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L'articulation de la dialectique aristotelicienne

Prudent Louis Leray. Une traversée dangereuse
Un dialecticien découvre un endoxe (ἔνδοξον),
permettant le passage d'un problème à une solution probable.
(Prudent Louis Leray. Une traversée dangereuse. Source)

1) Introduction

Il est fort difficile, aujourd'hui, de pénétrer la dialectique en l'essence qu'elle revêt aux yeux d'Aristote. Qui s'y essaie se voit comme éjecté par le tourbillon que génère la succession de tendances répandues d'interprétation:

1º on sous-estime la difficulté d'accéder à la démonstration scientifique, dont on fait une simple affaire de bonne volonté, une fois l'analytique découverte [2];

2º on dévalue en proportion le besoin de discuter [3], qu'on réduit à un jeu [4] ou au désir plus ou moins malintentionné de paraître rationnellement plus fort que son interlocuteur [5];

3º ce mépris de départ pour la dialectique, pourtant voulu au profit de la science, empêche la fermentation rationnelle indispensable à la découverte des principes et des conclusions scientifiques;

4º on désespère alors de la science, qu'on se résigne à faire incertaine et provisoire comme la dialectique [6];

5º puis on achève la spirale en faisant de la dialectique la méthode appropriée de la science la plus haute, la sagesse [7].

Étourdi sur ce carrousel, on sent la motivation s'éventer quant à définir les gonds sur lesquels Aristote fait tourner la dialectique: l'endoxe [8], le dialogue [9], l'instrument [10], le lieu [11] et le genre.

Dans l'idée de rafraîchir cette motivation, je voudrais annoncer brièvement dans cet article, en les ramenant à l'énoncé commenté de quelques définitions et principes, les résultats d'un effort de définir et d'articuler ces éléments de la dialectique aristotélicienne. Ce travail n'a jamais été fait à fond: les anciens commentateurs considéraient trop facilement la chose comme allant de soi et les interprètes récents s'en découragent trop vite comme d'une chimère, se résignant à présenter un Aristote désarticulé, dont ils rendent responsable des moments différents de rédaction ou une souplesse qui admette jusqu'à l'incohérence [12].

2) L'endoxe, c'est l'idée admise spontanément, et donc toujours ou presque, quoique sans parfaite évidence

Aristote fait naître la raison humaine ignorante, il lui impose d'apprendre pour connaître et, pour apprendre, de procéder du connu à l'inconnu. Ce processus se rattachera de préférence à des principes vrais, premiers, évidents, nécessaires, de façon à procurer un savoir véritable, déterminé par un habitus [13]. Cependant, les matières examinées ne se prêtent pas souvent à un tel savoir et, même quand c'est le cas, les principes qui y conduiraient ne sont généralement pas disponibles d'emblée. On ne s'en trouve toutefois pas frustré à jamais dans son désir naturel de connaître, ni paralysé dans sa démarche rationnelle. Lorsque l'évidence requise à la science manque, la réaction spontanée de la raison est de faire confiance à sa propre nature, faite pour connaître le vrai, et proportionnée à cette connaissance [14]. À défaut de principes parfaitement évidents, la raison reçoit comme principes de sa démarche les énoncés dans lesquels elle se trouve à l'aise, qu'elle se sent spontanément portée à admettre, qu'il lui paraîtrait ridicule de mettre en question, malgré leur évidence incomplète. On reconnaît immédiatement ces énoncés naturellement probables [15], à ce qu'ils portent le sceau de tout ce qui est naturel: la constance, la régularité, la fréquence; tout le monde les admet sans discussion, ils représentent ce qu'on s'attend à entendre dire sur un sujet [16]. Pour qu'il en soit ainsi, il faut bien qu'il y ait dans la nature de la raison quelque chose qui la prédispose à interpréter de la sorte les observations sensibles accessibles à tous. À défaut, en somme, d'un regard direct sur les propriétés des choses réelles qui attirent son attention, la raison regarde à certaines de ses propriétés à elle: les idées qu'elle se forme spontanément concernant ces choses et leurs propriétés.

Ce matériau endoxal [8] présente une certaine hiérarchie. À défaut d'idées admises de fait par tous, la raison trouvera légitime aussi de procéder d'idées admises par la plupart, ou simplement par les sages, et là encore de préférence par tous les sages, ou par la plupart, ou par les sages reçus pour les plus éminents [17]. Revêtiront le titre d'endoxes tous les énoncés qui participent de quelque façon à cette constance d'admission; puis, toujours à défaut, les énoncés qui ressemblent à ceux-là, et encore ceux qui se conforment à l'enseignement d'experts renommés dans des techniques reconnues, et ainsi de suite [18]. C'est dans cet endoxe que le dialecticien, d'après Aristote, puisera son évidence propre. L'aspect le plus caractéristique de cette évidence succédanée est de ne pas comporter de prise directe sur les choses mêmes: lorsqu'on reconnaît un principe comme légitime parce qu'endoxal, on ne le fait pas sur l'évidence que les choses se conforment à lui, mais sur l'expérience que l'homme, partant des observations sensibles, a grande tendance à concevoir les choses ainsi.

