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b21) Bibliographie générale (Synthèse scolastique)
§178). La SCOLASTIQUE désigne en général, dans l'histoire des idées, le mouvement doctrinal dominant dans le Moyen Âge occidental ou latin. Il y a une théologie et une philosophie scolastique: c'est de cette dernière exclusivement que nous parlons ici en l'appelant simplement «la scolastique».
On trouve en effet dans l'Occident chrétien, pendant la longue période qui va du VIIe au XVIe siècle, un ensemble de doctrines interprétant l'univers à la lumière de la raison, exposées certes par les divers auteurs avec de nombreuses et importantes divergences, mais gardant une réelle parenté qui leur mérite l'appellation commune de «scolastiques». Un triple lien constitue principalement leur unité:
1) La Méthode et la Langue leur sont communes. Tous les philosophes comme tous les hommes cultivés parlent le latin, langue internationale comme l'Église, ce qui leur permet à tous, malgré les oppositions de «races» (langues, cultures, pays, etc.), de collaborer à l'oeuvre commune. De plus, ils usent tous d'une même méthode, marquée d'un double caractère: elle est intellectuelle et dialectique. Elle renonce à la libre allure de la méthode oratoire qui, non seulement démontre, mais convainc et émeut; elle ne s'adresse qu'à l'intelligence pour la conduire à la vérité toute pure, et elle prend d'ordinaire le chemin direct. En effet, sans renier l'induction, elle préfère le syllogisme, présentant souvent les expériences elles-mêmes sous forme déductive; par là elle s'oppose à la méthode d'invention, où les faits minutieusement décrits ont la part principale: elle est avant tout destinée à l'enseignement [°425].
2) L'Assimilation du Passé: la scolastique n'est pas tant un effort pour inventer un système que pour repenser la philosophie gréco-romaine; elle le fait d'ailleurs d'une façon vivante, originale et par étapes successives. Mais cette dépendance du passé unifie les doctrines, d'autant plus que l'influence spéciale d'Aristote, sans être exclusive, est nettement dominante.
3) La Soumission à la Foi: tel est le caractère le plus saillant et le facteur le plus efficace d'unité pour la scolastique. Le catholicisme y intervient, comme chez saint Augustin, pour élaguer les thèses opposées à la Foi, en corriger d'autres et proposer aux réflexions un certain nombre de vérités révélées en fait, mais rationnelles en droit. Cependant, la distinction entre le domaine naturel et le surnaturel se précise graduellement et au XIIIe siècle, la scolastique est une philosophie indépendante et une science parfaite en son ordre, restant d'ailleurs soumise à la Foi; et en ce sens elle accepte comme un titre honorable d'être appelée «ancilla theologiae», c'est-à-dire une «philosophie chrétienne» [°426].
En dehors de la scolastique ainsi définie, on rencontre au Moyen Âge deux autres courants doctrinaux de valeur très inégale:
a) La philosophie BYZANTINE [°427] dont le plus célèbre représentant est Photius (vers 820-897): il a commenté des écrits logiques d'Aristote qu'il préfère à Platon. Mais cette école, derniers débris de la philosophie grecque, s'est contentée dans l'ensemble de conserver les chefs-d'oeuvre de l'antiquité pour les transmettre à la Renaissance.
b) La philosophie arabo-juive a beaucoup plus d'importance; mais ses rapports avec les penseurs chrétiens d'Occident furent assez étroits pour que nous puissions la rattacher à la scolastique comme une des étapes de sa formation. Ainsi, l'exposé des diverses doctrines philosophiques du Moyen Âge se groupe naturellement autour de la synthèse scolastique. Cette période se divise en deux parties, selon le rythme habituel de l'histoire: la première, plus longue et moins riche, est celle de la formation (VIIe-XIIe siècles); la seconde, plus courte mais féconde en grands systèmes: c'est l'apogée (XIIIe siècle). De là les deux chapitres de cette période:
Chapitre 1. La Formation (VIIe-XIIe siècle).
Chapitre 2. L'Apogée (XIIIe siècle).
