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Thèse 11. 1) Le beau par rapport à l'homme peut se définir la «splendeur de l'ordre»; et il requiert trois éléments: l'intégrité, la proportion et la clarté. 2) Il est objet d'intuition à la fois sensible et intellectuelle; 3) et il est source d'une «émotion esthétique» d'ordre plus volontaire que sensible.
A) Explication.
§933). D'après sa définition, la beauté a deux aspects. Dans la mesure où elle appartient au vrai, elle est dans la chose indépendamment de celui qui la contemple; mais dans la mesure où elle appartient au bien, elle n'est plus totalement objective, car le bien suppose une convenance à l'appétit et varie selon les divers appétits. Par exemple, ce qui est bon pour une plante ou un chien, n'est pas nécessairement bon pour un homme. Il en est de même pour la beauté, en notant néanmoins que son champ d'application est restreint aux êtres intellectuels. Ce qui est beau pour une âme séparée ou un pur esprit ne l'est pas nécessairement pour l'homme ici-bas. Nous ne parlerons que de cette dernière forme, qu'on peut appeler la «beauté humaine», ou mieux «la beauté par rapport à l'homme», car il ne s'agit pas de la beauté que l'homme réalise dans son être ou dans sa vie; mais du genre de beauté qui convient à l'esprit humain uni au corps: le beau en face de l'homme. Réservant pour la thèse suivante le problème de sa production, nous précisons ici en quoi consiste cette beauté, comment l'homme la perçoit, et comment il la goûte.
Ces trois parties ne demandent pas de démonstration au sens propre: il suffit d'appliquer la définition du beau transcendantal en précisant ses conditions objectives et psychologiques par rapport à l'homme.
§934) 1. - Définition du beau humain. Puisque l'objet propre de notre raison dans l'état d'union au corps est l'être réalisé dans les choses sensibles dont nous connaissons les essences par abstraction [§552], la beauté par rapport à l'homme sera donc d'abord et proprement celle qui se réalise dans les objets matériels; ou celle qui s'incarne dans quelque signe ou sujet sensible. La beauté toute immatérielle d'un pur esprit, d'un ange ou même de Dieu échappe aux prises de notre intelligence dans l'ordre naturel [°1384] et la «vérité» ne nous paraît belle qu'à travers le réseau sensible des mots qui l'expriment.
Mais en même temps, cet objet sensible, quel qu'il soit, pour réaliser la définition du beau, devra se présenter à notre intelligence avec une réelle excellence d'intelligibilité en sorte que sa vue plaise. À l'analyse, cette condition fondamentale requiert trois éléments:
1. L'intégrité par laquelle sont réunies toutes les parties exigées par l'objet; car l'absence d'un élément important ou essentiel dans un tout complexe (comme est tout objet sensible) le rend difficilement intelligible et déroute son interprétation. Dans un buste, par exemple, l'absence des bras n'importe nullement, étant en dehors de l'oeuvre considérée; mais un nez brisé défigurerait le chef-d'oeuvre.
2. La proportion ou l'harmonie par laquelle les diverses parties non seulement sont au complet, mais aussi sont en rapport mutuel convenable pour réaliser pleinement l'unité de l'objet telle que l'exige sa nature. Car une chose n'est facilement accessible à notre esprit que sous l'aspect d'unité; et le manque de cohésion, d'adaptation ou la contradiction interne des parties rebute autant notre esprit qu'une lacune essentielle. Ainsi, une tête d'homme sur un corps d'enfant ne sera qu'une caricature sans beauté.
3. La clarté enfin par laquelle le sens de l'objet se révèle aisément à notre intelligence, est, semble-t-il, la note la plus caractéristique; car sans elle, la perfection de l'objet ne serait découverte que par un travail pénible, et manquerait de cette excellence par laquelle elle peut plaire à l'intelligence. Un discours obscur, par exemple, quelle que soit la valeur des pensées, n'est plus qu'un galimatias.
Mais l'ordre étant, comme nous l'avons dit [§856] «l'unité dans la multiplicité», il peut synthétiser les deux premières conditions, en notant que pour être vraiment clair et splendide, pour être selon le mot d'Horace «ordo lucidus», il doit réunir toutes les parties requises selon leur proportion normale. En ce sens nous définirons le beau par rapport à l'homme: «la splendeur de l'ordre».
D'autre part, ce qui donne aux choses matérielles leur perfection, et par conséquent leur intelligibilité, c'est, comme nous l'avons dit [§359, sq.] la forme. Or, ce qui est vrai de la forme substantielle, qui détermine un premier degré foncier de perfection, l'est aussi pour toutes les perfections nouvelles que l'être acquiert par son progrès naturel ou qu'il reçoit de l'extérieur et qui, en parachevant son excellence, lui communiquent une nouvelle beauté. C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit de cette beauté incarnée dans une matière qui convient en propre à l'homme, on peut encore la définir: le resplendissement d'une forme sur les parties bien ordonnées de la matière [°1385].
§935) 2. - La perception du beau par l'homme. Notons d'abord que le beau comme le bien dont il est une espèce, demande pour se manifester et émouvoir l'appétit, l'existence réelle et concrète. En effet, une nature intelligible, prise en son état d'abstraction [°1386], n'a pas plus de beauté que de bonté, parce qu'il lui manque une condition essentielle à sa plénitude et à sa perfection: l'existence et les aspects d'unité et d'intégrité qui en découlent.
Nous savons, d'autre part, que cet objet réel, en tant que beau, doit être perçu à la fois par notre intelligence et intuitivement; car il est «ce dont la vision plaît»; «id quod visum placet». C'est là que gît la difficulté psychologique; car notre raison naturellement abstractive, n'a pas la vision directe du réel individuel comme existant dans la nature. Nous avons montré sans doute que le premier regard de l'esprit saisissant dans l'expérience «un quelque chose qui est», atteint l'être encore indistinct: être d'existence autant que d'essence [§579]. Mais en ce premier acte, l'être d'existence est encore trop pauvre et trop vague pour avoir l'excellence d'une chose belle; et l'effort de l'esprit pour le préciser et l'enrichir se porte d'abord vers le monde des natures abstraites. C'est au sens que l'objet beau concret se présente d'abord avec toutes ses richesses, d'où une première conclusion: la perception du beau par l'homme demande toujours la coopération des sens et de l'intelligence.
Le mécanisme de cette coopération est normalement celui du retour de l'intelligence vers le phantasme sensible à l'aide d'un concept abstrait où se réalise, avons-nous dit [§578], une sorte d'intuition de l'individu matériel, source des jugements d'existence immédiatement évidents. Telle n'est pas cependant l'intuition intellectuelle du beau, car le recours au concept abstrait appauvrit inévitablement l'objet et le prive de cette plénitude de réalité et d'intelligibilité dont l'excellence fait la beauté. L'intuition intellectuelle prise ainsi est analytique; elle porte sur un aspect précis du fait, aspect général dans les constatations de bon sens, aspect spécial dans les observations scientifiques. Tout autre est l'intuition du beau: l'objet sensible s'y présente synthétiquement, avec toutes ses richesses harmonieusement unifiées. Ainsi, à travers la perception, l'intelligence saisit l'objet tout entier, non pas comme un individu qui est ceci ou cela, tel arbre, telle couleur, tel degré de chaleur; mais comme une réalité achevée, dans l'intégrité de toutes ses parties lumineusement harmonisées.
«Si, dit Maritain [°1387], la production spontanée de quelque concept, si confus, si vague, si obscur soit-il, doit nécessairement, semble-t-il, accompagner la perception du beau, elle n'en est pas le constitutif formel. La splendeur elle-même ou la lumière de la forme brillant dans l'objet beau n'est pas présentée à l'esprit par un concept ou par une idée, mais bien par l'objet sensible saisi intuitivement et en qui passe, comme par une cause instrumentale, cette lumière d'une forme. Ainsi on pourrait dire que dans la perception du beau l'intelligence est, par le moyen de l'intuition sensible elle-même, mise en présence d'une intelligibilité qui resplendit (et qui dérive en dernière analyse, comme toute intelligibilité, de l'intelligibilité première des Idées divines). Mais cette intelligibilité, en tant même qu'elle donne la joie du beau, n'est pas dégageable ni séparable de sa gangue sensible; et par suite, ne procure pas une connaissance intellectuelle actuellement exprimable en un concept. Contemplant l'objet dans l'intuition que le sens en a, l'intelligence jouit d'une présence, elle jouit de la présence rayonnante d'un intelligible qui ne se révèle pas lui-même à ses yeux tel qu'il est. Se détourne-t-elle du sens pour abstraire et raisonner, elle se détourne de sa joie et perd contact avec ce rayonnement.
On comprend par là que l'intelligence ne songe pas - sinon après coup et réflexivement - à abstraire du singulier sensible, en la contemplation duquelle elle est fixée, les raisons intelligibles de sa joie. On comprend aussi que le beau soit un merveilleux tonique de l'intelligence, et pourtant ne développe point sa force d'abstraction ni de raisonnement et que la perception du beau s'accompagne de ce curieux sentiment de plénitude intellectuelle par lequel il nous semble être gonflé d'une connaissance supérieure de l'objet contemplé, et qui cependant nous laisse impuissants à l'exprimer et à le posséder par nos idées et à faire oeuvre de science à son sujet.»
L'étude abstractive ne peut que suivre ou précéder la perception du beau; mais en ce dernier cas, comme préparation, elle peut contribuer grandement à nous en procurer une saisie et une jouissance plus pleine, parce que la présence synthétique de l'objet d'intuition est ici une synthèse active [§436 et §558] qui s'obtient normalement comme conclusion d'un travail d'analyse où ont été distingués tous les éléments unifiés et harmonisés dans l'objet du coup d'oeil intuitif final. En ce moment décisif de l'intuition intellectuelle du beau (qu'elle soit spontanée et due aux dispositions naturelles de l'esprit ou qu'elle soit cultivée et affinée par l'éducation), le concept y est toujours, comme moyen indispensable de pensée ou comme fond intellectuel primitif de notre raison passive, mise en acte par l'influence de l'objet [Cf. théorie de l'espèce impresse et expresse, §518, sq.]. Mais comme instrument d'analyse scientifique, il n'a plus qu'un rôle secondaire et implicite. Ce qui vient au premier plan, c'est la vision directe, le contact immédiat avec l'être en sa réalité totale; c'est une activité où la «raison» fait place à l'«intelligence» [°1388], non pas, comme dans le bon sens primitif, par pauvreté, mais par surabondance et plénitude: opération comparable par analogie à l'intuition mystique où le regard de l'esprit surélevé par la grâce, contemple les choses divines suivant un mode d'action qui n'est plus conceptuel, dans le ravissement ou l'extase. En l'interprétant en ce sens qui en corrige le subjectivisme, on peut approuver la définition de Kant: «Le beau est ce qui plaît universellement sans concept» [PHDP, §417].