3) La dialectique est le pouvoir de découvrir tout endoxe susceptible de procurer la solution d'un problème

La dialectique, c'est d'abord l'espèce de flair naturel qui habilite la raison, placée devant quelque problème, à discerner les principes endoxaux en lesquels ce problème se résolve. En d'autres mots, par quels endoxes l'une des contradictoires passe au statut d'opinion légitime. Ce discernement constitue une opération naturelle, la raison y possède une aptitude naturelle; mais cette opération est trop complexe pour que, laissé à ce talent seul, on l'assure toujours convenablement. Aussi y a-t-il place pour une réflexion qui en rende conscients tous les moments et les règle efficacement [19]: aussi la méthode issue de cette réflexion, à la fois science et art, reçoit-elle le nom de dialectique, comme le talent et l'opération qu'elle perfectionne. C'est manifestement de cette manière qu'Aristote conçoit la dialectique et on le voit bien, entre autres, dans deux circonstances privilégiées: quand il définit le talent rhétorique et quand il présente l'opération naturelle qui fait l'objet de la méthode dialectique. La rhétorique, qui correspond [20] à la dialectique, sa pareille [21], c'est, dira Aristote, une «δύναμις περὶ ἕκαστον τοῦ θεωρῆσαι τὸ ἐνδεχόμενον πιθανόν» [22], un pouvoir de discerner, pour chaque [énoncé], l'éventuelle croyance à laquelle le rattacher. La même définition vaut pour la dialectique, à condition de retrancher du principe de solution sa coloration affective pour n'en garder que la rationnalité. Ainsi, dirait Aristote, la dialectique est, le plus radicalement, le pouvoir de discerner, pour chaque contradictoire d'un problème, l'éventuel endoxe dont il pourrait hériter le statut d'opinion légitime. Et Aristote dit précisément cela, lorsqu'il décrit, dès les premières lignes de ses Topiques, quelle opération naturelle la méthode dialectique doit se proposer de guider. La méthode élaborée, dit-il, devra permettre de découvrir, en tout problème proposé, l'une des contradictoires comme la conséquence obligée d'endoxe [23]. L'élaboration de cette méthode présuppose la possibilité naturelle de l'opération qu'elle entend perfectionner, et une capacité naturelle de la raison à la poser, plus ou moins maladroitement [24]. Et le plus radicalement, la dialectique c'est ce pouvoir naturel. L'interprète qui l'oubliera s'empêtrera dans des énoncés apparemment contradictoires qu'il ne verra pas le moyen de réconcilier: la dialectique est innée, la dialectique est acquise; le dialecticien conjecture, la dialectique est science. Il ne lui restera plus qu'à en rendre responsable un Aristote inconséquent ou à faire un paquet plus ou moins consistant de qualités incompatibles [25].

4) L'usage d'endoxes commande un dialogue procédant par demandes et réponses

L'adhésion aux propositions dialectiques s'appuie non sur leur évidence, mais sur leur conformité à ce à quoi on s'attend sur le sujet, et qui donc sera admis spontanément, sans discussion. Aussi ces propositions commandent-elles deux opérations distinctes pour les concevoir et discerner de leur légitimité au titre d'endoxes. Ces deux opérations dépendent de qualités fort différentes: concevoir fera surtout appel à l'imagination et à la mémoire, mais discerner en appellera au sens commun, à l'expérience. Elles entraîneront par ailleurs l'exercice de deux fonctions irréductibles: une demande, puisque chaque proposition suggérée demandera l'assentiment rationnel; une réponse, chaque répartie venant, en réponse à pareille demande, accorder, refuser ou nuancer cet assentiment. Dans une discussion spontanée, cela va de soi, chaque interlocuteur ne s'identifie pas de façon permanente et rigide à l'une des deux fonctions. Dans le feu de la discussion, chacun cherche à présenter ses arguments à mesure qu'il les forme, entraînant un échange continuel de fonctions. Chose naturelle et immuable néanmoins, aux yeux d'Aristote, celui qui présente un argument endoxal fait toujours fonction de demandeur et fait jouer la fonction de répondeur à son interlocuteur. L'art imaginera des règles supplémentaires et conviendra de divers artifices pour assurer mieux l'ordre et l'efficacité de l'investigation. Ces règles revêtiront une variété adaptée aux profits différents qui motiveront la discussion: vider la question, simple exercice, épreuve de force. On pourra à l'occasion assigner à chaque interlocuteur une fonction permanente; fixer une limite de temps; convenir de demander l'assentiment à mesure sur les propositions, ou seulement une fois l'argument entier exposé; introduire les répliques dans des formules très déterminées (concedo, nego, distinguo, etc.) [26]. Mais sous ces artifices évidents, Aristote attribue à la nature même de la raison et de la matière endoxale de nécessiter demande et réponse, comme il enracine dans la nature des principes scientifiques l'absence de besoin et même l'impossibilité de les demander [27].

5) L'endoxe engendre fatalement le conflit

Aristote nomme διαλεκτική, pouvoir donc de discuter, de parler dans les deux sens, le talent qui habilite la raison à procéder d'endoxes. C'est que les principes, issus de la confiance que la raison fait à son inclination naturelle pour le vrai et à sa répugnance naturelle pour le faux, ne sont pas infaillibles: ils sont quelquefois erronés. La proportion que la nature met entre raison et vérité n'est pas telle qu'elle rende la raison incapable d'errer; elle erre au contraire beaucoup [28], et quelquefois jusque dans ce qui, endoxal, reçoit l'adhésion générale. La conséquence en est que, procédant de principes tels, on pourra quasi toujours confirmer et infirmer chaque problème proposé [29]. Du faux, en effet, tout peut s'ensuivre. Ainsi l'endoxe entraîne-t-il inévitablement une situation de conflit, d'agressivité [30]. À la première demande, qui porte directement sur le problème, le répondeur produira, plus ou moins arbitrairement, une réponse qui reviendra à choisir une position à défendre. Toutes les demandes subséquentes viseront des propositions voulues pour détruire cette position initiale [31]. À cause de cela, l'argument dialectique aura adéquatement pour nom attaque [32] et l'on qualifiera respectivement d'attaquant et de défendeur le demandeur et le répondeur.

