver les quatre degrés plotiniens. Après la matière (monde sensible), vient l'âme avec la sensation; puis l'esprit (le nous) et ses vérités éternelles; enfin l'Un, Source immuable [§137]. Mais la Foi catholique lui permettait une double correction: a) la causalité parfaite (principe de participation) est réservée au degré suprême, entre Dieu, seul Créateur et les vérités éternelles de notre esprit, les autres degrés étant ordonnés selon le principe de régulation. b) Il faut affirmer la parfaite égalité du Logos, Intelligence divine, avec le Père dont il procède. Ce dernier point soulevait le problème théologique de la Sainte Trinité que saint Augustin ne manqua pas d'aborder mais qui n'appartient pas à sa philosophie.
Mais ce passage obligatoire par notre esprit suscite une objection contre la valeur de la démonstration augustinienne: en s'appuyant sur le caractère de nos idées, n'est-elle pas un passage illégitime du logique au réel? Grâce à la théorie de l'abstraction en effet, on peut distinguer nettement deux sortes d'éternités et d'immutabilités: 1) Dans nos idées et nos vérités abstraites, elles sont négatives seulement: ainsi la nature du carré est dite éternelle parce qu'elle peut se réaliser en n'importe quel temps sans en exiger aucun; c'est pourquoi il n'en résulte qu'une nécessité hypothétique, d'ordre idéal et, pour tout expliquer, il suffit d'admettre une faculté abstractive comme l'intellect agent: on ne peut donc par là remonter à Dieu. 2) En Dieu, elles sont positives: l'éternité est une exigence d'être dans tous les temps, ce qui suppose la nécessité absolue ou l'impossibilité de ne pas exister. C'est pourquoi saint Thomas qui met en relief le caractère abstractif de nos sciences, ne fonde aucune de ses preuves de l'existence de Dieu sur les propriétés de nos idées ou de nos vérités; mais il part toujours des êtres existant dans la nature [°321].
Il faut reconnaître une profonde divergence de méthode et de point de vue entre les deux Docteurs [°322]; mais saint Augustin échappe à l'objection, car il ne se base aucunement sur nos idées abstraites, ignorant totalement l'abstraction [°323]. Les vérités éternelles expriment pour lui le fait de notre vie intellectuelle saisi par l'intuition de la conscience, avec toutes ses richesses d'être, résumant pour ainsi dire et concentrant en soi la réalité des degrés inférieurs qu'elle juge et règle. Le passage illégitime du logique au réel est donc bien évité et la preuve augustinienne, sans être parfaitement réductible aux cadres thomistes, garde sa pleine valeur de démonstration rationnelle.
§154). De cette preuve de l'existence de Dieu découlent son attribut fondamental, ses autres attributs et la valeur de la connaissance que nous en avons.
A) Dieu est la VÉRITÉ SUBSISTANTE où toutes les perfections s'incluent et s'identifient.
En effet, la preuve idéologique [°324] telle que la développe saint Augustin, nous montre Dieu comme la Vérité suprême, source à la fois de la vérité logique ou de nos sciences et de la vérité ontologique ou des perfections du monde.
Mais chacune des perfections exprimée par une Idée divine inclut nécessairement toutes les autres et s'identifie avec elles. En effet, étant au degré suprême, elle est pleinement réalisée; et cela serait impossible si on pouvait lui ajouter une autre perfection qui lui manquerait en se distinguant d'elle. Par exemple, ajouter quelque chose à la Bonté suprême, ce serait la rendre meilleure, ce serait dire qu'elle n'est pas suprême. Donc toute perfection divine inclut nécessairement toutes les autres; si les Idées en Dieu sont multiples objectivement, elles s'identifient subjectivement dans l'unique personne du Verbe: elles sont la Vérité même, vivante, personnelle, subsistante.
B) De là découlent les attributs particuliers.
