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§51). Écoutons d'abord la déclaration de Platon sur la valeur de ses théories concernant le monde sensible: «Ce qui est fixe et immuable, dit-il, ne suppose que des raisonnements fixes et immuables... Quant à la copie de ce qui est immuable, il convient d'en parler d'une manière vraisemblable et analogique [...] Pourvu que mes paroles n'aient pas plus d'invraisemblance que celles des autres, il faudra nous en contenter [...] il convient en pareille matière de nous borner à des discours vraisemblables» ou considérations d'ordre mythique [°95].
On ne peut donc se former sur le monde sensible qu'un système de connaissances moindres que la science, supérieures néanmoins à la pure conjecture et qu'on appelle opinion vraie. Une double source nous la fournit:
1) C'est d'abord la tradition qui nous apporte les échos de la science d'hommes plus proches que nous du monde des Idées: on la trouve dans les mythes, histoires fabuleuses recueillies par les poètes et la religion.
2) C'est en même temps la science qui projette la clarté des Idées sur la nuit du monde sensible.
La science, bien que sa part ne soit pas toujours nettement délimitée, a constamment un rôle d'épuration et d'unification: elle choisit dans la tradition les seules doctrines ayant quelque valeur d'explication et capables de se fondre en un système harmonieux.
Aussi ne faut-il pas minimiser l'importance de cette deuxième partie du platonisme. Pour Platon lui-même, elle est un complément essentiel, parce qu'elle résout le problème fondamental d'un disciple de Socrate: le problème moral.
Historiquement, elle annonce les principales divisions de la philosophie d'Aristote: elle est en effet un premier essai d'explication universelle des choses, d'abord du monde considéré en général, dans ses diverses causes (Physique générale) en insistant spécialement sur la cause première, Dieu (Théodicée); ensuite de l'âme humaine, la réalité la plus noble du monde, considérée soit en elle-même, dans sa nature et ses facultés (Psychologie), soit dans l'organisation de notre vie individuelle et sociale (Morale).
Nous diviserons donc ce deuxième article en quatre paragraphes:
1. Physique générale.
2. Théodicée.
3. Psychologie.
4. Morale.
La physique générale s'efforce d'expliquer la nature des corps; or les choses sensibles soumises au mouvement perpétuel exigent un double principe: un principe infini, c'est-à-dire indéterminé; et un principe fini, source de détermination; de leur union naît l'ordre du monde.
A) Le principe infini: la matière.
§52). La matière ou le réceptacle (τόπος) est un principe absolument dépouillé de toute détermination, et en ce sens infini; elle est par conséquent, de soi, privée de tout bien, de tout ordre ou perfection comme de toute stabilité; elle est un principe «très difficile à comprendre».
Platon donne de son existence une preuve qui restera classique. On constate, dit-il en substance dans le Timée, que tous les corps sont le théâtre de transformations radicales et continues, de sorte qu'aucune nature ni qualité n'y demeure stable. Or, le changement exige, pour être intelligible et possible, un sujet dépouillé des formes passagères qu'il reçoit et qu'il manifeste. Il faut donc admettre l'existence d'un sujet universel qui, par lui-même, ne possède aucune forme, mais est capable de les prendre toutes.
La matière ainsi comprise est déjà cet élément proche du néant mais réel encore qu'Aristote appellera puissance pure; elle a déjà pour Platon, son double rôle essentiel d'être principe de corruption dans les corps, et d'y multiplier à l'infini les perfections que les Idées réalisent pleinement dans leur incorruptible unité.
Mais Platon n'atteint pas encore la précision du concept métaphysique de puissance pure et il décrit la matière en langage poétique: c'est le réceptacle universel des formes, le lieu où se reflètent les Idées; c'est la mère et la nourrice de tout ce qui naît et meurt; source intarissable de changement, elle est vivante et animée, mais par une âme insensée qui se meut sans méthode et sans prudence et dont la poussée aveugle, laissée à elle-même, ne peut aboutir qu'au chaos.
B) Le principe fini: participation aux Idées.
§53). À côté du fait du changement, il y a le fait non moins frappant de l'ordre et de la beauté du cosmos. Il exige, lui aussi, un principe d'explication, une force capable de diriger le mouvement, de manière à assurer les conditions nécessaires au bien de chaque être (finalité immanente) et au bien de l'univers (finalité extrinsèque). Ce principe, appelé fini parce qu'il est source de détermination et d'harmonie, par opposition à la matière, source de changement désordonné, c'est la participation au monde des Idées.
La nature de cette participation s'explique par la causalité exemplaire. Les Idées sont transcendantes aux choses sensibles, et cependant elles leur sont en quelque mesure immanentes, comme la cause exemplaire l'est à l'oeuvre dont elle a été le modèle.
Mais Platon n'approfondit pas cette notion et il montre plutôt, en termes poétiques, la lumière du monde idéal se reflétant dans le monde de la matière pour y introduire l'ordre et le bien; et sous leur influence bienfaisante, la nature toute entière, comme une lyre vivante qui joue un hymne éternel à la splendeur du Bien subsistant. Ou encore il compare l'homme étudiant le monde sensible, à un prisonnier enchaîné dans une caverne, sur le fond de laquelle il regarde défiler les ombres des vivants qui se meuvent derrière lui dans la lumière du soleil [°96]. Brillantes métaphores, mais qui ne valent pas une explication.
C) L'ordre du monde.
§54). Le monde est tout à la fois un et divers.
1. Il est unique. Son auteur en effet, voulant le faire le meilleur possible, l'a façonné sur un modèle unique. Ce modèle est l'Idée du Vivant, car dans son ensemble, le monde est vivifié par une âme. C'est pourquoi il a la forme sphérique, forme la plus belle selon les anciens, et aussi la mieux appropriée à ce grand Vivant qui doit englober dans sa vie universelle toutes les vies particulières. Il en résulte qu'il est limité; et qu'il ne va nulle part, puisqu'il n'y a aucun lieu hors de lui: il n'est capable que du seul mouvement de rotation sur lui-même.
2. Mais cette unité renferme la plus harmonieuse diversité que Platon fait ressortir en décrivant le monde selon les conceptions astronomiques et scientifiques de son temps. Il se compose de huit sphères concentriques dont la plus extérieure porte les étoiles fixes, tandis que, sur les intermédiaires, s'échelonnent les divers astres. La terre forme la sphère centrale «roulée sur l'axe du monde», et seule elle est immobile. La variété des corps terrestres s'obtient par la combinaison des éléments qui sont au nombre de quatre: l'eau, l'air, la terre, le feu; et qui sont constitués par des triangles introduits dans la matière et agencés en diverses figures géométriques. Quant aux corps célestes, ils sont presqu'entièrement de feu, d'où leur beauté qui en fait «comme un diadème de lumière pour notre terre».
A) Preuves de l'existence de Dieu.
§55). La pensée de Platon sur Dieu, souvent proposée sous forme de mythe, reste assez obscure et a donné lieu à diverses interprétations. Nous donnerons d'abord les deux principales preuves développées, l'une dans le Timée, l'autre dans les Lois, d'où découlera le vrai sens de la théorie platonicienne.
1) Preuve par l'ordre du monde: Dieu est le Démiurge. Platon, après Anaxagore et Socrate, comprend que l'ordre partout visible ne peut s'expliquer sans une Intelligence souveraine, organisatrice du cosmos. Sans doute nous avons déjà reconnu deux principes explicateurs: la matière et le monde idéal; l'un et l'autre, pour Platon, sont éternels, et il n'est pas question de création. Cependant, la participation même de la matière à la beauté de l'Idée exige l'action d'un troisième principe. De même, en effet, qu'un bloc de marbre ne reçoit l'empreinte d'un modèle idéal que sous l'influence d'un ouvrier, et non pas d'une cause quelconque, mais d'un homme intelligent et artiste; ainsi faut-il admettre l'existence d'un ouvrier souverainement intelligent et artiste qui contemple les Idées et imprime leur empreinte dans la matière terrestre: c'est le Démiurge.
Mais pour exposer cette action divine, Platon recourt au langage mythique. Il nous représente le Démiurge qui, après avoir contemplé le monde idéal, se décide à façonner l'univers à son image; dans ce but Dieu forme d'abord par un mélange très harmonieux des deux Idées du Même et de l'Autre [°97], une Âme du monde: «Âme royale, dirigée par une intelligence royale, qui a tout organisé et gouverne toutes choses», comme nous l'avons dit plus haut. Cette allégorie doit s'interpréter, semble-t-il, d'après la deuxième preuve d'allure plus didactique.
2) Preuve par le mouvement: Dieu est l'Âme royale. Platon part de cette constatation que le monde jouit d'un mouvement ordonné: il en donne comme exemple le mouvement circulaire des sphères célestes qui est, par son uniformité et sa stabilité, l'image même de l'intelligence.
Or, tout mouvement suppose une cause, c'est-à-dire un moteur qui précède ce mouvement et le communique. Les corps soit terrestres, soit célestes, peuvent jouer ce rôle les uns vis-à-vis des autres. Mais il est clair que dans une série de semblables moteurs, on ne peut remonter indéfiniment: il faut un premier qui soit source de tout le mouvement.
Ici Platon distingue deux sortes de moteurs: le moteur corporel et l'âme; le premier «est inerte en soi et est toujours mû par un autre avant de mouvoir»; l'âme est «le moteur qui a en soi le principe de son mouvement et peut donc le communiquer sans le recevoir auparavant» [°98]. C'est pourquoi l'âme précède et domine le corps qu'elle meut.
Il faut donc conclure que le premier moteur source de tout mouvement est une Âme universelle dont le monde entier est le corps. Mais s'il suffit pour un mouvement quelconque, d'une âme quelconque, comme celle de la matière, l'ordre magnifique et universel du cosmos exige une Âme sage douée d'une intelligence souveraine et vraiment royale.
3) Conclusion: le Dieu de Platon. Certains historiens, à la suite de Zeller, identifient Dieu avec l'Idée du Bien, la plus haute et la plus digne de le représenter. D'autres historiens l'identifient avec l'Idée de Pensée (Logos) comme le demande le rôle du Démiurge. D'autres, avec l'ensemble du monde intelligible, souvent appelé divin dans les dialogues. Mais les intelligibles sont immuables et Platon nous assure que Dieu se meut lui-même d'un mouvement psychologique; d'ailleurs le Démiurge apparaît assez clairement comme distinct de son oeuvre et de son modèle, des Idées et du monde. Enfin, la preuve par le mouvement nous invite à identifier Dieu, le Démiurge et l'Âme du monde; et telle semble être la vraie pensée de Platon.
