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b87) Bibliographie spéciale (Solutions particulières)
§912). Des démonstrations critiques précédentes, nous pouvons conclure que tous nos jugements, soit d'ordre idéal, soit d'ordre réel, pourvu qu'ils soient pleinement et immédiatement évidents, sont infailliblement vrais. Et en effet, dans ces strictes limites, où ne se rencontrent que les premières affirmations du bon sens dans leur signification la plus obvie, il n'est aucun homme, même parmi les philosophes les plus critiques ou les plus sceptiques, qui n'accorde sa pleine adhésion à ces jugements; car ils sont tous des certitudes nécessaires, ou, comme dit la Logique, des propositions connues de soi et par tous («propositiones per se notae quad omnes») [§89]. Le consentement universel ajoute ainsi son poids au critère de l'évidence pour garantir à notre pensée un point d'appui réaliste inébranlable.
Le caractère de cette base est d'offrir, d'une part, une vaste étendue en surface avec une masse énorme de matériaux; et, d'autre part, une absence totale de superstructure ou de précisions scientifiques. Dans l'ordre idéal, en effet, le seul jugement vraiment immédiat est celui d'identité (ou sous sa forme négative, de contradiction) et puisqu'il est pleinement incontestable, nous pouvons comme point de départ, nous en contenter; car en même temps que très pauvre en précisions actuelles, il est inépuisable en richesses virtuelles. Tout être est ce qu'il est, ayant sa nature déterminée; et, en nous et hors de nous, nos intuitions nous présentent continuellement de nouveaux phénomènes, faits de conscience et faits d'expérience, qui réalisent ce principe chacun à sa manière, et avec une évidence immédiate: il suffit à notre esprit de rester docile à ces leçons des faits pour que s'enrichisse de plus en plus sa connaissance du réel. Ce progrès s'accomplit par le raisonnement, soit inductif, soit déductif, dont la Logique nous a tracé les règles dans le but précisément d'amener l'évidence et d'étendre avec elle le champ de l'infaillible vérité.
Mais outre ce moyen qui relève de nos propres efforts, nous sommes encore aidés par la société et la tradition grâce aux diverses formes de témoignage qui nous permettent par la foi de nous approprier de nouvelles vérités; et ici encore l'examen critique doit établir les conditions d'infaillibilité.
Dans notre vie intellectuelle, les deux formes de raisonnement inductif et déductif, interfèrent continuellement en se prêtant un mutuel appui. L'interprétation des faits à la lumière de l'être et du principe d'identité conduit à de nouveaux jugements universels; et ceux-ci deviennent à leur tour principe d'interprétation pour expliquer l'intelligibilité du réel; parfois aussi, c'est par déduction que sont obtenus ces nouveaux principes d'interprétation. Il convient cependant de commencer l'examen critique par l'induction où se trouve la source de notre progrès intellectuel, tout en maintenant d'ailleurs le domaine propre de la déduction et même de la foi. Cet article comprend donc trois paragraphes:
1. - Valeur de l'induction.
2. - Valeur de la déduction.
3. - Valeur de la foi.
Thèse 7. L'induction, en interprétant des faits authentiques d'expérience à la lumière d'un principe universel pleinement évident, aboutit à un nouveau jugement universel, transsubjectif comme nos idées et infailliblement vrai.
A) Explication.
§913). La critique, au moment de démontrer selon sa méthode propre la valeur de l'induction, utilise évidemment les nombreuses analyses précédentes, concernant la nature de ce raisonnement [§72-74], ses règles générales [§76], ses méthodes spéciales [°1369], et en particulier le point de vue légitime mais très abstrait des sciences physico-mathématiques modernes dans leur étude inductive des phénomènes de la nature [°1370]. Nous supposons connues ces précisions et nous considérons le mécanisme essentiel de l'induction qui se retrouve identique dans ses diverses applications.
Cette induction est un raisonnement où notre esprit progresse selon son caractère abstractif en passant des faits d'expérience à l'ordre idéal, et nous l'avons défini: raisonnement par lequel de vérités singulières ou particulières suffisamment énumérées, l'esprit conclut à une vérité universelle [§72]. Nous prendrons cette définition dans son sens le plus étendu, en y incluant, non seulement les inductions des sciences positives qui se développent selon la méthode expérimentale, mais aussi les inductions au sens plus large, qui se présentent souvent comme de simples abstractions et qui servent à établir, soit les définitions fondamentales de chaque science, par exemple, la définition de l'unité et du nombre en mathématique; soit les principes métaphysiques qui dérivent de celui d'identité: comme le principe de causalité et celui de substance. Dans tous ces cas, en effet, le progrès de l'esprit est essentiellement le même.
Le point de départ ou majeure du raisonnement, est un ensemble de faits d'expérience, et nous supposons d'abord que ces faits sont authentiques, c'est-à-dire connus avec une évidence intuitive ou immédiate comme phénomènes actuellement existants. Ils sont donc l'objet de jugements singuliers d'existence, infailliblement vrais, comme l'a montré le paragraphe précédent; et ils peuvent être soit intérieurs, bases des sciences psychologiques, soit extérieurs, bases des sciences physiques. Par exemple: j'existe, j'éprouve telle émotion de crainte en face de tel objet, ou encore, cette pierre tombe, ce chien aboie, en prenant ces derniers faits au sens restreint d'objet d'intuition sensible, point de départ du progrès d'éducation des sens, dû précisément à un usage spontané de l'induction.
La majeure d'induction peut aussi être constituée, avons-nous dit, par une série de propositions universelles, mais considérées comme exprimant une partie de la vérité générale évoquée dans la mineure: c'est en ce sens que nous les appelons vérités particulières: chacune de celles-ci est alors le fruit d'une induction préalable, partant de constatations concrètes et de jugements singuliers immédiatement évidents; en sorte qu'on pourrait aussi les considérer comme un simple résumé d'expériences. De toute façon, cette deuxième forme suppose la première et a la même valeur; c'est pourquoi, dans la démonstration, nous considérerons le cas le plus difficile, savoir le passage du concret à l'abstrait, du singulier à l'universel, dont la justification entraînera celle de tous les passages semblables de vérités particulières aux plus générales.
En face de ces faits d'expérience, on trouve comme mineure d'induction, un principe d'interprétation. Ce principe n'est pas toujours la mineure qui reste sous-entendue et qui exprimerait la vision par l'intelligence d'une nature universelle dans les inférieurs énumérés (faits d'expérience) où elle se réalise; mais il indique le point de vue spécial où la raison se met pour exercer cette vision abstractive, âme de l'induction. De toute façon, ce principe doit être lui-même infailliblement vrai, pour que l'induction soit valable; c'est pourquoi nous supposons qu'il est pleinement évident, ou d'une façon immédiate, comme pour le principe d'identité à la lumière duquel devront se faire les premières inductions, soit aussi médiatement, grâce à une démonstration préalable.
Par ce principe et par l'acte d'abstraction, qu'il suscite et dirige, la conclusion de l'induction est un jugement universel et nécessaire: c'est pourquoi nous lui attribuons une transsubjectivité semblable à celle de nos idées. De soi, les définitions ou les lois obtenues par induction, portent sur un objet d'ordre idéal, n'ayant qu'une transsubjectivité incomplète, quant aux seules natures prises absolument; mais elles restent aptes à la transsubjectivité pleine, quand l'expérience nous permet d'en constater la réalisation actuelle dans un fait.
Enfin, la définition de l'induction dont nous voulons établir la valeur, suppose que les faits, dans la majeure, sont suffisamment énumérés: on ne demande pas l'énumération complète, incompatible d'ailleurs avec le véritable raisonnement inductif, comme nous l'avons dit [§74]. Il s'agit de l'induction incomplète suffisante qui part de faits d'expérience concrets pour aboutir à une conclusion universelle, et qui est proprement l'induction scientifique en usage aussi bien dans les sciences philosophiques que dans les sciences positives modernes.
B) Démonstration.
§914). Puisque l'évidence est critère de vérité, l'acte de l'esprit qui a pour résultat de découvrir une nouvelle évidence, où le contenu de deux concepts abstraits apparaît comme une seule nature connue sous deux aspects différents, aboutit évidemment à un nouveau jugement universel infailliblement vrai.
Mais c'est précisément ce que réalise tout acte d'induction scientifique. D'une part, la nouveauté dans l'évidence est apportée par les faits d'expérience qui s'imposent du dehors comme pleinement transsubjectifs: chacun d'eux manifeste très évidemment une manière spéciale dont se réalise la nature d'être dont nos concepts dérivent. C'est pourquoi, dans chaque jugement d'existence immédiatement évident que pose l'intelligence en face d'un objet d'intuition, il y a en germe un nouveau concept, puisqu'il y a un nouveau mode d'être, une nouvelle façon dont le réel authentique participe à l'absolu de l'être. Ainsi, selon le mécanisme spontané de l'abstraction, ce nouveau mode d'être tend à être pensé à part, comme une essence réalisant pleinement ce qu'elle est. Par exemple, l'intuition d'un objet chaud, donnera le mode d'être chaleur dont l'essence évidemment est d'être chaleur et pas autre chose: nous passons ainsi en pleine évidence à l'ordre idéal dont la transsubjectivité partielle a été démontrée.
D'autre part, dans l'induction, ces nouveaux modes d'être sont considérés méthodiquement de telle façon que, bien que multiples, ils convergent tous vers un même mode d'être, où se révélera une nouvelle nature, objet d'un nouveau jugement vrai. En effet, le mécanisme propre de l'induction est dans l'interprétation d'un fait par un principe, c'est-à-dire dans la vision claire d'une nature, connue d'abord sous son aspect général (principe) qui vient se manifester sous un aspect plus spécial (le fait), de façon à rester le même sous ces deux aspects (interprétation et conclusion). Comme la nature ainsi considérée est nécessairement ce qu'elle est, partout et toujours, la conclusion obtenue est évidemment un jugement universel.
