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b109) Bibliographie spéciale (sur tout le chapitre de morale économique)
§1230). Si les activités libres de l'homme dans l'usage des biens utiles et des services qui constituent la vie économique, se manifestent dans leur ensemble comme réglées par un système de lois, objet d'une science positive, elles sont aussi soumises aux directions plus hautes et plus essentiellement humaines de la loi morale, comme nous l'avons dit plus haut [§1147]. À ce nouveau point de vue, ce n'est plus simplement la conduite sociale où l'influence des libertés individuelles s'estompe, qu'il faut considérer, mais d'abord la vie de chaque personne qui trouve en sa propre conscience la règle prochaine de moralité: il y a ici des problèmes d'économie privée.
L'un des plus importants est celui du travail qui, pour un grand nombre d'hommes, est l'unique ou le principal moyen de subsistance. Il a d'ailleurs, à côté d'aspects individuels, des caractères d'ordre social sur le plan, soit de la famille, soit de la société professionnelle [°1676]. Mais dans celle-ci les deux grands problèmes actuels de la vie économique sont ceux du capitalisme et du corporatisme. Ce chapitre comprend ainsi quatre articles:
1. - Problèmes d'économie privée.
2. - Le problème du travail.
3. - Le capitalisme.
4. - Le corporatisme.
b110) Bibliographie spéciale (Problèmes d'économie privée)
§1231). Les quatre aspects de la vie économique: production, circulation, distribution et consommation, donnent lieu à l'intervention des lois morales dans la vie privée; et il convient d'examiner d'abord la valeur morale de la consommation, parce que celle-ci est le but sur lequel doivent se régler, pour garder leur bonté humaine, les autres activités économiques.
Cependant, les problèmes moraux que soulève la production concernent le travail et le capital, et trouvent principalement leur solution dans les associations professionnelles: vu leur importance, nous les traiterons dans les articles suivants. Il reste donc, pour ce premier article, en dehors de la consommation, l'examen des règles de l'échange, sous sa double forme de circulation par le commerce, et de répartition, spécialement par le loyer (car les autres formes, comme le salaire, l'intérêt ou le bénéfice, se rattachent plutôt aux problèmes du travail et du capital).
D'autre part, la règle des échanges sous toutes ses formes, si diverses soient-elles, est dominée par l'acte moral du contrat, qui est un acte de justice.
Nous diviserons donc cet article en quatre paragraphes:
1. - Valeur morale de la consommation.
2. - Les contrats et le juste prix en général.
3. - Les justes prix du commerce.
4. - La juste répartition.
Thèse 15 [°1678]. 1) La valeur morale de la consommation est celle d'un pur moyen, mesuré par le but de la vie. 2) Elle mesure elle-même la moralité de toutes les autres activités économiques.
A) Explication.
§1232). La consommation définie comme «l'usage judicieux des biens matériels, en vue de satisfaire un besoin de l'homme» [§1217], est évidemment le but que tendent à réaliser toutes les autres activités économiques, car la production n'est qu'un effort pour adapter les biens de la nature à la satisfaction de nos besoins, ou pour fournir des services utiles; et les échanges, malgré toutes leurs variétés et complications, aboutissent toujours à mettre quelque bien ou service à notre disposition, sous peine de perdre toute raison d'être: c'est en particulier l'unique valeur raisonnable de la monnaie, simple substitut des biens utiles. Or on doit établir ce principe: «La valeur morale de la consommation est identique à celle du besoin économique qu'elle satisfait»; car on juge de la perfection d'un acte, et donc de sa moralité essentielle, par celle de son objet. Mais dans l'analyse de la valeur d'un bien utile répondant à un besoin [§1176, sq.], il faut noter deux différences entre le point de vue économique et le point de vue moral:
a) Seule la valeur sociale d'échange fait entrer un bien utile dans l'ordre économique; mais aucun aspect n'est étranger à l'ordre moral. Si la valeur personnelle n'est qu'une circonstance assez secondaire, dont la charité demande pourtant de tenir compte, la valeur d'usage est fondamentale, avec son double aspect, individuel d'abord, le plus important (que nous considérons ici), puis social, dont nous parlerons plus loin. La bonté morale, en effet, caractérise nos actes d'abord en fonction de notre propre vie. Il ne s'agit plus seulement de cette prudence purement scientifique qui dispose les moyens de production et de circulation des biens et services de façon à les rendre profitables, et en ce sens raisonnables [§1149]; mais de la vertu morale de prudence qui règle chacun de nos actes en vue de progresser vers le but suprême de la vie; et c'est là une affaire personnelle avant d'être une question de rapport avec le prochain. Même si, par exemple, le vin devenait aussi commun que l'eau et perdait ainsi toute valeur d'échange, il resterait le devoir moral d'en user sobrement, sans s'enivrer.
b) D'où une deuxième différence: tout acte humain par lequel on use de biens matériels relève de la morale; la consommation, au sens économique, n'embrasse qu'une partie de ces actes, ceux qui constituent l'usage judicieux de biens ou services qui ont demandé un certain travail de production ou de distribution. Ainsi, l'usage de l'eau peut être réglé par la morale, et l'ascétisme religieux recommande «de ne pas boire entre les repas»; mais cet usage n'appartient pas à la consommation, au sens économique du mot.
Sans doute, la plupart des biens dont nous usons ont une vraie valeur économique au sens strict, surtout dans nos pays où la propriété privée est très développée. Pourtant certaines contrées privilégiées peuvent donner, pour des fruits par exemple, une abondance comparable à celle de l'eau; et quelques économistes prévoient même, grâce aux progrès techniques, une production si intense que l'abondance des biens leur ferait perdre toute valeur d'échange [°1679]. Dans cette hypothèse, si l'entraide sociale produisait par exemple le pain, la viande, les vêtements et les chaussures, etc. en telle abondance que chacun pourrait les recevoir selon ses désirs, comme l'eau de la fontaine, le problème économique se bornerait à organiser leur production, et peut-être à régler leur distribution; mais le problème moral de leur usage (ou consommation) resterait entier, et se résoudrait comme dans l'économie actuelle.
Nous retrouvons ici la hiérarchie des cinq ordres de la civilisation [°1680], but immédiat de la vie terrestre et préparation au but définitif de la vie dans l'au-delà. L'usage des biens matériels n'en est que le premier élément, le plus humble de tous. Cet élément est indispensable, certes, ici-bas, parce que dans notre nature où l'âme spirituelle est unie substantiellement au corps, les bonnes dispositions de celui-ci sont requises pour l'exercice des plus hautes fonctions de l'esprit, selon l'adage: «mens sana in corpore sano». Mais son rang est celui d'un pur moyen, totalement subordonné aux opérations plus hautes de la vie morale et intellectuelle qu'il doit favoriser.
B) Preuves.
§1233) 1. - Consommation, pur moyen. La valeur morale de la consommation est celle du besoin qu'elle satisfait. Or, il s'agit toujours en économie, directement ou indirectement, d'un besoin corporel, auquel répond un bien utile ou un service, et qui est, nous venons de le rappeler, un simple moyen. Tout dépend donc, pour un bien consommé, de son aptitude à favoriser la vraie culture humaine.
§1234) 2. - Mesure de la vie économique. La fin est la mesure de la bonté morale des moyens dont toute l'essence est d'y conduire. Le moyen peut sans doute avoir sa valeur propre, de malice ou de bonté, d'où la règle: on ne peut faire un mal pour obtenir un bien. Mais à supposer un acte moralement indifférent, il sera bon ou mauvais selon qu'il conduira à une fin bonne ou mauvaise.
Or toutes les opérations de production ou d'échange dans l'ordre économique n'ont d'autre but que de procurer une certaine consommation; c'est pourquoi, tout en réservant la moralité qui peut leur convenir en elle-mêmes, il faut d'abord mesurer leur valeur sur celle de la consommation qu'elles visent. Ainsi, une organisation de production et de vente de stupéfiants, comme morphine, opium, etc., même économiquement parfaite, est toute entière moralement mauvaise, si son but est de favoriser le vice.
