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§695). Les nombreux penseurs qui, au XXe siècle, s'inspirent plus directement [°2063] de saint Augustin pour retrouver et résoudre les problèmes métaphysiques, ne professent pas un néo-augustinisme aussi homogène que le néothomisme. Par son point de vue plus large, moins technique, moins précis aussi, que la méthode si nette de saint Thomas, l'Évêque d'Hippone exerce son influence en de multiples directions. En s'en tenant aux doctrines philosophiques, on peut classer ces penseurs augustiniens en trois groupes que nous appellerons: le spiritualisme augustinien, la philosophie historique et culturelle augustinienne; et le néo-augustinisme qui se propose, sur le plan de la sagesse rationnelle, de restaurer une philosophie chrétienne qui complète le néothomisme.
On peut donner comme programme à ce «spiritualisme» celui qu'Augustin lui-même se proposait en ses dialogues philosophiques: «Connaître Dieu et mon âme» [°2064]. C'est celui de L. Lavelle qui le réalise au plan strictement naturel; mais chez d'autres philosophes, surtout en Italie, il prend un caractère explicitement chrétien.
A) Le Spiritualisme naturaliste de Louis Lavelle [b189] (1883-1951).
§696). L. Lavelle fut en toute sa carrière, professeur de philosophie, à Paris, et, depuis 1941 au Collège de France. Son oeuvre principale est La dialectique de l'éternel présent, série comprenant: De l'Être (1928), De l'Acte (1937), Du temps et de l'Éternité (1945), De l'âme humaine (1951). La Présence totale (1934) en est une brève synthèse. Préoccupé de combattre le matérialisme, il s'est fait le défenseur de la «Philosophie de l'esprit»; mais, ne voulant en rien dépasser la compétence du philosophe, il se tient rigoureusement en toutes ses considérations sur le plan purement naturel, accessible à toute intelligence cultivée. Il le fait même en parlant de notre destinée et de la «sainteté» qui en est le chemin.
L'idée qui lui sert de principe fondamental peut s'exprimer ainsi:
La philosophie est une métaphysique dont le centre est la «présence totale», c'est-à-dire l'expérience, à la fois, de notre moi-pensant et de l'Être absolu (Dieu) dont notre moi participe.
En ce sens «Tout s'explique par la participation». Mais avant d'exposer celle-ci, il est bon de dire un mot de la méthode et du point de départ du système.
1) Méthode. Comme tout vrai philosophe, Lavelle ambitionne de donner une explication rationnelle de tout ce qui est. Mais il trouve insuffisantes l'analyse abstractive d'Aristote, la synthèse fondée sur l'idée claire de Descartes, la dialectique de Hegel. Il préconise la dialectique de la participation qui consiste à remonter vers l'origine de l'être (et de toutes choses), à partir de la réflexion telle qu'elle se manifeste dans la vie de notre conscience, et du développement ultérieur de tout ce qui y est impliqué.
Elle comprend trois étapes: 1) La description du fait primitif; puis l'étude 2) soit de la source qui est l'Être total 3) soit des modalités de la participation dans l'homme et dans l'univers. Elle a ainsi un caractère à la fois psychologique, métaphysique et intuitif.
2) Point de départ. Pour une philosophie intuitive, le point de départ ne peut être qu'un fait: c'est ici le fait spirituel appelé «présence totale», parce qu'il est non seulement la présence de l'âme pensante à elle-même, mais aussi, dans cette pensée, la présence de l'Être absolu qui implique la totalité de l'être.
a) Nous avons l'expérience spirituelle de notre moi pensant. Lavelle complète le point de vue de Descartes par celui de Maine de Biran: notre vie intérieure se manifeste d'abord comme un vouloir dont le caractère propre est la liberté. En un sens, «nous nous posons nous-mêmes» (comme personne humaine) en pensant.
Mais au fondement de cette activité, il y a notre être que nous saisissons nécessairement en même temps que nous «pensons» à un objet quelconque; et cet «être» n'est pas un aspect secondaire et abstrait: c'est la substance même de notre esprit vivant et concret, à la fois limité et ouvert sur l'infini, dépendant du corps et tourné vers Dieu.
b) Car, d'une part, l'être que notre intelligence saisit dès sa première activité et que nous saisissons chaque fois que nous «pensons», est l'être absolu qui n'a de soi nulle imperfection ni limite ni dépendance et en dehors duquel il n'y a rien. C'est le tout à l'intérieur duquel nous nous inscrivons par le fait même qu'en pensant nous affirmons notre existence comme esprit. Le «Tout» est donc nécessairement «présent» (présence totale) chaque fois que nous pensons et voulons librement, c'est-à-dire chaque fois que nous agissons comme esprit; et nous en avons conscience comme de nous-mêmes.
C'est pourquoi il n'y a pas à prouver l'existence de Dieu: elle est une sorte de constatation, au point de départ de la philosophie.
c) Et, d'autre part, la découverte de l'être et de toute pensée que nous en avons, sont suscitées en nous par le choc des phénomènes venant du monde sensible. Notre corps a ici un rôle à jouer: il est comme médiateur entre notre esprit et Dieu; et par notre corps, l'univers qui agit ou peut agir sur lui, prend part à notre expérience fondamentale: celle-ci, en ce sens, doit aussi s'appeler «présence totale».
§697). 3) La Participation. L'esprit se voyant «soumis» au corps et par conséquent limité, comprend qu'il n'est pas l'être même en sa plénitude mais qu'il y participe.
La participation, pour Lavelle, est une notion de psychologie métaphysique qui se déduit directement de notre expérience fondamentale. Elle se définit: «l'acte par lequel nous recevons de l'Être total notre existence et notre activité (pensée, vouloir libre, amour) à l'imitation de notre «Source»». - Du côté de Dieu, elle est l'acte par lequel il nous communique une part de ses richesses d'être, sans en rien perdre d'ailleurs, ni y être nécessité: par pure bienveillance. - De notre côté, elle est une réception qui nous constitue en notre être propre, y compris notre spontanéité libre. C'est pourquoi:
a) Elle est, selon Lavelle, au delà de la catégorie des causes, au sens ordinaire d'un antécédent lié nécessairement au conséquent. Par elle, nous sommes rendus parfaits, indépendants, actifs, bien qu'en même temps nous recevions et qu'en ce sens nous soyons passifs. Il faut lui appliquer l'adage augustinien: Par elle, plus on dépend, plus on est parfait.