Par exemple, pour démontrer inductivement la spiritualité de la pensée, nous observons tel acte concret, comme la conception de l'idée universelle de vie, et nous y constatons l'indépendance de toute condition matérielle; puis nous observons d'autres actes concrets, d'autres idées et jugements ou l'acte de réfléchir sur notre pensée elle-même, et chaque fois nous formons un jugement intuitif d'existence: il y a en nous telle pensée indépendante de toute condition matérielle. Ces constatations d'expérience ont été dirigées par le principe d'interprétation très évident: «Est spirituelle toute activité pleinement indépendante des conditions matérielles». Et puisque ces actes concrets de pensée (telle idée, telle réflexion, etc.) se manifestent comme réalisant la nature de pensée, qui est évidemment en soi nécessairement ce qu'elle est (comme dans l'intuition d'un objet chaud, se manifeste le mode d'être chaleur dont l'essence est d'être uniquement chaleur) - en interprétant ces faits à la lumière du principe, c'est bien une nature universelle qui se manifeste sous un aspect nouveau: la nature connue comme «pensée» est aussi connue comme «spirituelle», et c'est en pleine évidence que nous concluons par le jugement universel nouveau: «Toute pensée est spirituelle».
On le voit, la condition de cette évidence est, d'une part, que tous les faits méthodiquement observés selon la direction du principe d'interprétation, soient l'expression d'une même nature universelle (dans l'exemple, la nature de pensée), et d'autre part, que chaque fois cette nature apparaisse en possession nécessaire de l'aspect nouveau sous lequel on la voit dans la conclusion (dans l'exemple, l'aspect de spiritualité). Mais cette condition est réalisée par définition dans toute induction scientifique en laquelle l'énumération des faits est appelée suffisante, précisément parce qu'elle fait apparaître clairement le lien nécessaire entre la nature universelle et la propriété qu'on lui attribue dans la conclusion [°1371].
Donc toute induction scientifique aboutit à un jugement universel nouveau et infailliblement vrai.
C) Corollaires.
§915) 1. - Les diverses formes d'induction. Le raisonnement inductif, étant à la base de toutes nos sciences, générales et particulières, a de très nombreuses applications, et une critériologie spéciale complète devrait les reprendre chacune en particulier pour en déterminer les conditions d'évidence et en délimiter la valeur exacte de transsubjectivité. Mais ce travail est en grande partie accompli par la méthodologie spéciale, dont les règles ont pour but d'assurer, selon la matière de chaque science, l'énonciation suffisante des faits, ce qui entraîne précisément l'évidence de l'inférence inductive. Rappelons seulement ici les principales divisions pour en préciser la valeur au point de vue critique.
On peut classer les inductions en fonction, soit des faits d'expérience, soit du principe d'interprétation.
1. Du côté des faits, nous diviserons les inductions en générales et particulières.
a) L'induction générale est celle où tous les faits d'expérience énumérés dans la majeure sont fournis par l'intuition du bon sens (soit interne, soit externe), sans exiger d'instrument. Telles sont toutes les inductions construites en science philosophique, et un bon nombre aussi dans les sciences positives de l'homme: psychologie expérimentale et sociologique. Les définitions et les lois à démontrer y sont assez générales pour qu'on puisse les tirer de l'expérience ordinaire, et comme celle-ci est pleinement justifiée, la valeur des conclusions est donc pleinement garantie, pourvu que l'interprétation soit évidente.
Parmi les plus précieuses inductions générales, il faut compter celles qui soutiennent la trame de l'éducation des sens, et aboutissent à des perceptions qui sont des jugements d'existence infailliblement vrais, et en même temps celles qui nous donnent nos premiers principes: de causalité, de substance, de raison suffisante, de finalité, d'abord sous leur forme empirique, puis plus scientifique. Toutes ces dernières vérités, en effet, sont continuellement mises en oeuvre pour construire les autres inductions plus précises. En philosophie, par exemple, pour établir les différences spécifiques des êtres (minéraux, végétaux, etc.) on suppose que les faits observés sont les opérations de sujets substantiels, que ce caillou est ce caillou, et ce chat, un chat, que le mouvement de l'un et de l'autre a une cause, etc.; et on doit dire de même pour les sciences positives, comme la chimie ou la biologie. En toute rigueur critique, ces faits, objets de perception, ne sont pas immédiatement connus par intuition, puisqu'ils ne sont pas l'objet intraorganique de la sensation; mais il est très facile, en interprétant par induction spontanée, les renseignements intuitifs infaillibles, de rester dans les limites d'une parfaite évidence, par un jugement infailliblement vrai. Il suffit de s'en tenir à la portée naturelle de nos sens, par exemple, d'affirmer que «ce chat est ce chat», quand nous le voyons devant nous ou que nous le tenons en mains, et non en le voyant de loin, quand on pourrait le confondre avec un lièvre.
b) L'induction particulière est celle où les faits énumérés dans la majeure sont observés à l'aide d'instruments, en sorte qu'ils sont connus avec plus de précision, mais souvent aussi deviennent des faits techniquement élaborés [°1372] dont l'interprétation est plus délicate. Telles sont les inductions en beaucoup de sciences positives, surtout en physico-mathématique, mais aussi en psychologie expérimentale, quand elle utilise les expériences de laboratoire.
Pour apprécier du point de vue critique les renseignements fournis par les instruments, il faut distinguer deux façons de les considérer. On peut les prendre comme phénomènes de bon sens, et comme phénomènes techniques. Le phénomène de bon sens est simplement l'objet d'une intuition sensible complétée, comme nous venons de le dire, par une induction générale pleinement évidente: les jugements d'existence qui les constatent sont donc d'infaillibles vérités. Par exemple, la constatation de 30 degrés de chaleur sur un thermomètre, c'est la perception de la ligne formée par le mercure, coïncidant avec la division 30 degrés. Tous les instruments se fondant sur des perceptions semblables, le plus souvent visuelles, on les emploie, soit pour développer la portée de l'oeil, comme le télescope, le microscope, soit pour mesurer un aspect du phénomène par la coïncidence d'un signe visible avec nos règles graduées, comme le manomètre, le chronomètre, etc., avec aiguille mobile. On pourrait aussi construire l'instrument en vue de vérifications tactiles ou auditives, etc., comme on le fait d'ailleurs pour l'étude de ces sens, avec esthésiomètre, acoustimètre, etc. Mais toujours l'expérience avec instrument repose ainsi finalement sur la valeur d'ailleurs indubitable de l'intuition et de l'induction générale.
Mais ce phénomène de bon sens, pris exclusivement, serait de peu d'utilité dans l'induction scientifique. Il devient signe du phénomène technique; et dans celui-ci, en dehors des aspects quantitatifs bien observés et mesurés, qui ont une valeur pleinement transsubjective, il y a souvent présupposées des théories non démontrées, et cet aspect reste purement hypothétique. Par exemple dans le phénomène technique dénommé: «la trajectoire d'un électron dans la chambre à détente de Wilson» [§336, §340] il y a un fait évident, qu'on peut photographier: la production d'une file de gouttelettes minuscules. Mais on ajoute, pour avoir le fait scientifique, que cette production est le passage d'un grain d'électricité ou électron. En effet, l'instrument est conçu comme application d'un ensemble de théories électriques très élaborées, résumées dans l'expression: «projection d'électrons». Ces théories ont sans doute une valeur, mais purement mathématique, très abstraite et incomplète [§916, (3)], et n'exigent nullement qu'il existe une électricité formée de grains ou d'atomes et cette existence transsubjective d'électrons reste une pure hypothèse et non un fait constaté. - D'où la nécessité d'une critique approfondie des faits énumérées en chaque induction particulière, pour apprécier la conclusion sans dépasser la stricte évidence, seule source d'infaillible vérité.
2. Nous pouvons rappeler ici la division assez voisine proposée en Logique, des deux formes d'induction, l'une conduisant aux définitions, l'autre aux lois [§75]. Elles sont toutes deux valables pourvu que le principe suprême sur lequel elles reposent y soit appliqué avec évidence; et celle-ci est plus aisée à obtenir dans la première forme qui, d'ailleurs, est le plus souvent une induction générale. Dans la deuxième forme, où intervient le principe du déterminisme, il faudra tenir compte des diverses manières de l'envisager, comme nous l'avons noté en Philosophie naturelle [§344].
