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§496.1) Proposition 15. 1) L'exercice de la mémoire, depuis le simple rappel jusqu'à la localisation précise dans le passé, est un progrès qui peut comporter cinq étapes. 2) Le retour vers l'oubli peut suivre deux lois, l'une régressive, l'autre progressive.
A) Explication: les cinq étapes du souvenir.
§496). La localisation dans le passé en général appartient spontanément et nécessairement à tout souvenir proprement dit, dès qu'il est évoqué. Psychologiquement, elle n'est rien d'autre que ce caractère de réalité incomplète d'un fait ou d'un objet situé entre l'image et la perception, comme nous venons de le montrer pour le souvenir. Car la localisation dans un temps et dans un lieu précis de l'univers est essentielle à toute chose concrète réelle: si donc on l'exclut du présent, on doit nécessairement la saisir comme localisée dans le passé.
Mais l'objet du souvenir ne possède pas toujours avec un même degré de perfection ce caractère de localisation dans le passé; il y a ici un progrès comparable à celui de la perception externe. On peut, semble-t-il, y distinguer cinq étapes possibles.
1) Rappel inconscient: lorsque, en parlant ou en écrivant, on reproduit mot pour mot, sans aucun changement, une parole ou un texte (par exemple, un passage de Bossuet), tel qu'on l'a entendu ou lu autrefois, mais pourtant sans le reconnaître actuellement, et avec l'illusion qu'il est nouveau, il y a rappel inconscient. Dans le langage courant, adopté par la psychologie moderne, on parle de «réminiscence». Et c'est déjà une première étape, quoique minime, dans la mémoire, parce que cet objet est capable d'être reconnu: c'est une reconnaissance en puissance.
2) Reproduction par coeur: la reproduction de mémoire, ou «par coeur», doit être distinguée d'autres souvenirs qui sont souvent concomitants, appelés par association; par exemple, le rappel du moment où l'on a appris le texte, des efforts faits, des difficultés vaincues, et autres circonstances personnelles de ce genre. Ces aspects appartiennent aux étapes plus parfaites de la mémoire. Il faut ici considérer le seul fait de reproduire servilement, s'il s'agit d'un texte, mot à mot, une pièce de Corneille au théâtre, par exemple. On peut aussi le rencontrer en d'autres arts, par exemple chez le pianiste qui joue par coeur une sonate de Mozart.
Or, d'une part, cette reproduction a un caractère très impersonnel; elle semble purement objective, faisant abstraction du temps et du lieu où, par exemple, le texte a été composé ou appris. Tout cela suggère l'activité de l'imagination, avec son objet en partie abstrait déjà.
Mais d'autre part, on constate dans le texte ainsi reproduit, dans la sonate ainsi jouée, les caractères d'une chose réelle qui s'impose du dehors à notre moi, et que notre volonté ne peut modifier à son gré. Lorsque la reproduction reste consciente, avec souvent l'emploi méthodique de moyens mnémotechniques pour ne pas dévier de l'original, on doit voir là un caractère distinctif du souvenir qui exige bien un acte de reconnaissance déjà actuel, mais dans son degré d'actualité le plus imparfait, parce qu'il ne précise encore rien, ni sur le temps de l'objet reproduit, ni sur ses rapports avec nous.
Cependant, le cas envisagé en cette seconde étape est assez complexe. Parfois, l'objectivité impersonnelle du texte reproduit s'expliquera par la mémoire des idées qui y est prépondérante: mémoire réelle, mais intemporelle et intellectuelle. Le plus souvent, c'est la mémoire-habitude de Bergson qui intervient, par la conservation du texte ou du morceau de musique sous forme d'habitudes organiques, par répétition, permettant de reproduire les mécanismes moteurs des mots, des notes, etc. en les enchaînant selon les règles de l'association par contiguïté; on arrive ainsi à réciter parfaitement les mots sans plus songer au sens, phénomène bien connu appelé routine, mais qui n'a plus rien de psychologique, ni rien qui se rapporte à la mémoire proprement dite. Il garde d'ailleurs à son point de vue sa valeur et son utilité, comme nous le dirons plus loin, au chapitre de l'habitude [§831].
3) Sentiment du déjà vu (ou du déjà vécu): ce sentiment consiste à reconnaître avec certitude dans une image ou perception présente un objet déjà connu dans le passé, mais sans pouvoir préciser aucune autre circonstance: par exemple, voir une figure connue sans pouvoir nommer la personne; identifier un livre, sachant qu'on l'a mis ou vu sur la table, sans se rappeler quand ni comment. Il est donc aussi une reconnaissance incomplète du passé, mais d'un degré plus parfait, parce qu'elle caractérise l'objet comme appartenant à ce passé et en rapport direct avec notre moi.
4) Reconnaissance totale: cette quatrième étape nous fait revivre pleinement un événement, comme «telle nuit d'attaque par avions»; elle nous fait retrouver parfaitement un objet avec tous ses caractères propres, individuels et dans ses rapports avec notre vie personnelle passée. Mais il manque la détermination précise de ce passé, la mesure exacte de la distance temporelle entre ce souvenir actuel et l'objet qu'il ressuscite: «Il me semble, dit-on, que c'était hier».
5) Localisation précise: c'est la cinquième étape qui, sur la ligne de notre temps passé, indiquera le jour et l'heure de l'événement. D'ordinaire cette étape dépasse les ressources de la mémoire sensible; elle demande un double travail de la raison: d'abord la détermination de points de repère, qui sont certains événements passés plus marquants, mieux retenus et localisés comme d'eux-mêmes les uns avant les autres, comme par exemple la déclaration de guerre d'août 1914, puis l'armistice du 11 Novembre 1918, puis la nouvelle guerre de 1939, etc. Vient ensuite l'examen du souvenir, afin de l'insérer en son lieu propre dans cette série. Et pour arriver à une détermination absolue, la raison a établi une mesure du temps, avec ses divisions mathématiques: heures, jours, mois, années, etc. parallèles aux mesures des distances.
Cependant, comme le souvenir concret, nous l'avons dit, ressuscite toujours une partie de notre propre vie passée, les mesures et les points de repère temporels ont d'abord un caractère subjectif: ils sont choisis spontanément dans notre vie psychologique; on place tel événement avant sa communion solennelle; ce fait remonte à tel voyage fait le mois passé, etc. Pour apprécier la longueur d'un travail, on utilise comme unité les mouvements réguliers subjectifs, comme le retour périodique de la faim.
Mais de telles méthodes restent encore approximatives; la tendance spontanée de l'intelligence est de leur substituer des mesures objectives prises dans les phénomènes qui s'imposent à nous par leur régularité: d'où le choix des années et des jours, dus aux révolutions de la terre sur elle-même et autour du soleil. Il faut signaler ici l'influence du facteur social pour nous fournir des points de repère et des mesures objectives très précises et surtout très solides, parce qu'ils sont reconnus unanimement et parfois sanctionnés par des fêtes ou des formules imposées. Rien de plus caractéristique à ce point de vue que la date de notre naissance, une de celles que nous savons le mieux (sans nous souvenir évidemment de l'événement). Les autres grandes dates historiques sont du même genre: elles appartiennent à la tradition et constituent une sorte de «mémoire collective». Le langage joue un grand rôle ici: «Les hommes vivant en société, dit Halbwachs, usent de mots dont ils comprennent le sens: c'est la condition de la pensée collective. Or, chaque mot s'accompagne de souvenirs, et il n'y a pas de souvenirs auxquels nous ne puissions faire correspondre des mots. Nous parlons de nos souvenirs avant de les évoquer; c'est le langage et c'est tout le système des conventions sociales qui en sont solidaires, qui nous permet à chaque instant de reconstruire notre passé» [°616].
