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§693). Avec l'appétit sensible, nous franchissons les frontières assignées depuis Descartes à la psychologie expérimentale, car nous abordons des phénomènes qui, de droit, sont toujours d'ordre conscient [°1159]. Plus d'une fois, on a essayé de réduire l'une à l'autre la connaissance et la vie affective [°1160]. Nous commencerons donc par établir l'existence de l'appétit sensible, en indiquant ses divisions générales et ses grandes lois.
D'un autre côté, ce qui frappe avant tout les psychologues modernes dans les faits de la vie sensible, en dehors de la connaissance, c'est leur mode affectif: et c'est en effet un trait qui les caractérise; si bien que saint Thomas, pour cette raison, leur réservait (comme d'ailleurs tous les anciens) le titre de passion [°1161]. Mais comme nous le montrerons, l'appétit sensible n'en a pas moins un caractère actif. Car en face d'un bien que la connaissance lui rend présent, mais qui demeure souvent loin de lui en réalité, le vivant sensible n'a pas seulement de purs états affectifs passifs: toutes ses puissances d'action s'ébranlent au contraire pour conquérir ce bien et vaincre les obstacles qui l'en séparent. C'est en nous mettant à ce point de vue que nous proposerons une classification par les objets formels des manifestations de la vie sensible, soit affective, soit active, en y distinguant dès l'abord trois moments: le point de départ, le passage, et le point d'arrivée, où le vivant possède son bien ou se résigne à son mal. En chaque étape, l'analyse se complétera par l'aspect plus synthétique du problème des lois. Enfin, cet exposé nous permettra d'éclairer la question de l'instinct des animaux où la vie sensible pure manifeste le mieux toute sa richesse.
D'où cinq paragraphes:
1. - Classifications générales et grandes lois.
2. - Le point de départ du mouvement appétitif: les états affectifs
fondamentaux (d'ordre sensible).
3. - Les phases du mouvement appétitif: les dispositions affectives instables
(d'ordre sensible).
4. - Le point d'arrivée du mouvement appétitif: les états affectifs achevés
(d'ordre sensible).
5. - L'instinct des animaux.
b63) Bibliographie spéciale (Classifications générales et grandes lois)
§694). Avant de proposer une classification et d'établir les grandes lois de l'appétit sensible, il faut d'abord en constater l'existence, comme d'un groupe de faits nettement différenciés, distincts à la fois des fonctions inconscientes naturelles, et des activités réfléchies de la volonté, et surtout des faits de connaissance même sensible, tels que nous les avons déjà étudiés; de la sorte, ce groupe de faits constituera légitimement une fonction spéciale, au sens empirique, utilement complétée par l'hypothèse d'un principe opératif réel, quoique inconscient, dont la nature sera précisée dans la section 2.
1) Existence.
Proposition 35. 1) L'appétit sensible désigne toute inclination qui, non seulement suppose une connaissance sensible préalable, mais en découle et en reçoit sa spécification; et qui cependant s'en distingue nettement, parce qu'elle est dépourvue de caractère représentatif ou significatif, et est uniquement d'ordre affectif et actif. 2) Son objet formel est le bien ou le mal concret, en tant qu'il est ainsi apprécié par la connaissance sensible du vivant; par là, il se distingue de l'appétit naturel et de la volonté.
A) Preuve d'induction.
§695) 1. - Connaissance et appétit sensible. Nous avons déjà constaté des faits de tendance et d'impulsion motrice où la conscience n'intervenait qu'à titre de spectatrice. Mais il en est d'autres où la connaissance joue un tout autre rôle, et devient l'origine de l'inclination. Pour être précis, nous éliminerons de notre introspection, soit les connaissances supérieures des sciences ou des notions abstraites, soit les décisions réfléchies et le contrôle actif de la raison; et nous observerons, par analyse, les seuls faits de conscience sensible. Supposons, par exemple, que sous l'impulsion du besoin nous approchions d'une table bien servie pour un repas. Un coup d'oeil nous y montre tel mets qui «nous fait venir l'eau à la bouche», car nous en savons par expérience la saveur bien à notre goût; et à côté, tel autre mets, par suite d'expériences opposées, nous soulève le coeur. Dans ce fait d'ailleurs très complexe [°1162], considérons plus attentivement les deux couples de faits: d'un côté, l'attrait pour le premier mets et la répulsion pour le second; de l'autre la double perception de ces objets. Ces deux couples ont d'intimes rapports: ils surgissent à peu près en même temps dans la conscience. Mais il n'y a pas simple coïncidence: l'un dépend de l'autre et c'est la perception qui est source de l'attrait ou de la répulsion. Si, en effet, on cherche à les dissocier, on parviendra peut-être à réaliser la perception seule, en promenant un regard indifférent sur la table; mais jamais on ne suscitera l'attrait typique pour ce mets concret, ou la répulsion pour cet autre, sans en avoir réalisé d'abord la connaissance; ce ne sera pas nécessairement une perception actuelle; un souvenir, une imagination assez vive suffira, mais une connaissance de ce mets est indispensable. Bien plus, si cette connaissance est «pratique», c'est-à-dire si elle apprécie l'objet à un point de vue strictement personnel comme m'étant utile ou agréable, nuisible ou pénible, (avec cet égoïsme caractéristique des perceptions sensibles, tel qu'on le voit s'épanouir dans les animaux, ou chez les enfants et les hommes où le contrôle de la raison fait défaut), la connaissance se transforme spontanément en attrait ou en répulsion. Car l'objet, en s'incorporant à notre moi psychologique par la connaissance, y devient un nouveau principe d'action, selon cette loi que «tout accroissement d'être est un accroissement d'agir: agere sequitur esse»; mais avec cette clause essentielle que cette perfection de surcroît dont s'enrichit notre personnalité psychologique, s'adapte parfaitement à notre situation préalable, ne devenant point force d'attraction ou de répulsion d'elle-même [°1163], mais selon qu'elle nous apparaît convenable ou non. Ainsi le mets perçu, précisément en tant que connu, en tant qu'incorporé à notre psychologie, y devient le but d'une poussée vitale pour l'atteindre, à moins qu'il ne soit l'origine d'un recul pour le fuir. On peut ici parler d'idée-force [°1164], ou plus exactement d'image-force, ou d'intention-force. L'objet connu donne ainsi son caractère propre à l'attrait ou à la répulsion; il les distingue l'un de l'autre, il les spécifie.
Or ce phénomène est fréquent dans notre psychologie: non seulement pour les aliments, mais pour tous les objets concrets jugés utiles ou nuisibles, agréables ou pénibles: pour la musique, la couleur et les formes, pour les jeux qui se présentent, et les travaux des mains qui s'imposent; chacun de ces objets, en s'installant dans notre conscience par une connaissance pratique colorée d'appréciation personnelle sur leur valeur, devient l'origine de réaction d'attrait ou de répulsion; et c'est précisément cet ensemble de faits que nous rangeons sous le nom d'appétit sensible.
Mais faut-il considérer cette réaction appétitive comme un simple aspect de l'unique réalité qui serait la connaissance, l'«idée», dirait Fouillée? La clarté ne le permet pas. Sans préjuger de la nature et de la distinction des principes actifs sous-jacents, dont nous traiterons dans la section 3 [§838], le groupe des faits dont nous venons d'établir l'existence, possède des caractères distinctifs qui les opposent aux faits de connaissance: trois traits résument cette différence: tandis que la connaissance est objective, spéculative et statique, l'appétit est un fait subjectif, affectif et actif.
a) Fait subjectif. La connaissance est essentiellement représentative [§419]; elle met notre conscience en face d'un objet, soit extérieur, perçu en lui-même, soit vu dans une image interne, mais toujours distinct du «moi-pensant» tout en en faisant intimement partie à titre d'objet connu: cette dualité dans l'unité est caractéristique de tout fait de connaissance. Or elle est totalement absente de la réaction vitale que nous analysons ici: celle-ci, au lieu de s'étendre vers un objet, se renferme essentiellement dans les bornes du sujet. Éprouver un attrait, par exemple, ce n'est rien se représenter, même si cet attrait est bien précis et spécifié par la connaissance de l'objet aimable: ce n'est pas «être un autre» (ou connaître), c'est être soi-même disposé d'une certaine façon vis-à-vis de cet objet. C'est pourquoi, la représentation restant la même comme représentation [°1165], l'attrait peut devenir indifférence et même répulsion. C'est pourquoi aussi, tandis que l'objet connu comme tel est toujours intérieur et présent au connaissant, l'objet de notre appétit est indifféremment possédé ou séparé de nous. Bref, toute appétition se révèle comme phénomène subjectif pur.
b) Fait affectif. Pour caractériser cette disposition subjective, nous l'appelons d'ordre affectif, signifiant par là que nous avons conscience d'être passif, de subir l'action de l'objet, qui exerce son attrait ou sa répulsion (comme les mets de plus haut), ou qui impose sa jouissance ou sa résignation. L'objet connu semble sans action, placé spéculativement devant le regard. L'objet d'appétit est toujours actif, et nous éprouvons son action, nous en sommes affectés. Cet aspect affectif est d'autant plus frappant dans la vie sensible qu'il se répercute infailliblement dans l'ordre physiologique, et la conscience de ces mouvements que nous subissons et qui s'irradient en troubles plus ou moins profonds [°1166], fait partie intégrante du phénomène total d'appétit et en accentue le caractère affectif.