§179). Lorsque les invasions barbares aux Ve et VI siècles eurent abattu la civilisation romaine, il fallut de longs siècles pour retrouver l'éducation supérieure des esprits, nécessaire à l'éclosion des doctrines philosophiques. Évidemment, ce travail de préparation fut avant tout l'oeuvre des générations chrétiennes qui l'accomplirent par un progrès continu; elles y furent cependant aidées et parfois très puissamment, par des apports du dehors. Dans cet ordre, la philosophie qui prit naissance au IXe siècle chez les arabes tient une place importante: elle fournit aux scolastiques les premières traductions d'Aristote avec d'amples commentaires et elle leur donna par ses erreurs mêmes, l'occasion d'approfondir plusieurs points de doctrine. En ce sens indirect, la formation de la scolastique plonge ses racines jusque chez les infidèles. À cause de ce caractère extrinsèque par rapport à la scolastique, nous traiterons de la philosophie arabo-juive en premier lieu, bien que, dans le temps, le travail de formation chez les chrétiens ait commencé beaucoup auparavant. De là les deux articles de ce chapitre:
Article 1: Les Infidèles.
Article 2: Les Chrétiens.
§180). Les oeuvres d'Aristote ne firent leur apparition en Occident qu'après un long détour. Ce furent d'abord les syriens, spécialement à l'école nestorienne d'Edesse (431-489) qui traduisirent du grec en syriaque un bon nombre d'oeuvres philosophiques ou scientifiques, surtout d'Aristote, mais aussi de Gallien et des commentateurs, Alexandre [§188], Porphyre, Thémistius, Ammonius et Jean Philopon [§122]; ce travail se poursuivit du Ve au VIIIe siècle. C'est alors que les califes de Bagdad appelèrent à leur cour des savants syriens, parmi lesquels Honain Ben Isaac, appelé Johannitius par les scolastiques; ceux-ci traduisirent ces mêmes oeuvres du syriaque en arabe. Les arabes, à leur tour, transmirent leur dépôt, non sans l'avoir fait fructifier, soit aux juifs, soit aux chrétiens, au XIe et XIIe siècle.
Nous traiterons donc, en deux paragraphes, des arabes et des juifs.
1) Les Arabes: Avicenne. - Gazali. - Averroès.
2) Les juifs: Maïmonide.
b22) Bibliographie spéciale (Les Arabes)
§181). Le mouvement intellectuel très remarquable suscité chez les arabes par l'introduction du péripatétisme, se présente avec un triple caractère:
1) Le respect d'Aristote qui est «le philosophe» par excellence, le maître capable d'enseigner à la fois les sciences expérimentales et les spéculations de la sagesse.
2) Une déformation inconsciente du péripatétisme qui s'incorpore plusieurs thèses importantes d'origine néoplatonicienne. Une double cause explique cette déviation: d'abord l'obscurité du texte déjà grande en certains points [°428] et augmentée encore par les infidélités de traductions multiples; et surtout l'influence directe d'ouvrages néoplatoniciens, soit sous forme de commentaires, comme ceux de Porphyre et d'Alexandre d'Aphrodisias, soit sous forme d'ouvrages apocryphes attribués à Aristote. Les deux principaux en ce genre sont: «La théologie d'Aristote» qui est en réalité un résumé du plotinisme, extrait des Énnéades; et le «Liber de causis», extrait des Éléments de théologie de Proclus [°429].
3) L'effort pour concilier la philosophie avec le Coran. Plusieurs thèses péripatéticiennes, en effet, se trouvaient opposées à la révélation de Mahomet: celui-ci enseignait la création du monde dans le temps et la Providence, la prédestination, même à l'enfer, ce qui conduisait au fatalisme, tandis qu'Aristote défendait la liberté humaine et l'éternité du monde que Dieu ne connaissait pas. Le problème de la conciliation entre la raison et la foi, déjà soulevé depuis longtemps [°430], fut mis ainsi en plein relief et sa solution devint une des principales sources de divergences entre les philosophes arabes.
Les premiers d'entre eux, devant cette masse d'idées nouvelles, semblent surtout avides de les recueillir toutes: ce sont des encyclopédistes. Les deux principaux furent, au IXe siècle, AL-KINDI [°431] (décédé 873) et au Xe siècle, AL-FARABI [°432] (décédé 950) dont la tendance commune est le rationalisme: ils veulent, par la philosophie, purifier la foi religieuse des erreurs qu'elle contient selon eux. Mais aux XIe et XIIe siècles, qui virent l'apogée de la philosophie arabe, deux courants s'opposent, l'un préférant la raison, l'autre, la foi. On les trouve d'abord en Orient, avec Avicenne le philosophe, et Algazel ou Gazali, le théologien; puis en Espagne avec Averroès, le commentateur enthousiaste d'Aristote.