§936) 3. - L'émotion esthétique. Le beau étant une espèce de bien, la perception que nous en avons suscite inévitablement en notre appétit une réaction affective qu'on a appelée l'émotion esthétique. Remarquons d'abord que cette réaction n'est une opération ni d'intelligence ni des sens; car l'homme, par ces fonctions de connaissance ne peut que percevoir ou contempler le beau; s'il éprouve quelque émotion, c'est par ses fonctions d'appétit, soit sensible, soit spirituel (volonté). Nous avons sans doute reconnu à l'intelligence comme telle un appétit naturel au sens large [§631]; mais par cet appétit, elle tend à connaître et non à jouir. C'est donc pour faire court et vu l'intime union de ces deux fonctions spirituelles, volonté et intelligence, que l'on peut parler de la joie de l'intelligence en face du beau: en réalité, cette joie ou émotion esthétique est un acte d'appétit.
L'analyse expérimentale lui reconnaît six caractères:
1. Elle est d'origine sensible; sans se confondre avec la sensation représentative, puisqu'elle est une émotion; ni avec les autres affections sensibles, comme le montrent ses autres caractères, elle n'appartient pas au monde des idées pures; elle est dans le domaine mixte où le sensible est accessible à l'esprit.
2. Elle est spontanée: les jeunes enfants l'éprouvent sans préparation spéciale, par exemple, en face d'une belle fleur; et, en général, elle naît dans l'âme au premier contact du beau.
3. Elle est admirative: l'effet produit par le beau a été comparé à l'hypnose, parce qu'il fascine et fait oublier le reste et nous-mêmes: il est «ravissant», dit-on; mais sans supprimer la conscience qui permet ici une vraie jouissance.
4. Elle est désintéressée: elle est troublée et rapidement exclue par un plaisir égoïste sensible: entre celui-ci et le plaisir esthétique, il y a une réelle opposition; ainsi, d'un fruit dont on goûte la beauté, on dira: «II est trop beau pour être mangé!». Rien d'utilitaire dans l'émotion du beau.
5. Elle est communicative et contagieuse; si, au premier moment, elle paraît nous surprendre et nous paralyser, elle se manifeste bientôt si riche qu'elle doit déborder. Elle a besoin de se communiquer par des exclamations, des invitations adressées aux autres qui spontanément la partagent; et elle s'enrichit encore en se répandant: au théâtre, par exemple, le plaisir esthétique est d'autant plus vif qu'il est partagé avec plus d'enthousiasme par une plus grande foule.
6. Elle est universelle, en ce sens que, si nous l'éprouvons, nous estimons que tous doivent l'éprouver également, et nous comprenons mal que d'autres ne réagissent pas comme nous; aussi sommes-nous portés à les plaindre plutôt qu'à les blâmer.
Tous ces caractères s'expliquent aisément par la réponse de notre appétit spontané à la perception du beau décrite au paragraphe précédent. La coopération requise des sens et de l'intelligence assigne une origine sensible à cette émotion esthétique; le caractère intuitif de la saisie entraîne la spontanéité de la réponse affective. Mais surtout les caractères les plus saillants, de désintéressement admiratif, de communication universelle par lesquels l'émotion esthétique domine de si haut l'égoïsme sensible, s'expliquent par l'aspect intellectuel, le plus essentiel de l'intuition du beau. Aussi, est-ce avant tout notre fonction de volonté sous son aspect affectif qui lui répond, et c'est improprement que cette réponse est appelée «émotion»; le plus souvent, sans doute, cette dernière, prise comme fait affectif sensible avec commotion physiologique, se réalise aussi, plus ou moins intense, d'après les tempéraments; mais elle est un phénomène secondaire, postérieur au fait volontaire, selon la loi de notre psychologie où les activités spirituelles intenses modifient par redondance l'ordre corporel; et, somme toute, c'est un phénomène accidentel. Dans son essence, l'impression esthétique est une jouissance ou un repos affectif de notre volonté dans la possession intellectuelle de ce bien tout spirituel qui est une excellence d'intelligibilité: la splendeur d'une forme touchée à travers la matière. C'est un sentiment supérieur plutôt qu'une émotion; bref, c'est une joie de l'esprit.
B) Corollaires.
§937) 1. - Le beau et la vie. Notre définition du beau, soit en général soit par rapport à l'homme, s'applique à tout être, même inanimé. Il ne semble pas, en effet, que seuls les vivants soient capables de susciter en nous l'émotion esthétique; on admire, par exemple, une belle nuit étoilée. Cependant, grâce à l'unité plus puissante imposée par l'âme aux parties plus riches et mieux harmonisées de l'organisme vivant, celui-ci réalise un cas éminent de beauté. De plus, notre intuition intellectuelle, même dans la nature morte, saisit spontanément le beau comme un reflet des Idées exemplaires de Dieu ou de l'artiste, où il préexiste vitalement. En ce sens on peut approuver la définition proposée par LAHR [°1389]: «Le beau est l'expression d'une vie particulièrement riche, libre et harmonieuse, laquelle étant perçue, stimule agréablement le jeu de nos facultés représentatives et émotives: sens, imagination, raison et sentiment».
En insistant sur cette dernière partie, qui signale les effets psychologiques capables de révéler leur cause, on trouve encore d'autres définitions descriptives du beau. Ainsi Kant propose: «Ce qui satisfait le libre jeu de l'imagination sans être en désaccord avec les lois de l'entendement»; et d'autres: «La propriété qu'ont certains objets de susciter dans l'acte même de perception le jeu puissant, facile et harmonieux des facultés représentatives de l'âme humaine».
Il est aisé d'unifier toutes ces définitions en remontant aux trois éléments du beau transcendantal: «Ens quod visum placet».
§938) 2. - Formes du beau humain. Même restreint à l'ordre humain, le beau garde toujours de sa nature transcendantale l'aptitude à de multiples manifestations. Outre les divers ordres de beauté: physique, intellectuelle, morale, artistique, signalons, ici le sublime, le joli et le gracieux.
Kant a défini le sublime, l'expression sensible de l'infini; et il a distingué le sublime mathématique dans l'expression de la grandeur; et le sublime dynamique traduisant la puissance. «Le ciel étoilé, la mer immense, les solitudes du désert, la pensée de l'éternité relèvent du premier; une tempête, un incendie, la chute du Niagara appartiennent plutôt au second» [°1390].
À l'opposé, on appelle joli ou charmant un objet dont la beauté manque d'ampleur ou de force; tel un papillon, une pâquerette. - Le gracieux se rapporte plutôt au mouvement; «il est, dit P. SOURIAU, l'expression de l'aisance physique et morale dans le mouvement»: aisance physique, caractérisée par l'absence de bruit, de douleur et même d'effort apparent; aisance morale, impliquant un certain rythme, la liberté et l'intelligence qui le proportionne exactement a l'effet à produire.
Thèse 12. La production originale du beau dans la matière par l'homme a pour cause principale une vertu ou qualité intellectuelle qui est proprement l'ART; les règles ou l'habileté d'exécution n'ont qu'un rôle secondaire ou instrumental.
A) Explication.
§939). Avant de chercher la source psychologique des oeuvres d'art, on peut les caractériser et les classer du dehors, à la lumière de l'observation. D'abord, l'ouvrage d'art s'oppose en général au produit de la nature; on dira en ce sens que telle ville est fortifiée par la nature, telle autre par l'art; on distingue de même un musée d'art ou d'histoire naturelle.
Ensuite, dans le champ des activités humaines l'art n'appartient pas au domaine théorique de la recherche et contemplation du vrai, réservé aux sciences; mais au domaine pratique où il s'agit d'oeuvres à réaliser; et même, au sens propre, d'oeuvres extérieures manifestées dans la matière, hors de l'artiste [°1391]. Il se distingue ainsi de la prudence [°1391.1] qui concerne également la pratique, mais en notre propre action ou vie humaine: L'objet de la prudence est l'agir, notre décision à poser et à exécuter (agibile); l'objet de l'art est l'oeuvre à faire, à créer ou a fabriquer (factibile).
Mais tout travail extérieur n'est pas oeuvre d'art; il doit, pour cela, atteindre un certain degré d'excellence: un ou deux troncs d'arbre jetés d'une rivé à l'autre pour passer un torrent ne font pas encore un ouvrage d'art. Au sens propre, l'oeuvre d'art est donc une production humaine réalisée dans le monde sensible avec une perfection qui révèle la direction de la raison.
Ces productions forment deux groupes: celui des arts mécaniques et celui des arts libéraux.
Les arts mécaniques comprennent toutes les oeuvres d'utilité destinées à améliorer l'ordre économique en répondant mieux aux besoins matériels de la vie. On les appelle plus souvent les métiers et ils font appel au travail manuel ou du moins au travail mixte [Cf. sur le travail, §1153].
Les arts libéraux en général comprennent les oeuvres humaines externes dégagées de l'intérêt économique ou industriel et tournées vers le progrès culturel. En ce sens on peut leur rattacher l'ensemble des professions libérales: les activités politiques et leurs annexes (art des gouvernants, art des avocats, etc.); les exercices de culture physique, hygiène, médecine (art des sports, etc.) et surtout l'éducation, l'art des arts. Ainsi chez les anciens, la grammaire, la rhétorique et la dialectique s'appelaient «arts libéraux», d'où le titre de «Maître ès arts».
Mais au sens strict, les arts libéraux sont les beaux arts: ceux dont l'objet est l'expression de la beauté sous une forme sensible. Et comme parmi nos sens la vue et l'ouïe ont le privilège de nous révéler mieux que tout autre la beauté, on distingue les arts plastiques et phonétiques.
Les arts plastiques sont l'architecture, la sculpture, la peinture, et le dessin; ils s'adressent à la vue au moyen des formes et des couleurs; ils se développent dans l'espace, suppléant au besoin à la troisième dimension par la perspective; ils triomphent dans la précision, la clarté, l'harmonie statique des lignes; mais ils sont limités à un instant immobile; ils ne peuvent que suggérer la vie et le mouvement par le dynamisme des attitudes choisies. Ajoutons que l'architecte doit aussi tenir compte de la destination de l'édifice, ce qui le place en un domaine mixte, moitié culturel, moitié utilitaire.