C) Corollaires.
§1235) 1. - Idéal communiste. L'erreur fondamentale du marxisme et du communisme athée est d'absorber toute la civilisation dans l'ordre économique dont la prospérité est, pour lui, l'unique but de la vie, et par conséquent de l'État [PHDP, §482]. Ses adeptes peuvent être très compétents en science économique, prise au sens positif; mais toute leur action est viciée moralement par le but erroné qu'ils lui donnent. C'est pourquoi il importe de toujours distinguer l'ordre économique de l'ordre culturel et politique.
Ce but, inspiré du matérialisme, rabaisse tellement l'idéal humain que plusieurs parmi les socialistes, à la suite de De Man, cherchent à le dépasser, tout en poursuivant encore le bonheur suprême sur cette terre, mais en le plaçant dans la satisfaction des besoins artistiques, littéraires, etc., et dans le progrès culturel de l'humanité, spécialement par la science. C'est là un bon mouvement, mais inachevé, comme le montre la morale générale [§1066], et par conséquent, incapable d'assurer la valeur de la vie économique.
§1236) 2. - Alcoolisme, et tempérance. On appelle alcoolisme un état pathologique du corps et de l'esprit causé par l'usage excessif et prolongé des boissons spiritueuses. Ce n'est plus un désordre général comme le précédent, mais particulier. C'est un exemple où la consommation n'est pas raisonnablement adaptée au progrès des activités humaines plus hautes. L'expérience montre, en effet, que l'usage intensif des boissons alcooliques a de déplorables effets physiques et moraux. Il est source d'un grand nombre de maladies, surtout nerveuses et mentales: «Sur 80000 aliénés séquestrés que l'on compte en France, écrivait le P. Lahr en 1920, 20000 environ doivent leur folie directement ou indirectement à l'alcool. Il est aussi l'occasion d'une déchéance morale qui entraîne souvent des délits et des crimes; ainsi, dans la prison Sainte Pélagie de Paris, sur 2950 prisonniers, les renseignements de police en signalent 2124 comme s'adonnant à l'ivrognerie» [°1681]. De plus, comme le remarquait déjà Plutarque: «Ebrii gignunt ebrios»: ces effets sont multipliés par l'hérédité, en sorte que ce désordre, en se répandant dans le peuple, y est un germe sérieux de décadence.
On a proposé à ce mal le remède des lois de prohibition, et celles-ci peuvent se justifier; mais elles resteront inefficaces et ne seront qu'une occasion de fraude monstre, si elles ne s'accompagnent d'un effort de redressement moral. D'ailleurs, l'alcoolisme n'est qu'un cas particulier de l'usage des biens matériels, source de plaisirs sensibles qui sont, dit saint Thomas, unis par la nature aux opérations destinées à conserver soit la vie individuelle (plaisir du boire et du manger), soit l'espèce humaine (plaisirs de la chair). C'est le domaine propre de la vertu de tempérance, qui apprend à en user raisonnablement, suivant le but voulu par la nature, en pleine harmonie avec le but final de la vie. Ces plaisirs essentiels sont souvent rehaussés ou complétés par d'autres, moins corporels, comme les conversations, les jeux et divertissements, lectures, cinéma, théâtre, etc., et par l'amitié: tous doivent se soumettre à la sage modération de la tempérance et de ses vertus annexes, douceur, politesse, etc., et sur un plan plus élevé, de la charité chrétienne.
De tous ces plaisirs disciplinés par la tempérance, plusieurs sont en marge du cycle des phénomènes économiques, en particulier ceux qui règle l'institution du mariage [§1121]. Mais toute satisfaction d'un besoin par un service ou un bien utile procure de soi un plaisir qu'il faut ordonner au but de la vie. C'est pourquoi la tempérance est la vertu indispensable qui donne sa valeur morale à la consommation économique.
§1237) 3. - Le luxe. Cette «consommation des objets les plus rares et les plus coûteux» [§1219] trouve elle aussi sa règle morale dans la tempérance; et celle-ci, comme toute vertu humaine, s'établit dans «un juste milieu» en tenant compte des diversités de temps, de situation, de personnes. Ainsi, l'emploi habituel d'objets luxueux est très légitime dans le culte divin [°1682], et peut se justifier aussi chez un prince où il s'inspire de la vertu de magnificience. De même, chez les riches, mais avec mesure; c'est, par exemple, un excès blâmable «si, pour décorer un salon, il faut des dahlias bleus que l'on aura fait épanouir dans les serres en brûlant plus de charbon qu'il n'en faudrait pour chauffer dix familles tout un hiver» [°1683]. Ce qui motive d'ordinaire ces excès est «l'esprit de faste et d'ostentation» qui est un vice. Le luxe ainsi compris se rattache aux dépenses excessives, soumises à la règle suivante:
«Toute dépense qui sacrifie le nécessaire à l'utile, ou l'utile au superflu, est moralement blâmable» [Cf. utilisation du superflu, §1115].
§1238) 4. - Culture physique, hygiène et sport. On appelle culture physique l'effort méthodique pour développer des aspects corporels de notre vie humaine, santé, vigueur, agilité, acuité des sens, etc. Elle prend deux formes principales:
a) l'hygiène, qui est l'emploi habituel des moyens ordinaires de préservation et d'entretien, favorables à la santé corporelle;
b) le sport qui est, de soi, l'exercice méthodique des diverses activités corporelles, comme la marche, la lutte, la direction des véhicules, etc.
La culture physique tient nécessairement une grande place dans un idéal de vie matérialiste comme celui des communistes et de beaucoup de nos contemporains [°1685]. Elle a aussi, dans une organisation conforme à la morale, sa place très légitime mais secondaire et subordonnée, au même titre que la satisfaction des besoins corporels et l'usage des plaisirs sensibles.
Nous retrouvons en ce domaine le règne de la tempérance éclairée par la prudence.
Le sport ajoute souvent à la culture physique un souci soit de jeu et de récréation, soit de formation artistique, parfois aussi de progrès scientifique ou technique qui en rehausse la valeur. Les professionnels peuvent même en faire un métier qui leur permet de «vivre honnêtement». Mais il y a aussi un danger fréquent d'excès, moralement blâmable, où la passion déborde la raison, si, par exemple les préoccupations sportives entravent la formation intellectuelle, ou font manquer aux devoirs religieux, etc.
De notre thèse, découle également la solution de principe au problème de l'utilisation des loisirs fournis autrefois par la fortune, et que les progrès techniques tendent à multiplier, même parmi les ouvriers. Si l'on entend par loisir tout le temps non exigé par un travail économique utile [°1686], il ne s'agit nullement de les remplir tout entiers par les seules occupations de jeux ou de sport, ou de plaisir sensible, ou de culture physique: ceux-ci y auront leur place, mais subordonnée, conformément à la règle morale de tempérance que nous venons d'établir. Mais aux yeux de la droite raison, si les progrès de l'économie distribuent a un plus grand nombre de plus longs loisirs, c'est pour leur permettre de développer, chacun selon ses aptitudes et sa vocation, les divers ordres de biens, surtout scientifique, artistique, morale et religieuse, dont l'épanouissement harmonieux constitue le seul vrai but de la vie humaine. C'est donc dans le sens d'institutions culturelles et religieuses que doit avant tout s'orienter l'organisation des loisirs.