§182). Ibn Sina, (en hébreu Aven Sina, d'où Avicenne) naquit à Bokhara (Perse orientale). Son génie précoce s'initia aux sciences expérimentales, surtout à la médecine, et s'assimila tous les ouvrages d'Aristote. À 21 ans, lorsqu'il commença à écrire, sa science était complète et il n'eut plus qu'à l'approfondir. Sa vie très agitée se passa au service de divers Sultans ou Emirs locaux, principalement à Djordjan, Hamadan et Hispalian en Perse; il composait le plus souvent la nuit ses nombreux ouvrages. Les principaux sont, outre le Canon, traité de médecine, le Chifa (c'est-à-dire la Guérison) somme philosophique; le Nadjât (c'est-à-dire le Salut) résumé du précédent; et l'Icharât ou livre des théorèmes et des avertissements, c'est-à-dire des principales questions philosophiques.
Principe général. Avicenne, comme tous les philosophes arabes, part de ce principe que, la vérité étant UNE, il faut aussi proclamer l'unité de la science philosophique, et il cherche en particulier à concilier Platon et Aristote; de même, la révélation du Coran ne peut s'opposer à la science et celle-ci doit s'accorder avec la foi. Pour réaliser ce programme, Avicenne propose la théorie de la HIÉRARCHIE des ÊTRES et des CAUSES, à savoir:
L'univers est constitué par trois ordres: le monde terrestre dont le sommet est l'âme humaine; le monde céleste dont le sommet est le premier Causé; et Dieu qui est le sommet suprême.
Tels sont les trois points à exposer.
A) Le monde terrestre; l'âme humaine.
§183). La philosophie d'Avicenne est, pour l'essentiel, celle même d'Aristote. Ainsi explique-t-elle le monde par les théories métaphysiques et physiques de l'acte et la puissance, la matière et la forme, les quatre causes, les dix prédicaments, etc. [§74-78]; de même, Avicenne reprend toute la logique d'Aristote. Mais il faut noter, en psychologie, une thèse originale sur l'intelligence et une précision sur la nature de l'âme.
1) L'Intelligence humaine, selon Avicenne, établit l'union entre le monde matériel et le monde céleste grâce à ses cinq degrés qui sont:
1.1) L'intelligence matérielle, c'est-à-dire la faculté elle-même avant toute opération, appelée «matérielle» par analogie avec la matière première; car elle est aussi puissance pure, mais dans l'ordre intentionnel.
1.2) L'intelligence possible, c'est-à-dire la faculté munie seulement des tout premiers principes intellectuels, (ou peut-être, en tant qu'elle contient l'origine de ces premiers «habitus» intellectuels).
1.3) L'intelligence en acte, c'est-à-dire en acte premier, ou la faculté immédiatement disposée à agir, parce qu'elle possède l'idée (l'espèce impresse) et la science en acte.
1.4) L'intelligence acquise, c'est-à-dire connaissant en acte second.
1.5) Enfin une faculté intuitive d'ordre mystique appelée par Avicenne, l'Esprit saint, parce qu'elle unit l'âme à Dieu.
Or chacune de ces intelligences, étant en puissance, requiert, pour passer à l'acte, l'influence d'un Intellect Agent: celui-ci est séparé et fait partie du monde céleste; sa nature est de posséder toutes les idées [°433] et son rôle est de nous y faire participer. Ainsi notre intelligence se dégage par degrés du corps auquel elle est attachée et rejoint les êtres incorporels.
2) Du reste, notre âme, bien que séparée de l'Intellect agent, est elle aussi spirituelle et donc, personnellement immortelle. Avicenne insiste sur deux preuves excellentes: la capacité de notre intelligence à recevoir des idées immatérielles; et son pouvoir de réflexion parfaite sur son propre acte.