3. Du côté du principe d'interprétation, les mêmes faits peuvent être interprétés de quatre façons distinctes, correspondant aux trois degrés d'abstraction (le premier étant subdivisé) en sorte que cette classification embrasse toutes les inductions possibles.
a) L'induction physique - cherchant la cause prochaine, est celle qui considère les faits d'expérience dans leur évolution, comme apparition de phénomènes nouveaux; et comme tout ce qui commence a une cause, elle cherche à préciser l'antécédent nécessaire et immédiat qui entraîne l'apparition du conséquent. Telle fut, par exemple, l'induction de Pasteur, démontrant que tout vivant vient d'un vivant, ou celle de Pascal, prouvant que l'élévation des liquides dans le vide est dû au poids de l'atmosphère. Il s'agit simplement de montrer l'existence d'une cause pour expliquer un effet, en s'en tenant aux deux premières étapes de l'application du déterminisme.
b) L'induction physique - cherchant la nature est celle qui prend comme objet d'expérience les subsistants individuels selon toutes leurs propriétés et opérations pour en épuiser l'intelligibilité, selon le principe «Agere sequitur esse» [§350]. C'est l'induction propre de la Philosophie naturelle, qui ne néglige aucun aspect du réel, et montre que pour l'expliquer, il faut admettre plusieurs substances d'espèces différentes, et en chaque être corporel, non seulement les modes d'être quantitatifs, mais aussi qualitatifs, d'ordre physique et psychologique.
c) L'induction mathématique - cherchant la mesure, est celle qui ne considère dans les faits d'expérience que les aspects mesurables à l'aide d'instruments précis, de façon à dégager l'aspect quantitatif sous-jacent à tout phénomène corporel. Elle est le procédé préféré en sciences positives modernes, et conformément à la troisième et quatrième étape du déterminisme [§344] elle tend à interpréter le flux des phénomènes au point de vue de la cause formelle, comme si toutes les énergies spéciales, également mesurables [°1373] et transformables les unes dans les autres, n'étaient que les manifestations diverses (comme effets formels) d'un même fond commun qui serait l'énergie constitutive de la matière. Au point de vue critique, ces inductions n'ont valeur de pleine évidence et d'infaillible vérité, que pour le seul aspect quantitatif, (comme nous l'avons dit pour le phénomène technique), c'est-à-dire comme établissant des affirmations abstraites qui laissent de côté toute connaissance des natures substantielles ou qualitatives, sans rien en nier ou affirmer. Prise ainsi, uniquement du point de vue mathématique, leur évidence est incontestable; mais elles laissent en dehors d'elles, comme pures hypothèses, les théories qui les accompagnent, comme celle des vibrations de l'éther, ou de la constitution granulaire des énergies (photons, électrons), ou de l'unité de la matière, conçue comme condensation d'énergie, etc. Une grande précaution est donc nécessaire pour ne pas dépasser, dans la conclusion les limites de l'infaillible vérité [°1373.1].
d) L'induction métaphysique - cherchant les causes suprêmes ou les dernières raisons d'être: est celle qui considère dans les faits d'expérience, leur aspect de perfection pure. Par exemple, ce par quoi les choses observables participent à l'existence, à l'unité, à la vérité, à la vie, à l'intelligence (introspection), etc. L'interprétation des faits à ce point de vue, n'est jamais qu'une induction générale et elle aboutit d'abord aux grandes lois métaphysiques des premiers principes, pleinement évidents à la fois comme loi de la pensée et lois des choses, parce qu'ils ont la même transsubjectivité que nos idées abstraites. Nous avons en particulier établi avec pleine évidence les deux définitions capitales de la substance [§208, sq.] et de la causalité [§218, sq. et §230, sq.], et des principes correspondants, sur lesquels se fondent la valeur transsubjective de nos sciences métaphysiques, méconnues par le kantisme et le positivisme. Finalement, cette induction nous mènera à Dieu, seule raison d'être suffisante de tout, comme nous le dirons [§959, sq.].
On voit aussi par cette classification comment les diverses sciences, soit philosophiques, soit positives, loin de se contredire ou de s'exclure, se complètent harmonieusement, quant à leur domaine propre formé de vérités infaillibles [§153]. Le heurt des affirmations contradictoires ne se rencontre que dans le cas où les théories et hypothèses de science positive rejoignent les thèses ou opinions philosophiques; mais jamais on ne trouve deux évidences contradictoires.
§916) 2. - Valeur des lois physiques. Beaucoup d'inductions, surtout en sciences positives, ont pour but d'établir des lois, dont l'énoncé constitue la nouvelle vérité cherchée. Comme nous l'avons dit en méthodologie [§114], la loi physique est l'expression universelle de la relation ou dépendance mutuelle qui relie nécessairement un antécédent à un conséquent, selon le déterminisme de la nature. Cette relation se réalise concrètement dans les faits, et la majeure d'induction le constate par une série de jugements singuliers d'existence; elle s'y réalise, pour ainsi dire, comme un ordre rationnel qui nous rend intelligible le conséquent par l'antécédent, comme l'effet est intelligible par la cause. La loi n'est que l'expression comme nature abstraite, universelle et nécessaire, de cette relation explicative concrète. Par exemple, la loi de dilatation du cuivre par la chaleur, selon le coefficient 17 alpha(10-6/Celcius) [°1373.2], exprime en formule universelle, le fait que la dilatation de telle lame de cuivre s'explique par l'action de la chaleur, dont la manière constante d'agir est mesurée par le coefficient 17 alpha(10-6/Celcius). La valeur de ce passage à l'absolu, fruit du mécanisme inductif, n'a pas toujours la même évidence, et une critique rigoureuse doit en marquer les nuances.
Le cas le plus favorable est celui de l'induction qui mène aux définitions, où s'applique directement le principe suprême de l'induction: «Ce qui est vrai de parties subjectives suffisamment énumérées, est vrai également du tout universel ou de la nature que ces sujets réalisent». Dans cette forme de raisonnement, on passe d'abord d'opérations individuelles à la nature universelle de cette opération, par exemple, de telles pensées concrètement spirituelles, à la spiritualité nécessaire de toute pensée, et l'on s'en tient ainsi strictement aux propriétés essentielles qui définissent cette opération (objet formel primaire). Ensuite, pour définir le sujet substantiel, on prend ces opérations comme effet formel secondaire mesurant exactement la perfection de leur sujet d'inhérence [§225]. De toute façon, on reste dans la perspective de la causalité formelle où se réalise pleinement la dépendance nécessaire et réciproque de cause à effet.
L'induction qui conduit aux lois est plus complexe: nous distinguerons trois cas; celui des lois descriptives, des lois explicatives [°1374] causales et des lois d'explication formelle ou mathématique.
1. Les lois descriptives sont la présentation en formules abstraites d'un fait ou d'un phénomène, avec les traits spécifiques qui le caractérisent; elles sont spécialement en usage dans les sciences positives de l'homme: psychologie et sociologie, où elles se justifient par la complexité et le caractère évolutif, vital, des faits observés. Elles ne sont encore qu'une forme de définition, et dans la mesure où elles sont établies avec évidence, elles ont toute la valeur des inductions conduisant aux définitions: on a toujours le lien nécessaire et réciproque de cause formelle à effet formel: par exemple, la loi d'intérêt.
Les lois d'explication en général sont celles qui indiquent la raison d'être d'un fait nouveau et changeant en en précisant la cause lorsque celle-ci est une cause nécessaire. En sciences positives, on en trouve deux formes différentes:
2. Les lois d'explication causale (par cause efficiente) considèrent deux faits ou phénomènes réellement distincts, dont l'un est cause nécessaire, immédiatement explicative de l'autre. Elles sont le fruit des inductions physiques cherchant la cause, signalées plus haut [§915]. Ces inductions sont soit des inductions générales: par exemple, en psychologie expérimentale, la loi d'origine des mouvements affectifs [§705], soit des inductions particulières avec instruments, par exemple, la loi de dilatation des métaux par la chaleur, ou celle de l'élévation des liquides dans le vide. L'esprit se met donc ici dans la lumière, non plus de l'identité et des causes formelles, mais de la causalité, selon un principe de bon sens d'ailleurs pleinement évident: savoir, que tout ce qui commence s'explique par un autre; tout ce qui change, suppose pour être intelligible une cause de ce changement: «Omne quod movetur, ab alio movetur» [§221]. Mais la lumière de ce principe est moins favorable à l'énoncé des lois; car s'il est nécessaire, par exemple, que l'effet de dilatation du cuivre ait une cause, il n'est pas évident que cette cause soit uniquement la chaleur; de même l'élévation du liquide dans le vide pourrait s'expliquer par autre chose que par le poids de l'atmosphère. Il est donc nécessaire de soumettre chacune de ces lois d'explication causale à une critique sévère, pour préciser le sens où elles sont évidentes et infailliblement vraies. Ces précisions varieront sans doute avec les lois, mais on peut indiquer deux directions principales:
a) Dans les sciences physiques, souvent il suffira de préciser le phénomène-cause et le phénomène-effet, comme nous l'avons déjà noté [§256], pour qu'apparaisse entre eux un rapport nécessaire, exclusif et réciproque, pleinement évident, en vertu du caractère matériel du phénomène où toute action entraîne une réaction. Par exemple, dans la loi de dilatation des métaux sous l'action de la chaleur, on définira le phénomène-effet, comme caractérisé par tel coefficient; et cette dilatation ne sera jamais l'effet que de la chaleur, car si on l'obtenait par un autre moyen, par exemple, par l'électricité, ou bien ce moyen la produirait par l'intermédiaire de la chaleur, ou bien, il n'aurait pas le même coefficient. Prises en ce sens très précis, les lois d'explication causale appliquent indirectement le principe suprême de l'induction cité plus haut. En effet, ce qui explique la constance des rapports entre les deux phénomènes, antécédent et conséquent, c'est la présence des natures qui en sont la source. Dans l'exemple de la dilatation, il y a d'un côté la nature de la chaleur qui a toujours sa manière propre d'agir, et de l'autre, la nature du cuivre, qui a toujours sa manière propre de recevoir l'influence calorifique: car les natures sont nécessairement ce qu'elles sont, et les natures corporelles se manifestent par des activités nécessaires et invariables. D'ailleurs, en cette première direction, la critique peut aussi préciser que la loi n'est évidente qu'en un seul sens sans réciprocité. Par exemple, une loi psychologique dira que toute colère produit tel désordre émotionnel, mais sans que ce même désordre ait toujours pour origine un fait de colère.
b) Dans une seconde direction, on s'efforcera plutôt d'élargir le sens de la loi, pour se rapprocher de la causalité formelle, en la rattachant à d'autres lois plus générales, qui sont du type d'explication formelle. Par exemple, la loi de l'élévation des liquides dans le vide sous la pression atmosphérique ne sera plus qu'un cas particulier de celle de l'équilibre des fluides, elle-même application de la loi fondamentale de gravitation universelle, loi d'explication formelle. Cette interprétation est favorisée, quand la loi envisagée ne se contente pas d'indiquer la cause, mais s'efforce de préciser les conditions quantitatives qui la constituent vraiment comme antécédent nécessaire; et c'est précisément cet aspect quantitatif qui caractérise le troisième groupe.
