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§614). Si la philosophie de la vie, surtout avec le bergsonisme et le pragmatisme, est l'aspect le plus voyant de la «nouvelle» philosophie du XXe siècle, le caractère le plus profond et le plus fécond aussi dans son progrès métaphysique lui est venu de la Phénoménologie. Cette appellation désigne d'abord une méthode destinée à préciser l'objet sur lequel doit se porter la réflexion philosophique, et elle fut, pour cela même, spontanément utilisée par la plupart des philosophes [°1879]; mais ce fut E. Husserl qui, à la fin du XIXe siècle, en montra mieux l'importance et en approfondit le sens et les règles: en ce sens, il en est le vrai Fondateur. Après lui, la plupart des penseurs du XXe siècle adoptent sa méthode ou du moins s'en inspirent en diverses mesures; mais chacun va avec elle en sa direction propre. Le plus représentatif parmi les disciples immédiats semble bien être Max Scheler qui applique la méthode à l'analyse du moi personnel. La personne humaine dans son existence libre est aussi le centre de l'existentialisme sous sa double forme, athée et chrétienne; et, lui aussi, use de la méthode de Husserl. On voit les multiples aspects de ce riche mouvement que, pour plus de clarté, nous exposerons en deux Sections, l'une consacrée à la Phénoménologie, l'autre à l'Existentialisme.
b170) Bibliographie spéciale (E. Husserl)
§615). F. Brentano [b171], théologien catholique, professeur à l'Unversité de Würtzbourg, appartient d'abord au large mouvement de sympathie pour les études logiques qu'on observe à la fin du XIXe siècle et qui donna en Amérique l'oeuvre remarquable de Royce; en Allemagne, on peut citer Ch. SIGWART (1830-1904) qui, dans sa Logik (1873-1878) marque les rapports de cette science avec la psychologie; - et B. ERDMANN (1851-1921), auteur lui aussi d'une Logik où il la présente comme science normative, tout en considérant son objet comme une partie de celui de la psychologie. C'est dans la même direction que va Brentano: il discerne, outre la «valeur logique» que donne l'application des lois de la logique formelle, une «valeur de vérité» plus réelle, donnée par ce qu'il appelle la psychognosie où sont établis les éléments psychologiques primitifs dont dépendent les phénomènes de conscience et les lois qui déterminent leur naissance et leur développement. Cette méthode de «retour aux sources» pour fonder la valeur de nos activités intellectuelles sera aussi celle de Husserl.
Il faut relever surtout sa théorie de la connaissance et de l'intentionnalité. La pensée en effet, est la forme la plus parfaite de la connaissance définie selon saint Thomas par la «saisie de l'autre en tant qu'autre: Possessio alterius ut alterius» [PDP §2 et §514]. Il y a en cette possession une nouvelle «manière d'être» qui est une relation du connaissant à l'objet vers lequel il se porte et qu'on appelle pour cela «l'ordre intentionnel» (intendere, se porter vers). C'est dans cette forme spéciale d'être, dans cet ordre intentionnel que le connaissant s'identifie avec le connu, dont il se distingue néanmoins par ailleurs, en constituant le phénomène psychologique appelé connaissance ou pensée. À partir de cette notion qu'il héritait de son maître, Husserl découvrit et développa sa phénoménologie; mais il en approfondit les aspects critiques et métaphysiques, tandis que Brentano développa surtout l'aspect de psychologie expérimentale par l'étude des faits de conscience, spécialement ceux de pensée chez l'homme; il s'en tint au réalisme fondé sur le bon sens, et laissa à son disciple le soin de construire la «science critique» au sens propre.
§616). Né en Autriche, Edmund Husserl s'intéressa d'abord aux sciences mathématiques mais il suivit aussi les leçons, de Brentano et de Karl STUMPF (1848-1936), auteur d'une Erkenntnislehre (2 vol., nouv. éd. 1939-1940) qui cherche en psychologie la solution du problème kantien de la valeur des sciences. Husserl fut professeur aux universités de Hall et de Göttingen, et surtout de Fribourg en Brisgau où il écrivit ses principaux ouvrages. En 1938, il fut privé de sa chaire par le Nazisme, et il se réfugia en Suisse où il mourut peu après.
Il avait débuté par des recherches sur la logique des sciences mathématiques: d'où son premier ouvrage intitulé Philosophie der Arithmetik dont le premier volume parut en 1891. Il y était déjà préoccupé de l'idéal philosophique qui fait l'unité profonde de toute son oeuvre, mais il le montre encore fort peu: cet idéal consiste à établir sur une base d'infaillible vérité toutes les sciences humaines, et d'abord la philosophie, pour en faire des «sciences» au même titre que les autres sciences modernes. Il réalisa son plan en quatre étapes, marquées chacune par une oeuvre maîtresse. Ce fut, au début du XXe siècle, l'étape des Logische Untersuchungen, parues d'abord en deux vol. (Halle, 1900-1901) et dont le premier surtout est une esquisse de phénoménologie, mais encore incomplète; l'ouvrage fut par la suite refondu pour une édition en 3 vol. (Halle, 1913-1921). - Entre temps, une deuxième étape était franchie avec les Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologische Philosophie, I (Halle, 1913) dont les vol. II et III ne furent édités qu'après la mort de l'auteur (éd. W. Biemel, des Arch. Husserl, Louvain, La Haye, 1950). L'idéal de la philosophie comme science s'y affirme clairement; on doit lui joindre à ce point de vue les deux essais: Philosophie als strenge Wissenschaft (1910-1911) et Vorlesungen zur Phänomenologie der inneren Zeitbewusstsein, édité par Heidegger en 1928. - La troisième étape où Husserl affirme son originalité et donne, à son avis, la seule solution définitive au problème d'une «philosophie scientifique» est celle de Formale und transcendentale Logik (Halle, 1930). - Enfin, la quatrième étape reprend l'ensemble de la doctrine en quatre conférences données à la Sorbonne à Paris en février 1929; elles parurent en traduction française en 1932 sous le titre Méditations cartésiennes, et elles furent remaniées par l'Auteur en vue d'une édition allemande plus complète. Les deux sont réunies dans Cartesianische Meditationen und pariser Vorträge (éd. S. Strassen, La Haye, 1950), texte allemand et traduction française. L'auteur continua l'exposé de ses conceptions en plusieurs essais et articles de revues, et en de nombreux manuscrits inédits, conservés par les Archives Husserl de l'Université de Louvain; mais ces écrits ne font que poursuivre un programme établi clairement par les Méditations cartésiennes.
La pensée de Husserl, pas plus que celle de Kant et pour les mêmes raisons [§389], n'est aisément abordable. Elle est hérissée de termes techniques, indispensables du reste pour fixer les nuances subtiles de la pensée spirituelle et pour résoudre ses problèmes envisagés sous un jour peu familier au sens commun. Aussi, pour suivre cette pensée riche et puissante et en mesurer la valeur, il a paru nécessaire ici encore, de s'en tenir aux lignes maîtresses de la doctrine et de ses preuves, mais en les traduisant en formules accessibles aux philosophes chrétiens, tout en respectant scrupuleusement le sens que leur donne Husserl lui-même, avant de les apprécier: ce jugement d'ailleurs, nous sera beaucoup facilité par la position centrale de la phénoménologie qui est une philosophie de l'évidence. Car si elle est avant tout une méthode, elle présuppose une doctrine qui est une métaphysique; et pour faciliter l'exposé, nous commencerons par une vue d'ensemble qui permettra de découvrir le principe fondamental du penseur:
D'où nos quatres paragraphes:
1. - Vue d'ensemble.
2. - Principe fondamental de la philosophie phénoménologique.
3. - La méthode phénoménologique.
4. - La métaphysique de Husserl.
§617). La philosophie de Husserl est une phénoménologie dans le double sens d'une méthode critique et d'une doctrine métaphysique; car, dans la série d'ouvrages où l'auteur expose sa pensée, il s'efforce de préciser peu à peu et méthodiquement les règles pour atteindre la vérité; et il le fait en cherchant comment notre intelligence peut saisir de mieux en mieux la réalité et l'essence vraie de l'être en général, ce qui est précisément l'objet de la métaphysique. Pourtant, c'est par la méthode qu'il commence, et pour bien comprendre sa doctrine, il faut comparer le problème qu'il se pose (et qu'il résout par sa phénoménologie) à celui de Kant et de Descartes [°1880].
Kant part de la persuasion que les sciences modernes possèdent l'infaillible vérité et il cherche à y découvrir les règles d'une méthode applicable à la philosophie pour lui assurer la même valeur scientifique. Husserl avec raison, est beaucoup plus radical: pour lui, aucune connaissance humaine, ni de philosophie, ni de science moderne, ni de foi religieuse, ni de sens commun, ne possède d'emblée le privilège d'infaillible vérité; tout doit être mis en question pour trouver le fondement qui en établira la valeur de façon apodictique, comme l'exige la vraie science. Par là, il rejoint au-delà de Kant, la position du problème comme l'avait fait Descartes par le doute universel. Mais il pose une question aussi universelle et radicale avec toutes les nuances désirables, évitant les embarras qu'avait rencontré Descartes par son doute initial positif [§321]: il préconise la technique de la «mise entre parenthèses: Einklammerung» qui est un simple doute négatif où l'on fait abstraction d'une affirmation non encore justifiée par la réflexion critique, mais sans la considérer ni comme fausse, ni comme infaillible.
Il admet donc au point de départ, comme il se doit [°1881], la présence en notre conscience d'un certain nombre de certitudes considérées par nous comme vraies, mais ce sont, dit-il, des croyances naïves qui doivent être vérifiées pour devenir scientifiques: disons qu'elles sont d'ordre spontané, et qu'il s'agit de les faire passer par la méthode critique à l'ordre réflexe [°1882] des vérités infaillibles. Or, quoique mises entre parenthèses, ces convictions spontanées influencent inévitablement le sens et l'ordre des recherches du philosophe. Considérant que la philosophie, de l'avis unanime, est la sagesse suprême qui veut expliquer, comme science universelle, ce qu'est vraiment tout ce qui est ou peut être, on doit d'abord choisir une porte d'entrée en ce vaste domaine. Ainsi, saint Augustin, après Platon se tourne vers Dieu, Vérité subsistante comme source première de nos vérités infaillibles, et il propose une solution intuitive et métaphysique au sens d'un réalisme spirituel. Saint Thomas, après Aristote, met au point de départ la vérité d'expérience sensible interprétée par la raison, savoir «que quelque chose existe et a sa nature déterminée»: sa solution est le réalisme modéré, fondé sur l'abstraction et la logique déductive de la démonstration rationnelle. Descartes voit d'abord comme première évidence, la vérité de son moi pensant, d'où il tire par la méthode de l'idée claire et distincte toutes les autres thèses de sa philosophie, sur Dieu, l'âme et le monde: il propose une solution idéaliste en soi avec une méthode plus intuitive que déductive. Husserl n'est satisfait d'aucune de ces voies d'approche, parce qu'il y voit des présupposés qui laissent dans la «croyance naïve» soit l'existence de Dieu, soit celle du monde, objet d'expérience sensible, soit celle du moi pensant comme âme spirituelle. Tout cela doit être d'abord «mis entre parenthèses» relégué dans le doute, méthodique, si l'on veut un commencement absolu, fondement premier sur lequel doit reposer toute infaillible vérité. Husserl admet ici, après Kant, la valeur de l'objection de Hume: comme évidence immédiate, il n'y a pas dans le Cogito, le moi connu comme substance spirituelle: il n'y a qu'un simple fait ou phénomène de conscience: il n'y a, disait Kant, que l'unité de l'aperception pure, loi à priori constitutive du jugement scientifique infailliblement vrai [°1883]. Que reste-t-il dès lors comme donnée immédiate pure absolument de tout présupposé? Uniquement la simple pensée comme pensant quelque chose: non pas «Cogito ergo sum», mais «Cogito cogitatum», ou bien, si l'on voulait viser la méthode husserlienne de développement par implication dégagée, distincte de la méthode cartésienne de déduction intuitive marquée par «ergo», on pourrait dire: «Cogito, id est sum cogitans cogitatum».