Dieu est ainsi au sommet de notre univers, mais il est inférieur au monde des Idées dont il dépend comme de son modèle; il joue le rôle d'intermédiaire, de cause efficiente immédiate, et presque de cause formelle, par rapport aux perfections du monde sensible. Cette conception qui choque si fort notre mentalité chrétienne pour laquelle Dieu est par définition l'Être suprême, était très acceptable pour un païen, habitué à voir Jupiter, le dieu suprême, soumis au Destin. Platon a «rationalisé» l'aveugle puissance du Destin en le remplaçant par le monde immuable des Idées. D'ailleurs il ne mettait entre l'âme et le corps qu'une union accidentelle [§58], ce qui lui permettait plus aisément d'identifier Dieu avec une Âme royale [°99].
Ajoutons que cette théorie, comme toutes celles de cette partie, reste dans la pénombre de l'opinion et a plus de vérité implicite que d'exactitude explicite. On peut trouver dans le Bien, la Pensée et l'Âme selon Platon, des aspects divers de la perfection souveraine: le Bien est la forme des Idées; celles-ci sont toutes contenues dans la Pensée, et l'Âme est l'activité de cette Pensée modelant le monde à l'image du Bien et le soumettant à la loi du meilleur [°100].
Il reste cependant que parmi les êtres déclarés divins par Platon, celui qui répond le mieux à notre idée de Dieu c'est le Démiurge ou l'Âme royale.
B) Attributs de Dieu.
§56). Les attributs de Dieu découlent tous de son rôle de Démiurge qui le met en rapport à la fois, avec le monde idéal et le monde sensible.
1) Par rapport au monde idéal, Dieu possède principalement la plénitude de la SAGESSE ou SCIENCE PARFAITE. Parce que les Idées sont le modèle de son oeuvre, il les contemple indéfectiblement et pour cela, il participe spécialement à l'Idée de la Pensée en soi (Logos): il est d'abord l'Intelligence.
Cependant dans le monde intelligible, il contemple surtout l'Idée de Bien, l'Idée suprême, source unificatrice de la réalité et de l'intelligibilité de toutes les autres; et par ce fait, c'est au Bien que Dieu participe le plus parfaitement. De là résulte pour lui la plénitude de PERFECTION et de BONTÉ ainsi qu'une BÉATITUDE absolue que rien ne peut troubler.
2) Par rapport au monde sensible, l'attribut essentiel de Dieu est la PROVIDENCE sous son double aspect intellectuel et volontaire.
D'abord Dieu n'a pas seulement la science parfaite des Idées, mais il connaît aussi le monde sensible dans tous ses détails, puisqu'il en est l'architecte intérieur et l'inlassable organisateur.
Il est aussi bienveillant pour son oeuvre: car en lui surtout se réalise l'identité entre la science et la vertu qui caractérise le sage selon Socrate. Ayant la plénitude de la science, Dieu agit infailliblement selon la loi du meilleur, et il veille sur les moindres choses et les plus petits faits dont il ne pourrait se désintéresser que par négligence, paresse ou ignorance. Or, ces défauts sont absolument incompatibles avec sa suprême perfection.
Ainsi le Bien, en devenant cause finale de l'activité divine, unifie la diversité mouvante du monde sensible après avoir unifié la multiplicité stable des Idées. Il est vraiment, comme dit Platon, «la partie la plus brillante de l'être... la cause de tout ce qu'il y a de bon et de beau; la cause de la vérité et de l'intelligence dans le monde invisible; de la lumière et de l'astre qui en est la source dans le monde visible» [°101]. Car de même qu'il pousse l'Être à se répandre en d'autres Idées pour expliciter sa plénitude, il exige l'union des Idées à la matière afin de déployer toute leur perfection en les multipliant presque à l'infini et en répandant un peu de bonheur dans le chaos du devenir pur. La matière par sa résistance, explique les déchets du mal et des imperfections: mais son rôle a pour résultat de multiplier les manifestations des Idées, ce qui est meilleur, de sorte que la dernière victoire reste au Bien.
Grâce à cette influence du Bien, Dieu manifeste encore sa TOUTE-PUISSANCE par les multiples oeuvres de sa providence; Sa JUSTICE IMMUABLE et sa SAINTETÉ ABSOLUE par l'impossibilité où il est d'agir autrement que pour le meilleur: aussi ses décisions ne peuvent être modifiées par les sacrifices, les prières ou les présents des hommes.
3) Enfin Dieu est UNIQUE, puisqu'il est l'Âme royale d'un monde qui est lui-même unique, comme il a été dit plus haut. Cependant, Platon accepte aussi l'adage ancien que «tout est plein de dieux», car s'il rejette ouvertement tout ce que la mythologie contient d'immoral et d'absurde, il juge raisonnable d'attribuer les diverses interventions divines dans le monde, à des puissances distinctes ou dieux secondaires, pourvu qu'ils soient les serviteurs fidèles du Dieu suprême. Sans insister sur leur nature, il les présente comme des émanations de l'Âme universelle ou comme les Âmes sages des diverses sphères du monde; mais le plus souvent il s'en tient à la tradition et aux révélations antiques.
C) Valeur de la Théodicée platonicienne.
§57). La théodicée de Platon nous invite à apprécier au point de vue métaphysique sa théorie des Idées. Platon en effet pose dans toute son ampleur métaphysique la question de la cause extrinsèque du monde: il détermine, non seulement une cause efficiente (le Démiurge) mais une cause exemplaire (le monde idéal) et une cause finale (l'Idée de Bien). Et de nouveau, comme au moment de prouver l'existence des Idées, il insinue la formule vraiment métaphysique du principe de causalité, parce qu'il sent très vivement la nécessité d'expliquer partout l'imperfection de la multiplicité par la perfection de l'unité. De là, la richesse de sa théodicée qui la rendit capable de s'adapter plus rapidement que toute autre à l'explication rationnelle du dogme catholique.
Mais cette richesse, ici encore, est plutôt à l'état de tendance féconde que de thèse définie; et Platon reste incomplet sur trois points d'importance capitale:
1) Sur les rapports entre cause et effet. Platon ne distingue pas nettement la cause efficiente qui perfectionne et ordonne en influant du dehors, de la cause formelle qui perfectionne et ordonne en animant du dedans. Voyant que toute cause efficiente est en contact avec son effet, il pense surtout à l'image du contact local, et à la notion de contact formel tel que nous l'expérimentons entre notre âme et notre corps qu'elle vivifie [°102]. Or il faudrait s'élever à l'idée purement intelligible de contact causal, n'impliquant plus aucune relation de dépendance mutuelle, mais seulement une dépendance réelle unilatérale du côté de l'effet, la cause donnant de sa plénitude sans rien perdre. Ainsi l'être parfait sans changer, explique par sa perfection même, l'apparition et la durée d'un autre être limité et changeant qui participe à sa perfection.
Mais cette théorie profonde de saint Augustin et de saint Thomas est proprement celle de la causalité créatrice, ignorée de tous les païens [°103]: ainsi pour Platon, la matière préexiste à l'action de Dieu qui se contente de l'organiser. Cependant il y a comme un premier soupçon de la causalité créatrice dans la thèse de la participation du monde sensible au monde idéal, à condition de considérer les Idées non seulement comme modèles, mais aussi comme sources et vraies causes efficientes; mais nous trouvons ici une deuxième déficience de la pensée platonicienne.
2) Sur les conditions de la cause efficiente parfaite. Platon voit très clairement ce grand principe que «toute perfection reçue avec limite (en divers degrés ou mélangée avec son contraire) requiert l'existence de cette perfection à l'état pur et infini, pour être source et exemplaire des participations finies». Mais il l'applique indifféremment à toute perfection possédée par les êtres sensibles: non seulement à leur beauté, unité, vie, etc., mais aussi à leur blancheur, petitesse, aux figures géométriques, aux essences comme l'humanité, l'animalité, etc.
Or il importe de distinguer deux sortes de perfections:
a) les perfections pures, exprimées par des idées analogues qui, de soi, dans leurs notes constitutives, n'impliquent pas de limite, comme la vie;
b) les perfections mixtes, exprimées par des idées univoques qui, dans leur définition même, exigent une limite, comme l'humanité.
Il est clair que ces dernières ne peuvent, sans contradiction, être réalisées à l'infini: il faut donc supprimer du monde idéal de Platon, toutes les Idées univoques. D'ailleurs, les seules perfections pures subsistantes qui restent, contiennent tout ce qu'il y a de perfection dans les perfections mixtes elles-mêmes et suffisent donc à tout expliquer comme cause efficiente parfaite.
Après cela, reste une dernière déficience de la pensée platonicienne.
3) Sur la simplicité suréminente de la perfection divine ou infinie. En synthétisant le monde idéal dans le Bien, Platon maintient la distinction réelle entre les Idées de perfections pures elles-mêmes. Pour lui, toute Idée ou perfection qui exclut les autres, parce qu'elle a son intelligibilité propre, en est réellement distincte: chaque perfection pure, ayant sa propre intelligibilité, a donc aussi sa réalité et sa vie individuelle.
Nous retrouvons ici l'erreur du réalisme exagéré, appliquant aux choses ce qui n'appartient qu'aux concepts. Il faut distinguer au contraire ce qui convient à une perfection (à celle de vie ou d'être, par exemple) considérée soit du côté de notre intelligence, soit du côté de la réalité. Du côté de nos idées abstraites, il est vrai que toute perfection pure possède sa définition qui l'oppose aux autres: ainsi, autre chose connaître la vie, autre chose connaître la bonté, etc. Mais du côté du réel, chaque perfection pure réalisée en soi, à l'infini, exige par le fait et contient la perfection de toutes les autres: ainsi, la Vie en soi est nécessairement identique à la Bonté en soi, etc., de sorte que toutes les perfections pures subsistantes viennent d'elles-mêmes se fondre dans l'ineffable simplicité de l'Ipsum Esse Subsistens dont elles restent les multiples attributs, ceux-ci n'ayant plus entre eux qu'une distinction de raison [°104].