§1239) 5. - L'austérité. Si la consommation économique et l'usage des plaisirs sensibles n'est qu'un pur moyen, il peut être expédient de le restreindre plus ou moins en faveur d'un épanouissement meilleur des aspects plus parfaits de notre vie humaine: ainsi se justifient, même aux yeux de la raison, les pratiques de pauvreté, de chasteté, et toutes les austérités de la vie religieuse. Cependant, dans cette vocation toute surnaturelle, comme dans les exemples des saints, la norme de la vie morale n'est plus celle de la raison, mais celle de l'Évangile où la grâce, sans détruire la nature, la parfait et la dépasse considérablement, jusqu'à devenir parfois, selon le mot de saint Paul, «une folie» aux yeux du monde. Il faut se souvenir ici de l'imperfection de toute morale purement philosophique, et reconnaître que la pleine solution du problème de la valeur morale, soit de la consommation économique, soit en général de la satisfaction de nos besoins corporels et de l'usage des plaisirs sensibles, n'est donnée pratiquement que par la vie chrétienne.
Thèse 16. 1) Les phénomènes économiques d'échange et de répartition se traduisent dans l'ordre moral par diverses formes de contrats; 2) dont la légitimité repose sur le juste prix des biens utiles et des services.
A) Explication.
§1240). La valeur morale de l'économie d'échange suppose, nous le savons, la légitimité déjà démontrée de la propriété privée [§1113], et l'usage de celle-ci relève de la vertu de justice. De même que la tempérance règle la consommation économique en la débordant, ainsi la justice pour les échanges. Nous commencerons donc par en définir le rôle, pour déterminer la place exacte de la morale économique.
La justice en général est la vertu par laquelle on rend à chacun ce qui lui est dû, en sorte que, par elle, on tend vers le but de la vie (la gloire de Dieu) indirectement, en tenant compte des autres hommes, et par leur intermédiaire. Mais ces relations mutuelles sont différentes si on les considère entre personnes individuelles, ou entre une personne et le groupe social où l'entraide produit un bien commun, une perfection plus haute inaccessible à l'effort de chacun pris à part; et dans ce dernier cas, la situation diffère pour l'individu travaillant au bien commun, et pour le chef chargé de distribuer les charges et les avantages sociaux. Nous avons ainsi trois grandes formes de justice que nous appellerons justice sociale, distributive et commutative [°1686.1].
1) La justice sociale [°1687] est la vertu qui dispose les membres d'une société à travailler au bien commun.
2) La justice distributive est la vertu qui dispose les chefs d'une société à déterminer les charges et à répartir les avantages du bien commun suivant les capacités et les mérites de chacun.
L'une et l'autre interviennent en toute espèce de société; d'abord dans la société civile, qui a souverainement la charge du bien commun suprême de l'humanité: la civilisation; mais aussi dans les autres sociétés librement constituées, comme celles du capitalisme et du corporatisme; et en celles-ci, la poursuite du bien commun plus spécial, qui est leur but propre, devra s'harmoniser avec celui de l'ensemble ou de la société. On voit le rôle dominateur que joue la notion de bien commun véritable, pour apprécier moralement le comportement économique soit des sociétés capitalistes et professionnelles, soit des individus considérés comme citoyens: par exemple pour l'acquittement de l'impôt.
3) La justice commutative est la vertu qui règle les rapports des personnes prises individuellement, au point de vue du respect mutuel de leurs droits. Toutes les formes de droit individuel [§1106] en sont l'objet; et parmi elles, le droit de propriété privée qui est le domaine propre des échanges économiques, en y ajoutant le droit d'utilisation de soi-même considéré comme source de travail producteur et de services utiles. Ainsi tout échange économique défini «l'acte de céder une chose contre une autre» [§1174], relève de la justice commutative.
Le propre de cette vertu est de considérer l'opération d'une façon purement objective. Elle requiert l'égalité la plus parfaite possible dans la valeur des choses échangées, et rien de plus. Les autres vertus, tempérance, force, douceur, etc. tiennent compte des dispositions subjectives qu'elles subordonnent à la raison. La justice en fait abstraction: elle est compatible, par exemple, avec la morgue ou la cruauté, comme avec la bienveillance. En ce sens, on peut dire avec l'adage bien connu: «En affaires, point de sentiment!» Mais à côté de la justice, pour que l'acte humain soit moralement bon, toutes les autres vertus doivent y exercer leur influence: «Bonum ex integra causa» [§1092]. Cependant, par méthode et souci de clarté, il convient d'établir d'abord les exigences de la simple justice.
§1241). À l'exercice de la justice, se rattache intimement la notion de contrat. Le contrat, en général, est, avons-nous dit [§1116], «l'acte de volonté par lequel on transmet à un autre le droit dont on jouit». Il y a des droits inaliénables: ceux dont l'usage personnel est nécessaire, directement ou indirectement, pour l'obtention du but même de la vie; par exemple, le droit à la vérité, ou celui qui découle du mariage: le mari qui, pour de l'argent, livrerait son épouse, même consentante, à un autre, ferait un contrat invalide. Mais toutes les autres formes de droit sont l'objet de contrats moralement bons: d'où leur variété. On peut d'abord en distinguer deux grandes classes, selon que l'on considère les rapports des hommes pris individuellement, ou comme société.
1) Le contrat de société est celui où plusieurs personnes se transmettent mutuellement un droit d'entraide en vue d'obtenir un bien commun .
S'il s'agit du bien commun général de l'humanité, ce sera le contrat social, fondement des États, commandé par la loi naturelle, comme nous l'avons dit [§1135]. Mais il peut s'agir aussi d'un bien commun plus spécial qu'un groupe de personnes se propose librement d'atteindre; et cette sorte de contrat de société se rencontre plus d'une fois en économie. Sa valeur morale sera assurée par l'exercice de la justice: justice distributive des chefs et justice sociale des membres.
2) Le contrat individuel est celui où une personne transmet à une autre l'un de ses droits, par exemple le propriétaire qui cède à un locataire le droit d'occuper sa maison. Ce peut être une personne physique, Pierre ou Paul; ou une personne morale, c'est-à-dire une société considérée comme ayant des droits propres à faire respecter par d'autres personnes (physiques ou morales). Dans ce dernier cas, il ne faut pas le confondre avec le contrat de société, car ses règles morales ne sont pas identiques [°1688].
La notion générale de contrat individuel se réalise en deux cas très différents, suivant qu'il entraîne ou non une obligation mutuelle:
A. - Le contrat unilatéral est celui où une personne cède son droit sans contre-partie: c'est, en économie, le contrat de donation: il relève, non pas de la justice, mais de la vertu de libéralité, et crée un devoir réciproque de reconnaissance [°1689]. Ces sortes d'échanges échappent à la science positive, parce qu'ils découlent d'un pur mouvement de liberté personnelle; et pourtant, ils ont une réelle importance dans la vie économique, car c'est par eux que se créent et subsistent bon nombre d'institutions charitables ou culturelles, les ordres religieux mendiants, par exemple. Si les biens ou les droits sont ainsi transmis pour favoriser chez les autres l'accomplissement d'un devoir, la valeur morale de ce contrat est assurée, pourvu que le donateur, tenant compte de ses ressources, évite la prodigalité.
B. - Le contrat bilatéral [°1690] est celui où la cession d'un droit par une personne entraîne chez une autre une obligation équivalente: c'est pourquoi il est un acte de la justice commutative. Mais il revêt de multiples formes:
a) Suivant qu'il regarde le présent ou l'avenir, nous avons:
1) le contrat de promesse: celui où le droit transmis n'est que virtuel;
2) le contrat effectif: celui où le droit transmis entre immédiatement en exercice: une vente, non plus à terme, mais où les marchandises sont livrées et payées comptant.
b) Suivant que l'on échange le droit de propriété tout entier; ou une partie seulement, soit le seul usage, soit la chose seule, on distingue [°1691]:
1) le contrat de vente et d'achat: celui par lequel on cède l'entière propriété d'un bien contre sa valeur en monnaie, et vice-versa. C'est, comme nous l'avons dit [§1180], le perfectionnement du troc, contrat par lequel on cède l'entière propriété d'un bien contre un bien équivalent.