Ce point de départ absolument premier, cependant, ne peut pas être le simple fait contingent que «je fais un acte de pensée quelconque», fait passager dont on prendrait conscience sans plus! Bon gré mal gré, quand c'est Husserl qui prend ainsi conscience de son «Ego cogitans», c'est un penseur disciple de Brentano, qui connaît Descartes, Hume et Kant; de ce «fait de conscience», il a une intuition très riche qui, sans le dépasser, y voit en même temps en germe un grand nombre d'aspects qu'il se propose de dégager dans sa philosophie. Telle est l'intuition fondamentale qu'il convient maintenant d'énoncer et d'expliquer.
§618). Comme il arrive d'ordinaire, Husserl a vécu son intuition sans la formuler explicitement comme nous allons le faire, mais elle découle clairement des quatre ouvrages de bases indiqués plus haut. On peut la présenter ainsi:
L'évidence apodictique, qui justifie comme critère suprême toute vérité infaillible, est celle de l'expérience fondamentale où notre moi pensant (pris comme l'activité même de pensée) voit que l'être se manifeste tel qu'il est et, en le voyant, le revêt de vérité infaillible: ce qui le constitue vraiment être.
A) Sens précis du principe.
§619). Notons d'abord en quelle mesure cette intuition fondamentale rejoint la thèse de philosophie chrétienne qui donne la solution générale du problème critique convenablement posé, en affirmant que «l'évidence objective, origine normale de nos croyances parfaites, est le critère suprême de l'infaillible vérité» [°1884]. Si nous appelons «croyances parfaites», les actes intellectuels d'adhésion à la vérité ou de jugements doués de certitude formelle, celle où le fondement de l'affirmation est la vérité elle-même de la chose affirmée [°1885]; et si nous appelons «évidence objective» le fait que ce qui est pensé se manifeste clairement à l'esprit comme il est, nous comprenons aisément que cette évidence est critère de vérité, en désignant ainsi fort simplement le moyen de discerner l'affirmation douée d'infaillible vérité. Le critère suprême sera ainsi un moyen valable par lui-même, qui ne dépend d'aucun autre et dont tous les autres ne sont qu'une application [°1886].
Certes, on pourrait exposer ce principe en termes plus techniques et par le fait, plus précis; car en philosophie chrétienne, la critériologie est un problème métaphysique et pour être bien comprise, elle suppose un ensemble de doctrines psychologiques et aussi de notions logiques préalablement élaborées. Cependant, en reprenant tout le problème de la vérité sur le nouveau plan de la réflexion critique (celui de l'ordre réflexe, appelé par Kant et Husserl l'ordre transcendental), le philosophe chrétien n'a besoin que d'un minimum de précision où le bon sens peut suffire, si bien que certains auteurs commencent leur Traité de Philosophie par une «Critique» comme Descartes.
C'est précisément ce que fait très consciemment Husserl; mais par là, il se heurte à une difficulté de vocabulaire, due à la complexité (et richesse) des problèmes qui se présentent tous ensemble dès le début de la recherche. D'où la nécessité, puisqu'on commence sans présupposé, de se forger au fur et à mesure qu'on avance, un langage technique qui évite celui de la psychologie et de la logique, parce qu'il s'agit d'un point de vue nouveau: c'est là souvent l'aspect le plus voyant, mais non pas le plus important de l'originalité de Husserl. Tout en le signalant en définissant les mots, nous en montrerons surtout le sens profond, sur lequel souvent un accord est possible.
Husserl ne parle pas de critère suprême de vérité, mais son intuition fondamentale exprime exactement ce que nous appelons de ce nom, puisqu'elle affirme, à son avis, le moyen nécessaire et suffisant, requis pour construire désormais la philosophie en science parfaite, infailliblement vraie. Et ce moyen, il l'appelle comme nous, l'évidence, et l'évidence objective, car il la définit, non comme une disposition du sujet pensant, mais comme une propriété de l'objet pensé qui se manifeste à la pensée tel qu'il est. Et c'est pour mettre au point de départ de sa construction une évidence apodictique, à l'abri de n'importe quelle objection, doute et obscurité, qu'il laisse «entre parenthèses» tout ce qui n'est pas «l'ego cogitans cogitatum» lequel en effet, est absolument indispensable au philosophe pour commencer à philosopher et même au critique le plus exigeant pour commencer sa critique. Nous sommes donc jusque là en plein accord avec Husserl.
Mais voici dès l'abord une originalité qui ne manque pas d'importance: Husserl cherche pour la philosophie une vérité scientifique au sens plein, absolue et nécessaire, qui ne puisse pas être autre qu'elle n'est: l'évidence apodictique qu'il exige est celle qui donne cette vérité scientifique absolue. Il met donc inexorablement «entre parenthèses» tout aspect de contingence, d'existence réelle mais changeante, vouée à disparaître; il ne veut, comme objet vrai scientifiquement, que les essences par lesquelles les choses sont ce qu'elles sont nécessairement et éternellement; telle est pour lui, la condition indispensable pour être vraiment. Il faut comprendre en ce sens son principe pour avoir sa signification profonde; mais celle-ci n'apparaît que progressivement dans les applications de l'évidence: le principe fondamental ne le dit qu'implicitement.
Il ne semble pas d'ailleurs que Husserl nie toute valeur de vérité aux affirmations évidentes, comme en histoire sur la réalité de tels faits passés; ou sur la réalité de tel fait d'expérience actuelle, comme l'existence de mon «moi pensant» ou de «cet objet sonore» que j'entend; mais ces vérités de fait (celles des jugements singuliers) restent en dehors de son centre d'intérêt: il ne s'est jamais préoccupé de justifier, ni même d'examiner leur valeur de vérité. Après les avoir mises «entre parenthèses», il les y maintient jusqu'au bout, parce qu'il les estime incapables de fonder la vérité «scientifique» dont doit jouir à son avis, la philosophie. C'est pourquoi, son principe fondamental signifie bien que «l'évidence objective est critère suprême d'infaillible vérité», mais celle-ci, pour lui, ne concerne que les vérités scientifiques, celles qui constituent le monde des vérités éternelles; tandis que pour nous elle concerne également des vérités de fait, d'histoire et d'expérience actuelle. En d'autres termes, les croyances parfaites, dont l'évidence justifie la valeur de vérité parce qu'elle en est la source, comprennent d'abord les vérités scientifiques [°1887], universelles et nécessaires: et dans ce domaine, les deux thèses, celle de Husserl et la nôtre, se rejoignent pleinement; mais pour nous, les croyances parfaites ont également pour objet, s'il y a évidence, les réalités d'expérience concrète, tandis que Husserl les laisse délibérément en dehors de sa doctrine [°1888].
B) Définition de l'évidence.
§620). On peut définir l'évidence avec les notions les plus simples du bon sens, la clarté même (ou l'intelligibilité) de l'objet en tant qu'il se manifeste tel qu'il est. On la trouve ainsi en toute connaissance, sensible et intellectuelle, et elle est une propriété, non du connaissant, mais de la chose connue (évidence objective): ces distinctions vont de soi, comme celles des diverses formes d'évidence [°1889]. D'autre part, comme la vérité scientifique appartient à la raison, il s'ensuit dès l'abord que le critère suprême dont nous parlons est l'évidence intellectuelle objective sous sa forme la plus simple, c'est-à-dire obtenue directement par une intuition immédiate.
Husserl ne dit pas autre chose, mais comme il procède pas à pas, sans aucun présupposé, à partir des faits de conscience humains tels qu'ils se présentent en leur riche complexité (ce qu'il appelle le «phénomène»), il atteint la notion d'évidence intellectuelle objective après un cheminement plus ou moins long où il a noté en termes techniques toutes les nuances rencontrées: ainsi dira-t-il: «L'évidence est l'accomplissement (Erfüllung) [°1890] ou l'emplissage intuitif du vide d'une intuition» [°1891].
En partant, en effet, de nos actes d'intelligence analysés en logique où ils se traduisent en signes verbaux: termes et concepts, jugements et propositions, Husserl constate que les mots reçus de l'usage commun n'ont d'abord en eux-mêmes qu'une signification neutre et peu précise: ils sont comme des vases vides, et c'est notre esprit qui les remplit d'un sens spécial en les pensant, en les mettant dans des jugements ou des affirmations. Autre, par exemple, le sens de la douceur, si je dis «ce sucre est deux», ou si je parle de la douceur de l'amour de Dieu. Il y a d'ailleurs bien des degrés dans cette application qui remplit les mots d'un sens, en particulier, il y a le degré le plus parfait, l'intuition: d'où trois mots techniques à définir:
a) La signification est la propriété par laquelle le contenu d'une expression verbale est intelligible (c'est-à-dire prend un sens actuel ou possible qui est une vérité éternelle quand la connaissance est parfaite).
b) L'intuition est la connaissance claire et immédiate d'un objet qui se manifeste (et qui, dans l'ordre intellectuel, est une essence vue en sa vérité éternelle).
c) L'accomplissement, ou l'emplissage (Erfüllung) est, du côté du sujet, l'acte par lequel l'esprit identifie la signification d'un mot ou d'un concept avec un objet (réel, imaginaire ou idéal) où elle se réalise. Pris objectivement, c'est le résultat de cet acte: il réalise ainsi le degré suivant lequel l'objet est vraiment connu. Si par exemple, on cite comme un mot du saint Curé d'Ars, la «douceur de l'amour divin», on peut le considérer comme pure possibilité ou tout au plus comme probable, si on fait confiance au saint curé: l'emplissage du mot reste fort imparfait. On peut atteindre la certitude, si le même mot se rencontre chez tous les saints: l'emplissage avance d'un degré. Mais il ne sera parfait que si l'on a soi-même l'expérience de cette douceur évidente; car cette expérience en donne enfin la claire vue immédiate ou intuition. Ainsi, les degrés d'«emplissage» sont les degrés d'adéquation entre l'objet pensé (comme la douceur, à laquelle renvoie le mot du saint Curé) et la pensée de cet objet, c'est-à-dire à la fois le degré de vérité, d'évidence et d'intuition, qui se correspondent nécessairement, par leur essence même.