Ainsi purifiée de ses imperfections, la pensée du divin Platon (comme l'a nommé la tradition) s'élève droit vers le vrai Dieu, et elle aboutit à une Cause parfaite, distincte du monde, Intelligence unique et simple possédant dans sa perfection le monde intelligible tout entier, mais d'une façon suréminente et sans distinction réelle; et créant, d'après cet exemplaire, le monde sensible pour manifester sa bonté infinie.
Cependant pour comprendre ainsi le platonisme, il faudra l'interprétation secundum rei veritatem de saint Augustin et de saint Thomas.
§58). L'homme est composé de corps et d'âme. Le corps est fait des quatre éléments, réunis entre eux par des liens assez fermes pour fondre en une synthèse harmonieuse les principes séparés.
L'âme humaine comprend deux parties: l'une, oeuvre des dieux inférieurs, est mortelle; l'autre, émanation de l'âme universelle, est spirituelle: c'est le Νοὖς qui établit une sorte d'identité fondamentale entre Dieu et nous. Mais ce point n'est pas clair, et parfois, en parlant de nos facultés, Platon semble admettre trois âmes distinctes. On peut cependant comprendre qu'il ne s'agit pas de trois substances, mais d'opérations différentes d'un même principe.
A) Nature de l'âme.
La doctrine de Platon peut se résumer dans la proposition suivante:
Notre âme est une substance spirituelle complète, non seulement immortelle, mais éternelle; et unie accidentellement au corps.
Pour établir cette doctrine, Platon se base sur les rapports intimes de l'âme avec l'univers des Idées: il la considère, à ce point de vue, soit avant, soit pendant, soit après son union au corps et il en déduit ses trois théories: la préexistence, l'union accidentelle, l'immortalité.
1) La préexistence de l'âme. Elle est prouvée par la théorie de la réminiscence, caractéristique de la méthode platonicienne et exigée par la transcendance des Idées. Car, puisque l'hypothèse d'une création est exclue, on ne peut expliquer la présence des Idées en nous dès la naissance, que par une vie antérieure où notre âme a pu les acquérir.
Quant à la nature de cette vie antérieure, Platon l'explique par des mythes. Il représente la foule des âmes suivant le char des dieux et cherchant comme eux à contempler le monde idéal; mais en punition de certaines fautes, elles sont précipitées sur la terre et emprisonnées dans les corps.
2) L'union accidentelle de l'âme au corps. C'est un simple corollaire de la préexistence. L'âme apparaît à elle seule comme une substance complète, destinée à vivre indépendamment du corps; elle ne peut donc lui être unie comme une forme à sa matière, de façon à constituer une seule nature (union essentielle) mais nous avons plutôt un assemblage de deux natures individuelles [°105], distinctes par leur essence et liées seulement par des propriétés secondaires (union accidentelle).
Cette union se manifeste par une influence réciproque plutôt nuisible. Le corps peut être pour l'âme cause de nombreux maux: il est un obstacle à la possession de la sagesse par ses besoins tyranniques et ses appâts séducteurs. L'âme de son côté, peut être source de trouble pour le corps: d'ardentes recherches intellectuelles amènent la consomption physique. D'ailleurs (ce qui confirme l'union accidentelle), le concours du corps est absolument inutile à l'âme pour son activité propre, l'acquisition de la science, puisque la transcendance des Idées requiert l'emploi de la méthode purement intuitive. Aussi la mort apparaît-elle au sage comme une délivrance.
3) L'immortalité de l'âme. Elle est d'abord un complément tout naturel de sa préexistence. Platon remarque pourtant qu'elle n'en découle pas avec certitude; et il s'efforce de l'établir par trois arguments principaux [°106]:
Premier argument: Participation générale au monde idéal. Les propriétés des Idées sont d'abord l'invisibilité à l'égard des sens, et l'intelligibilité pure; puis la simplicité et l'immutabilité qui excluent toute corruption et entraînent l'immortalité; enfin la supériorité et la domination sur les êtres corporels qu'elles dirigent vers l'ordre et le bien.
Or nous constatons que notre âme se manifeste semblable aux Idées et possède la plupart de leurs propriétés. D'abord elle entre en contact direct avec elles par la contemplation, participant à leur intelligibilité, et elle reste invisible aux sens; ensuite elle est dominatrice du corps qu'elle gouverne.
Les diverses propriétés des Idées formant un tout indissoluble, il faut conclure que notre âme participe aussi à la simplicité et à l'immortalité du monde idéal.
Deuxième argument: Participation spéciale à l'Idée de vie. Il y a des rapports définis, nous l'avons vu [§47], entre les Idées: chaque «essence immuable» exclut son contraire; elle inclut aussi nécessairement certaines autres «essences» dont, par voie de conséquence, elle exclura les contraires. Ainsi l'Idée de Trois (la Triade, dit Platon) parce qu'elle inclut l'Idée d'impair, exclura l'Idée de pair; de même, l'Idée de neige, incluant l'Idée de froid, exclut celle de chaud.
Or l'âme participe essentiellement et très intimement à l'Idée de Vie qui est presque sa définition. On définit en effet le vivant, «celui qui se meut soi-même»; et notre âme a pour nature de se mouvoir sans cesse, non pas, comme les corps, en changeant de formes; mais d'un mouvement psychologique qui ne s'oppose pas à la permanence dans l'être.
Par conséquent, la mort étant le contraire de la vie, il faut affirmer que l'âme exclut nécessairement et radicalement toute participation à la mort. Elle est éternellement impérissable comme l'Idée de Vie elle-même.
Troisième argument: Nécessité morale. La vie présente est insuffisante, soit pour rendre à chacun ce qui lui est dû selon ses vertus ou ses vices, soit surtout pour satisfaire les aspirations profondes de notre âme vers le bonheur, c'est-à-dire vers la contemplation de l'Idée pure où le bonheur a sa source. Une survie est donc nécessaire pour satisfaire les droits de la justice et répondre aux exigences de notre nature.
§59). Prises en soi, ces preuves ont la valeur de la théorie des Idées dont elles découlent. Mais on peut les intégrer à une psychologie moins à priori, tenant compte de notre unité substantielle: elles fournissent alors l'essentiel d'une démonstration scientifique de la subsistance et de l'immortalité de notre âme, en faisant appel à la spiritualité de nos opérations supérieures: en ce sens, Platon voyait juste en attribuant spécialement la spiritualité au «Νοὖς». Pour lui du reste, toutes ces preuves, appartenant au monde de l'opinion, ne pouvaient engendrer la science mais seulement la foi. L'immortalité, surtout dans les circonstances de la survie, reste «un beau risque à courir» [°107].
B) Facultés de l'âme.
§60). L'âme pour Platon, est formée de trois parties ou trois groupes de fonctions, comprenant chacun une connaissance et un appétit correspondant:
1) La partie inférieure contient d'abord la sensation (Αἴσθησις) Étant donnée l'union accidentelle de l'âme et du corps, la sensation ne peut être que l'acte de l'âme seule: le corps dans ses parties les plus mobiles (organes), est le siège de phénomènes purement mécaniques: additions, soustractions, pressions, frottements, etc.; il transmet à l'âme le choc subi et celle-ci est le siège d'une représentation qualitative. Entre ces deux phénomènes il y a un rapport de dépendance, qui n'est pas précisé par Platon; et qui d'ailleurs ne pouvait l'être, car le spiritualisme exagéré rend inintelligible le passage du physique au psychique.
La sensation engendre la concupiscence (ἐπιθυμία) qui nous porte vers les plaisirs sensibles: ces désirs sont aussi variés d'objets et d'intensité que le devenir pur et ils échappent à toute classification.
2) La partie moyenne ou région intermédiaire est éclairée par l'opinion (δόξα) qui, bien que sujette à l'erreur, peut en pratique remplacer la science pour obtenir la vertu et le bon gouvernement.
À l'opinion correspond dans l'appétit, le coeur (θυμός): il est l'amour spontané de toutes les actions belles et bonnes, et par suite, l'horreur instinctive du laid et du mauvais dans l'ordre sensible: il est l'allié naturel de la raison pour conquérir le bien et vaincre les obstacles; mais il est sujet aux écarts et doit recevoir sa règle de l'âme supérieure.
3) La partie immortelle (Νοὖς) est le siège de la connaissance scientifique au sens propre, obtenue par les deux derniers degrés de la méthode et surtout par la sagesse (σοφία).
À cette connaissance supérieure correspond la volonté (Βουλή). À son sujet Platon reprend le paradoxe socratique: il considère le vouloir si intimement lié à la connaissance qu'il s'y conforme infailliblement; et comme il n'y a de science ou sagesse que de l'être et du bien, il est impossible que la volonté proprement dite se porte au mal: en ce sens, «Personne ne pèche volontairement»: Οὐδεὶς ἑχὼν ἁμαρτάνει.
Quant à la liberté, Platon en reconnaît l'existence, mais sans l'étudier philosophiquement comme le fera Aristote. On peut noter aussi que cette classification, basée sur l'expérience, annonce la psychologie péripatéticienne; mais elle reste encore approximative, comme tout ce qui regarde l'opinion dans le platonisme.
§61). La morale est pour Platon la partie la plus importante et comme le terme dernier où tend son système tout entier; car, en bon disciple de Socrate, ce qu'il cherche avant tout en philosophant, c'est de rendre l'homme heureux. Mais, avec une rectitude de logique merveilleuse dans son unité et parfois implacable dans ses conclusions, il rattache sa morale à sa métaphysique et la déduit tout entière à priori de sa théorie des Idées. Le moyen, dit-il, de rendre l'homme heureux, c'est de permettre à l'Idée du Bien de répandre le plus pleinement possible ses richesses dans notre nature humaine. De là découle la théorie 1) du bonheur, 2) des vertus, 3) de l'obligation, 4) de l'État, 5) des sanctions futures.
A) Le bonheur.
Le bonheur est le but suprême de la vie: voulu pour lui-même et tout le reste pour lui, il est le levier de toute notre activité.
1) Platon rejette d'abord l'identification du bonheur et du plaisir ou volupté sensible. C'était l'opinion du vulgaire que les sophistes essayaient de légitimer. Il faut suivre la nature, disaient-ils, et la justice naturelle veut que le plus fort domine le plus faible; pour être heureux, il suffit donc de réussir et d'accroître indéfiniment ses désirs, avec les moyens de les satisfaire.