1) Simplicité. Si toutes les perfections s'identifient dans la Vérité subsistante, Dieu est donc la Simplicité même, excluant toute multiplicité ou distinction réelle, c'est-à-dire toute composition. Il n'y a pas en lui d'accidents s'ajoutant à la substance, mais toute qualité lui convient substantiellement et essentiellement. Tandis que nous avons nos perfections, par exemple, nous avons la sagesse, nous ne la sommes pas, aussi ne la possédons-nous pas toute entière. Au contraire Dieu EST tout ce qu'il a; il est la Sagesse, la Vie, l'Intelligence: il est la Vérité même.
2) Unité. Dieu a la plénitude de l'unité parce qu'on est un dans la mesure où l'on est. Or au degré suprême (la possession devenant l'identité parfaite), Dieu est donc l'Être même dans la plénitude de son extension et par suite, il est parfaitement un et unique. Mais comme l'unité est principe du nombre, Dieu réalise aussi le nombre, source d'harmonie et de beauté, d'une façon d'ailleurs suréminente qui ne nuit en rien à sa simplicité.
3) Immutabilité. Parce que la Vérité EST souverainement, elle ne peut changer, car changer, c'est recevoir ou perdre une certaine forme d'être. Or, pour recevoir une forme nouvelle, il faudrait en manquer, et non seulement la Vérité possède, mais elle est toute perfection. Il n'y a donc en cette simplicité absolue aucune capacité de recevoir ou obtenir de nouvelles richesses.
Et pour perdre, il faudrait, ou que Dieu se détruisît lui-même, ce qui est absurde; ou qu'il subît l'action d'une nature contraire à la sienne. Or il n'y en a pas, puisqu'il est tout l'Être auquel ne s'oppose que le néant. Les créatures n'agissent les unes sur les autres que parce qu'elles ont chacune un mode d'être spécial et leur changement indique qu'elles ne sont pas l'Être ni la Vérité, mais qu'elles y participent seulement.
4) Éternité. L'immutabilité divine considérée par rapport au temps, est l'éternité. Le temps est la mesure du changement dans la créature; c'est la durée de l'être qui n'est pas, mais se fait: dans l'Être immuable, il n'y a donc pas de temps. Ainsi, l'éternité n'est pas un temps très long aux extrémités infinies, mais la possession simultanée et immuable par la Vérité de toute sa perfection. C'est la Vie divine existant toute entière à la fois. L'éternité est donc supérieure ou transcendante au temps, comme l'Être de Dieu est transcendant à l'être créé: ce sont deux réalités d'ordre essentiellement différent [°325].
5) Immensité. Au-dessus du temps par l'éternité, Dieu est au-dessus de l'espace par l'immensité [°326]: il n'est nulle part comme dans un lieu, car, étant Vérité, il est inétendu et incorporel: «La lumière inaccessible qu'il habite n'est pas un disque comme le soleil: les yeux de la chair ne peuvent le connaître» [°327], mais il est partout comme en lui-même, tout entier, puisqu'il est simple, et présent au plus intime de tout être parce que tout participe à sa Vérité, source unique d'être et de vie.
§155). C) Valeur de notre connaissance de Dieu. - La suréminente simplicité de la perfection divine impose des limites à la connaissance que nous en avons sans en supprimer la valeur:
1) «Rien n'est dit de Dieu en toute convenance», déclare saint Augustin [°328], les noms que nous lui appliquons doivent tous subir une transformation profonde. Non seulement les noms qui comportent une imperfection parmi les hommes, comme la colère, la pénitence, la jalousie; mais ceux mêmes qui expriment de pures perfections, comme la science, la justice, l'amour. En effet, il faut en écarter tout élément de changement, de progrès, de temps ou de limite; puis, les concevoir à un degré éminent qui n'exprime pas encore le mode selon lequel elles conviennent à Dieu. Efforçons-nous, dit saint Augustin, «de concevoir l'éclat d'une vérité stable, éclairant tout par une contemplation unique et éternelle» [°329]: c'est Dieu. Sans doute, un tel éclat n'est strictement proportionné qu'à l'Intelligence divine; mais il ne nous est pas totalement inaccessible.