Après ces définitions, la formule proposée devient claire: l'évidence est bien l'emplissage intuitif du vide de l'intuition. Plus simplement, Husserl dira qu'elle est «la présence effective de la vérité dans la conscience» [°1892]; et, pour souligner son caractère objectif, il ajoute: «L'évidence est l'être lui-même comme donné à la conscience» [°1893]; elle comporte donc deux caractères: 1) la présence à la conscience de l'objet lui-même; 2) la production de cette présence par l'opération d'intentionnalité de la conscience ou de la pensée [°1894]. Cette précision évoque deux nouveaux aspects importants de la thèse fondamentale: le rôle de l'intentionnalité, qui présuppose le rôle de la vérité.
C) Être et Vérité.
§621). L'être, c'est ce qui est vrai: tel est un des aspects les plus profonds de l'intuition de Husserl. En un sens ce n'est là que la thèse traditionnelle de la «convertibilité des transcendentaux»: Ens et verum convertuntur [°1895]; l'être et le vrai sont deux notions ou deux réalités qu'on peut prendre l'une pour l'autre: il n'y a qu'un seul objet, bien qu'il soit connu sous deux aspects différents. Mais cette «convertibilité», dès qu'on y réfléchit, a besoin d'être précisée; et Husserl le fait, dès son principe fondamental, en affirmant que «tout objet, pour se dire vraiment un être, doit être revêtu d'infaillible vérité par un sujet connaissant qui le voit tel qu'il est» (ou par une conscience qui en affirme l'essence éternelle, en pleine évidence). Pour lui, «un objet qui est vraiment doit avoir été posé comme vrai par la raison» [°1896]: il reconnaît ainsi que la raison ou mieux, l'intelligence [°1897] est la faculté de l'être, et que celui-ci ne se dit vrai que par sa relation à l'intelligence, quand la «chose vue» s'identifie à la «vision de la chose». «L'intelligence et le vrai sont des corrélats», dit-il. Bien plus, l'être ainsi posé devant l'intelligence est de soi l'Être absolu; car la vérité de ce qui est ce qu'il est, c'est son essence, éternelle et immuable, donc un absolu n'ayant besoin d'aucun autre pour se comprendre et pour être. Et comme c'est en se manifestant tel qu'il est (par l'évidence) que l'être se donne ainsi à l'intelligence qui le revêt d'infaillible vérité par sa vision, c'est là (dans la raison, faculté de l'être) que Husserl place le phénomène par excellence dans lequel s'identifie pleinement la vérité, l'être et l'évidence [°1898].
Le principe fondamental ainsi expliqué débouche sur une métaphysique dont nous parlerons plus loin. Mais on voit aussi qu'il en découle d'abord une méthode fondée sur le phénomène, comme une métaphysique fondée sur la définition de l'être comme vrai; et en premier lieu, une critériologie fondée sur la loi d'évidence. Et cette loi est découverte, comme il se doit, dans la toute première activité de l'intelligence (ou du «moi pensant» qui est le «cogito» ou la conscience, puisque c'est notre pensée qui se prend soi-même comme objet d'examen afin de découvrir en soi le critère d'infaillible vérité); - et elle ne peut se trouver que là, puisque tout le reste a été «mis entre parenthèses», soumis au doute méthodique.
De plus, les rapports que nous venons d'expliquer entre la raison et l'être, rendent parfaitement claire la formule de Husserl: «L'évidence est l'être lui-même comme donné à la conscience», car il se donne ainsi dans sa vérité en se manifestant tel qu'il est. De là découle aussi la première caractéristique de l'évidence: la «présence à la conscience de l'objet lui-même»: cet objet est toujours un être qui apparaît à l'intelligence. Il nous reste à expliquer la deuxième caractéristique: la production de cette présence par l'opération de la pensée.
D) Rôle constitutif de l'Intentionnalité.
§622). Fidèle à son point de départ rigoureusement critique, Husserl n'a à sa disposition pour formuler son principe fondamental que le «cogito» pris comme l'activité même de sa pensée. Il met même «entre parenthèses» que cette pensée est la sienne ou qu'elle existe comme réalité individuelle (dans une âme substantielle ou en elle-même): ces problèmes viendront plus loin. Il y a d'abord simplement une pensée comme sujet pensant actuellement. Mais, selon lui, l'acte primitif de l'intelligence humaine comme telle, est de voir l'être comme tel qui se manifeste tel qu'il est: c'est là l'expérience fondamentale, l'origine première de toutes les autres pensées, et, parce qu'elle est douée d'infaillible vérité, l'origine de toutes nos vérités. Non pas d'ailleurs, une origine réelle et déductive au sens de Descartes qui tire toute sa philosophie de son «cogito ergo sum»; mais au sens de fondement, à la manière dont toute vérité particulière est garantie par le critère suprême de vérité. Cette expérience (qu'il appelle aussi la conscience par excellence, ou le «cogito») exprime une infaillible vérité parce qu'elle s'exerce en pleine évidence; et cette première évidence est apodictique, c'est-à-dire éternelle, immuable et nécessaire, parce qu'en elle, c'est l'essence de l'être lui-même qui se dévoile et se montre tel qu'il est, essence incapable absolument de devenir ou d'être autre qu'elle-même.
Or Husserl précise avec une acuité remarquable que cette conscience en acte ne commence pas par se connaître elle-même, mais connaît d'abord l'être comme son objet distinct d'elle-même: elle est de soi pur sujet et c'est son objet qui est revêtu d'infaillible vérité et qui, par conséquent est vraiment être [°1899]; elle n'est en soi qu'une pure relation dont l'essence est de se définir par son terme: l'être et le vrai. Voilà, conclut Husserl, ce qui caractérise essentiellement la conscience comme connaissance par excellence: selon la terminologie de Brentano, elle est tendance ou intention vers l'être: elle se définit par l'intentionnalité.
Mais, ajoute-t-il, décrivant très fidèlement tout ce qu'il voit, le rôle de la conscience n'est pas celui d'un sujet inerte, sorte de lieu ou de vase contenant l'être et la vérité: c'est une réalité vivante, une «Erlebnis» un «fait vécu» dont le rôle est de constituer l'être vrai en le voyant comme il est dans l'évidence. C'est pourquoi la vérité n'est pas dans le simple concept ou dans le terme seul, «douceur, carré», etc.; comme nous l'avons dit, le mot, même connu dans sa signification intellectuelle, est d'abord une intuition vide; il n'y a vérité que lorsque l'intelligence «remplit» ce vase vide en l'affirmant d'un objet qui est ce que ce terme signifie. La vérité, pour Husserl comme pour Kant et pour saint Thomas, est dans le jugement, qui est, comme affirmation; une activité de l'esprit par laquelle est constituée la vérité formelle (ou logique) de l'objet pensé par ce jugement.
Or précisément, le premier jugement vrai, celui dont tous les autres dépendent de droit dans leur vérité, c'est celui de l'expérience fondamentale où la conscience affirme avec une évidence apodictique l'essence même de l'être comme tel: cette affirmation est par excellence une «intention» (au sens de Brentano) où l'intelligence se définit par son objet formel lui-même, comme «faculté de l'être». D'où cette définition qui, sans être de Husserl, résume simplement sa pensée:
L'intentionnalité est la propriété selon laquelle tout acte de connaissance se définit par un objet qui n'est pas l'acte lui-même et avec lequel pourtant, il s'identifie vitalement.
À travers Brentano; Husserl rejoint ici la définition profonde de Cajetan: «Cognitio est possessio alterius ut alterius»: mais possession active et, dans l'ordre intentionnel, constitutive de la vérité; car «viventibus vivere est esse», et la pensée sur laquelle nous réfléchissons au point de départ de la critique, est un «fait de vie (Erlebnis)» et de la vie la plus haute, celle de l'intelligence spirituelle.
Voilà ce que Husserl appelle le «rôle constitutif de l'intentionnalité» ou encore la «fonction constitutive de la conscience», qu'on pourrait définir, en résumant sa pensée: «l'acte immanent par lequel l'intelligence crée (en un sens) la vérité formelle (universelle, éternelle et nécessaire) de tout être dont elle affirme l'essence qui se manifeste à elle avec évidence». Et puisque rien n'est vraiment être que s'il est revêtu d'infaillible vérité, Husserl dira que le rôle de la philosophie est d'«amener le monde à l'être» [°1900]. Il ne nie pas, certes, que le monde existe avec Dieu son Créateur, antérieurement au «cogito» primitif; mais tout cela est mis entre parenthèses et le philosophe, à partir de sa première infaillible vérité doit ramener à l'être véritable l'univers sous tous ses aspects, en le repensant à son point de vue critique, dans l'ordre réflexe qu'il appelle l'ordre transcendantal. «Il ressort de là, conclut-il; que toute réalité naturelle, de simplement pré-donnée, est reconstruite de source originelle, et non pas seulement interprétée pour ainsi dire après coup, comme si elle était déjà valable» [°1900]. Et si l'on cherche cette «source originelle» (c'est-à-dire la première évidence d'où toute affirmation particulière tire son infaillible vérité) on trouve l'expérience fondamentale dans laquelle notre moi pensant voit, avec une évidence apodictique, que l'être comme tel est ce qu'il est et, en le voyant, le revêt d'infaillible vérité, ce qui le constitue vraiment être.
Tel est le principe fondamental de Husserl: il est pour lui l'intuition, pleinement évidente, résultant de la première rencontre de notre intelligence, faculté de l'être, avec son objet propre; mais en prenant cette intuition du côté de l'objet qui est l'Être qui n'est que être, absolu, universel, éternel et nécessaire, qui se manifeste tel qu'il est en son essence, dans son ordre idéal et transcendantal. Et dans la mesure où ce principe est premier il servira, comme fondement ou premier chaînon, à démontrer toutes les autres vérités de la philosophie; mais lui-même n'est ni démontré ni démontrable: il est, selon Husserl, la porte d'entrée qui s'ouvre et s'impose par sa lumière à quiconque veut philosopher!