Il serait exagéré, d'ailleurs, d'en conclure une explication sociologique de la mémoire. L'influence très réelle de la société que nous venons de signaler suppose la mémoire déjà agissante chez les individus, et expliquée psychologiquement; elle ne s'exerce qu'à la cinquième étape, pour porter à son point de perfection la localisation du souvenir, en complétant la mémoire sensible par la raison. Cette forme plus parfaite, propre à l'homme, reçoit chez saint Thomas le nom de «reminiscentia», qu'il ne faut pas confondre évidemment avec la «réminiscence» des modernes.
B) Lois de l'oubli.
§497). L'oubli n'est que la privation de mémoire, ou plus généralement encore, la négation de l'exercice actuel de la mémoire. Aussi faut-il distinguer:
L'oubli négatif (au sens large), qui est l'impossibilité pratique de reproduire actuellement un souvenir, tout en en conservant le pouvoir: il est normal, à cause des autres activités psychiques qui empêchent de songer continuellement au passé, et il est d'ailleurs la condition même de la reconnaissance.
L'oubli privatif (au sens strict), qui est la destruction du pouvoir de reproduire un souvenir. Il est dû, semble-t-il, à la dégénérescence des centres cérébraux qui sont l'organe de la mémoire [cf. les localisations cérébrales, §462]; mais la physiologie a encore bien des progrès à faire en ce domaine.
Dans l'ordre psychologique, l'expérience a découvert une double loi: «La perte des souvenirs fréquemment rappelés est régressive, tandis que celle des souvenirs non habituels est progressive».
La première loi s'appelle loi de Ribot, parce que ce psychologue l'a spécialement mise en relief. Il s'agit ici de la ténacité acquise par l'exercice ou la répétition spontanée. Ribot l'appelle loi de régression, parce que les premiers souvenirs oubliés sont les plus récents. Un vieillard, par exemple, se rappelle mieux son enfance que les derniers faits de sa vie; on oublie les langues étrangères avant la langue maternelle; dans la perte de la mémoire des mots, il y a un ordre invariable: d'abord les noms propres, puis les noms communs, ensuite les adjectifs et les verbes, enfin les simples interjections. Les actes les plus habituels comme ceux de s'habiller ou de manger sont ceux qu'on oublie en dernier lieu.
Dans le second cas, il s'agit de la ténacité naturelle de la mémoire; c'est pourquoi on se rappelle mieux les événements récents, et l'on oublie d'abord les plus anciens: par exemple, en cas de voyages variés, une nouvelle excursion fait oublier la précédente: aussi, ceux qui cherchent l'oubli, cherchent aussi toujours de nouvelles impressions.
C) Corollaire: pathologie de la mémoire.
§498). On classe les maladies de la mémoire en trois groupes:
1) L'amnésie est la disparition totale ou partielle des fonctions propres de la mémoire: cette maladie abolit parfois la fonction de fixation; alors, tout glisse sur la conscience distraite sans y laisser de trace. Mais au sens propre, elle atteint la fonction de reproduction et reconnaissance: on la constate par exemple dans les cas de double personnalité [§626] où toute une partie du passé tombe dans l'oubli total. Les formes partielles sont très variées. On distingue l'aphasie motrice: impuissance d'articuler les mots, bien qu'on les comprenne; l'alexie, oubli du sens des mots à la lecture; d'agraphie: perte du pouvoir d'écrire; l'apraxie: oubli de l'usage des outils, etc.: on ne sait plus tenir une cuillère ou une fourchette, se servir d'une plume ou d'un crayon; parfois aussi, il y a cécité ou surdité psychique: bien que les organes restent bons, on ne reconnaît plus les objets par la vue, ou on ne sait plus interpréter les bruits. Les médecins psychologues ont beaucoup discuté sur l'interprétation de ces faits et sur leur classement. Il semble que parfois la maladie attaque directement les habitudes corporelles, les mouvements associés et leurs centres cérébraux, qui conditionnent le fonctionnement de la mémoire ou de l'imagination reproductrice: ce ne sont des amnésies qu'indirectement. D'autres fois, les troubles affectent les fonctions plus «intellectuelles» (au sens moderne): ils atteignent les centres de souvenir ou de perception. Au point de vue des aphasies qui forment un groupe spécialement étudié, Déjerine (1914) distinguait aussi: les aphasies motrices (ou de Broca) qui suppriment les habitudes motrices: on comprend les mots sans pouvoir les prononcer; et les aphasies sensorielles (ou de Wernicke) où l'aptitude à parler, lire et écrire demeure, mais le malade ne comprend plus ce qu'on lui dit.
De toute façon, ces faits démontrent l'étroite liaison entre les deux ordres de fonctions: physiologiques et psychologiques sensibles, et l'utilité de poursuivre ces études pour vérifier plusieurs hypothèses psychophysiologiques.
2) L'hypermnésie est l'exaltation morbide de la fonction du rappel avec le réveil de souvenirs depuis longtemps oubliés. Ribot cite le cas d'un «imbécile» qui se rappelait le jour de chaque enterrement fait depuis 35 ans: «Il pouvait répéter avec une invariable exactitude le nom et l'âge des décédés, ainsi que les gens qui conduisaient le deuil» [°617]. Taine cite celui d'une jeune servante illettrée qui, tombée malade, se mit à réciter des morceaux entiers de latin, de grec et d'hébreu qu'elle avait à l'âge de 9 ans entendu répéter à haute voix par son oncle, pasteur fort savant [°618].
On la rencontre aussi chez certains qui, se voyant subitement en danger de mort (par noyade, par exemple), ont une vue panoramique de toute leur vie.
3) Les paramnésies sont de fausses mémoires: ou bien, elles font attribuer la réalité à des objets créés par l'imagination, comme Tartarin croyant aux exploits qu'il s'attribue; ou bien, elles donnent l'impression du «déjà vu» devant des objets nouveaux; ou de vivre identiquement une minute qu'on a déjà vécu. Au point de vue psychologique, ces déficiences peuvent s'attribuer aussi à la perception, parce que l'objet de mémoire est intermédiaire entre la pure image et le réel actuel. C'est pourquoi le remède est dans l'application des critères de différence entre le monde réel et le monde imaginaire [cf. Prop. 13, corol. 2, §487], en les adaptant à la réalité du passé qui laisse dans le présent des traces contrôlables. On peut aussi s'efforcer de conduire ces demi-souvenirs jusqu'aux étapes les plus parfaites, ce qui fera constater ou leur irréalité, ou leur vérité.
Ces erreurs posent aussi le problème de la valeur de la mémoire pour nous donner la vérité: il sera résolu en critériologie.
b45) Bibliographie spéciale (L'imagination créatrice)
Proposition 16. 1) L'imagination créatrice est une fonction humaine, où l'ordre sensible est surélevé par la direction efficace de l'intelligence. 2) C'est pourquoi les lois qui en règlent le mécanisme ont un cachet rationnel qui dépasse la simple association des images. 3) Par ses diverses formes, elle étend son rôle à toute la vie.
A) Explication.
§499) 1. - Définition. L'imagination créatrice peut se définir: le pouvoir que possèdent les hommes de travailler sur les données de l'expérience pour en tirer de nouveaux objets de connaissance. «C'est, dit Baudin, le pouvoir de faire du neuf avec du vieux».
Ces données d'expérience sont principalement les images au sens propre, telles que nous les avons définies plus haut [°619]; mais il ne faut pas exclure les souvenirs affectifs [cf. Prop. 14, corol. 3, §495] et autres faits d'introspection enregistrés par la conscience (même intellectuelle) et retenus par la mémoire: les créations artistiques, en effet, en font évidemment usage.