C'est pour exprimer ce caractère central que saint Thomas, avec les anciens, appelle passion tout acte d'appétit sensible qui s'accompagne toujours, dit-il, de quelque commotion organique: «passio est motus appetitus sensitivi cum transmutatione corporali» [°1167]. La terminologie moderne a donné à ce mot un sens psychologique assez différent que nous respecterons; et pour éviter toute confusion, nous traduirons d'ordinaire la passion au sens thomiste par «phénomène affectif sensible», ce qui exprime très exactement la même idée. Affectif, en effet, désigne «le caractère générique du plaisir, de la douleur, des émotions [...] L'expression «tendances affectives» est aussi appliquée aux inclinations et aux passions» [°1168]; c'est, en un mot, le terme le meilleur pour désigner d'une façon générale tous les phénomènes d'appétit sensible, exactement comme le terme passion en thomisme [°1169].
c) Fait actif. Mais, à le bien observer, le phénomène affectif n'est pas purement passif: il est, bien plus que la connaissance, principe d'action [°1170]. Éprouver un attrait, c'est subir une disposition nouvelle, c'est aussi tendre à conquérir l'objet, ou chercher à le conserver. C'est que la disposition affective, parce qu'elle concerne le sujet dans son état réel, descend sur le plan des choses existantes où l'union est plus malaisée que dans l'ordre psychologique, et l'union est pourtant l'achèvement normal de l'attrait. C'est pourquoi, tandis que l'objet connu reste en face du connaissant, dans la paix et la stabilité du possédant, l'objet d'appétit en se projetant devant nous comme une fin, un but à atteindre ou à garder, s'épanouit nécessairement en actions extérieures pour organiser la conquête ou la défense du trésor.
Bref, tandis que le mouvement de connaissance est tout immanent, attirant l'objet en notre conscience pour l'assimiler et le posséder en nous, le mouvement d'appétit est orienté vers le dehors, nous portant vers l'objet tel qu'il existe en soi afin de nous enrichir à son contact. Surtout dans l'ordre sensible [°1171], ce sont deux mouvements opposés, l'un centripète, l'autre centrifuge; et la clarté nous oblige à les attribuer à deux fonctions distinctes: la connaissance sensible et l'appétit sensible.
§696) 2. - Les trois objets formels. L'analyse précédente nous permet de conclure que l'objet formel de l'appétit sensible est le bien ou le mal concret, en tant qu'il est ainsi apprécié par la connaissance sensible du vivant. Le rôle essentiel que joue ici la connaissance distingue clairement ce groupe de faits des phénomènes inconscients de droit, que nous avons rassemblés dans l'appétit naturel; les faits nombreux mentionnés à l'article 1 nous dispensent ici d'insister.
Mais dans l'ordre de l'appétit spontané, il faudra encore distinguer avec soin les réactions affectives, nées d'une connaissance sensible, et celles qu'engendre un jugement proprement dit de la raison pratique. Pour l'introspection, ces phénomènes sont le plus souvent intimement mêlés. Il n'est guère, chez l'homme, d'appréciation sensible sur tel bien concret, qui ne soit imprégnée par l'éducation et l'habitude, de quelque jugement pratique vaguement ou délibérément réfléchi. Nous montrerons plus loin [§762] la distinction radicale de ces deux faits affectifs; notons seulement ici que l'appétit rationnel ne comporte de droit aucune répercussion corporelle, et à cause de cela, en lui, le caractère affectif expérimental s'estompe fortement, tandis que s'épanouit son aspect d'activité. C'est pour cela sans doute que la terminologie moderne identifiait volonté et activité. Mais pour plus de clarté, nous définirons plutôt la volonté comme l'inclination dont le terme (ou l'objet formel) est le bien ou le mal jugé tel par la raison: et elle comprendra soit les faits affectifs ou sentiments supérieurs, d'ordre intellectuel, soit les activités ou décisions réfléchies (la volition au sens strict).
Bref, les faits nous disent que l'objet formel de l'appétit naturel est le bien physique poursuivi inconsciemment; celui de l'appétit sensible est le bien concret apprécié par la connaissance sensible; celui de la volonté est le bien jugé tel par la raison.
B) Corollaires.
§697) 1. - Sensation représentative et sensation affective. Le langage ordinaire, peu soucieux de précision technique, appelle «sensation» l'état de conscience global consécutif à une modification d'un organe sensoriel; et l'on parle d'une sensation de froid, ou de lumière, comme d'une sensation de douleur. Pour plus de clarté, nous avons réservé le terme sensation pour désigner le phénomène de connaissance sensible (sensation représentative) [§420]. Quant aux éléments affectifs ou tonalité affective qui accompagnent toujours, quoique en des degrés divers, la sensation, et qu'on appelle parfois sensation affective, nous l'appelons simplement un fait affectif sensible.
Comme le mouvement propre de la connaissance et celui de l'appétit, ainsi qu'il a été montré, sont opposés, on a constaté la loi que: dans la sensation, l'élément représentatif et l'élément affectif sont en raison inverse. Ainsi, les sens inférieurs, cénesthésie, toucher interne, dont l'objet est très vague, sont comme immergés dans l'affectivité. Au contraire, les sens supérieurs comme la vue, l'ouïe, s'en dégagent au point d'être parfois purement spéculatifs.
Cette loi cependant n'est vraie que pour les faits pris en gros, synthétiquement. Car il faut noter que la sensation n'éveille l'affectivité que par l'intermédiaire de la conscience et d'une appréciation pratique, comme nous l'avons dit, ce qui implique bien d'autres éléments psychiques que la pure sensation au sens strict. Si les sens inférieurs sont plus affectifs, c'est que leur objet étant notre propre corps, nous touche de plus près et provoque inévitablement une intuition pratique; mais une sensation visuelle peut aussi se charger pour nous d'un riche coefficient affectif, si elle porte sur un objet qui nous intéresse spécialement; si l'avare, par exemple, couve des yeux son or, ou si l'on contemple une figure aimée.
Bref, dans le phénomène psychologique très complexe appelé vulgairement sensation, l'analyse scientifique doit distinguer au moins quatre éléments:
a) une connaissance sensible spécifiée par l'un des objets des sens: par exemple, le toucher d'un objet chaud; et qui se complète normalement par l'acte de conscience, grâce auquel nous nous rendons compte au moins implicitement que nous avons cette connaissance;
b) une appréciation sensible, acte du sens appréciatif [°1172] qui nous présente cet objet sensible ou cette sensation elle-même sous un aspect pratique, comme utile ou nuisible, convenable ou non;
c) une réaction appétitive qui est proprement le phénomène affectif sous une des formes que nous analyserons plus bas: par exemple, comme un plaisir ou une douleur;
d) enfin, un acte de conscience sensible, qui, dans l'homme, peut se compléter par la conscience réflexe ou intellectuelle, qui nous révèle à nous-mêmes ces divers actes de connaissance et d'appétit, et qui permet d'appeler globalement la sensation «un fait de conscience».
§698) 2. - Problème des états affectifs purs. Les psychologues se sont demandé s'il existe des états affectifs purs, c'est-à-dire sans connaissance. L'expression est équivoque et il convient de distinguer:
a) En définissant le phénomène affectif comme un fait de conscience, il est clair qu'on y inclut un élément de connaissance, par lequel nous nous rendons compte, par exemple, que nous éprouvons telle émotion.
b) En considérant en eux-mêmes les faits affectifs, abstraction faite de la conscience qu'on en a, il est inutile de se demander s'il y a des «états affectifs» qui ne sont appréhensifs d'aucun objet [°1173]. Tous en sont là, puisque par définition, le fait affectif ou l'appétit s'oppose à la connaissance [°1174].
c) Mais y a-t-il des états affectifs purs, en ce sens qu'ils naissent dans la conscience indépendamment de toute représentation ou idée? Sans nul doute, l'introspection nous révèle de tels états; mais pour la clarté des classifications, il convient de les ranger parmi les faits d'appétit naturel (affectifs au sens large) où la conscience n'intervient que pour les constater. Si donc on réserve le titre de faits affectifs au sens strict à ces réactions appétitives qui jaillissent précisément d'une connaissance préalable (et dont nous venons d'établir l'existence), il est clair qu'il n'y a point d'états affectifs purs. Tout le problème se réduit ainsi à une classification correcte ou à une définition exacte des phénomènes observés.
Examinons, en effet, les faits souvent proposés comme états affectifs purs:
1) État agréable (plaisir, joie): celui du hachisch et ses analogues, certaines périodes de la paralysie générale des aliénés, l'euphorie des phtisiques et des mourants;
2) États pénibles (tristesse, chagrin) dont on ignore l'origine: la période d'incubation de plusieurs maladies;
3) État de peur: sans raison, sans cause apparente, peur de tout et peur de rien (phobies);
4) État d'excitabilité qui se rapproche de la colère, fréquent dans les névroses [°1175].
On découvre aisément en tous ces faits deux éléments: À la racine, et pour ainsi dire comme soubassement, il y a un état organique et des réactions physiologiques dont la cause échappe, de droit, à la conscience, et qui donnent lieu à des faits d'appétit naturel dont nous avons parlé. Ces tendances nées dans l'inconscient peuvent d'ailleurs se révéler à nous, soit sous forme de besoin ou d'impulsions, comme nous l'avons dit, soit sous forme de prédisposition à certains états affectifs. Celui qui, ayant mal digéré la nuit, se lève avec une mauvaise humeur «d'origine chimique», éprouve un véritable besoin de se fâcher qu'il satisfera à la première occasion. Mais la conscience n'ayant ici qu'un rôle d'épiphénomène, ces faits ne sont pas encore des faits affectifs proprement dits.
En second lieu, dans tous les exemples présentés, on constate l'intervention de la cénesthésie qui nous renseigne sur le fonctionnement général de nos organes végétatifs: ainsi avertit-elle le malade d'un certain équilibre passager de ses fonctions, source d'euphorie, ou au contraire, des premiers troubles d'incubation du mal, d'où nait l'inquiétude; et ainsi des autres. Or il y a là une vraie intuition sensible: l'objet sans doute en est vague et imprécis, d'où le caractère diffus et incertain de l'état affectif qu'il suscite; mais en tout cas, il n'y a plus d'état affectif pur.
De plus, dans le courant de la vie psychologique où tout se compénètre, les inclinations inconscientes se prolongent naturellement en ton affectif vague, et enfin tendent à se fixer sur un objet dont la perception suscite une émotion bien caractérisée. Par exemple, dans le cas des phobies, c'est la tendance physiologique d'un tempérament déprimé qui par l'intermédiaire de la cénesthésie se traduit en une vague inquiétude; des lors, le moindre objet, un bruit, une ombre, grossi et transformé par l'imagination, devient l'origine d'une perception d'où jaillissent des accès de peur qui rentrent clairement parmi les faits d'appétit spontané [°1176].