2) le contrat de prêt ou d'usufruit: celui où l'on cède l'usage d'un bien simplement contre l'obligation de le restituer intégralement après usage; on l'appelle usufruit si l'objet cédé est productif, comme un terrain, un cheval; et prêt, si l'objet est infructueux, comme un vase, un livre, etc.: le cas le plus important est celui de la monnaie prêtée, qui pose le problème du prêt à intérêt que nous examinerons à propos du capitalisme [§1287]. Mais à s'en tenir à la nature même de ce contrat, la justice exige que l'emprunteur restitue simplement, mais totalement, l'objet prêté, ou, s'il l'a perdu par sa faute, sa valeur exacte.
3) le contrat de louage: celui par lequel on cède l'usage d'un bien dont on garde la propriété contre une certaine rémunération ou prix de location [°1692].
4) le dépôt d'un certain bien, soit comme gage ou hypothèque, soit comme objet à conserver et à restituer, est une sorte de contrat où l'on cède le bien sans son usage, avec la simple obligation de le restituer. Par exemple, si l'on dépose en banque des titres comme garantie d'un emprunt, on continue à en toucher les revenus; mais on ne peut les vendre. Cette sorte de contrat est très voisin, quant aux règles de justice, de celui de prêt.
B) Preuve.
§1242) 1. - Échanges et contrats. Les explications données montrent que ce qu'on appelle «échange» en science économique, prend au point de vue moral le nom de «contrat», réglé par la justice commutative. Tout contrat, il est vrai, n'est pas un échange: ce mot a une extension plus large, comme dans le cas des contrats de société ou de donation. Mais tout échange est un contrat: il se classera aisément dans une des espèces du contrat bilatéral.
Quant à la répartition, elle est ou bien l'appropriation qu'une personne fait pour soi d'un bien encore libre ou du fruit de son travail [°1693], ou bien, elle est aussi une forme d'échange et de contrat.
§1243) 2. - Le juste prix. Le contrat n'est légitime que s'il est conforme à la justice, et celle-ci, dans les échanges entre personnes privées demande l'égalité de valeur dans les objets d'échange. Or, le prix n'est rien d'autre que la valeur de l'objet exprimée en monnaie; si donc, dans l'économie évoluée, on fait appel à cet intermédiaire, la justice demande que le prix exigé soit vraiment l'expression de cette valeur.
Ainsi, le juste prix en général est la quantité de monnaie mesurant exactement la valeur réelle ou objective [°1694] d'échange d'un bien ou service, en sorte que, en cédant celui-ci contre cette quantité de monnaie, on soit par elle assuré de retrouver un autre bien ou service de valeur réellement égale. Il est donc, par définition, la base de la valeur morale de tout contrat ou échange économique, parce qu'il signifie le règne de la vertu de justice. Mais son appréciation varie avec les diverses formes de contrat. La suite en précisera les règles pour les principaux cas.
C) Corollaires.
§1244) 1. - Restitution. L'obligation positive de garder l'égalité dans les opérations de la justice commutative a pour contrepartie négative, si l'on y manque volontairement, la restitution: acte de justice par lequel on remet le prochain en possession d'une valeur strictement égale à celle dont on l'avait frustré.
Mais ce traité philosophique établira surtout les règles fondamentales positives d'une vie économique conforme à la justice, laissant à la morale théologique le soin de déterminer les modalités de réparation en cas de droit lésé.
§1245) 2. - Économie de l'abondance [b111]. Dans l'économie actuelle de libre concurrence, fondée sur la propriété privée, tout le mécanisme des contrats repose sur la valeur d'échange; et c'est elle aussi, par conséquent, qu'expriment les prix de libre concurrence. Mais parmi les facteurs constitutifs de cette valeur, l'un des plus importants est la rareté relative des biens échangés [§1178]. Or les progrès actuels du machinisme et de la technique sont tels que, dans bien des domaines, les biens utiles sont produits avec une abondance qui en avilit le prix, c'est-à-dire la valeur d'échange; d'où les crises de surproduction qui entraînent cette situation absurde: d'un côté, des millions de chômeurs réduits à la misère faute de pouvoir d'achat, c'est-à-dire, de disposer de monnaie ou d'autres biens ayant valeur d'échange, car leur travail, l'unique bien du prolétaire, est lui aussi déprécié par le chômage; et en face d'eux, une masse de biens utiles, comme blé et autres céréales, café, sucre, souliers, vêtements, etc., dont la valeur d'usage reste intacte et répondrait précisément aux besoins dès chômeurs, mais qui perdent leur valeur d'échange, à cause même de leur surabondance, et par contrecoup réduisent leurs producteurs à la ruine, s'ils sont patrons; et s'ils sont ouvriers, au chômage et à la misère [°1695].
Le remède souvent employé ces derniers temps par les États, consistant à «assainir le marché», en raréfiant la production, ne peut certes être apprécié moralement comme le meilleur; il restera d'ailleurs toujours inefficace puisque le progrès technique continue. Aussi, certains économistes proposent-ils la solution radicale de remplacer l'économie d'échange fondée sur la rareté relative des biens, par une économie de distribution, fondée sur leur surabondance. Il faudrait, pour cela, que chaque nation ou même l'humanité entière produisît socialement selon les procédés les plus perfectionnés, l'abondance de ces biens utiles qui seraient ensuite distribués par l'autorité, en raison des besoins.
Une telle solution, en soi, n'est pas moralement condamnable; elle consisterait à faire passer la distribution des biens utiles du contrôle de la justice commutative, à celui de la justice sociale et distributive. Mais sa légitimité suppose trois conditions:
a) L'ordre économique nouveau devrait rester à son rang de moyen subordonné au but de la vie, qui est d'ordre plus élevé: culturel et religieux.
b) Il ne devrait pas supprimer toute propriété privée, mais seulement la limiter. Si, d'ailleurs, on réussissait à produire certains biens en une surabondance comparable à celle de l'eau de la fontaine, la propriété privée serait abandonnée d'elle-même, faute de valeur d'échange. Mais pour beaucoup de biens et surtout de services, cet idéal est et restera peut-être toujours inaccessible, en sorte que, pour eux, la propriété privée doit être garantie.
c) Enfin, l'État n'est pas seul compétent comme autorité sociale pour résoudre le problème économique: il faut sauvegarder le rôle des associations professionnelles, les plus capables, semble-t-il, de résoudre le problème.
Mais en attendant ces réformes plus profondes et peut-être utopiques, nous devons tracer les règles de moralité pour les activités économiques dans l'hypothèse actuelle de la propriété privée généralisée et de la libre concurrence.
Thèse 17. 1) Le juste prix du commerce sur un marché de libre concurrence coïncide normalement avec celui qui résulte de la loi de l'offre et de la demande; 2) il peut en différer en raison des circonstances 3) et il peut être déterminé par l'autorité compétente.
A) Explication.
§1246). Nous entendons ici par commerce, non seulement l'activité des intermédiaires spécialisés, entre les producteurs et les consommateurs [§1195]; mais l'ensemble des transactions par lesquelles les biens utiles, produits en surabondance par la division du travail, passent aux consommateurs au moyen de contrats de vente et d'achat. Ceux-ci, comme tous les contrats, doivent, avons-nous dit [§1243], se fonder sur un juste prix. Pour en déterminer les règles, nous considérerons d'abord le cas du marché de libre concurrence, en réservant cependant l'examen des opérations de bourse pour le problème du capitalisme; et surtout, nous supposerons le cas des circonstances normales, qu'on peut ramener a quatre principales:
1) L'objet d'échange est un bien moralement légitime: car s'il s'agissait de satisfaire un besoin contrairement aux exigences de la vertu, comme on l'a dit à propos de la consommation, les achats et ventes qui y conduisent seraient eux aussi moralement blâmables et aucun prix ne pourrait alors s'appeler juste [°1696].