Le terme «création» est pris au sens large, puisque les données de l'expérience constituent une matière indispensable. Mais il oppose cette nouvelle fonction à celle de pure réviviscence, soit des images à l'état libre, soit même de la mémoire du passé comme tel. Il y a ici un aspect, une forme imposée à la matière, un arrangement réellement nouveau qui ne vient d'aucune expérience précédente, mais de notre puissance, en ce sens créatrice, et que nous construisons en nous avec l'intention, d'ordinaire, de la traduire au dehors dans le futur. Ainsi, tandis que la perception s'applique au présent, que la mémoire s'attarde au passé, l'imagination créatrice se porte vers l'avenir.
Ce n'est pas sans raison qu'on attribue cette production à l'imagination: car celle-ci, à cause de l'état d'abstraction commencée qui caractérise son objet formel, peut se détacher de toutes les résistances du réel, présent et passé; et elle peut alors se contenter d'associer spontanément les images; mais elle peut aussi les combiner en constructions originales vraiment nouvelles.
Il semble cependant que ce pouvoir de création, tout en s'adaptant très bien à la nature de l'imagination, doive s'expliquer par l'influence directrice et enrichissante de la raison spirituelle. On peut en donner une double preuve.
a) Preuve indirecte: cette fonction est toujours absente chez les animaux, même les plus intelligents: leur instinct peut avoir un merveilleux savoir-faire en son domaine; mais au-delà, il se manifeste ignorant, borné, incapable de la moindre invention; les expériences de Fabre sur les insectes [°620] sont décisives à ce point de vue.
b) Preuve directe: toute création, pour être digne de ce nom, doit être la découverte, l'invention d'un objet vraiment nouveau qui dépasse toutes les données de l'expérience; et c'est bien ce que l'on constate. Ainsi, la transmission de la voix presque instantanément à de grandes distances par le téléphone, avec ou sans fil, n'avait jamais été expérimentée; et les formes d'art proposées par les grands artistes sont toujours révolutionnaires. Or, toute faculté sensible, à cause du caractère matériel et concret de son objet formel, est nécessairement limitée, incapable de dépasser les bornes expérimentales. On ne peut donc expliquer cette expansion que par l'action de la raison qui échappe, nous le montrerons, à toute limite matérielle. Toute création imaginative n'est que la traduction sensible d'une conception intellectuelle; telle est la conclusion qui s'impose, et pour ainsi dire la loi constitutive de cette fonction.
Le terme «invention» désigne plus directement cette action de l'intelligence: on parle d'ordinaire des inventions de la science moderne. Mais elles ne restent pas dans l'esprit; pour se manifester, elles s'incarnent dans une matière avec l'aide des fonctions sensibles, spécialement des images qui, en se ployant à la direction de la raison, se perfectionnent et s'enrichissent, et deviennent créatrices. Ainsi les deux expressions: invention et imagination créatrice apparaissent synonymes, en mettant l'accent sur l'un ou l'autre aspect de cette fonction complexe.
Cette complexité se manifeste encore par l'influence d'autres facteurs, comme la société et l'hérédité [cf. Corol. 1, le génie, §503], et spécialement l'affectivité. Ribot a établi cette double loi: «Toutes les formes de l'invention impliquent des éléments affectifs. - Toutes les dispositions affectives, quelles qu'elles soient, peuvent influer sur l'invention» [°621]. Il y a souvent chez l'artiste comme une tendance très forte à extérioriser l'oeuvre qu'il porte et conçoit en sa conscience; et cette poussée affective favorise le travail de création. De même, l'une ou l'autre disposition affective, la colère, la joie, la vengeance, etc. peuvent déterminer le travail d'invention en lui fournissant le thème, témoins les «Châtiments» de Victor Hugo.
Mais cet aspect dont nous retrouverons plus loin l'étude méthodique [cf. l'appétit, chapitre 6] est plutôt un nouveau phénomène distinct de celui que nous considérons ici: car l'invention est un fait représentatif; elle découvre, comme dit la définition, de nouveaux objets de connaissance; et son caractère propre est d'être une collaboration entre imagination et raison, de telle sorte cependant qu'elle reste encore, dans sa partie principale, une fonction sensible, parce que son objet, l'oeuvre qu'elle produit, est toujours concret.
§500) 2. - Mécanisme et lois. 1) Loi d'analyse et de synthèse. Le mécanisme de l'invention utilise les lois d'association des images; mais il les déborde et suit son chemin propre, réglé par une loi descriptive qu'on peut appeler: loi d'analyse et de synthèse:
«L'activité de l'imagination créatrice reproduit à sa manière les deux principales étapes de l'intelligence construisant la science [§10]: elle procède d'abord par analyse ou dissociation; puis, dans les éléments rassemblés de divers côtés, elle cherche des associabilités nouvelles qui lui permettront de construire une synthèse originale».
1. La dissociation: tandis que la tendance spontanée de l'imagination est de reproduire dans sa totalité un fait de conscience complexe et de le répéter toujours, selon la loi de l'habitude, nous constatons que nous pouvons aussi, dans les différents groupes, isoler certains éléments et les considérer à l'exclusion des autres.
Cette analyse peut avoir deux causes:
a) Elle peut résulter de l'application spontanée de la loi d'intérêt qui opère une sorte de choix en négligeant les traits les moins intéressants: ainsi se réalise le caractère normal d'appauvrissement de l'image et l'éveil d'associations parfois inattendues; mais on ne dépasse pas le niveau de l'imagination reproductrice.
b) Elle peut s'opérer aussi sous l'influence réfléchie de la raison; on la reconnaît à ce signe: elle devient plus profonde, plus hardie, capable de résister aux associations ordinaires. Par exemple, dans la foudre, Franklin dissocie une «étincelle entre deux corps», négligeant de considérer la pluie, le vent, les sombres nuages, le bruit du tonnerre et les sentiments de peur qui les accompagnent. C'est cette deuxième forme qui est le premier procédé de l'imagination créatrice, car elle fournit les matériaux immédiatement susceptibles de recevoir une organisation nouvelle; d'où la nécessité pour les inventeurs d'acquérir ainsi une information considérable et toujours enrichie. De là aussi l'allure révolutionnaire de beaucoup d'inventions et les résistances qu'elles doivent vaincre de la part des contemporains: elles brisent les associations habituelles par leur analyse critique.
2. La synthèse: c'est l'acte vraiment propre de l'imagination créatrice. Mais cette construction d'un objet nouveau ne s'accomplit pas chez tous de la même façon, et l'on peut distinguer deux classes d'esprits, à l'intérieur desquelles se rencontrent bien des variétés, mais dont les traits généraux sont très nets: les intuitifs et les méthodiques.
a) Les intuitifs sont très vite en possession de l'idée ou synthèse nouvelle à réaliser. Dans la vie, ils sont créateurs dès la jeunesse; si on propose un travail spécial, ils ont immédiatement leur plan. Sans doute, ils se sont préparés à cette illumination subite, soit par le travail d'analyse de la première étape, soit par les préoccupations continuelles de leur profession: de peintre, savant, littérateur, etc. Mais quand il s'agit de produire une oeuvre, une pièce de théâtre, par exemple, ils ont sans tarder «leur idée»; seulement, elle est d'abord confuse ou virtuelle, comme un germe, une orientation; et sous sa direction, le travail de dissociation de la première étape se poursuit encore, mais avec plus d'ordre et d'unité, en ce sens que les éléments choisis et retenus spontanément dans les images globales dissociées sont toujours ceux qui peuvent servir à préciser et réaliser plus parfaitement l'idée préconçue. «Ce que j'ai observé quelques fois, écrit P. Valéry, c'est l'arrivée d'une sensation dans l'esprit, d'une lueur, non pas d'une lueur éclairante, mais fulgurante. Elle avertit, elle désigne beaucoup plus qu'elle n'éclaire... Un fait se produit: une sensibilisation spéciale: bientôt on ira dans la chambre noire et on verra apparaître l'image» [°622]. L'intuition primitive imprègne l'esprit, comme la lumière, la plaque photographique; le travail nécessaire pour «développer» l'image sera plus ou moins long et pénible; souvent il s'accomplira sans fatigue apparente: c'est alors comme un germe qui grandit; la synthèse nouvelle se construit en avançant comme d'elle-même, en sorte que le travail reste en partie inconscient; c'est, dit-on, l'inspiration, qui semble venir du dehors et qui fut l'occasion de la fiction des «Muses».
b) Les méthodiques, au contraire, commencent par amasser un grand nombre de matériaux par de nombreuses dissociations orientées directement vers telle oeuvre spéciale à produire. Le travail de préparation est toujours long et pénible; il rassemble tous les éléments qui ont quelque rapport au projet, et dont plusieurs ne seront pas utilisés. On a parfois l'impression de travailler en vain: il faut du courage et de la persévérance. Alors seulement, par réflexion sur l'ensemble ainsi amassé, se présente à eux la synthèse nouvelle, toute entière et à peu près définitive en tous ses détails: il n'y a plus qu'à la construire en puisant dans les matériaux préparés; et le travail, toujours bien conscient, est rapidement terminé.