3. Les lois d'explication formelles ou mathématiques sont celles qui dans les deux phénomènes, antécédent et conséquent, considèrent uniquement les aspects mesurables par lesquels ils sont équivalents: par exemple, la loi de transformation de l'énergie mécanique en chaleur, ou de l'énergie électrique en énergie mécanique, ou aussi calorique, etc. Ces lois sont le fruit de l'induction mathématique, signalée plus haut, et elles demandent comme antécédent et conséquent des phénomènes techniquement élaborés dont nous avons noté la part restreinte de transsubjectivité. Mais dans ces limites strictes, elles sont évidentes et infailliblement vraies, parce qu'elles mettent en relief un aspect évidemment réel des qualités matérielles: savoir, leur dépendance, comme de leur sujet immédiat, de conditions quantitatives [§329]. Et comme celles-ci, prises abstraitement, ont la même nature mesurable en n'importe quel phénomène physique, toutes les propriétés ou qualités des corps à ce point de vue, tendent à s'identifier. Ces propriétés se révèlent au savant comme les multiples manifestations, distinctes seulement numériquement, d'une même réalité dont elles seraient les effets formels, liés entre eux par des relations indissolubles dont les diverses lois sont la traduction. Cette vue est très abstraite mais incontestable, et son avantage est de ramener les multiples lois empiriques à l'unité en les déduisant de quelques équations fondamentales. La science positive parfaite ainsi obtenue, sans être l'unique explication du réel, en fournit une qui est infailliblement vraie, mais uniquement quant au réseau des lois inductivement vérifiées, et jamais pour les diverses théories ontologiques qui les accompagnent et qui ne dépassent pas la valeur de pures hypothèses, parfois invraisemblables, ou certainement fausses, malgré leur utilité pratique.
Il est clair aussi que ces lois mathématiques sont établies en fonction de la perfection des instruments nécessaires pour formuler les mesures: à ce point de vue encore, on doit les soumettre à une critique serrée, pour ne pas dépasser les limites de l'évidence. Bon nombre de lois ne sont valables que dans certaines conditions, par exemple, la loi de Mariote ne vaut que pour les gaz, à l'échelle humaine; elle devient inexacte à l'échelle microscopique. Dans ce cas, l'équivalence de deux phénomènes est obtenue grâce à la loi des grands nombres, parce qu'on opère en fait sur des moyennes: ainsi dans la loi de Mariote, on ne mesure pas l'action de chaque molécule de gaz, mais le résultat de l'action de milliards de molécules, où les différences individuelles disparaissent pour manifester un même phénomène d'ensemble; on obtient ainsi des lois statistiques.
Dans les sciences positives de l'homme, c'est par le même procédé statistique que l'on élimine l'intervention individuelle, toujours possible, de la liberté, pour obtenir inductivement des lois universelles et nécessaires. Ces lois sont le plus souvent d'explication causale et il n'est pas toujours possible de les prouver avec pleine évidence: elles se contentent alors d'une valeur de probabilité. Les mieux démontrées sont les lois descriptives qui, en formules abstraites, peuvent caractériser les phénomènes de façon précise et infailliblement vraie.
En résumé, la critique de l'induction justifie pleinement, par la règle de l'évidence, les admirables succès remportés par la science moderne dans la découverte des lois de la nature. Il n'est nullement nécessaire pour cela d'admettre, ni les formes à priori de Kant, ni les négations arbitraires du positivisme, ni l'idéalisme de Brunschvicg, ni le relativisme d'Henri Poincaré. Il suffit de distinguer soigneusement dans les faits observés et dans l'inférence inductive, l'aspect où apparaît l'évidence, et l'aspect qui demeure hypothétique ou symbolique; de sorte que le réalisme modéré que nous défendons est le plus apte à justifier pleinement la valeur des sciences modernes.
Thèse 8. Le raisonnement déductif, en partant de prémisses évidentes, est apte à conduire l'esprit à un nouveau jugement infailliblement vrai.
A) Explication.
§917). La Logique a déjà analysé le mécanisme de la déduction, soit au point de vue de sa forme [§50], soit au point de vue de sa vérité, en notant que la démonstration parfaite, source de science au sens strict, doit être une déduction [§88]. À ce point de vue, la déduction peut avoir deux rôles: l'un de synthèse, l'autre de découverte. Dans son rôle de synthèse, elle suppose les vérités particulières déjà connues et elle les unifie en les rattachant au même principe plus général. C'est ainsi, par exemple, que les lois de science positive, déjà démontrées par induction, peuvent ensuite être constituées en science parfaite, grâce à la déduction. En supposant que les vérités ainsi unifiées sont la conclusion d'inductions pleinement évidentes, ce rôle de synthèse ne pose pas de problème critique spécial: il pourra contribuer au progrès intellectuel par une organisation d'ensemble plus parfaite et une meilleure compréhension des détails; mais dès le début, l'infaillible vérité des éléments mis en oeuvre est assurée.
Dans son rôle de découverte, au contraire, la déduction aboutit à un nouveau jugement exprimant une vérité ignorée jusque là. Bien plus, ces vérités peuvent parfois échapper totalement à l'expérience et dépasser le champ de toute induction possible; s'il s'agit, par exemple, de l'immortalité de l'âme ou de la vie divine. Mais pour avoir cette fécondité, la déduction doit se dérouler dans l'ordre des natures, c'est-à-dire, dans le monde idéal, ou des essences possibles. C'est pourquoi la transsubjectivité qui lui convient est celle de nos idées abstraites [§905]: transsubjectivité de soi partielle, concernant les natures prises absolument, avec l'aptitude à une transsubjectivité totale, si l'expérience, directement ou indirectement, fournit un sujet réellement existant où l'objet de ces affirmations universelles et absolues se réalise évidemment. Par exemple, le théorème affirmant les trois angles du triangle égaux à deux droits, vrai de soi dans l'ordre idéal, devient pleinement transsubjectif pour tout triangle dont on constate l'existence.
C'est en ce sens que nous devons prouver, selon la méthode critique, que la déduction, telle qu'on la rencontre surtout en sciences mathématiques et métaphysiques, conduit à un jugement vraiment nouveau et infailliblement vrai.
B) Démonstration.
§918). L'évidence étant critère suprême de vérité, on suppose d'abord que les jugements universels comparés dans les prémisses, sont pleinement évidents, soit d'une façon immédiate, soit par induction ou déduction évidente préalable, car la valeur de la conclusion ne dépasse jamais celle des prémisses. La première de ces vérités, sous-jacente à toute déduction, parce qu'elle en éclaire la marche, est, comme nous l'avons dit [§52], le principe même d'identité: «Deux natures identiques à une même troisième sont identiques entre elles»; ou bien, en mathématiques: «Deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles»; et en géométrie, «Deux figures parfaitement superposables sont identiques comme figures ou surfaces».
Or, en toute déduction authentique, une nature connue d'abord implicitement, c'est-à-dire, en partie ignorée, apparaît explicitement sous un nouvel aspect, ce qui permet un jugement vraiment nouveau. De plus, en même temps, la nature considérée se montre pleinement une et la même, bien que connue sous deux aspects, en sorte que la synthèse judicielle de la conclusion est évidente et infailliblement vraie. Prenons, par exemple, un syllogisme, qui est le type auquel se ramène toute déduction directe lorsqu'on en démonte les articulations logiques.
Tout vivant doué d'activités immatérielles est immortel, Or l'âme humaine est un vivant doué d'activités immatérielles. Donc l'âme humaine est immortelle.
Notre âme était d'abord connue par nous comme principe vital, à la fois de nos activités corporelles et de nos pensées; mais l'aspect d'immortalité, d'aptitude et d'exigence à vivre sans le corps, restait ignoré. D'autre part, la notion universelle d'activité immatérielle entraîne évidemment, pour toute substance qui en jouit, la vie indépendante du corps, incorruptible et immortelle. Mais pour comprendre cette évidence, il n'est nullement nécessaire de connaître explicitement tous les inférieurs (toutes les espèces ou tous les individus) contenus dans la nature universelle abstraite qu'exprime l'idée d'«activité immatérielle». En effet, cette nature n'est pas la collection de ses inférieurs: c'est un mode d'être connu sous un aspect spécial qui laisse de côté tous les autres aspects, sans les inclure ni les exclure, sauf en cas d'incompatibilité, et qui est apte à s'identifier à tout sujet n'offrant pas cette incompatibilité. Ainsi, l'idée de vie immatérielle peut s'obtenir par abstraction à partir de n'importe quel vivant, même d'une plante, puisque la vie est une perfection pure [§385]. L'activité est d'autant plus immanente, plus vitale qu'elle est plus indépendante du corps; et l'on peut comprendre avec évidence que cette vie est immortelle, (si elle existe) en ignorant que l'âme humaine en est favorisée.
C'est pourquoi, en constatant que notre âme est douée d'activités immatérielles, - constatation due à l'expérience et à l'induction, source première de tout progrès intellectuel, - nous découvrons explicitement un nouvel «inférieur» de la nature universelle déjà connue en soi. Il suffira de rapprocher ces deux vérités pour que jaillisse un jugement vraiment nouveau, et même inaccessible à toute expérience: notre âme est immortelle. Pourtant, cette nouvelle affirmation est pleinement évidente, car c'est la même nature universelle d'être doué de vie immatérielle, qui est toujours connue, une et la même sous divers aspects, dans la majeure (comme source d'immortalité) dans la mineure (comme se réalisant dans l'âme humaine) et dans la conclusion comme raison explicative de la synthèse judicielle.