Au cours de la recherche, le demandeur agira plus efficacement en attaquant parce que, procédant de l'extérieur faute d'évidence propre, il obtiendra, comme dans un test où l'on vérifie du dehors la solidité d'un objet ou la résistance d'une voiture, plus de rendement à essayer de détruire qu'à tenter de confirmer [33]. Le répondeur agira de son côté plus efficacement en défendant, de manière à garantir que toute attaque montée contre la position lui cause le plus grand dommage possible [34]. L'attaque sera donc, en définitive, leur oeuvre commune [35]: réussie, elle poussera à rejeter la position initiale; tenue en échec, elle persuadera de la conserver comme mieux conforme au fonds endoxal. Ce déroulement agressif de la recherche, avec de plus le fait que la recherche menée exhaustivement comportera tour à tour le choix des deux contradictoires comme position initiale, rend encore plus inévitable, naturellement, l'intervention de deux interlocuteurs distincts. Car découvrir tour à tour, et juger, les principes susceptibles d'infirmer chacune des contradictoires du problème, bien qu'on puisse, à parler absolument, en faire son affaire à soi seul, est beaucoup plus facile et naturel à deux. Chacun peut assez naturellement découvrir les propositions contre la contradictoire tenue par l'autre interlocuteur et découvrir les objections contre les propositions visant à attaquer la contradictoire dont il a fait initialement sa position. Mais il est bien plus difficile d'argumenter et d'objecter soi-même dans les deux sens [36]. On en tire trop facilement l'impression de s'attaquer soi-même.

6) L'intention dialectique fondamentale est l'investigation d'un problème; s'y ajoute forcément la mise à l'épreuve de l'interlocuteur mal disposé.

L'intention qui met en branle toute l'activité dialectique est la résolution d'un problème: on ne sait à laquelle des deux contradictoires d'un énoncé adhérer et on ne dispose pas des principes vrais et évidents qui fonderaient un discernement définitif; on cherche alors laquelle des deux se rattache le plus mal au fonds endoxal, pour la rejeter et adopter l'autre comme opinion. C'est la situation dialectique fondamentale et on peut appeler simplement dialectique [37] le talent comme la méthode qui permet d'y évoluer; ou découverte (εὑριστική), comme il y s'agit premièrement de découvrir les prémisses et les arguments qui réduisent le plus efficacement la position initiale au paradoxe [38].

Mais dans cette attaque sur l'une des contradictoires, les deux interlocuteurs cèdent plus ou moins à la tentation d'adopter comme sienne dès le départ l'une des contradictoires du problème - le répondeur la position initiale et le demandeur son propos -, puis de se proposer comme intention prochaine une victoire sur son interlocuteur. Si les deux interlocuteurs succombent simultanément, on sort de la dialectique pour entrer dans une situation chicanière (ἐριστική) ou sophistique. Si au contraire l'un d'eux garde la préoccupation dialectique, s'ajoutera à son intention de base la probation de son interlocuteur. Certains de ses actes, tout en tendant à détruire la position initiale, ou à objecter aux demandes, viseront plus prochainement à démasquer les dispositions de l'interlocuteur. Par exemple, le demandeur dissimulera le mieux possible au répondeur récalcitrant laquelle des contradictoires de sa proposition conduit à son propos, de façon qu'il accorde ou refuse plus librement d'après le caractère endoxal [39]; le répondeur laissera le demandeur s'engager ridiculement dans des voies sans issues, en ne lui signalant pas les propositions non pertinentes [40]. Dans ce contexte, plutôt que de dialectique pure et simple, il s'agira de probatoire (πειραστική [41]), en ce qui concerne le talent et la méthode qui habilitent à ce faire; et de disposition (τάξις [42]), comme il y s'agit de sentir quelle disposition des matériaux d'investigation permettra mieux de confondre l'interlocuteur mal disposé.

7) L'instrument est l'opération ordonnée à la découverte des endoxes

Le dialecticien agit le plus strictement comme tel quand il appréhende une inférence entre des endoxes immédiats et le problème proposé. Là réside le plus proprement la découverte dialectique. Mais cette opération en prérequiert absolument une autre: pour la poser, on doit d'abord tenir ce qu'il y a comme endoxes sur les termes du problème. Aussi faut-il développer une constante attention et une grande aisance à reconnaître sur tout sujet les propositions qui répondent à l'exigence endoxale. Il s'agit là d'une opération naturelle et très simple, puisqu'elle consiste à reconnaître en chaque énoncé suggéré la présence ou l'absence des caractéristiques immanquables du matériau endoxal: est-ce admis de tous? de la plupart? des sages? etc... Sans découvrir encore l'argument dialectique, cette opération où la raison reconnaît, recueille et ordonne les endoxes est à ce point indispensable à cette découverte qu'elle en procure l'instrument propre.