Le moment décisif est celui de la découverte de la nouvelle synthèse. Celle-ci met souvent en oeuvre l'association par ressemblance: l'élément essentiel de l'invention, dit Ribot, est «la faculté de penser par analogie» [°623]. Les mythes créés par les primitifs assimilent les objets inanimés aux êtres vivants. Dans les sciences modernes, beaucoup d'inventions ont la même origine. La découverte de Watt, par exemple, était une assimilation entre la force de la vapeur et la force d'un cheval, du vent ou d'autres énergies mécaniques. Celle d'Harvey, une assimilation entre les veines munies de leurs valvules, et un corps de pompe muni de sa soupape. Celle de Lavoisier, une assimilation entre la respiration et la combustion. Dans l'ordre esthétique et littéraire, les plus belles trouvailles sont dues à la faculté de saisir des analogies qui échappent au vulgaire: on compare aisément le soleil à une fournaise; pour V. Hugo, il sera «le soleil, cette fleur des splendeurs infinies»; ou le croissant de lune, «cette faucille d'or dans le champ des étoiles».
Le plus souvent d'ailleurs, les deux formes sont mélangées: il n'est pas de méthodiques qui, à un certain moment, «en y pensant toujours» (Newton), ne devienne intuitif. Ainsi, H. Poincaré raconte comment, ayant cherché longtemps la solution d'un problème mathématique, il la trouva soudain en voyage, «au moment où il mettait le pied sur le marchepied d'un omnibus». Une autre fois, «je me mis, écrit-il, à étudier des questions d'arithmétique sans grand résultat apparent et sans soupçonner que cela pût avoir le moindre rapport avec mes recherches antérieures. Dégoûté de mon insuccès, j'allai passer quelques jours au bord de la mer, et je pensai à tout autre chose. Un jour, en me promenant sur la falaise, l'idée me vint, toujours avec les mêmes caractères de brièveté, de soudaineté et de certitude immédiate, que les transformations arithmétiques des formes quadratiques ternaires indéfinies étaient identiques à celles de la géométrie non euclidienne. Étant revenu à Caen, je réfléchis sur ce résultat et j'en tirai les conséquences» [°624]. On voit ici le long labeur d'analyse et de réflexion méthodique qui prépare une association nouvelle par ressemblance, dont l'apparition soudaine est une véritable intuition.
§501) 2) Loi d'intérêt réfléchi. La simple loi d'association des images serait donc impuissante à expliquer la création et l'invention: il y faut l'influence de la raison: c'est pourquoi on y trouve surtout la loi d'association par relation [cf. question 2, paragraphe. 2, §453]. Il en est de même pour la loi d'intérêt, qui s'applique d'une façon très spéciale au cours de la synthèse, comme de l'analyse spontanée des intuitifs. Les éléments choisis pour être associés sont, en fait, ceux qui sont les plus aptes à réaliser le but ou l'idée nouvelle qui s'est révélée. Sa présence dans la conscience a transformé les conditions d'adaptation du sujet à l'objet. Ce n'est plus l'intérêt spontané des images laissées à elles-mêmes qui détermine leur association de fait; c'est un intérêt réfléchi, électif et critique. Parmi tous les aspects d'un objet complexe de perception ou d'une image, ceux-là seuls intéressent qui sont capables d'entrer dans la construction nouvelle en cours de création. Car cette idée nouvelle est dominatrice et impose son ordre et son unité. Il ne s'agit plus d'une rédintégration, ni du passé, ni d'un présent répondant à nos dispositions actuelles, mais de la construction d'un idéal pour l'avenir.
§502) 3) Les formes de l'imagination créatrice. De ce qui précède, il suit que toute forme d'imagination créatrice suppose une certaine intervention de la raison; mais dans un être aussi puissamment unifié que l'homme, l'influence de la partie spirituelle s'irradie jusqu'aux plus humbles opérations; et dans l'ordre de la conscience, et spécialement des phénomènes de connaissance, objet de notre présente étude, on retrouve comme un parfum de raison, jusque dans les manifestations inférieures du monde des images. Nous pouvons donc classer en deux groupes les formes de l'imagination créatrice: les unes inférieures, les autres supérieures.
1) Les formes inférieures: ce sont celles où l'invention n'a pas pour origine une idée de l'intelligence, en sorte que les lois d'association et d'intérêt spontané s'y réalisent normalement. Nous avons classé plus haut [cf. question 2, para. 1, §443] ces formes inférieures qui sont le «règne des images»: le rêve, la rêverie et les états de maladie mentale. Beaucoup de leurs manifestations sont étrangères à toute invention proprement dite. Cependant, surtout dans les deux premières, il y a des traces de raison: les images des rêves se construisent en scènes qui peuvent avoir, du moins comme tableaux séparés, une certaine unité. On cite même des rêves où des recherches intellectuelles, restées vaines la veille, trouvent leur solution, comme celui de cet archéologue qui, après des essais infructueux pour déchiffrer une inscription, rêve qu'un prêtre ancien vient la lui expliquer [°625]. C'est que les fonctions sensibles, spécialement l'imagination, puissamment orientées en ce sens par le travail accompli sous la direction de la raison, peuvent ensuite d'elles-mêmes achever leur course et atteindre le but comme un projectile bien dirigé. Il y a là, déjà, une première participation à l'imagination créatrice.
Elle est plus apparente encore dans le jeu et la fiction, activités ou inventions dont le seul but est de plaire. À cause de ce but, on peut s'en tenir ici aux associations naturelles de l'imagination reproductrice, où les tableaux s'enchaînent sans grand souci de logique. Mais la raison intervient pour les réaliser d'une façon plus neuve, plus ordonnée et plus constante; elle groupera les fictions en histoire, où une intrigue fera l'unité; elle imposera aux jeux des règles que les partenaires s'engagent à respecter. Et quand il s'agit des sports, où d'ailleurs un souci plus élevé d'éducation peut intervenir, ces règles peuvent revêtir un cachet artistique qui en fait une transition vers les formes plus élevées de l'imagination créatrice.