Platon démontre au contraire que le plaisir ne peut rendre heureux, parce qu'il manque de stabilité, de pureté, de plénitude. En effet, toujours limité au présent, il n'est en son fond que la cessation d'un besoin et d'une souffrance que révèle le désir et qui revient sans cesse avec une nouvelle intensité; de plus, le plaisir trouble la raison et ainsi, loin de nous libérer et de nous pacifier, il nous rend esclaves des choses et des événements; enfin il a pour compagnes inséparables la maladie et la mort.
2) Le bonheur n'est pas non plus dans la science seule, sans plaisir, c'est-à-dire sans aucun sentiment, ce qui la rendrait indifférente et sans intérêt.
3) Donc le bonheur suppose le développement de tous les plaisirs accompagnant les trois degrés de connaissance, mais harmonieusement subordonnés selon leur noblesse. Les plaisirs inférieurs sont admis en tant que nécessaires au maintien de la vie et à la conservation de l'espèce; pareillement les plaisirs du coeur déjà moins imparfaits et moins fougueux, mais les uns et les autres seront mesurés et dirigés par le Nous. Quant aux plaisirs procurés par les arts, par l'opinion et l'intelligence [°108] et surtout par la science royale des Idées, ils sont l'élément principal du bonheur: il n'y a plus à craindre ici, ni excès ni mélange; il faut les laisser couler à plein bord de leur source divine.
De la sorte, le Bien, en perfectionnant tous les éléments de notre nature, manifeste mieux en nous sa plénitude. C'est pourquoi aussi, pour Platon comme pour Socrate, la sagesse est l'élément essentiel du bonheur, nécessaire pour ordonner les autres plaisirs et capable de les suppléer tous. Car en nous unissant aux Idées immuables, et surtout au Bien qui les résume toutes, elle satisfait tous nos désirs en cette vie et en l'autre. Ainsi le vrai bonheur est la joie immortelle du Bien.
B) La vertu.
§62). La vertu en général est une disposition qui pousse l'homme à agir conformément à sa nature et à l'ordre universel. Mais Platon distingue une double espèce de vertu:
1) La vertu parfaite qui est l'apanage de l'âme spirituelle. C'est la sagesse ou science de cette coordination des plaisirs, dans laquelle réside le bonheur: dans cet ordre supérieur, se réalise pleinement l'adage socratique: «La science est identique à la vertu». Aussi la vertu parfaite s'acquiert-elle par la dialectique, en passant d'ailleurs par tous les degrés de la méthode; et cela suppose une série d'efforts persévérants pour se dégager progressivement de la matière et s'élever à la contemplation du Bien en soi. Mais elle établit entre l'âme du sage et le Bien une certaine connaturalité qui la rend d'une sagacité merveilleuse pour discerner comme d'instinct, ce qui dans la pratique, est bon ou mauvais.
2) La vertu commune est celle qui produit l'ordre de la raison en se fondant, non sur la science, mais sur l'opinion vraie: son domaine propre est l'âme inférieure, et elle se subdivise en trois:
a) Pour régler le coeur, il y a la force qui consiste à savoir souffrir ou s'exposer au péril dans la mesure convenable.
b) Pour régler la concupiscence, il y a la tempérance qui consiste à ne faire, des plaisirs corporels, que l'usage nécessaire.
c) Enfin la justice a un rôle de liaison et assure l'harmonieux exercice de toutes les fonctions, en veillant à ce que chaque partie de l'âme respecte les droits des autres.
La vertu commune appartient aux hommes, fort nombreux, qui ne s'élèvent pas à la contemplation des Idées; et comme elle ne s'identifie plus à la science, il ne suffit plus de l'enseignement pour l'acquérir: il faut l'exercice, l'éducation, la répétition des actes. Ainsi Platon corrige heureusement le paradoxe socratique.
Enfin, pour expliquer la diversité des résultats, il fait appel au germe divin. Chacun, dit-il, apporte en naissant des prédispositions spéciales, de sorte que tous ne sont pas aptes à acquérir toutes les vertus. Les uns se contenteront de la tempérance; d'autres y ajouteront le courage et un très petit nombre ambitionnera la vertu parfaite. C'est pourquoi Platon, abandonnant le rêve généreux mais irréalisable de Socrate, renonce à convertir la foule et ouvre une école pour la petite élite des âmes qui possèdent le germe divin de la sagesse.
C) L'obligation.
§63). L'idéal de la vie humaine décrit par Platon est sans nul doute un bien très désirable. Mais il semble être plus qu'un optatif, un véritable impératif.
1) Il y a d'abord un fondement prochain à l'obligation morale, dans le rapport de nos actions avec notre bonheur et celui des autres. Chacun a le droit d'acquérir son bonheur et d'utiliser pour cela l'aide de la société: il y a donc corrélativement dans les autres le devoir, l'obligation de respecter ces droits du prochain et d'obéir aux lois qui les protègent.
2) Il y a aussi un fondement éloigné mais efficace, à l'obligation d'être vertueux: c'est la volonté de Dieu qui, sous l'influence du Bien, veut que le plus de bonheur possible se répande dans son monde: violer l'ordre moral, condition du bonheur, c'est donc une impiété.
Il faut reconnaître cependant une double déficience dans cette doctrine. D'abord il manque à Platon la notion de Dieu créateur dont la volonté est source du bien moral: son Démiurge est dominé par l'Idée du Bien, et c'est l'attirance de celle-ci, exprimée par la grande loi: «Le même attire le même», qui explique en dernier lieu le devoir et toute la morale. Pour Platon, pécher, c'est violer la loi de sa nature plus que la loi divine [°109]. De plus en appliquant cette théorie au sage platonicien jouissant de la vertu parfaite, on se heurte à la thèse de la volonté infailliblement et même nécessairement entraînée au bien par la science: la liberté serait ainsi compromise et avec elle la vraie notion d'obligation.
D) l'État.
§64). L'État ou la République [°110] est l'organisation sociale des hommes. La société, selon Platon, est de droit naturel, parce qu'elle nous est nécessaire pour atteindre notre fin, le bonheur. Car l'homme isolé ne pourrait satisfaire aux exigences les plus élémentaires de la vie; de plus, il faut une autorité pour faire respecter par tous, les nécessités de l'ordre et de la hiérarchie des plaisirs.
Dans la République, Platon détermine à priori les meilleures conditions sociales pour établir ici-bas la parfaite domination du Bien, en réalisant le maximum d'ordre et de justice. Il aboutit à un système qu'on peut appeler le communisme rationnel parce qu'il se base, non pas sur le nombre et l'égalité des citoyens, mais sur les capacités diverses de chacun: aussi, tout en acceptant parfois les mêmes conséquences que le marxisme ou le bolchevisme, il s'en distingue radicalement par son principe.
1) Classes sociales. Platon applique ici la théorie du germe et divise les citoyens en trois classes selon leurs capacités qui correspondent aux trois besoins dominants de la société; et il leur assigne des fonctions totalement indépendantes:
a) Les laboureurs ou artisans pourvoient à la subsistance de la cité; ils n'ont aucun droit politique et se contentent de la vertu de tempérance.
b) Les guerriers qui protègent l'État, y ajoutent la vertu de force: ils sont une armée permanente, toujours en service actif; ils vivent de leur solde et n'ont en propre ni richesses, ni habitation, ni aucun droit politique.
c) Les chefs ou archontes qui gouvernent et doivent s'élever jusqu'à la vertu de sagesse: ils légifèrent sur tout et administrent avec un pouvoir absolu.
Enfin la justice assure l'harmonie générale en ordonnant à chaque classe de remplir son devoir sans s'occuper de celui des autres; elle établit entre les citoyens l'égalité proportionnelle, la seule raisonnable, en distribuant les droits à chacun dans la mesure de sa valeur, et les honneurs selon le mérite, la vertu, et l'éducation.
d) En dehors de ces classes régulières, il y a les esclaves. Leur situation du point de vue naturel, est fausse, car leur infériorité intellectuelle et morale souffre des exceptions, et de plus elle provient souvent des travaux et des mauvais traitements qu'on leur impose. Platon voit dans l'esclavage, et un danger quotidien, et une nécessité regrettable que l'on diminuera si l'on ne peut la supprimer, selon la raison et la justice. Cependant les affranchis seront traités en étrangers et soumis à des règles sévères: ils ont obéi trop longtemps pour être capables de se conduire eux-mêmes dans la liberté complète.
2) Éducation et famille. Platon attribue à l'État et aux sages qui en sont les chefs, un pouvoir exorbitant sur les citoyens. L'enfant appartient beaucoup moins aux parents qu'à l'État: d'abord, c'est celui-ci qui décide de quelle classe sociale chacun fera partie d'après ses capacités, son germe. Puis il dirige toute son éducation dans le but de faire acquérir au corps et à l'âme le plus de beauté et de perfection possible.
L'instruction est obligatoire et est donnée dans les écoles publiques selon un programme défini par les lois. Elle comprend un double cycle d'études: le cycle primaire (le chorée) où l'on enseigne la musique (discours, poésie) la gymnastique (danse, lutte, exercices militaires), les mathématiques, l'astronomie, en y ajoutant une démonstration de l'existence de Dieu et de l'éternité des âmes et une étude de la vertu; le cycle secondaire ou supérieur où l'on enseigne la dialectique qui mène à la science des Idées [°111]. Chacun y est appliqué selon ses capacités sans aucune distinction de virs et de femmes.
De plus, afin d'obtenir le maximum d'union possible entre les citoyens, Platon rejette le principe de la famille, admet la communauté des femmes et veut que l'État lui-même règle les naissances de façon que tous se considèrent comme frères [°112]. Enfin la population subira une épuration nécessaire au plein épanouissement du Bien; les individus reconnus insociables seront supprimés par l'exil ou la mort; les êtres souffreteux et reconnus inguérissables seront abandonnés à leur sort; les enfants nés difformes seront étouffés secrètement dès leur naissance.
3) Gouvernement. Parmi les formes de gouvernement, Platon condamne la démocratie. Il préfère l'aristocratie, mais il admet aussi la monarchie à condition que le roi soit un sage et que son pouvoir soit tempéré par les lois. C'est à 50 ans que le sage doit prendre la direction des affaires: s'étant jusque là, exercé dans toutes les vertus inférieures, et pénétré de la science des Idées, il peut efficacement s'efforcer de rendre notre monde et notre société aussi semblable que possible à son modèle idéal.