§624). Il faut concéder, certes, que dans l'oeuvre éminemment intellectuelle de la philosophie, le fondement ou le point de départ est bien, en un sens, le premier jugement infailliblement vrai de l'intelligence humaine en contact par l'évidence avec son objet formel: l'être qui est essentiellement ce qu'il est [°1901]; et s'il s'agit d'un philosophe adulte qui aborde en critériologie le problème de la vérité en général, il est normal qu'il rencontre cette première vérité infaillible comme point de départ de sa révision critique. Mais, dès qu'on y réfléchit, cette question du premier principe se manifeste fort complexe. S'agit-il d'un principe dans l'ordre ontologique, celui des réalités, ou psychologique, celui de nos pensées? et dans ce dernier cas, cherche-t-on, historiquement, quel est le premier jugement fait par l'enfant ou logiquement, à quelle première vérité conduit l'analyse de nos sciences? ou encore, dans l'ordre critique, quelle vérité fonde toutes les autres? [°1902]. Et l'on ne peut clairement répondre qu'après de nombreuses analyses présupposées. Mais Husserl, nous l'avons dit, exclut tout présupposé; aussi son principe, vrai en général, reste-t-il encore équivoque: il n'indique pas, en particulier, si l'être objet d'expérience primitive, demeure dans le monde irréel et abstrait de l'idéalisme, ou nous fait connaître ce qui existe, comme on le précise en réalisme chrétien: ce point important ne viendra que plus loin [§627]. Pour le moment, il est clair que le principe, comme affirmation indistincte ou générale, se déploie en deux directions complémentaires: celle d'une méthode, celle d'une métaphysique.
§625). D'après la vue d'ensemble donnée plus haut, la philosophie de Husserl apparaît d'abord comme une reprise de la critique kantienne, considérée comme établissant les règles d'une méthode capable de constituer la philosophie en science infailliblement vraie, mais en revenant au-delà de Kant au «cogito» cartésien pour en pénétrer et en déterminer la pleine évidence, seule capable d'atteindre enfin ce but. Mais, cette méthode, après la mise au point du principe fondamental, n'est plus celle de l'idée claire et distincte avec ses quatre règles d'analyse et de déduction [§322]: c'est une méthode fondée sur le phénomène, qui découvre l'infaillible vérité par la technique de la réduction.
A) Le Phénomène selon Husserl.
Au sens étymologique, le phénomène est «ce qui apparaît comme objet de connaissance». Mais dans l'histoire de la philosophie, ce mot avait pris un sens spécial, après Descartes, en s'opposant à la substance. Il désignait l'objet changeant, immédiatement saisi par l'expérience sensible, soit externe (phénomène lumineux, sonore, etc.) soit interne (fait de conscience), tandis que la substance était le sujet stable, accessible à la raison. Kant conserva cette manière de voir et il la légua au positivisme qui voit dans le phénomène l'objet exclusif des sciences modernes. Mais Husserl brise résolument avec cette vue dominante au XIXe siècle et revient au sens étymologique. Pour lui, toutes ces philosophies, de Hume, de Kant, de Comte, Taine et Stuart Mill, etc., mutilent l'objet de la philosophie en y introduisant des présupposés arbitraires. «Il faut aller aux choses mêmes: Zu den Sachen selbst»! c'est son mot d'ordre, son «cri de guerre» pour renverser tous les anciens systèmes jugés caducs et pour fonder enfin «la philosophie comme science au sens strict» [°1903]. Cette «chose même» en tant qu'elle se manifeste à nos sciences, c'est bien le phénomène; et puisqu'il faut d'abord le connaître sans aucun présupposé, mais avec pleine évidence, le phénomène se définit: l'objet ou le fait saisissable immédiatement sous tous ses aspects. Ainsi compris, il est une synthèse, très riche qu'il s'agit d'analyser et qui a principalement deux caractères: elle est intentionnelle et elle est concrète ou vitale.
Synthèse intentionnelle d'abord, car ce qui apparaît ainsi est un objet de connaissance, par exemple, la lumière du soleil que l'on voit, et en même temps la connaissance de cet objet: l'un ne peut aller sans l'autre «dans la chose même»; le sujet est toujours en relation avec son objet: c'est là, comme nous l'avons dit, l'intentionnalité, qui est l'essence de la connaissance. Le phénomène est d'abord une «synthèse intentionnelle».
Synthèse vitale ou concrète aussi, une «Erlebnis» dit Husserl, car la connaissance d'un phénomène par un homme adulte déclenche spontanément plusieurs fonctions psychologiques qui se dirigent vers le même objet, le même fait d'expérience, pour le saisir, chacune à son point de vue: Voir un arbre, par exemple, ce n'est pas seulement l'acte analytique de sensation, (vision d'une «tache colorée»), c'est l'acte synthétique de perception où interviennent, pour user de nos classifications, avec le sens externe, la conscience sensible, la cogitative, la mémoire, et aussi la raison pour y voir une substance vivante, et s'il porte un fruit savoureux, l'expérience peut encore déclencher la vie affective du désir, du vouloir ou du refus pour le prendre ou le laisser [°1904].
À ces deux aspects, Husserl ajoute une distinction, très importante selon lui, entre deux formes de phénoménologie: l'une descriptive, l'autre transcendantale. Le phénomène objet de la première forme est le fait d'expérience tel qu'il apparaît à la connaissance spontanée, avant d'être examiné par la réflexion critique qui doit le revêtir d'infaillible vérité [°1905]. Puisqu'elle est spontanée, c'est par cette étude que tout phénoménologue doit commencer. Husserl lui-même l'a fait; quoique il estime la seconde forme bien au dessus de la première, il a consacré à celle-ci ses premiers ouvrages, et il a été suivi par de nombreux disciples dont plusieurs ne sont pas allé plus loin. Elle constitue déjà un vaste programme de recherches; car il s'agit d'accepter sans présupposé, pour les décrire sous tous leurs aspects, les phénomènes étudiés en toutes nos sciences humaines, par exemple, en physique un fait de pesanteur, ou de combinaison chimique; en psychologie, un fait de peur ou de calcul mental; et cela, en procédant méthodiquement, surtout pour les concepts fondamentaux de chaque science; on peut ainsi renouveler l'exposé des idées centrales non seulement en physique et en psychologie, mais en morale et en religion. Husserl l'a fait en logique et en critériologie: il analyse par exemple, quatre aspects de la vérité, correspondant à quatre formes d'évidence: 1) la vérité dans la synthèse judicielle est l'identité entre l'objet pensé et la pensée qu'on en a. C'est «un accord complet entre le visé et le donné comme tel»; 2) la vérité est aussi l'idée de l'identité entre une intuition et une intention qui s'accordent dans l'évidence; 3) elle est encore dans l'acte d'«emplissage», parfait grâce à l'évidence, c'est-à-dire dans l'objet d'un jugement: par exemple, un vrai arbre qui est dit vrai parce qu'il réalise l'idée qu'on en affirme (ce que je vois est un arbre); 4) enfin, elle est «la rectitude de l'intention» ou l'adéquation du jugement avec l'objet pensé, vu tel qu'il est par l'évidence [°1906].
Cependant, tant qu'on reste dans l'ordre spontané, on peut toujours poser la question préjudicielle: comment savoir si nos conclusions sont infailliblement vraies? Ce sont des convictions «naïves» où trop souvent les opinions douteuses et les croyances erronnées se mélangent aux certitudes vraies. Il faut donc, selon Husserl, faire passer toutes ces affirmations comme toutes celles de nos sciences, dans l'ordre transcendantal par la seconde forme de phénoménologie; et c'est ici qu'intervient la technique la plus caractéristique de Husserl: celle de la réduction.
B) La technique de la Réduction.
§626). Cette technique est celle de la Logique transcendantale qu'on pourrait définir: «L'ensemble des règles proposées par la philosophie critique pour atteindre l'infaillible vérité et constituer nos sciences en systèmes où toutes les doctrines sont infailliblement vraies». Husserl l'appelle encore Logique de la vérité ou Logique de l'expérience, en désignant ainsi son principe fondamental; et il l'oppose à toutes les logiques précédentes jugées caduques, qu'il rassemble sous le nom de Logique formelle [°1907]. En critériologie, en effet, où l'on remonte aux premières évidences pour tenir l'infaillible vérité, les méthodes employées spontanément par ces logiques précédentes: celles de la démonstration aristotélicienne, de l'induction baconienne ou toute autre semblable, restent inadéquates, puisqu'elles ne sortent pas de l'ordre spontané; pour atteindre l'ordre réflexe (ou transcendantal) de l'infaillible vérité, Husserl propose la méthode de réduction, qui constitue pour lui la seule technique pleinement adaptée à son but. On peut la définir ainsi:
La réduction est le procédé intellectuel qui «frappe de nullité» tout «ce qui n'est pas donné» comme infaillible vérité, pour n'accepter rien qu'on ne puisse, dans la conscience elle-même, rendre essentiellement évident, d'une évidence apodictique [°1908].
Cette évidence apodictique, comme nous l'avons dit [§s618], est celle des vérités éternelles ou des essences, de la science au sens strict qui est ce qui doit être la philosophie. Au fond, la «réduction» n'est qu'un mot nouveau pour désigner la méthode de réflexion critique qui conduit à cette évidence. Mais comme la construction d'une «philosophie phénoménologique» ainsi comprise demande de longues et nombreuses analyses, Husserl a d'abord mis en oeuvre la réduction sous diverses formes avant d'en dégager la technique en elle-même: La meilleure façon d'expliquer sa définition est de détailler ces diverses formes qu'elle peut prendre: elle a d'abord deux aspects généraux, l'un négatif, l'autre positif; et ce dernier s'exerce sur divers plans.
1) L'aspect négatif de la réduction s'appelle chez Husserl l'«Épochè» ou l'«Einklammerung» dont nous avons parlé comme technique initiale de la phénoménologie [§617]. C'est en effet l'aspect le plus voyant affirmé d'abord par la définition: il «frappe de nullité», par le doute universel négatif, toute certitude ou affirmation considérée comme «vraie» dans l'ordre spontané. Mais un tel doute n'est que provisoire, autrement, il serait l'acceptation du scepticisme absolu, système intenable et arbitraire, répudié explicitement par Husserl: il s'agit d'un doute méthodique, c'est-à-dire ordonné à l'acquisition de l'infaillible vérité et il aboutit aussitôt à l'intuition fondamentale.
De plus, son caractère purement négatif permet d'utiliser les nombreuses certitudes d'ordre spontané que l'on conserve inévitablement, même après les avoir «mises entre parenthèses» pour ne garder que l'unique vérité toute immanente de l'«Ego cogitans»; car il n'y a nulle raison de les croire erronées, bien qu'on ne voie pas encore si elles sont infailliblement vraies. C'est le cas en particulier des nombreux faits d'expérience et des perceptions externes et internes, bases des sciences positives; et aussi des expériences de la vie humaine courante, qui fondent la morale, l'esthétique, la sociologie, l'histoire, etc. Toutes ces constatations et croyances de base ne jouissent pas, certes, immédiatement de l'évidence apodictique, et ces faits contingents ne sont pas dans l'ordre nécessaire des essences. Mais tout homme les admet et ils gardent leur valeur dans l'ordre naturel. C'est pourquoi Husserl leur assigne un rôle dans sa méthode de réduction: ils apparaissent comme objets de nos pensées qui sont, nous l'avons dit, par elles-mêmes intentionnelles et se distinguent par ces objets. Ainsi, ces divers objets de certitude spontanée ou des expériences fondamentales en chaque science deviennent les «guides de l'analyse transcendantale» [°1909] opérée par la technique de la réduction quand elle s'applique au détail des sciences. Nous passons ainsi au second aspect de la réduction:
2) L'aspect positif est la détermination de ce qui est doué d'évidence apodictique et peut, dès lors, être accepté comme infaillible vérité. En considérant cet aspect dans la première vérité qu'il détermine: le «Cogito», nous en verrons mieux la nature et les diverses applications. Or cette première vérité infaillible est à la fois immanente, transcendante et universelle.