b) D'où apparaît clairement la distinction entre nous et Dieu. Notre activité participée se renouvelle sans cesse, déployant ses virtualités à travers le temps et le monde qui nous est nécessaire pour agir; et elle affirme ainsi ses limites. Dieu au contraire est l'Être total dont la vie, en son éternité, réalise la pleine identité entre son acte et son existence. Entre ces deux êtres, malgré leur intime présence, la distinction réelle est manifeste.
c) Tous les autres esprits et tout ce qui est dans le monde constituent en quelque sorte, avec le temps qu'ils remplissent, le milieu qui nous sépare de Dieu. «Êtres» comme nous, ils s'expliquent également par la participation; c'est pourquoi ils deviennent une «médiation» pour nous conduire à Dieu, puisque Dieu leur est présent comme à notre esprit.
d) Or cette présence divine - qui est celle de l'Être total par son opération de «participation», c'est-à-dire de création et de conservation de tous les êtres dans l'Être - est parfaitement identique à elle-même en chaque être qu'elle crée comme en tous pris ensemble. L'Être divin est simple; il est tout entier présent partout où il agit, et partout numériquement le même. C'est ce caractère de la «participation» que Lavelle nomme l'univocité de l'Être. Il ne s'agit pas pour lui d'une propriété logique affectant l'être abstrait en tant qu'il se réalise en tous ses inférieurs: L'être, affirme-t-il, n'est pas un genre comme l'animalité dont l'essence est la même en tous les animaux. L'Être est un «Tout» réel, mais concret, spirituel et transcendant. C'est Dieu en lequel tout ce qui est, dans la mesure où il est, «s'inscrit», en sorte qu'il est en tous univoquement.
D'ailleurs cette univocité de l'Être est le fondement de l'analogie de l'être dans les êtres. Car il y a des degrés dans la participation: L'être des apparences ou celui des choses inconscientes a sa valeur comme celui du moi pensant et conscient: mais ce dernier seul existe au sens propre. L'être convient donc aux divers degrés d'être, différemment selon les règles de l'analogie.
4) Dieu, sa nature. Dieu, nous l'avons dit, est connu expérimentalement comme un fait fondamental. Mais comme cette expérience; en sa pureté réflexive spirituelle et métaphysique, remonte au-delà de tous nos concepts, Lavelle a tendance à accentuer le caractère ineffable, inexprimable et mystérieux de Dieu. Il en parle souvent en termes très abstraits et en formules impersonnelles: «Présence» ou «Être total», l'Acte, l'Éternité, le «Tout», etc. Quelques points, cependant, se dégagent assez clairement.
a) Dieu en lui-même est tellement indépendant de tout être qui participe à son Être, qu'il faut le concevoir comme «causa sui»: Il se donne pour ainsi dire à lui-même toutes ses perfections, sans les attendre de personne. Et cette indépendance est la plénitude de la liberté par laquelle il se définit dans son essence même.
b) Il n'est pas seulement l'être absolu, il est aussi activité, ou mieux acte continuel; car l'«activité» désigne la puissance, l'«acte» est l'opération en train de s'accomplir. Or, en Dieu, il y a identité parfaite entre ce qui le fait être et ce qui le fait agir: il est acte pur.
c) Cette activité est avant tout immanente, sous forme de connaissance et d'amour de soi. Lavelle réfute très justement la conception des idéalistes allemands déclarant la Pensée divine inconsciente, parce que, étant infinie, elle ne peut réaliser l'opposition sujet-objet, nécessaire à la conscience, - ce qui implique limitation [§423-424]. Cette opposition, répond Lavelle, est la marque de l'imperfection de notre connaissance participée, obligée de progresser vers la vérité par la conquête d'un objet distinct de soi. Mais au sommet, dans la possession pleine de la science, la conscience, loin d'être abolie, est à son apogée, bien qu'alors toute distinction disparaisse entre l'être connu et la connaissance exhaustive de l'être. Tel est précisément le cas de Dieu: en lui, nulle distinction entre son existence et son essence, parce qu'en lui nulle possibilité n'existe qui ne soit actuée; et donc, nulle distinction entre pensée et objet de pensée, car en se contemplant, il connaît tout ce qui est. Il réalise ainsi la plénitude de la conscience: il est, selon l'expression d'Aristote, «la Pensée de la Pensée».
d) Par rapport aux autres êtres, Dieu est également en continuelle activité, pour les créer et les conserver en leur ordre. L'attribut qui le caractérise est ici l'infinité. Quelles que soient, en effet, les perfections qu'il communique au monde, il reste toujours lui-même une source suréminente, dont la richesse dépasse tellement tout ce qui en vient qu'elle est inégalable et inépuisable: et c'est cela, l'infinité.
Ces attributs divins ne sont que l'explicitation de cette «présence totale» qui est notre expérience métaphysique fondamentale; c'est, pour Lavelle, ce qui en fonde la valeur. Cette source de l'être étant au delà du temps, où se déploient les participations, elle est l'éternité même qui, au lieu de s'étendre du passé au futur, se possède tout entière dans le présent. C'est pourquoi cette déduction des attributs divins s'appelle la «dialectique de l'éternel présent».
5) L'âme humaine. Notre âme, tout en étant vraiment spirituelle dans ses activités propres, n'apparaît pas cependant indépendante du corps pour agir, si bien que Lavelle estime impossible de rien savoir, philosophiquement, de son état après la mort. L'âme séparée du corps échappe à notre intuition métaphysique.
Notre activité spirituelle, ici-bas, a trois manifestations: celles de la liberté, de la pensée, de l'amour, qui se rattachent à trois puissances d'action: volonté, intelligence, conscience.
a) Lavelle, comme Maine de Biran, met en relief l'aspect volontaire de notre psychologie, mais en insistant sur les manifestations spirituelles. Comme esprits participés, nous avons à vaincre une résistance pour rejoindre l'Être total: celle du monde, de notre corps, et, par conséquent, de l'espace et du temps. Ces obstacles, d'ailleurs, une fois surmontés, deviennent une «médiation», c'est-à-dire un chemin pour nous conduire à Dieu.
b) Pour obtenir cette victoire sur le monde - victoire qui, pour Lavelle, constitue la sainteté - la méthode efficace est celle de la réflexion métaphysique. Nous devons prendre conscience, en tant qu'âme pensante, de notre destinée qui est de nous unir à Dieu (ou à l'«Être total» en qui tout s'explique) à travers le monde, c'est-à-dire en réalisant ces occupations terrestres auxquelles, par notre naissance ici-bas, nous sommes voués selon notre vocation ou d'après «notre situation dans le monde».