2) Les biens présentés sur le marché sont d'usage courant (nécessaires ou utiles), et peuvent être produits en quantité suffisante pour répondre aux besoins ordinaires. Il peut sans doute se produire une rareté relative, par suite d'un afflux de demandes; mais les possibilités d'intensifier la production doivent permettre de rétablir l'équilibre. Celui-ci, en effet, n'existe plus en cas d'objet précieux très rare ou de disette persistante de choses nécessaires: et la justice des prix se réfère alors à d'autres règles.
3) Les contractants respectent honnêtement les règles de la concurrence: ils font preuve de «fair-play» ou franc-jeu, selon l'expression anglaise. On exclut donc toutes les manoeuvres de fraude, de dol, d'accaparement, etc., qui, inspirées par l'intérêt égoïste, sont par nature opposées à la justice.
4) La monnaie possède une stabilité suffisamment garantie pour qu'elle puisse jouer son rôle d'unité de mesure. Les fluctuations modérées des changes n'y sont pas un obstacle; mais quand elles deviennent excessives et entraînent une inflation massive, nous avons une de ces circonstances anormales où la justice des prix doit se déterminer par d'autres règles [Cf. le capitalisme, §1279].
B) Preuves.
§1247) 1. - Juste prix du commerce. Il y a juste prix lorsque la quantité de monnaie demandée mesure exactement la valeur réelle d'échange de la marchandise. Or c'est précisément ce que réalise sur le marché la loi de l'offre et de la demande, dans les conditions normales; en tenant compte évidemment des modalités d'applications sur les divers marchés, comme nous l'avons dit [§1184].
Trois éléments, en effet, constituent réellement la valeur économique d'une marchandise [°1697]: ses propriétés intrinsèques, le travail qui lui est incorporé, et sa rareté relative, exigeant un usage judicieux. Tels sont bien les éléments que prennent aussi en considération les acheteurs et les vendeurs pour déterminer leurs prix. Le rôle important du coût de production, pour établir les prix sur le marché des producteurs, correspond au travail incorporé dans la marchandise. Il en est de même pour le coût de revient, la base des prix sur le marché des biens de consommation, chez les commerçants en contact direct avec les consommateurs, en y ajoutant l'influence des propriétés des objets qui s'exerce également sur le prix de revient. Enfin, les fluctuations dues aux fluctuations correspondantes de l'offre et de la demande expriment le désir de l'acheteur, réglé par la valeur intrinsèque et la rareté des marchandises. Ainsi (en supposant réalisées les quatre conditions normales), la convergence sur un marché de l'ensemble des volontés libres des acheteurs et des vendeurs pour établir un prix unique, est la meilleure garantie que la quantité de monnaie ainsi définie représente objectivement la valeur d'échange de la marchandise. Elle est d'autant meilleure que, par son caractère social, elle évite les distractions et autres sources d'erreur qui vicient aisément les appréciations individuelles. Aussi, en temps normal, le prix du marché est généralement considéré comme juste [°1698]; et c'est une règle toute semblable que l'on propose en déclarant juste le prix établi selon l'estimation commune des gens honnêtes.
§1248) 2. - Prix de disette et de surproduction. Puisque les marchandises ont objectivement leur valeur, il ne suffit pas du libre consentement des acheteurs et des vendeurs pour que le prix soit juste: il faut qu'il corresponde à cette valeur. Si donc, en raison des circonstances, la loi de l'offre et de la demande entraîne des prix qui n'expriment plus cette valeur, ces prix ne sont plus «justes prix», et les contrats passés sur cette base n'ont plus de valeur morale. Il faut alors s'en remettre, pour trouver le juste prix, à l'estimation commune ou au jugement de personnes honnêtes et compétentes, capables d'apprécier les trois éléments de la valeur des marchandises.
Deux cas principaux sont à signaler: le premier, le plus fréquent autrefois, est celui de la disette persistante des biens nécessaires: par exemple, en cas de famine; la loi de l'offre et de la demande laissée à elle-même ferait monter les prix (qui mesurent la seule valeur d'échange) de telle sorte qu'un petit nombre seulement pourrait se procurer ces biens. Comprise ainsi, la propriété privée ne réalise plus les conditions requises pour sa légitimité morale. Puisqu'il s'agit, en effet, de biens nécessaires, indispensables ou très utiles, comme les aliments, le chauffage, les vêtements, etc., ils sont d'abord la propriété commune de tous les hommes en général, comme moyen pour eux d'atteindre le but de la vie: un degré meilleur de civilisation; et l'appropriation individuelle n'est légitime que dans la mesure où elle garantit et même favorise ce but essentiel. Or, dans l'hypothèse envisagée, l'exclusion pratique pour le plus grand nombre de l'usage des biens nécessaires est directement opposée à ce but essentiel: c'est pourquoi le prix de libre concurrence qui produit ce résultat n'est plus conforme au droit: il n'est pas le juste prix. En d'autres termes, la valeur d'usage de ces biens nécessaires, en tant qu'accessible à l'ensemble, est le premier élément que doit exprimer le prix pour qu'il soit juste: la rareté plus grande, et souvent le prix de revient plus considérable justifient une certaine hausse, mais celle-ci ne peut dépasser en justice le point où les biens deviennent inaccessibles au plus grand nombre: ce point, d'ailleurs, peut, comme dans le cas normal, comporter un minimum et un maximum entre lesquels il reste juste.
L'économie actuelle présente un second cas, en sens inverse: celui de la surproduction. Dans ce cas, en effet, en s'en tenant à la pure loi économique, la surabondance de l'offre avilit tellement les prix qu'ils ne suffisent plus pour couvrir les frais de production: c'est le deuxième élément de la valeur, à savoir le travail incorporé dans la marchandise, qui n'est plus exactement mesuré: et de ce chef, le prix de libre concurrence n'est plus le prix juste. Pour l'établir, il faudra s'en remettre ici, comme en cas de disette, à des hommes honnêtes et compétents, capables d'apprécier au point de vue moral les divers éléments de la valeur à exprimer en monnaie.
Bref, si le prix, dans les transactions commerciales, exprime toujours la valeur d'échange, c'est-à-dire «l'aptitude de la marchandise à nous procurer par l'intermédiaire de la monnaie un autre bien auprès des autres» [§1177, (4)] du point de vue moral, il faut distinguer deux formes de cette valeur:
1) la valeur d'échange purement économique: celle qui résulte, en libre concurrence, de l'application stricte de la loi de l'offre et de la demande;
2) la valeur réelle ou objective d'échange: celle qui, pour le bien économique envisagé, en garantit l'usage raisonnable conformément au but de la vie (ou à une légitime propriété privée).
Les deux formes d'ailleurs coïncident toujours dans les circonstances normales; et aussi pour les biens pleinement surérogatoires. Mais pour les biens nécessaires, elles peuvent parfois différer.
Le prix n'est juste que s'il exprime la valeur réelle ou objective d'échange.
§1249) 3. - Prix légal. Ici apparaît le rôle de l'autorité compétente: en effet, comme gardienne du bien commun, elle est la mieux placée pour juger exactement, autant qu'il est possible, ces éléments de la valeur objective ou réelle des choses nécessaires. Et comme l'État est l'autorité souveraine dans l'ordre temporel, dont relève l'économie, c'est à lui souvent que l'on fait appel. Son intervention est donc légitime, et en principe, les prix légaux déterminés par l'État conformément au bien commun sont obligatoires en conscience.
Cependant, l'État n'est pas la seule autorité compétente. Dans l'ordre économique, les associations professionnelles ont plus encore les aptitudes et la charge de résoudre ces problèmes difficiles; et dans l'hypothèse actuelle de l'économie mondiale, c'est à un organisme international qu'il faudra faire appel, comme nous le montrerons [§1300].
C) Corollaires.
§1250) 1. - Prix de monopole. La loi du plus grand profit dont parle la science économique [§1188] ne détermine pas de soi le juste prix: celui-ci, en cas de monopole, doit être décidé, comme en cas de disette, en tenant compte de tous les éléments constitutifs de la valeur.