La loi est une direction de la raison imposée par l'autorité sociale: elle a pour objet ce qui est meilleur pour tous et non pour quelques-uns. Pour la faire respecter, on insistera en la promulguant, plus sur les raisons qui la fondent que sur les peines qu'entraîne sa transgression.
Tel est le programme de la République: la méthode intuitive y aboutit à l'utopie en négligeant plusieurs conditions de la nature humaine dont il faut tenir compte pour déterminer son vrai bien. L'expérience d'ailleurs força Platon à y reconnaître un idéal divin encore irréalisable: et dans les Lois, il trace les cadres d'un État régi par la vertu commune, correspondant à l'opinion. Il y rétablit le mariage et la société familiale comme un droit naturel.
E) Les sanctions.
§65). 1) Dans cette vie, Platon reconnaît la nécessité d'appuyer les lois par des peines et il décrète la beauté du châtiment qui rétablit la justice. Mais la principale sanction est la religion. Parfois il compte la piété envers les dieux comme une vertu spéciale; parfois il l'englobe dans la justice. Mais jamais il ne sépare la morale de la religion, et il professe que celle-ci active celle-là et la rend efficace.
Il distingue la religion du vulgaire qui est le polythéisme traditionnel avec tous ses rites, mais purifié de ses scories; et la religion du sage, plus raffinée. En effet, le sage comprend que Dieu n'a besoin ni de nos présents, ni de nos sacrifices, qu'il veut infailliblement le meilleur selon la loi de son être et que par conséquent, la prière de demande n'a aucun sens: obéir à Dieu et le contempler, voilà toute la religion du sage. Il accepte donc sans trouble la douleur et la misère, persuadé qu'il coopère ainsi à l'ordre universel. Il vit avec Dieu par la pensée comme avec un ami; il communie ainsi à sa perfection et lui devient de plus en plus semblable.
Idéal magnifique, faut-il répéter pour Platon comme pour Socrate, mais irréalisable sans la grâce de Jésus-Christ.
2) Les sanctions de la vie future, châtiments et récompenses, permettent enfin le triomphe du Bien: d'après le principe, «Le même attire le même», le vrai philosophe, en mourant, rejoint le monde des dieux et des Idées où règne le parfait bonheur. Les autres vont vers les coupables et les imparfaits qui leur ressemblent; et quand leur permet le Bien (c'est-à-dire, selon un mythe, après mille ans), ils rentreront dans le devenir en choisissant un corps d'homme ou d'animal, en harmonie avec leurs dispositions (métempsychose). La vie de l'univers, faite d'éternels recommencements, devient ainsi comme un effort immense et continu vers le meilleur et le bonheur.
§66) CONCLUSION. Platon nous apparaît comme le type du métaphysicien, porté à ne considérer en tout que les perfections pures comme telles dans leurs causes les plus hautes; et du mystique [°113], cherchant la vérité par un contact immédiat avec le spirituel et l'au-delà. C'est ce qui explique à la fois sa force et sa faiblesse:
Sa FORCE: Il découvre ainsi ou soupçonne les vérités les plus hautes, sur la cause parfaite, Dieu Providence, sur la spiritualité et l'immortalité de l'âme; sur la valeur de la science; sur le lien entre la vertu et le bonheur.
Sa FAIBLESSE aussi: Il est porté à méconnaître les limites de notre raison et à négliger l'étude du monde sensible qui est pourtant la base nécessaire pour construire la vraie science et atteindre avec évidence, grâce à l'analogie, le vrai Dieu lui-même. De là, l'imperfection de sa synthèse: malgré tous les efforts de Platon, sa doctrine vient se buter de toute part à un dualisme qui en compromet la solidité. Dualisme entre le monde sensible et le monde idéal; entre la science et l'opinion; entre l'Idée du Bien et le Démiurge; entre le corps et l'âme; entre la vertu parfaite et la vertu démocratique; entre les droits de l'individu et ceux de la société.
Mais en définitive, il faut reconnaître la grandeur de l'oeuvre platonicienne. Avec une admirable plénitude d'esprit, animé d'une inlassable sollicitude pour l'amélioration de l'homme, Platon fait réaliser à la spéculation un bond prodigieux. Sa philosophie embrasse tous les champs de la culture humaine, aussi bien pratiques que théoriques; et cette universalité est de toute part dominée par la théorie fondamentale des Idées qui lui imprime une orientation décisive vers l'unité.
Aussi son influence fut-elle considérable: par l'intermédiaire du néoplatonisme, il inspira saint Augustin et le grand courant augustinien du Moyen Âge; et tout d'abord, il rendit possible l'oeuvre d'Aristote.
C'est Aristote qui va construire la véritable science universelle, plus humaine et plus sûre, mais aussi moins élevée, et sur laquelle saint Thomas, synthétisant les richesses de ces deux grands génies, ne manquera pas de replacer le couronnement plus divin des idées platoniciennes.
b9) Bibliographie spéciale (Aristote)
§67). «S'il est vrai, dit Boutroux, qu'en certains hommes, s'incarne parfois le génie d'un peuple, et que ces vastes et puissants esprits sont comme l'acte et la perfection où tout un monde de virtualités trouve son terme et son achèvement, Aristote, plus qu'aucun autre, a été un tel homme: en lui le génie philosophique de la Grèce a trouvé son expression universelle et parfaite. C'est donc plus que la pensée d'un individu, d'ailleurs considérable, c'est l'esprit de la Grèce elle-même parvenue à l'apogée de sa grandeur intellectuelle que nous évoquons en ce moment» [°114].
Aristote est né à Stagyre, dans la presqu'île chalcidique, en 384. Il appartient à la famille des Asclépiades qui se donnaient comme ancêtre Esculape et où la profession de médecin était héréditaire. Son père était conseiller intime et médecin du roi de Macédoine, Amyntas II, père de Philippe. Aristote reçut donc sa première éducation à la cour de Macédoine; et il prit auprès de son père le goût pour les sciences naturelles.
En 367, âgé de 17 ans, ayant perdu ses parents et se trouvant à la tête d'une fortune considérable, il vient à Athènes et entre à l'école de Platon où il séjourne 20 ans jusqu'à la mort du maître. Celui-ci appréciait et l'application au travail, et la vivacité d'esprit du disciple qu'il appelait «le liseur» ou encore «l'intelligence». De son côté, Aristote avait du respect pour son maître, et l'on cite parmi ses ouvrages, un «Éloge de Platon»; mais il gardait une certaine indépendance de pensée et on lui attribue ce mot: «Amicus Plato, magis amica veritas».
À la mort de Platon (347) il va s'installer à Assos en Mysie, poste avancé de la puissance macédonienne en Asie-Mineure, gouverné par son ancien ami, Hermias. Celui-ci ayant été tué par les Perses en 345, Aristote s'enfuit à Mytilène, capitale de Lesbos. Une nièce d'Hermias, appelée Pythias, l'avait accompagné dans sa fuite et devint son épouse. Plus tard, d'un second mariage, Aristote eut un fils, Nicomaque, auquel il dédia sa morale. En 342, il est appelé à la cour de Macédoine et chargé de l'éducation d'Alexandre; les détails manquent sur la façon dont il s'acquitta de cette charge et sur l'influence qu'il exerça sur son royal élève.
Un an après l'avènement d'Alexandre en 335, Aristote revient à Athènes et y fonde l'école du Lycée, ainsi appelée à cause de la proximité du temple d'Apollon Lycéen. Pendant 12 ans, un immense labeur philosophique et scientifique y est accompli. Le maître y donnait un double enseignement: l'un, acroamatique, s'adressait a un auditoire choisi et traitait des parties les plus difficiles de la philosophie; l'autre, exotérique, était donné au grand public; en même temps, il composait la plupart de ses ouvrages. Le Lycée ne tarda pas à éclipser l'Académie et les autres écoles contemporaines [°115].
À la mort d'Alexandre (323) Aristote est englobé dans la haine dont les nationalistes d'Athènes poursuivent le parti macédonien: une accusation d'impiété est portée contre lui. Afin d'éviter qu'Athènes ne «commette un nouveau crime contre la philosophie», il cède son école à son disciple Théophraste et se retire à Chalcis (île d'Eubée) où il meurt peu après, en 322, âgé de 62 ans.
Oeuvres. Aristote avait composé deux sortes d'ouvrages: les premiers, sous forme de dialogues destinés à répandre dans le grand public sa philosophie, étaient rédigés avec le plus grand soin: à eux surtout s'applique le jugement des anciens qui parlent «du fleuve d'or de l'éloquence d'Aristote, de la puissance entraînante et de la grâce enchanteresse de son style». Ces ouvrages sont perdus [°116].
Les autres qui nous ont été conservés, étaient destinés aux élèves du Lycée. Ce sont des traités didactiques, procédant par démonstrations nécessaires et composés, pour une part au moins, à l'aide des notes préparatoires du maître et des cahiers des élèves. La langue de ces ouvrages est parfaitement adaptée à son but par la plénitude et la richesse de la pensée, qui s'élève parfois jusqu'à l'éloquence, par l'exactitude définitive des termes et la délicatesse des nuances exprimées; cependant on y trouve un style souvent négligé et une excessive concision de formules, qui nuisent à l'intelligence facile du texte.
Voici la liste des principaux parmi les plus authentiques [°117]:
A) Traités de logique.
1) Categoriae seu praedicamenta: les cinq derniers chapitres,
«Postpraedicamenta», ne sont peut-être pas de la main d'Aristote.
2) Perihermenias seu De interpretatione, (analyse du jugement).
3) Analytica prima: règles du syllogisme.
4) Analytica posteriora: lois de la démonstration.
5) Topica, (8 livres): du syllogisme probable; le neuvième livre,
Elenchi, traite des sophismes.
B) Philosophie naturelle.
1) Les 8 livres des Physiques, sur le monde en général.
2) De generatione et corruptione, (2 livres): chimie des quatre
éléments.
3) Meteorologica, (4 livres): physique (au sens moderne).
4) De coelo, (4 livres): astronomie.
5) De anima, (3 livres): étude du vivant en général et de ses trois
espèces.
6) Sur les animaux en particulier: De historia animalium, (10 livres);
De animalium incessu, (1 livre); De animalium partibus, (4
livres); De generatione animalium, (1 livre): traités d'histoire
naturelle et de physiologie.
7) Sur la psychologie humaine, à la fois sensible et rationnelle, cinq petits
traités appelés par les scolastiques: Parva naturalia, complètent le
De anima; ce sont: De sensu et sensato; - De memoria et
reminiscentia; - De somno et vigilia; - De longitudine et
brevitate vitae; - De juventute et senectute.