Cependant, cette prise de conscience nous met en face d'un choix pleinement libre; car rien ne nécessite en nous l'accomplissement de cet effort indispensable pour rejoindre Dieu. En le réalisant, nous nous créons pour ainsi dire nous-mêmes, nous participons à la pleine liberté divine qui est «causa sui»: «Dieu nous donne le pouvoir de nous faire nous-mêmes ce que nous sommes» [°2065]: c'est là notre activité humaine en tant qu'humaine.
c) Or c'est en prenant ainsi conscience de ce choix fondamental, à accomplir librement, que nous commençons à exister au sens propre comme homme ou comme personnalité morale. Mais après avoir choisi notre destinée et fixé notre plan de vie, il reste à l'exécuter et à forger par là notre caractère moral. En prenant «essence» selon cette signification concrète et restreinte qui désigne en chaque homme l'idéal de vie qu'il a choisi ou que Dieu lui destine selon sa vocation, on dira que chez l'homme, grâce à la liberté, l'existence précède l'essence et qu'elle en est la source créatrice.
d) Cette liberté même explique la possibilité du péché qui est le refus de tendre à rejoindre l'Être total et le choix d'un autre idéal de vie. Devant l'intuition métaphysique, un tel comportement n'a pas de raison explicative: il est proprement un choix absurde et il ne peut s'expliquer que par le fait même de notre liberté.
Mais il s'agit là sans doute du péché pleinement délibéré portant sur le but de la vie, péché de malice qui est l'orgueil, source de tous les autres péchés. Lavelle ne semble pas avoir envisagé les autres fautes morales où interviennent l'ignorance ou la faiblesse dues à la concupiscence. Considérant surtout l'aspect métaphysique, c'est-à-dire premier et fondamental, il constate, d'une part, que le refus de Dieu porte en soi sa sanction: désordre, esclavage moral à l'égard du corps, source de misères; - et, d'autre part, que le choix de Dieu n'est qu'un simple corollaire de notre caractère de «moi participé», dont toute la richesse d'être est de s'unir consciemment à l'Être total. Seul donc ce choix s'impose au nom de la raison comme une obligation morale fondamentale.
Cette obligation assure en même temps notre bonheur au sens plein, définitif et proprement humain (de notre béatitude) qu'on peut définir «la joie de l'acte» [°2066]: c'est-à-dire non seulement le plaisir qui accompagne le mouvement vers le but désiré, mais celui qui jaillit du but possédé, quand la pensée se change en contemplation et la poursuite anxieuse en paisible union.
e) La réalisation de cet idéal est avant tout l'oeuvre de la volonté, puisqu'elle est un exercice de liberté. Mais elle est également oeuvre de la pensée. Un des aspects les plus importants du mouvement de l'esprit qui cherche Dieu, c'est l'exercice de l'intelligence métaphysique, dépassant le concept pour atteindre l'essence infinie, concrète et vivante où tout être s'alimente: la possession totale de l'Être éternel.
Elle est surtout oeuvre d'amour; car l'amour est une force d'union qui, d'une part, polarise les diverses activités de la conscience et assure l'unité de celle-ci; et qui, d'autre part, se porte spontanément vers l'Être comme vers un objet présent et réel à la manière de l'Être total. Grâce à lui, donc, cet Être, présent par l'intelligence à partir de l'expérience métaphysique fondamentale, sera librement, mais efficacement possédé.
§698). 6) Destinée immortelle et Sagesse. Cependant, le spiritualisme resterait gravement insuffisant s'il ne résolvait pas le problème de l'immortalité de l'âme. Il ne s'agit pas, nous l'avons dit, de décrire la vie de notre âme séparée du corps, puisque cette vie échappe à notre intuition métaphysique. On pourrait faire appel, dans l'expérience de notre vie spirituelle d'ici-bas, au fait d'un désir spontané, instinctif, insatiable vers une existence qui échappe à la mort, vers une vie qui soit immortelle. Pourtant, ce n'est pas un argument bâti sur ce désir qui peut nous convaincre de notre immortalité; cette preuve, dit Lavelle, fait voir une connexion entre des concepts: elle montre que l'idée de notre vie spirituelle enveloppe l'idée de l'immortalité, mais elle ne montre pas que notre existence échappe réellement à la mort. Il fonde donc sa conviction sur l'analyse des caractères que présente dès maintenant notre vie intellectuelle. À ce degré métaphysique, en effet, où notre âme «crée» son essence par sa liberté, notre vie spirituelle apparaît comme une victoire sur les conditions sensibles et corporelles dont notre âme a besoin comme d'instruments pour agir, mais dont elle se dégage continuellement pour vivre spirituellement. Il y a là, selon Lavelle, une vraie expérience métaphysique de ce qu'est la mort; car la mort n'est rien d'autre que le dégagement définitif, celui qui n'est suivi d'aucun événement nouveau dans le temps, celui qui place l'âme, pourrait-on dire, dans l'«éternel présent» qui est le lieu de sa vie spirituelle pure. Le consentement libre à cette vie spirituelle [°2067] - par lequel l'âme non seulement se retourne vers elle-même, mais surtout entre en communication avec Dieu dont elle participe, et avec les autres âmes - telle est l'idée que 1a philosophie nous permet de nous faire de notre existence immortelle dans l'au-delà.
Une telle vie spirituelle évidemment, réalise par excellence la «joie de l'acte», oeuvre commune de la pensée et de l'amour qui nous mettent en possession de l'Être total présent en nous. Cette possession constitue la «Sagesse» qui, on le voit, est normalement le terme de notre vie humaine, et, dès ici-bas, est la véritable «voie du salut» et le meilleur fruit de la philosophie. Sur ce sujet capital, qui couronne la métaphysique de l'«éternel présent», Lavelle avait annoncé un dernier ouvrage que la mort l'a empêché de nous donner.
§699). 7) Conclusion. La philosophie de L. Lavelle est un spiritualisme très proche, en son point de départ, de la métaphysique de saint Augustin en ce qu'elle a de rationnel. Elle rejoint le grand courant platonicien, où la pensée intuitive nous met en contact avec le réel spirituel; et pour éviter l'excès des «abstractions» réalisées dans les Idées platoniciennes, elle prend comme domaine propre les esprits réels: notre moi spirituel et l'Esprit divin dont nous participons. Elle se rattache ainsi à un platonisme enrichi de l'apport positif dû au platonisme chrétien de saint Augustin, spécialement représenté par Malebranche. Lavelle reconnaît cette dernière influence; mais il l'accepte très librement en l'assimilant selon les exigences de sa propre synthèse fondée sur la thèse de la participation, et sur la méthode dialectique qui y correspond.