Il peut arriver que l'intérêt personnel du monopoleur coïncide avec l'avantage des clients, si, par exemple, selon la formule R=PQ, la baisse des prix, en multipliant les acheteurs, augmente le revenu de l'entreprise: dans ce cas, le prix de monopole est évidemment juste. Il n'en est pas de même si on cherche un plus grand profit en augmentant le prix de chaque unité par la raréfaction de l'offre. Ces pratiques ne sont moralement légitimes que dans la mesure ou elles respectent le bien commun: On doit distinguer deux cas:
a) S'il s'agit de biens nécessaires à la vie; le monopoleur a l'obligation morale d'en assurer l'usage à l'ensemble des hommes: il ne pourrait sans manquer gravement à la justice [°1699] en réduire volontairement la production pour profiter des gros prix, comme en cas de disette; et si la rareté des marchandises qu'il détient est un fait naturel, s'il s'agit par exemple d'un trust du blé qui, à l'occasion de mauvaises récoltes, se rend maître du marché, son prix, pour être juste, devra se soumettre aux mêmes règles morales que la libre concurrence en une situation semblable.
b) S'il s'agit de biens surérogatoires dont chacun peut aisément se passer, comme bijoux, jouets, etc., il semble que le monopoleur ait le droit de régler l'échange selon la loi du plus grand profit, même en restreignant la consommation, si le procédé lui paraît plus efficace; puisque, par là, il n'entrave d'aucune façon la marche de ses clients éventuels vers le but réel de leur vie: c'est le cas des objets de luxe dont nous avons montré les conditions de moralité [§1237]. L'influence de la rareté sur la valeur d'échange de la marchandise étant ici légitime, le prix, même très élevé, qui exprime cette valeur, reste juste, dans l'hypothèse du monopole, comme d'ailleurs de la libre concurrence. C'est aussi ce qui justifie la concession des brevets, sortes de monopoles dont jouissent les inventeurs, pour tirer profit de leurs travaux ou de leur chance.
Il y a cependant des cas-frontières plus embarrassants, lorsque le bien monopolisé, sans être nécessaire à la vie, n'est pas de pur luxe, mais pourrait améliorer la situation économique de l'ensemble. Disons que si, en ce cas, la prédominance de l'intérêt égoïste sur le bien commun ne lèse pas la stricte justice, elle n'est conforme ni à la perfection de l'entraide sociale, ni surtout aux exigences de la charité chrétienne.
§1251) 2. - Prix dans les contrats personnels. Ces contrats passés entre deux personnes individuelles échappent aux lois économiques qui supposent le cadre social du marché; mais ils sont soumis aux lois morales: on ne peut établir en principe que le prix y sera juste dès qu'il est accepté par les deux parties. Deux cas peuvent se présenter:
a) L'objet d'échange possède en plus de sa valeur sociale une valeur toute personnelle: le vendeur pourra, en raison de cette valeur personnelle qui le concerne, majorer le prix: car cette valeur est un bien dont il va se priver en cédant l'objet: le prix juste peut donc l'exprimer. Il n'en est pas de même, si cette valeur personnelle concerne l'acheteur; si en ce cas le vendeur majorait son prix, il ferait payer un bien qui ne lui appartient pas, puisqu'il découle exclusivement de son partenaire. On dit alors qu'il exploite le client, parce que le prix n'est plus juste.
b) La marchandise a simplement la même valeur d'échange que sur le marché. Il faut alors, semble-t-il, appliquer au contrat personnel les mêmes règles qu'au commerce de monopole. Pour les biens nécessaires, il existe un juste prix objectif que le vendeur doit respecter; mais pour les objets de pure fantaisie, par exemple un vieux timbre rare, tout prix accepté d'un commun accord semble juste.
§1252) 3. - Prescriptions légales. En dehors de l'établissement des prix, il existe dans les sociétés évoluées un grand nombre de prescriptions légales concernant le commerce, soit pour régler la concurrence, soit pour indiquer les conditions de validité des contrats; les délais de paiement, etc. Toutes ces lois qui, en réglant les échanges, déterminent la propriété privée en vue du bien commun, sont obligatoires en conscience: c'est là une conclusion du devoir de vivre en société civile, devoir fondé sur la loi naturelle, comme nous l'avons dit [§1119 et §1129].
Dans l'établissement de ce code commercial, le législateur est, lui aussi, soumis à la loi morale: elle lui prescrit d'avoir pour but de favoriser la formation des justes prix, en assurant la distribution la meilleure possible de la masse des biens utiles à l'ensemble des citoyens.
§1253) 4. - Le marché noir. On appelle ainsi les contrats d'achats et de ventes qui, sans tenir compte des prix légaux imposés par l'État, se conforment strictement aux prix résultant de la loi de l'offre et de la demande. Ce marché n'est possible évidemment que pour les biens nécessaires, lorsque leur rareté amène l'autorité à établir leur rationnement, comme ce fut le cas durant la guerre. Et puisque, normalement, la masse des biens disponibles est toute entière réquisitionnée (mobilisée) pour être distribuée, ce marché ne peut s'alimenter que par la fraude, par les marchandises soustraites au bien commun. C'est pourquoi selon les principes de la morale, il est de soi condamnable, et les prix qui s'y établissent sont souvent injustes, s'ils lèsent le bien commun, comme nous l'avons établi plus haut [§1248].
Mais cette condamnation ne vaut que si l'autorité a vraiment le souci du bien commun, soit dans l'établissement du rationnement, pour répartir équitablement toute la quantité disponible; soit dans la fixation des prix abordables pour les acheteurs, sans être injustes pour les vendeurs. Or il ne semble pas que ces conditions étaient réalisées durant la guerre dans les pays occupés. Un marché noir pouvait donc se légitimer; mais les vendeurs ne pouvaient s'en tenir en conscience aux prix de libre concurrence; ils devaient établir le juste prix en fonction du bien commun, selon les règles que nous avons établies pour les cas de disette.
On ne condamne d'ailleurs pas la prudence du producteur, par exemple du fermier qui se réserve un ravitaillement plus abondant que le rationnement prévu; mais seulement le trafic de ses produits à des prix prohibitifs.
§1254). La répartition qui est le retour des fruits de la production aux producteurs eux-mêmes, se réalise, avons-nous dit, par quatre moyens principaux: le profit, le salaire, l'intérêt et le loyer [§1202]. Il faudrait donc, après avoir établi la règle morale du revenu en général, examiner chacun de ces moyens; mais les trois premiers sont l'objet des articles suivants et il ne restera pour ce paragraphe que le loyer du sol.
Thèse 18. 1) Le revenu, en général, est soumis à la règle morale de la justice, en tant que le «facteur prix» qui le constitue doit toujours être un juste prix; 2) l'acceptation du surcroît donné par la rente est, de soi, légitime; 3) mais le fondement du juste prix pour le loyer du sol reste la valeur d'usage des biens nécessaires.
A) Explication.
§1255). Le revenu [§1204] se définit en général: l'ensemble des biens utiles nouveaux qui, durant un certain temps, entrent dans l'avoir d'une personne (individuelle ou collective); il a nécessairement deux aspects:
a) Au point de vue économique, il est le fruit, direct ou indirect par l'échange, de la production, et il est immédiatement destiné à la consommation (ou à l'épargne). Il est l'objet propre du troisième grand phénomène économique: la répartition.
b) Au point de vue moral, il est le fruit d'un exercice du droit de propriété privée, puisqu'il est un certain bien matériel entrant dans l'avoir d'une personne, c'est-à-dire un bien sur lequel cette personne revendique un droit de possession exclusive ou de propriété privée. On peut donc l'acquérir légitimement soit par les deux «moyens primitifs»: l'occupation d'un bien encore libre, et le travail; soit par les moyens dérivés, surtout l'échange.