L'âme peut être considérée à deux points de vue, ce qui permet de concilier Platon et Aristote. En elle-même, elle est une substance simple, indivisible et spirituelle, comme en platonisme; mais par rapport au corps, «la première et la plus fondamentale des fonctions qu'elle y exerce est d'en être la forme» [°434], d'où il faut conclure, comme en péripatétisme, qu'elle est unique en chaque vivant, qu'elle garde son individualité après la mort et qu'elle ne peut admettre la métempsycose.
B) Le monde céleste: Le Premier Causé.
§184). Ici les théories astronomiques d'Aristote [§79 et §93, N° 4] prennent une grande importance philosophique, à cause des infiltrations platoniciennes qui les transforment en métaphysique. Avicenne conçoit en effet le ciel comme un système de sphères concentriques, vivantes et animées, auxquelles sont fixés les astres et dont chacune est mue par une Intelligence séparée; mais ces sphères découlent de Dieu par participation créatrice, à la façon des hypostases de Plotin.
Cependant, parce que l'effet doit ressembler à sa cause, Dieu ineffablement simple et immuable, ne peut immédiatement produire qu'une Intelligence très parfaite, uniquement occupée à le contempler sans défaillance: c'est le PREMIER CAUSÉ, sommet de la hiérarchie céleste.
Or cette Intelligence apparaît comme douée de multiplicité, en sorte que son effet pourra aussi être multiple. En effet, elle exerce une triple opération: d'abord, elle connaît et contemple Dieu; puis, elle se connaît soi-même comme possible; enfin, elle se voit comme créée en fait; c'est pourquoi elle produit aussi trois choses: d'abord, la première sphère qu'elle anime; puis, l'âme de cette sphère; enfin, une seconde Intelligence séparée; celle-ci à son tour aura les mêmes fonctions vis-à-vis de la seconde sphère céleste et créera une troisième Intelligence séparée. Nous descendons ainsi par degré jusqu'à l'Intellect agent qui est la dernière Intelligence séparée, motrice de la dernière sphère céleste, celle qui entoure immédiatement la terre immobile, à savoir la sphère où est fixée la lune; et cette dernière Intelligence, créatrice elle aussi, produit nos âmes et les corps terrestres.
C) Dieu.
§185). Non seulement Dieu est l'Acte pur et le premier Moteur, comme pour Aristote, mais il est surtout l'ÊTRE NÉCESSAIRE, le seul dont l'essence est identique à l'existence, car ces deux principes sont distincts même dans les Intelligences séparées. Telle est la conclusion de la preuve de l'existence de Dieu, présentée ainsi par Avicenne:
Il faut que les possibles actuellement réalisés aient une cause de leur existence; mais cette cause ne peut être, ni une série d'êtres contingents remontant à l'infini, ni une série en cercle où les êtres, tous contingents, se conditionneraient mutuellement. Il faut donc que l'ÊTRE NÉCESSAIRE existe comme source de tous les possibles.
De la nécessité, attribut fondamental de Dieu, découlent son unicité, son ineffable simplicité, sa perfection suréminente contenant toute bonté et toute vérité. Dieu se connaît donc parfaitement soi-même, et, en un sens, il connaît toutes choses en soi, puisqu'il est la Cause première universelle. Cependant, il ne saisit pas les êtres inférieurs sous leur aspect d'individualité matérielle ou changeante, ce qui supposerait en lui la sensation. Dieu en a seulement une science générique, exprimant leur aspect nécessaire et immuable; car il les voit dans la mesure où ils sont reflétés par le Premier Causé, son effet propre, immuable et éternel.
§186). Il y a dans cette dernière explication d'Avicenne un effort remarquable pour concilier la foi en la Providence avec les données philosophiques du Dieu d'Aristote. La solution reste comme toujours incomplète, par l'absence d'une notion claire de la causalité créatrice. Elle est remplacée par la théorie platonicienne de la participation qui n'est pas sans valeur, nous l'avons dit [§134], ni sans imperfection. Avicenne aggrave encore ses défauts en liant son sort à celui de l'astronomie de Ptolémée adoptée par Aristote, qui était alors régnante mais n'en restait pas moins non démontrée, sujette à révision et destinée à disparaître devant les progrès des sciences.