Les arts phonétiques sont la musique, l'éloquence, la poésie. Ils expriment le beau par des sons articulés ou musicaux; ils se développent dans le temps, mais l'espace leur échappe; ils sont plus expressifs que descriptifs. La musique, en particulier, peut susciter les sentiments les plus profonds; mais elle manque de clarté et est souvent susceptible de diverses interprétations. Quant à l'éloquence et la poésie, outre l'aspect phonétique de la sonorité; des cadences et du rythme des phrases (où la voix même de l'orateur peut avoir une part), ces arts puisent à une source supérieure d'excellence qui est la pensée et la vie affective spirituelle dont le langage est l'expression perfectionnée, comme nous l'avons montré [§611, sq.]. Aussi tiennent-ils le rang le plus élevé parmi les arts au sens strict [°1392].
Mais l'existence de cette oeuvre d'art demande une explication psychologique, sinon pour être contemplée et goûtée, sûrement pour être créée, et cette explication est, selon la thèse, une vertu intellectuelle. Pour en préciser la nature, nous devons nous référer à deux analyses précédentes; celles de l'imagination créatrice [§499], celle de l'acte humain en ses deux phases d'intention et d'exécution [§767, sq.]. Dans la première, nous avons montré comment se forme par la coopération de l'imagination et de la raison, l'idée de l'oeuvre nouvelle à faire. Cette idée, appelée idéal à cause de son excellence, trouve place dans l'acte humain, à la fois comme objet d'intention, constituant le but à réaliser; et dans l'ordre d'exécution, comme objet du jugement pratico-pratique, incarné dans une image concrète [Cf. image idéomotrice, §777] qui, sous forme de commandement (imperium), dirige toute l'exécution externe. Évidemment, les fonctions inférieures qui réalisent cette dernière doivent être adaptées à leur rôle par des habitudes opératives; mais ces habitudes sont de forme inférieure, en grande partie corporelles et motrices [§816-821]: elles font ce qu'on appelle le «virtuose», les fonctions d'exécution qu'elles perfectionnent ne sont que l'instrument de la raison où réside au sens propre la «vertu» d'art.
Il s'agit évidemment de la raison pratique, puisqu'elle est toute orientée vers l'oeuvre à faire; et l'on peut y distinguer les deux phases de tout acte humain, l'intention et l'exécution. La première phase est la conception de l'idéal, l'intuition de ce nouvel aspect de beauté que l'artiste (peintre, musicien, poète, etc.) s'efforcera de traduire à sa façon; et là, intervient surtout le don inné du génie, la disposition naturelle que le travail perfectionne, mais qui est indispensable au vrai «créateur». C'est dans la seconde phase, celle d'exécution où la raison pratique doit découvrir les meilleurs moyens de traduire l'idéal, que s'insère l'habitude opérative d'art, parallèle à la vertu de prudence qui aide à bien conduire la délibération et surtout à bien décider et ordonner (par l'imperium) l'exécution. Chaque forme d'art a ici ses règles que l'étude des modèles, la tradition des écoles et les techniques inspirées des sciences connexes, permettent d'apprendre. C'est par ces règles que l'art, l'habitude spirituelle, rejoint l'aspect instrumental de la virtuosité. Ces deux aspects complémentaires sont nécessaires au chef-d'oeuvre; mais le premier, la qualité affectant l'intelligence, est le plus essentiel.
B) Preuve.
§940) Nécessité de la vertu d'art. Nulle activité humaine ne peut être parfaite ni produire une oeuvre excellente, si nos diverses fonctions ne reçoivent ce surcroît de perfection appelé «habitude opérative»; car celle-ci est «ce qui dispose l'être parfait à son achèvement; Dispositio perfecti ad optimum» [§814].
Or toute oeuvre d'art est par définition une production douée d'excellence.
Donc elle n'est possible qu'au moyen d'habitudes appropriées.
Aussi les premiers essais, fruits spontanés des dispositions naturelles, ne sont-ils encore que des ébauches; les chefs-d'oeuvre n'apparaissent qu'à l'âge mûr et aux siècles d'apogée, quand une préparation plus ou moins longue a permis l'acquisition des habitudes opératives requises.
C) Corollaires.
§941) 1. - L'art et la morale. Le domaine de l'art est nécessairement compris en celui de la morale, puisque l'objet de celle-ci est la bonté des actes humains comme tels, parmi lesquels on rencontre précisément la production des oeuvres belles: d'où le problème de leurs rapports qui sont assez complexes. On peut y distinguer trois aspects: 1) en eux-mêmes, l'art et la morale sont indépendants; 2) mais loin de s'opposer, il y a entre eux coopération spontanée; 3) dans la pratique, enfin, tout travail artistique est obligatoirement soumis aux règles de la morale.
1. Indépendance de droit. En parlant de l'art au sens strict ou des beaux arts, on peut en un sens approuver la formule: «L'art pour l'art». Il faut créer et juger l'oeuvre d'art du seul point de vue de la beauté qu'elle s'efforce d'exprimer dans le sensible, abstraction faite de toute exigence religieuse ou morale. Cela est évident, s'il s'agit de porter un jugement équitable sur l'oeuvre en elle-même. Il faut savoir se mettre au point de vue de l'artiste, saisir l'aspect nouveau de beauté qu'il a découvert et accepter les moyens choisis par lui pour nous la révéler, suivant son genre et son école d'art: cela est indispensable; quand l'artiste a quelque chose à nous dire, si nous voulons bien apprécier l'excellence de son message et la réussite de ses efforts pour nous le communiquer. Les considérations relatives à l'effet moral de l'oeuvre ne sont pas exclues, mais elles sont secondaires, au point de vue du jugement artistique comme tel.
De plus, il semble que l'artiste lui-même ait le droit d'adopter cette même attitude indépendante; car l'idéal qu'il crée, comme participation à la beauté transcendantale, possède une sorte de valeur absolue et dominatrice, dont la direction s'impose à l'oeuvre exécutée, sans avoir à se référer à une autre règle suprême que celle des exigences de sa nature. L'absolu est à lui-même sa propre loi, et la loi du beau, comme du bien, est de se répandre au dehors: «Bonum diffusivum sui». D'ailleurs, la légitimité humaine et morale de cette indépendance découlera de la seconde remarque.
2. Coopération spontanée. Si, dans l'ordre absolu des transcendantaux, la beauté n'est qu'une forme excellente de la bonté, comme nous l'avons dit [§930 et §931; °1392.2], il n'est pas possible qu'en s'efforçant d'en saisir une participation et de la traduire dans le sensible, comme fait toute oeuvre d'art authentique, l'artiste contredise les règles morales destinées à conduire au bien. À ces hauteurs spirituelles, les exigences du bien et du beau, les lois de l'éthique et de l'esthétique coïncident pleinement. Elles coopèrent spontanément pour établir l'ordre normal de la vie humaine où l'intelligence domine les instincts inférieurs des passions sensibles. Toute éducation artistique est de soi moralisatrice, parce que toute expression du beau est de soi un appel à goûter et à vouloir le bien.
3. Soumission de fait. Cependant, la production artistique concrète ne se tient pas en ces hauteurs et rencontre inévitablement diverses règles éthiques auxquelles elle a l'obligation de se soumettre. Nulle action humaine, en effet, comme nous le montrerons [§1092], n'est moralement indifférente en réalité, «in concreto»; elle sera ou bonne, ou mauvaise, suivant que, réglée ou non par la prudence, elle sera conforme ou opposée au véritable but de la vie qui est la gloire de Dieu. Ainsi la conception d'un aspect nouveau de beauté et l'intention fondamentale de l'exprimer au dehors ne peut devenir pour l'artiste le but absolu et suprême de la vie, à moins d'être pour lui le moyen suprême de proclamer la gloire de Dieu, si les circonstances providentielles de son existence terrestre lui permettent cette très noble vocation. De même, dans l'exécution de l'oeuvre d'art, il peut se mêler certains aspects de lucre, de complaisance pour les attraits sensibles, etc. que réprouve la morale; aspects étrangers, d'ailleurs, qui troublent la pureté de l'art et le dégradent; - tandis que les préoccupations moralisantes, également étrangères, pourraient peut-être gêner ou limiter les manifestations artistiques, mais non les pervertir.
Quant à l'observation stricte des règles de l'art pour obtenir une traduction aussi parfaite que possible de l'idéal conçu, elle ne peut, semble-t-il, être immorale de soi, à supposer que cet idéal soit lui-même pleinement bon moralement. Mais si celui-ci était conçu en dehors de la gloire de Dieu, comme par exemple, une beauté toute naturelle avec, sous-jacent, un idéal de vie épicurienne, l'exécution elle-même, techniquement parfaite, perdrait sa rectitude morale. C'est le cas de certaines musiques, peintures et surtout littératures, tels que romans ou poésies dont la valeur artistique est réelle et l'immoralité incontestable.
4. Notons enfin que, d'un point de vue tout différent, l'ordre moral peut être considéré comme fournissant des objets beaux à l'inspiration artistique; car la bonté morale comme telle a sa beauté, comme le vice, sa laideur; et comme il n'y a pas, avons-nous dit [§931; °1392.3], de laideur absolue, un art authentique peut quelquefois nous décrire ou nous peindre le vice aussi bien que la vertu: nouvelle source de complexité dans les rapports entre art et morale. Ainsi, le mal moral peut jouer le rôle très légitime des ombres dans un tableau, pour faire ressortir l'éclat du bien; mais sa présence peut être dangereuse moralement à d'autres points de vue. Disons qu'en dehors de la valeur artistique que possède toute oeuvre d'art prise en soi, son utilisation, par exemple la visite d'une exposition de peinture, l'audition d'un concert, la lecture d'un roman, etc., est soumise aux règles de la prudence qui en fixe en chaque cas particulier la vraie valeur morale.
§942) 2. - L'art et la nature. L'artiste ne tire pas du néant la beauté qu'il exprime: son imagination créatrice ne peut faire du «neuf» qu'avec du «vieux» [§499] et la source de ses inspirations est la nature; celle du monde physique qui l'entoure et aussi celle du monde psychologique et moral qu'il porte en sa conscience. Nous rencontrons ici les deux exagérations opposées des naturalistes et des idéalistes.