Dans le cas de l'occupation, il faut sans doute le distinguer du sol lui-même que l'on s'approprie d'abord (s'il est encore libre) comme capital foncier, source de revenu par le travail. Mais il est des cas, comme la chasse ou la cueillette, où le bien nouveau est directement acquis, donné immédiatement par la nature, pour ainsi dire, sans qu'on ait besoin de s'approprier celle-ci. Il y a souvent un travail, il est vrai; mais parfois si minime que l'on peut, semble-t-il, parler d'un revenu obtenu par simple occupation.
La moralité du revenu exige donc d'abord que l'on se conforme aux règles du droit de propriété établies en morale générale [§1113, sq.]. Ainsi, les revenus de la «traite des noirs», calculés par le prix de chaque esclave capturé, étaient franchement immoraux; ils ressemblaient au revenu des voleurs de grand chemin. Ce qui est moral, ce n'est pas le bien pris en lui-même: gibier, argent, etc., qui est, comme toute chose matérielle, indifférent moralement; mais la possession, le droit de propriété qu'on exerce sur lui. Or la possession d'un revenu est légitime au même titre que son acquisition, celle-ci devant se conformer aux règles du droit de propriété.
S'il s'agit du revenu réel, constitué par les biens utiles eux-mêmes, sa légitimité ne souffre guère de difficulté: car, exclu le vol, il ne peut avoir d'autre origine que la nature où l'on puise, et le travail qui l'adapte à nos besoins: ce qui est, de soi, moralement bon.
Mais s'il s'agit du revenu pécuniaire, il n'en est plus de même, parce qu'on désigne par là non seulement le revenu réel exprimé en monnaie (ce qui ne pose aucun problème nouveau), mais toute somme de monnaie nouvellement acquise; et pour cette acquisition, notre économie évoluée offre des moyens multiples et complexes dont la légitimité n'est pas toujours claire.
Cependant, l'analyse que nous avons faite [§1202, sq.] a montré qu'ils se conforment tous, dans une certaine mesure au moins, à la formule: R=PQ: car le profit de l'entreprise dépend du prix de chaque unité fabriquée dans une usine, ou récoltée dans une ferme, etc; le salaire de l'ouvrier se calcule par le prix de chaque heure ou journée fournie; l'intérêt du capital s'exprime en pourcentage indiquant le prix de chaque unité prêtée; et le loyer du sol se détermine par tel prix à l'hectare. Par là, nous pouvons déjà donner une règle morale assez précise quoique générale: celle du juste prix.
En appliquant ce principe au loyer, nous prendrons évidemment le point de vue moral qui, notons-le, est assez différent du point de vue de la science économique. Pour celle-ci, en effet, le loyer du sol tend à se rapprocher du prêt, pour suivre les mêmes lois positives que le prêt à intérêt. Mais dans l'ordre moral, le contrat de prêt diffère essentiellement du contrat de louage, et l'un et l'autre ne suivent pas les mêmes règles de justice. Nous avons ici un exemple de la difficulté de juger la valeur morale d'un revenu, et la confusion du langage reflète l'obscurité du problème. Celui-ci ne sera résolu pleinement qu'à l'article III.
B) Preuve.
§1256) 1. - Règle morale du revenu. Dans la formule R=PQ, il s'agit toujours du revenu pécuniaire, puisque le prix est la valeur exprimée en monnaie; c'est pourquoi on en apprécie avant tout la valeur d'échange à laquelle se réfère de soi la monnaie.
Or ce que nous avons dit pour le commerce s'applique ici proportionnellement: dans les circonstances normales, la valeur d'échange calculée selon les lois économiques coïncide avec la valeur réelle et objective, en sorte que l'acquisition du revenu est toujours légitime. Mais il arrive aussi que ces deux valeurs diffèrent; alors le revenu n'est légitime que si le prix de l'unité exprime, selon un jugement prudent, la valeur réelle d'échange. Par exemple, un fermier qui, en temps de disette, estimerait son revenu en se basant sur les prix excessifs du marché noir, ferait un calcul injuste. Les conditions normales sont ici celles du commerce: elles dépendent de la nature de chaque revenu, à propos desquels nous les déterminerons.
Seul donc, un juste prix rend légitime un revenu pécuniaire.
§1257) 2. - Légitimité de la rente. La rente apparaît comme un don offert immédiatement par la nature, analogue à un bien encore libre (res nullius), puisqu'elle est par définition «un revenu tiré des dons naturels ou des circonstances, supérieur à la rémunération ordinaire du capital et du travail» [§1205]. Parfois, c'est un bien concret ou un revenu réel: par exemple, la fertilité plus grande d'un terrain, la richesse plus grande d'un gisement, etc., parfois, c'est un simple revenu pécuniaire donné par un échange éventuel, comme la plus-value d'un terrain devenu terrain à bâtir; mais dans ce dernier cas la somme de monnaie reçue peut toujours se transformer en bien réel.
Toute rente apparaît donc comme un certain bien utile, et celui-ci, comme toute la nature matérielle, est d'abord la possession commune de l'humanité. Mais la loi naturelle permet de s'approprier individuellement un bien encore libre, cette appropriation étant capable d'en assurer la bonne, sinon la meilleure utilisation, en vue d'atteindre le but de la vie.
Il est donc légitime au possesseur d'une source de revenu de capter en outre pour soi la rente qui s'y ajoute. Comme d'ailleurs elle apparaît unie au revenu ordinaire au point d'en être souvent inséparable, on peut lui appliquer l'adage de droit: «Res fructificat domino»: «Les fruits d'un bien vont à son maître»; d'autant plus qu'un même principe justifie les deux cas: les fruits, comme la rente, sont une sorte de don offert directement par la nature, et il est légitime de se les approprier.
D'ailleurs, l'autorité gardienne du bien commun peut réglementer l'acquisition de tels biens: ainsi, les richesses du sous-sol qui auraient pu constituer une rente appréciable pour le propriétaire du sol, ne peuvent être exploitées que par concession de l'État.
§1258) 3. - Juste prix de location. Le contrat de louage est l'acte de justice par lequel, en se réservant la propriété directe d'un bien, on en cède l'usage (ou le droit de propriété utile) contre une rémunération convenue. Nous ne considérons ici que les biens productifs permanents, dont l'usage, sans en détruire la substance, procure un certain bien de consommation, soit directement, comme la jouissance d'un immeuble, soit indirectement, par le travail, comme l'utilisation d'un cheval, l'exploitation d'une ferme. Comme le sol est, par excellence, un tel bien, nous en parlons sous le titre «loyer du sol», par opposition à l'intérêt du capital-monnaie dont il s'agit plus bas.
C'est précisément l'existence de ce bien spécial procuré par l'usage qui légitime la rémunération demandée. Le propriétaire avait un droit sur cet usage fructueux, comme sur un bien ayant une certaine valeur distincte de la valeur même du terrain ou de la chose. Il le cède contre une valeur équivalente; qui est la rémunération convenue. Celle-ci pourrait être une part en nature des biens produits: par exemple, comme location d'une ferme, un pourcentage de la récolte: un tel louage serait assimilable au troc dans les achats et ventes. Mais actuellement, la rémunération se présente presque toujours comme un prix de location (revenu pécuniaire) établi par unité, si la chose louée le permet, et en fonction du temps et de ses divisions mathématiques: par exemple, le prix de louage d'un taxi par heure, sinon par minute; le prix par hectare pour une ferme donnée, en prenant ici une moyenne, etc.
Des deux côtés, en principe, le contrat sera juste si la valeur de la rémunération est réellement équivalente à la valeur du droit cédé par le propriétaire, en défalquant éventuellement la valeur due à l'intervention du locataire: par exemple, le loyer d'un immeuble sera l'équivalent de ce que vaut sa jouissance, avec les avantages qu'il offre; le loyer d'une ferme, l'équivalent de la valeur de la récolte, en défalquant, en faveur du fermier, la valeur de son travail et son bénéfice comme entrepreneur.