Elle est immanente, car elle est immédiatement évidente à la pensée qui se voit elle-même «objectivement» comme une intentionnalité, une relation vitale à l'être qui se manifeste tel qu'il est.
Elle est transcendante, cependant, parce que cet objet est une essence qui est toujours nécessairement ce qu'elle est, et cet ordre idéal de la vérité éternelle, qui constitue ce qui est vraiment, dépasse évidemment toute réalité contingente, tout «Dasein» dit Husserl, aussi bien dans le monde de l'expérience externe que dans le moi pensant.
Elle est universelle enfin, précisément parce que transcendante; car l'essence absolue de «ce qui est» n'est pas seulement indépendante du temps par son éternité, mais aussi des lieux et des changements par sa nécessité et son unité; apte à se réaliser par identité partout et toujours en tout objet qui se manifeste tel qu'il est. Cette propriété par laquelle l'être se réalise ainsi par identité en tout objet de pensée, lui vient de l'intentionnalité de la pensée que l'être définit: elle appartient donc à son essence. Aussi constitue-t-elle cette première vérité comme un type universel qui communiquera son infaillible vérité à toutes les autres, à condition que ces autres vérités se ramènent à son plan d'immanente évidence, c'est-à-dire qu'elles se réduisent à son ordre transcendantal.
Mais la technique qui effectuera cette réduction ne sera ni une déduction, ni une induction au sens ordinaire. Elle sera une sorte d'analyse transcendantale par laquelle la réflexion dévoile comme impliquée en toute affirmation apodictiquement évidente, la présence de l'être qui est nécessairement ce qu'il est. On peut appeler cette technique, qui est la réduction au sens positif, la méthode de développement par implication dégagée, pour la distinguer, non seulement de la démonstration au sens d'Aristote, mais aussi de la déduction cartésienne, et même de l'analyse transcendantale de Kant [°1910], dont cependant elle se rapproche beaucoup.
La réduction peut atteindre ce dernier anneau qui relie toute infaillible vérité à la première évidence du «Cogito», en partant de n'importe quelle certitude particulière, par exemple d'une loi de la logique [°1911], ou de l'expérience de la vie de l'esprit, d'une définition géométrique, d'une loi des nombres, etc., et même d'un fait d'expérience de physique positive. Mais pour y mettre «entre parenthèses» tout ce qui n'est pas doué d'évidence apodictique, on devra procéder méthodiquement, et Husserl distingue ici trois plans superposés où se rencontrent deux formes fondamentales à la fois de réduction et de phénoménologie.
3) Les trois plans et les deux formes fondamentales de réduction. Ces trois plans sont:
a) celui du monde physique, objet de l'expérience externe, domaine de la perception, riche de tous les phénomènes étudiés dans les sciences positives modernes.
b) celui de la conscience, objet de l'introspection, domaine des innombrables faits de la vie intérieure dominée et unifiée par le moi pensant.
c) celui du monde idéal, objet de la science au sens strict selon Husserl, domaine des essences et des vérités éternelles.
Pour passer du plan externe à celui de la conscience, il faut une première forme de réduction: la réduction psychologique qui consiste à «frapper de nullité» tous les faits ou phénomènes externes, toutes les réalités individuelles du monde en tant qu'existant hors de nous, pour n'admettre d'abord comme objet de science que les phénomènes en tant qu'immédiatement présents à la pensée; car c'est là seulement qu'ils pourront tomber sous l'évidence apodictique du «Cogito». Celui-ci, nous l'avons dit, grâce à son intentionnalité, se définit par ces objets qui sont la matière de toutes nos sciences et qui sont le «cogitatum» de l'«Ego cogitans», non plus considéré en soi dans toute son universalité originelle mais en chaque science particulière: chacune a son expérience fondamentale, objet de perception ou d'introspection, qui se développe en multiples affirmations ou vérités enchaînées pour constituer le tout organique de la science. Ainsi, cette première réduction psychologique nous met en possession d'un monde immanent qui est l'ensemble de nos expériences développées en chaînes de «cogitationes». Ce monde psychologique dans nos perceptions, correspond au monde physique mis «entre parenthèses» et il nous le restitue en quelque sorte, mais en l'intériorisant et en l'intégrant à notre conscience.
Cette première forme de réduction a déjà sa valeur, et elle correspond à la phénoménologie descriptive [°1912] qui analyse en même temps, les deux premiers plans, physique et psychologique, externe et interne, toujours liés dans le «phénomène» pris comme «ce qui apparaît sous tous ses aspects»; et beaucoup de phénoménologues, se fiant à l'évidence telle qu'elle s'exerce dans l'ordre spontané, s'en contentent et se dispensent d'un nouvel effort de réflexion, fort ardu à la vérité et très subtil.
Il s'agit de la deuxième forme: la réduction transcendantale qui fonde la phénoménologie transcendantale et que Husserl au contraire juge indispensable: sans elle, en effet, il n'y a pour nos sciences ni évidence apodictique ni garantie d'infaillible vérité. Cette réduction consiste à ne retenir dans chaque vérité scientifique que ce qui appartient à l'essence de cet objet ou de cet être qui apparaît comme il est dans l'intuition intellectuelle qu'on en a. Que l'objet en toute science, (par exemple, l'objet d'un théorème géométrique, d'une loi mathématique, d'une expérience chimique), soit un être, cela découle évidemment de l'universalité de l'être qui définit le «Cogito», première vérité infaillible. Si dans cet être, on ne retient que ce qui lui est essentiel, on est dans le monde idéal des vérités éternelles, ce que Husserl appelle l'ordre transcendantal; l'évidence qui montre cette essence est apodictique, la vérité ainsi affirmée est partout et toujours la même, donc infaillible; et le monde ainsi constitué est le seul vraiment être.
4) Les trois étapes de la méthode. Husserl n'a pas dit si le nombre de ces vérités absolument infaillibles, accessibles à l'intelligence humaine ou déjà acquises par elle, était considérable. Mais il affirme que tel est l'idéal de chaque science, et qu'il doit être l'idéal de la philosophie telle qu'il la conçoit «als strenge Wissenschaft»; et il commence par établir le programme et la méthode de cette philosophie [°1913]. Or, si au terme des deux réductions indiquées, on obtient un ensemble de vérités qui sont toutes infaillibles, ces vérités ne sont pas encore ordonnées en une science suprême qui doit être la philosophie: il reste un dernier pas à franchir qui n'est plus une réduction, mais une organisation.
Outre les trois plans et les deux formes fondamentales de réduction, il y a donc trois étapes prévues dans la méthode philosophique: La première est «la réduction de tout être à un corrélat de la conscience»: cette étape correspond à la réduction psychologique. - La seconde est la découverte, en chacun de ces objets immanents, de l'essence ou «de l'être donné en soi», par évidence apodictique: elle aboutit à une connaissance prise au sens strict d'infaillible vérité et elle correspond à la réduction transcendantale. - La troisième est la systématisation des connaissances en un tout ordonné où toutes les vérités infaillibles trouvent leur place convenable pour jouir d'une pleine évidence; et le terme en est la science [°1914] et donc la philosophie comme science universelle.
5) Multiples formes de réductions. Ces trois étapes et ces deux formes de réduction ne sont que les grandes lignes de la méthode phénoménologique: Husserl lui-même a surtout vécu sa méthode de réduction avant de l'exposer en insistant sur les traits saillants; d'après ses divers écrits où il l'applique à divers objets, on a pu en distinguer six formes, qui donnent une idée de la richesse de ses analyses [°1915]. Elles se groupent deux à deux: Le premier couple se fonde sur la notion d'idéation appliquée au moi et aux choses. L'idéation est l'acte de transposer le fait réel du monde physique dans le monde des essences éternelles. Si on l'applique aux faits de conscience et que l'on mette entre parenthèses leur réalité physique (celle d'être les accidents d'une âme), on a la réduction psychologique qui aboutit à l'essence de la conscience. Si on l'applique à une chose externe, on a la réduction éidétique qui aboutit à l'essence de leur objectivité, c'est-à-dire de leur nature, abstraction faite de leur existence concrète.
Deux autres réductions se basent sur la notion de phénomène, défini comme ce qui apparaît avec évidence à la conscience. C'est la réduction phénoménologique I, qui aboutit au sujet pur, c'est-à-dire distinct de son objet, mais pris comme un phénomène individuel, l'exercice vital de mon moi pensant; - et la réduction phénoménologique II, qui aboutit à la subjectivité comme telle, dans son essence, en laissant entre parenthèses tout ce qui distingue les sujets individuels.
Mais ces quatre formes restent dans l'ordre des vérités spontanées; pour atteindre l'ordre de l'évidence apodictique et infaillible il y a encore deux réductions transcendantales; la première aboutit à l'«Ego transcendantal» tel qu'il s'exprime dans le principe fondamental; il peut d'ailleurs s'appliquer à l'affirmation de l'être comme tel, et aussi à l'affirmation évidente d'un être quelconque. - La seconde met entre parenthèses, dans le «Je humain» pensant à un objet déterminé, tout ce qui le rend tel ou tel; elle aboutit ainsi à l'essence universelle du «Je», vraiment commune à tous les hommes, et c'est, selon Husserl, un «pur courant de conscience déterminé par le temps» [°1916].
Il est aisé de voir que toutes ces formes de réduction réalisent la définition générale sous ses deux aspects, négatif et positif. On peut y observer aussi une ascension progressive partant du phénomène externe (fait d'expérience sensible qui est la réalité du monde dans l'ordre spontané) pour aboutir à l'ordre idéal des vérités éternelles constituées comme être véritable par le moi pensant. Mais il n'y a pas clairement six degrés: plusieurs formes de réductions se distinguent plutôt par les objets variés auxquels on les applique au même degré, et on pourrait en trouver d'autres encore qui se rattacheraient authentiquement à la méthode de Husserl. Mais les deux termes sont clairement fixés: en bas, le monde à la fois sensible et externe; en haut, l'ordre des vérités infaillibles, à la fois idéal et parfaitement immanent au moi pensant, en sorte que ce dernier peut en avoir l'intuition sans intermédiaire, en pleine évidence apodictique.