Cette déduction directe est la plus parfaite, parce qu'elle donne, avec l'évidence, la raison d'être pleinement explicative de la conclusion. L'on voit ainsi que le progrès de la pensée, comme l'extension de l'évidence, est le fruit du dynamisme de l'être, objet formel de notre intelligence, comme l'a mis en relief la psychologie expérimentale [§579]. D'autres formés de déduction aboutissent aussi à l'évidence. Ainsi, en géométrie, on passe non seulement du genre aux espèces comme du cas d'égalité des triangles en général à celui des triangles rectangles; mais aussi des espèces aux genres, du spécial au plus général [§106]. Par exemple, en passant du théorème de l'aire d'un rectangle à celui de l'aire du parallélogramme, dont le rectangle est une espèce: il suffit pour celà que les définitions des figures considérées, jointes aux théorèmes précédents, permettent de montrer l'équivalence de ces deux figures; et la preuve revient au syllogisme direct: «Deux aires équivalentes ont une même formule; or l'aire d'un parallélogramme est décomposable en parties pleinement équivalentes à l'aire d'un rectangle; donc ces deux aires ont la même formule».
On peut aussi obtenir l'évidence par déduction indirecte ou réduction à l'absurde. Par exemple, si on démontrait qu'on ne peut, sans se contredire, nier l'immortalité de l'âme. Cette démonstration indirecte fournit une confirmation générale de la valeur de tout raisonnement inductif et déductif, pour donner de nouveaux jugements infailliblement vrais. En effet, tout raisonnement, s'il met en oeuvre des jugements évidents, est un exercice du principe d'identité sous sa forme positive, ou sous la forme négative du principe de contradiction dans les jugements négatifs et dans la réduction à l'absurde. Il s'agit toujours de constater qu'une même nature est identique à elle-même, bien que connue sous divers aspects. On ne peut donc en contester la valeur sans récuser la valeur même de l'évidence. Le rôle de l'évidence étant partout le même, si elle ne vaut pas pour les inductions ou les déductions évidentes, elle ne vaut nulle part; et il devient impossible de formuler aucun jugement infailliblement vrai, ni spontané, ni réflexe: on retombe dans le scepticisme universel.
Donc la déduction, en partant de prémisses évidentes, est apte à donner de nouveaux jugements infailliblement vrais.
C) Corollaires.
§919) 1. Réalité et déduction. Si par elle-même la déduction se tient dans l'ordre abstrait, il lui sera toujours impossible de donner comme conclusion l'affirmation évidente de l'existence réelle d'un objet de pensée, fut-il l'être nécessaire [°1374.1 et §949]. Mais si, de la définition d'une nature dont la réalité est connue par ailleurs, on déduit une série de vérités, celles-ci donneront une science réelle de cet objet: ainsi en est-il en théodicée, une fois démontrée l'existence de Dieu.
Il en est de même dans les sciences mathématiques, tant que l'esprit, pour construire de nouvelles définitions génétiques [§104], reste fidèle aux exigences de la quantité, continue ou discrète, telle que l'expérience nous la fait connaître. Dans ces limites, on peut même, semble-t-il, reconnaître une pleine valeur de transsubjectivité, non seulement aux axiomes, mais aussi aux postulats, si on les interprète comme des affirmations universelles, indiquant des relations entre quantités déterminées, indémontrables à priori, mais vérifiables par induction générale [°1375]. Les mathématiques pures, géométrie, arithmétique, algèbre, etc., sont ainsi, dans ces limites, la science réelle, mais abstraite, des propriétés de la quantité possédées par les êtres corporels.
Mais il arrive aussi que notre esprit, dans les plus hautes spéculations mathématiques, construit des notions ou des formules qui ne contiennent aucunes notes contradictoires, et restent donc intelligibles dans leur ordre quantitatif; mais qui, étant donné leur degré d'abstraction, expriment une nature incapable d'exister en dehors de la considération de l'esprit. Ce sont des êtres de raison mathématiques. Le «transfini» en donne un exemple [§300]; on peut interpréter de même les équations fondées sur la géométrie a n dimensions, (puisque, au témoignage de l'expérience, seuls les corps à trois dimensions existent réellement); ainsi que les formules les plus abstraites et les plus synthétiques de la théorie d'Einstein en relativisme généralisé.
Nous sommes là en présence de purs symboles, êtres de raison avec fondement dans la chose, auxquels ne correspond directement rien de réel dans la nature. Ils sont comparables aux êtres de raison produits par le logicien pour analyser les lois de l'esprit, et ils sont donc pleinement légitimes; mais ils ne jouissent par eux-mêmes d'aucune valeur transsubjective. C'est pourquoi, lorsque de telles constructions entrent comme prémisses dans les déductions mathématiques qui unifient les lois empiriques pour en faire des lois dérivées, ces lois conservent évidemment leur valeur de transsubjectivité, légitimée par l'induction, mais si quelque loi nouvelle est suggérée par ce moyen, elle restera simple hypothèse tant que l'expérimentation n'en aura pas démontré inductivement la réalité. Et il peut toujours arriver que la réponse de l'expérience soit négative, révélant ainsi l'imperfection de la construction rationnelle destinée à tout unifier. Ce qui est caduc alors, ce ne sont, ni les lois inductivement démontrées, ni même les synthèses partielles qui les unifient; mais ce sont, en partie les symboles mathématiques, êtres de raison perfectibles pour devenir plus synthétiques; et surtout ce sont les théories ou hypothèses ontologiques générales, lorsqu'elles jouent le rôle de principes unificateurs, comme nous l'avons dit [§125], sans être démontrées par aucune autre science. Dans ce cas, en effet, elles ne se présentent pas comme d'infaillibles vérités, mais comme de simples images utiles ou commodes; et rien de plus naturel que de les améliorer.
§920) 2. - Diverses opinions. Seule une saine théorie de l'abstraction est capable d'inspirer confiance en la valeur de la déduction; aussi cette valeur est-elle unanimement admise par l'école aristotélico-thomiste. On doit même noter, au Moyen Âge, certains abus du syllogisme, soit chez les premiers scolastiques comme Roscelin [PHDP, §212] ou Abélard [PHDP, §213] qui l'appliquaient témérairement à la Foi jusqu'à tomber dans l'hérésie; soit au temps de la décadence [PHDP, §299 et §303] où toute la philosophie se ramenait presque à une logique déductive. - Par réaction, les penseurs orientés vers l'empirisme critiquent sévèrement le syllogisme: tel, déjà au Moyen Âge, Roger Bacon [PHDP, §272]; puis tous les empiristes modernes après François Bacon [PHDP, §315bis, (b)] n'accordent plus de valeur scientifique qu'à l'induction; ainsi Stuart Mill [PHDP, §486, (4)] et Taine [PHDP, §497] ramènent simplement la déduction à l'induction ou ne lui reconnaissent que le rôle de vérification et d'unification; et l'on peut dire, en effet, que s'il s'agit des grandes synthèses mathématiques en sciences positives dont nous venons de parler, la déduction n'a plus que ce premier rôle; mais il en est autrement dans les sciences métaphysiques ou même mathématiques pures, tant qu'elles s'en tiennent aux exigences d'une nature dont la réalité est bien établie.
D'autres philosophes remplacent la déduction fondée sur l'abstraction (qu'ils rejettent), par d'autres procédés qui ne sont plus garantis par la règle d'évidence: tels sont la méthode intuitive de Platon [PHDP, §44] et de Plotin [PHDP, §123]; la méthode de l'idée claire de Descartes [PHDP, §320], la dialectique de Hégel [PHDP, §427] et l'intuition bergsonnienne [PHDP, §588-589]. Mais ces penseurs ne font que mettre en relief la part incontestable d'intuition que possède notre intelligence abstractive, lorsqu'elle se contente d'affirmer l'infaillible vérité, dans les limites de la pleine évidence, en agissant selon la loi qui lui convient en propre comme intelligence [Cf. la loi d'évidence, §596].
Thèse 9. Tout jugement de foi ou de croyance au sens strict, fondé sur un témoignage doué de science et de véracité est infailliblement vrai.
A) Explication.
§921). Nous avons analysé en psychologie la notion très complexe de croyance [Cf. en particulier §586]; et nous avons jusqu'ici justifié selon la méthode critique, la pleine valeur d'infaillible vérité des croyances parfaites [§595]: celles qui se déploient entièrement dans l'ordre intellectuel en suivant la loi d'évidence. Restent les croyances imparfaites où l'affirmation dépend en partie d'influences extra-intellectuelles. Un certain nombre s'en tiennent prudemment à l'étape de l'opinion probable [°1375.1], et le problème de l'infaillible vérité ne se pose pas pour elles; elles sont toujours réformables et perfectibles et elles remplacent simplement la vérité non encore conquise. Mais beaucoup de ces croyances imparfaites s'installent psychologiquement dans la pleine certitude, et se présentent alors, dans l'ordre spontané, comme l'expression de la vérité. Toutes ne sont pas nécessairement erronées; mais, selon notre thèse, seules sont infailliblement vraies les croyances de foi au sens strict appuyées sur un témoignage évidemment doué de science et de véracité. Toutes les autres, même si elles restent prudentes, demeurent cependant sujettes à erreurs.
La foi au sens strict est la certitude où l'esprit prononce la synthèse judicielle sans voir en elle-même l'identité des deux objets de concepts mais en raison du témoignage qui le lui affirme [§586]. La thèse concerne toutes les croyances de ce genre, soit surnaturelles, soit naturelles; non pas cependant les certitudes pratiques qui portent sur les actions à faire, car celles-ci, comme telles, ne sont pas infailliblement vraies, mais prudentes et bonnes moralement; il s'agit des certitudes spéculatives de foi, portant sur une doctrine ou un événement historique.
B) Preuve.
§922). Puisque nous avons démontré, selon la méthode critique, la valeur du raisonnement, nous pouvons établir la présente thèse à l'aide d'un syllogisme:
Un jugement par lequel une intelligence affirme la même chose que le jugement infailliblement vrai énoncé par une autre intelligence, est lui-même doué d'infaillible vérité.