De plus, Avicenne affirme l'existence d'un lien nécessaire entre Dieu et la créature, comme si le monde complétait la nature divine. Par là, il tend au panthéisme, sans l'enseigner explicitement cependant, puisque Dieu reste séparé et réellement distinct par sa perfection suréminente.
D'ailleurs, l'ensemble de cette philosophie fut sympathique aux scolastiques.
§187). Algazel ou Gazali est né à Tous, ville de la Perse orientale, au moment où s'établissait en Asie la domination des Turcs Seldjoucides; il fit son éducation à Tous et à Nisabour, s'initiant au droit et à la philosophie sous la conduite de maîtres très pieux. Lui-même était de tempérament religieux et mystique; aussi, après quatre ans d'un brillant enseignement à Bagdad, capitale de l'empire turc (1091-1095), il chercha la solitude pour s'adonner à la contemplation: il se retira donc au service de diverses mosquées, à Damas, puis à Jérusalem et à Hébron d'où il fit son pèlerinage à La Mecque. Vers la fin de sa vie, il revint enseigner à l'Académie de Nisabour et mourut dans sa ville natale, en 1111.
Son oeuvre capitale est l'Ihya, traité de la Rénovation des sciences religieuses «qui est resté depuis, dit Carra de Vaux, la Somme du mahométisme orthodoxe» [°436]. En philosophie, son livre le plus célèbre est intitulé «Destruction des philosophes» et est dirigé contre l'école d'Avicenne; il faut ajouter deux traités plus courts: «Les tendances des philosophes» où il résume leurs opinions; et la «Délivrance de l'erreur» où il établit son scepticisme mystique.
Gazali en effet, se pose en théologien défenseur de l'orthodoxie du Coran: il cherche lui aussi à concilier la foi et la raison, mais en partant du principe que la raison à elle seule est incapable d'atteindre la vérité et qu'elle doit donc recourir à l'illumination de la mystique. Pour fixer la doctrine musulmane, son rôle fut de premier ordre; mais il reste un PHILOSOPHE SECONDAIRE: son système n'a pas la forte unité de celui d'Avicenne. Sa philosophie n'est pas non plus, comme chez les grands scolastiques et spécialement saint Thomas, la «libre servante» de la foi: elle en est plutôt l'esclave asservie. On peut la caractériser par deux traits: le scepticisme; le volontarisme.
A) Le scepticisme.
§188). Gazali en effet rejette la valeur des preuves rationnelles de l'immortalité de l'âme, et dans la discussion sur la signification des «modes» ou des attributs divins, il défend la solution agnostique. La raison de son scepticisme semble être sa théorie des universaux: pour lui, nos idées signifient sans doute des choses extérieures, mais qui n'ont pas pleinement la réalité, qui sont proches du néant, car il juge cet affaiblissement nécessaire pour expliquer leur universalité.
Mais Gazali accepte la preuve d'autorité et, avant tout, la révélation du Coran. C'est pour la maintenir qu'il se plaît à ébranler la raison orgueilleuse des philosophes, et aussi, qu'il renforce le rôle de Dieu: d'où son volontarisme.
B) Le volontarisme.
§189). Ce rôle de Dieu était diminué par les théories d'Avicenne sur l'éternité et la nécessité de la création: Gazali défend les thèses opposées:
a) Il s'efforce de prouver que l'éternité du monde implique contradiction et que par conséquent il faut nécessairement admettre la création dans le temps. D'ailleurs, en se décidant à créer, Dieu n'a pas été déterminé à choisir le meilleur des mondes: il s'est fixé à lui-même ce qui serait le meilleur.
b) L'influence exercée par Dieu sur son oeuvre, selon GAZALI, s'exprime par la thèse de la «causalité absorbante». Dieu seul et à chaque instant, crée immédiatement l'être et même l'agir des créatures, de sorte qu'il ne nous laisse en propre qu'une décision de soi inefficace, se réservant de faire lui-même ce que nous voulons: c'est déjà l'OCCASIONALISME. Si l'on ajoute que Dieu se décide avec une liberté absolue et presque arbitrairement, sans tenir compte souvent des causes créées et de nos mérites, on aura un volontarisme très proche du fatalisme et du prédestinatianisme, encore répandu chez les musulmans.
Notons cependant que Gazali complète assez heureusement sa philosophie par une morale et une mystique à tendances chrétiennes.