C'est là, qu'en cette haute doctrine, se manifeste un point faible: la défiance à l'égard de notre connaissance abstractive et la confiance exagérée en la puissance de notre raison humaine pour pénétrer intuitivement Dieu même et nos rapports avec Dieu. Il y a là, en effet, selon Lavelle, une véritable expérience métaphysique dont toute sa philosophie se déduit par un simple jeu dialectique où n'a pas à intervenir le contrôle du raisonnement fondé sur des concepts rigoureusement définis et soumis aux lois de la logique.
De là, dans le langage, malgré de grandes qualités de simplicité et de force, une certaine imprécision qui n'est pas sans danger. Bien des formules pourraient s'entendre, contre l'intention de l'auteur, en un sens panthéiste; d'autres révèlent une tendance vers l'ontologisme. Surtout, les limites ne sont pas suffisamment marquées entre le domaine de la pure raison et celui de l'intuition surnaturelle de Dieu sous l'influence de la grâce et des dons du Saint-Esprit. Ce serait une grave illusion d'oublier qu'en dehors de cet ordre surnaturel et de la médiation du Christ Verbe incarné, toute «sagesse» purement philosophique reste impuissante à ouvrir aux hommes une vraie «voie de salut».
Cependant, le spiritualisme réaliste de Louis Lavelle marque une nette victoire sur l'idéalisme qu'il rectifie sur son propre terrain, et sur le positivisme qu'il dépasse de très haut.
À Lavelle, il faut joindre René Le SENNE [b190] (1883-1952), Co-fondateur de la collection «Philosophie dé l'esprit». Disciple de Hamelin, il approfondit le domaine de la vie morale, soit dans ses conditions psychologiques, où il a rénové la classification des caractères; soit dans l'ascension vers la valeur suprême, où il insiste sur le rôle de l'obstacle qui suscite la réflexion, nous aide à déterminer notre vraie situation et à choisir les moyens d'atteindre le but.
Comme philosophes spiritualistes, citons encore F. RAVAISSON (1813-1900), célèbre par sa thèse De l'habitude (1858); et J. LACHELIER (1832-1918), rénovateur de la méthode réflexive, ainsi appelée par son disciple J. LAGNEAU (1851-1894) qui l'étendit à la psychologie.
B) Le Spiritualisme Chrétien.
§700). Le programme de la «Philosophie de l'esprit» trouva des échos hors de France, surtout en Italie, où il rejoignait chez plus d'un penseur catholique l'aspiration profonde à surmonter les barrières idéalistes. Le premier qui y réussit avec l'aide de saint Augustin fut Armando CARLINI [°2068]: il fut d'abord partisan de l'idéalisme hégélien, mais n'y trouvant pas le sens authentiquement religieux qu'il cherchait, il se tourna vers saint Augustin chez qui il le découvrit. Pour lui, comme pour l'Evêque d'Hippone, le problème fondamental de la philosophie est celui du moi, «de ma vie personnelle, dit-il, en tant qu'existant dans le monde». C'est le problème de la destinée que Lavelle résout par la «Sagesse»: mais comme Blondel, Carlini estime que toutes les recherches de la philosophie aboutissent à montrer l'insuffisance d'une solution purement rationnelle: on est conduit à la foi, et il n'y a qu'une seule Foi acceptable aux yeux de la raison, celle de l'Église catholique et de saint Augustin. Carlini montre ainsi la nécessité et la valeur du spiritualisme chrétien, laissant à ses disciples le soin de le développer.
Parmi ceux-ci, le plus notable est Michele Frederico SCIACCA [b191]. Bon nombre de ses recherches sont d'ordre historique, en particulier un exposé remarquable sur Saint Augustin; mais elles concernent plus encore les courants de pensée moderne et actuelle. C'est en méditant sur l'idéalisme hégélien et sur l'impuissance d'une méthode purement immanente, enfermée dans les seules ressources de notre vie humaine, même spirituelle, qu'il en vient à poser le plan d'une philosophie intégrale spiritualiste et augustinienne. Pour lui, la philosophie qui, en droit, exige l'explication de tous les problèmes posés par l'ensemble des êtres, à commencer par celui de la destinée qui intéresse le plus le philosophe lui-même, ne peut, en fait, réussir en son dessein qu'en soulevant et en résolvant la question de la «Transcendance», c'est-à-dire de Dieu. Et pour atteindre Dieu, il tient comme la plus efficace la preuve augustinienne par les idées éternelles, en insistant lui aussi sur le réalisme vital des prémisses et donc, de la conclusion. Toutes les autres preuves (y compris celle de saint Anselme) trouvent en cette voie fondamentale leur vraie valeur. De ce centre de perspective, Sciacca développe sa pensée notamment en deux directions: celle de la métaphysique, celle de la psychologie.
En métaphysique, il s'est appliqué, contre l'idéalisme, à éclairer la valeur ontologique des premiers principes, mais il maintient leur double aspect, subjectif et objectif, en un juste équilibre. Impossible en effet de saisir l'être et ses lois sans qu'intervienne une intelligence. Quand nous pensons les premiers principes, c'est en notre esprit, certes, qu'ils sont d'abord; mais il y a en eux un aspect d'éternité, de nécessité, d'universalité qui nous dépasse évidemment, et qui pourtant s'impose à nous comme du dehors: et ils nous renvoient, non pas au monde physique, dépourvu de ces hautes perfections, mais à la Vérité immuable qui est Dieu. Sciacca insiste en particulier sur le sens du principe de causalité en distinguant avec raison ses applications «scientifiques» (au sens moderne) où l'effet est toujours dans la même série que la cause qui l'explique, en sorte qu'on ne peut ainsi s'élever jusqu'à l'absolu divin; et l'application dans l'ordre de l'être ou de la vérité pure où intervient la notion de participation augustinienne: et celle-ci est sur un plan ontologique qui dépasse le temps et la succession causale des phénomènes; par là sont parfaitement résolues les objections contre la valeur du principe de causalité comme preuve de l'existence de Dieu.