L'école naturaliste appelée aussi réaliste, proclame que le but suprême de l'art le plus parfait est l'imitation de la nature, celle-ci étant un idéal qu'il n'est pas possible de surpasser. Prise à la lettre, cette règle est contredite par tous les chefs-d'oeuvre. En musique, par exemple, nul chant naturel n'égale la richesse et la puissance d'harmonie d'un choral de Bach. La nature ne fournit que les éléments de l'art.
L'école idéaliste, à l'encontre, prétend que l'art doit s'affranchir totalement de la nature, en puisant la beauté dans un idéal spirituel, semblable aux Idées de Platon, en sorte que les éléments sensibles, sons, couleurs, mots, etc., deviennent de purs moyens symboliques, entièrement soumis à l'inspiration: d'où les exagérations de l'expressionisme, du symbolisme, du dadaïsme, etc. Cette école met en relief un aspect essentiel de l'art: le rôle de notre intelligence spirituelle. Mais, puisqu'il s'agit du beau humain, on doit garder également un rôle essentiel à la sensation et, par conséquent, aux conditions matérielles où doit s'incarner le beau, comme le réclame précisément l'école réaliste. Les vrais rapports entre l'art et la nature demandent la synthèse de ces deux points de vue.
Pour l'artiste, en effet, le point de départ est inévitablement la nature, au sens large où nous l'avons définie, comprenant le monde physique et psychologique. Car, si le fondement du beau comme transcendantal est l'être lui-même, c'est dans le réel qu'il faut le chercher sous peine de le manquer en tombant dans l'imaginaire et le faux. En ce sens, Boileau a dit justement: «Rien n'est beau que le vrai; le vrai seul est aimable». Mais ce n'est là qu'un point de départ; ce qui fait le «créateur», c'est-à-dire le véritable artiste, c'est son aptitude à découvrir par son intelligence une nouvelle beauté, en sorte que ce qu'il voit et goûte, et ce qu'il veut nous faire voir et goûter par son oeuvre, ce n'est pas le réel tel qu'il est, mais tel qu'il l'interprète en l'idéalisant. «L'art, dit J. Maritain, est un effort créateur dont la source est spirituelle et qui nous livre tout à la fois le soi le plus intime de l'artiste et les secrètes correspondances qu'il a perçues dans les choses par une vision ou intuition qui lui est propre et qui est inexprimable en idées ou en paroles - exprimable seulement dans une oeuvre» [°1393].
Ainsi l'art a de grandes analogies avec le langage et l'on peut en expliquer l'origine psychologique et le rôle de façon semblable [§619]. Il est un signe sensible dont l'artiste se sert à la fois pour mieux prendre conscience lui-même de son intuition et pour la communiquer aux autres. C'est pourquoi tout véritable inspiré a comme un irrésistible besoin d'exprimer selon son art l'ideal qui s'est dévoilé soudain. Dans l'histoire aussi, c'est spontanément que sont nés les arts au contact des grands événements, sous le choc des grandes émotions. Les premiers chants et poèmes furent des hymnes religieux ou guerriers, chants de triomphe ou lamentations funèbres. Puis, apparaissent des productions plus réfléchies et partant, plus parfaites. Mais on ne trouve pas ici un progrès comparable à celui des sciences et de la civilisation; car la création artistique est essentiellement personnelle, et elle se renouvelle tout entière avec chaque nouveau génie. Celui-ci d'ailleurs est plutôt rare et beaucoup, formant école autour de lui, se contentant d'en prolonger le rayonnement.
§943) 3. - L'art chrétien. De même qu'une philosophie, tout en restant fidèle à sa méthode purement rationnelle, peut se dire chrétienne, quand elle accueille l'aide de la Foi et se perfectionne à son contact [Sur la philosophie chrétienne, cf. PHDP §244]; de même un artiste peut aussi se mettre consciemment dans une atmosphère chrétienne, tout en restant fidèle à toutes les exigences naturelles de son art; et il trouvera aussi dans cette attitude de précieux avantages.
D'abord, il jouira de sources d'inspiration incomparablement plus riches. Quand l'artiste, en effet, idéalise la nature, il se contente en fait de découvrir en elle comme un rayon plus vif d'une de ces idées exemplaires dont la synthèse en Dieu constitue la beauté infinie et essentielle. Or, dans le monde chrétien, ce n'est plus seulement la nature comme un lointain miroir qui reflète cette Source: voici le Christ où, dans un homme, «habite corporellement» le Verbe de Dieu lui-même, mettant pour ainsi dire à notre portée la source même de toute beauté.
Ensuite, s'il s'agit d'exprimer les divers aspects de l'histoire humaine ou de la vie personnelle, comme le font beaucoup d'arts, par exemple la poésie, le théâtre, et même la peinture et la sculpture, le christianisme seul livre à l'artiste la vérité pleine et entière; car il n'y a point pour l'homme de nature pure. En réalité, il fut en ses premiers jours dans l'état de justice originelle; et depuis le péché, il est nécessairement ou dans l'état de nature déchue, ennemie de Dieu, ou dans l'état de nature réparée, ayant retrouvé par les mérites du Christ Rédempteur la vie de la grâce divine. Tout cet aspect du réel, le plus profond et le plus essentiel, échappe aux regards que n'illumine pas la Foi.
Enfin, en acceptant la vie de la grâce, l'artiste chrétien voit nécessairement en toutes ses productions un moyen de rendre gloire à Dieu; et il soumet pleinement toutes ses démarches à la morale. Dans la littérature, par exemple, une oeuvre comme celle de R. Bazin est bien plus délicate et plus sûre que celle d'un E. Zola. Sans doute, la Foi ne donne pas le génie, et il faut d'abord tenir compte des talents divers. Mais, toutes choses égales d'ailleurs, au triple point de vue de la beauté de l'idéal, de la vérité de l'exécution et de la moralité de l'oeuvre, il faut reconnaître à l'art chrétien une incontestable supériorité.
§944) 4. - Notions connexes: Jeu. Ridicule. Quand l'art sert de passe-temps à celui qui l'exerce ou en contemple les oeuvres, il se rapproche du jeu, mais ne se confond pas avec lui; on doit plutôt le comprendre comme un travail culturel.
Le travail en général, comme nous l'expliquerons plus loin [§1153], est toute activité consciente et humaine ordonnée vers un résultat à produire. Si ce résultat est un bien utile, destiné à satisfaire nos besoins matériels, on a le travail économique, le «travail» au sens strict et usuel. Si le résultat cherché est d'ordre plus élevé et désintéressé, intellectuel, moral, religieux, on a le travail culturel. L'artiste qui s'efforce d'exprimer le beau dans le sensible travaille donc, mais d'un travail culturel et désintéressé. L'art commercial est un art dégradé.
Le travail et l'art se distinguent de l'exercice et du jeu.
L'exercice est l'activité dont le but est le perfectionnement même de la fonction mise en oeuvre; par exemple, un exercice de logique fait en classe. S'il s'agit de parfaire les fonctions corporelles, on a la culture physique.
Le jeu est proprement l'activité dont le but est le plaisir.
Le sport [Cf. sa valeur morale au §1238], qui est de soi l'exercice méthodique des diverses activités corporelles, tient à la fois de l'exercice, du jeu et même de l'art, lorsque, par l'observation de ses règles, il réalise la beauté des gestes ou des mouvements d'ensemble.
Le jeu est l'occupation habituelle des enfants, parce que, à leur âge, leur psychologie toute proche encore de la vie sensible est normalement orientée vers la poursuite du plaisir. Il est aussi un moyen courant de repos, parce que toute délectation est un repos de l'appétit [§735]. Par là, il rejoint l'oeuvre d'art comme cause du plaisir esthétique; mais celui-ci est d'un ordre supérieur, parce qu'il tient de plus près à la jouissance suprême (ou béatitude), but de la vie, qui est le fruit de la contemplation et louange de Dieu, source de toute beauté comme de tout bien. Le jeu semble participer à cette activité béatifiante qui ne poursuit plus l'utile mais donne la jouissance, parce qu'elle n'est plus un moyen mais la fin même. Cependant cette participation dans le jeu est plus lointaine que dans l'art, moins proche du but divin, simple et infini, et plus adaptée aux fonctions humaines complexes et limitées. C'est ce qui explique à la fois l'attrait universel du jeu dans l'humanité et la place de plus en plus restreinte que le progrès de la culture et de la morale lui laisse dans la vie de certains hommes.
Cela explique aussi les multiples aspects et les formes diverses qu'il prend: signalons: a) Les jeux de mouvements de force ou d'adresse physique qui s'apparentent au sport, comme le football; b) les jeux de hasard qui intéressent par le risque et l'incertitude du résultat; c) les jeux esthétiques et artistiques, comme la danse, les représentations théâtrales; d) les jeux intellectuels qui exigent la présence d'esprit, les combinaisons savantes, comme les jeux de cartes, d'échec, etc. Souvent le moyen employé par le jeu est d'imiter les activités utiles pour en donner l'illusion, mais en éliminant tout aspect de peine et de travail, ne retenant que le plaisir dû à l'opération convenable [Cf. loi d'origine du plaisir §745].
Le ridicule est une des sources de joie exploitée par le jeu, et aussi par l'art dans la comédie. Il consiste, dit Aristote, en un manque de proportion ou une difformité qui n'a rien de funeste; ou, selon Bergson, en du mécanique plaqué sur du vivant. L'analyse y découvre quatre aspects:
1) Un aspect de mouvement, car le statique est laid ou difforme plutôt que risible. C'est en suggérant ou en accomplissant une action qu'un objet tombe dans le ridicule, en sorte que le domaine de celui-ci est avant tout la vie.
2) Un contraste saisi par notre intelligence entre ce que promettait l'action et ce qu'elle donne; par exemple, entre l'effort énorme et le maigre résultat; en prenant ce contraste moins du côté des choses que du côté du spectateur, car l'homme seul par son intelligence saisit le ridicule.
3) Quelque chose d'imprévu, de subit et de spontané, par où l'intuition du risible s'apparente à celle du beau; mais avec la déception de trouver le contraire de la perfection normalement attendue; ce qui explique le plaisir intellectuel mêlé de réprobation dont le signe sensible est le rire [°1394].