§699). - Physiologie et vie affective: organe de l'appétit sensible. Les faits de la vie affective semblent dépendre de l'organisme au même titre que la connaissance sensible dont ils jaillissent. Mais, tandis que les recherches expérimentales ont permis certaines précisions sur le siège des sens externes ou internes, on n'a que des indications très générales pour les états affectifs. Les anciens considéraient le coeur comme l'organe propre des passions ou des émotions. Cette conclusion se basait sur un fait incontestable, accessible à l'introspection vulgaire et que la science moderne a précisé, savoir, que les phénomènes affectifs, surtout sous leur forme d'émotion, retentissent immédiatement, par l'intermédiaire du système nerveux grand sympathique, sur les fonctions nutritives et de circulation, causant des troubles dans les mouvements du coeur, dans la sécrétion de l'appareil digestif, etc.
Il convient certes d'incorporer à la notion intégrale d'émotion ces diverses réactions: toute émotion sensible suppose une «commotion corporelle» [°1177]. Cependant, ces réactions apparaissent plutôt comme une diffusion de l'état affectif, un effet variable et surtout perceptible lorsque l'affection s'intensifie en émotion.
D'autre part, la physiologie a établi sans doute possible l'existence dans le cerveau de centres moteurs, qui comprennent au moins la circonvolution centrale et le sillon de Rolando [°1178]. On reconnaît d'ailleurs à l'écorce cérébrale une fonction générale de contrôle, en ce sens que les systèmes de réflexes soit moteurs, soit glandulaires, sécrétoires, etc., qui constituent l'adaptation de notre vie végétative aux divers excitants du milieu vital, sont soumis à la régulation des fonctions supérieures de la conscience dont le siège se trouve en général dans les lobes antérieurs de l'écorce cérébrale. En tant que l'appétit sensible est principe de mouvement, comme nous l'avons dit, il faut considérer évidemment cette partie du cerveau comme son organe propre. Et comme l'état affectif n'est que l'aspect subjectif, passif, du phénomène appétitif, et qu'il est d'ailleurs lié intimement aux faits de connaissance interne dont le siège est le cerveau, nous conclurons que l'organe propre des faits affectifs sensibles est dans les centres cérébraux voisins des centres cognitifs, principalement des centres moteurs, mais aussi des centres régulateurs dont peut user la conscience réfléchie.
Mais si, au sens propre, le coeur est un organe de la vie végétative, et non point de la vie psychologique (cognitive ou appétitive), dont le siège est le cerveau; on peut dire cependant qu'il est l'organe manifestatif par excellence des états affectifs et surtout des émotions. Sans doute, il est doué d'un mouvement autonome, commandé par des centres réflexes propres, mais «l'intensité, la vitesse et la régularité des contractions cardiaques sont continuellement influencées par le centre cérébro-spinal» [°1179]. Celui-ci est relié au coeur directement par deux faisceaux de fibres nerveuses; l'un appartenant au pneumo-gastrique, à une action modératrice ou de ralentissement; l'autre; appartenant au grand sympathique, à une action accélératrice. De plus, les centres nerveux supérieurs sont reliés, soit aux nerfs vaso-moteurs qui sont répartis dans la tunique des vaisseaux sanguins, artériels et veineux, pour régler leur diamètre d'ouverture et déterminer ainsi la quantité de sang qui circule dans l'organisme - soit avec les nerfs qui président à la respiration au moyen de laquelle le sang acquiert sa qualité de sang oxygéné, nécessaire à son rôle nutritif dans l'organisme. Évidemment, les troubles ou variations dans ces deux fonctions se répercutent sur les mouvements du coeur, et par là, celui-ci se trouve encore en contact avec le cerveau, siège des émotions. Ainsi, grâce à ces multiples liens, la vie affective se manifeste d'abord et principalement dans les divers mouvements du coeur.
On le voit, d'ailleurs, cette influence n'est pas exclusive, et les émotions tiennent sous leur dépendance la plupart des fonctions physiologiques, et tout spécialement le système des glandes sécrétoires, dont l'importance a été plus particulièrement mise en relief de nos jours.
De plus, en dehors de ces mouvements affectifs plus élevés, liés à des appréciations sensibles bien conscientes, il y a les émotions sourdes et puissantes, d'origine subconsciente, proches de l'instinct et de l'appétit naturel, dont le siège est dans les parties plus profondes et plus anciennes du cerveau (le mésencéphale) spécialement les couches optiques, où s'enracine aussi le grand sympathique.
Nous nous efforcerons de préciser plus loin quelques-unes des réactions physiologiques propres aux diverses émotions que nous analyserons.
2) Classifications.
Proposition 36. 1) Les faits affectifs sensibles, considérés proprement au point de vue des objets formels, constituent deux fonctions distinctes: l'appétit de jouissance et l'appétit de lutte. 2) Les faits affectifs pris en général comme fait d'appétit spontané se manifestent, au point de vue de leur intensité, sous trois formes principales: comme simples affections, comme émotions, comme passions. 3) Enfin, les inclinations ou tendances sont ordinairement distribuées en personnelles, sociales et supérieures.
§700) Première série de faits: selon les objets formels. L'analyse précédente nous a montré que le fait affectif sensible n'est rien d'autre qu'une inclination psychologique jaillissant d'une connaissance pratique sensible. Il est dès lors tout indiqué de classer les diverses formes d'appétition selon les divers objets qui en déterminent l'apparition. On voit bien d'ailleurs qu'il ne s'agit pas de la diversité des objets pris en eux-mêmes (objets matériels), mais considérés précisément dans leurs rapports à notre état affectif, c'est-à-dire en tant qu'appréciés pratiquement par le vivant (objets formels). Qu'il s'agisse, par exemple, d'un fruit ou d'une musique, la réaction affective peut être totalement la même, si nous apprécions ces deux choses comme également agréables; mais pour le même objet, elle diffère radicalement si nous l'apprécions comme convenable ou comme nuisible. Et voilà une première base solide de classification: si l'objet formel apparaît comme bien concret (utile ou agréable), il suscite l'attrait; s'il apparaît comme mal concret (nuisible ou pénible), il suscite la répulsion. Et puisque la réaction appétitive est de soi un mouvement tendant à l'union, il suffirait, semble-t-il, de noter les dispositions affectives diverses en cas d'absence ou de présence soit du bien, soit du mal, pour avoir une classification complète par les objets formels.
Mais l'introspection, appuyée par l'observation externe des animaux et des enfants, nous révèle un fait singulier. En cas d'absence, le bien n'attire pas toujours: s'il est perçu comme inaccessible, son souvenir ou sa vue brise tout élan. De son côté, le mal futur exerce parfois une sorte d'attirance, une vraie fascination, si bien qu'on parle de l'amour du risque, de plaisir spécial dans les sports dangereux et surtout de la joie de marcher à l'ennemi. Ces états d'âme sont sans doute très complexes, et nous aurons à mieux les analyser [°1180]. Retenons seulement ici qu'en cas d'absence de son objet, le mouvement appétitif peut se renverser, et observons que la cause en est dans le caractère de difficulté reconnu à cet objet.
Le comportement animal confirme ce fait. «Tandis que la bête s'abandonne aux satisfactions de ses sens, on la voit parfois brusquement s'y arracher pour courir sus à l'ennemi, affronter des coups, en souffrir sans lâcher prise» [°1181]. Qui n'a vu la scène du chien défendant son os? D'autres fois, l'animal s'expose au danger pour atteindre un bien difficile, par exemple dans la chasse, dans l'instinct déprédateur.
Les faits nous obligent donc à reconnaître deux fonctions dans la vie affective sensible. Pour l'une, l'inclination au bien est fondamentale, le mal ne cause qu'aversion et la difficulté ne peut que contrarier ou diminuer l'intensité de ses manifestations. Pour l'autre, au contraire, cette difficulté donne un surcroît de vigueur: elle exalte l'ardeur de la recherché et l'élan de l'assaut pour briser l'obstacle et conquérir le bien désiré.
L'un est l'appétit de jouissance que nous définirons: l'inclination [°1182] psychologique déterminée par l'objet sensible considéré simplement comme convenable ou non, comme bien ou mal concret.
L'autre est l'appétit de lutte que nous définirons: l'inclination psychologique déterminée par l'objet sensible apprécié comme difficile, soit un bien concret ardu à conquérir, soit un obstacle ou un ennemi difficile à vaincre [°1183].
Les rôles de ces deux fonctions de la vie affective sensible apparaissent comme complémentaires et parfaitement harmonisés. L'appétit de jouissance est plus fondamental; il est à l'origine du mouvement affectif pour orienter le vivant vers un but consciemment perçu et il se retrouve au terme pour se reposer dans le but atteint ou se résigner à son absence. L'appétit de lutte a le rôle de secours et de soutien pour faire face aux difficultés souvent imprévues de l'existence; il accentue le caractère actif de l'appétit et s'exerce avant tout dans le passage vers le but. C'est pourquoi, en analysant les diverses formes de la vie affective sensible sous ces trois aspects (départ, passage, arrivée), nous compléterons la classification par les objets formels.
§701) Deuxième série de faits: selon l'intensité. La classification précédente se tient strictement dans le plan de la vie affective sensible, telle qu'on la trouve aussi dans l'animal. Mais en fait, chez l'homme, nous l'avons déjà noté, la vie affective supérieure, déterminée par des jugements pratiques d'ordre rationnel, est souvent intimement unie aux réactions sensibles. Nous aurons plus d'une fois à signaler ces faits de conscience synthétiques dans les paragraphes suivants. Mais avant de préciser ces manifestations plus spéciales, nous pouvons ici considérer notre vie affective humaine en général: et quel que soit l'objet qui la détermine et tend à en devenir le centre, elle peut toujours se manifester sous trois formes qui en sont comme trois degrés successifs d'intensité. Prenons, par exemple, un bien concret comme l'argent, la richesse; notre disposition affective envers lui, quand nous y songeons ou le voyons, peut n'être qu'une simple inclination; mais elle sera plus vive si nous gagnons le gros lot à la loterie, ou si nous constatons la disparition de notre portefeuille: elle devient une émotion. Enfin, si elle s'empare de toute l'âme, comme dans l'Harpagon de Molière, elle est la passion de l'argent qu'on nomme l'avarice.