2) Les formes supérieures constituent les diverses façons dont l'imagination collabore à une oeuvre formellement intellectuelle. On peut distinguer trois cas principaux:
a) Dans la vie artistique: la raison ne peut réaliser l'idéal du beau que dans une forme concrète toute nouvelle, fournie par l'imagination; la collaboration est ici particulièrement claire, surtout lorsqu'il s'agit des grands peintres, sculpteurs, architectes ou musiciens. Leurs chefs-d'oeuvre sont des modèles de création.
b) Dans la vie pratique: l'homme s'y porte, par volonté délibérée, vers un certain bien; or, souvent, ce bien présenté à la volonté par la raison ne peut être réalisé dans le concret que par l'invention d'un ensemble de moyens nouveaux qui ne sont pas fournis tels quels par la nature ou la société, et que seul un travail de dissociation et de synthèse peut former. Il en est ainsi, par exemple, dans les diverses professions qui doivent s'adapter aux circonstances, et sont exposées à un certain risque: le général, en temps de guerre, doit imaginer les mouvements d'une armée pour atteindre la victoire; le financier, l'industriel, le commerçant, doivent trouver les combinaisons nécessaires pour faire prospérer leurs affaires. De même, toutes les applications des sciences aux besoins de la vie sont autant d'inventions pratiques. Dans un domaine plus humble, chaque fois que dans la vie quotidienne se présente une difficulté imprévue, ou un progrès à réaliser dans son travail ou son état de vie, c'est l'imagination créatrice qui trouvera la solution; toute évasion de la routine en est le fruit. Et souvent, quand les solutions ou améliorations espérées ne peuvent encore se réaliser en fait, nous les réalisons en rêve, ce qui est un exercice fréquent d'imagination créatrice: témoins les «châteaux en Espagne» de Perrette; et nos «distractions» ou rêveries, où déjà nous accomplissons le travail futur qui nous préoccupe.
c) Dans la vie spéculative: la construction des sciences comme systèmes, c'est-à-dire comme un ensemble de phrases, signes sensibles des jugements liés logiquement pour expliquer un même objet, suppose évidemment l'activité de l'imagination, «créant», inventant les expressions les plus adéquates à la pensée. Cette collaboration est très remarquable et très importante; car la loi psychologique qui requiert une image correspondante à la pensée ne concerne pas seulement chaque concept, mais aussi chaque jugement, et raisonnement. Dans les inductions surtout, où il s'agit d'interpréter rationnellement des faits concrets, l'habileté de l'imagination à découvrir les ressemblances, à multiplier les circonstances, c'est-à-dire à suggérer les hypothèses utiles et les expériences nouvelles, est souvent la condition principale de l'évidence des preuves. Nous avons noté, avec Claude Bernard, le rôle capital de ces idées préconçues, fruit de l'imagination créatrice, qui est ainsi la source principale de ces découvertes successives qui, depuis l'Eurêka d'Archimède, jalonnent le progrès des sciences positives. Tout en notant que ces découvertes sont moins personnelles que les créations artistiques, on ne peut nier qu'elles ne soient vraiment des inventions originales.
Même dans les sciences spéculatives, mathématiques, philosophiques ou théologiques, il faut reconnaître la part de l'imagination créatrice. Son oeuvre ici est parfaitement soumise aux exigences de l'ordre rationnel: c'est le triomphe de l'intérêt réfléchi. Mais le discernement des matières, de la place à assigner à certains développements secondaires, pour qu'ils gardent leur valeur sans nuire à l'équilibre de l'ensemble, le choix enfin des expressions verbales les meilleures, ne peut se faire sans la collaboration constante des fonctions sensibles synthétisées dans l'imagination créatrice. Une vaste synthèse, comme la Somme théologique de saint Thomas, manifeste une puissance d'invention et d'imagination créatrice égale à celle des plus grands artistes.
C) Corollaires:
§503) 1. - Le génie. On peut définir le génie: un pouvoir extraordinaire de création dans un ordre quelconque; il est un exercice particulièrement excellent de la fonction d'invention. Ce que nous venons d'établir nous permet d'en donner une juste idée.
1) On a abandonné la théorie romantique qui le considérait comme un phénomène dans l'humanité, un être divin ou un surhomme; la psychologie ordinaire peut en rendre compte: deux autres théories en proposent des explications partiellement valables, qu'il suffira de compléter.
2) La théorie physiologique, comme thèse absolue, définirait le génie par une excitabilité nerveuse qui souvent confine à la maladie, et tendrait même à l'identifier avec la folie. Il y a là une évidente exagération: la direction très efficace de la raison qui caractérise l'invention, la distingue nettement de ces états inférieurs où la raison est au contraire submergée par le flot des images.
Mais il est très vrai que cette excitabilité, en produisant des images multiples, variées, riches et suggestives, fournit des matériaux de choix à la création artistique; en ce sens, Taine a noté que «nos plus grands coloristes, littérateurs ou peintres, sont des visionnaires surmenés ou détraqués» [°626].
Il est vrai aussi que le degré d'excellence de ses oeuvres suppose pour s'expliquer des dispositions innées. Le génie est une sorte d'instinct, et il se reconnaît aux mêmes signes: ses créations lui sont naturelles et comme inévitables; il se manifeste de bonne heure; il agit d'inspiration, et dès l'abord avec sûreté; il se classe parmi les intuitifs plutôt que parmi les méthodiques. Cet innéisme pourrait s'expliquer parfois, semble-t-il, par l'hérédité, du moins quant aux formes et dispositions élémentaires, comme une sensibilité plus fine, un tempérament plus émotionnel, etc. On cite ainsi de vraies dynasties d'artistes: la famille des Bach, par exemple, compte en 8 générations: 57 musiciens, dont 29 de talent [°627]. Mais à l'hérédité s'ajoute certainement, en ces cas, l'influence de l'éducation et du milieu social et familial.
3) La théorie sociologique de Taine met en relief ces facteurs: elle explique le génie par la race (ou l'hérédité), le milieu même physique, et le temps ou les circonstances sociales où il vit: dans les Fables de La Fontaine, par exemple, c'est toute la société du XVIIe siècle qui se reflète. Et il est bien vrai qu'un génie, si puissant soit-il, a besoin, pour réussir ou se manifester, de rencontrer les circonstances favorables qui seules permettront à ses virtualités de s'épanouir. Or, la société est une aide puissante. Elle prépare et propose les problèmes que vont résoudre les inventeurs. On le voit spécialement dans les sciences où certaines questions semblent, à un moment donné, mûres pour la solution. En effet, il n'est pas rare que plusieurs savants, presque simultanément, la découvrent indépendamment les uns des autres: ainsi eut lieu la découverte de la géométrie analytique par Fermat et Descartes; celle du calcul infinitésimal par Newton et Leibniz, etc. -- La société fournit encore les collaborations utiles, parfois nécessaires, pour réaliser les conceptions géniales: par exemple, celles d'un constructeur de cathédrales, et surtout des grands industriels, politiques, chefs de guerre, etc. -- Elle offre aussi les cadres de la solution et la facilite ainsi, ou la suggère; puis elle la porte à sa perfection technique: l'éducation d'un savant, d'un artiste peintre, musicien, etc., met à sa disposition tout le capital amassé par la tradition qui est la vie même de la société.
Parfois, il est vrai, les routines sociales sont un obstacle à l'épanouissement du génie dont la nouveauté effraie facilement l'autorité, gardienne des traditions; les sociétés primitives surtout, comme de nos jours le communisme russe, sont très exigentes et rigides sur ce point. Chez les plus évoluées, à tendance démocratique, il se forme souvent un courant favorable au progrès qui soutient les génies naissants. Mais il reste toujours le frein des habitudes acquises que doit vaincre l'inventeur: ce qui montre que l'explication sociologique n'est que partielle.
4) Notre théorie pourrait s'appeler de psychologie intégrale. Après avoir reconnu l'influence des facteurs physiologiques, héréditaires ou innés et sociaux, nous ajouterons que le génie exige encore un travail persévérant qui soit l'application des lois psychologiques de l'imagination créatrice, que nous venons d'établir: labeur préparatoire d'analyse et de large information; effort intelligent de synthèse et de réalisation: ici, «le génie est une longue patience». Malgré l'aide puissante de l'inspiration, il doit, lui aussi, se former et tendre comme les autres d'une façon libre et méritoire, vers la perfection. En résumé, le génie n'est pas une faculté spéciale, mais l'ensemble des fonctions psychologiques organisées en synthèse harmonieuse dans une direction donnée (musique, peinture, science, etc.) où elles sont portées à une puissance extraordinaire.