En psychologie, Sciacca s'inspire des vues de Rosmini: notamment sur le rôle de l'idée d'être qui constitue en quelque sorte notre personnalité spirituelle quand nous prenons conscience de sa valeur absolue; - sur la notion de sens fondamental [°2069] qu'il approfondit et précise par sa théorie de l'expérience. Pour lui en effet, l'expérience n'est pas seulement sensible ou externe comme en sciences modernes et en philosophie empiriste, elle désigne toute connaissance immédiate d'un objet réel, soit par les sens externes, soit par intuition métaphysique de notre esprit, qui est beaucoup plus riche et plus étendue que celle des sens quoique parfois moins claire. Elle s'exerce en trois domaines principaux: dans la conscience que l'âme prend d'elle-même grâce à l'expérience psychologique; dans la perception où l'esprit saisit l'individu substantiel à travers la sensation; dans l'ordre ontologique surtout où il saisit l'être absolu en tout être limité et changeant, l'éternelle vérité en toute affirmation vraie, et dans le désir ou la jouissance passagère d'un bien sensible, le Bien absolu source de vraie béatitude. C'est de Dieu que nous avons ainsi l'expérience, et nul parmi les hommes ne peut s'empêcher de la faire, mais d'abord d'une façon obscure qui laisse place parfois à l'illusion d'être athée: mais en réalité, il n'y a pas de vrais athées, affirme Sciacca comme Blondel. Il appelle cette intuition obscure, le «sentiment de Dieu» pour souligner son caractère profond et montrer que la connaissance s'y joint à l'amour et à l'aspiration vers la vérité et le bien absolu.
En psychologie encore, Sciacca a développé les analyses phénoménologiques: sur la mort, dont la répulsion que nous en éprouvons, lui semble contenir une preuve de notre immortalité; et plus encore sur le thème de l'intériorité et sur ses rapports avec la communication qui unit les hommes en société. En tous ces points, l'oeuvre de Sciacca est un effort remarquable pour résoudre les problèmes du XXe siècle en restant fidèle au spiritualisme augustinien.
Signalons encore comme philosophes spiritualistes en Italie, A. GUZZO auteur de «Io e la Ragione» (1947) où il défend le personnalisme augustinien; - L. STEFANINI qui, en son «Idealismo cristiano» (1931), rejoint la même école spiritualiste catholique; avec M. Teresa ANTONELLI, G. BONAFIDE, P. CRISPI, etc.
En Espagne aussi l'influence de Sciacca et du spiritualisme augustinien se fait sentir: citons les recherches de L. CILLERUELO sur la «Memoria Dei» en saint Augustin; - la thèse de R. FLOREZ sur Los dos dimensiones del hombre agustiniano, riche en psychologie; et la Revue philosophique Augustinus, dirigée par V. CAPANAGA, J. OROZ, A. C. VEGA,...
En Allemagne, le même esprit augustinien anime la pensée de J. HESSEN en sa Metaphysik der Erkenntnis (1930, 2e éd. 1959) de A. MAXSEIN dans sa Philosophia cordis; de J. MAUSBACH dans son Ethik des heiligen Augustinus (2 vol., 1929); de M. E. KORGER; - et surtout l'oeuvre déjà remarquable de Franz KÖRNER, bien synthétisée dans son livre Das Sein und der Mensch (1959) qui cherche, non sans succès, à donner une interprétation phénoménologique de ce qu'il appelle l'Ontologie existentielle de saint Augustin: il montre en effet dans la vie profonde du «moi spirituel» qui arrive chez Augustin à prendre contact avec Dieu (une sorte d'expérience métaphysique) par une intuition imprégnée d'amour, le centre d'où jaillit toute la philosophie augustinienne et toute vraie philosophie chrétienne, à commencer par la psychologie, puis la métaphysique et enfin la morale.
§701). C'est la Cité de Dieu qui, en ce domaine, est à l'origine dé l'influence augustinienne: elle se fait sentir au XXe siècle à côté de celle de Hegel et de Dilthey, en Amérique comme en Europe.
La notion de Cité de Dieu, est un thème de philosophie et de théologie sociale inspiré de saint Augustin, qui s'affirme chez plusieurs penseurs protestants des U.S.A.: signalons:
1) Reinhold NEIBUHR [b192], d'abord pasteur luthérien à Détroit (1915-1928), fut ensuite professeur à Union Seminary de New-York. Il présente plutôt une théologie qu'une philosophie de l'histoire; mais il rencontre et approuve saint Augustin sur plusieurs points importants de philosophie: sur la conception de l'homme, où le rôle principal dans la vie consciente est donné au «moi» spirituel, image de la Sainte Trinité, qui engendre le besoin de se dépasser soi-même pour connaître Dieu et en jouir: c'est ce que Niebuhr appelle «l'auto-transcendance» qui définit la noblesse de l'homme et explique son rôle social; - sur le réalisme social qui reconnaît l'impossibilité pratique de fonder la société civile sur l'idéal de parfaite charité proposé dans le Discours sur la Montagne; d'où la définition de la «cité terrestre» comme une «communauté d'intérêts» où parfois l'injustice est inévitable (Cf. De Civ. Dei, II, 21 et XIX, 21); - et sur l'efficacité de l'effort humain pour faire au moins progresser vers le mieux la vie de l'homme en société: Niebuhr comprend ainsi l'idéal démocratique, et par là, il corrige le pessimisme luthérien et se rapproche de l'optimisme augustinien fondé sur l'aide de la grâce du Christ.
Son frère Richard NIEBUHR, professeur à Yale Divinity School, en son ouvrage Christ and Culture, distingue, en améliorant la théorie de Ernst Troeltsch, cinq types de culture humaine, caractérisés par rapport au Christ: celui d'opposition radicale (Tertullien), celui de mélange (gnostiques), celui de transcendance où le christianisme complète l'humanisme sans le changer (Saint Thomas); celui d'une dialectique où tour à tour domine l'homme ou le Christ (Luther); enfin celui de la conversion de la culture au Christ qui la transforme en son fond: c'est ce dernier type que préfère R. Niebuhr et il le retrouve chez saint Augustin, auquel il reproche seulement d'avoir conclu sa Cité de Dieu par l'opposition du ciel et de l'enfer, au lieu d'aboutir, comme lui-même le fait, au salut final de toute l'humanité.
2) Paul TILLICH, lui aussi professeur à l'Union Theological Seminary de New-York, mérite une mention spéciale, parce qu'à la manière des grands théologiens du Moyen Âge, il fonde sa doctrine théologique de l'histoire sur des principes philosophiques.