C) Philosophie pratique.
1) l'Éthique à Nicomaque, (10 livres) authentique, à laquelle on ajoute
la Grande morale, (2 livres) et l'Éthique à Eudème, (7 livres)
qui sont probablement des oeuvres d'élèves.
2) La politique, (8 livres).
3) La rhétorique ad Theodoctem, (3 livres).
4) La poétique, dont il ne reste que des fragments sur la tragédie
D) Métaphysique et Théodicée.
Les 12 livres de la Métaphysique [°118].
§68) Caractère général. Un ancien historien caractérise Aristote en disant qu'il était «modéré de tempérament jusqu'à l'excès». Il incarne dans sa personnalité comme dans sa doctrine morale, l'idéal grec de la mesure, de l'harmonieux équilibre des forces: inaccessible aux troubles violents sans pour cela s'enfermer dans une froide impassibilité.
Cette possession de soi lui rend possible un travail intellectuel immense et ininterrompu; il est d'ailleurs animé par une vraie passion pour la science, et nous savons qu'il y consacrait les nuits. Aussi, sans avoir l'imagination poétique et les élans audacieux de Platon, il atteint comme lui les plus hauts sommets de la pensée; mais il y monte pas à pas, en appuyant chaque ascension sur le sol ferme de l'expérience. C'est pourquoi dans la philosophie d'Aristote, la métaphysique n'est pas toute la science: elle en est seulement la cime la plus brillante sous laquelle se développe l'immense réseau des sciences particulières qui la préparent.
Toutes ces sciences sont d'ailleurs intimement liées, procédant les unes des autres comme les diverses branches d'un arbre et jaillissant, comme d'un unique tronc, du même principe fondamental. Pour mieux montrer cette unité dans l'universalité, nous diviserons l'ensemble de la philosophie d'Aristote en dix paragraphes dont le premier expose la théorie fondamentale, les autres en font l'application soit à l'ordre logique, soit à l'ordre réel; celui-ci plus important, se subdivise harmonieusement, comme nous l'indiquerons à chaque embranchement nouveau.
1. - La théorie fondamentale (ontologie).
2. - L'ordre logique.
3. - La physique générale.
4. - Les corps ou sciences physiques.
5. - Les plantes ou sciences biologiques.
6. - Les animaux ou sciences zoologiques.
7. - L'âme subsistante ou psychologie.
8. - L'activité humaine ou morale.
9. - L'oeuvre humaine ou l'art.
10. - La métaphysique ou théologie.
A) Origine historique.
§69). Pour établir chacune de ses théories, Aristote se préoccupe de rechercher la pensée de ses devanciers: il est le premier historien de la philosophie. Sans doute il n'expose pas les opinions des autres pour elles-mêmes, et souvent il les traduit en ses propres formules, en fonction de son système; mais il sait que la science philosophique requiert la collaboration des siècles pour atteindre sa perfection, que les tâtonnements, les vérités incomplètes, les erreurs mêmes du passé lui serviront à découvrir la bonne solution. Il cherche dans ses prédécesseurs, des précurseurs. Ainsi sa théorie fondamentale apparaît comme la conclusion de toute l'histoire de la philosophie exposée jusqu'ici.
En effet, la préoccupation dominante qui est le caractère commun des premiers philosophes, est la recherche de l'être. Tous s'efforcent de découvrir sous la multiplicité et le changement qui s'impose comme un fait, l'élément stable et unique exigé par l'intelligence, à savoir, «ce qui est», ou «la raison d'être explicative».
Les premiers ioniens croient le trouver dans un élément concret: l'eau, l'air, le feu [°119]. Héraclite, il est vrai, tente de nier l'être au profit du changement, mais en attribuant à la mobilité même, le rôle unificateur et stabilisateur qui revient de droit à la raison d'être. Aussi, Parménide affirme-t-il l'être victorieusement quoique trop exclusivement, sacrifiant à son tour le changement au profit de l'immuable.
La conciliation des atomistes, trop superficielle; et celle des sophistes trop destructive, ayant échoué, Socrate montre le premier la vraie voie de solution. Il reporte l'attention sur l'âme et sur sa méthode de connaître, et il précise que l'objet stable de la science est la définition universelle, parce qu'elle nous apprend d'une façon définitive «ce qu'est» chaque objet d'étude. Mais Platon, poussant à l'excès ces indications, aboutit, par le réalisme exagéré, à une sorte d'atomisme idéal; et le problème de la diversité à unifier que Démocrite ne résout pas par ses atomes, se retrouve insoluble dans les Idées multiples.
D'une part en effet, en application du principe d'identité si puissamment affirmé par Parménide, toutes les Idées sont de l'être au même titre, participant aux mêmes propriétés. Chacune est simple, indivisible, immobile, isolée de sa voisine, donc parfaitement intelligible et connue pleinement par une intuition directe de l'intelligence. Par là semblait définitivement découvert l'élément stable, l'être intelligible, objet de la science, tandis que le changement (ainsi que la multiplicité) était rejeté dans le monde matériel, objet d'opinion et de connaissance sensible.
D'autre part cependant, il restait à unifier cette pluralité d'Idées; de plus, le monde intelligible devait à titre de cause exemplaire, expliquer le monde sensible. Pour cette double raison, il fallut admettre la réalité de l'Idée d'Autre ou de Non-être, et par ce moyen, établir des participations entre les Idées. Solution obscure et qui ébranle les bases mêmes de la philosophie platonicienne, en supprimant logiquement la distinction entre le monde de la science et celui de l'opinion, puisque chaque Idée comme chaque chose sensible est composée d'être et de non-être [°120].
En résumé, tous les prédécesseurs d'Aristote ont cherché à connaître les choses sous leur aspect nécessaire, unique, stable; c'est-à-dire en fait, quoique souvent implicitement, sous leur aspect d'être. Mais ils n'ont pas réussi à déterminer cet objet intelligible sans se buter à d'insurmontables difficultés. Aristote considère cette convergence unanime des philosophes comme une preuve évidente de vérité; mais il s'efforce d'éviter les écueils où ont échoué ses devanciers. Il y parvient par sa théorie de l'ABSTRACTION.
L'objet de la science, selon lui, c'est bien l'être. Mais cet être ne sera, ni une réalité universelle et spirituelle intuitivement vue, car seul le composé concret existe; ni le concret et l'individuel comme tel, car il est dépourvu de stabilité. Ce sera l'élément stable et un, dégagé du réel sensible par l'abstraction. Grâce à celle-ci, en effet, notre raison néglige l'aspect par lequel le réel est changeant et multiple, en participant à la matière, pour ne considérer que l'aspect d'essence ou de nature, par lequel le sensible participe à l'absolu de l'être.
Ainsi Aristote réintègre dans le monde matériel les Idées que Platon avait faussement «substantialisées». Ces Idées deviennent les formes des choses sensibles où elles existent à l'état concret et individuel. Mais notre intelligence les dégage des conditions individuantes qui les affectent et elle les conçoit à l'état pur; puis par un travail de réflexion, elle constate leur aptitude à exister dans une pluralité d'individus, c'est-à-dire leur universalité. Bref, dans nos sciences [°121], nous pensons par concepts abstraits, universels et nécessaires, des objets qui, en fait, n'existent que concrets, particuliers et contingents; et nous pensons par concepts uns et stables, des objets qui n'existent que multiples et variables.
Aristote confirme sa thèse par la réfutation de l'idéalisme platonicien contre lequel il invoque, - l'impossibilité pour l'universel, d'exister à l'état de substance individuelle; - la nécessité pour le principe qui unifie le multiple, d'être dans le multiple et non au dehors; - l'inutilité de ces modèles abstraits qui doublent le nombre des choses sous prétexte d'en faciliter la connaissance.
Ainsi est établi le principe du réalisme modéré, fondement de l'aristotélisme: «L'objet formel proportionné de notre intelligence est l'essence des choses sensibles, bien que son objet en général soit l'être».
B) Double précision.
§70). La recherche de l'être se présentait aux anciens sous la forme d'une double antinomie à résoudre. Il fallait concilier, du côté de l'objet, le réel changeant et multiple avec l'être un et stable; du côté du sujet, la connaissance sensible avec la connaissance intellectuelle. Ce double problème s'impose avec une nouvelle force aux réflexions d'Aristote:
a) D'une part en effet, l'étude de l'être en tant qu'être, qu'il approfondit dans sa métaphysique générale, montre avec évidence la convertibilité des transcendantaux. L'être pris comme tel et réalisé sans restriction, doit nécessairement et évidemment s'identifier avec l'unité parfaite d'une réalité simple et unique; avec la vérité ou intelligibilité pleine; avec la bonté ou perfection absolue. Nous avons ainsi la stabilité immuable et l'infinité positive de l'être excluant tout non-être, et par suite, exempt de mal, d'erreur, de mouvement, de multiplicité, de limite et de toute autre imperfection. Dans cet ordre absolu des notions abstraites, saisies en pleine clarté par l'intelligence, Aristote reprend, en les enrichissant de nouvelles précisions, spécialement sur l'infini [°122], toutes les déductions de Parménide.
b) Mais d'autre part, il maintient la valeur des constatations de l'expérience sensible; et selon la doctrine de l'abstraction, il affirme que la vraie réalité, objet direct de nos sciences, ce ne sont pas les types abstraits subsistants, mais c'est le monde des choses concrètes. Il doit donc admettre aussi que l'être est changeant, multiple, imparfait et fini.
Comment concilier ces deux affirmations qui paraissent contradictoires? La solution parfaite du problème tient en deux théories: celle de l'analogie, celle de l'acte et la puissance.
1) L'Analogie de l'idée d'Être. Notre idée d'être n'est pas, comme le pensaient Parménide et Platon, un concept bien délimité, exprimant une nature absolue dont elle épuiserait l'intelligibilité. Au contraire, elle ne nous fait connaître les choses qu'en général, inadéquatement; et c'est pourquoi elle peut se réaliser, sans perdre sa définition [°123], en de nombreux objets et suivant des modes très divers; et faire en même temps connaître tout le réel sans exception, dans une vue d'ensemble.
Cette précision du côté du sujet ou de l'idée, exige une précision exactement corrélative du côté de l'objet ou des choses, de sorte que les deux théories s'éclairent mutuellement.