4) Enfin, un caractère modéré qui suppose l'absence de conséquences funestes et de laideur trop manifeste: car en ce cas, d'autres sentiments plus puissants de pitié ou de dégoût remplaceraient le plaisir du ridicule: Celui-ci, pourrait-on dire, est à la laideur ce que le joli est à la beauté. De plus, dans l'art comique, un certain plaisir esthétique se mêle à celui du rire en le renforçant.
§945) 5. - En résumé. Le BEAU est comme une synthèse des transcendantaux. Il est proprement l'excellence d'intelligibilité d'un objet dont les parties lumineusement harmonisées (unité) fascinent l'intelligence (vérité) et captivent la volonté (bonté). Plus brièvement, il est tout être parfait en tant que sa contemplation cause une joie spirituelle. De là son caractère désintéressé comme le vrai, émotionnel comme le bien; de là aussi, au titre de transcendantal, ses inépuisables richesses de réalisation dans les oeuvres de la nature et dans celles de l'art, dont la synthèse est en Dieu, Beauté subsistante.
b89) Bibliographie spéciale (Les possibles et leur fondement)
Thèse 13. Les essences considérées comme intrinsèquement possibles possèdent une réalité intelligible qui demande un fondement plus parfait que tout être fini corporel et que notre intelligence: elles sont une participation idéale à l'absolu.
A) Explication.
§946). Les notions d'essence et de possible sont si proches de celle d'être qu'elles participent à la fois à sa clarté intuitive et à ses difficultés d'élucidation, à cause de leur souplesse de signification.
1. La division en être possible et actuel pourrait s'appliquer même à l'être de raison, incapable d'exister en dehors de la considération de l'esprit. Cet être de raison est «actuel», lorsqu'une intelligence y pense réellement; et en dehors de ce cas, il reste possible. Mais dans la thèse présente, il s'agit seulement de l'être réel, auquel l'existence convient indépendamment de la considération de l'esprit. Nous l'avons divisé en être réel actuel: celui qui existe de fait dans la nature des choses; - et être réel possible: celui qui est seulement capable d'exister en dehors de la considération de l'esprit [§200]. Ce dernier peut se prendre au sens large ou au sens strict:
a) Le possible au sens large est toute essence réelle, abstraction faite de son existence, qu'elle soit ou non actuelle: l'humanité, en ce sens, est un possible; car ce qui existe peut évidemment exister: «De facto ad posse valet consecutio», disaient les anciens.
b) Le possible au sens strict est une essence capable d'exister, mais qui n'existe pas actuellement; par exemple, l'essence du myriagone de 100 mètres de côté.
La possibilité est donc l'aptitude ou capacité d'une essence à exister. Elle est de deux sortes: extrinsèque ou intrinsèque.
La possibilité extrinsèque est la capacité d'exister que possède un effet en fonction d'une cause efficiente, par exemple, la production instantanée d'une montagne d'or est possible à Dieu, non à l'homme.
La possibilité intrinsèque est l'aptitude à exister qui convient à une essence considérée en elle-même et qui la constitue «être réel» par opposition à l'être de raison. Comme les définitions par lesquelles nous exprimons les natures sont formées de plusieurs notes, nous dirons que la possibilité intrinsèque consiste dans la sociabilité des notes constituant une essence. Dans les natures directement abstraites selon les règles de l'induction évidente, la sociabilité des notes apparaît de soi; mais s'il s'agit d'essences, fruits de l'activité constructive de notre esprit [§572] comme en Logique et dans les parties les plus abstraites des mathématiques, le critère de distinction entre possible et être de raison est plus difficile à déterminer, et il peut y avoir hésitation, comme nous l'avons dit à propos du transfini [§300].
L'être de raison se fonde sur l'esprit; le possible requiert un autre fondement.
2. Le fondement en général, est le sujet immédiat qui reçoit et explique une chose; ainsi, la substance est le fondement des accidents et la même couleur blanche en deux murs est le fondement de leur similitude [Sur le fondement des relations, cf. §857]. Il se rattache ainsi à la fois, à la causalité matérielle comme sujet récepteur, et à la causalité formelle, comme principe d'explication: soit la substance vis-à-vis des accidents, soit le fondement des relations réelles jouent, en effet, ce double rôle. Cependant, il n'y a pas toujours de distinction réelle entre le fondement et la chose fondée, comme on le voit dans les relations transcendantales. Il ne lui reste alors que le rôle de cause formelle à l'égard d'effets formels, primaires ou secondaires, pour lesquels la distinction réelle n'est plus requise [Sur l'effet formel, cf. §200].
Nous devons prouver 1) que toute essence possible exige un fondement; 2) que ce fondement dépasse en perfection tout être sensible et même notre intelligence; 3) mais qu'il reste cependant d'ordre idéal.
B) Preuve.
§947) 1. - Nécessité du fondement. Toute forme non subsistante qui n'a pas en soi sa pleine raison d'être, exige un fondement qui la reçoive, et aussi qui l'explique, si par ailleurs elle n'a pas d'autre raison d'être extrinsèque. Car elle doit s'expliquer par un autre, puisqu'elle n'est pas pleinement intelligible par soi; et comme elle n'est pas subsistante, elle requiert un sujet pour se réaliser.
Or toute essence possible au sens strict est une forme non subsistante qui n'a pas pleinement en soi, sa raison d'être.
a) Elle n'est pas subsistante, car par définition elle fait abstraction de l'existence. Platon, il est vrai, concevait ses Idées comme réelles, existant en soi et par soi; mais notre critériologie corrige ce réalisme exagéré [§911].
b) Elle n'a pas en soi sa pleine raison d'être, car elle se manifeste comme formellement limitée. Les essences, en effet, sont multiples et bien distinctes les unes des autres, en sorte qu'elles se limitent mutuellement. Par exemple, tous les possibles géométriques, cercle, triangle, carré, etc., ont leurs définitions qui s'excluent; et l'on peut en dire autant, même des possibles métaphysiques exprimant des perfections pures comme la vie, la bonté, etc. En effet, en tant que susceptibles de se réaliser de façon finie, ces perfections gardent des définitions bien distinctes.
Or seule la perfection formellement et explicitement infinie a en soi sa pleine raison d'être comme nous le montrerons [§953].
Donc toute essence possible au sens strict exige un fondement.
§948) 2. - Nature du fondement. Pour être principe d'explication, le fondement doit évidemment posséder le même degré de perfection que ce qu'il fonde.
Or les essences possibles dépassent en perfection toutes les réalités corporelles; car celles-ci sont soumises aux conditions matérielles du temps, du lieu, du changement, de la corruption et de la contingence; les essences possibles, au contraire, jouissent des perfections opposées: elles sont nécessaires et immuables en leur degré d'être, et elles échappent ainsi aux vicissitudes du temps, du lieu et du changement.
Donc le fondement des essences est plus parfait que tout être fini corporel.
En un sens, on pourrait expliquer ces propriétés par le travail abstractif de notre intelligence spirituelle [Cf. généralisation, §568; le concret et l'abstrait, §573]. Cependant, tout n'est pas expliqué par notre intelligence, et les essences possibles se distinguent en cela des êtres de raison qui trouvent leur pleine explication dans le travail constructif de notre esprit.
En effet:
a) Notre intelligence humaine est elle-même soumise aux imperfections des choses matérielles. Elle est variable et contingente, elle reste engagée dans le temps par le mouvement discursif de ses pensées, et si elle ne doit pas mourir, elle a commencé d'être. Elle se montre donc inférieure en perfection aux possibles.
b) Surtout, elle est passive à l'égard de ces essences nécessaires, éternelles et immuables. Nous avons nettement conscience de ne pas les créer mais de les recevoir seulement, de les contempler. Nos jugements sont réglés par elles. Ils se soumettent docilement à leurs exigences, comme l'inférieur au supérieur. Par exemple, si nous jugeons qu'une roue ne réalise pas le cercle aussi parfaitement qu'elle devrait, non seulement nous voyons que cet objet concret est soumis à cet idéal, mais notre jugement lui-même est clairement réglé et dominé par cette essence du cercle qui est nécessairement ce qu'elle est en sa perfection idéale sans que nous puissions faire autre chose que de la constater.
Donc les possibles possèdent une réalité intelligible supérieure même à notre intelligence et qui demande un fondement plus parfait.
§949) 3. - Participation idéale à l'absolu. Toute essence possible comme telle est par définition dans l'ordre idéal, c'est-à-dire dans l'ordre des natures prises en soi, indifférentes à se réaliser, soit dans l'intelligence sous forme d'universaux, êtres de raison, soit dans le monde transsubjectif sous forme d'êtres réels actuellement existants; c'est pourquoi il n'est jamais requis de leur donner comme fondement un être actuellement existant. La raison d'être ou le sujet d'une perfection d'ordre idéal peut toujours rester d'ordre idéal.
Cependant l'essence possible, si elle n'est jamais actuellement existante, n'est pas davantage un pur «être de raison». Elle possède en propre une réalité intelligible qui est, disons-nous, une participation idéale à l'absolu.
La participation n'est rien d'autre que la relation transcendantale de causalité par laquelle un effet reçoit la perfection que lui communique sa cause. Elle se réalise surtout dans la cause efficiente [§230 et §953]; mais on peut aussi la concevoir dans l'ordre de la cause exemplaire, vu la grande affinité de cette cause avec la cause efficiente, lorsqu'il s'agit d'agent par l'intelligence. Nous l'avons définie, en effet, «la perfection déterminée ou forme spécifique d'un effet, en tant que précontenue dans l'idée et l'intention d'un agent intellectuel, comme principe directeur de son oeuvre» [§225], en sorte que sa causalité propre, distincte de celle des causes efficiente et finale consiste dans l'imitabilité par laquelle l'effet reproduit l'idée de l'agent; par exemple, par laquelle la statue reproduit l'idéal de l'artiste. C'est pourquoi nous définirons la participation idéale celle qui se réalise dans l'ordre de la cause exemplaire au sens strict, distincte de la cause efficiente ou finale.
Mais c'est là précisément le domaine propre des essences possibles qui sont des formes intelligibles, c'est-à-dire des idées prises objectivement, ayant chacune leur perfection déterminée et spécifique, apte de soi à servir de modèle à un agent. Si donc elles n'ont pas en elles-mêmes leur pleine raison d'être, elles sont une participation idéale à une source qui finalement doit être pleinement intelligible par elle-même, selon le principe de raison suffisante [§183].
Or ce qui se comprend par soi est, pas définition, l'absolu, par opposition au relatif qui se comprend par un autre [§192].