Il conçoit Dieu comme l'Inconditionné, c'est-à-dire l'Être suprême dont nous avons l'expérience au fond de nous-mêmes: comme dit saint Augustin: «Deus interior intimo meo» [°2071]. Ce Dieu est la source de tout, en tant que par son amour il crée, dirige et conduit à leur fin toutes choses. Il s'ensuit que dans l'univers et spécialement dans l'histoire humaine, tout obéit à l'action providentielle, en sorte que la lutte entre le bien et le mal qu'on y constate ne peut être que provisoire. Elle se résoudra finalement dans la victoire parfaite et universelle du Bien: c'est ce que Tillich appelle la «Théonomie», théorie optimiste de la divine Providence.
Il reconnaît dans la Cité de Dieu d'Augustin une application de la doctrine de l'Amour divin créateur, ce qui est un point de départ conforme à la théorie de la Théonomie. Mais il lui reproche d'avoir identifié la Cité de Dieu à l'Église des élus qui est, dès ici-bas, l'Église catholique, et par là, d'avoir restreint indûment la notion du vrai Dieu. Car l'Inconditionné ne peut selon lui, devenir le Dieu des élus et de l'Église sans devenir relatif ou «conditionné». À son avis, le dualisme des deux cités doit se résoudre dans l'harmonie universelle finale.
Disons que la notion de Dieu Créateur et Providence qu'on peut déduire de ces vues, ainsi que celle de l'homme coopérant librement à cette direction providentielle, est comparable au personnalisme chrétien de Bowne et marque aussi un sommet de la pensée philosophique américaine. Mais Tillich présente sa grande synthèse de la «Théonomie» comme une interprétation de l'Écriture sainte, ce qui dépasse la compétence du philosophe. Pour l'apprécier pleinement, il faut faire appel aux règles de la théologie qui permettent de préciser le contenu de la Révélation surnaturelle.
B) En Europe.
§702). On observe d'abord au XXe siècle, un intérêt permanent et même progressif [°2072], pour l'oeuvre même de saint Augustin: en liaison avec les méthodes plus rigoureuses de la recherche historique moderne, bon nombre d'ouvrages y sont consacrés aux études patristiques et notamment à saint Augustin; elles cherchent à élucider ses doctrines théologiques et aussi philosophiques, concurremment avec le même travail accompli pour saint Thomas.
En dehors des études plus strictement théologiques [°2073] qui ne relèvent pas de notre Histoire, signalons les recherches sur les sources de la philosophie augustinienne: de Pr. ALFARIC, L'évolution intellectuelle de saint Augustin (1918) qui recule à tort la conversion au catholicisme d'Augustin jusqu'à son épiscopat, mais qui reste valable comme étude des sources platoniciennes et manichéennes de sa philosophie; - de Paul HENRY, auteur de Vision d'Ostie (1936); - de Pierre COURCELLE, Recherches sur les Confessions de saint Augustin (1950) qui met en lumière le platonisme chrétien de Milan au temps de saint Ambroise; - de A. SOLIGNAC (sources doxologiques), et G. VERBEKE (sources stoïciennes), etc. - La revue espagnole La Ciudad de Dios, où se distinguent P. ALONZO TURIENZO, S. ALVAREZ TURIENZO, G. Del ESTAL, A. MUNOS ALONZO et d'autres O.E.S.A., est orientée vers la doctrine augustinienne de la société et de l'histoire. En ce domaine, trois noms méritent une mention spéciale: G. COMBÈS, dans La doctrine politique de saint Augustin (1927) complétée par Saint Augustin et la culture classique (1927) présente une bonne synthèse de l'idéal social qui fonde la doctrine historique de saint Augustin; - H.-I. MARROU, dans sa thèse magistrale Saint Augustin et la fin de la culture antique (1949) montre en lui l'homme de son temps, qui en personnifie pour ainsi dire toutes les richesses en les unifiant dans son propre génie: il nous aide ainsi puissamment à le comprendre selon son vrai climat historique; - H.-X. ARQUILLÈRE, dans L'Augustinisme politique (1934) a suivi l'influence augustinienne jusqu'au Moyen Âge où elle s'est concrétisée, en s'infléchissant d'ailleurs fortement, dans la «Chrétienté».
C'est précisément cette doctrine à la fois morale, sociale, politique, culturelle et historique telle qu'elle sous-tend la synthèse universelle de la Cité de Dieu, qui attire toujours l'attention des penseurs en quête d'une philosophie de l'histoire. On trouve ici, d'abord la nouvelle édition latin-français, complète, de la Cité de Dieu (1959, cinq vol. 33-37 de la Bibliothèque augustinienne) avec l'importante Introduction de G. BARDY et de nombreuses notes complémentaires dont bon nombre sont d'ordre philosophique; puis en Allemagne les fortes études de E. TROELTSCH, Augustin, die christlische Antike und das Mittelalter im Anschluss an die Schrift«De Civitate Dei» (1915); - F. G. MAIER, Augustin und das Antilke Rome (1955); W. KAMLAH, Christentum und Sebstbehauptung (recherches sur la Cité de Dieu, 1940) et Christentum und Geschichtlichkeit (It., 1951) avec la critique de J. RATZINGER, Herkunft und Sinn der «Civitas-Lehre» Augustins (dans Augustinus Magister, II, 1954) et Volk und Haus Gottes in Augustins Lehre von dev der Kirche (1954). - En Italie, c'est l'oeuvre de P. BREZZI, La Concezzione agostiniana della Città di Dio (1947) et plusieurs articles de revues; - auxquels, en France, s'ajoutent les recherches sur le temps: J. CHAIX-RUY, Temps et histoire en saint Augustin (I956); H.-I. MARROU, L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin (1950).
Les problèmes ainsi posés ont un aspect assurément philosophique et sociologique; mais, avec saint Augustin, les solutions se fondent d'abord sur la Révélation au nom de sa méthode «Crede ut intelligas», ce qui est vraiment indispensable quand il s'agit de la destinée de toute l'humanité comme de chaque personne en son histoire. C'est donc avant tout une théologie de l'histoire que nous trouvons ici; mais nos auteurs relèvent avec raison l'effort d'explication chez saint Augustin: c'est proprement une théorie de philosophie chrétienne qu'ils nous présentent ainsi. On peut dire que l'étude de ce domaine historique et culturel est des plus utiles pour éclairer à la suite de saint Augustin cette notion complexe et difficile de «Philosophie chrétienne».