Or tel est le cas du jugement de foi, appuyé sur un témoignage où se trouve évidemment la science et la véracité.
a) Par la science, en effet, on veut dire que l'intelligence du témoin possède l'infaillible vérité grâce à l'évidence directe et intrinsèque, s'il s'agit du premier témoin auquel il faut finalement aboutir; et, dans les échelons intermédiaires d'une tradition, grâce au mécanisme de la foi que nous analysons ici.
b) Et par la véracité, on veut dire que le témoin fait connaître aux autres intelligences, précisément la vérité dont il possède la science infaillible, en sorte que le jugement du croyant affirme nécessairement la même chose que ce jugement infailliblement vrai, manifesté tel qu'il est.
Ainsi l'objet pensé par le témoin et par le croyant est identique, comme objet matériel; mais il est connu sous deux aspects formels différents. Le témoin affirme l'identité objective exprimée par la synthèse judicielle, pour un motif intrinsèque: parce qu'il la voit directement en elle-même sous la lumière de l'évidence. Le croyant l'affirme aussi, mais sans la voir, en l'accueillant comme un don transmis d'une façon ou d'une autre, par la parole sensible ou intellectuelle; et pour un motif extrinsèque qui est la science et la véracité du témoin. Par exemple, dans le jugement de foi: «Dieu est Un en Trois personnes», notre raison peut connaître le sens des deux concepts: Dieu, Acte pur, infiniment simple (sujet) et les notions de personnes et de trinité comportant multiplicité et distinction réelle (prédicat); elle peut même voir la non répugnance à les identifier; mais l'identification objective de ces deux concepts: «Dieu-un» et «Dieu-trine», lui échappe totalement. Dieu, dirons-nous, l'affirme parce qu'il la voit pleinement sous son aspect interne qui en épuise la lumineuse richesse; le croyant l'affirme aussi, parce qu'il voit clairement que Dieu la voit; il veut l'affirmer, malgré l'obscurité de cette identification qu'il saisit seulement sous un aspect indirect, participation lointaine à la lumière directe sous laquelle Dieu la voit. Mais l'identité matérielle de la chose pensée des deux côtés suffit évidemment pour qu'on doive reconnaître la même valeur aux deux jugements: celui du témoin et celui du croyant.
Donc le jugement de foi, bien qu'inévident en lui-même, est infailliblement vrai, pourvu que soient évidentes la science et la véracité du témoin.
C) Corollaires.
§923) 1. - Valeurs diverses des croyances. L'infaillibilité de nos croyances se fonde donc entièrement sur les deux qualités du témoin: sa science et sa véracité. C'est pourquoi il n'est pas possible de commencer notre vie intellectuelle par un acte de foi au sens strict, comme le demandent les traditionalistes [PHDP, §436]. Avant de croire, il faut savoir, au moins deux choses: l'existence du témoin et de sa science; et la réalité du fait de sa révélation et de la véracité de cette communication. À ce point de vue, on peut distinguer plusieurs degrés dans la valeur des croyances.
1. Lorsque le témoin est Dieu lui-même, sa science et sa véracité sont telles que la fermeté d'adhésion basées sur ce témoignage est plus grande même que dans nos certitudes scientifiques; car l'infaillibilité de notre raison en face de l'évidence n'est qu'une participation à l'infaillibilité de la science divine.
2. Quand les témoins sont des hommes, il faut distinguer deux cas:
a) Si l'objet du témoignage est une doctrine, même si la compétence du maître est incontestable, la foi du disciple est de valeur inférieure: «Locus ab auctoritate, dit saint Thomas, quae fundatur super ratione humana, est infirmissimus» [°1376]. Dans le domaine des vérités naturelles où tous les hommes jouissent de la même raison, l'aide, d'ailleurs très puissante, des autres penseurs, est destinée, non pas à remplacer, mais à étendre l'évidence intrinsèque de l'objet.
b) Si l'objet de foi est un fait historique, situé en un temps ou un lieu qui échappe à notre expérience, le témoignage des autres peut remplacer cette intuition directe, avec une égale valeur. C'est le but de la méthode historique [§128, sq.] de tracer les règles à suivre pour assurer cette pleine évidence extrinsèque qui garantit l'infaillibilité des conclusions.
En fait, beaucoup de croyances humaines dans la vie courante, même acceptées sans crainte d'erreur, ne se plient pas aux strictes exigences de la critique: elles restent donc au rang des certitudes purement subjectives, toujours sujettes à erreurs. Rien d'étonnant qu'en ce domaine, on constate parmi les hommes de nombreuses contradictions et variations.
§924) 2. - En résumé. L'évidence de l'objet, source d'infaillible vérité, après avoir motivé par sa clarté immédiatement perçue, un certain nombre de jugements, soit d'ordre réel (constatations expérimentales), soit d'ordre idéal (premiers principes), passe de ceux-ci à beaucoup d'autres jugements, par une double voie:
1) La voie du raisonnement où la raison usant de ses propres ressources compare entre eux ses jugements vrais et parvient à de nouveaux jugements, soit en saisissant l'objet à travers une expérience interprétée avec évidence sous un aspect universel mieux défini (induction), soit en explicitant un nouvel aspect de l'objet, grâce à l'évidente identité de cet objet saisi à la fois sous deux aspects méthodiquement confrontés (déduction).
2) La voie de l'autorité où notre raison, se confiant aux lumières d'autres intelligences, (divine ou créées), accepte un nouveau jugement, parce qu'elle en voit la vérité à travers l'affirmation d'un témoin qui en a l'évidence intrinsèque (foi).
Ainsi, ce n'est pas seulement l'évidence immédiate et intrinsèque, mais aussi l'évidence médiate et extrinsèque qui permet de discerner l'infaillible vérité. Mais cette seconde forme d'évidence s'obtient plus difficilement, et l'on peut rencontrer des certitudes qui lui échappent.
§925). Au terme de la critique, nous avons un moyen de discerner parmi nos certitudes celles qui sont infailliblement vraies et que nous avons appelées «certitudes formelles» [§586]: C'est l'ÉVIDENCE. De droit, toute certitude motivée par l'évidence est infailliblement liée à la vérité, de sorte que les trois aspects fondamentaux analysés en psychologie [§584], de notre pensée arrivée à sa perfection: le jugement, la certitude, la vérité, s'identifient pleinement dans un seul et même acte, grâce à l'évidence. La certitude est l'aspect subjectif du jugement vrai, comme la vérité est l'aspect objectif du jugement certain. Déjà dans l'ordre spontané, nous motivons instinctivement la vérité de nos certitudes par l'évidence: nous affirmons, parce que nous croyons vrai ce qui est; et le langage courant rend presque synonymes les mots vérité, évidence, certitude. On parle indistinctement soit d'une chose, soit d'une connaissance vraie ou évidente ou certaine. La réflexion critique a confirmé le bon sens en justifiant la pleine valeur du motif de l'évidence; car elle a constaté que notre intelligence est à la fois, une puissance passive, et une puissance de connaissance:
1. Puissance passive, elle ne peut trouver en ses propres ressources l'origine de la fermeté de son adhésion. La loi même de sa nature exige l'influence d'un autre: l'activité objective est requise pour la réduire pleinement à l'acte. L'évidence est donc le motif dernier de certitude.
2. Puissance de connaissance, l'intelligence ne peut subir l'action de l'objet qu'en le devenant «intentionnellement», dans cet ordre psychologique de l'être au second degré, capable de s'identifier avec l'autre en s'en distinguant [°1377]. Et puisqu'il est impossible de se donner autrement que l'on est, elle recevra et possédera l'objet tel qu'il est: L'évidence est aussi le moyen suprême pour discerner le vrai.
L'évidence est à la fois le dernier motif de certitude parfaite et le critère suprême de vérité.
Mais, bien que dans ces limites, notre raison soit de droit (per se) infaillible, cependant de fait (per accidens) elle reste sujette à erreur, comme le montre l'expérience. Nous savons déjà que psychologiquement, l'esprit ne peut affirmer ce jugement, à la fois certain et inadéquat à son objet, qui est l'erreur, en se rendant compte réflexivement qu'il fait erreur [§589]. Toute erreur est d'ordre spontané et jamais d'ordre réflexe. Nous pouvons ajouter maintenant trois autres conclusions:
a) Toute erreur est mélangée de vérité. Il n'y a pas d'erreur totale. L'erreur est, en effet, comme le mal [§179] du jugement, car elle est la privation d'une perfection qui convient de droit à l'affirmation, comme il convient au manchot selon sa nature d'homme d'avoir des bras. Prise formellement comme «ce par quoi l'affirmation est erronée», l'erreur, sans doute, n'a rien de commun avec la vérité, pas plus que la malice avec la bonté. En ce sens, l'erreur n'est nullement une vérité partielle, mais une négation, une absence totale de vérité. Mais précisément, elle est ainsi un être de raison, incapable d'exister seule dans la réalité. L'erreur pure et totale, comme le mal absolu, est impossible. Et de même que le mal n'existe que dans un sujet en partie bon, de même l'erreur n'existe que dans un jugement en partie vrai. En effet, ce jugement authentique, - sans lequel il ne reste qu'un cliquetis de mots, et non une erreur, - serait impossible, si l'esprit ne pensait un objet, en l'exprimant tel qu'il est, au moins sous un certain aspect. Si on affirme, par exemple, qu'en l'homme, l'âme raisonnable se distingue de l'âme sensible, on met en relief l'opposition entre les opérations intellectuelles et sensibles, opposition qui se révèle avec évidence: et celà est une vérité, bien que cette opposition n'exige pas évidemment la distinction réelle des deux âmes.
b) Toute erreur affirme quelque chose au delà des limites de l'évidence, puisqu'elle est un jugement inadéquat à l'objet pensé; il n'est pas possible que l'aspect sous lequel il y a manque de correspondance, soit fourni par l'objet qui se manifeste comme il est, c'est-à-dire par l'évidence. Le plus souvent, cet aspect étranger est une exclusion ou une négation qui dépasse les exigences de l'objet. C'est pourquoi, dans l'histoire des idées, ce que les grands penseurs affirment a toujours beaucoup plus de valeur que ce qu'ils nient.
c) L'existence de l'erreur ne peut donc s'expliquer que par l'influence de la volonté, suppléant à l'action déficiente de l'objet: En un sens, l'erreur est toujours libre. Notre intelligence, en effet, peut être mise en branle, non seulement par l'action de l'objet, mais aussi, comme nous l'avons dit [§839], par celle de la volonté; et celle-ci se détermine pour des motifs propres qui peuvent dépasser l'évidence, en montrant qu'il est bon d'affirmer telle chose plutôt que telle autre. La psychologie indique la loi de formation de ces croyances imparfaites [§598]; et la critique suggère un double remède pour déceler et corriger les erreurs: d'abord, se mettre dans la disposition psychologique générale de tendre uniquement à la vérité; - puis, faire la réduction aux premiers principes, en remontant tous les échelons du raisonnement ou des témoins, jusqu'à ces premières affirmations intuitives où l'évidence est assez forte et la pensée assez simple pour exclure toute influence non intellectuelle.