Les essences possibles sont donc une participation idéale à l'absolu.
Cet absolu est le fondement des essences au double point de vue signalé: il est leur sujet immédiat où elle se réalisent selon leur mode propre; et il est leur cause formelle ou dernière raison d'être qui les explique. Mais il reste lui-même d'ordre idéal et ne désigne pas encore un être actuellement existant. C'est pourquoi le problème de savoir si les multiples essences possibles sont distinctes de cet Absolu, qui est leur sujet, et distinctes entre elles d'une distinction réelle ou simplement de raison [§173] n'a pas encore de sens, parce qu'il se réfère aux objets doués d'existence actuelle ou physique. Mais cet état de haute abstraction où se tient la thèse présente, en considérant la réalité intelligible propre aux possibles et qui correspond à l'état d'indifférence de la nature prise en soi [§908], est métaphysiquement très incomplet et psychologiquement très instable. Il demande impérieusement à s'achever en un sens réaliste par la participation efficiente dont parle la thèse suivante.
C) Corollaires.
§950) 1. - L'existence comme pur possible. L'absolu d'ordre idéal que nous venons de mettre en évidence comme fondement des essences possibles n'est que le contenu intelligible de notre idée fondamentale d'être ou d'existence qui, en sa qualité d'objet formel de notre intelligence, exprime la plénitude d'intelligibilité par soi ou absolue dont toutes les autres essences ou perfections, soit réelles, soit possibles, ne sont que des participations. Cependant il n'y a pas contradiction entre cette plénitude et l'état abstrait de pur possible où nous avons laissé l'Absolu, fondement des essences; car la cause étant normalement du même ordre que ses effets, pour avoir un Absolu transsubjectif, il faut partir de participations transsubjectives; et la raison d'être d'effets ou de participations possibles ne sera elle-même qu'un absolu possible.
En d'autres termes, l'analyse à priori (indépendamment de tout sujet actuellement existant, saisi par expérience) de notre idée d'existence actuelle elle-même et de son contenu intelligible, nous laisse dans le monde idéal du pur possible (c'est-à-dire en dehors de l'existence actuelle), dans la mesure où cette analyse n'implique pas contradiction.
Cette analyse à priori n'implique pas contradiction, car on peut la prendre en deux sens. Au premier sens, on définirait l'existence actuelle, la perfection par laquelle une réalité transsubjective existe actuellement en dehors de la considération de l'esprit; et en ce sens, puisque cette transsubjectivité ne peut appartenir au contenu de notre idée en dehors de l'expérience, comme nous l'avons montré [§906-908], l'analyse à priori de l'existence actuelle est contradictoire et impossible; à partir d'une telle existence, on ne peut faire qu'un raisonnement synthétique ou inductif.
Mais en un deuxième sens de cette analyse à priori, on définira l'existence actuelle comme la perfection d'être pur et simple, l'«être qui n'est que être» sans aucun non-être et donc sans aucune imperfection ni limite; l'être dont l'essence est d'exister, synthétisant en soi toutes les essences possibles qui ne sont que des modes spéciaux d'exister. Et malgré la subtilité de cette abstraction, il semble qu'on puisse concevoir cette existence comme pur possible, absolu d'ordre idéal analysable à priori: il correspond à l'idée claire d'Infini de Descartes [PHDP, §329], à la possibilité infinie de Leibniz [PHDP, §364], à l'existence nécessaire de l'Être le plus grand possible de saint Anselme [PHDP, §223]. Mais un tel absolu reste en dehors de l'existence réelle, malgré sa plénitude de réalité intelligible, comme l'Idéal dont parle Kant [PHDP, §407, et aussi l'absolu de Husserl, §630].
La possibilité psychologique de cette notion d'«absolu purement idéal» s'explique par la nécessité où nous sommes de saisir d'abord l'être comme incarné dans un objet d'expérience sensible, de sorte qu'au premier moment, le contenu intelligible de cette idée fondamentale est indifférente à toute détermination, soit de fini ou d'infini, soit de concret ou d'abstrait, soit d'essence ou d'existence, etc., comme nous l'avons dit [§579]; mais de telle sorte pourtant que pour être pleinement, il faut aussi exister pleinement. Et pour obtenir cette plénitude d'intelligiblité vers laquelle l'entraîne irrésistiblement le dynamisme de l'être, notre raison prend spontanément une double voie: a) la voie de l'analyse en laissant de côté le contingent et la matière, et elle entre ainsi dans l'ordre idéal ou à priori dont est toujours absente l'existence actuelle (au premier sens); et c'est de ce côté que se trouve l'absolu idéal, fondement des possibles; b) la voie de la synthèse en cherchant la dernière explication de la réalité actuelle elle-même considérée dans son existence transsubjective en notant que cette réalité actuelle (ainsi «objet premier connu») n'est pas seulement l'«être incarné dans le sensible»; mais aussi l'être du sujet pensant qui est spirituel [§972] et nous trouvons ici le dynamisme de la participation qui conduit à Dieu, comme la suite le montrera.
§951) 2. - Le réalisme des sciences mathématiques. Les sciences modernes ont surtout approfondi les essences possibles d'ordre quantitatif dans les mathématiques pures, en s'efforçant de les appliquer aux phénomènes physiques pour en donner les lois explicatives en sciences positives, comme nous l'avons montré [§344]. Dans la mesure où ces sciences analysent les propriétés soit des nombres, soit du continu, en suivant docilement les exigences de ces essences intelligibles sans y mélanger des constructions arbitraires, il faut dire que leur objet est constitué d'essences réelles possibles, aptes par conséquent à se réaliser dans l'expérience physique. Mais il n'y a encore là qu'une aptitude; c'est pourquoi le raisonnement mathématique à partir de lois générales déjà démontrées, même si les prémisses ne contiennent aucun être de raison mathématique, n'aboutit par lui-même qu'à une possibilité ou une hypothèse. L'expérimentation seule, procédé synthétique, établira la réalité de la loi ainsi suggérée.
§952) 3. - Diverses opinions. Le monde des possibles répond si bien à la tendance spontanée de notre raison abstractive, que plusieurs philosophes y ont cherché l'explication dernière de tout. Ainsi Platon [PHDP, §43] en faisait l'objet exclusif de la science philosophique, en les confondant avec le réel. Les idéalistes absolus, Fichte, Schelling et Hegel [PHDP, §425] défendent en sens inverse une semblable exagération en ramenant le réel à l'idéal, et, en fait, ils méconnaissent l'existence du possible proprement dit, en affirmant que tout ce qui existe en fait est de droit nécessaire; car le possible étant seulement capable d'exister est de soi contingent, indifférent à exister ou non. Tout panthéisme est en ce sens, la négation des possibles, aussi bien le système des Stoïciens [PHDP, §99] et de Spinoza [PHDP, §350] et même de Plotin [PHDP, §134] et de Siger de Brabant [PHDP, §248], que celui de Hegel. Le positivisme, en soumettant tous les phénomènes de l'univers au déterminisme absolu, aboutit au même résultat et son expression la plus logique est le panthéisme phénoménologique de H. Taine [PHDP, §492].
Les philosophes chrétiens cherchent habituellement le fondement des possibles en Dieu, spécialement dans l'exemplarisme, comme saint Augustin [PHDP, §159] et saint Bonaventure [PHDP, §275, (2) et (3)]. Mais ils débordent ainsi le point de vue des essences d'ordre idéal, en complétant la participation selon la cause exemplaire par celle de la cause efficiente.
b90) Bibliographie spéciale (La cause parfaite et la participation)
Thèse 14. Le principe de participation est la forme métaphysique du principe de causalité; il permet à notre raison de passer légitimement des propriétés des êtres finis à celles de l'Être infini qui seul est cause parfaite au sens plein.
A) Explication.
§953). Parmi les diverses formes de cause, c'est la cause efficiente qui regarde explicitement l'existence dans le sens de réalité actuelle pour en donner la raison d'être. Les causes matérielle et formelle, en constituant intrinsèquement l'effet, en expliquent l'individualité et la perfection spécifique. La cause exemplaire explique aussi cette perfection spécifique, mais par influence externe, en se tenant sur le plan idéal du pur possible, comme nous venons de le montrer. La cause finale, prise formellement, reste aussi sur le plan idéal de l'ordre intentionnel où elle dirige et spécifie l'action de l'agent; car pour finaliser une oeuvre, le bien poursuivi (la cause finale) n'a nul besoin d'être réel actuellement; il suffit qu'il soit pensé et désiré comme but. La cause efficiente, au contraire, se meut dans l'ordre de la réalité actuelle: elle est d'abord, avons-nous dit [§221], celle dont un autre a besoin pour exister. Comme cet effet n'existe qu'en réalisant une certaine perfection, la cause efficiente se définit: «l'être parfait dont un autre reçoit sa propre perfection», soit pour apparaître ou commencer d'exister (cause du devenir), soit pour durer et continuer d'exister (cause de l'être). C'est pourquoi la notion de cause se réalise ici par excellence, en sorte que le principe appelé simplement «principe de causalité» concerne, comme nous l'avons dit [§230], la cause efficiente. C'est pourquoi aussi la participation que nous avons définie [§949 et §230] «la relation transcendantale de causalité par laquelle un effet reçoit la perfection que lui communique sa cause» se dit principalement et au sens propre du rapport entre une perfection et la cause efficiente qui la fait exister.
Mais la cause efficiente a diverses formes; on distingue en particulier la cause parfaite: celle qui a en soi-même la raison d'être de la perfection qu'elle communique à son effet; et la cause imparfaite: celle qui ne possède pas essentiellement cette perfection, mais dépendamment d'un autre. Le principe de participation dont nous parlons se prend dans l'ordre de la cause parfaite, et il se formule ainsi:
«Toute perfection qui existe mélangée d'imperfection est une participation actuelle à une source qui la possède par soi ou sans mélange», c'est-à-dire qui en est la cause parfaite, parce qu'elle a dans son essence la raison suffisante intrinsèque de cette perfection. Par exemple, la vie qui se réalise dans une plante avec beaucoup d'imperfections est une participation actuelle à une source vitale qui est la Vie même par essence.