Il s'ensuit deux conséquences qui caractérisent la méthode phénoménologique de Husserl:
La première, c'est que Husserl a vraiment découvert un commencement absolu, une vérité infaillible qui n'en présuppose aucune autre et qui est capable de garantir l'infaillibilité de toutes les autres. Et si on lui demande comment il démontre la valeur de cette première vérité, il peut répondre que l'évidence qui la fonde est à elle-même son auto-démonstration, car elle s'exerce en pleine clarté, n'étant que l'essence même de l'objectivité ou de l'intentionnalité. Et celle-ci constitue précisément l'essence de la pensée, jusque dans l'acte où elle se dévoile «évidemment» à elle-même [°1917]. Ce point de départ absolu, Husserl l'appelle l'«Ego transcendantal pur», lequel constitue, en le pensant, l'être qui est vraiment être et contient ainsi l'univers entier comme un monde d'essences douées d'infaillible vérité [°1918]. Par là, il rejoint pleinement la solution donnée au problème général de la vérité par notre philosophie, avec la seule différence que nous en précisons le sens avec les formules techniques de la philosophie thomiste.
La seconde conséquence est que toute la méthode, et donc toute la philosophie de Husserl, repose sur un paradoxe fondamental: celui du caractère transcendantal du «Cogito». D'une part; en effet, cette unique et première vérité réside en notre moi pensant, elle en dépend même d'une certaine façon; puisque c'est le «Cogito» qui constitue l'être «vraiment être» en le revêtant d'infaillible vérité; et, d'autre part, ce même objet d'intuition apparaît, dans son évidence apodictique, comme dominant l'univers (et notre moi qui en fait partie) par ses caractères d'éternité et d'absolue nécessité comme aussi d'extension universelle en son unité d'être et d'essence (car tout ce qui est réel ou possible a nécessairement son essence propre); ces caractères constituent le monde idéal comme un ordre dominant tous les autres et, en ce sens, vraiment transcendantal.
Ce paradoxe, loin d'être une contradiction, n'est au contraire, qu'un aspect de l'évidence primitive: il exprime les deux faces, l'une subjective, l'autre objective, du principe fondamental, et on peut le résumer en deux définitions qu'on trouve non explicitement mais équivalemment chez Husserl:
a) L'Ego transcendantal est le moi pensant en tant que source de toute affirmation évidente possible (et d'abord de toute expérience primitive en chaque science et en philosophie) prise dans l'ordre idéal ou intentionnel des vérités éternelles. Il s'appelle aussi la conscience transcendantale.
b) L'Objectivité est la propriété par laquelle tout «être» connu et signifié intellectuellement est le même que lui-même, partout et toujours et ainsi est doué de vérité, ce qui le fait vraiment être.
Ainsi donc, cette vérité vue en sa perfection par l'intuition évidente de l'être qui se manifeste tel qu'il est («phénomène» par excellence), est aussi bien vérité ontologique (propriété de l'être pensé tel qu'il est) que vérité logique (propriété de la pensée évidente). Nous sommes ainsi conduits à l'aspect métaphysique de la phénoménologie, où s'éclairera peut-être le paradoxe qui la fonde comme méthode.
§627). La métaphysique au sens thomiste comprend [°1919] la critériologie (problème de la vérité), l'ontologie (l'être comme tel et ses propriétés) et la théodicée (l'Être suprême, Dieu connu par la raison). Toute la philosophie de Husserl exposée jusqu'ici se donne comme une «critique» et en ce sens est éminemment métaphysique; mais l'est-elle aussi comme ontologie et comme théodicée? C'est ce qu'il convient de préciser. En fait, s'inspirant de Descartes en son point de départ, elle retrouve souvent, mais indirectement, comme présupposé ou par allusion, les trois êtres réels qui distinguent, chez les modernes, les trois parties de ce qu'ils nomment «métaphysique»: l'âme humaine, le monde et Dieu [°1920]. Mais ces trois objets n'ont aucun relief dans l'oeuvre de Husserl qui ne les traite jamais pour eux-mêmes. C'est pour plus de clarté que nous nous y référons comme à des centres d'intérêts indirects, capables de grouper des réflexions éparses en d'importants et multiples traités de critériologie.
A) Métaphysique du «moi pensant».
§628). Husserl comme Descartes, entre dans la philosophie par l'évidence du «moi pensant»; mais fidèle aux exigences les plus rigoureuses de la méthode critique, sa doctrine métaphysique au sujet de ce «moi» est d'abord fort négative:
1) Le «moi pensant» n'est pas une réalité individuelle; ni une personne, existant réellement dans le monde (qui est, dès l'abord, «mis entre parenthèses» avec tout ce qu'il contient). Il n'est donc pas une âme, ni spirituelle au sens cartésien, ni forme du corps au sens scolastique; il n'est pas non plus une substance porteuse d'accidents, ni au sens thomiste de facultés distinctes: intelligence et volonté, ni au sens du phénoménisme de Hume ou Stuart Mill; Husserl n'a jamais considéré en elles-mêmes la valeur de ces théories, il les a «mises entre parenthèses»; et pour lui, c'était la tâche future de la phénoménologie d'en dégager ce qu'elles contiennent d'infaillible vérité, s'il y en a!
2) Bien plus, le «moi pensant» n'est même pas un être au sens propre: c'est son objet qui est l'être véritable, en tant que revêtu d'infaillible vérité par le «Cogito» affirmant qu'il est nécessairement ce qu'il est. Pris à part, le «moi» ou la conscience transcendantale n'est qu'un pur sujet: il n'est rien en lui-même [§622]. Bien qu'il constitue l'être en l'affirmant vrai, il est tout entier tendance vers lui ou intentionnalité, selon la définition même de son essence, qui est celle de la connaissance. - Bref, le bilan métaphysique du «moi» est d'abord fort pauvre; mais sa valeur apparaîtra mieux plus loin [§630]; de plus, en approfondissant la solution du problème critique, Husserl indique deux autres propriétés plus positives:
3) Le «moi pensant», dans son essence universelle, est «un pur courant de conscience déterminé par le temps»; c'est là, comme nous l'avons dit, le résultat d'une 6e forme de réduction, par laquelle Husserl se préoccupe de dégager, dans l'évidence fondamentale du «Cogito», ce qui fait l'essence du «Je», valable absolument pour tous. Cet élément doit donc être indépendant de notre moi individuel et contingent, lequel, comme source constitutive de vérité, conduirait à un solipsisme idéaliste. Mais, fidèle à son mot d'ordre: «Zu den Sachen selbst», Husserl découvre en tout phénomène de pensée humaine, comme un élément essentiel sans lequel il ne serait pas ce qu'il est, une loi de succession qui lui est propre et qu'il appelle la «temporalité»; nous n'avançons vers le vrai qu'à l'aide d'une suite d'images mesurée par le temps. Cette notation doit être soulignée pour son exactitude, résultant des règles de la phénoménologie pleinement soumise à «ce qui est». Elle rejoint la loi que nous appelons «de dépendance empirique», exprimée par l'adage connu: «Non datur intellectio sine conversione ad phantasmata» [PDP §548]. En progressant dans cette direction, la phénoménologie retrouverait en l'homme, l'unité substantielle de l'âme et du corps qui corrige, en résolvant ses inextricables difficultés, le dualisme cartésien.
4) En se développant dans le temps, notre «moi pensant» s'enrichit d'infaillibles vérités qu'il accumule sous la forme d'habitudes de pensées justes ou de sciences; et il se manifeste ainsi comme un phénomène de personnalité. L'analyse s'exerce ici sur la pensée humaine qui, de fait, est progressive et constitue des chaînes de vérités. Si on lui applique la réduction eidétique, on met entre parenthèses tout ce qui est changeant pour ne relever comme essence du «moi» que le pur sujet, qui n'est rien en tant qu'opposé à l'objet. Mais si on lui applique la 6e réduction, transcendantale au 2e degré, on retrouve dans la conscience l'activité qui constitue l'infaillible vérité propre à l'ordre transcendantal; et l'on constate que cette constitution de l'être qui est vraiment être, est soumise à une double loi. D'une part, elle vient nécessairement de l'affirmation de la conscience (loi de constitution active) - mais d'autre part, elle se diversifie et se développe en une chaîne de vérités particulières, d'après les exigences de l'objet: elle sera différente, par exemple en géométrie ou en physique (loi de constitution passive). De là découle la troisième étape de la méthode signalée plus haut [§626, (4)]: celle de l'organisation. L'«Ego transcendantal» se constitue lui-même en affirmant l'être vrai, et il déploie progressivement sa vie ou sa personnalité en multipliant ses expériences, sources de vérités, et en les organisant en séries cohérentes ou en sciences. Elle-même, notre personnalité, n'est rien d'autre que l'ensemble de ces vérités, prises non pas dans leur succession actuelle, mais dans une conviction habituelle qui les groupe et les retient; celle-ci constitue notre personnalité, un peu comme notre «mémoire» selon saint Augustin est d'abord la mémoire de tout ce que nous savons inconsciemment.
Cependant la pensée de Husserl est ici fort subtile et abstraite: la personnalité dont il parle est d'ordre transcendantal, comme la réduction qui la découvre; elle se place entre trois interprétations qu'il faut exclure: elle n'est, ni une réalité spirituelle contingente, ni un pur lien logique entre les vérités scientifiques, ni un pur sujet négatif exclu de l'être. Il faudra en préciser plus loin le sens, en parlant de l'être absolu. Mais elle nous y conduit à travers le monde.
B) Métaphysique du monde.
§629). Si l'existence du monde sensible peut rester sans difficulté entre parenthèses, il n'en est pas de même des autres sujets pensants; car la vérité scientifique, revêtue d'évidence apodictique, est nécessairement la même pour tous les sujets pensants, si grand soit leur nombre, réel ou possible. C'est ainsi qu'après avoir découvert en sa conscience la source de toute vérité, Husserl voit surgir le problème des autres «moi» pensants. En le résolvant conformément à sa méthode, à partir de son propre «Ego cogitans cogitatum», sans autre présupposé, il retrouve d'abord un monde distinct de son «moi», formé d'autres «moi» pensants, à la manière des monades de Leibniz; il ne retrouve qu'ensuite le monde sensible, et dans sa philosophie issue de la critériologie, cet ordre est le plus naturel.
1) Le monde des esprits. Tout d'abord, dans l'ordre des possibles, en appliquant la réduction eidétique à son moi personnel, Husserl aboutit à une essence universelle qu'il juge capable de se multiplier, comme toute essence, en un nombre infini de personnes autres que lui. Mais cette possibilité même, dans une réflexion appuyée sur le seul «cogito», se heurte à deux difficultés: la première est que le moi est défini comme tel par son objet qui est l'être, objet parfaitement le même en toute pensée considérée comme sujet: comment dès lors peut-on distinguer plusieurs «moi» personnels? Husserl résout le problème en faisant appel au corps, qui fait partie essentielle de «ma conscience» phénoménologiquement décrite, et donc aussi, par analogie, à la conscience des autres «moi» personnels. Les multiples personnes ne se distinguent que par le lieu: mon «moi» sous son aspect corporel, est ici; celui des autres est là. Le lieu joue ainsi le rôle de principe d'individuation pour l'essence universelle du «moi» personnel.