§504) 2. - L'idéal. On peut le définir: «le modèle parfait que tend à réaliser ou à imiter le plus possible l'agent libre ou l'artiste». Il faut, semble-t-il, l'identifier avec l'idée intellectuelle d'une nouvelle synthèse à produire, qui commande, comme nous l'avons dit, toute l'activité synthétique et parfois même dissociatrice de l'imagination créatrice. Du moins dans le cas des «méthodiques» et chez les disciples moins hardis, qui se contentent de copier le modèle du maître, cette idée apparaît bien avec le cachet de perfection achevée qui convient à l'exemplaire. Elle l'a encore, semble-t-il, pour les intuitifs particulièrement puissants, concevant si clairement le but que tous les moyens en découlent spontanément et en pleine lumière. Souvent, néanmoins, l'idée des intuitifs reste, au début, enveloppée d'ombre, et elle se dévoile en avançant [°628]: on pourrait l'appeler un idéal virtuel et implicite. Mais, qu'il soit clairement vu ou à peine soupçonné, il faut le placer au sommet de la fonction d'imagination créatrice dans la région spirituelle de l'idée directrice: c'est par là que s'expliquent toutes les propriétés, apparemment contradictoires, qu'on lui reconnaît.
1) L'idéal doit être un exemplaire et jouir d'une perfection suffisamment nette pour guider l'exécution; or, si la traduction concrète de la fonction sensible d'imagination peut encore rester imparfaite, dès le début, l'idée a sa plénitude de clarté spirituelle: c'est elle qu'il faut retrouver pour imiter vraiment un modèle; et c'est elle qui dirigeait chaque mouvement de l'artiste original.
2) Le propre d'un idéal, dit-on, est d'être toujours inaccessible: il semble s'éloigner à mesure qu'on cherche à en approcher. C'est qu'en effet, l'expression imaginative ne traduit jamais pleinement la perfection de l'objet conçu par l'intelligence: la richesse universelle de l'esprit déborde irrémédiablement les limites du concret. De nouveaux progrès sont donc toujours possibles, et l'artiste n'est jamais content de son oeuvre dès qu'il la compare à son idéal.
3) Celui-ci cependant est un principe très efficace d'action, parce qu'il se présente à nous, non pas dans sa sublimité inaccessible (il ne susciterait ainsi que le désespoir), mais dans une traduction imaginative approchée et provisoire, mais immédiatement réalisable dans une oeuvre extérieure. C'est donc l'imagination créatrice, conformément à la loi des idées-forces [§695], qui donne à l'idéal, de soi intellectuel, son efficacité pour l'action; et son travail intérieur pour mieux rendre l'idée se traduit à l'extérieur par un effort constant vers le mieux: c'est l'élan vers une limite de perfection constamment inaccessible.
4) Enfin l'idéal des grands artistes apparaît en même temps comme très personnel, et pourtant classique, reproduisant les traits de l'humanité éternelle. L'influence de l'intelligence explique encore ces caractères. Car, d'une part, c'est par la pénétration qui lui convient en propre, individuellement, que l'esprit est capable de découvrir la synthèse nouvelle; et comme il se sert des sens pour l'exprimer au dehors, il achève par là d'imprégner toute l'invention de son individualité. Un artiste se révèle toujours dans son oeuvre qui est le fruit de sa vie et de ses tendances les plus profondes; la loi d'intérêt signalée plus haut où nous nous identifions avec les personnages que nous imaginons, se réalise ici à plein. Aussi la dernière explication du chef-d'oeuvre est toujours un peu mystérieuse, parce qu'on la cherche dans la personnalité: «individuum ineffabile». Mais, d'autre part, l'intelligence explique l'impersonnalité des grandes inventions et des oeuvres classiques, puisque sa fonction est d'atteindre les natures universelles: si donc elle conçoit des aspects nouveaux, ils seront néanmoins de tous les temps et de tous les lieux.
§505) Conclusion. Loi d'entraide ou loi générale de synthèse. Les analyses précédentes nous ont montré une double loi d'entraide:
1) Toutes les fonctions de nos sens externes s'entraident spontanément pour connaître plus parfaitement chaque objet concret sous tous les aspects où il intéresse notre moi concret, en prenant notre intérêt non seulement par rapport à notre vie sensible, mais aussi et surtout par rapport à notre vie profondément humaine: vie morale et intellectuelle concrète. Et le but commun de toutes les fonctions de notre vie intérieure sensible est de nous mettre en possession de notre moi et de sa vie passée et présente, soit en elle-même, soit dans ses rapports avec les autres individus dont nous devons nous servir pour vivre et que nous présentent les sens externes. Ainsi toutes les activités de fait de la vie sensible sont réglées par une loi d'intérêt pleinement unifiée dans ses diverses manifestations.
2) Dans l'homme, toute cette activité de la connaissance sensible, et surtout le travail d'élaboration des fonctions de la vie intérieure sensible a pour but de préparer à l'intelligence la matière de ses réflexions, de ses jugements pratiques ou de ses spéculations, dans la découverte des idées nouvelles et la construction des systèmes scientifiques. Et toute activité intellectuelle, obligée de se déployer au sein des diverses fonctions sensibles, et par leur moyen, réagit sur elles pour les diriger, les exciter, les assouplir, étendre leur champ d'action, tout en renforçant leur loi d'unité en coordonnant mieux leurs diverses activités vers un même but.
Cette collaboration spontanée de toutes nos facultés sensibles et de la raison est un des aspects les plus profonds et les plus importants de la psychologie humaine: il avait déjà été mis en puissant relief par saint Thomas qui ne s'est jamais contenté d'analyser, définir et distinguer très clairement les diverses facultés de l'âme, mais qui a su rétablir ensuite la synthèse vitale du réel, en décrivant leurs lois d'activité; nous les retrouverons au chapitre suivant avec les théories caractéristiques de l'intellectualisme modéré. Elle constitue cette grande loi générale de synthèse que Dwelshauvers appelle une loi de direction, parce qu'elle commande l'ensemble de la vie mentale, en la réduisant à l'unité.
Nulle hypothèse ne peut mieux l'expliquer que celle de l'unité personnelle du sujet conscient, d'où jaillissent comme d'une source ces multiples phénomènes psychiques. Elle n'aura sans doute sa pleine efficacité que dans l'ordre rationnel, où nous la retrouverons avec le problème de la personnalité; mais il convient de la signaler dès la vie sensible humaine, parce que la raison y fait déjà puissamment sentir son emprise. En psychologie animale, nous parlerons plutôt de l'unité instinctive de la conscience qui établit à son niveau, intermédiaire entre la plante et l'homme, un équilibre harmonieux. C'est à ce point de vue que nous devons maintenant nous mettre pour étudier en psychologie rationnelle la nature du principe vital sensible et de ses facultés.
§506). Tous les êtres de l'univers doués de vie sensitive, les animaux et l'homme, sont, à titre d'êtres corporels, composés de matière première et de forme substantielle [§354, sq.]. Ils possèdent aussi incontestablement une âme, car ils réalisent bien la définition de la vie [§381, sq.] par l'immanence de leurs activités physiologiques, et plus encore psychologiques. Mais ces dernières demandent comme raison d'être une espèce nouvelle d'âme, l'âme sensitive, à laquelle correspondent aussi de nouvelles facultés: les puissances opératives sensitives. Mais comme en s'élevant en perfection les vivants s'enrichissent en principes d'action, nous avons distingué deux grands genres de phénomènes psychiques: les faits de connaissance et les faits d'appétit; et, réservant ces derniers pour le chapitre 6, nous avons seulement analysé les premiers: ainsi nous bornerons-nous à établir ici la nature des fonctions de connaissance sensible, ou des sens. Le chapitre de l'appétit traitera successivement des phénomènes de la vie appétitive, puis de la nature des fonctions correspondantes. Nous avons donc en cette section deux articles:
Article 1: Nature de l'âme sensitive.