2) Il faut reconnaître en effet une valeur réelle, quoique très imparfaite, à notre théologie: nos mots, après leur purification, nous donnent de Dieu une idée positive et vraie. Ainsi, nous savons que Dieu n'est pas le Divin indéterminé, mais un Être personnel avec lequel nous entrons en rapport et qui possède toutes les perfections créées puisqu'il en est la source, et les noms de ces perfections communes à Dieu et aux créatures gardent, en s'appliquant à Dieu, une réelle valeur [°330].
Sans doute, il serait vain de chercher ici une précision semblable à celle de la théorie de l'analogie, montrant comment les noms de perfections pures, comme ceux de sagesse ou de vie, peuvent signifier la substance de Dieu sans en compromettre l'infinie transcendance [°331]. Nous retrouvons plutôt la double théologie plotinienne, négative et positive. Mais tandis que Plotin plaçait Dieu (l'Un) au-dessus du Nous (Logos) et par conséquent au-delà de l'intelligible, le déclarant saisissable par la seule extase; saint Augustin l'identifie avec le Verbe (Logos) et il trouve dans la théorie de la participation et de l'exemplarisme un fondement à la valeur de notre connaissance de Dieu purement naturelle, par le miroir des créatures [§159].
Malgré tout, la perfection divine est si haute qu'on peut à peine l'exprimer et qu'elle se comprend surtout dans le silence de la contemplation mystique: «On conçoit Dieu, dit saint Augustin, avec plus de vérité qu'on ne le nomme; et il EST avec plus de vérité qu'on ne le conçoit» [°332].
§156). «Invisibilia Dei per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur» [Rm 1:20]: ainsi s'exprime pour le philosophe chrétien la dernière explication de l'univers créé. Mais la raison peut s'assimiler et développer cette idée directrice en deux sens différents. Pour un saint Thomas, elle signifie qu'après avoir étudié en lui-même scientifiquement le monde sensible, source de nos idées, nous pouvons nous élever à une certaine connaissance philosophique de Dieu qui servira au théologien pour approfondir les richesses de sa Foi. Pour un saint Augustin au contraire, elle signifie que toute réalité sensible n'est qu'un reflet de la Vérité immuable, en sorte que c'est en étudiant le monde sous cette lumière, c'est-à-dire en fonction de Dieu, que nous en obtiendrons la vraie science.
Aussi, tandis que saint Thomas construit la Philosophie naturelle, indépendamment de la Foi, par la méthode inductive en partant de l'expérience, saint Augustin, en possession de la vérité par la Foi et cherchant à la comprendre par la philosophie, emploie naturellement la méthode synthétique à priori et il explique les créatures par l'influence du Créateur. Comme cette influence venant de Dieu s'arrête d'abord sur les sommets plus proches de lui, il convient, après l'avoir considérée en général, d'exposer son action dans le monde des esprits et des hommes, spirituels par leurs âmes, pour descendre enfin jusqu'aux derniers êtres du monde matériel. D'où trois paragraphes:
1. L'émanation en général.
2. Le monde spirituel: l'homme.
3. Le monde matériel.
§157). Après la preuve de l'existence de Dieu, le principe fondamental de saint Augustin apparaît dans toute sa valeur; or c'est d'abord en tant que source ou principe d'émanation que Dieu est la cause explicative de tout être. Pour expliciter la richesse de cette émanation, nous la considérerons du côté des êtres, puis du côté de Dieu, enfin dans leurs rapports mutuels; car chacun de ces points de vue comporte une thèse maîtresse: la Création, l'Exemplarisme, la Providence.
A) La Création.
§158). Chacune des réalités de l'univers dépend selon tout son être, c'est-à-dire par CRÉATION, de la Vérité subsistante.
1) La preuve de cette thèse est substantiellement la même que celle de l'existence de Dieu, mais présentée sous un autre jour et pour ainsi dire retournée. On peut la résumer ainsi:
Rien n'est être, un, vrai, bon ou beau que par l'Être, l'Unité, la Vérité, la Bonté ou la Beauté. Mais ces perfections ne peuvent être réalisées que de deux façons: - ou à l'état pur, de manière que le réel épuise le contenu de l'idée et ainsi lui soit identique; - ou par participation, de manière que le degré de réalisation de ces perfections n'en égale pas l'idée.