Cette découverte de la matière endoxale s'étale sur plusieurs étapes, que l'on regardera pour plus de clarté comme des instruments différents, malgré leur unité profonde, traduite dans le fait qu'à chaque étape on découvre des endoxes [43]. On aperçoit d'abord le caractère endoxal de divers énoncés sur des sujets divers et on note ces énoncés de la façon la plus ordonnée possible, selon le genre de problème touché, l'universalité du sujet, l'intimité de l'attribut: c'est là comme le noyau de l'instrument dialectique ou, comme le veut Aristote, le premier instrument. Mais une chair se déploie sur ce squelette grandissant d'endoxes séparés, des articulations apparaissent qui donne à la matière endoxale recueillie une forme plus prochainement apte à entrer dans la formation d'arguments. On remarque le même attribut composé à des sujets différents: c'est la découverte de ressemblances [44], instrument d'une utilité toute particulière dans la discussion d'identités, de définitions ou de genres et lors de la recherche d'inductions. On relève ensuite que certains de ces sujets habituellement représentés via les mêmes attributs se voient parfois composer des attributs différents: c'est la découverte de différences [45]; qui revêt aussi un rôle important dans la discussion de définitions, spécialement pour la recherche de la différence spécifique. Enfin, on doit aussi constater que toute ressemblance n'est pas profonde; souvent, la composition d'un même attribut à plusieurs sujets exprime chacun en référence à une nature différente: c'est la distinction des homonymes [46], de réalités auxquelles on a donné le même nom en vertu de quelque analogie ou ressemblance, sans qu'il y ait communauté véritable de nature. L'aptitude à prendre conscience du caractère plus superficiel de telles ressemblances permet de clarifier la discussion en assurant que chaque interlocuteur vise le même problème, et d'éviter les fausses apparences à la base des arguments. Ce sont là donc trois autres parties ou étapes de l'opération instrumentale du dialecticien ou comme trois autres instruments particuliers, tous ordonnés à la découverte de la matière endoxale indispensable à l'argumentation.

8) Le lieu est la conséquence nécessaire de la nature d'une relation logique sur la composition éventuelle de ses termes avec d'autres

Reste à décrire l'opération fondamentale du dialecticien: la découverte de l'inférence [47]. Il s'agit d'une opération simple, d'un jugement basé sur des critères dont la connaissance et l'expérience est accessible à tous, quoiqu'à des degrés de distinction très divers. Cette inférence qui donne forme à son argument, le dialecticien ne l'aperçoit pas dans un regard direct aux choses concernées proprement par le problème discuté; il s'appuie sur l'expérience interne qu'il a des affinités et répugnances naturelles entre les types de concepts que sa raison doit former pour connaître ces choses. Par exemple, il est d'expérience commune que ce qu'on se représente comme définissant et ce qu'on se représente comme défini par là peuvent toujours être attribués aux mêmes sujets et servir de sujets aux mêmes attributs (Definitio et definitum attribuuntur et subjiciuntur eisdem). C'est d'expérience commune aussi: ce qu'on se représente comme des choses contraires ne peut jamais s'attribuer qu'à des sujets eux-mêmes vus comme contraires (Contraria contrariis attribuuntur). Tous les lieux dialectiques consistent en de telles propriétés des concepts. En somme chaque relation découverte entre choses connues (de genre à espèce, de genre suprême à genre subordonné, de semblable à semblable, de cause à effet) comporte certaines implications rigoureuses quant aux relations que chacun de ses termes peut ou non entretenir avec quelque autre terme. C'est l'expérience plus ou moins confuse de ces implications qui fonde le jugement d'inférence dialectique. Ces implications constituent les lieux où le dialecticien puise tous ses arguments, les éléments ultimes où ces arguments se résolvent, les critères utilisés pour juger, parmi les endoxes recueillis, ceux à partir desquels son propos peut s'inférer [48].

9) L'espèce est un lieu incarné dans la matière plus déterminée d'un genre de problèmes

Fondamentalement, on monte l'attaque en choisissant, parmi les endoxes portant sur les termes du problème et disponibles grâce aux instruments, ceux dont la contradictoire de la position initiale s'infère. Ce jugement d'inférence a pour critère les lieux, expérience acquise naturellement (éventuellement complétée méthodiquement) des relations possibles entre types de concepts. Cependant, l'expérience du dialecticien peut se préciser; le critère commun fourni par chaque lieu peut s'incarner. Par exemple le dialecticien ou l'orateur discutent du problème du préférable, ou de l'utile, ou du juste. Au début, ils choisissent leur matière à argument parmi les propositions relevées par l'enquête instrumentale, en se tournant de façon commune vers leur expérience de l'attribution à laquelle se prête une définition, un genre, une espèce, un propre, une cause, un contraire. Mais, à force de discuter ce problème, ils finissent par se tourner plutôt vers l'expérience plus précise de l'attribution à laquelle se prête plus proprement telle définition endoxale du préférable, ou de l'utile, ou du juste; le genre endoxal du préférable, ou de l'utile, ou du juste; et ainsi de suite.

Le lieu dont procède la découverte de leur argument n'est plus communément: Les contraires ont des attributs contraires, mais: Ce dont le contraire est à éviter, est préférable. Ou: Ce dont le contraire est nuisible, est utile. Etc... C'est là une préparation plus immédiate à la discussion et le dialecticien comme l'orateur y viseront le plus possible. Même que l'un et l'autre ne va recourir aux lieux communs comme tels que dans la mesure où il est moins bien formé et préparé comme dialecticien ou orateur.  Aussi Aristote dira-t-il, en pensant à l'orateur doué et mature: «C'est la plupart des enthymèmes qui se découvrent à partir de ces espèces particulières et propres, et bien moins d'entre eux à partir des lieux communs [49]

10) Une méthode topique adéquate dépend de cadres déterminés pour l'intérêt dialectique

Cependant, cette préparation prochaine n'est possible qu'en regard de problèmes fréquemment discutés. Ou dont on peut, du moins, prévoir qu'on aura à les discuter. Pour faire l'objet d'une méthode, cette préparation présuppose que l'on trace de quelque façon les cadres prochains de l'intérêt dialectique. Le rhéteur y réussit assez bien pour sa matière, quand il découvre que tout débat oratoire se ramène généralement à quelques problèmes déterminés. Ultimement: est-ce que cette action est utile? ou juste? ou belle? ou le contraire? [50] Préalablement: est-ce que cette action est possible? a été posée? est importante? ou le contraire? [51] cette action est-elle principe de joie? de peine? [52] cet orateur est-il bienveillant? honnête? prudent? [53] Devant cette énumération limitée, le rhéteur peut munir assez facilement l'orateur apprenti d'une liste suffisante des espèces d'après lesquelles il pourra choisir prochainement ses enthymèmes. Mais le dialecticien se découvre-t-il des cadres analogues? Les trois genres - naturel, moral, rationnel - auxquels Aristote ramène tous ses objets de discussion ne se caractérisent pas, comme les genres rhétoriques, par un sujet et un attribut uniques. Sauf le genre moral, où on cherche toujours à trancher si telle action est préférable, ou le contraire. Là, on peut certainement procurer méthodiquement au dialecticien en formation une liste convenable d'espèces appropriées [54]. Mais comment cerner les problèmes naturels et rationnels? Il faut chercher un point de départ plus universel.