Concluons cet exposé par trois historiens déjà anciens d'Augustin philosophe: J. MARTIN, auteur d'un Saint Augustin dans la collection «Les grands philosophes» (1901) où l'exposé rationnel est intimement uni (trop parfois) aux appels à la Foi catholique; - F. NOURRISSON, La philosophie de saint Augustin, riche en citations bien choisies; - E. PORTALIÉ dont l'article Augustin (saint) dans le Dict. de Théologie cath. (col. 2268-2472) reste une des meilleures vues d'ensemble de la doctrine théologique et aussi philosophique de l'Évêque d'Hippone.
§703). Ce n'est pas seulement en ces deux secteurs particuliers (vie de l'esprit et histoire), c'est dans son ensemble qu'au XXe siècle revit l'augustinisme à côté du thomisme. Mais, plus encore que pour ce dernier, il était difficile de distinguer ce qui relève de la philosophie pure ou de la théologie en un tel augustinisme. L'Évêque d'Hippone lui-même ne l'a jamais fait et il n'a pas non plus donné pour le faire le critère précis des «objets formels» comme saint Thomas. Aussi, le plus urgent était-il de retrouver la doctrine augustinienne dans son originalité propre en la dissociant des interprétations qu'on lui a données dans l'histoire, les unes valables en elles-mêmes, les autres erronées, mais toutes, autres que l'augustinisme de saint Augustin: ensuite, on pourrait y montrer la place de la philosophie.
A) L'oeuvre de Fulbert Cayré [b193] (né en 1884).
§704). Ce renouveau de l'augustinisme est dû au XXe siècle à la collaboration spontanée d'un grand nombre de penseurs chrétiens, tant protestants que catholiques; mais l'oeuvre du R. P. Fulbert CAYRÉ mérite d'abord d'être soulignée. C'est dans le cadre général de la doctrine des Pères de l'Église que F. Cayré voit saint Augustin. Longtemps professeur de Patrologie (1921-1954), son oeuvre principale reste sa Patrologie et Histoire de la théologie (1927, refondue en 1955). Saint Augustin y est largement étudié pour lui-même, puis il est présenté comme le Maître de l'école d'Occident en théologie: son influence y est partout présente au Moyen Âge, à la Renaissance, dans la crise protestante et janséniste et jusqu'à nos jours comme un élément important de l'évolution des idées.
F. Cayré distingue nettement de toutes ses contrefaçons l'augustinisme intégral qu'il appelle «le grand Augustinisme» [°2074] dans lequel il montre une synthèse doctrinale fondée sur la Foi catholique, bien unifiée par une méthode orientée vers la vie de l'esprit et la contemplation et par quelques principes de philosophie et de théologie: car manifestement, une telle synthèse dépasse les ressources de la raison humaine. Tout s'y explique par Dieu, mais par Dieu se révélant dans la Sainte Écriture et mieux compris, grâce aux lumières du Saint-Esprit, en la vie intérieure où la Sagesse joue un rôle prépondérant. Pour F. Cayré, l'augustinisme est avant tout une spiritualité où la théologie est constamment orientée vers la mystique, comme il le montre dans son ouvrage de base: La contemplation augustinienne. C'est pour réaliser ce large programme qu'il suscita de nombreux collaborateurs et que fut fondé en 1943 l'Institut des Études augustiniennes qui travaille actuellement à Paris. L'instrument le plus efficace qu'il conçut dans ce but fut l'Édition doctrinale des Oeuvres complètes de saint Augustin avec traduction française et une présentation (Introductions et notes complémentaires) pour mettre en lumière les diverses thèses du grand Augustinisme et leur unité d'inspiration. La Revue des Études augustiniennes, continuant L'Année théologique et complétée par des volumes de Recherches, va dans le même sens.
On compte parmi les collaborateurs de ce vaste monument: M. MELLET et Th. CAMELOT, O. P., P. AGAËSSE et J. MOINGT, S. J. qui, avec E. HENDRIKX, O.E.S.A. ont exploité les richesses du De Trinitate; G. BARDY qui, en plus du De Civ. Dei déjà signalé, a tiré des Révisions une biographie doctrinale d'Augustin [°2075]; A. SOLIGNAC qui a bien souligné la valeur philosophique des Confessions (B. A., 13 et 14); R. JOLIVET qui, non seulement a édité plusieurs opuscules dans la B. A. (vol. 4) mais a écrit des études sur l'Illumination augustinienne, le problème du mal, la création selon saint Augustin; J. A. BECKAERT qui a des aperçus pénétrants sur l'Opuscule des 83 Questions (B. A., vol. 10); etc.
B) La «Philosophie» augustinienne.
§705). Mais dans le «grand Augustinisme» y a-t-il place pour une philosophie comprise au sens moderne d'une «explication universelle du monde» accessible aux seules lumières de la raison? La réponse est controversée. Qu'il y ait dans l'oeuvre de saint Augustin des recherches philosophiques en ce sens, il est difficile de le nier: on en trouve la preuve évidente dans le volume des Dialogues Philosophiques où sont édités, dans la traduction française de R. JOLIVET, P. DE LABRIOLLE et F.-J. THONNARD, les neuf premiers opuscules [°2076], écrits par Augustin peu après sa conversion, à l'imitation des Dialogues de Cicéron. Les réflexions de E. Gilson qui lui servent d'Introduction marquent bien l'originalité de cette philosophie centrée sur le problème de notre destinée, comme l'existentialisme, et invitant à un approfondissement par la méthode phénoménologique. Mais il reste un doute sur le rôle exclusif de la pure raison en une telle spéculation, et sur la possibilité d'y faire abstraction de tout aspect surnaturel, spécialement de la grâce du Christ et de la charité. Trois noms - Ch. Boyer, E. Gilson, F. Cayré - et trois oeuvres importantes illustrent ce débat.
Charles BOYER, dans L'Idée de vérité dans la philosophie de saint Augustin , complété par plusieurs études [°2077], y répondait dès 1920 par un exposé d'ensemble cohérent et d'ordre purement rationnel, mais avec une tendance assez prononcée à ramener le sens des théories originales d'Augustin aux solutions thomistes: son interprétation de l'Illumination en particulier soulignait les rapprochements possibles avec l'abstraction, et cette tendance inclinait aussi à donner un sens purement rationnel à l'ensemble des problèmes philosophiques abordés par saint Augustin.