Ainsi la réflexion critique, en démontrant l'infaillibilité essentielle de notre intelligence, en délimite aussi l'étendue. Nous pouvons désormais marquer avec précision le domaine où nos certitudes sont pleinement irréformables, et celui où, sans être toujours illégitimes, on ne peut les considérer comme irréformables. Sont définitives, toutes nos certitudes formelles qui, dans l'ordre réflexe, sont totalement motivées par l'évidence; c'est-à-dire, tous ces jugements, soit connus de soi, soit formés par témoignage ou raisonnement, mais où notre esprit se contente prudemment d'affirmer ce qu'il a vu, dans la mesure même où l'objet s'est manifesté tel qu'il est. Mais il faut aussi dire que cette évidence pourra être saisie avec plus ou moins de clarté et être conduite plus ou moins loin par la déduction, selon les diverses méthodes de progrès intellectuel, le choix des points de vue et le génie des penseurs. Et cela explique les divergences entre les grands systèmes philosophiques, tous également animés du même amour de la vérité, sans que tous la découvrent également.
Restent au contraire toujours réformables, toutes nos certitudes subjectives où la fermeté d'adhésion dépasse les limites strictes de l'évidence. Ces jugements sont toujours, ou des conclusions de raisonnement, ou des actes de foi humaine; car en ces deux cas seulement est possible une intervention du sujet qui altère l'action de l'objet. Ce sont des certitudes imparfaites qui se divisent en deux groupes:
1. Les certitudes imparfaites illégitimes, dont la fermeté s'explique par une intervention imprudente du sujet dans le travail du raisonnement ou dans la confiance accordée au témoin; par exemple, si on néglige les règles de la critique historique et ses patientes informations par désir d'aboutir vite; ou si l'on passe à la certitude quand l'imperfection de l'évidence ne légitime qu'une opinion probable.
2. Les certitudes imparfaites légitimes dont la fermeté a pour cause une intervention prudente du sujet, quoique dépassant l'évidence. Il est des cas, en effet, où un homme peut prudemment, et parfois même est moralement obligé par les nécessités de la vie, d'accepter des certitudes imparfaites basées sur un témoignage humain dont la valeur n'est pas pleinement évidente. C'est le cas déjà signalé [§586] de nombreux jugements pratiques, affirmant, par exemple, au moment du repas: «Cet aliment n'est pas empoisonné»; car ce jugement plus ou moins explicite, va souvent jusqu'à la certitude. Mais on pourrait ici dissocier deux aspects de la pensée: d'abord, une affirmation théorique sur la nature de l'aliment; et, en l'absence de vérification évidente, on s'en tiendrait à une opinion très probable; puis, une affirmation proprement pratique: «En mangeant cet aliment, j'agis bien»; et ce jugement qui constitue ce que la morale appelle la «conscience certaine», est à la fois une certitude subjective et une infaillible vérité; car cette vérité n'est plus spéculative, mais consiste précisément dans la rectitude prudentielle de l'affirmation pratique, qui est bien réalisée ici.
Mais en d'autres cas, c'est le jugement de foi doctrinale ou théorique qui peut rester légitime, quoique non évident. En matière religieuse, par exemple, tout simple fidèle a le droit de s'en remettre, pour accepter une foi, à ses chefs qu'il juge prudemment bien informés: on trouve ainsi des cas d'erreurs moralement invincibles. Mais elles ne sont pourtant jamais physiquement invincibles; car, de droit, en appliquant strictement les règles critiques à l'examen des doctrines rivales, on peut démontrer que seule la Foi catholique, parmi les religions qui se disent révélées, se fonde sur un témoignage évidemment doué de science et de véracité. Ceux qui n'ont ni le pouvoir, ni le devoir d'opérer cette vérification, n'auront que des certitudes imparfaites, réformables, mais légitimes.
Quant au domaine des raisonnements en matière spéculative, des sciences historiques, positives ou philosophiques, rien ne paraît légitimer une affirmation certaine dépassant l'évidence. Le devoir de prudence est au contraire ici de s'en tenir strictement à la manifestation de ce qui est, et de se contenter d'opinions probables, tant qu'il reste la moindre crainte ou possibilité d'erreur. On peut donc, semble-t-il, reconnaître à notre intelligence la précieuse capacité de n'accepter jamais, du moins dans l'ordre réflexe et théorique, que des certitudes douées d'infaillible vérité.
§926). Comme la Philosophie de la nature a précisément pour objet l'être fini, multiple et changeant, dont elle s'efforce de donner les causes profondes, nous y avons déjà étudié, dans un chapitre d'introduction, les principales thèses de l'ontologie, non seulement concernant l'être en général, commun au fini et à l'infini, mais aussi l'ontologie spéciale du fini, à savoir les grandes divisions de l'être en puissance et acte, essence et existence, substance et accidents, et enfin la théorie des causes. Il ne nous reste donc ici à examiner que quelques problèmes complémentaires dont la solution achèvera l'explication métaphysique des êtres finis.
Parmi les transcendantaux, après avoir considéré plus spécialement l'unité dans l'ordre du monde, la vérité en critique, et en réservant la bonté pour la morale, nous devons maintenant étudier la beauté dont l'application aux êtres finis pose le problème de l'esthétique ou des règles de l'art.
D'autre part, si tout être fini, fut-il un pur esprit, est toujours intrinsèquement composé d'essence et d'existence, il s'ensuit que, pour lui, l'état de possibilité ne se confond pas avec la réalité actuelle. Celle-ci constitue le monde de l'existence et des faits d'expérience qui ont basé notre Philosophie naturelle, comme ils basent toutes les sciences positives. La possibilité constitue le monde des essences dont nous devons préciser la nature en indiquant leur fondement.
Enfin, les caractères essentiels des êtres finis, leur contingence, leur multiplicité, leur imperfection, etc., posent le problème de leur dernière explication ou de leur cause parfaite extrinsèque; et de même que, pour expliquer l'ordre du monde, nous avons posé une cause finale suprême [§863], ainsi nous montrerons la nécessité d'une cause efficiente parfaite dont l'univers est une participation: et cette étude sera comme le dernier échelon qui nous introduira directement en théodicée, sommet de la sagesse philosophique. D'où nos trois articles en ce chapitre:
Article 1. - Le beau et l'esthétique.
Article 2. - Les possibles et leur fondement.
Article 3. - La cause parfaite et la participation.
b88) Bibliographie spéciale (Le beau et l'esthétique)
§927). L'existence de la beauté est admise unanimement comme un fait. Chaque homme en a plus ou moins la perception ou le sentiment spontané; mais il n'est pas facile d'en préciser la nature. Pour celà, plusieurs méthodes sont possibles: méthode subjective, en analysant l'émotion esthétique où se parfait en nous la perception du beau; - méthode objective, en étudiant les diverses manifestations du beau, soit dans la nature, soit dans les oeuvres d'art, pour en tirer une définition générale. - Nous adopterons une méthode plus compréhensive, qu'on pourrait appeler d'induction métaphysique et d'application psychologique. Car le beau est d'abord une propriété de l'être comme tel, un vrai transcendantal, et en le montrant, nous légitimerons la place de cette étude en ontologie. Cette idée à la fois très générale et très précise du beau comme transcendantal éclairera vivement les problèmes, surtout psychologiques qui se posent en l'homme en face de la beauté, pour la percevoir, la juger, la goûter et même la produire. Mais ce dernier cas introduit une étude plus complète de la production artistique et des règles appelées aujourd'hui l'esthétique [°1379].
Cet article aura donc trois paragraphes:
1. - Le beau comme transcendantal.
2. - Le beau par rapport à l'homme.
3. - La production artistique du beau.
Thèse 10. Le beau comme tel est une propriété transcendantale qu'on peut définir: «L'être dont la vue plaît» («Ens quod visum placet»).
A) Explication.
§928). La propriété transcendantale, avons-nous dit [§168], est une perfection qui convient à toute chose sans exception. Elle se définit par l'être lui-même qui constitue le fond de sa réalité, en sorte qu'elle ne se distingue pas réellement de l'être, mais elle en présente à l'esprit un aspect spécial. Ainsi l'un est l'être indivis en soi et distinct de tout autre; le vrai est l'être en tant qu'adéquat à l'intelligence; le bien est l'être en tant que convenable à l'appétit. Nous définissons de même le beau, l'être dont la vue plaît: l'être, en tant que la vision que l'on en a, engendre un réel plaisir. Il ne s'agit pas d'une vision sensible exercée par l'oeil, mais d'une vision de l'intelligence, seule capable d'atteindre l'être et les transcendantaux. Mais ce terme s'oppose à une connaissance abstractive ou discursive, et demande pour la beauté une sorte d'intuition ou vision directe de l'intelligence.