2) L'Acte et la Puissance. En effet, si chaque chose qui est, réalisait parfaitement l'être, et par conséquent les transcendentaux qui sont indissolublement liés à l'être parfait, il ne pourrait évidemment plus y avoir ni multiplicité, ni diversité de perfection, ni changement. Il faut donc que les objets sensibles (cet homme, cet arbre, etc.) pour être ce qu'ils sont, c'est-à-dire multiples, variés, changeants, ne réalisent pas l'être parfaitement et pleinement, mais soient constitués de deux principes:
a) Un principe de perfection, appelé ACTE, par lequel ces objets participent à l'être et aux perfections où il s'épanouit, et par lequel, en conséquence, ils ont leur nature déterminée: ils sont ce qu'ils sont.
b) Un principe d'imperfection, appelé PUISSANCE, par lequel ces mêmes objets sont limités et ainsi, peuvent s'étager en divers degrés de perfections bien distinctes; d'où découlent la multiplicité et le changement, c'est-à-dire l'acquisition de nouvelles perfections.
Pour démontrer la réalité de la puissance, Aristote insiste surtout sur l'argument du changement. Si, par exemple, une statue est sculptée dans le marbre, le bloc, au début, est un non-être de statue. Or, «ex nihilo, nihil fit», disait Parménide: de la non-statue, on ne tire pas la statue; ni d'ailleurs de la statue achevée qui ne change plus: «ex ente non fit ens, quia jam est ens». - Mais, remarque Aristote, le marbre possède avec la statue une relation que ne possèdent pas d'autres objets, comme serait une masse d'eau ou de sable: c'est la capacité d'être sculpté. Cette capacité est une évidente réalité: c'est la puissance [°124].
Et notre idée d'être, grâce à son analogie, se réalise au sens propre mais très diversement, en ces deux principes: dans l'acte, d'une manière absolue et parfaite, de sorte que l'Acte pur est en plénitude, la synthèse des transcendentaux; - dans la puissance, d'une manière relative et imparfaite, de sorte que la puissance pure est un certain non-être réel, trop faible pour exister seul; - enfin dans les composés d'acte et de puissance qui constituent les êtres concrets, l'être se réalise aux divers échelons harmonieusement distribués, des genres et des espèces.
D'où nous pouvons conclure à cette formule plus précise du principe fondamental qui unifie tout l'aristotélisme:
L'objet formel de notre intelligence est l'être, idée analogue, se réalisant dans l'acte et la puissance.
Ce point de départ contient implicitement toute une ontologie, car il indique la vraie valeur de la notion d'être et des propriétés transcendentales qui en découlent immédiatement. Aussi fournit-il, par la comparaison de ces notions premières, les premiers jugements ou premiers principes qui éclaireront toute la spéculation ultérieure: principes d'identité et de contradiction, et principe de raison suffisante. C'est pourquoi il n'est pas démontré au sens propre, par raisonnement, mais plutôt constaté. C'est la part d'intuition que possède notre intelligence discursive: ce qui, loin d'infirmer la valeur de ce fondement, en est la plus solide garantie.
On voit aisément aussi qu'un tel principe embrasse toutes les sciences accessibles à l'homme, sans en négliger aucune, parce qu'il fournit le moyen de rendre intelligible pour nous, tout ce qui est. Et d'abord il distingue nettement les deux ordres confondus par Platon: l'ordre logique ou la part de l'esprit dans l'élaboration des sciences; et l'ordre réel ou la part de l'objet et de l'expérience. Il devient donc possible, avant de tenter une explication de l'univers, de constituer en science spéciale, les règles de la méthode propre à notre raison dans la conquête de la vérité: De là les deux grandes applications du principe fondamental.
1) à l'ordre logique; - 2) à l'ordre réel.
§71). Le principe du conceptualisme modéré domine évidemment toute la logique. Pour Platon, la dialectique était d'abord une culture ascétique et mystique: car son but était de dégager progressivement l'homme de la matière pour l'amener à l'intuition des Idées pures. Pour Aristote, c'est notre raison qui, par son travail d'abstraction, opère cette séparation d'avec la matière. C'est pourquoi la logique devient une méthode proprement et purement intellectuelle: elle est la science ou l'art de diriger la raison dans ses diverses opérations, de manière à la faire parvenir sans erreur à la connaissance de la vérité, c'est-à-dire à la science, but de la vie intellectuelle.
Pour réaliser son programme, la logique doit étudier les actes de la raison sous deux aspects: soit formellement, quant à leurs conditions de bon exercice; - soit matériellement, quant à la vérité ou fausseté de leur objet. Le premier aspect, exposé dans les premiers analytiques, s'appelle logique formelle ou petite logique; le deuxième aspect, développé dans les seconds analytiques, s'appelle logique matérielle ou grande logique, parce que les questions abordées sont plus difficiles et plus importantes.
A) Logique formelle.
§72). L'acte caractéristique de notre raison est évidemment le raisonnement dont l'étude sera la partie centrale de la logique; mais le raisonnement suppose le jugement et celui-ci requiert des concepts. D'où les trois chapitres de la logique formelle: Aristote y étudie, en même temps que les trois actes de la raison, leurs signes sensibles, à savoir l'argumentation, la proposition et le terme.
1) Concepts et termes. Le premier ouvrage de l'ORGANON [°125] d'Aristote traite du concept, produit par la simple appréhension et de son signe qui est le terme. Son but étant d'apprendre à l'esprit le classement de ses concepts, la question principale est la distribution des idées en catégories: d'où son nom de «catégories». Mais la méthode demande que l'on étudie d'abord les «divers modes selon lesquels une notion abstraite peut être attribuée à un sujet»: il y en a cinq, appelés prédicables: (genre, espèce, différence spécifique, propre et accident).
On peut ensuite ranger les concepts sous dix genres suprêmes appelés prédicaments (ou catégories) [°126] qui sont les dix modes d'être les plus généraux, irréductibles les uns aux autres. Ils embrassent tous les aspects de la réalité physique, objet direct de nos sciences. La philosophie naturelle les étudie selon leur constitutif propre (point de vue ontologique); la logique classe sous chaque genre suprême, les séries de prédicats qui s'y rattachent selon les genres, différences et espèces. Ainsi les catégories logiques sont les calques rationnels des modes de la réalité; et si l'on y distingue deux éléments, l'un matériel, l'autre formel, nous dirons qu'il appartient aux sciences réelles d'en constituer le matériel, à savoir, les concepts directs correspondant aux modes de la réalité; et à la logique, l'élément formel, à savoir, la classification de ces concepts en séries de genres et de différences subordonnées, de sorte que les progrès de ces deux sciences sont parallèles.
Enfin, Aristote expose sous le titre de postprédicaments, certaines notions générales qui ont leur application dans tous les prédicaments ou dans plusieurs: l'opposition, la priorité et la postériorité, la simultanéité, l'avoir, le mouvement. Et au-dessus des catégories qui sont des concepts univoques, il place les transcendantaux qui sont des concepts analogues.
2) Jugements et propositions. Le jugement est l'identification de deux concepts objectifs, c'est-à-dire la vue intellectuelle qu'un même objet est identique à soi-même, bien que connu sous deux aspects différents dans le sujet et le prédicat. C'est au jugement et non au simple concept, qu'il appartient d'être vrai ou faux, puisque, dit Aristote, «le faux consiste à dire (ou affirmer) de l'être, qu'il n'est pas et du non-être, qu'il est; et le vrai consiste à dire (ou affirmer) de l'être, qu'il est et du non-être qu'il n'est pas» [°127].
Aristote étudie la qualité des jugements: affirmation ou négation; leur quantité: ils sont universels, particuliers, singuliers; leurs modalités de nécessité, possibilité, contingence; leur opposition: ils sont contraires, contradictoires, subcontraires et subalternes; et il fixe les règles de la conversion des propositions.
3) Raisonnements et argumentations. Aristote montre d'abord qu'on ne peut tout prouver par démonstration ou raisonnement et qu'il faut admettre comme point de départ un minimum de données intuitives: à savoir les données immédiates de l'expérience, soit externe, soit interne; et les premiers principes, vérités universelles, immédiatement évidentes. Ces premières vérités étant fort restreintes, notre grand moyen de progrès intellectuel est le raisonnement qui est en général: «le mouvement de l'esprit passant d'une chose connue à une autre encore inconnue». Il se présente sous une double forme: l'induction et la déduction.
a) L'INDUCTION est l'acte par lequel l'esprit passe du concret à l'abstrait; des objets et des faits observés, aux concepts et aux jugements universels. Les éléments de ce raisonnement étant moins délimités que ceux du syllogisme, Aristote en a donné une théorie moins achevée; mais il en a indiqué nettement la marche et les caractères essentiels, comme le lui permettait sa ferme théorie de l'abstraction.
Il admet d'abord comme base d'induction, tous les faits d'expérience et il les classe en deux groupes: il y a l'expérience des siècles, synthétisée dans les dictons populaires, les opinions communes et principalement dans les doctrines des philosophes. Puis il y a l'expérience et même l'expérimentation personnelle, observant les faits dans tous leurs détails; et ce deuxième groupe sur lequel il insiste dans ses oeuvres, offre toute la précision scientifique désirable et constitue un remarquable progrès sur la méthode socratique et même platonicienne.
Le moyen qu'emploie l'esprit pour s'élever de ces faits concrets à l'universel, est un effort d'interprétation. Cet effort varie évidemment avec les sciences et les divers cas. De plus, s'il est éclairé par une idée, un principe directeur, celui-ci reste d'ordinaire sous-entendu; de sorte que, normalement, pour Aristote, l'induction n'a ni moyen terme, ni mineure explicitement formulée.
Il y a cependant certaines règles requises pour une bonne interprétation: dans les faits recueillis par expérience personnelle, où il s'agit d'isoler la nature universelle et ses caractères constitutifs en éliminant les propriétés accidentelles, Aristote recommande la comparaison de multiples cas pour délimiter l'élément commun ou essentiel.
S'il s'agit des opinions reçues, il trace en détail les règles de leur interprétation. Ce dernier point, il est vrai, relève plutôt de la critique historique que de la méthode inductive. Il était réservé aux modernes [°128] d'y réaliser un progrès décisif en déterminant avec plus de rigueur les règles de l'induction scientifique. Il reste cependant qu'Aristote avait mieux compris et mieux exposé que les savants ou philosophes positivistes la nature profonde et la vraie valeur de ce raisonnement.