Mais la deuxième difficulté est plus radicale encore: Les autres «moi» pensants en tant que connus par nous comme distincts de nous, deviennent inévitablement des objets, des êtres opposés à notre «cogito», alors qu'au contraire ils doivent rester des sujets pensants d'où jaillit, comme de notre conscience, la même infaillible vérité. Par suite, toute théorie de l'«intersubjectivité» ou de la pluralité des consciences transcendantales personnelles, si on la fonde sur le seul «cogito», ne devient-elle pas contradictoire et impossible? - Pour résoudre la difficulté, Husserl fait appel à la loi de temporalité, qui préside à la formation de notre personne comme nous l'avons dit. Par là en effet, notre moi n'est plus seulement pur sujet et néant d'être: nous pouvons en prendre conscience comme d'un objet, tout en lui laissant le rôle de sujet régi par la loi de constitution active. En le concevant dans son essence universelle grâce à la réduction eidétique chacun en sa propre expérience, peut prendre conscience des autres «moi» en tant qu'ils ont des expériences identiques, qu'ils sont sujets d'infaillibles vérités comme son «cogito». Husserl parle ici d'intropathie [°1921] (Einfühlung), catégorie phénoménologique que d'autres penseurs ont exploitée [°1922]: il la signale brièvement dans la 5e Méditation cartésienne. Il en conclut que le monde des autres esprits est ainsi pleinement justifié comme infaillible vérité, car il devient un aspect de l'évidence apodictique du «cogito»; en cette lumière, nous voyons directement notre «moi» d'abord comme sujet, puis comme objet personnel; en ce dernier, nous voyons par intropathie tous les autres esprits personnels: d'abord comme objets puis comme sujets dans leur rôle de source constitutive du monde comme être véritable.
Notons cependant que cet univers monadique des «moi» pensants n'est établi que dans l'ordre des possibles où il a son infaillible vérité comme aspect essentiel du «cogito». De plus, son existence est liée, soit à la loi de temporalité qui règle la formation du moi, soit à la localisation corporelle qui permet leur multiplicité: et par ces deux derniers aspects, le monde des esprits suppose celui des corps.
2) Le monde des corps. Ce monde, il est vrai, reste entre parenthèses, s'il s'agit de chaque individu sensible qui n'a qu'une existence contingente et dès lors, est exclu de l'évidence apodictique; mais pris en toute son extension, comme l'ensemble de tous les objets distincts du moi, il est un phénomène doué d'infaillible vérité, car il appartient lui aussi à l'essence du «cogito». Étant donné, en effet, que la loi d'institution passive suppose la temporalité, notre évidence apodictique première serait impossible, telle qu'elle se manifeste pourtant, s'il n'y avait pas un monde des corps; lequel, d'autre part, est encore exigé par l'aspect d'intersubjectivité qui caractérise cette évidence apodictique.
C'est ainsi que Husserl, à partir de sa première intuition, établit la réalité d'un monde objectif, soit sensible, soit comme univers formé d'esprits et de corps [°1923], ajoutant qu'il peut toujours grandir et n'est, comme totalité, qu'une «idée limite». Dans ses ouvrages qui ne sont qu'une introduction méthodologique, il en reste à cette conclusion fort générale; mais, en poursuivant dans le même sens les analyses phénoménologiques de nos vérités scientifiques, surtout en sciences positives modernes, on peut, semble-t-il, du moins en droit, retrouver la valeur de notre univers sensible, en tous ses objets, comme étant vraiment être.
Ce monde enfin, par la même méthode, peut-il nous conduire à Dieu?
C) Métaphysique de l'Être absolu.
§630). Ce qui frappe d'abord dans la phénoménologie telle que nous l'a transmise Husserl, c'est le caractère négatif de sa théodicée. En possession de l'infaillible vérité du «Cogito», il se défend d'en dépasser arbitrairement la valeur objective et il reproche à Descartes d'avoir commis cette faute de logique, non seulement en affirmant l'évidence immédiate de son âme spirituelle comme «substance pensante», ce qui est exact, mais aussi en en concluant l'existence de Dieu source et garantie dernière de toute vérité, ce qui est peut-être plus contestable [°1924]. Mais Husserl, rejetant tout présupposé, estime que la logique d'Aristote, précisément parce qu'elle est la logique naturelle de notre raison, n'a de valeur que pour le monde «naïf» des vérités d'ordre spontané. C'est le principe de causalité, utilisé par Descartes comme par toute métaphysique traditionnelle, qui permet de conclure à l'existence de Dieu pour en déduire toutes les autres thèses de la théodicée; or Husserl n'en voit pas l'évidence apodictique: il le remplace par sa méthode d'explicitation où l'intuition passe, de l'être vu tel qu'il est, à tous les autres aspects d'être qu'il implique. Il progresse ainsi dans la construction d'une philosophie infailliblement vraie, mais en laissant «entre parenthèses» l'existence de Dieu, comme celle de toutes les substances particulières du monde.
Positivement, néanmoins, cette méthode rigoureuse permet dès l'abord une affirmation d'importance fondamentale pour la théodicée, qui n'a pas échappé à Husserl. On peut l'exprimer ainsi:
L'être qui n'est que être, impliqué dans l'objet de l'expérience fondamentale du «cogito», apparaît avec une évidence apodictique, comme l'Absolu au sens plein du mot.
Nous appelons ici «l'être qui n'est que être», l'être qui se manifeste tel qu'il est, c'est-à-dire le «phénomène» par excellence que Husserl met à la base de sa phénoménologie. S'il en a tiré une méthode fondée sur l'évidence ou l'être déploie progressivement sa riche simplicité grâce à la technique de l'épochè et de la réduction, on peut aussi en tirer une métaphysique en réfléchissant sur le caractère absolu de cet être qui, revêtu d'infaillible vérité par l'intuition, est dès lors vraiment être.
L'absolu, dirons-nous, c'est l'être qui se comprend par soi-même sans avoir besoin d'un autre, tandis que le relatif est l'être qui se comprend ou est intelligible par un autre. L'absolu est ainsi l'une des quatre notions qui divisent l'être et commandent toute notre métaphysique de l'être, soit fini et créé, soit infini comme Dieu [°1925]. Il semble que Husserl ait soupçonné la fécondité de cet aspect de l'être; seulement, il ne le trouve en son principe premier, qu'au terme d'une longue série de réductions où il a laissé de côté tout ce qui regarde l'existence contingente des êtres, soit pensés hors de nous ou imaginés en nous, ou des actes subjectifs de conscience affirmant l'être. Cet absolu lui apparaît alors comme parfaitement immanent à la conscience, objet immédiat (évident) du «Cogito»; et il le définit comme la substance de Descartes: «L'être immanent, dit-il, est donc sans doute l'être absolu en ce sens que par principe nulla re indiget ad existendum» [°1926]. Quand on a atteint le «Cogito» par réduction transcendantale, on est bien en face de l'être «qui n'est que être», possédant de fait (en acte, pourrait-on dire) tous les modes d'être possibles, s'imposant par soi-même et n'ayant besoin d'aucun autre [°1927] pour être ce qu'il est et en ce sens pour exister comme être vraiment être. N'est-ce pas l'affirmation de l'Être nécessaire, absolu au sens plein du mot «Esse subsistens», dont l'essence est d'exister ou d'être par soi (aséité), de sorte que le principe fondamental contiendrait implicitement l'intuition évidente de l'existence de Dieu?
Il semble pourtant que la pensée de Husserl soit plus subtile. Dans sa méthode, on peut se faire une idée de Dieu à plusieurs plans de réduction. Il y en a deux principaux, l'un psychologique, l'autre transcendantal. Au premier, après avoir mis «entre parenthèses» toute réalité contingente du monde sensible, puis de notre moi pensant, il reste l'essence de notre connaissance humaine. Celle-ci se réalise par excellence dans la pensée, et d'abord dans l'intuition de l'être qui, à ce titre, est une connaissance absolue, comme nous l'ayons dit. Dieu, dès lors, sera conçu comme «Représentant idéal de la connaissance absolue». Mais, à ce premier plan, nous restons au niveau de la connaissance humaine qui suit la loi de dépendance empirique, et Dieu lui-même y est soumis: «Il s'avère ainsi, dit Husserl, que tout ce qui a le caractère d'une chose spatiale ne peut être perçu, non seulement des hommes, mais même de Dieu - en tant que «Représentant idéal de la connaissance absolue» - qu'au moyen d'apparences où elle est donnée et doit être donnée sous une perspective variable» [°1928]; c'est-à-dire comme un être localisé, avec un haut et un bas, une situation variable mais indispensable. Il est clair qu'une telle conception de Dieu reste très imparfaite et n'est pas encore vraiment philosophique: elle correspond aux notions du sens commun, mélangées d'imaginations à purifier. Il faut donc continuer les réductions pour atteindre le plan transcendantal où l'on obtient une notion d'être absolu beaucoup plus pure, mais en même temps beaucoup plus subtile à cause de son haut degré d'abstraction.
Nous nous trouvons en effet dans le monde des essences, celui des êtres possibles, appelé monde idéal par Platon, transcendantal par Kant et Husserl. Celui-ci, comme il l'affirme souvent, poursuit jusqu'au bout sa méthode: il met «entre parenthèses» toute existence réelle [°1929] et n'admet comme donnée absolument évidente que la pure essence (celle de l'être qui est ce qu'il est) saisie par la pure conscience, laquelle s'oppose à cette essence en la possédant et en l'affirmant vraie. C'est ce qu'il appelle la subjectivité transcendantale. «Par là, dit-il, nous nous comprenons nous-mêmes comme subjectivité. Subjectivité qui ne se trouve pas, comme dans la simple réflexion psychologique, en un monde achevé, mais qui porte et réalise en elle-même, en tant qu'opérations possibles, toutes ces opérations par lesquelles ce monde est venu à l'être» [°1930]. L'être, en effet, comme objet propre de la pensée, est d'une richesse inépuisable: témoin le système des sciences qui peut en jaillir. Mais tous ces objets scientifiques, ainsi amenés à l'être véritable, par l'évidence apodictique, restent en droit dans le monde des possibles. Car, même l'essence de l'être pur, qui exprime pourtant d'abord ce qui existe, peut se comprendre dans l'ordre des possibles [°1931], et il le doit semble-t-il, selon Husserl, pour être apodictiquement évident.
Nous retrouvons ici le paradoxe fondamental sur lequel repose toute la phénoménologie, mais avec sa solution: car, au sens que nous venons d'expliquer, tout dépend de notre moi comme «Ego cogitans cogitatum»; il possède un «à priori universel subjectif» qui, dit Husserl, «précède l'Être de Dieu, du monde et de tout autre être pour moi qui les pense. Même Dieu est pour moi ce qu'il est par ma propre opération de conscience... ce qui ne veut pas dire, ajoute-t-il, que j'invente ou façonne cette plus haute transcendance» [°1932]. En effet, c'est seulement dans l'ordre des possibles, celui des essences et de la science au sens strict, que la conscience est première. Mais c'est bien le point de vue de la phénoménologie, et l'on peut dire que le sommet en est cette thèse métaphysique de l'être absolu, comme fondement premier des essences, c'est-à-dire de l'Être et des êtres qui sont vraiment être, mais dans l'ordre des possibles.