Une définition aussi générale ne peut s'établir que par une induction au sens large, mettant en relief dans les faits d'expérience très communs les seuls éléments requis par l'idée. Celle-ci jaillit spontanément dans la vie courante; en explicitant l'induction qui la fonde, son caractère transcendantal en ressortira mieux.
B) Preuve.
§929) 1. - Définition du beau. a) FAITS. 1. L'expérience constate d'abord que partout où il y a de la beauté, on rencontre toujours et en même temps deux éléments: une certaine connaissance et un plaisir éprouvé à son occasion. La connaissance seule, même intellectuelle et certaine, ne suffit pas: on ne voit nulle beauté, par exemple, dans ces incontestables, mais banales vérités: 1 et 1 font 2; l'être est ce qu'il est. Ces banalités peuvent être considérées comme choses bonnes, mais non belles. - De même, la présence du plaisir seul ne suffit pas; le repos après une fatigue, par exemple fait plaisir sans être beau; et de même la fin d'un calcul fastidieux donne un plaisir qui sera déjà une joie de la volonté sans qu'apparaisse encore la beauté. Celle-ci n'existe que si la connaissance même de l'objet procure un plaisir [°1380]; par exemple, devant une belle cathédrale, il y a à la fois la vue du monument et le plaisir que donne cette vue.
2. Cette connaissance est toujours d'ordre intellectuel; elle n'est pas une simple perception sensible, mais elle atteint l'objet sous l'aspect d'être ou de nature intelligible. On le constate à trois signes principaux:
a) Seuls les sens les plus spirituels, la vision et l'ouïe [°1381], ceux qui sont les instruments naturels de l'esprit pour connaître les objets concrets, sont aptes à saisir le beau. Les saveurs ou les odeurs peuvent être agréables, mais non point belles. On parle au contraire spontanément de belles couleurs, de belle musique, lorsqu'il y a dans ces objets une perfection qui dépasse le concret et l'intérêt immédiat.
b) C'est le second signe, en effet, d'une intervention intellectuelle: la saisie du beau est désintéressée, tandis que la perception sensible comme telle est égoïste et utilitaire. Les sens inférieurs mélangent à la perception de l'objet les réactions du sujet; et la cogitative, la plus élevée des fonctions de vie sensible intérieure, ne voit l'entourage que sous l'aspect de chose utile ou nuisible strictement personnelle. La saisie de la beauté au contraire, est communicative; le spectacle apparaît comme tout objectif, comme bien commun de droit, et le premier mouvement de l'admiration est de se proclamer, comme si elle grandissait en se propageant.
c) Enfin, les animaux étant privés de raison, se manifestent dans la plupart des cas inaptes à saisir la beauté. Tandis que l'homme, par exemple, aime à rehausser le prix d'un festin par la beauté de son ordonnance, l'animal goûte également bien sa nourriture dans un beau vase ou dans un bac répugnant de laideur. Certains animaux, il est vrai, semblent parfois se montrer sensibles à la beauté, comme les serpents charmés par la flûte ou les chevaux excités par le clairon; mais ou bien leurs réactions s'expliquent par de simples réflexes sensibles, ou bien leur instinct se montre en ces occasions comme une participation à notre raison, comme un rayon de la sagesse créatrice qui se manifeste aussi dans l'ordre et la science de leur savoir-faire. Les limites de leur aptitude à saisir le beau est une preuve que cette saisie est de soi et dans sa plénitude, d'ordre intellectuel.
3. Cependant il ne s'agit nullement de connaissance scientifique ou discursive. L'expérience montre, en effet, que l'effort du raisonnement fait s'évanouir l'impression de beauté: celle-ci se présente d'un coup, comme objet nouveau et inattendu qui excite l'étonnement ou l'admiration. Il s'agit donc d'une vision intellectuelle directe ou intuitive.
b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION, Or une définition ne doit comprendre que les seules notes indispensables pour que se réalise la chose définie.
Donc le beau ne comporte que ces trois notes: une réalité, une vision intellectuelle, un plaisir volontaire correspondant: Il est en ce sens l'être dont la vue plaît.
§930) 2. - Caractère transcendantal du beau. De l'analyse précédente il ressort que le beau a d'étroits rapports avec les deux propriétés transcendantales, le vrai et le bien, en sorte qu'il s'identifie matériellement avec elles en s'en distinguant formellement; mais c'est par leur intermédiaire qu'il dérive de l'être et lui appartient comme propriété transcendantale.
1. La beauté se distingue de la vérité parce que celle-ci est formellement dans la pensée: elle est une qualité de notre intelligence jugeant exactement de l'être, tandis que la beauté se tient du côté de la chose, comme un bien, source de jouissance. Il y a certes des vérités qui sont belles, ou de belles théories scientifiques; mais c'est que la vérité et la science peuvent elles-mêmes être prises comme un objet ou une chose procurant du plaisir. Le beau est donc comme une espèce de bien.
2. Pourtant, il se distingue aussi du bien, parce que celui-ci comporte simplement l'aptitude à procurer un repos à l'appétit. Mais pour qu'il y ait beauté, il faut que ce soit la connaissance même de l'objet qui procure à l'appétit ce repos ou cette jouissance: «Pulchrum dicitur cujus ipsa apprehensio placet» dit saint Thomas [°1382]. Puisque ce qui caractérise le bien, c'est un certain degré de perfection [§176] qui rend apte à satisfaire l'appétit, il faut dire que la beauté est l'être en tant que la connaissance qu'on en a atteint une perfection suffisante pour réjouir l'appétit. Et comme l'être en tant que connu par l'intelligence est précisément la vérité, il faut dire que la beauté est la bonté même qui convient à la vérité quand elle a une perfection ou une excellence qui la rend objet de jouissance. En ce sens il faut approuver la définition platonicienne: «Le beau est la splendeur du vrai», c'est-à-dire l'objet même de connaissance (le vrai) en tant que l'excellence de son intelligibilité fait trouver repos et joie dans sa contemplation. C'est bien, en effet, l'excellence de l'intelligibilité qui constitue un degré spécial de perfection, et donc un aspect de bonté pour une chose connue comme telle ou pour une vérité; et l'on ne peut mieux exprimer cette excellence que par le terme de splendeur. C'est pourquoi aussi la connaissance intellectuelle propre à la beauté n'est pas discursive. Le vrai splendide se découvre intuitivement.
De ces rapports avec le vrai et le bien découle évidemment le caractère transcendantal par lequel le beau appartient à l'être comme tel.
Toute chose, en effet, dans la mesure où elle participe à l'être, possède son degré d'intelligibilité intrinsèque, et par là, une certaine splendeur de vérité dont la vue ne peut que réjouir.
Donc tout être comme tel est beau, comme il est un, vrai, bon.
C) Corollaires.
§931) 1. - Laideur et degrés de beauté. En affirmant que tout être est beau, on ne nie pas évidemment l'existence de la laideur qui est un fait d'expérience, comme celle du mal et de l'erreur. Mais il faut dire que la laideur absolue n'existe pas. Si on la définit: «Ce dont la vue déplaît», l'objet réel où se trouve comme en son sujet cette absence de splendeur qui répugne, garde toujours des aspects d'être, parfois très riches qui, mieux connus, restent aptes à ravir l'intelligence. Le laid est toujours relatif au regard qu'il offusque.
Sa possibilité s'explique par le caractère limité, et donc imparfait de la beauté réalisée, non en plénitude, mais par participation dans les êtres finis. Car le beau, comme tous les transcendentaux, est une notion analogue qui se réalise en des degrés purement et simplement divers. Tous les degrés d'être que nous avons analysés jusqu'ici ont chacun leur degré correspondant de beauté; et à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie des perfections, le beau rayonne d'un éclat plus splendide. Sans souscrire aux exagérations de Plotin qui conçoit la matière comme une «laideur pure» [PHDP, §133], on doit mettre celle-ci au dernier rang; et pourtant le monde purement physique a déjà sa beauté par le dynamisme de ses énergies et l'harmonie de ses propriétés quantitatives, source des figures géométriques; mais le monde vivant le surpasse, et surtout la vie humaine dans ses manifestations intellectuelles et morales. Les purs esprits ont plus d'éclat encore; et au sommet, l'être subsistant est aussi la Beauté même réelle et infinie.
Ainsi le beau, comme le vrai, l'un et le bien, dont il est une sorte de synthèse, est une perfection pure, apte à se réaliser à l'infini, mais sans exclure ses manifestations limitées ayant chacune leur valeur propre.
§932) 2. - La valeur. La valeur en général est le degré de bonté d'une chose fondé sur son degré de perfection. Nous l'étudierons plus loin en ses manifestations économiques [§1176]; notons ici que cette notion très générale doit être considérée comme le nom moderne du transcendantal «bien». D'où ses multiples significations [°1383] et son aptitude à fournir une base aux plus larges synthèses, comme on le voit dans la «Philosophie des valeurs» exposée par un groupe de penseurs modernes, surtout en Allemagne [PHDP, §606].
La beauté est en elle-même une des plus hautes valeurs, puisqu'elle est le caractère de bonté que prend la vérité quand elle est excellente; mais comme elle se réalise à plusieurs degrés, elle aura en chacun de ceux-ci, une valeur très inégale, et parfois, en un même objet, plusieurs degrés de valeur entrent en conflit. Par exemple, sur une figure humaine, physiquement laide, peut resplendir une belle expression, reflet d'une grande âme. Il n'y a pas non plus toujours accord entre la valeur morale et la valeur de beauté artistique d'une oeuvre, comme nous le dirons.
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