Article 2: Nature des sens.
b46) Bibliographie spéciale (Nature de l'âme sensitive)
§507.1) Thèse 35 [°629]. - 1) Tout phénomène de connaissance sensible exige une âme plus parfaite, spécifiquement distincte de l'âme végétative. 2) Mais l'âme purement sensitive reste une forme substantielle absolument matérielle.
A) Explication.
§507). Pour démontrer que l'âme animale possède un degré de perfection substantielle supérieure à celle des plantes, l'application du principe «agere sequitur esse» présente une difficulté spéciale: les opérations dont il s'agit, en effet, sont des faits de conscience, objets d'introspection dont l'expérience nous donne une connaissance immédiate dans notre vie sensitive, humaine, mais que nous n'atteignons jamais directement dans la vie sensitive purement animale, celle d'un chien ou d'un rat, par exemple.
Pour la première partie de la thèse, cette circonstance est négligeable, car il s'agit de prouver en général que tout phénomène sensible, défini précisément comme «fait de conscience» ne peut s'expliquer que par une âme sensitive et nous disons que tout fait de connaissance authentique fournit une base suffisante (et d'ailleurs nécessaire) à l'induction. Mais notre âme, ainsi distinguée spécifiquement de celle des plantes, n'est pas purement sensitive, comme nous le montrerons [cf. Section 2, Thèse 42, §645, sq.].
La seconde partie de la thèse suppose donc que certains êtres possèdent comme nous la vie sensitive sans jouir de la raison. On pourrait laisser à cette partie une valeur de simple hypothèse: si les animaux sont dotés d'une vie sensitive semblable à la nôtre, leur âme cependant reste une forme substantielle absolument matérielle. En certains cas douteux, on ne peut aller plus loin. Mais souvent aussi, la supposition devient un fait évident. Chez les animaux supérieurs, en effet, comme les insectes (abeilles, fourmis:...), les oiseaux et les mammifères, etc., les organes des sens, par exemple ceux de la vue, de l'ouïe, du toucher, et le cerveau pour les sens internes, sont substantiellement identiques aux nôtres; les tissus sont semblablement différenciés, et les propriétés physico-chimiques et physiologiques des nerfs, en particulier, où siège la connaissance, sont identiques à ceux de l'homme. Et surtout, par leurs réactions instinctives, ces animaux donnent des signes indubitables d'adaptations conscientes, de mémoire et d'appréciations concrètes semblables à nos jugements de perception, tellement qu'on a souvent parlé de l'intelligence des animaux [°630].
Or, d'après le principe: «Telles propriétés, telles substances», une identité aussi claire d'opérations caractéristiques entraîne évidemment la présence du même principe substantiel, de la même âme sensitive, et par conséquent l'existence de cette vie psychique dont nous avons la vue intérieure par la conscience.
C'est pourquoi, pour démontrer d'une façon apodictique la thèse, même dans la seconde partie, nous nous en référerons directement à l'introspection, dont nous étendrons le témoignage aux animaux, selon la règle méthodologique du postulat d'identité de nature entre notre moi et les sujets observés du dehors [§145].
B) Preuve d'induction.
§508) 1. - L'âme sensitive. a) FAITS: Notre induction se base sur les faits de connaissance analysés dans la première section, en commençant par les plus rudimentaires, ceux de la sensation externe, comme: voir une tache colorée, saisir par le toucher une masse résistante, ou avoir une impression de cénesthésie. En comparant ces faits avec les fonctions vitales les plus hautes d'ordre végétatif, nous constatons:
1. Dans les opérations végétatives, la coopération avec le milieu aboutit à détruire les substances étrangères dont la cellule vivante a besoin: l'assimilation végétative est un changement substantiel par lequel l'aliment, perdant sa propre nature, se transforme en la substance préexistante et permanente de la cellule vivante [§409, (a)]: celle-ci a donc une perfection strictement limitée à sa propre essence; incapable de s'étendre au-delà: c'est la perfection physique.
2. Dans les opérations sensitives, considérées proprement comme acte de connaître, il y a aussi coopération avec le milieu; mais ici, les deux coopérateurs gardent pleinement leur perfection propre, comme le constate évidemment l'introspection. Si j'entends un bruit, l'objet sonore reste en lui-même ce qu'il est, et en même temps il vient en ma conscience, puisque je me rends compte du bruit: il fait partie intégrante de mon être connaissant en tant que connaissant. Il y a possession, assimilation, comme dans la nutrition; mais l'assimilation sensitive est un changement vital au second degré, où l'objet (correspondant à l'aliment) garde physiquement toute sa perfection et en même temps devient vraiment, dans l'ordre psychologique, le connaissant comme tel (puisque l'audition d'un bruit n'est rien d'autre que le bruit entendu). Ainsi le connaissant, par exemple l'homme, le chien, possède sa propre perfection et de plus il s'enrichit de la perfection des choses qu'il connaît; il se les assimile sans les détruire: il possède l'autre en tant qu'autre [cf. définition de la connaissance, §419], (possession psychologique.)
b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION: Or, l'assimilation psychologique manifeste une perfection supérieure à l'assimilation végétative, et par conséquent exige comme raison d'être une forme substantielle spécifiquement distincte, en application du principe: «Telle opération, telle substance» («agere sequitur esse»).
C'est la matière, en effet, qui, en tant que puissance, impose à la perfection substantielle, et par suite au mode d'action qui la définit, ses limites [°631], en sorte que, pour un être, toute extension au delà de son essence propre marque une vraie libération des restrictions ou conditions matérielles.
Or, toute libération de ces conditions matérielles affirme un nouveau degré de perfection, la matière étant par définition principe d'imperfection [§358].
D'où toute connaissance, ou tout fait de conscience, en réalisant cette extensibilité à d'autres êtres, manifeste un degré supérieur de perfection par une nouvelle libération des conditions matérielles.
L'âme sensitive, dont cette opération de connaissance est l'effet formel secondaire (ou la propriété) [§353], est donc une forme substantielle plus parfaite, distincte spécifiquement de l'âme végétative.
§509) 2. - Matérialité de l'âme sensitive. a) FAITS: L'introspection, qui nous manifeste comme une constatation l'immatérialité de la connaissance par sa prise de possession de l'autre en tant qu'autre, constate aussi que toute opération sensible sans exception [°632] reste intrinsèquement soumise à quelques conditions matérielles ou quantitatives: comme le montre une triple observation:
1. Quant aux objets formels qui imposent aux fonctions sensibles leur spécification et leur degré de perfection, ils se caractérisent tous par un aspect concret, dans le sens de matériel, et soumis aux conditions quantitatives: cela est évident pour les sens externes [§424-426], qui saisissent comme objet propre des qualités physiques (couleurs, sons, etc.) inséparablement unies aux conditions quantitatives de leur objet commun. Les images, objet propre de la mémoire et de l'imagination, tout en se dégageant de quelques servitudes matérielles de lieu et de temps, restent la représentation d'objets tous saisissables, du moins quant à leurs éléments, par les sens externes [§446], et par conséquent concrets eux aussi. La perception, acte de cogitative, n'a pour objet que le concret, sous l'aspect d'individualité utile ou nuisible [§483], sans pouvoir dépasser cette sphère des individus dont la matière est la source, et des rapports concrets qui les relient en groupes toujours restreints et variables. Enfin la conscience sensible a pour objet l'ensemble de ces phénomènes dont elle ne peut donc dépasser le niveau d'être concret. Ainsi toutes les opérations de connaissance sensible, même les plus hautes, par leur relation transcendantale à un objet formel concret, sont intrinsèquement soumises aux conditions matérielles et quantitatives de cet objet.