On retrouve ces trois étapes à propos d'une foule d'objets. Il y a la passion du plaisir, de la danse; du jeu, des sports; la passion de la gloire, de la politique, de la lecture, de la musique; même la passion des études, des sciences, les passions religieuses; et ces dispositions affectives intenses supposent toujours des émotions et à l'origine une inclination. Ces deux dernières formes peuvent cependant rester sporadiques, à l'état diffus, sans réussir à se cristalliser en passion. Essayons de les caractériser par leur définition descriptive.
a) La simple affection: tendance ou inclination affective [°1184] est l'état naissant d'un mouvement affectif déterminé, fruit de la rencontre consciente d'un objet qui fournit la réponse aux dispositions du sujet. Si la rencontre était inconsciente, on resterait dans l'ordre des besoins ou des impulsions, réactions d'appétits naturels; mais dès qu'intervient une appréciation ou un jugement pratique, on assiste à la naissance de l'inclination affective. On peut passer indifférent près de la boisson alcoolique, mais dès qu'elle nous apparaît capable de nous satisfaire, on voit germer l'inclination affective qui pourra s'épanouir en passion. Mais tant qu'elle en reste aux premières manifestations, qu'elle est encore sans force et peu encombrante, c'est-à-dire en cet état naissant où elle inspire peu d'intérêt, on l'appelle simple tendance ou inclination [°1185]; et c'est en ce sens qu'on l'oppose à l'émotion et à la passion.
b) L'émotion en général peut se définir le mouvement affectif produit par le manque d'équilibre entre les tendances d'un sujet et les excitations ou objets extérieurs.
On a parfois appelé émotion ce que saint Thomas appelle «passion» c'est-à-dire tout mouvement d'appétit sensible en général, tout fait de la vie affective sensible. Et non sans raison, car en tout phénomène de ce genre, il y a comme partie intégrante une modification physiologique subie: «cum transmutatione corporali» [°1186].
Cependant, dans les états affectifs les plus faibles, cette secousse physique reste dans la subconscience, sinon dans l'inconscience: c'est pourquoi il vaut mieux, avec les psychologues actuels, réserver le terme d'émotion à une seconde étape, où l'ébranlement s'impose à la conscience comme faisant partie du fait affectif. C'est pour exprimer ce caractère essentiel que l'on parle de rupture d'équilibre entre les tendances du sujet et les excitations des objets extérieurs. Ainsi la présence habituelle du père à la table de famille peut engendrer un état affectif qui n'est pas une émotion: entre cette présence et les dispositions de chacun, l'équilibre s'est établi; mais qu'il se produise une absence inopinée, l'équilibre rompu suscite une certaine émotion d'inquiétude. Cet événement psychologique prend deux formes qu'il convient de caractériser: celle d'un choc, celle d'un sentiment prolongé.
L'émotion-choc peut se définir le mouvement affectif caractérisé par l'arrêt brusque d'un ensemble de tendances affectives devant une excitation forte et inattendue, et produisant un désordre psychologique intense, mais passager.
Ainsi, quand nul ne s'y attend, l'annonce de l'assassinat du Président de la République ou la mort accidentelle du Roi produit une grosse émotion; en langage courant, on dit aussi que l'événement fait sensation. Mais l'annonce inattendue d'une bonne nouvelle, d'un succès décisif, par exemple, a le même résultat. Pour produire l'effervescence psychologique de l'émotion, l'objet qui détermine cet acte d'appétit semble indifférent: seule importe son opposition brusque et forte aux dispositions affectives du sujet: ainsi tel événement, comme la suppression d'un match attendu, qui soulève l'émotion d'un groupe de sportifs en heurtant leurs goûts, laisse indifférente une studieuse assemblée d'intellectuels. Mais quelle que soit la forme spécifique du mouvement affectif, que ce soit un acte de joie ou de tristesse, un mouvement d'espérance, d'audace ou de colère, s'il jaillit comme une émotion-choc, il jette dans la conscience un trouble toujours le même: «désordre intense mais passager».
Dans le domaine de la connaissance, ce désordre se caractérise par une «chute brusque de l'attention»; on abandonne toute considération de ce qui préoccupait, et selon les tempéraments, on reste dans une sorte de vide de pensée, ou bien on s'absorbe dans l'unique idée d'où jaillit l'émotion; ou c'est une «véritable fuite des idées sur laquelle la volonté n'a aucun contrôle» [°1187]. Les activités supérieures de l'esprit, comme la réflexion, sont alors impossibles; et même dans l'ordre sensible, la mémoire, la perception s'exercent difficilement.
Dans le domaine de l'appétit, l'émotion-choc s'accompagne toujours d'un malaise, même si la cause doit ensuite susciter la joie; si le choc est violent, il devient douloureux, peut entraîner la perte de connaissance, parfois même la mort. Quant à l'action extérieure, ou bien elle est bloquée, ou bien elle prend la forme d'agitation.
Dans le domaine physiologique, le désordre se manifeste par des réactions diffuses, troubles de la respiration, de la circulation, (battements de coeur), de la sécrétion, comme les larmes, etc., qui se retrouvent à peu près les mêmes en toutes les émotions-chocs; car on pleure de joie comme de tristesse. On montre, en effet, en physiologie que tout fait affectif s'accompagne d'une libération d'énergie nerveuse, selon la loi d'irradiation des réflexes [cf. 5e loi, §690], et que Spencer formulait ainsi: «La décharge nerveuse, en s'irradiant dans l'organisme, tend toujours à s'écouler le long des lignes de moindre résistance dans l'étendue du système nerveux» [°1188]. Or l'émotion-choc libère une grande quantité d'énergie qui se répand par toutes les issues et produit de nombreuses réactions, mais incoordonnées.
Cependant, le désordre est passager et fait place bientôt à une disposition plus calme: l'«émotion-sentiment».
L'émotion-sentiment peut se définir: une disposition complexe, mais durable, dans la conscience, formée de tendances affectives arrêtées, et d'autres en voie d'adaptation et de réorganisation, avec diverses modifications organiques. L'émotion a quelquefois cette forme dès sa naissance, lorsque la secousse initiale n'est pas très forte, ou si l'on y est préparé: par exemple, quand un enfant voit mourir sa mère après une longue maladie. L'émotion-choc d'une mort subite, les premiers troubles passés, se transforme aussi peu à peu en émotion-sentiment.
Le caractère plus calme de cette émotion permet aux diverses réactions qu'elle suscite de s'organiser et de s'adapter à la situation; c'est pourquoi on observe ici, en restant dans l'ordre sensible, des manifestations spécifiques qui suivent diverses lois selon la diversité des émotions: elles seront, par exemple, très différentes dans la tristesse ou dans la joie: nous les examinerons plus loin à ce point de vue [§718].
Mais chez l'homme, l'organisation peut aussi s'opérer avec l'aide de la raison et se transformer en passion.
c) La passion, au sens moderne [°1189], peut se définir: une inclination affective devenue dominatrice et exclusive, et fixée dans une habitude.
Elle se distingue de l'émotion, d'abord par sa durée: «L'émotion, dit Kant, agit comme une eau qui rompt sa digue, la passion comme un torrent qui creuse de plus en plus profondément son lit» [°1190]. Ribot exprime la même idée par une autre image: «Les émotions sont des feux d'artifice»; les passionnés sont «des hauts fourneaux qui brûlent toujours» [°1191]. Mais surtout la passion se caractérise par sa force organisatrice qui la rend exclusive, éliminant les autres tendances ou se les subordonnant pour dominer toute la vie. Elle n'est donc pas un phénomène affectif nouveau: elle se ramène à l'une ou l'autre de nos tendances ou inclinations, mais qui, ayant trouvé un objet spécialement favorable, s'y est fixée par habitude et s'est faite peu à peu le centre de la conscience.
La passion ainsi comprise est un fait psychologique propre à l'homme; la raison y a nécessairement une influence, et elle apparaît comme la mise en oeuvre de la grande loi d'activité synthétique des états affectifs fondamentaux et de la vie humaine [§713 et §791 et surtout §794, sq.].
§702) Troisième série de faits: divisions courantes. Beaucoup de psychologues modernes observent que, dans notre vie affective, et par conséquent dans les tendances ou inclinations qui en sont la source, le moi joue un rôle plus ou moins important: et à ce point de vue, ils distinguent trois groupes de tendances:
a) Les tendances individuelles [°1192] ou égoïstes: sont celles dont le but est de procurer le bien propre du vivant. On peut les identifier avec les besoins ou appétits naturels de nos divers fonctions, dont nous avons déjà parlé [§687].
Le caractère d'égoïsme spontané est très prononcé dans les fonctions inférieures, comme le besoin de manger et de boire: Même la tendance qui suit la fonction de reproduction (appétit sexuel), bien qu'ordonnée par la nature à la société domestique, est encore d'elle-même livrée à la règle du plaisir égoïste. En s'élevant dans les fonctions, les inclinations naturelles qui les suivent: besoin d'exercer les sens ou l'intelligence (curiosité), besoin d'aimer, etc., deviennent de moins en moins égoïstes; et pourtant, elles gardent toujours un aspect individuel, elles restent en un sens la recherche du bien propre du vivant. Ce critère de l'égoïsme n'est donc pas apte à fonder une classification nette; il est plutôt un caractère de la vie affective, dont nous aurons l'occasion d'élucider les manifestations, soit à propos du double amour de concupiscence et d'amitié, soit en résolvant le problème du désintéressement [§793; et aussi §711 et §715].
b) Les tendances ou inclinations sociales ou altruistes: sont celles dont le but est de procurer le bien des autres hommes.
On indique comme manifestations fondamentales: la sympathie qui nous fait partager les sentiments et les mouvements affectifs des autres; et l'imitation, qui nous porte à conformer nos manières d'agir (marcher, parler, se vêtir, etc.) ou même de penser et de sentir sur celles des autres. Ces deux inclinations s'observent aussi chez les animaux, mais sont particulièrement développées chez l'homme [§715].