Dans la discussion d'un problème, on tend toujours à juger de la connaissance qu'un attribut prétend apporter d'un sujet. On le fait à travers deux types de préoccupations: 1º l'attribut fait-il vraiment connaître le sujet? s'y attribue-t-il de fait? 2º si oui, quelle connaissance l'attribut donne-t-il du sujet? directe ou indirecte? confuse ou distincte? En somme, dans le progrès vers la représentation distincte de chaque chose en sa nature spécifique, on doit à la fois se former des conceptions de plus en plus parfaites de cette chose, et garder en tête le degré de distinction de chacune de ces conceptions. Or l'on peut grossièrement distinguer comme quatre étapes en ce cheminement, selon que l'on se représentera la chose:

1º à travers quelque nature étrangère qui lui est liée;
2º à travers sa nature, mais vue assez confusément pour s'attribuer aussi à quelque chose de spécifiquement différent;
3º à travers sa propre nature, distinguée en quelque effet propre;
4º à travers sa propre nature distinguée en ses principes essentiels ultimes.

Aussi, chercher avec quelle intimité un attribut donné fait connaître un sujet se ramènera à l'un de quatre genres assez déterminés de problèmes: les problèmes de l'accident, du genre, du propre et de la définition [55]. Face à ces problèmes logiques déterminés, il est concevable de fournir un critère prochain pour le choix des arguments. Aristote croit le faire en les livres IV à VII de ses Topiques [56].

On peut aussi reconnaître certains cadres à la discussion de la première question: «L'attribut appartient-il de fait au sujet? le fait-il connaître de fait?», qui caractérise cet autre genre de problèmes dits naturels. Car tout concept susceptible de faire connaître un sujet - accidentellement, génériquement, proprement ou par sa définition - précise de quelque façon l'un de dix genres suprêmes dont procède la connaissance de toute nature. On pourrait proposer dans une méthode dialectique les espèces, c'est-à-dire les lieux propres d'après lesquels discerner quel genre suprême, et lequel de ses inférieurs immédiats, convient à l'expression adéquate de la nature d'un sujet donné. Aristote fait d'ailleurs, dans ses Attributions, quelque chose d'assez voisin pour qu'on les ait parfois nommées Protopiques [57]. Mais le dialecticien a besoin de plus: il lui faudrait aussi les espèces requises au choix d'arguments dans la discussion de problèmes où tout inférieur de ces genres suprêmes peut faire fonction d'attribut. Or ce serait là une énumération immense, débordant de beaucoup l'élaboration d'une méthode, qui se doit d'être limitée. Aussi le logicien doit-il se contenter, quant aux problèmes naturels, de fournir des lieux communs au choix d'arguments en toute question où il s'agit de juger de l'inhérence d'un attribut à un sujet. Aristote consacre à cette énumération de lieux communs le deuxième livre des Topiques.

11) Conclusion

À la condition de recevoir les principes que je viens de présenter, conclurai-je, on ne regardera pas la dialectique de conception aristotélicienne comme une mode superficielle, ou un jeu sans conséquence, ou un guide de la vaine chicane. On y reconnaîtra la façon naturelle et inaliénable de mener une recherche. Un problème se pose-t-il? Spontanément, on cherche, parmi les endoxes pertinents, ceux qui obligent, par les propriétés des concepts impliqués, à conclure l'une des contradictoires. Se rendre cette opération aisée commande, comme Aristote y assiste en ses Topiques, le développement d'aptitudes à discerner l'endoxe [58], à repérer les affinités rationnelles qui fondent les inférences [59], à ordonner à mesure les trouvailles endoxales et les inférences qui s'en déduisent [60] et à formuler adéquatement les demandes et les réponses du dialogue dans lequel on en fait usage [61].

Copyright © 1989 Yvan Pelletier.


12) Notes de bas de page

[1] Cet article a été publié à l'origine dans Angelicum, vol. 66 (1989), fasc. 4, pp. 603-620. Cet article résume et met en appétit pour un livre complet intitulé La dialectique aristotélicienne, d'abord publié en 1991, aux Éditions Bellarmin, dans la collection «Noêsis», et maintenant disponible enligne depuis 2007, dans une version légèrement remaniée, en tant que Monographie N° 3 de la série Philosophia Perennis (fichier PDF, 2.76 MB, voir hyperlien ci-haut).