2. Quant à l'acte même de sensation: s'il est, pris subjectivement, une qualité simple (comme d'ailleurs toute opération ou qualité considérée comme acte ou forme), il peut aussi se manifester, pris en lui-même, intrinsèquement quantifié, c'est-à-dire constitué de parties homogènes et divisibles: par exemple, si on pose la main sur une table de marbre, dont la surface est également lisse et froide, la même sensation, en tant que «saisie de qualité» de résistance et de froid, apparaît comme étendue à toute la main, avec distinction des parties de chaque doigt et de la paume; si on ne garde qu'un doigt en contact, c'est toujours la même sensation qualitativement mais qui a varié quantitativement, étant beaucoup plus restreinte [°633].
3. Quant au principe des sensations: nous avons constaté que toute fonction sensible était intrinsèquement dépendante d'un organe, c'est-à-dire d'une partie déterminée du corps, qui par sa structure et ses propriétés physiques et physiologiques; donc matérielles et quantitatives, est le sujet immédiat de la fonction. Non seulement chaque sens externe a le sien, mais les fonctions sensibles internes dépendent aussi du cerveau et de son bon fonctionnement; de là vient pour le sens externe, la nécessité du contact local avec son objet, de l'oeil avec la lumière, par exemple, pour qu'il le connaisse: nouvelle soumission évidente à une condition matérielle, spéciale, cependant, aux sens externes.
b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION: Or, étant donné que la manière d'être suit la façon d'agir: «Agere sequitur esse», la raison d'être d'opérations toutes intrinsèquement dépendantes de conditions matérielles et quantitatives, ne peut être qu'une forme substantielle absolument matérielle, c'est-à-dire incapable d'exister seule sans la matière.
Donc l'âme sensitive des animaux reste, elle aussi, comme l'âme végétative des plantes et la forme substantielle des minéraux, un pur principe matériel, non subsistant, être incomplet ordonné par essence à former avec la matière première le composé corporel vivant qui seul subsiste, naît par génération et meurt par dissolution ou phénomène d'analyse, comme nous l'avons expliqué pour les vivants végétatifs [§401 et §412-413].
C) Corollaires.
§510) 1. - Cas douteux. Si l'on s'en tient aux critères des sciences biologiques, fondées uniquement sur l'expérience externe, il est difficile de distinguer nettement le règne animal du règne végétal: par ex., la fonction chlorophylienne caractérise plutôt les plantes et est absente des animaux, mais quelques-uns de ceux-ci semblent en jouir, et plusieurs plantes en sont dépourvues. On constate aussi une différenciation de plus en plus riche des tissus et des organes, l'apparition du système nerveux en particulier est un signe distinctif des animaux; mais on parle d'animaux bien avant cette apparition, par exemple, pour les amibes unicellulaires que les plantes supérieures à génération sexuée dépassent en organisation; et, d'autre part, l'excitabilité cellulaire (qu'on appelle sensibilité) peut être assimilée physiologiquement aux réactions spécifiques des nerfs et autres tissus propres aux animaux. Bref, à ce point de vue, les observations scientifiques nous autorisent à placer dans un même genre au sens propre, c'est-à-dire au même degré de perfection substantielle (le genre végétatif), tous les vivants corporels, végétaux et animaux, y compris l'homme.
Mais en nous référant à l'introspection, nous avons un critère très net de distinction: l'animal est le vivant corporel doué, en plus des fonctions végétatives, d'une vie consciente sensible, la nécessité de mettre la vie végétative comme base indispensable à la vie sensible étant un fait d'expérience qui s'explique d'ailleurs par le caractère organique des fonctions sensibles.
Il n'est pas douteux, comme nous l'avons dit, que beaucoup d'animaux jouissent de cette vie consciente [°630], et nous pouvons la connaître, même scientifiquement, par analogie avec la nôtre. Mais en remontant dans la série des vivants dont l'organisme est de moins en moins différencié, on en rencontre un bon nombre, classés d'ordinaire parmi les animaux, dont on peut douter si vraiment ils jouissent d'une vie consciente. Il ne faut pas cependant exiger une conscience explicite, ou représentée par une fonction spéciale comme dans les animaux supérieurs, pour conclure à l'âme sensitive: la conscience implicite la plus rudimentaire, inclue dans tout acte authentique de sensation [cf. no. 3, §419 et §438-440] et spécialement de la sensation tactile, cénestésique [§422] ou réagissant à un excitant externe, suffit pour réaliser une perfection irréductible à toutes les opérations végétatives. Nous établirons donc la règle: Partout où se rencontre un organe de sensation, avec des réactions inexplicables sans connaissance, il y a une âme sensitive, un animal et non une plante. Ainsi, comme les organes spécialisés des sens sont, chez nous, liés au système nerveux, la présence de celui-ci avec des corpuscules tactiles et des ganglions centralisateurs, peut faire conclure avec grande probabilité et souvent certitude a l'existence de faits de conscience rudimentaire, même chez les invertébrés, les vers, les larves, etc. Quant aux réactions des unicellulaires, par ex. des amibes émettant des pseudopodes pour saisir leur aliment, ou des bactériophages qui, à l'échelle microscopique, se portent vers une bactérie longue de quelques microns, il est probablement possible de les expliquer comme le comportement du grain de pollen, qui, placé sur le stigmate du pistil, émet des prolongements pour atteindre l'ovule, - sans dépasser les ressources de la vie végétative. Le doute demeure pour beaucoup d'organismes inférieurs (protistes) doués de mouvement et parfois de phases évolutives; mais ces cas spéciaux qui exigent des recherches expérimentales plus détaillées, relèvent des sciences particulières; la philosophie se contente d'établir le principe général: «Il y a vie animale, s'il y a fait de conscience» [°634].
§511) 2. - La connaissance, perfection pure. La connaissance n'est pas seulement une vie, et à ce titre déjà, une perfection pure [°635]; mais sa notion possède une nouvelle note de perfection qui précise celle de vie. Pour connaître, en effet, il ne faut pas seulement affirmer son immunité à l'égard des influences externes, il faut encore jouir d'une certaine illimitation interne: car le connaissant, tout en restant soi-même, possède ce qu'il connaît, s'identifie avec lui, et s'étend ainsi à l'autre en tant qu'autre. Plus cette extension psychologique s'élargit, plus la connaissance est parfaite, en sorte que rien en elle n'exige de limite.
Elle reste évidemment compatible avec ces limites, comme le prouve l'existence de la connaissance sensible. Mais elle réalise ainsi la définition de la perfection pure exprimée par un concept analogue, d'une analogie de proportionnalité propre [§83], qui, n'incluant ni n'excluant la limite dans sa définition, peut se retrouver au sens propre à des degrés simplement divers, par ex., dans l'humble conscience animale, dans l'esprit pur, dans la connaissance infinie de Dieu.
Si donc, comme perfection pure, nous définissons la vie: un principe d'action immanente («motio sui»), nous définirons la connaissance: un principe d'identification psychologique avec l'autre («possessio alterius ut alterius»).
§512) 3. - L'âme animale dans la hiérarchie des formes. D'après les définitions fixées plus haut [§393], l'âme animale reste une forme substantielle matérielle absolument, puisqu'elle est incapable de subsister seule; cependant, plusieurs de ses opérations jouissent déjà d'une certaine immatérialité relative, parce qu'elles sont libres de certaines conditions matérielles, soit extrinsèques, soit même intrinsèques; mais aucune de ces opérations n'atteint le degré d'immatérialité absolue. C'est pourquoi cette âme reste soumise dans toute son évolution aux lois nécessaires et au déterminisme de la nature.
Néanmoins, l'immatérialité relative (au deuxième degré) du principe vital chez les animaux, se manifeste clairement par le déploiement de l'instinct expliqué plus bas [cf. chap. 6, §754], dont la sagacité et la richesse, surtout dans ses formes d'instinct maternel, sont un reflet et comme une participation à la raison elle-même.
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