En se basant sur les divers groupements sociaux possibles, on peut distinguer: les inclinations électives, comme l'amitié qui réunit un petit nombre de personnes; - les inclinations domestiques, qui sont le principe d'union, soit entre les époux, soit entre parents et enfants, soit entre frères et soeurs ou parents plus éloignés; - les inclinations patriotiques [°1193], qui nous solidarisent avec le peuple entier dont nous faisons partie, et qui apparaît, pour nos dispositions affectives, comme une grande famille; - enfin les inclinations philanthropiques qui naissent en tout homme en face d'un représentant quelconque de la grande famille humaine, selon le mot de Térence: «Homo sum, humani nil a me alienum puto».
Ces tendances plus spéciales sont propres à l'homme: elles nous sont innées en tant qu'elles marquent l'orientation spontanée de notre être spirituel et de notre activité libre: elles sont l'épanouissement de la volonté, considérée comme appétit rationnel. Elles sont aussi, dans leurs racines, l'appétit naturel au sens large de notre volonté, et constituent l'instinct [§757] propre à l'homme; mais en s'exerçant, elles engagent aussitôt la direction de la raison avec la liberté et soulèvent des problèmes dont la solution dépasse la compétence de la psychologie expérimentale, comme le problème de l'origine des sociétés, familiales ou civiles, ou le rôle moral de l'amitié, du patriotisme, etc [°1194].
La même remarque s'adresse à la troisième catégorie qui reste à signaler.
c) Les tendances ou inclinations supérieures ou impersonnelles: sont celles dont le but est un bien purement spirituel. Si cet objet est considéré dans l'abstrait, nous aurons la sympathie et l'amour spontané du vrai, du bien et du beau, fondement tout à la fois de la vie scientifique, morale et artistique; si nous le considérons dans le concret, ces perfections dont la plénitude ne comporte pas de limite ne se réalisent éminemment qu'en Dieu: et nous avons l'inclination religieuse qu'on retrouve si bien en tous les peuples et en tous les temps qu'on a pu définir l'homme un «animal religieux». Mais, ici encore, les problèmes soulevés par ces instincts propres à l'homme dépassent les compétences de la psychologie expérimentale et seront examinés ailleurs.
Le grand défaut de cette classification courante est l'absence de critère scientifique qui permettrait de caractériser nettement chaque groupe en l'opposant aux autres. Ici, au contraire, une même disposition affective, comme l'amour du bien, peut revêtir à la fois les trois aspects: poursuivre son propre avantage sans exclure celui des autres, et avoir pour objet une perfection supérieure. Cette division répond cependant aux faits, mais vus du dehors: elle s'en tient au point de vue purement empirique. Pour expliquer et préciser les faits affectifs complexes qu'elle décrit, il faudra pousser davantage l'analyse de nos inclinations, soit d'ordre sensible, soit d'ordre volontaire.
3) Lois générales de l'appétit sensible.
Proposition 37. Les faits d'appétit sensible ont un caractère actif, et ils se développent selon une loi générale d'expansion ou d'influence. Mais en tant qu'affectifs, ils ont d'abord un côté passif, et leur origine est réglée par une loi de fatalité. À cette double loi fondamentale se rattachent la loi de transfert et celle de la formation des états affectifs complexes.
§703) 1. - Loi d'origine ou de fatalité. Tout fait affectif proprement dit d'ordre sensible jaillit fatalement d'une intuition pratique portant sur un objet qui intéresse la vie individuelle.
Avant de démontrer la loi, il convient d'en préciser les termes.
a) Elle concerne les faits affectifs proprement dits qui, selon la définition donnée plus haut, ne sont jamais indépendants d'une connaissance sensible pratique.
b) L'intuition, source de ces faits affectifs sensibles, est elle-même évidemment d'ordre sensible. Dans l'homme, à cause de l'unité de la conscience, la raison pratique intervient normalement; et selon une loi que nous préciserons [§783], elle jouit d'une certaine domination sur la vie affective sensible; mais ici dans notre introspection, il faudra, par méthode scientifique, éliminer toute influence supérieure pour saisir à l'état pur, autant que possible, le fonctionnement de la vie affective sensible. Nos conclusions d'ailleurs seront confirmées par l'observation externe des animaux.
c) L'intuition pratique d'ordre sensible dont nous parlons, désigne d'abord la perception, portant sur un objet externe apprécié spontanément comme agréable ou utile, nuisible ou désagréable; elle désigne aussi l'acte de conscience portant sur un fait de la vie intérieure, et même un souvenir ou une image, quand ils s'accompagnent semblablement d'une appréciation pratique. Ce dernier caractère est essentiel: il faut que l'objet soit saisi comme intéressant notre vie personnelle, car c'est uniquement par ce biais qu'il peut émouvoir l'appétit; c'est pourquoi, selon saint Thomas, la fonction d'appréciation concrète, appelée chez l'homme «cogitative», a le titre de «pourvoyeuse des passions» [§483]. Cependant, l'expérience nous apprend que cette appréciation n'est pas toujours explicitement requise: lorsqu'il s'agit d'un objet particulièrement bien adapté à notre personnalité ou qui lui répugne spontanément par suite de nos dispositions innées ou acquises, ou de l'état actuel de la conscience, par exemple: la simple image, un seul regard sur une personne vivement aimée ou haïe, déclenche aussitôt une émotion, sans laisser place à nulle appréciation, sinon subconsciente. Bref, la source des faits affectifs est une intuition pratique: «intuition» désignant tout acte de connaissance sensible, saisissant sans raisonnement un objet concret, actuellement existant; «pratique», affirmant que cet objet doit intéresser notre vie personnelle.
Il ressort de ces explications qu'il n'y a pas à démontrer que tout fait affectif proprement dit jaillit d'une connaissance sensible: c'est là une simple question de classification: ce n'est pas une loi, mais une définition, et il suffit pour la légitimer, d'avoir reconnu par introspection l'existence d'un groupe de faits ainsi caractérisés. Mais la loi précise que les faits affectifs jaillissent fatalement de l'intuition pratique: et c'est ce qu'il faut prouver.
§704) Preuve d'induction. a) FAITS. De nombreux faits puisés dans l'introspection ou dans l'observation externe se présentent.
1) Très souvent nous sommes incapables de commander à nos émotions: nous pouvons modérer leur déploiement, cacher ou voiler leur expression externe, mais nous ne pouvons les empêcher de naître en nous, au moins sous forme de tendance affective. Saint Augustin raconte la mésaventure du Stoïcien qui, surpris par un naufrage, dut pâlir de peur comme tout le monde. Ainsi, nous ne pouvons songer à l'absence d'un être cher sans désirer son retour; ou nous souvenir de tel bombardement d'avion sans éprouver une certaine crainte. Impossible encore de voir telle personne sans sympathie, telle autre sans une irrésistible aversion; bref, dès qu'une connaissance (perception ou souvenir) est vraiment pratique, c'est-à-dire intéresse notre vie personnelle, elle se manifeste partout et toujours liée à une disposition affective [°1195]: l'expérience est universelle.
2) Ce lien nécessaire entre perception et tendance affective est exploité dans le monde animal par l'usage des pièges ou appâts: depuis toujours le poisson se fait prendre à l'hameçon des pêcheurs, et la souris est infailliblement attirée vers le lard de la souricière. Il est vrai que les animaux apprennent à se méfier des pièges, mais les succès obtenus si constamment prouvent que cette défiance acquise n'empêche pas la naissance de quelque mouvement affectif infailliblement lié à la perception pratique.
b) PRINCIPE. Or ce qui arrive partout et toujours doit être déclaré nécessaire et fatal: c'est pourquoi la loi d'origine des mouvements affectifs sensibles est la fatalité.
Cette loi s'explique par le caractère concret de l'objet formel de l'appétit sensible: par là, en effet, il y a toujours pleine proportion entre cet objet et la capacité affective qu'il vient combler; et de même qu'un moteur entraîne irrésistiblement une charge qui lui est proportionnée, ainsi le mouvement affectif ne peut que céder fatalement à la force, attraction ou répulsion, de l'objet qui s'impose à l'appétit au moyen de la connaissance pratique.
Cette loi, considérée du côté de la connaissance (perception ou image) est un cas manifeste de ce qu'on a appelé «l'idée force» ou l'image idéo-motrice. Ces états affectifs, en effet, appartenant à l'appétit, sont la source de nombreux mouvements propres à la vie animale. Mais la théorie trop complexe des idées-forces sera mieux comprise après l'analyse de l'acte volontaire [§777].
§705) 2. - Loi de transfert. Un état affectif lié d'abord à une représentation déterminée peut être ensuite suscité par une autre représentation très différente, lorsque ces deux représentations se sont agglomérées dans la conscience selon les lois d'association des images [§450].
Ainsi la terreur inspirée d'abord par la vue d'un serpent sera aussi suscitée par une rose, si l'on a aperçu l'animal auprès de cette fleur.
Le transfert se réalise dans les diverses formes d'association, mais surtout en deux: par contiguïté, et par ressemblance. D'où les deux formules proposées par Ribot:
a) Lorsque des états représentatifs ont coexisté ou ont formé un complexus par contiguïté, et que l'un d'eux a été accompagné d'une disposition affective déterminée, l'une quelconque de ces représentations tend à susciter la même disposition affective [°1196]. Si, par exemple, le cours d'un professeur a grandement intéressé, il suffira plus tard de revoir ou la salle ou le professeur, ou les notes du cours, etc., pour que renaisse le plaisir goûté autrefois.
b) Lorsqu'un état représentatif a été accompagné d'une disposition affective, surtout assez vive, toute représentation semblable tend à susciter la même disposition. Ainsi une mère peut ressentir une brusque sympathie pour un jeune homme ressemblant à son fils mort.
Les nombreux faits qui démontrent cette loi permettent de la rattacher à la loi de fatalité; car c'est nécessairement, et sans nul contrôle de la raison, que ces états affectifs jaillissent des représentations associées. Il semble que la force spécificatrice que possédait la première représentation passe à la voisine par le fait de l'association. Plus exactement, nous avons un cas de la grande loi de rédintégration qui manifeste l'unité du moi conscient. Dès que renaît un élément d'un état de conscience complexe, celui-ci tend à se reconstituer en entier, en commençant par les parties les plus importantes; et comme les états affectifs sont d'ordinaire des plus importants selon la loi d'intérêt, ils ressuscitent les premiers à l'appel de l'un quelconque des éléments représentatifs du fait total: d'où la loi de transfert.