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[2] Ainsi Friedrich Solmsen: «L'analytique annule les Topiques.» (cité par E. Weil, «La Place de la logique dans la pensée aristotélicienne», Revue de Métaphysique et de Morale, 56 [1951], 286); Pierre Aubenque: «La dialectique ne jouerait donc d'autre rôle que celui d'un adjuvant, pourrait-on dire, pédagogique à l'usage des esprits insuffisamment intuitifs. Si l'on admet que, de tous les hommes, le philosophe est celui qui a le plus de part à l'intuition, on admettra aussi qu'il est celui qui se passe le mieux de la dialectique, bien plus, qu'en tant que philosophe, il échappe entièrement aux limitations qui rendraient nécessaire l'usage de la dialectique.» (Le Problème de l'être chez Aristote, Paris: P.U.F., 1962, 296); W.D. Ross (Aristotle, London: Methuen and Co., 1923, 59); Jacques Brunschwig (Aristote, Topiques, Paris: Les Belles Lettres, 1967, vol. 1, xiv.)

[3] Ainsi Carlo Augusto Viano: «Une fois admise la possibilité d'arriver à un accord, sur les questions de majeure importance, sans discuter, mais en utilisant seulement l'oeil solitaire de l'esprit, une logique de la discussion risquait de rester privée de toute raison d'être.»
[«Una volta ammessa la possibilità di raggiungere, sulle questioni di maggiore importanza, un accordo senza discutere, ma utilizzando soltanto il solitario occhio della mente, una logica della discussione rischiava di restare priva di qualsiasi ragion d'essere.»] (La Dialettica in Aristotele, 52)

[4] Ainsi Ernst Kapp: «The immediate subject of his inquiry is ... a highly artificial and ... unnatural one.» (Greek Foundations of Traditional Logic, New York: Columbia Univ. Press, 1942, 63); Paul Moraux («La Joute dialectique d'après le huitième livre des Topiques», dans Aristotle on Dialectic. The Topics. Oxford: Clarendon, 1968, 277-311); Brunschwig, qui lit dans les Topiques les règles «d'un sport ou d'un jeu (ibid., xxiii) auquel personne ne joue plus (ibid., ix)».

[5] Ainsi Emmanuel Kant: «La dialectique n'était autre chose pour [les Anciens] que la logique de l'apparence. C'était en effet un art sophistique de donner à son ignorance ou même à ses artifices calculés l'apparence de la vérité.» (Critique de la raison pure, II, introd., trad. Barni, 115); Octave Hamelin: «(Pour Aristote), il n'y a plus rien de commun entre la recherche de la vérité et la dialectique.» (Système d'Aristote, Paris: Vrin, 1976, 230); Enrico Berti: «Nous avons déjà vu comment la dialectique proprement dite est ce qu'on appelle la critique, ou peirastique (πειραστική), c'est-à-dire l'art de prévaloir dans la discussion en demandant compte de la thèse de l'adversaire, ou bien en le réfutant... La critique est une opération purement négative, incapable de donner lieu à une quelconque acquisition positive.»
[«Abbiamo già visto come la dialettica propriamente detta sia la cosiddetta critica, o peirastica (πειραστική), cioè l'arte di prevalere nella discussione esigendo ragione della tesi dell'avversario, ovvero confutandolo... La critica è un'operazione meramente negativa, incapace di dar luogo ad una qualsiasi acquisizione positiva...»] («La Dialettica in Aristotele», dans L'attualità della problematicità aristotelica, Padova: Antenore, 1970, 66)

[6] Ainsi Ferdinand Gonseth («Peut-on parler de science dialectique?», Dialectica 1 (1947), 293-304); Jean Desgranges et Georges Bouligand (Le Déclin des absolus mathématico-logiques, Paris: SEDES, 1949, 270p.)

[7] Ainsi Jean-Marie Le Blond: «La dialectique est la méthode métaphysique.» (Logique et méthode chez Aristote: étude sur la recherche des principes dans la physique aristotélicienne, Paris: Vrin, 1939, 54); Leo Lugarini: «La dialectique ... se trouve de fait la méthode même de la philosophie. Chez Aristote non moins que chez Platon.»
[«La dialettica ... risulta di fatto il metodo stesso della filosofia. In Aristotele non meno che in Platone.»] («Dialettica e Filosofia in Aristotele», Il Pensiero 4 (1959), 67); Aubenque: «La science de l'être en tant qu'être est dialectique, dans la mesure où elle ne peut parvenir - pour des raisons qui ne sont pas le signe d'un échec, mais tiennent à son essence même - à se constituer comme science.» («La Dialectique chez Aristote», dans L'Attualità della problematica aristotelica, Padova: Antenore, 1970, 28-29); Berti, ibid., 58, 75.

[8] Pour ἔνδοξον, je répugne à la traduction consacrée: probable, qui ne vise pas la matière dialectique sous le même angle qu'Aristote. Au lieu des paraphrases suggérées à ce jour en solutions de remplacement (idée admise, opinion courante), je préfère «le néologisme endoxal» risqué par Brunschwig (xxxv, note 1) et «bâti sur le modèle de son antonyme exact, paradoxal». Je dirai même endoxe, quand il sera besoin de considérer de manière discrète la matière dialectique: l'endoxe répond à l'endoxal, comme le paradoxe au paradoxal.

[9] Il paraît décent, déjà à de bons interprètes de Platon, de douter qu'il y ait plus qu'un accident historique pour relier dialectique et dialogue. Ainsi Richard Robinson: «It is useless to look for sufficient reasons for the Platonic doctrine that the supreme method entails question-and-answer, because there are none.» (Plato's Earlier Dialectic, Oxford: Clarendon, 1953, 82) Voir aussi Michel Meyer, «Dialectic and Questioning: Socrates and Plato», American Philosophical Quarterly 17 (1980), 281-289. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'on étende la chose à Aristote.

[10] Ainsi Eugène Thionville: «Les instruments ne sont qu'un système transitoire, un acheminement vers la doctrine définitive.» (De la théorie des lieux communs dans les Topiques d'Aristote et des principales modifications qu'elle a subie jusqu'à nos jours, thèse présentée à la Faculté des Lettres de Paris en 1855, Osnabrück: Zeller, 1965, 53) Aussi Le Blond, 38; Brunschwig, xlii: «On peut être bref au sujet de la constitution du répertoire de prémisses.»