Or tous les êtres de l'univers tels que les constate notre expérience interne et externe ne réalisent pas ces idées à l'état pur en épuisant leur contenu, mais au contraire, ils ne possèdent ces perfections qu'avec limite, comme le montrent, soit leur hiérarchie où le degré supérieur accuse l'imperfection de l'inférieur en le dominant; soit le changement et la contingence, signe évident d'imperfection qui affecte même le degré suprême de ces êtres: notre raison.
Donc toutes les réalités de l'univers ne possèdent l'être, l'unité, la vérité ou la bonté que par participation à la Vérité subsistante en qui ces perfections se réalisent à l'état pur [°333].
2) Cette participation est une CRÉATION, c'est-à-dire une émanation des choses selon tout leur être ou une production «ex nihilo»; car les perfections considérées et que l'on a montrées comme découlant de Dieu, épuisent tous les aspects du réel et l'englobent tout entier, même la matière première, comme nous le montrerons plus loin [§170].
C'est aussi une CRÉATION au SENS STRICT, c'est-à-dire une production de l'univers à un premier moment, avant lequel il n'y avait hors de Dieu que le pur néant. C'était pour Augustin une vérité révélée par la Sainte Écriture [°334]. Aussi se sépare-t-il de Plotin qui enseignait l'éternité nécessaire de tout être [§134], sans juger pourtant, semble-t-il, cette position absurde en soi. Mais il montre la possibilité d'un commencement, parce que le temps lui-même n'est qu'une modalité qui suit l'être créé pour en mesurer le mouvement. Le temps a donc pu, comme toute autre perfection finie, être CRÉÉ lui-même avec l'univers par la Vérité éternelle, et ainsi trouver un premier instant.
Quant à l'objection fondamentale des stoïciens, manichéens ou néoplatoniciens, arguant qu'un début dans la création entraînerait un changement en Dieu, saint Augustin lui oppose une double réponse: a) Il montre d'abord qu'elle n'a aucun sens. Dieu étant au-dessus de l'ordre du temps, n'est affecté par aucune de ses modalités; la question de savoir ce que Dieu faisait avant de créer, quel motif il a eu avant de se décider, ne comporte pas de réponse parce qu'elle ne signifie rien. b) Il montre ensuite que cette création se concilie avec l'immutabilité divine: car Dieu ne s'est pas décidé à créer un jour ou une heure, mais dans l'éternité; or l'éternité contient à la fois tous les temps et tous les changements: si donc il faut pour produire, être présent à ses effets, la Vérité éternelle peut sans changer produire tous les changements, y compris, pour l'univers, le passage du néant à un premier instant.
Le principe de cette deuxième réponse dépasse même l'objection et montre comment Dieu, en restant immuable, peut être source des activités les plus variées des êtres créés.
3) Car l'émanation du monde est aussi une CONSERVATION, c'est-à-dire une création continuée par laquelle les choses dépendent de Dieu, non seulement dans leur commencement, mais encore dans leur durée et leur continuation mouvante. Les êtres en effet ne sont tout entiers et jusqu'en leur fond le plus absolu que des reflets de la Vérité première: l'acte créateur allume ces reflets, mais tous s'éteindraient si la Vérité subsistante cessait de leur communiquer cette clarté qui constitue leur être; ainsi les formes et les mouvements qui constituent les choses ne sont que des participations, des images, des traces, des signes de la Vérité qui les maintient par une création incessante, hors du néant.
B) L'Exemplarisme.
§159). Dieu seul, étant l'unique Vérité subsistante, est aussi par ses Idées exemplaires, la Source immédiatement explicative de la hiérarchie des êtres à tous les degrés.
1) L'EXISTENCE des Idées exemplaires est une nouvelle conséquence de la preuve de l'existence de Dieu aboutissant à identifier Dieu au monde idéal. Selon saint Augustin, le Verbe divin possède ainsi des Idées ou images intellectuelles de tous les êtres, non seulement quant à leurs perfections génériques ou spécifiques, mais quant à leurs dernières déterminations individuelles.