§708) 3. - Loi d'activité originale ou de domination. Le caractère des activités [°1197] dont est source une disposition affective est déterminé en grande partie par les caractères du sujet, en sorte que l'appétit sensible est un principe de domination pour la vie animale.
Nous avons montré plus haut comment l'appétit sensible, outre son caractère affectif, se manifestait comme source d'activités nombreuses, d'attraits et de répulsions; nous préciserons plus loin quelle diversité d'action entraîne la diversité des mouvements affectifs. Il s'agit ici de montrer en général que la forme des activités appétitives ne dépend pas totalement des objets externes.
Preuve d'induction: on peut présenter la preuve d'une manière négative ou positive:
a) S'il y avait pleine dépendance des activités affectives vis-à-vis de leur objet, il faudrait que partout et toujours un même objet, placé dans les mêmes conditions d'influence objective, produise les mêmes réactions affectives. Or l'expérience prouve le contraire. Comparons ici pour un même objet son mode d'influence dans la connaissance et dans l'appétit. Une fleur de genêt bien colorée, au parfum pénétrant, est saisie d'une façon identique par les yeux et l'odorat de tous les hommes; par analogie, il faut affirmer que tous les animaux la saisissent aussi de même façon: que ce soit l'insecte, le chien, l'oiseau, etc. Mais cette même fleur suscite au contraire des réactions affectives très diverses: le botaniste s'en empare et l'analyse; le voyageur passe indifférent; l'abeille s'y précipite pour y butiner; le chien la voit à peine. Évidemment la variété de ces réactions est commandée avant tout par l'originalité des dispositions subjectives de chacun.
b) Cette indépendance de l'appétit apparaît aussi par la manière dont il s'impose aux objets et les tourne à son profit; les activités instinctives des animaux, par leur choix et l'organisation des matériaux qui les attire, par exemple pour la construction d'un nid, en sont un exemple très riche. La même influence dominatrice se manifeste dans l'homme, lorsqu'il devient, selon l'expression courante, «l'esclave de ses passions»; sans parler ici de la vie intellectuelle que la passion soumet à ses exigences [Cf. logique du sentiment, §794, (2b)]: on verra, par exemple, le désir des richesses diriger toute l'activité d'un industriel, tourner à son profit les hommes et les choses et manifester ainsi sa domination sur les objets.
Cette loi ne nie pas le fait constaté plus haut [§695, sq.] que l'objet extérieur, en tant qu'apprécié comme bien ou mal concret, est le principe spécificateur des états affectifs sensibles. Elle en fait ressortir la vraie signification. Ce qui donne à l'objet cette influence spécificatrice, ce n'est pas tant la qualité intrinsèque qu'il possède, que son caractère de bonté. Ce qui importe avant tout pour déterminer l'intensité ou le sens des réactions appétitives, c'est l'appréciation sur la convenance ou non-convenance de l'objet. Or, cette connaissance pratique dépend en grande partie des dispositions subjectives du vivant: si la fleur de genêt séduit l'abeille et non le chien, si les richesses attirent le négociant et rebutent le franciscain, c'est que le même objet est saisi par l'un comme convenable, par l'autre comme indifférent ou mauvais, d'après les dispositions subjectives de chacun. Ainsi le vivant sensible manifeste sa domination au moins relative sur les objets extérieurs dont il a besoin et dont il subit la spécification.
§707) 4. - Loi de formation des états affectifs complexes. Lorsque plusieurs connaissances pratiques coexistent, liées chacune à un état affectif déterminé, il se produit, sous l'action dominatrice et unificatrice de l'appétit, un seul état affectif composé.
Ribot, insistant sur le rôle des connaissances qu'il appelle, selon la terminologie moderne, des «états intellectuels», résume ainsi cette loi: «La composition intellectuelle entraîne la composition affective» [°1198].
La plupart de nos états de conscience sont ainsi des «touts complexes» où l'analyse s'efforce de distinguer les divers aspects. Pour les composés affectifs, on distingue les cas de composition par mélange, où les éléments semblent juxtaposés et se distinguent sans trop de peine [°1199]; et les cas de composition par combinaison, où l'on obtient un état affectif tout nouveau, irréductible aux éléments [°1200].
Cette loi découle normalement de la grande loi d'origine des états affectifs: si les intuitions pratiques d'où jaillissent ces états forment des groupements complexes, comme dans le cas des souvenirs associés à des perceptions présentes, il est «fatal» que «l'affection» suscitée soit elle-même complexe. Cependant, la construction de ces édifices d'ordre affectif n'a rien de mécanique: on n'y retrouve rien d'analogue aux lois chimiques où le poids du composé égale la somme du poids des composants.
Les états affectifs complexes, même obtenus par mélange, gardent leur originalité, parce que le groupement de connaissance pratique qui les suscite n'exerce son influence que sous la direction impérative de l'appétit, ou des dispositions subjectives du sujet, comme l'indique la loi de domination. De la sorte, il y a continuellement réaction et influence mutuelle des objets d'appétit et des dispositions affectives, dont il faut tenir compte, et qui empêche de donner aux lois de la psychologie affective des formules aussi précises que dans les autres domaines scientifiques, ou même dans celui de la pure connaissance.
Pour jeter quelque clarté dans le champ obscur des faits affectifs nous analyserons les trois étapes de leur développement, en indiquant les classifications et les lois spéciales qui les caractérisent [°1201].
b64) Bibliographie spéciale (Les états affectifs fondamentaux d'ordre sensible)
§708). Si, par sa fonction appétitive ou affective, le vivant placé en face d'un objet qu'il saisit pratiquement comme convenable ou non, se porte vers lui ou s'en éloigne spontanément, il est clair que ses réactions affectives seront fort différentes suivant que cet objet lui sera présent ou absent: mais ces diverses réactions sont elles-mêmes commandées par une attitude fondamentale de l'appétit qui soutient les efforts vers la conquête et persévère dans la possession. En considérant ici ce point de départ du mouvement appétitif, nous résoudrons le double problème de la classification et des lois.
A) Classification.
Proposition 38. À l'origine de tout mouvement appétitif on distingue deux états affectifs fondamentaux: l'attrait ou l'amour au sens large, et la répulsion ou la haine.
§709). L'attrait ou l'amour au sens le plus large du mot est la disposition affective fondamentale [°1202] par laquelle l'appétit se tourne avec complaisance vers son bien.
La répulsion ou la haine est la disposition affective par laquelle l'appétit se détourne avec répugnance de son mal.
1) Explication.
Avant de justifier ces définitions à la lumière des faits, il convient de préciser le sens de la thèse et des mots. Il ne faut pas oublier d'abord que c'est le vivant tout entier avec toutes ses ressources individuelles et personnelles qui se tourne vers son bien, tel qu'il le saisit par la connaissance; mais, comme c'est au moyen de ses fonctions appétitives ou affectives qu'il s'oriente ainsi vers l'objet convenable, on dira, pour faire court, que l'amour est une disposition de l'appétit ou une adaptation de l'appétit à son bien.
Ce phénomène d'adaptation est si fondamental qu'il a, en fait, la même extension que l'appétit lui-même. On le rencontre à l'origine des tendances, besoins ou impulsions que nous avons analysés plus haut comme manifestations de l'appétit naturel. En ce sens très large, saint François de Sales parlait de l'amour du fer pour l'aimant qui l'attire [°1203]; et nous disons couramment que la plante «aime» la lumière, pour désigner ce fait de phototropisme. Mais dans ce domaine du pur inconscient, les termes d'amour, de répulsion et de haine touchent à la métaphore, et pour plus de clarté, nous restreindrons cette thèse aux faits affectifs proprement dits, ceux qui jaillissent d'une connaissance pratique (appétit spontané).
Mais il y a moins d'inconvénients à réunir l'ensemble des faits affectifs soit d'ordre sensible, soit d'ordre rationnel, qui, dans la psychologie humaine, se compénètrent intimement, bien que distincts dans leur fond [°1204]. D'ailleurs les sentiments supérieurs, d'ordre volontaire, sont désignés par les mêmes noms que les états affectifs sensibles correspondants. La définition de l'amour ou de l'attrait qu'il s'agit d'établir, convient également à la complaisance envers les biens spirituels, et envers les biens sensibles: par exemple, à l'amour des richesses ou à l'amour de l'étude. Il en est de même pour la répulsion. Quant à la haine, elle ne se dit guère que d'une aversion à l'état d'intensité qui constitue la passion au sens moderne [°1205].
a) Preuve d'induction.
§710). a) FAITS. Comme nous l'avons montré plus haut, la première condition pour que l'appétit sensible s'émeuve, c'est que l'objet nous apparaisse comme convenable ou nuisible. Dans le premier cas, celui par exemple d'un collectionneur en face d'une pièce rare, on éprouve aussitôt une sorte d'attrait, une complaisance soudaine qui révèle l'adaptation normale de l'appétit à son bien. Dans le second cas, celui par exemple de l'enfant saisissant un fruit pourri, on éprouve une répulsion, un recul immédiat, signe d'opposition entre l'objet et l'appétit. On peut ainsi rappeler tous les faits établissant l'existence de l'appétit spontané; on y rencontrerait d'abord ce caractère d'attrait ou de répulsion, en face d'un mal ou d'un bien concret.
Ces deux attitudes sont si primitives et si universelles dans le domaine affectif, qu'elles se révèlent inévitablement sous toutes les formes possibles d'émotion. Les désirs anxieux de l'avare et ses craintes cesseraient sans l'amour de l'argent, et l'on verrait tomber la colère devant un dommage subi, si celui-ci n'était pas considéré comme un mal excitant notre répulsion.
Sans doute, dans les états affectifs plus intenses et plus complexes, le simple mouvement d'attrait ou de répulsion demeure implicite, et se fond si bien avec les autres réactions appétitives qu'il ne s'en distingue pas réellement; mais il y demeure néanmoins, comme une première étape du phénomène total, et parfois dans les états d'âme plus calmes, ces premiers élans vivent à l'état isolé.