§190). Après Gazali, le mouvement philosophique s'arrête chez les arabes d'Orient; mais au XIIe siècle, il renaît en Occident avec Ibn Roschd ou Averroès. Celui-ci, né à Cordoue, jouit longtemps de la faveur des califes espagnols; mais l'un d'eux, Olmansor, choqué par ses opinions peu respectueuses à l'égard du Coran, l'envoya en exil où il mourut.
Averroès était médecin comme Avicenne, auquel il se rattache aussi par son système philosophique. C'est pourquoi l'un de ses principaux ouvrages s'intitule: «Destruction de la Destruction», réfutation de Gazali. Mais chez les scolastiques, il fut surtout célèbre par ses COMMENTAIRES d'Aristote qui étaient de trois sortes: les brèves paraphrases, les «Commentaria media», et les «Magna commentaria». C'est pourquoi le système averroïste complet n'est autre que l'aristotélisme avec les infiltrations platoniciennes habituelles chez les arabes. Deux points cependant lui sont propres: des précisions sur les doctrines obscures, souvent en exagérant les erreurs; et une théorie radicale pour concilier la philosophie avec la foi.
A) Système philosophique.
Averroès reprend les grandes lignes de la belle et fragile construction d'Avicenne où métaphysique et astronomie se compénètrent et se complètent; mais, plus hardi, il accentue une triple erreur:
a) L'éternité nécessaire de la création. Non seulement Averroès reprend les démonstrations d'Aristote sur l'éternité du mouvement [§79], mais il étend la thèse à la matière première, principe universel du changement: aussi les sphères concentriques avec leurs Intelligences n'ont-elles pas d'origine, ni par création au sens propre, ni même par émanation de Dieu: elles sont coéternelles à Dieu et elles ne sont mues par lui que dans l'ordre de la causalité finale [°437]; leur pluralité résulte de ce qu'elles sont inégales en perfection et en simplicité.
b) La négation de la Providence. Dieu se connaît soi-même très parfaitement, mais cette contemplation lui suffit. Il ne connaît aucunement le monde, pas même la première sphère dont il n'est pas Source mais seulement Cause finale; aussi toute l'évolution des êtres, y compris celle de la vie humaine, est soumise à la nécessité physique des lois naturelles.
c) L'unité de l'intelligence humaine. Non seulement l'Intellect agent, mais aussi l'intelligence passive dans sa partie supérieure, étant séparée, spirituelle et sans matière, est nécessairement unique pour tous les hommes; en ceux-ci, l'âme inférieure seule, principe de vie végétative et sensitive, est multipliée numériquement et par suite corruptible en s'unissant à la matière. L'unique Intelligence, qui est le moteur de la sphère lunaire, se sert cependant, pour atteindre le vrai, des images fournies par les diverses âmes sensibles et elle devient ainsi, selon la terminologie d'Avicenne, l'intelligence acquise que l'on peut définir: «La raison impersonnelle en tant que participée par l'être personnel» [°438].
B) Théorie des trois ordres.
§191). Pour concilier ces thèses avec l'enseignement opposé de Mahomet, Averroès enseigne l'existence de plusieurs vérités, séparées comme par des cloisons étanches et distribuées en trois ordres superposés. D'après lui en effet, le Coran, qui s'adresse à tous, comporte trois interprétations:
1) Pour le peuple, on se contente du sens obvie: c'est le domaine de la foi pure, sans preuve et présentée sous forme oratoire.
2) Pour le théologien: il faut chercher le sens mystique, appuyé sur des raisons probables.
3) Pour le philosophe: c'est le sens vrai, obtenu par des démonstrations scientifiques, et en cas de conflit entre le texte et les preuves, celles-ci prévalent et il faut interpréter le texte allégoriquement.
Or ces trois sens ne sont pas toujours d'accord; mais chaque catégorie d'intelligences doit se contenter de celui qui lui est proportionné et qui est vrai pour elle [°439]. Ainsi sont évitées toutes les hérésies et résolues toutes les difficultés.
Comme les premières traductions d'Aristote s'accompagnaient des commentaires d'Averroès, parfois mêlés au texte, nous retrouverons au XIIIe siècle ces théories mieux systématisées encore par Siger de Brabant, un des principaux adversaires de la scolastique thomiste [§247-249].