Nous venons de prouver en effet que tous les êtres selon tous leurs aspects découlent par création de la Vérité subsistante. Or la Vérité, en vertu même de son essence, ne peut agir et créer qu'en connaissant son oeuvre, de sorte que cette connaissance ou Idée divine soit, par sa vertu infinie, créatrice de ce qu'elle représente. Les Idées sont donc «les formes premières ou les raisons des choses, stables et immuables, n'ayant pas reçu leur forme et restant éternellement identiques à elles-mêmes» [°335]. Mais parce qu'elles s'identifient avec l'Intelligence créatrice, elles ne sont pas de pures représentations statiques, mais comme des énergies d'une fécondité infinie, créant par le seul fait qu'elles sont.
Ce rayonnement des Idées exemplaires traduit pour saint Augustin sa théorie fondamentale de la participation. Pour en saisir toute la portée, il ne faut pas y voir seulement une causalité formelle extrinsèque, mais aussi une causalité efficiente. Les scolastiques, grâce à la méthode analytique d'Aristote, ont distingué ces deux aspects; ainsi saint Thomas qui met en relief, en Dieu, la causalité créatrice (efficiente), ne propose la théorie des Idées que comme un corollaire de la Science divine [°336]. Pour saint Augustin, l'Idée synthétise ces richesses analysées par la théorie thomiste: elle est pour Dieu, le moyen de connaître son oeuvre (science); pour les créatures, elle est source de leur perfection propre (exemplaire) et source aussi de leur existence et de leur durée (cause efficiente). En un mot, l'exemplarisme est la théorie même de la participation créatrice, fondement de l'augustinisme.
2) Ce rayonnement créateur n'est pas comme le voulait Plotin, naturel et nécessaire, mais Dieu a produit l'univers en pleine indépendance par un acte de liberté absolue: car la nécessité supposerait un réel besoin en celui qui est la plénitude de tout bien. Saint Augustin explique cette liberté de Dieu par cette thèse que la volonté créatrice n'a été déterminée par aucune autre raison, sinon parce qu'elle a voulu: chercher en effet une cause à ce vouloir divin, ce serait supposer d'une manière absurde un être supérieur à Dieu.
Cela ne veut pas dire que cette volonté soit déraisonnable ou arbitraire, puisqu'elle réalise l'infinie sagesse des Idées divines. Aussi peut-on en chercher la raison explicative en Dieu lui-même, et saint Augustin la trouve dans L'AMOUR très libre et très gratuit que Dieu porte à ses créatures. Car aimer, c'est répandre dans les autres ses propres biens, et la création n'est rien d'autre que l'effusion des richesses de Dieu jusqu'aux moindres êtres qui ne sont, qu'en participant à ses perfections infinies.
3) La création est L'OEUVRE PROPRE de Dieu. Tandis que les autres agents modifient seulement du dehors une matière préexistante, Dieu seul et immédiatement crée et conserve toute réalité. De nouveau, Plotin est corrigé grâce aux données de la Révélation: «Omnia, dit saint jean, per ipsum facta sunt et sine ipso factum est nihil» [Jn 1:3]. Quant à la raison philosophique de cette doctrine, saint Augustin la trouve dans sa théorie de l'exemplarisme: après avoir montré que toutes les créatures sans exception sont des participations, il conclut que seule la Vérité subsistante est créatrice: car si Dieu possède en son Verbe l'idéal de tout, pourquoi ne serait-il pas l'Artiste créateur de tout? Admettre un autre Créateur serait l'élever au rang suprême de la Divinité. Saint Thomas explicitera cette raison au point de vue de la cause efficiente en montrant que la seule cause propre de l'être (cause créatrice), est l'«Ipsum Esse subsistens», l'unique vrai Dieu [°337].
4) Enfin l'oeuvre du Créateur se déploie en une HARMONIEUSE HIÉRARCHIE:
Dieu est comme un foyer dont le rayonnement s'étend au loin et perd, avec la distance, de son intensité et de sa richesse [°338]. L'univers se présente donc comme une série ordonnée dont le degré supérieur est Dieu même et dont les degrés inférieurs s'échelonnent selon leur plus ou moins grande participation à Dieu. Et comme le caractère divin le mieux connu est l'immutabilité, les êtres descendent dans l'échelle des valeurs en proportion de leur capacité de changement. Au sommet, Dieu, la réalité sans dégradation; au-dessous, le monde des esprits qui ne changent que selon le temps; au dernier degré, le monde des corps qui changent dans l'espace et le temps [°339].