[11] Comme le constate Innocentius M. Bochenski: «L'objet de la Topique, c'est, pour l'essentiel, ce qu'on appelle les Lieux (tópoi). Aristote ne les a jamais définis, et jusqu'à aujourd'hui personne n'a jamais réussi à dire, en bref et en clair, ce qu'ils sont précisément.»
[«Der Gegenstand der Topik sind im wesentlichen die sogenannten Orte (tópoi). Aristoteles hat sie nie definiert, und bis heute ist es niemandem gelungen, kurz und klar zu sagen, was sie eigentlich sind.»] (Formale Logik, Freiburg: Alber, 1956, 60)

[12] Ainsi Le Blond, 8: «Il y aurait un inconvénient sérieux à rapprocher trop étroitement théorie et pratique, chez Aristote, et à tenter perpétuellement d'expliquer l'une par l'autre: ce serait en effet préjuger de la cohérence parfaite, poser en principe l'accord de celle-ci avec celle-là.»

[13] Voir Sec. Anal., I, 2, 71b9-22.

[14] Voir Rhét., I, 1, 1355a15-16: «Les hommes sont assez bien doués par la nature pour le vrai et ils atteignent le plus souvent la vérité.» Voir encore ibid., 1355a21-22; ibid., 1355a35-38.

[15] Probabile, par quoi la tradition latine traduit l'ἔνδοξον d'Aristote, dit ce qu'il convient d'approuver, ce dont la probité apparaît immédiatement, et non ce qui a besoin de preuve. Voir Ernout et Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris: Klincksieck, 1959, 537: «Probo, -as "trouver bon; approuver"; et aussi "faire approuver, éprouver".» Voir aussi Georges Frappier, L'Art dialectique dans le traité De l'Âme d'Aristote, Québec: Univ. Laval, 1974, 22-23.

[16] «Un endoxe, c'est ce à quoi tous s'attendent.» (Top., I, 1, 100b21) Δοκεῖν exprime le fait d'être attendu, et donc spontanément pensé. Voir Pierre Chantraine: «Δόξα: seuls exemples hom. ἀπὸ δόξης "contre l'attente" (Il. 10, 324 Dolonie et Od.11, 344); le mot signifie d'abord «attente», cf. παρὰ δόξαν ἢ ὡς κατεδόκεε (Hdt., 1, 79); d'où «ce que l'on admet, opinion».» (Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris: Klincksieck, 1968-1980, 291)

[17] Voir Top., I, 1, 100b22-23.

[18] Voir Top., 10, 104a12-15.

[19] Voir Rhét., I, 1, 1354a2-11.

[20] «Ἡ ῥητωρική ἐστιν ἀντίστροφος τῇ διαλεκτικῇ» (Rhét., 1354a1).

[21] Ὁμοία. Voir Rhét., 2, 1356a31.

[22] Rhét., 1355b25-26.

[23] Voir Top., I, 1, 100a19-20: «Συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήματος ἐξ ἐνδόξωνΣυλλογίζεσθαι, c'est discerner un lien de conséquence entre des énoncés, les faire principes et conclusion.

[24] Voir Rhét., I, 1, 1354a2-11.

[25] Ainsi: «Par 'caractère méthodologique de la dialectique', j'entends le fait qu'elle n'est pas tournée vers le connaître, mais vers l'agir, vers le produire; en somme, elle n'est pas une faculté théorétique, c'est-à-dire une science, mais une faculté poétique, c'est-à-dire un art (τέχνη).»
[«Per carattere metodologico della dialettica intendo il fatto che essa non è volta al conoscere, bensì all'operare, al produrre; non è insomma una facoltà teoretica, cioè una scienza, ma una facoltà poietica, cioè un'arte (τέχνη).»] (Berti,52) De même: «Ainsi la dialectique est-elle une δύναμις permettant d'argumenter, mais elle reste une méthodologie, donc un système de lois et de règles.» (Walter A. De Pater, Les Topiques d'Aristote et la dialectique platonicienne, méthodologie de la définition, Fribourg: St-Paul, 1965, 139)

[26] C'est la distinction des méthodes vulgaire, socratique et scolastique faite dans la plupart des manuels logiques. Voir entre autres Ignacio Angelelli, «The Techniques of Disputation in the History of Logic», The Journal of Philosophy 57 (1970),800-815; Marcello a Puero Jesu, Cursus philosophiae scholasticae ad mentem Ang. Doct. S. Thomae Aquinatis, Burgis: El Monte Carmelo, 1922, 135: «La forme, par ailleurs, ou l'instrument de ce combat intellectuel, peut revêtir trois modes de présentation, à savoir, commun, socratique et syllogistique. Le mode commun consiste en ce discours libre auquel s'adonnent les Orateurs ; là, toutefois, bien des erreurs se cachent facilement, surtout quand les dissertations et les discours rhétoriques s'allongent. Le mode socratique est celui qui procède par demandes et réponses, à la manière d'un dialogue... Mais la forme de discussion qui a vraiment du nerf, c'est la syllogistique, ou scolastique, qui propose la matière de n'importe quelle science sous forme de syllogisme.»
Forma vero vel instrumentum hujus intellectualis pugillatus, potest esse triplex, nimirum communis, socratica et syllogistica. Communis est liber disserendi modus prout Oratores faciunt; in quo tamen admodum facile errores plurimi labuntur praesertim in fusis dissertationibus aut rhetoricis sermonibus. Socratica est quae procedit per interrogationes et responsiones, ut dialogus... Nervosa autem disputationis forma est syllogistica seu Scholastica, quae cujuslibet scientiae materiam sub syllogismi specie proponit.»]