Reste à montrer que, dans ce dernier cas, ils sont de véritables mouvements ou phénomènes de conscience, capables de former un groupe spécifiquement distinct. À la vérité, ils ne pourraient demeurer longtemps sous forme de premier élan sans retomber bientôt dans la pure inconscience [°1206]; comme tout germe, leur nature est de croître et de s'épanouir en d'autres états affectifs. Cependant, nous constatons réellement leur naissance, parfois leur jaillissement dans la conscience, au contact d'une intuition pratique: il y a là réellement un fait nouveau [°1207], un phénomène affectif qui demande à être classé à part. Seulement, vu son caractère primitif et permanent, nous l'appellerons un état affectif fondamental.
b) INTERPRÉTATION. En appliquant le critère des objets formels, nous classerons les mouvements de simple complaisance pour le bien ou de simple répulsion au mal, comme les deux premières espèces d'états affectifs, d'ordre sensible si le bien est concret, ou d'ordre volontaire si le bien est spirituel ou saisi par la raison pratique; et dans l'ordre sensible, nous les rattacherons à l'appétit de jouissance, parce qu'ils concernent le bien ou le mal sans faire jouer l'aspect de difficulté.
3) Corollaire.
§711) Amour et inclination ou tendance: leurs diverses formes. Au point de vue moderne de la psychologie expérimentale où la faculté ne constitue qu'un «groupe de faits», la première manifestation de l'appétit ou de la vie affective dont nous parlons ici tend à s'identifier avec la fonction elle-même. De fait, ce que les anciens appelaient «amor-passio», les modernes le nomment inclination, tendance, que l'on retrouve, comme mouvement spontané et instinctif, à la racine des diverses formes de la vie affective [°1208]. C'est pourquoi la définition précise de l'amour ici établie peut éclairer les divisions habituelles des tendances [§702].
1. Distinguons d'abord l'amour sensible, dont l'objet est un bien concret apprécié par la connaissance sensible; et l'amour de volonté, dont l'objet est un bien reconnu tel par la raison pratique. Le premier est commun aux hommes et aux animaux, et suit les lois générales des faits affectifs sensibles exposées plus haut. Le second est propre à l'homme et appartient au domaine de la liberté. Mais, en réalité, un amour de pure volonté est un phénomène psychologique extrêmement rare [°1209], et normalement il plonge ses racines dans une «affection» sensible dont il n'est que l'épanouissement ou l'aspect proprement humain.
2. L'amour ainsi considéré chez l'homme prend deux grandes formes: l'amour de concupiscence et l'amour d'amitié. Pour l'homme, en effet, «aimer c'est vouloir du bien à quelqu'un [°1210], à soi-même ou à un autre»; car la raison pratique qui détermine alors notre complaisance saisit le bien dans son rapport de convenance avec une personne, et celle-ci n'est pas nécessairement nous-mêmes: ce peut être un autre auquel nous voulons du bien. L'existence de cet instinct ou inclination «altruiste», désintéressé, est un fait psychologique bien constaté, et il n'est que le jaillissement spontané de notre vie spirituelle affective, l'amour caractéristique de l'homme. Si donc on considère cet amour par rapport au bien voulu, c'est l'amour de concupiscence, et par rapport à la personne à qui on veut du bien, on l'appellera amour d'amitié. Cependant, lorsqu'on rapporte le bien à soi-même, on ne parle plus d'amitié: cet amour de soi n'est que l'expression de l'instinct le plus profond de tout vivant, et même de tout être: l'instinct de conservation, qui prend dans le vivant la forme de tendance au perfectionnement, à l'épanouissement total de ses fonctions vitales [§806]. L'appétit sensible, enfermé dans le bien concret, qui est en étroite connexion avec chaque vivant individuel, ne peut dépasser ces inclinations égoïstes; et les marques d'altruisme qui paraissent se manifester dans l'instinct animal demeurent en fait dans ces limites, comme nous le montrerons [§754]. C'est pourquoi l'amour de concupiscence est la forme propre de l'amour sensible; mais il peut se rencontrer aussi dans l'amour de volonté.
Néanmoins, l'homme grâce à sa raison peut considérer une autre personne comme digne par elle-même d'un bien qu'on lui veut: soit parce que cette autre personne est plus grande que nous, comme dans l'amour de Dieu; soit qu'elle nous apparaisse comme notre égale, digne de bien autant que nous. En ce dernier cas, substituant pour ainsi dire à nous-mêmes la personne à qui nous voulons du bien, nous atteignons la véritable amitié [°1211].
On voit que les inclinations dites égoïstes sont des formes de l'amour de concupiscence; les inclinations altruistes ou supérieures se rattachent à l'amour d'amitié.
Concluons par cette double définition:
L'amour de concupiscence est celui qui se porte vers son bien pour le rapporter à soi (ou à un autre).
L'amour d'amitié est celui qui se porte vers une personne à laquelle on veut du bien.
3. Dans le langage courant, l'amour désigne «l'inclination sexuelle sous toutes ses formes et à tous ses degrés» [°1212]. C'est alors un cas spécialement marquant de l'amour de concupiscence, qui, chez l'homme, évolue très souvent en passion (au sens moderne), parce qu'il se greffe sur un instinct très puissant. Cette distinction entre deux formes fondamentales de l'amour: l'un égoïste, l'autre désintéressé, est utile pour en préciser les lois.
B) Les lois.
Proposition 39. L'amour suit une double loi: loi d'origine qui manifeste sa dépendance; loi d'activité qui révèle sa domination; sa supériorité s'affirme aussi dans la loi de la haine.
§712) 1. - Loi d'origine. Le jaillissement de l'attrait dépend directement de la connaissance pratique d'un bien, mais son intensité ne se mesure pas sur la perfection de cette connaissance: elle dépend du degré d'adaptation du bien à l'appétit; le bien dont on manque excite l'appétit de concupiscence; et la possession d'un bien dispose à l'amitié.
«Rien n'est aimé s'il reste ignoré» («Nil volitum, quin praecognitum»). Cet adage cher aux anciens exprime un fait toujours constaté. L'art de la réclame et de la propagande est fondé sur lui; on excite l'attrait, et par suite l'affection ou le désir en faisant connaître un parti, une marchandise. C'est d'ailleurs le seul moyen possible: l'attrait est un état affectif primitif qui est présupposé à tous les autres, et ne peut naître que sous l'influence d'un bien reconnu comme tel. Mais c'est un fait aussi que les moyens d'information également utilisés n'obtiennent pas partout un égal résultat: l'attrait ne se mesure donc pas sur le degré de connaissance, et l'on peut éprouver un penchant très vif pour une personne, un objet d'étude, un métier, après des renseignements très succincts. On le constate, la réponse aux sollicitations de la réclame, de l'objet qui se présente, varie avec le caractère de chacun, c'est-à-dire avec ses instincts profonds et innés, ses habitudes et même son état affectif actuel [°1213]: tel objet attire en temps de bonne humeur, qui dégoûte en temps de tristesse; tel autre exerce un attrait continu, parce qu'il répond au tempérament. Ainsi, en appelant «disposition affective» ou appétit cet ensemble de prédispositions subjectives d'où jaillit l'attrait, on doit dire que l'intensité de celui-ci dépend du degré d'adaptation de l'objet à l'appétit - et pour la répulsion, du degré d'inadaptation.
Cette sorte «d'harmonie préétablie» entre sujet et objet peut se réaliser de deux façons: a) quand l'un est le complément de l'autre; b) quand ils sont également riches. Dans le premier cas, celui de l'affamé apercevant du pain, on se porte vers l'objet pour s'en emparer (amour de concupiscence); dans le second cas, celui du savant rencontrant un disciple de bonne volonté [°1214], on se porte vers l'autre pour communiquer sa richesse, et l'on tend à l'amour désintéressé qui conduit à l'amitié [§793].
§713) 2. - Loi d'activité synthétique. L'amour est essentiellement actif. Il est la source de multiples démarches pour acquérir et développer l'union avec l'objet aimé.
Nous avons déjà reconnu à l'appétit le caractère d'activité. Ce caractère marque nettement le premier état affectif: l'attrait ou l'amour. Quelle que soit sa forme ou son intensité, il met dans l'âme une sorte d'excitation qui pousse à l'action. L'aspect général de cette tendance active est d'être un élan vers l'objet aimé: par exemple, celui qui aime la musique trouve le moyen d'en faire ou d'en entendre; à peine né, l'attrait pour un fruit pousse la main à le saisir, etc. Cette loi est si générale qu'on peut la formuler ainsi: «Toute activité est le fruit d'un amour». Elle découle de l'une ou l'autre forme d'amour. Cela est vrai en particulier des diverses tendances affectives d'ordre sensible, que les anciens appelaient «passions». Otez l'amour, dit Bossuet, toutes les passions meurent; mettez l'amour, toutes naissent.
Pour montrer plus amplement cette loi, on pourrait suivre un attrait se fixant sur un objet, et entraînant toute l'activité à sa poursuite: c'est alors la passion au sens moderne; nous analyserons plus bas ce cas spécial où l'intensité de l'amour imprime à son action un caractère plus synthétique [§794]. Montrons ici cette activité d'une façon plus générale dans un triple domaine.
a) Aspect de connaissance [°1215]: tout amour éveille la curiosité à l'égard de l'objet aimé; et l'esprit se met spontanément en branle pour mieux le pénétrer. Dans l'amour de concupiscence, il s'efforce ainsi de mieux en posséder les richesses; l'avare ne se rassasie pas de contempler son or, ni d'y penser. L'amitié, de son côté, produit une attention constamment alertée pour l'ami et ce qui le regarde. Une mère est sans cesse préoccupée de son enfant: elle prépare son avenir, s'inquiète de son absence, devine ses besoins, ses épreuves, etc.
b) Aspect d'union: les effets de l'amour ne restent jamais uniquement spéculatifs: ils tendent à l'union réelle et intime. Déjà, dans l'ordre affectif, tout amour est essentiellement une certaine union, parce qu'il considère l'objet aimé, soit comme une partie de soi-même (concupiscence), soit comme un autre soi-même (amitié). Combinée avec la connaissance, cette union affective, quand elle est intense, constitue une «mutuelle inhésion», une fusion d'âme où tout devient commun. Mais elle ne s'achève que dans l'ordre réel ou effectif.