Ainsi l'Idée d'un être se retrouve d'abord en Dieu où elle existe d'une manière immuable et simple, identique au Verbe; puis dans l'intelligence des créatures raisonnables où elle n'est pas encore répandue dans l'espace mais reste dépendante de l'Idée qui est dans le Verbe et à laquelle elle participe; vient enfin la réalisation de l'Idée dans l'espace qui pose la créature dans son genre propre.
Cette théorie est aussi le fondement ontologique du procédé logique par lequel nous devons nous élever progressivement de l'univers à Dieu [°340]. Plus nous montons dans l'échelle des êtres, mieux ceux-ci nous présentent l'image de leur Auteur. À mesure qu'on approche du foyer, on en pressent l'éclat et la chaleur. Sans doute, arrivé au plus haut des degrés créés, il reste encore un bond infini pour atteindre Dieu; mais l'enrichissement progressif de la contemplation a fortifié le regard, élevé les pensées, affermi et élargi le terrain d'où l'on s'élance; et si toute créature est un vestige de Dieu, comme une voix qui le proclame ou un signe qui nous le montre, cependant, on le voit mieux dans les miroirs les plus parfaits. Et après avoir contemplé la beauté se réalisant de plus en plus purement, d'abord dans l'éclat et l'ordre du firmament, puis dans la variété et l'harmonie des plantes et des fleurs, ensuite dans le charme des sensations et les merveilles de l'instinct, enfin dans la noblesse et la fécondité de la raison, l'âme est mieux préparée à voir la Beauté pure et les richesses ineffables qu'elle contient.
C) La Providence.
§160). La Vérité subsistante, par le fait même qu'elle est créatrice, est nécessairement Providence, c'est-à-dire Source consciente et bienveillante d'ordre, de justice et de bien.
1) Saint Augustin, même avant sa conversion, a toujours cru comme d'instinct à la Providence; mais la preuve platonicienne de l'existence de Dieu lui en donne la raison. En effet, pour que Dieu répande partout l'ordre et le bien, deux conditions sont requises. (a) Il faut d'abord qu'il connaisse parfaitement l'univers et ses besoins: or la théorie de l'exemplarisme montre que Dieu possède la science suréminente de toutes choses jusqu'en leurs moindres détails. (b) Il faut ensuite qu'il veuille efficacement le bien de son oeuvre: or Dieu étant la bonté suprême, il n'est pas possible qu'en se communiquant par la création, il répande autre chose que du bien; et puisque tout sans exception émane de Dieu, le bien est partout répandu.
2) À cette providence active en Dieu, correspond la providence passive dans l'univers, et saint Augustin la montre en célébrant l'ordre et la beauté qui règne partout, soit en chaque être, comme dans les organismes vivants, soit dans la totalité du monde, soit dans l'histoire de la création et des peuples.
3) Le Mal que l'on rencontre indubitablement dans l'oeuvre de Dieu, n'est pas une objection insurmontable à la Providence [°341]. Ce problème qui avait si douloureusement préoccupé saint Augustin, trouve lui aussi sa solution dans la doctrine de l'émanation.
a) EN PRINCIPE, toute substance étant une participation au souverain Bien qui est Dieu, est nécessairement bonne: le mal comme tel, c'est-à-dire le contraire du bien, ne peut être une substance, mais il est une limite, une PRIVATION d'être, de substance ou de bien. C'est pourquoi il serait absurde d'en chercher la source en Dieu; elle est toute entière dans la déficience des créatures: «Non est causa efficiens, sed deficiens mali, quia malum non est effectio, sed defectio» [°342]. Cependant, comme toute chose dépend foncièrement et continuellement de Dieu, on peut chercher dans quelle mesure Dieu veut ou permet le mal sans détriment pour sa Providence. Saint Augustin distingue ici mal physique et mal moral.