[27] «C'est autre chose d'enseigner et de discuter (διαλέγεσθαι): celui qui enseigne, il faut qu'il ne demande pas (δεῖ μὴ ἐρωτᾶν) mais rende lui-même évident, tandis que l'autre, il faut qu'il demande.» (Réf. soph., 10, 171b1-2) Celui qui ne voit pas cela, dit Aristote au même endroit, ignore la différence entre la dialectique et l'enseignement, par quoi Aristote désigne la science. Voir encore ibid., 11, 172a18: «Ἡ δὲ διαλεκτικὴ ἐρωτητική ἐστιν, La dialectique, par nature, demande.» Voir encore ibid., 34, 183b1ss., un texte souvent interprété à contresens, où Aristote néanmoins insiste sur ce que la préparation à la dialectique exige, autant que l'entraînement à demander, l'entraînement à répondre.

[28] Voir De l'Âme, III, 3, 427b1-2.

[29] Voir Top., VIII, 11, 161a25ss.

[30] «Les raisonnements se tirent des endoxes; or bien des choses endoxales sont contraires l'une à l'autre.» (Rhét., II, 25, 1402a33-34)

[31] «Il appartient au demandeur de conduire la raison de manière à faire dire au répondeur ce qu'il y a de plus paradoxal à l'intérieur de ce que la position rend nécessaire.» (Top., VIII, 4, 159a18-20)

[32] «Le syllogisme dialectique, c'est une attaque (ἐπιχείρημα).» (Top., VIII, 11, 162a16)

[33] «De même qu'ailleurs il est plus facile de détruire que de produire, de même est-il aussi plus facile en ces matières de détruire que de confirmer.» (Top., VII, 5, 154a30-32)

[34] «Il appartient au répondeur que l'impossible ou le paradoxal s'ensuivent manifestement non pas à cause de lui mais à cause de la position.» (Top., VIII, 4, 159a20-22)

[35] Voir Top., VIII, 11, 161a19ss., où Aristote présente l'acte dialectique, attaquer une position (ἐπιχειρεῖν τὴν θέσιν), comme une oeuvre commune (κοινὸν ἔργον) qu'il n'est pas possible à l'un seul des deux, demandeur ou répondeur, de mener à terme.

[36] «Alors que la pensée solitaire risque de s'égarer ou de se satisfaire trop vite, les objections de l'interlocuteur sont, en même temps qu'un moyen de contrôle, un "aiguillon", qui pousse le discours en avant.» (Aubenque, La Dialectique chez Aristote, 11)

[37] Ἡ διαλεκτικὴ καθ᾿ αὑτήν. (Voir Réf. soph., 34, 183a39)

[38] «Δεῖ δὲ πρῶτον ... τὸν τόπον εὑρεῖν ὅθεν ἐπιχειρητέον» (Top., VIII, 1, 155b4-5)

[39] Voir Top., VIII, 1-3.

[40] Voir ibid., 6.

[41] «Il y a quatre genres pour les raisons produites dans le dialogue; il y a les didactiques et les dialectiques et les probatoires et les chicanières.» (Réf. soph., 2, 164a38-39) Voir aussi: ibid., 8, 169b25; 11, 171b4-5; 34, 183a37-b1.

[42] Voir Top., VIII, 1, 155b3.

[43] Voir Top., I, 13, 105a25-33.

[44] Ἡ τοῦ ὁμοίου σκέψις (Top., 105a25).

[45] Τὸ τὰς διαφορὰς εὑρεῖν (Top., 105a24).

[46] Τὸ ποσαχῶς ἕκαστον λέγεται δύνασθαι διελεῖν (Top., 105a23-24).

[47] L'argument, attaque contre une position initiale sur le problème, tient dans l'inférence; aussi la découverte de l'inférence sera-t-elle assimilée à la découverte comme du lieu d'où partira l'attaque. «Il faut en premier ... découvrir le lieu d'où on doit attaquer.» (Top., VIII, 1, 155b4-5) Voir Cicéron, Topica, 2.

[48] Pour une explication plus détaillée, comme pour l'illustration de plusieurs lieux dans des arguments déterminés, voir mon article précédent: «Pour une définition claire et nette du lieu dialectique», Laval Théologique et Philosophique 41 (1985), 403-415.

[49] Rhét., I, 2, 1358a26.

[50] Voir Rhét., 3, 1358b20ss.

[51] Voir Rhét., II, 18, 1391b28ss.

[52] Voir Rhét., 1, 1378a20.

[53] Voir Rhét., 1378a8.

[54] Voir Top., III.

[55] Voir Top., I, 4.

[56] À quoi il faut ajouter aussi le début de Top., II, 2. Le premier lieu de ce chapitre vise déterminément le problème de l'accident, en sa conception stricte de problème rationnel; il consiste en fait à dire que l'attribut fait connaître comme un accident s'il ne fait pas connaître comme un genre, un propre ou une définition, ce qui revient à renvoyer aux lieux des livres IV à VII.

[57] Voir Porphyre, In Aristotelis categorias commentarium, Berlin: G. Reimer (Commentaria in Aristotelem graeca, IV, 1), 1887, prooemio, 56, 18.

[58] Le traité de l'enquête instrumentale: Top., I, 13-18.

[59] Le traité des lieux: Top., II-VII. À quoi il faut joindre les lieux de l'homonymie: Top., I, 15.

[60] Le traité de la géographie rationnelle: Top., I, 4-12.

[61] Le traité des fonctions dialogiques: Top., VIII.

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