§192). L'oeuvre d'Aristote, après avoir suscité un beau mouvement intellectuel chez les arabes, réveilla par contre-coup l'esprit philosophique juif, endormi depuis la fin du philonisme. Les premiers travaux rationnels sur la Bible commencèrent en Orient, vers la fin du IXe siècle avec l'école des Caraïtes qui revendiquaient la libre interprétation du texte. Leur grand adversaire, SAADJA (892-942) tout en défendant l'autorité des rabbins, proposa aussi un exposé rationnel des dogmes et il a été appelé le premier philosophe juif. Mais ce fut l'Espagne qui vit l'apogée de ce mouvement au XIe siècle avec Avicebron, et au XIIe avec Maïmonide.
AVICEBRON [b25)] ou Avencebrol (Ibn Gabirol) vers 1021-1070, vivait à Saragosse; il est connu par son ouvrage intitulé «Fons vitae» où il enseigne un hylémorphisme généralisé. De Dieu, l'être absolument simple et ineffable, découlent toutes choses par émanations successives: d'abord vient l'univers en général ou Esprit cosmique formé d'une matière universelle et d'une forme universelle, ce qui explique la contingence et la limite de toute créature; puis ce sont les anges et les âmes spirituelles qui y ajoutent une composition de matière spirituelle et de forme spirituelle; enfin les corps possèdent en plus la matière première et la forme corruptible; ces théories furent très discutées par les scolastiques du XIIIe siècle [°440].
§193). «Rabbi Moyses», comme l'appelle saint Thomas, naquit à Cordoue (Espagne) d'une famille d'israélites fervents. Pour échapper aux persécutions des musulmans, il dut se retirer d'abord à Fez (Maroc); puis à Alexandrie où il mourut. Beaucoup de juifs faiblissaient dans leur foi au milieu de ces difficultés: Maïmonide, par plusieurs lettres publiques, s'employa avec succès à les raffermir. C'est aussi dans cette intention qu'il écrivit son oeuvre capitale: «Le Guide des Indécis» [°441], vraie Somme de la théologie juive, moins didactique cependant que celle de saint Thomas, parce qu'elle s'adresse à des théologiens déjà exercés. Citons encore un «Commentaire du Talmud» et «La répétition de la Loi» où il synthétise, clarifie et explique rationnellement la Révélation de l'Ancien Testament.
Le principe fondamental de Maïmonide peut s'exprimer ainsi:
Il y a nécessairement accord entre la foi et la philosophie, c'est-à-dire entre la Révélation transmise par Moïse (la Bible) et le système d'Aristote, de telle sorte qu'en cas de conflit, il faut interpréter allégoriquement la Bible. La vérité en effet est UNE, et si la raison semble avoir la primauté, c'est qu'on lui reconnaît le droit, non pas de contredire, mais d'expliquer la parole de Dieu. Maïmonide applique ce principe surtout en trois domaines philosophiques: en théodicée, en psychologie et en morale.
A) Théodicée.
§194). Pour démontrer scientifiquement l'existence de Dieu, Maïmonide emprunte ses preuves à ses prédécesseurs: à Aristote, celle du premier Moteur, à Avicenne, celle des possibles exigeant l'Être nécessaire.
Mais c'est en expliquant la VALEUR des ATTRIBUTS DIVINS qu'il est le plus original: il combat le matérialisme anthropomorphique de son temps qui interprétait le texte sacré à la lettre, et il rétablit la notion de Dieu, pur Esprit et Être transcendant. Mais sa réaction est exagérée et il aboutit à une théorie incomplète qu'on peut appeler celle du «Relativisme agnostique». Il part de ce fait très réel que nous ne connaissons et ne nommons Dieu qu'en fonction de ses effets créés et il distingue en toute perfection attribuée à Dieu, trois sens: l'un relatif, l'autre négatif, le troisième, positif.
a) Le sens relatif affirme simplement que Dieu est cause de tel effet: par exemple, en disant: «Dieu est vivant», on exprime qu'il est source de toute vie, des arbres, des hommes comme des anges.
b) Le sens négatif précise que Dieu ne possède pas la perfection comme la créature: ainsi, l'éternité exprime en Dieu, l'absence de temps.
c) Le sens positif devrait mettre en Dieu la perfection même que nous constatons dans la créature.