En parlant de participation actuelle, on désigne non seulement la cause du devenir, celle qui explique l'apparition de l'être nouveau, ou du phénomène, par exemple, ce qui explique la naissance de telle plante vivante, mais la cause de l'être [Cf. ces définitions, §221], celle qui explique une perfection dépendante dans sa durée même; car la vie de la plante, par exemple, est d'une façon durable mélangée d'imperfection; et c'est donc dans sa durée qu'elle doit participer à la Vie, comme un ruisseau à sa source sans laquelle il tarirait. Nous passons ainsi du point de vue physique, expliquant le phénomène par une cause immédiate, au point de vue métaphysique de l'être lui-même qui doit aussi être intelligible. C'est pourquoi le principe de participation n'a normalement aucune application en sciences modernes. Sans les contredire, d'ailleurs, il les laisse expliquer les phénomènes en leurs enchaînements successifs, réglés par des lois selon le déterminisme de la nature; et il tourne notre attention sur la perfection d'être que les choses réalisent: le changement et la multiplicité n'y interviennent plus que comme signes évidents d'imperfection.
Cependant l'analogie de l'être permet de concevoir la participation et la cause parfaite elle-même à divers plans de réalisation; et, pour préciser les idées, nous distinguerons deux formes de cause parfaite, l'une au sens restreint, l'autre au sens plein.
1. La cause parfaite au sens restreint est celle qui a en soi la raison d'être de son effet en un ordre déterminé de perfection seulement. Par exemple, notre volonté délibérée comme expression de notre personnalité libre est «cause parfaite», ayant en soi la raison d'être du choix de telle oeuvre comme acte libre: cet acte en dépend dans son être; mais il n'a qu'une durée très passagère et il ne dépend de notre volonté que dans l'ordre psychologique de tel acte humain.
2. La cause parfaite au sens plein est celle qui possède en soi la pleine raison d'être de son effet dans l'ordre absolu de l'être ou des perfections qui se définissent par l'être et sont, elles aussi, absolues, a savoir, les perfections pures. C'est en ce sens métaphysique que le principe de participation nous permet de passer des propriétés des êtres finis à celles de l'Être infini; par exemple, de la vie des plantes à la Vie infinie.
En considérant séparément les propriétés de l'être fini, on peut présenter diverses formules du principe de participation.
D'abord, au point de vue de l'existence elle-même ou de l'être réel où se place toujours la cause efficiente, l'imperfection du fini consiste à être indifférent à exister ou à n'exister pas, ce qui est la contingence. D'où la formule:
«Le contingent ne s'explique que par le nécessaire».
Mais les deux signes les plus clairs de l'imperfection des êtres, sont le changement et la multiplicité qui supposent la limite, comme nous l'avons montré dans la théorie de l'acte et la puissance [§197]. D'où les formules:
«Le changeant ne s'explique que par l'immuable», ou sous une forme technique:
«L'acte mélangé de puissance ne s'explique que par l'Acte pur».
«Le multiple ne s'explique que par l'Un».
«Le fini ne s'explique que par l'Infini».
Et comme la limite qui caractérise le fini n'est rien d'autre qu'une négation d'être ou de perfection en un ordre donné [§160], il faut dire enfin:
«L'imparfait ne s'explique que par le Parfait».
D'où cette conclusion déjà mise en relief par Plotin [PHDP, §124]: Toute cause parfaite possède un degré de perfection plus élevé que son effet. D'ailleurs, une perfection qui a en soi sa raison d'être, comme le demande la définition de la cause parfaite, est évidemment d'un degré supérieur à celle qui est seulement une participation, ayant sa raison d'être dans un autre: Ce qui dépend et est expliqué est moins parfait que ce qui domine et explique, parce qu'il lui est relatif, tandis que l'être dominateur est absolu. D'où une nouvelle formule:
«Le relatif ne s'explique que par l'absolu».
Et comme l'on constate que les degrés inférieurs sont souvent multiples et de plus en plus parfaits, le principe de participation s'énonce aussi comme principe des degrés:
«Le plus et le moins en perfection se disent de divers êtres dans la mesure où ils approchent diversement d'un principe qui réalise cette perfection au suprême degré» [°1395].
Par exemple, la vie de plus en plus riche réalisée comme en ses degrés dans la plante, l'animal, l'homme, l'esprit pur, conduit à un principe ayant la vie au suprême degré.
Sous cette forme générale, le principe des degrés peut se comprendre suivant les deux genres de cause parfaite: au sens restreint et au sens plein, correspondant aux deux groupes de perfections souvent signalés: les perfections mixtes et les perfections pures [§83]; car une perfection ne peut se restreindre à un ordre déterminé qu'en exigeant une limite dans sa définition même, ce qui en fait une perfection mixte. Les anciens trouvaient dans la physique qualitative d'Aristote des exemples où une perfection mixte s'étageait en divers degrés: ainsi tous les degrés de chaleur s'expliquaient par le feu, conçu comme élément (ou corps simple) dont la propriété essentielle était la chaleur; il était donc chaud au suprême degré et cause efficiente parfaite au sens restreint de toutes les participations à la chaleur. Mais ces exemples sont périmés; et d'ailleurs, les perfections mixtes, à cause des limites strictes où elles sont renfermées, se réalisent normalement au même degré de perfection.
Au contraire, les perfections pures sont par définition aptes à se réaliser en degrés purement et simplement divers, selon les règles de l'analogie de proportionnalité propre [§81, et son application à l'être, §162]. Aussi est-ce en leur domaine que se réalise pleinement le principe des degrés selon cette formule plus précise:
«Toute perfection pure réalisée à divers degrés ne s'explique que par participation actuelle à un suprême degré qui la réalise à l'infini».
Le principe des degrés ainsi compris, est la principale application du principe de participation. Il nous reste a montrer l'évidence de l'un et de l'autre.
B) Preuve.
§954) 1. - Principe de participation. Pour plus de clarté, nous prendrons le principe de participation dans le domaine des perfections pures [°1396] qui demandent une cause efficiente parfaite au sens plein. De telles perfections, en effet, étant de soi indifférentes à se réaliser sans limites ou avec limites, peuvent en ce second cas exister mélangées d'imperfections. Par exemple, la vie d'une plante, observée dans l'acte de nutrition, se réalise authentiquement; et lorsque nous pensons que la nutrition est une vie (c'est-à-dire une vraie activité immanente), il n'y a aucune distinction réelle entre la nature exprimée par notre idée de nutrition et la nature exprimée par notre idée de vie; mais cette «vie» se réalise sous une forme encore soumise aux conditions matérielles [§382] avec des limites évidentes. Il en est de même pour d'autres perfections pures: pour l'intelligence réalisée en notre raison, pour l'unité dans une machine, la bonté dans une pièce d'or, la beauté dans une statue, etc. Ce sont des perfections manifestement mélangées d'imperfections. Dans ce cas, selon le principe, elles sont une participation actuelle à une source qui réalise cette perfection par soi et sans mélange. En effet:
Tout ce qui existe a sa raison suffisante, en soi ou dans un autre.
Or une perfection pure mélangée d'imperfection n'a pas en soi-même sa raison suffisante. La raison d'être intrinsèque, en effet, exprime une propriété essentielle requise par sa définition, puisque la raison d'être est ce qui fait qu'une chose est ce qu'elle est et, par conséquent, est intelligible [§183]. Mais la définition de la perfection ne comporte évidemment pas d'imperfection, pas plus que l'être ne comporte de non-être ou la vie, la dépendance d'un autre: cette perfection, en tant que «mélangée» n'a donc pas en soi sa raison d'être. Une perfection qui existe actuellement et qui n'est pas la perfection; une vie, une bonté qui n'est pas la Vie, la Bonté, ne peut être qu'une participation qui n'a pas en soi-même la raison d'être de sa réalité.
Donc toute perfection mélangée d'imperfection a sa raison d'être dans un autre où elle a sa source, comme la lumière du jour dans le soleil.
Cette courte démonstration contient la partie essentielle du principe de participation sur lequel repose la légitimité du passage a l'infini [§956]. Pour en voir toute la force et l'évidence, notons qu'on n'y quitte à aucun moment le terrain solide de la réalité qui existe en acte. Ni la perfection participée ni sa source infinie ne sont jamais considérées dans leur essence abstraite, mais dans leurs réalisations où elles existent indépendamment de la considération de l'esprit. Par exemple, cet arbre vivant, dont la vie est participée, puisqu'elle est vie végétative, donc limitée et imparfaite, mais bien réelle cependant, même comme vie; c'est pourquoi elle suppose une source, la Vie absolue, elle aussi actuellement réelle.
On dit sans doute que la raison d'être intrinsèque considérée dans la vie exprime «une propriété essentielle requise par la définition», et l'on pourrait aisément illustrer cette notion de «raison suffisante intrinsèque» par des exemples pris dans l'ordre abstrait des essences. Ainsi dans un carré, le fait d'avoir quatre côtés et quatre angles droits s'explique parce qu'il est «carré»: de ces propriétés, il a en soi la raison d'être et non dans un autre. Mais s'il est blanc ou rouge, c'est pour une raison d'être extrinsèque, puisque ces qualités n'appartiennent pas à son essence de carré. Toute raison d'être intrinsèque exige nécessairement cela.
Par conséquent, de même que pour avoir sa raison d'être intrinsèque dans le carré, une perfection doit appartenir à la définition ou à l'essence du carré, ainsi pour avoir sa raison d'être intrinsèque dans la vie, (ou dans une autre perfection pure), ce qui lui appartient doit lui appartenir selon sa définition, selon son essence même.
Mais en passant de l'exemple du carré, perfection géométrique abstraite, a l'exemple de la vie de cet arbre qui existe dans le concret, il y a un changement radical de perspective, celui que demande une attitude métaphysique. On passe de l'ordre idéal à l'ordre réel, et c'est en ce dernier plan du réel que nous montrons la valeur du principe de causalité et de participation.
C'est pourquoi, lorsqu'on examine ce que comporte la définition de la perfection pure, il ne faut pas se laisser égarer par cette expression de «définition» qui, au sens strict et univoque, ne convient en effet qu'à une essence abstraite [§33, (2)], comme à celle du carré dans le premier exemple. Mais il s'agit ici de définition au sens plus large: celle de la perfection pure ou analogique considérée en son existence réelle, en commençant par cette première perfection pure par laquelle un être (cet arbre, par exemple) est ce qu'il est, et existe comme il est (comme un vivant concret et végétatif).
En métaphysique, on doit certes admettre la légitimité d'étendre, à cette propriété d'existence réelle, les exigences du principe de raison d'être. En effet, cet être réel et existant est l'objet même de la métaphysique; comme nous l'avons constaté dès l'abord, c'est l'existence qui caractérise l'être [§159]. C'est pourquoi, la première formule, la plus évidente sans doute, du principe de participation affirme que tout ce qui existe avec limite ou à divers degrés, participe actuellement à l'Existence absolue (à l'Esse subsistens).