Il a d'ailleurs distingué deux sortes d'inductions:
1) L'induction métaphysique ou mathématique, qui, à partir de données expérimentales fort simples, remonte soit aux notions métaphysiques dont sont formés les premiers principes, soit aux notions de quantité, étendue, nombre et autres éléments des définitions mathématiques. Cette induction est tellement spontanée et évidente qu'elle n'a pas besoin de règles spéciales et revient à la simple abstraction.
2) L'induction scientifique proprement dite qui au contraire, part de nombreux faits d'expérience et est un véritable raisonnement dont les procédés varient avec les diverses sciences. Aristote lui assigne pour but d'établir par des recherches plus spéciales, les définitions et les principes [°129] qui serviront de point de départ aux syllogismes.
b) La DÉDUCTION OU SYLLOGISME est le raisonnement par lequel l'esprit passe d'une vérité universelle à un nouveau jugement, en comparant deux concepts à un troisième de façon à constater l'identité ou la non-identité du même objet matériel connu sous ces trois aspects. Il montre que le prédicat est enveloppé dans la compréhension du moyen terme, qui, à son tour, embrasse le sujet dans son extension; d'où le syllogisme-type suivant:
M est P - Omne vivens est substantia - bAr S est M - Atqui omnis homo est vivens - bA S est P - Ergo omnis homo est substantia - rA.
Ainsi, le moyen par lequel l'esprit passe du connu à l'inconnu, est ici un concept exprimé par un terme. La présence de ce MOYEN TERME est, pour le syllogisme, la caractéristique essentielle qui le distingue de l'induction et est la source de ses règles. Aristote, qui se glorifie d'être l'inventeur du syllogisme, en donne en effet une théorie scientifique et définitive.
La règle fondamentale est que le moyen terme soit véritablement la cause de la conclusion par sa comparaison avec les deux autres concepts, opérée dans les deux prémisses. D'où la nécessité:
1) Que le moyen terme soit exclu de la conclusion, la cause se distinguant de l'effet.
2) Que le moyen terme soit unique pour permettre la comparaison: donc qu'il soit pris au moins une fois universellement, et pour cela, que jamais les deux prémisses ne soient deux particulières, ni deux négatives.
3) Que les autres concepts n'aient jamais dans la conclusion, une valeur supérieure à celle qu'ils possèdent dans les prémisses, la cause devant être proportionnée à l'effet. D'où la formule: «Pejorem semper sequitur conclusio partem».
La place du moyen terme dans les prémisses constitue les diverses figures indiquées par la formule mnémotechnique: «Sub-prae, prima; altera bis-prae; tertia bis-sub».
La quatrième figure (prae-sub) est signalée comme possible par Aristote, mais déclarée négligeable parce que peu naturelle. Il est facile de montrer que le moyen terme requiert pour jouer son rôle, une règle spéciale à chaque figure:
Pour la première: «Sit minor affirmans, major vero generalis».
Pour la seconde: «Una negans esto, nec major sit specialis».
Pour la troisième: «Sit minor affirmans, conclusio particularis».
Aristote détermine encore quels sont parmi tous les syllogismes possibles, les seuls modes légitimes, selon la qualité et la quantité des prémisses, et en respectant les diverses règles; puis il indique comment tous peuvent se ramener aux quatre modes légitimes de la première figure, par la conversion et la transposition des propositions. Enfin, il étudie les formes complexes et moins régulières; (spécialement les syllogismes modaux) et la manière de les réduire aux formes simples.
B) Logique matérielle.
§73). Au point de vue de la matière, c'est-à-dire quant à la valeur des prémisses et de la conclusion qui en découle, Aristote distingue le syllogisme démonstratif qui engendre la science; le syllogisme dialectique qui mène à l'opinion; et le syllogisme sophistique qui produit l'erreur.
1) Science et démonstration. La science est la connaissance certaine et évidente des choses par leurs causes. En effet, comme elle est une connaissance parfaite, il ne suffit pas pour l'atteindre, de savoir que la chose est (ὅτι). Mais il faut dire pourquoi elle est telle (διότι), de façon à pénétrer son essence en découvrant toutes ses raisons d'être, c'est-à-dire toutes ses causes ontologiques, intrinsèques et extrinsèques. D'où la formule scolastique traduite d'Aristote: «Scire est cognoscere rem per causam, propter quam res est, et quod ejus est causa, et quod non contingit eam aliter se habere».
La science est le fruit de la démonstration au sens strict. On peut appeler démonstration en général, tout raisonnement partant de prémisses évidentes et certaines, pour aboutir à une conclusion infailliblement vraie. Mais Aristoté ne reconnaît comme démonstration au sens strict (propter quid) ou capable d'engendrer la science, que les syllogismes de première figure, ayant pour premier moyen terme, (point de départ d'une série enchaînée de déductions) la définition même de l'objet de la science, d'où l'on déduit les propriétés de cet objet. Seule en effet, la première figure donne la pleine évidence; et seule la définition livre la raison pleinement explicative. Ainsi, Aristote définit la démonstration: «Syllogismus faciens scire».
La science ne peut donc se constituer par de simples expériences, qui collectionnent des faits contingents sans atteindre, ni leur raison d'être, ni leur vérité nécessaire. D'où l'adage aristotélicien: «Non est scientia de singularibus. Il n'y a de science que de l'universel». Elle ne vient pas non plus de la seule induction qui, tout en atteignant l'universel, n'en fournit pas la raison et reste une démonstration quia; mais le rôle de l'induction est d'établir, par des efforts souvent longs et compliqués, la première définition qui exprimera l'essence ou la forme de l'objet par le genre prochain et la différence spécifique.
2) Opinion et dialectique. L'opinion est l'adhésion de l'esprit à une proposition, mais avec quelque crainte de se tromper. Son objet est le probable, c'est-à-dire le vrai contingent ou vraisemblable, qui se réalise «ut in pluribus», de sorte qu'il motive un assentiment prudent sans le nécessiter. Elle se distingue ainsi de la certitude, requise en science, et qui exclut toute crainte d'erreur; comme aussi de la simple ignorance et du doute qui ne comportent aucun assentiment.
Le domaine de l'opinion prolonge heureusement celui de la science qui, dans son acception sévère, est forcément très restreinte. Il comprend, soit des disciplines spéciales dont l'objet échappe à la nécessité absolue, comme l'histoire ou l'éducation; soit les sciences elles-mêmes dans leur phase qu'on peut appeler anté-scientifique et post-scientifique. D'une part en effet, antérieurement a la détermination des essences, il y a une période de tâtonnements, (comparaisons de phénomènes, recherches par analogie et induction), qui constitue une portion considérable de nos connaissances. L'esprit n'y possède pas encore le vrai absolu, mais il s'en rapproche de plus en plus par le vraisemblable. L'opinion est ici «via ad scientiam».
D'autre part, dans la série des déductions scientifiques, à mesure qu'on s'éloigne des principes, le lien qui y rattache les conclusions perd de sa vigueur et ne suffit plus pour engendrer la certitude. L'esprit cependant donne encore son assentiment, parce qu'il voit un reflet du vrai, de l'intelligible; mais il le fait «cum quadam formidine errandi». Ainsi le centre lumineux de la science s'achève dans la pénombre du système probable.
L'instrument de l'opinion est, non seulement l'induction qui n'aboutit pas encore à la définition de l'essence, mais le syllogisme dialectique [°130]. Celui-ci diffère de la démonstration, non par sa forme (bien que le dialecticien use spécialement de l'enthymème), mais par sa matière. En effet, le syllogisme dialectique a pour base, au lieu de vérités nécessaires, des principes probables: la caractéristique de ceux-ci est d'être très généraux, de sorte qu'ils n'appartiennent en droit à aucune science particulière; mais ils sont tels que l'opinion commune des hommes les ratifie et à ce titre ils peuvent toujours être allégués dans une discussion. En fait, ils auront parfois une véritable valeur scientifique; cependant le dialecticien ne les emploie qu'en tant qu'ils sont reçus par tous. Parfois aussi, ils n'auront qu'une valeur probable, comme les hypothèses scientifiques non vérifiées.
Aristote groupe ces principes selon les quatre questions dialectiques, en quatre chefs ou titres généraux d'arguments qu'il appelle les lieux (τοπος, d'où le titre de Topiques). La dialectique en effet, laissant de côté les questions an sit? quid sit? et propter quid? qui regardent les sciences, s'en tient à la question quale sit? c'est-à-dire: «Utrum tale praedicatum insit subjecto?» Or une qualité peut être attribuée à un sujet à quatre titres divers: comme genre, définition, propriété et accident.
Aristote énumère donc 42 lieux pour l'accident, par exemple: «Quod est bonum est eligibile; - quod a sapientiori eligitur est eligibilius» [°131]. 75 pour le genre, par exemple: «Si un genre prétendu ne peut être attribué à une espèce, ou à un individu de cette espèce, ce n'est pas en réalité un genre». 38 pour la propriété, par exemple: «La propriété doit accompagner son sujet toujours et non seulement quelquefois». 89 pour la définition, par exemple: «Les choses opposées ont des définitions opposées».
3) Erreurs et sophismes. Ce sujet est traité dans le dernier livre des Topiques: Aristote distingue deux groupes: les sophismes de mots; et les sophismes de pensée.
CONCLUSION. - Il est aisé de voir que toutes ces règles de méthode supposent la nature abstractive de notre intelligence et la valeur de nos idées universelles. Ainsi la logique est bien une première application du principe fondamental.
À l'ordre logique s'oppose l'ordre réel auquel il convient maintenant de faire la même application. Mais la philosophie ayant pour but la connaissance universelle des choses, Aristote subdivise cette partie en diverses sciences spécifiquement distinctes selon les aspects considérés dans le réel (objets formels). Il y a tout d'abord deux grandes branches: 1) la physique qui étudie directement le réel sensible en tant que tel; 2) la métaphysique qui étudie, soit le réel suprasensible, soit, dans le sensible, l'aspect d'être ou de perfection pure capable de se réaliser aussi dans l'immatériel. Il convient de laisser cette deuxième branche comme couronnement de toute la philosophie aristotélicienne.
La physique elle-même comprend une partie générale et une partie spéciale selon qu'elle considère, soit ce qui est commun à tous les corps, soit ce qui constitue chacun dans sa nature spécifiquement distincte.
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