E. GILSON, en sens contraire, présentait vers 1930, dans son Introduction à l'étude de saint Augustin, une vue beaucoup plus objective des bases philosophiques de la pensée augustinienne. D'après lui, la méthode de l'Évêque d'Hippone, non plus analytique et abstractive mais synthétique et psychologique, ainsi que ses grandes thèses centrales de l'élévation vers Dieu par le double itinéraire de la pensée et de la charité sous la conduite de la Foi «cherchant l'intelligence», n'offraient plus grand chose de commun avec les traits propres à la philosophie thomiste. E. Gilson retrouvait ainsi et nous livrait avec sa maîtrise habituelle le jaillissement original de la «sagesse» augustinienne, si différente de la sagesse formellement philosophique de saint Thomas, (comme le soulignait aussi J. Maritain [°2078]): et il en concluait qu'un augustinisme philosophique pur, faisant abstraction de l'ordre surnaturel de la charité, était impensable [°2079]; aussi, est-ce une «phénoménologie de la charité» qu'il propose. Mais une philosophie «chrétienne» comprise ainsi se rattacherait comme une annexe ou une introduction à une sagesse théologique, plutôt qu'à une philosophie au sens courant du mot.
C'est contre cette conclusion que proteste F. CAYRÉ en son Initiation à la philosophie de saint Augustin (1947), où il a édité une série de leçons données en la chaire de Philosophie patristique de l'Institut catholique de Paris. Il commence cependant par se rallier à l'interprétation objective de Gilson: rejetant les tendances concordistes de Boyer, il professe lui aussi l'originalité du platonisme chrétien d'Augustin dont la méthode et les principes diffèrent profondément de l'aristotélisme thomiste. Il concède même que, sur le plan purement historique, on puisse, comme le fait Gilson, présenter la pensée rationnelle d'Augustin en son union indissoluble avec la Foi. Cette pensée, dans son objectivité intégrale, constitue d'ailleurs une Introduction, non seulement à une vie spirituelle et mystique, mais aussi à une métaphysique d'ordre vraiment philosophique. Mais il estime qu'à côté de cette oeuvre valable en elle-même, il est possible et utile de présenter une synthèse philosophique augustinienne exclusivement rationnelle, en explicitant la métaphysique contenue dans l'augustinisme intégral; et ses applications aux trois domaines: de l'âme en sa vie spirituelle, de la nature en ses degrés d'être, de la morale individuelle et sociale en ses principes rationnels; c'est le plan même, à son avis, donné par Augustin à son platonisme chrétien où Dieu explique tout, parce qu'il est à la fois pour tous les êtres «Causa subsistendi, Ratio intelligendi, Ordo vivendi» [°2080].
Cela est possible, malgré le caractère profondément religieux de toutes les réflexions augustiniennes qui, dans le problème de la destinée humaine, évoquent toujours la grâce du Christ, car ce caractère religieux est respecté par une philosophie de la participation: celle-ci ne parle plus de l'homme selon sa nature considérée en soi, comme en thomisme; mais en tant qu'image de Dieu, comme nature «faite pour Dieu», destinée à le voir et le posséder pleinement. Cet aspect donne à la psychologie elle-même, et plus encore à toutes les questions morales et sociales, une orientation religieuse dont la notion de participation constitue l'aspect rationnel [°2081]. La distinction entre foi et raison n'est pas toujours facile; mais elle est possible et, ajoute F. Cayré, très utile pour faire droit aux désirs de précision des modernes, habitués à distinguer la vérité rationnelle des mystères surnaturels; elle l'est aussi pour éviter de graves confusions que la pensée authentique de saint Augustin ne comporte nullement. Et, pour donner un exemple concret de sa position, il l'applique en détail, dans la IIIe Partie de son Initiation, au problème du monde intelligible et à la théorie de l'Illumination qui est en effet un des points fondamentaux où s'enracine l'originalité de la philosophie augustinienne; il y montre un «intuitionisme modéré» dont l'objet est avant tout l'être et les premiers principes et dans lequel les diverses interprétations, parmi les plus valables, se trouvent synthétisées. Mais ce problème reste ouvert et est susceptible de nouvelles précisions [°2082].
§706) Conclusion. La position si solidement fondée et si bien équilibrée de F. Cayré mérite d'être prise en considération: elle est, pour le mouvement augustinien contemporain le meilleur gage de succès. Elle accueille toutes les ressources de la critique historique moderne pour déterminer la pensée même d'Augustin, comme tous les progrès réalisés dans la distinction des domaines, soit en théologie, soit dans la pensée scientifique et philosophique. Elle fournit aux penseurs du courant idéaliste une base solide de vérité pour vérifier et enrichir leurs thèses spiritualistes. Dans l'ordre historique, elle ouvre un large champ de recherches pour préciser le contenu de la doctrine authentique d'Augustin. Enfin, une synthèse philosophique comprise au sein du «grand Augustinisme» comme une pensée rationnelle valable en son ordre, en pleine harmonie avec la vérité plus large de la Révélation et de la théologie, peut encore résoudre bien des problèmes de notre temps et enrichir ainsi l'augustinisme de nouveaux progrès dans sa ligne propre, surtout si l'on sait, conformément au souhait d'E. Gilson, utiliser la technique perfectionnée de la phénoménologie qui s'adapte spontanément à la méthode d'intériorité d'Augustin lui-même.
Mais le plus grand avantage peut-être d'un tel «néo-augustinisme» contenant une philosophie au sens moderne du mot, est d'assurer et de postuler une collaboration claire et féconde entre les deux grands mouvements de philosophie chrétienne qui répondent pleinement aux aspirations métaphysiques du XXe siècle: le néo-augustinisme et le néothomisme. Il s'agit bien en effet, comme nous l'avons montré «de constituer une vraie philosophie augustinienne qui ne se confonde pas avec la philosophie thomiste, sans pour autant la contredire» [°2083]. Les deux synthèses sont complémentaires et se rejoignent pleinement en métaphysique dont elles résolvent les problèmes chacune à son point de vue, le thomisme suivant la méthode d'Aristote, l'augustinisme, suivant la méthode «Crede ut intelligas» du platonisme chrétien; et chacune, sans cesser d'être elle-même, peut profiter des vérités mieux mises en lumière par l'autre. Il est souhaitable que ces deux formes de pensée gardent l'une et l'autre leur vitalité et exercent leur influence propre; car, des deux grands courants qui traversent toute l'histoire de la philosophie moderne depuis Fr. Bacon et R. Descartes, l'idéalisme spiritualiste et le scientisme positiviste, c'est le néo-augustinisme qui répond le mieux au premier; mais seul le néothomisme est apte à faire face au second.
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