b) LE MAL PHYSIQUE ou privation d'un bien physique, a sa source dans la limitation des créatures qui, n'étant pas l'Être, peuvent déchoir et périr, ou encore peuvent s'opposer et s'entre-détruire. C'est Dieu évidemment qui a conçu et réalisé ainsi l'ordre des choses, mais sans manquer à sa bonté: car toute création suppose une dégradation et donc une possibilité de mal physique qu'on ne peut éviter à moins de ne rien créer; mais il est meilleur d'être, même avec limite, que de n'être pas du tout. Dieu aurait pu ne créer que des êtres indéfectibles comme les anges; mais en produisant aussi des êtres inférieurs, il a étendu jusqu'à eux sa bienfaisance, ce qui est un bien.
De plus le mal physique, considéré dans l'ensemble, est lui-même source d'ordre et de bien. Aux créatures irraisonnables, il permet de déployer toutes leurs richesses en tant que l'apparition de l'une exige la disparition de l'autre selon la loi du temps, comme les différents sons meurent tour à tour pour constituer la phrase musicale. Pour les êtres raisonnables, s'ils sont bons, il leur est une occasion de mérite et de vertu; et pour les méchants, il peut devenir la voie qui mène à la sagesse et il est un châtiment en même temps qu'un remède. Enfin, bien que rationnellement la misère humaine ne soit pas toujours le fruit du péché, nous savons par la Foi que la pleine explication en est dans la faute originelle, ce qui lui donne la bonté d'une juste expiation.
c) LE MAL MORAL ou péché, c'est-à-dire le refus délibéré d'adhérer à l'ordre très sage et très bon de Dieu, est plus difficile à expliquer; son existence est un profond mystère. Mais saint Augustin montre qu'il ne s'oppose pas à la Providence en remarquant d'abord, selon le principe fondamental, qu'il est l'oeuvre exclusive de la liberté de la créature. Ce serait une absurdité de le faire remonter à Dieu. Que chacun lorsqu'il pèche, l'impute à soi-même. Il montre ensuite que Dieu le fait contribuer à l'harmonie universelle. Il a jugé meilleur et plus glorieux pour sa puissance de tirer le bien du mal que de supprimer le mal, car le mal lui-même contribue au bien du tout et cela, sans justifier le pécheur, justifie Dieu. Non pas que les fautes soient nécessaires à l'harmonie universelle; sans elles, il y aurait une autre harmonie; mais elles ne réussissent pas à faire de l'univers une oeuvre indigne de Dieu.
En effet, comme les silences et les dissonances dans un concert, les licences et les hardiesses dans un poème, les fautes dans le monde moral engendrent de la beauté en contribuant au relief du bien. Ainsi, les méchants exercent les bons en les persécutant, les corrigent et les purifient; leur bonheur apparent montre l'insignifiance des biens terrestres; leurs châtiments ici-bas maintiennent les bons dans une crainte salutaire et, dans l'éternité, ils manifesteront la justice divine.
d) Enfin, il est une réponse de principe qui vaut spécialement pour le péché, mais qui réfute toute objection possible. En disant: «Ceci ne devrait pas être», nous interprétons à notre façon les exigences des Idées de beauté, de justice, de bonté; mais Dieu qui est la Beauté, la Justice, la Bonté même, les connaît mieux que nous. Ne jugeons donc point des choses de notre coin, comme une syllabe dans un poème ou une statue qui de sa niche voudrait juger de l'ensemble de l'édifice. Même quand les voies de Dieu restent cachées, croyons qu'elles existent, et à ce point de vue, sachant que de la Bonté suprême ne peut nous venir que du bien, nous saurons dire à propos de tout: Louange à Dieu!
Corollaire. - Cette théorie de l'émanation suppose évidemment la distinction essentielle de Dieu et du monde et exclut tout panthéisme, car, entre les participations imparfaites qui sont toutes les créatures sans exception, et leur Source infiniment et immuablement parfaite, il ne peut y avoir que le rapport d'un effet à sa cause efficiente réellement distincte.
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