Cette équivalence est souvent malaisée à établir. Disons du moins qu'elle se fonde, pour le cas ici envisagé, (le sol et autres biens productifs dont les fruits sont des biens nécessaires à la vie), sur la valeur d'usage qui garantit la bonne utilisation des biens possédés pour le but de la vie, et qui fonde en cas d'échange, une valeur objective et réelle, par opposition à une valeur d'échange purement économique.
Cependant, dans les conditions normales, on peut ici, comme pour le commerce, s'en remettre à la loi de l'offre et de la demande: car l'ensemble des partenaires, des propriétaires représentant l'offre, et des locataires éventuels représentant la demande, n'ont d'autre but que d'établir l'équivalence du droit cédé et du loyer exigé; et l'accord réalisé en commun dans un temps et un pays donné sur le marché de location, garantit l'objectivité de l'appréciation. On suppose comme conditions normales le franc-jeu des concurrents, la stabilité de la monnaie, la suffisance des biens nécessaires donnés par location. Certains moyens peuvent favoriser ces conditions, par exemple, la fixation du loyer d'une ferme par nombre de sacs de froment à l'hectare, ce qui soustrait le prix aux fluctuations monétaires et le proportionne au revenu global du fermier.
Mais il peut se présenter des circonstances anormales, comme pour le commerce: par exemple, après les destructions de la guerre; la rareté excessive des immeubles à louer qu'on peut considérer comme biens nécessaires. Alors, le prix juste, qui doit tenir compte de ce besoin à satisfaire raisonnablement, peut différer du prix de libre concurrence (ou d'échange purement économique).
Ici encore, l'État peut intervenir légitimement et ses prescriptions, comme conformes au bien commun, sont obligatoires en conscience.
C) Corollaires.
§1259) 1. - Devoirs des propriétaires et locataires. Puisque le propriétaire conserve son droit sur la substance du bien, il doit veiller à sa conservation; pour un immeuble, c'est à lui que reviennent les grosses réparations; pour les terrains, il veillera aux intérêts permanents, il surveillera l'exploitation pour éviter les détériorations, pousser aux améliorations et y coopérer. L'équité lui demande de donner au locataire une part de la plus-value due à son travail; et aussi, en cas de malheur, de lui consentir quelque remise, ou de participer aux pertes exceptionnelles et imprévisibles.
De son côté, le locataire est tenu de prendre soin des biens dont il use, comme un bon père de famille veille à son patrimoine. D'ailleurs, la collaboration des deux partenaires qui se partagent la propriété du sol s'avère finalement profitable à l'un et à l'autre.
§1260) 2. - Le problème agraire. L'agriculture fournit partout une part importante de la richesse des peuples. Chez certains, comme la Hongrie, les Balkans, la Pologne, l'Égypte, l'Amérique du Sud, l'Ouest des États-Unis, certaines parties de l'Italie et de la Russie, elle est presque l'unique exploitation. Même en Belgique, pays fortement industrialisé, elle occupait en 1930, près de 21% de la population ouvrière, le reste allant à l'industrie: 56%, et au commerce: 23%. Surtout, elle fournit les biens les plus indispensables à la vie: aliments et vêtements. Enfin, c'est là surtout que l'on rencontre les richesses nouvelles offertes en dons gratuits par la nature sous forme de rente, et aussi comme effet de sa fécondité. D'où un problème à la fois moral et économique: «Comment organiser la production et la distribution des fruits du sol de la façon la meilleure, ou la plus favorable au bien commun»?
a) En général, il faut, semble-t-il, surtout dans nos pays, préférer la petite exploitation à la moyenne et surtout à la grande culture. On appelle «petite exploitation», celle qui ne dépasse pas les moyens d'un cultivateur aidé de sa famille. Or, on a constaté par expérience que la petite exploitation donne ordinairement un meilleur rendement. Ainsi la Belgique où cette forme domine de beaucoup «obtient un rendement supérieur à celui de tout autre pays pour le seigle, l'orge, l'avoine, les pommes de terre, le houblon, le tabac. Elle obtient la seconde place pour le froment et les betteraves à sucre. Elle dépasse proportionnellement tous les autres pays quant au nombre des animaux domestiques» [°1700]. Ce fait s'explique parce que l'agriculture exige avant tout un soin persévérant et l'adaptation aux diverses circonstances de lieu et de climat, ce que favorise le régime familial avec une entreprise bien proportionnée. La règle n'est cependant pas absolue: certaines formes de culture préfèrent la moyenne ou la grande exploitation: par exemple, l'exploitation forestière, ou la culture industrielle de la betterave, etc.
b) Pour la propriété, la division, par suite des lois d'héritage, peut devenir exagérée jusqu'à donner des parcelles inexploitables, en sorte que des mesures de remembrement deviennent opportunes. Mais à l'inverse, le but moral du droit de propriété (qui est l'utilisation des biens inférieurs pour le progrès de la civilisation et l'aide fournie au plus grand nombre pour tendre au but de la vie) demande plutôt la division des grands domaines, surtout s'ils ne sont pas répartis en petites ou moyennes exploitations [°1701]. En effet, cette division, en distribuant à un plus grand nombre les rentes éventuelles et les fruits naturels, leur assure une meilleure utilisation. Elle favorise aussi la petite exploitation, chaque propriétaire, se constituant normalement entrepreneur agricole, avec les avantages déjà signalés. Les grands domaines, au contraire, sont souvent l'occasion d'abus, comme la réserve de vastes espaces à des usages de luxe, terrains de chasse ou de sport, ou l'emploi de méthodes contraires au bien commun, par exemple, l'élevage de troupeaux en liberté sur d'immenses prairies. Ces abus peuvent légitimer l'intervention de l'État qui, par expropriation, rendra les biens à l'usage moral qu'ils avaient perdu.
c) Le progrès technique est aussi un élément important de solution. Ainsi l'emploi des machines peut rendre avantageuses les grandes cultures. Il sera sans doute moins intense dans la petite exploitation, d'autant plus que la division du travail nécessaire au machinisme y est moins poussée. Mais le progrès technique s'y réalise par les connaissances scientifiques relatives aux engrais, à l'élevage, à la sélection des plantes, etc.
d) Enfin, les institutions sociales, surtout les associations professionnelles, pourraient le mieux coordonner ces moyens, en tenant compte des adaptations aux cas individuels. II devient même nécessaire de faire appel à un organisme international, en particulier pour prévenir la surproduction mondiale. Et précisément, le but de ces associations, comme nous le montrerons, doit être d'appliquer à la profession les règles de la morale, ce qui est l'essentiel.
§1261) 3. - Le georgisme. Henry George (1839-1897), économiste américain; a exposé sa théorie dans son ouvrage: «Progrès et pauvreté». Il accepte tout le système économique, sauf en un point: «Il demande que le sol reste en possession des particuliers, mais que l'État en prélève la rente, ne laissant aux propriétaires que le profit des capitaux et des terrains investis, augmenté, s'il est nécessaire; d'un certain surplus pour les intéresser à leur fonction» [°1702]. Cet impôt serait suffisant pour remplacer tous les autres: c'est le système de l'impôt unique, ou Single Tax.
Nous avons montré que la captation de la rente est légitime [§1257]; mais l'État garde le droit de prélever l'impôt sur elle, comme sur tout autre bien; et puisque la rente est un don gratuit qui s'ajoute au revenu régulier, il y a de ce chef une raison de la choisir, un peu comme on taxe les gros bénéfices de guerre; elle ferait ainsi retour au bien commun. Un tel impôt n'est donc pas immoral [°1703], H. George ayant seulement tort de condamner toute captation de rente par un particulier comme illégitime.
Cependant l'impôt, pour être juste, ne devrait absorber qu'une rente ou plus-value future, puisqu'à chaque vente le propriétaire fait payer la rente en majorant son prix. C'est pourquoi le système est surtout applicable dans les pays neufs où la rente est plus facile à déterminer et à suivre; dans les pays vieux, où la propriété privée est très développée, les complications techniques d'une fiscalité de ce genre la rendraient peu productive.
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