Mais il faut admettre la valeur de cette extension à toutes les propriétés transcendantales et à toutes les perfections pures: toutes, en effet, considérées en elles-mêmes, ont le même contenu positif que la perfection d'être ou d'exister; n'ayant dans leur définition aucune limite, elles possèdent nécessairement la perfection d'exister. La vie, par exemple, considérée comme vie qui n'est que vie, n'est qu'une forme d'existence caractérisée par l'immunité à l'égard d'influences externes en ses opérations [§385]; et il en est de même pour toutes les autres perfections pures.
On pourrait aussi objecter que c'est la limite qu'il faut expliquer par un autre, non la perfection; comme dans un carré blanc, c'est la blancheur qui a une raison d'être extrinsèque. Il faut répondre que tout a sa raison d'être: dans le carré, les propriétés essentielles aussi bien que sa blancheur; et dans l'arbre, sa limite (dont la raison d'être est la matière) aussi bien que sa vie. Mais tandis que les propriétés essentielles du carré ont une raison d'être intrinsèque, la vie de l'arbre réclame une raison d'être extrinsèque. Par le fait même, en effet, que cette vie, de soi infinie, se manifeste en l'arbre vie limitée, elle ne peut plus se comprendre pleinement par soi: elle n'est intelligible en cet état que parce que l'arbre n'est pas la vie, mais participe à la Vie.
Donc, faut-il conclure, toute perfection limitée ou mélangée d'imperfection a sa raison d'être dans un autre où elle a sa source.
Si cet «autre» recevait lui-même cette perfection et n'était qu'une participation, il faudrait évidemment lui chercher plus haut une raison d'être extrinsèque. Mais on ne peut remonter à l'infini et il faut s'arrêter à un premier qui possède en soi-même la raison d'être de la perfection, parce qu'il la réalise sans mélange.
Pour voir clairement l'absurdité de la régression à l'infini, notons qu'il s'agit non point d'une subordination temporelle et par accident mais d'une subordination essentielle et actuelle.
a) La subordination par accident est celle où l'inférieur dépend d'un autre comme d'une condition «sine qua non» de son existence, mais sans en dépendre actuellement pour exister. Ainsi, l'oeuf dépend de la poule et celle-ci vient d'un oeuf qui remonte à une autre poule, et ainsi de suite. Dans une telle série, en supposant réalisées toujours les conditions de la vie envisagée, il n'est pas évident qu'on doive s'arrêter à un premier terme; la régression à l'infini paraît possible.
b) La subordination essentielle est celle où l'inférieur dépend pour exister actuellement de l'influence d'un autre; par exemple, le mouvement des aiguilles d'une montre dépend pour exister, du mouvement d'une série de rouages qui sont tous en subordination essentielle et actuelle pour se mouvoir: il est clair ici qu'en supprimant le premier terme qui est le ressort (ce qu'on ferait en remontant à l'infini dans les rouages), on arrêterait tout mouvement, parce que tous les mobiles seraient censés recevoir le mouvement et personne ne le donnerait, aucun rouage n'ayant en soi, comme le ressort la force motrice.
Or dans les perfections participées, en supposant une série, la dépendance est essentielle et actuelle; car c'est actuellement que la perfection mélangée d'imperfection existe et dure et a besoin d'une raison d'être extrinsèque. Parler d'une série infinie de perfections participées, sans un premier qui possède en soi cette perfection, c'est concevoir un ruisseau qui coule indéfiniment sans aucune source qui l'alimente ou une série de roues en mouvement sans aucun ressort qui les actionne, ce qui est évidemment absurde.
Donc toute perfection qui existe mélangée d'imperfection est une participation actuelle a une source qui la réalise sans mélange.
Rien n'est vrai que par la Vérité. Rien n'est actuel que par l'Acte pur. Rien n'est bon que par la Bonté. Rien n'est un que par l'Unité. Rien n'est parfait que par la Perfection.
§955) 2. Principe des degrés. Ce principe s'appuie sur le précédent et se contente de le préciser. Nous le prouverons en le décomposant en deux parties.
1. Toute perfection pure réalisée à des degrés divers, d'ailleurs finis, est une perfection participée, qui n'a pas en soi, mais dans un autre, sa raison d'être. En effet:
Les divers degrés pour se distinguer les uns des autres, comportent nécessairement une certaine négation de perfection, comme le veut toute distinction réelle [§173]: négation plus ou moins importante, mais toujours nécessaire, sauf au degré suprême qui seul a la perfection sans mélange. On voit, par exemple, comment les degrés de vie dans la nutrition végétale, la connaissance sensible, l'intelligence humaine, qui ne sont pas la vie pure, nie chaque fois une certaine indépendance vitale qui réaliserait plus pleinement la vie.
Or la négation de perfection n'est qu'une imperfection.
Nous avons donc en ces divers degrés une perfection mélangée d'imperfection, et, par conséquent, une participation actuelle au degré suprême qui réalise la perfection sans mélange.
2. Toute perfection pure ayant en soi sa raison d'être est réalisée à l'infini, et est ainsi l'unique source explicative dernière ou par soi en ce genre de perfection.
Nous désignons ici par infini [°1397], la propriété par laquelle une perfection pure s'affirme et se réalise positivement en excluant toute négation en son ordre, et par conséquent toute limite. Par exemple, la perfection de vie sera infinie si elle exclut en se réalisant toute négation ou restriction d'immanence dans l'action; et l'être sera infini, s'il se réalise en excluant tout non-être, et donc, en possédant actuellement tous les modes d'être possibles.
Or une perfection pure qui existe en trouvant en soi-même totalement la raison d'être de sa perfection exclut évidemment toute négation et toute limite: elle ne peut la recevoir ni de soi, ni d'un autre. Dire qu'une perfection se limite elle-même intrinsèquement, ce serait dire que l'affirmation de perfection constitue la négation de cette perfection, ce qui est absurde; - et dire qu'un autre lui impose cette limite, c'est oublier qu'elle a en soi, par hypothèse, la raison de tout ce qu'elle a.
Donc toute perfection pure, par le fait qu'elle existe pleinement par soi, affirme sa perfection sans restriction, à l'infini, en sorte que les divers degrés de participation conduisent au sommet a une perfection suprême infinie.
C) Corollaires.
§956) 1. - Légitimité du passage à l'infini. Nous retrouvons ici dans l'ordre réel la difficulté déjà signalée dans l'ordre idéal où l'abstraction et l'induction passent de l'individuel à l'universel. Notre raison semble tirer le plus du moins, en concluant à l'existence de l'infini à partir d'existences ou de perfections finies.
Mais ce passage se légitime par la valeur d'évidence de notre intuition de l'idée d'être, fondement de toutes nos idées de perfections pures. En saisissant l'être, nous saisissons de l'absolu, et par conséquent de l'infini. En effet, en pensant l'être, nous pensons ce qui se comprend pleinement par soi et qui est la lumière intelligible faisant comprendre tout le reste; et, de plus, il est impossible, en pensant l'être, de penser en même temps le non-être, son contraire, en sorte que cet absolu s'affirme de soi comme infini.
Mais, psychologiquement, comme nous l'avons dit [§579], des le second instant de notre réflexion spontanée en face de l'être, un gauchissement intervient inévitablement, parce que cet être qui se révèle est réalisé dans un objet sensible. C'est bien de l'être réel que nous saisissons ainsi, par exemple ce «quelque chose qui est doux» (morceau de sucre); et, en un sens, en saisissant l'être réel, nous saisissons de l'absolu qui existe, mais non pas de l'absolu qui est infini; car il est trop clair que ce «quelque chose» est fini, limité et imparfait. Ce que nous saisissons ainsi comme réel existant, c'est de l'absolu par participation; et, en quelque sorte, de l'infini par participation. C'est de l'existence, de la bonté, de la vie, de la perfection de soi infinie, mais saisie dans une des multiples réalisations finies et imparfaites et saisie aussi (du moins par conscience implicite et réflexion simple) dans le moi pensant spirituel, qui doit exister pour penser l'être.
C'est donc en remontant au premier moment de l'intuition de l'être comme cadre général, encore indifférent à toute détermination d'abstrait ou de concret, que l'on voit avec évidence sa valeur pour nous révéler l'absolu. Et, à ce stade, l'être auquel nous pensons est précisément cette nature d'être prise en soi, commune au singulier et à l'universel, ce qui en assure la pleine transsubjectivité [§905, sq.]. Ainsi le principe de participation et des degrés se place résolument dans l'ordre réel de l'existence et non dans l'ordre idéal des essences et il échappe pleinement à l'objection qu'on lui oppose. Kant, en particulier [PHDP, §408], a insisté sur la difficulté, comparant la raison qui affirme l'absolu à la «colombe légère» qui s'imaginerait pouvoir voler plus librement en quittant l'atmosphère pour s'élancer dans le vide. Mais, comme l'atmosphère qui supporte l'élan de notre intelligence vers le vrai infaillible, c'est l'être et son évidence, notre raison ne la quitte nullement lorsqu'elle atteint à sa manière l'absolu et l'infini [°1398].
§957) 2. - La participation platonicienne. C'est Platon qui le premier dans l'histoire de la philosophie a mis en relief le principe métaphysique de participation [PHDP, §41, sq.], non sans quelque excès, comme il arrive souvent aux inventeurs. Il ne distingue pas, en effet, les perfections mixtes des perfections pures, et pour lui, toute multiplicité, fut-elle au même degré de perfection dans les choses matérielles, ne s'explique que par l'unité, à savoir, par l'«idée» de cette forme spécifique réalisée en soi. Par exemple, la pluralité des choses blanches s'explique par la Blancheur, celle des hommes par l'Humanité en soi, etc. Ainsi compris, le principe de participation perd son évidence et aboutit aux difficultés inextricables du réalisme exagéré, que le principe des degrés sait au contraire éviter.
Plotin [PHDP, §124] a repris ce principe comme base de sa synthèse en l'approfondissant remarquablement. Mais ce fut surtout saint Augustin [PHDP, §146] et ses grands disciples, comme saint Bonaventure [PHDP, §274] et saint Thomas [PHDP, §266] qui le portèrent à sa perfection et s'y appuyèrent fermement pour démontrer l'existence de Dieu.
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