Or, selon Maïmonide, les deux premiers sens seuls sont admissibles; aucun attribut ne peut exprimer en rien la substance ineffable de Dieu. Car au sens positif, toute perfection, d'après lui, exprime nécessairement, soit une espèce ou un genre au sens strict, soit un accident, et cela suppose une perfection limitée ou une relation réelle, alors que Dieu est l'Infini et ne peut avoir avec le monde que des relations de raison.
Cependant, sous l'influence d'Aristote, Maïmonide semble faire exception pour l'attribut positif d'Intelligence [§93]. Il enseigne en effet la belle théorie de Dieu, Pensée pure, qui se connaît parfaitement soi-même. Mais pour le reste, il n'admet comme dignes de Dieu que les attributs d'action, désignant tous sous divers aspects la Cause inconnaissable du monde. Il peut ainsi répondre à toutes les difficultés sur la prescience, la liberté divine, etc., en notant que ces mots ont un sens équivoque pour Dieu et pour nous; le tort de l'objectant est de transporter dans l'Ineffable ce qui ne convient qu'aux créatures.
Cette conception très élevée de Dieu n'est pas sans valeur. Dans le problème du temps de la création, elle a conduit Maïmonide à une solution moyenne qui sera aussi celle de saint Thomas: l'éternité du monde n'est pas, selon lui, nécessaire, mais elle reste non absurde ou possible, aussi bien que la création à un premier instant. Néanmoins, en refusant toute valeur à tout attribut positif, elle est exagérée; car il est possible d'épurer assez certains concepts de perfections, pour qu'ils s'appliquent à Dieu sans équivoque et sans y mettre non plus ni accident, ni limite: ainsi, dire que Dieu est la Vie ou la Sagesse, c'est connaître quelque chose de sa substance, dira saint Thomas en réfutant Rabbi Moyses [°442].
B) Psychologie.
§195). Maïmonide explique notre intelligence par la théorie des degrés d'Avicenne [§183]; mais il enseigne que la spiritualité est propre aux deux degrés supérieurs: l'intelligence acquise et la faculté intuitive. En conséquence, l'immortalité est le privilège des philosophes et des saints, les premiers atteignant la science en acte; les seconds s'exerçant à la vie contemplative. Elle sera d'ailleurs impersonnelle, parce que toute intelligence, une fois séparée du corps qui l'individualise, s'identifie avec l'Intellect agent séparé. Maïmonide enseigne aussi, pourtant, la résurrection future des hommes, mais comme un mystère de foi.
C) Morale.
§196). La morale se rattache à la psychologie; car la vertu, dont elle nous apprend la pratique, a pour but de permettre à l'Intellect agent de s'irradier pleinement sur notre âme et ainsi de la spiritualiser et d'assurer son éternité bienheureuse: ce bonheur procuré par la vertu commence dès ici-bas et constitue la sanction morale par excellence.
Les préceptes particuliers sont contenus dans la Bible. L'esprit philosophique quelque peu rationaliste de Maïmonide se manifeste dans son effort pour classer les lois et leur assigner à chacune une raison. À ce point de vue, on peut rapprocher de l'oeuvre du Rabbin juif, le traité thomiste «De lege mosaïca» [°443]. L'un et l'autre se donne pour tâche de plier à la logique d'Aristote un ensemble de prescriptions qui furent édictées par Moïse souvent au hasard des circonstances.
La CONCLUSION GÉNÉRALE qui se dégage de cet exposé est que la philosophie juive du Moyen Âge est avant tout, comme celle des Arabes, une puissante restauration du péripatétisme. Les infiltrations néoplatoniciennes lui permirent de rejoindre plus aisément le platonisme christianisé de saint Augustin; mais dans ses cadres généraux, ses doctrines maîtresses et son allure didactique, elle reste franchement de l'école d'Aristote. Par là, elle se rattache d'elle-même au grand courant de la formation de la scolastique qui est une philosophie à base d'aristotélisme.
Celle-ci cependant trouva plus immédiatement son origine dans l'évolution doctrinale des peuples chrétiens sortis de la barbarie; il nous faut maintenant en reprendre l'histoire quelques siècles auparavant.
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