Quand l'objet aimé est absent, cette inclination vers l'unité se traduit par une sortie de soi: une véritable extase. Préoccupé de ce qu'on aime, on ne pense plus à soi, et les occupations pratiques suivent cette orientation de détachement de soi. Dans l'amour de concupiscence, on ne se contente plus de ce qu'on possède, on va vers le bien qui attire, le marchand vers la fortune, le savant vers les découvertes; «extase» incomplète, il est vrai, parce que finalement on s'annexe le bien poursuivi. Elle se réalise à plein, au contraire, dans l'amitié, où l'on adopte non seulement les pensées, les sentiments de l'ami, mais ses intérêts, ses projets, ses affaires; on se dévoue à son bien «comme pour soi-même», s'oubliant totalement pour lui. Si l'être aimé nous est inférieur, l'extase est avilissante; le jugement pratique qui nous le présente comme désirable n'est qu'une illusion et le contact obtenu nous impose le sacrifice de quelque perfection réelle: on parle alors au sens péjoratif des blessures de l'amour. Mais si cet objet nous est réellement supérieur, offert par un jugement pratique bien informé, comme dans l'amour de Dieu, l'extase loin de blesser, assure le plein épanouissement de notre vie.
c) Aspect de lutte: si des obstacles s'opposent à l'union réelle, un faible attrait tombera; mais un amour intense réagira pour en triompher. C'est ce qu'on nomme le zèle. Celui-ci, dans l'amour de concupiscence, prend la forme de jalousie, soupçonneuse pour dépister tout ce qui pourrait empêcher l'acquisition du bien désiré, ou en troubler la possession exclusive, et se dressant aussitôt violemment contre lui. Dans l'amitié, c'est le zèle désintéressé, où l'on est prêt même à se compromettre pour défendre son ami, s'opposant à quiconque l'attaque, en parole ou en oeuvre; ainsi les apôtres et les saints cherchent inlassablement à empêcher selon leur pouvoir tout ce qui est contre l'honneur et la volonté de Dieu.
§714) 3. - Loi de la haine. Tout mouvement d'aversion ou de haine est mesuré par un amour dont il est la manifestation négative.
Cette loi découle de l'objet même de l'aversion, définie plus haut comme «détournant l'appétit de son mal»; car rien ne peut apparaître comme mal, si ce n'est en fonction du bien dont il prive; et comme la subordination des objets entraîne celle des opérations, la haine se mesure sur l'amour qu'elle manifeste en négatif.
Les faits d'ailleurs sont concordants; les répulsions sont toujours proportionnées aux attraits, disparaissant et variant avec eux. Celui qui estime la gloire un grand bien a une forte répugnance pour les affronts que d'autres, persuadés du néant de la gloire, recevront avec indifférence, sinon avec joie.
Si parfois la haine semble plus forte que l'amour, c'est qu'on ne compare pas l'une et l'autre dans le même domaine: la haine de l'avare contre le voleur dépasse son amour pour ses enfants, mais se proportionne à son amour pour l'argent. Parfois aussi, la haine paraît plus intense que l'amour, parce que la privation du bien en fait ressortir le prix: ainsi l'aversion contre l'envahisseur chez certains citoyens semble revêtir une vigueur disproportionnée à leur patriotisme assez tiède en temps de paix: la haine, dirait-on, réveille l'amour; c'est que celui-ci, passé en habitude au temps de la jouissance, était en réalité plus fort qu'il ne semblait; et c'est lui toujours qui mesure l'aversion présente.
Autre confirmation: certains objets, comme notre propre être, ou la vérité, ont pour nous une bonté tellement évidente que jamais ils n'inspirent directement et par soi l'aversion: pour haïr la vérité, il faudrait aimer l'erreur, ce que personne ne fait. Par un détour cependant (par accident), la vérité, dans un cas spécial, apparaîtra comme privant d'un bien auquel on tient: et la loi de l'aversion jouera: le jouisseur hait la vérité de l'Évangile qui l'arracherait à ses plaisirs. Et de même, on peut se vouloir la mort, mais cette haine de soi est mesurée par l'amour qu'on a du bien procuré, croit-on, par la mort: et puisqu'on se veut ce bien à soi-même, on ne se hait que parce qu'on s'aime encore.
Cette loi de la haine renforce encore l'universalité de la loi de domination de l'amour. Lorsqu'il s'agit d'un objet déterminé, aimé avec intensité, les caractères de la passion au sens moderne [§701, (c) et §794] trouvent ici leur explication.
Corollaires.
§715) 1. - Égoïsme et sympathie. Ces deux dispositions qui se ramènent, nous l'avons vu, aux deux amours de concupiscence et d'amitié, existent actuellement, l'une et l'autre chez tous les hommes. Mais on a cherché à les ramener à l'unité, comme si la loi de la sympathie (ou de l'altruisme) était de naître de l'égoïsme: La Rochefoucauld prétend ainsi montrer dans ses Maximes que tout en nous procède de l'amour-propre: «Les vertus, dit-il, vont se perdre dans l'intérêt comme les fleuves dans la mer». De même Hobbes, constatant que l'altruisme est à la base de la vie sociale, le fait sortir de l'égoïsme supposé primitif [PHDP, §368bis, (d)]; et Stuart Mill, bien que plus nuancé, explique aussi toute la morale par le plaisir égoïste [PHDP, §487 (c)].
En un sens, il est vrai, toute activité vient d'un amour, et tout amour engage la poursuite d'un bien que l'on considère comme sien: cela ressort des lois précédentes. Mais les formes de l'amitié où il s'agit de donner aux autres de ses richesses sont vraiment irréductibles à celles de la concupiscence, égoïstes au sens strict [°1216]. C'est le progrès de nos appréciations pratiques dû à notre raison qui nous fait passer, selon la loi d'origine, de la première forme à la seconde.
§716) 2. Sympathie et imitation. Ces deux faits affectifs sont particulièrement importants comme sources des faits sociaux. Sous sa forme la plus simple, la sympathie conçue en général comme «la tendance d'un individu à s'accorder avec les états affectifs ou émotionnels des autres» (Bain), se présente comme une tendance directe à l'imitation spontanée et inconsciente, une sorte de contagion d'actes et de gestes, fondée sur la loi de fatalité de l'appétit sensible obéissant aux images idéo-motrices [§703]: l'aboiement d'un chien, le chant d'un coq déclenche les mêmes cris chez les autres individus de l'espèce; et l'on voit les hommes marcher au pas, rire ou bailler par imitation; de là, ces «mouvements de foule», où, par exemple la frayeur de quelques-uns crée une panique générale.
À un degré supérieur, la sympathie est une communication psychologique où plusieurs personnes acquièrent des dispositions affectives analogues: elle est alors la «mutuelle inhésion» que nous avons notée comme effet de l'amour dans la loi d'activité synthétique. Si elle relève de l'amitié, qui est spontanée chez les hommes les uns pour les autres, à cause de la communauté de nature, elle s'épanouira selon la même loi, en pitié en face des malheureux, et en sympathie active, par un «ensemble d'attitudes de bienveillance, en vue de protéger, d'aider, de secourir et de soulager le prochain» [°1217]. Cette amitié, en face de ceux dont on estime les qualités corporelles ou spirituelles, en provoquera l'imitation au sens propre de «reproduction consciente et volontaire»; car c'est une façon de réaliser l'union voulue par la loi d'activité synthétique. Enfin, selon la première loi d'origine, un progrès de la connaissance augmentera la sympathie et ses effets; les enfants sont souvent insensibles par manque d'expérience.
§717) 3. - Connaissance par connaturalité. On appelle connaissance par connaturalité une forme d'intuition au sens large où la fonction de connaissance saisit directement son objet, en tant qu'il est présent au connaissant, et pour ainsi dire incorporé à sa nature par une union affective intense. Elle est donc un fruit de la loi d'activité synthétique de l'amour, quand celui-ci est intense.
Dans l'ordre sensible, on peut lui rattacher les appréciations de l'instinct qui juge spontanément de la convenance ou de la répugnance d'un objet. La présence affective est alors réalisée par la nature elle-même; d'où, chez les animaux, le caractère limité et utilitaire de cette «science» instinctive.
Chez l'homme, la plupart des connaissances par connaturalité supposent l'intervention de l'intelligence; et souvent elles se réalisent par l'union étroite de la perception sensible et du jugement intellectuel portant indirectement sur le concret. Cette forme d'intuition n'est plus innée comme l'instinct; mais elle accompagne le développement de l'amour, surtout quand celui-ci devient passionné. Elle dérive en particulier des habitudes profondément enracinées qui, elles-mêmes, sont le fruit des actes multiples inspirés par l'amour en vue de jouir de son objet. Ainsi, selon Aristote, le chaste juge par connaturalité des choses de la chasteté. De même, tout homme exercé en un métier, surtout lorsqu'il lui porte grand intérêt, a, dit-on, le «flair» pour discerner ce qui y convient.
Mais c'est surtout dans l'ordre supérieur de l'amour volontaire, et spécialement de l'amour de Dieu, que se déploie la connaissance intellectuelle par connaturalité. Dans ce domaine spirituel, en effet, les deux fonctions d'intelligence et de volonté n'étant plus juxtaposées ni séparées par un organe matériel différent (comme l'appétit et la connaissance sensible), sont proprement l'une dans l'autre, toutes deux jaillissant directement de l'âme spirituelle. C'est pourquoi tout ce qui est présent à la volonté est immédiatement accessible à l'intelligence qui peut en prendre une connaissance intuitive. Or le mouvement affectif de la volonté, bien que déclenché par une connaissance, va beaucoup plus loin que la raison abstractive dans la possession de son objet, parce que l'amour se porte vers l'être réel et s'unit à lui pour le posséder tel qu'il est. C'est ce qui explique la clairvoyance de la passion dans son domaine, clairvoyance obtenue d'instinct, sans passer par le raisonnement [§794]. Telle est aussi la source des divinations des artistes et des inventeurs [§499, sq.].
Enfin, dans les étapes les plus hautes de la vie surnaturelle, l'amour de Dieu devenu très ardent, permet une connaissance contemplative des choses divines par connaturalité, connaissance qui est le fruit des dons du Saint-Esprit et dépasse en profondeur et en richesse toutes les spéculations de la théodicée et de la théologie abstractive.
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