Husserl ne s'est pas cru autorisé à pousser plus loin son ontologie et sa métaphysique, comme thèses explicites jouissant d'évidence apodictique et d'infaillible vérité. C'est pourquoi il a qualifié sa doctrine d'«Idéalisme transcendantal phénoménologique», qu'il ne faut pas confondre avec l'idéalisme ordinaire, ni de Kant, ni de Hegel, ni surtout de Hume: car il n'exclut pas, sur le plan de la psychologie et de la physique, la réalité de l'âme ou du monde corporel, pas plus que l'existence réelle de Dieu en métaphysique. Il ne nie pas ces thèses défendues par les philosophes réalistes, mais à son avis, elles sont d'abord mises «entre parenthèses»; ce ne sont pas dès l'abord des vérités infaillibles capables d'entrer sans plus dans la construction d'une philosophie comme «science au sens strict». Elles restent «entre parenthèses», même une fois explicité tout l'aspect métaphysique immédiatement affirmé dans le principe fondamental de la phénoménologie. C'est là toute la Métaphysique de Husserl.
§631) CONCLUSION. La phénoménologie, dans la philosophie du XXe siècle, est d'abord une méthode dont il faut souligner la valeur. Le grand mérite de Husserl est d'en avoir dégagé le sens profond et tracé les règles essentielles pour constituer la philosophie en vraie science, c'est-à-dire pour n'accepter aucune thèse qui ne soit infailliblement vraie. Cette idée directrice fait la forte unité de tous ses ouvrages, et il reprend ainsi l'idéal même d'Aristote adopté par la grande scolastique du XIIIe siècle; c'est pourquoi, son intervention marque un tournant décisif dans le mouvement philosophique, tournant qui brise avec les faiblesses du XIXe siècle: idéalisme, positivisme, phénoménisme, scientisme, etc., pour retrouver l'orientation foncière de la raison vers l'être lui-même.
Très sagement, il s'en est tenu à l'exposé d'une méthode comme introduction à la science philosophique dont il traçait le plan; et il a même travaillé à la constituer positivement, plus qu'il ne l'avoue explicitement, puisqu'il a conçu et réalisé son Introduction sous forme de critériologie, ce qui est une partie importante de la métaphysique, un des quatre grands traités de la science philosophique complète [°1933]. Mais il a démontré par sa tentative la difficulté (presque insoluble) de constituer une telle «critique générale de la connaissance» sans aucun présupposé, en n'utilisant délibérément aucune position philosophique, ni platonicienne ou aristotélicienne, ni augustinienne ou thomiste, ni cartésienne ou kantienne, ni aucune thèse ou technique autre que le premier principe phénoménologique et la méthode de réduction qui lui correspond. En un sens, il a tenu parole: avec une rigueur indomptable, il s'en est tenu à son programme. L'idéalisme transcendantal phénoménologique auquel il est ainsi parvenu, n'est encore qu'une ontologie embryonnaire, mais elle est une authentique thèse de métaphysique: tel est le sens du mot «transcendantal» qui qualifie cet idéalisme. Il désigne à la fois l'ordre réflexe ou totalement «à priori» [°1934] de la science critique, et l'aspect d'infaillible vérité qui lui est propre. La critique est une philosophie de la vérité et, à ce titre, une métaphysique.
Cette doctrine est qualifiée aussi d'idéalisme, et c'est encore à bon droit; car en toute rigueur de méthode, pour fonder l'infaillible vérité des essences (qui seules sont objet des sciences humaines au sens strict), il ne faut qu'un absolu idéal, dont la réalité reste dans l'ordre des possibles [°1935]. Et le mérite le plus solide de cet idéalisme est d'être phénoménologique. L'être absolu d'ordre idéal ainsi affirmé est le phénomène par excellence: il jouit de l'évidence apodictique et exprime une vérité éternelle, nécessaire et définitive. De plus, loin d'exclure les autres vérités infaillibles concernant des êtres plus déterminés, cet Absolu les appelle par son caractère d'universalité, son aptitude à s'identifier avec tous ces êtres particuliers, et celà, dans l'évidence apodictique appliquée aux divers objets des sciences particulières. Husserl a eu conscience de la valeur et de la fécondité d'un tel principe fondamental: c'est un champ illimité d'investigations qui s'ouvrait devant lui. Il fit lui-même quelques essais d'applications en arithmétique et surtout en science logique. Mais il reste toutes les autres sciences humaines, à commencer par les sciences physico-mathématiques modernes, puis celles de la vie: histoire, psychologie, morale avec les systèmes religieux qui se donnent comme vrais; partout la raison humaine s'est contenté jusqu'à maintenant de certitudes «naïves» d'ordre spontané; il s'agit de les soumettre toutes à la méthode phénoménologique pour y discerner ce qu'elles renferment d'infaillibles vérités. Conscient de ne pouvoir seul remplir un tel programme, Husserl l'a proposé à ses disciples; mais pour lui, tel est bien le programme de la «philosophie comme science au sens strict», et son message personnel a été d'avertir tous les philosophes qu'ils avaient à le remplir, sous peine de laisser «entre parenthèses» la vérité de leur philosophie!
Certes, dirons-nous, un tel programme n'est pas absurde en soi; mais, tout bien considéré, il ne s'impose nullement, même en concédant la vraie valeur de la méthode phénoménologique et en en respectant toutes les exigences raisonnables, qui sont en philosophie, celles de la critériologie. Husserl, qui a si vigoureusement réagi contre les faiblesses de la philosophie moderne, a été, malgré tout, victime d'un de ses défauts: celui de prétendre recommencer à lui seul la construction de la philosophie en faisant table rase de toute tradition, comme Descartes. Il veut «aller aux choses» sans nul présupposé: mais d'abord, est-ce vraiment possible? Lui-même s'est assimilé, et avec grand profit, la doctrine scolastique de son maître Brentano sur l'intentionnalité, et il a reconnu sa dette envers Descartes. Mais de plus, une fois conquise la première «vérité infaillible», (celle de l'Ego cogitans cogitatum, dont l'objet est l'Absolu d'ordre idéal), rien n'oblige de se priver de toutes les précisions accumulées par la tradition de la philosophie chrétienne, pour en déduire les autres vérités apodictiquement évidentes, en commençant par celles de la métaphysique générale, pour remonter par les degrés des créatures jusqu'à la théodicée, en s'aidant d'un vocabulaire technique parallèlement élaboré en vue de délimiter partout le champ de l'infaillible vérité [°1936]. Après un exposé de philosophie traditionnelle où l'auteur, tout en restant de droit dans l'ordre spontané, applique en fait le critère d'évidence apodictique, la vérification phénoménologique peut être aisée et rapide. Elle sera bien plus nécessaire et aussi plus longue et difficile pour découvrir ce qui est infailliblement vrai dans les innombrables lois et hypothèses des sciences modernes. Mais en procédant ainsi, nous appliquerons simplement une des règles, données par Husserl, concernant le rôle directeur de l'objet des sciences.
De fait, en renonçant à l'aide de toute tradition philosophique, Husserl laisse planer le doute sur deux points importants: D'abord, comprend-il son idéalisme transcendantal comme un rationalisme qui mesurerait toute vérité infaillible à l'évidence apodictique accessible à notre raison humaine? ou bien reste-t-il ouvert à l'existence de Dieu et à l'infaillible vérité de la Révélation? - Ensuite, comment détermine-t-il le domaine de l'infaillible vérité et celui de la philosophie? Tout dépend de la manière dont il comprend sa technique de la réduction et du sens qu'il donne à l'être premier connu, à partir duquel toutes nos certitudes peuvent devenir des vérités infaillibles. Car l'être qui n'est que être, l'objet du principe fondamental, apparaît, à l'examen phénoménologique, comme très complexe; il faut, pour en déterminer le sens exact, tenir compte des théories de l'analogie, de l'abstraction, de son caractère d'«ens concretum quidditate sensibili», etc. Toutes ces précisions, comme aussi la valeur du principe de causalité et des autres premiers principes qui découlent immédiatement de l'être, et encore l'intuition des êtres concrets objets de perceptions, peuvent être établies comme des évidences infailliblement vraies et fonder une méthode de démonstration scientifique [°1937]. Mais Husserl les remplace toutes par sa technique de la réduction qui dévoile, dans les objets particuliers, l'être absolu qui s'y trouve impliqué. Il semble parfois exclure de la pleine évidence source d'infaillible vérité, l'existence réelle actuelle soit du moi pensant, soit de l'objet de perception. S'il en est ainsi, il se ferme le chemin du réalisme authentique et d'une preuve valable de l'existence de Dieu. Mais une telle restriction serait arbitraire: elle restreint indûment la valeur de la méthode phénoménologique; car c'est en se basant sur les exigences essentielles (vues avec évidence) de l'être existant réellement mais de façon contingente, que s'établit la valeur du principe de causalité parfaite, permettant de passer à l'affirmation évidente de l'existence de Dieu, Être absolu. À moins d'interpréter ainsi la méthode de réduction ou encore au sens de l'intuition augustinienne qui voit, en toute vérité évidente, l'existence de la Vérité subsistante elle-même, la philosophie de Husserl reste enfermée dans l'erreur rationaliste et vouée à l'erreur idéaliste. Telle que son auteur nous la livre, pourtant, la méthode phénoménologique ne comporte pas nécessairement cette interprétation; et la métaphysique de Husserl, à cause même de son état embryonnaire, reste dans la vérité qui précède ces erreurs.
De même, en excluant de l'évidence apodictique réservée aux Vérités éternelles, les faits concrets, la phénoménologie contesterait arbitrairement à l'histoire et aux faits d'expérience sensible la valeur d'infaillible vérité qui peut leur convenir en droit dans les limites de l'évidence objective. Ici encore, il suffit d'appliquer jusqu'au bout la méthode d'évidence pour justifier pleinement les convictions du bon sens admises par la philosophie traditionnelle.
Concluons que cette oeuvre puissante, mais fort abstraite et technique, est un approfondissement valable de la critériologie, dans la ligne de Descartes et de Kant; mais elle ne «frappe pas de nullité», malgré ses prétentions, toutes les philosophies qui l'ont précédée: en particulier, les doctrines solidement fondées sur l'évidence du bon sens dans la grande tradition de la philosophie chrétienne, loin d'être éliminées, se trouvent au contraire pleinement justifiées par l'application bien comprise de la méthode phénoménologique; et elles lui sont même indispensables pour en expliciter toutes les richesses, en la gardant des restrictions arbitraires et des dangers d'erreurs qui la menacent.
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