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Pourquoi est-il fortement recommandé qu'un bon manuel de philosophie soit thomiste, c'est-à-dire rédigé d'une certaine manière sous la conduite de saint Thomas d'Aquin? D'emblée, j'insiste pour répéter ce que votre gros bon sens vous a déjà soufflé à l'oreille: «Si un jour on trouve un meilleur maître en philosophie, il faudra balancer saint Thomas aux oubliettes!» Le thomisme n'est pas une superstition, mais bien selon nous la meilleure option philosophique.
Mais pourquoi «choisir une option philosophique»? Pourquoi ne pas être neutre, tout simplement? Dit de manière simplifiée, parce que nous n'avons pas le choix de faire un choix. À partir du moment où on s'ouvre la bouche pour affirmer quoi que ce soit, les historiens de la philosophie vont nous «cataloguer» avec une étiquette comme «thomiste», ou «matérialiste», ou «idéaliste», etc. Tant qu'à se faire imposer une étiquette, essayons au moins de choisir la meilleure qu'on puisse trouver!
Voici donc quelques arguments, triés grosso modo en ordre croissant d'importance. Commençons avec les «non-raisons», c'est-à-dire «l'eau sale du bain thomiste» qu'on doit jeter, tout en conservant notre beau bébé philosophique.
2.1) Le fétichisme du latin. Les mauvais thomistes, lorsqu'ils sont devant une question épineuse, tentent parfois de cacher leur ignorance en sortant une citation en latin, sans la traduire en français. Si vous insistez, ils vont dire quelque chose comme: «Seul le latin peut exprimer un concept aussi élevé». C'est faux. De par la nature même d'une langue humaine, on peut montrer que tout est traduisible d'une langue à l'autre (pas nécessairement avec la même concision, par contre). Bien sûr, il n'y a rien de mal à utiliser des termes techniques en latin pour augmenter la précision et la concision de son texte, d'abord qu'on les explique en français avant de s'en servir.
2.2) La rhétorique de la sainteté. Les mauvais thomistes argumentent souvent en disant des choses comme: «Le Docteur Angélique a dit que...», ou «l'Ange de l'École affirme que...». On ne doit pas essayer de compenser l'absence d'un bon raisonnement philosophique par un appel à la sainteté d'un auteur.
2.3) Le monstre hybride Théologico-Philosophique. La méthode théologique est bonne dans son domaine, mais ne vaut rien en philosophie. Comme saint Thomas d'Aquin est un excellent théologien en plus d'être un excellent philosophe, les mauvais thomistes y trouvent prétexte pour confondre les deux méthodes (ce que ne fait pas saint Thomas, au contraire). On ne doit pas abattre une hypothèse philosophique seulement par un décret de la Sacré congrégation pour la doctrine de la Foi (le chien de garde de l'orthodoxie catholique).
2.4) La nostalgie du passé. Les mauvais thomistes sont souvent en amour avec un passé idéalisé, et rejettent avec hostilité tout ce qui est moderne. C'est encore plus drôle quand on pense que saint Thomas, s'il revenait ici de nos jours, se plongerait avec délices et jouissance dans des livres de science (Mathématique, Physique, Chimie, Biologie, etc.), et se précipiterait sur les livres de nos philosophes contemporains pour en extraire tout le bon et réfuter leurs erreurs.
3.1) Saint Thomas a fait, et fait encore école. Bien sûr, on peut être en théorie un bon philosophe, tout en étant ignoré du monde. Mais il est beaucoup plus probable que si on est un excellent philosophe, certaines personnes vont nous admirer, durant notre vie et après notre mort. De plus, les admirateurs ne se sentiront pas obligés de transformer de fond en comble tout ce qu'on a dit!
3.2) Le Magistère de l'Église a une haute estime de saint Thomas. Bien sûr, cet argument n'a pas grand force pour les non-catholiques, mais pour les catholiques, c'est un indice de plus. Voir entre autres «Saint Thomas d'Aquin, Docteur commun de l'Église».
4.1) Saint Thomas a consacré toute sa vie à la philosophie et à la théologie. On peut être un bon philosophe à temps partiel, mais normalement si on s'y consacre à plein temps on risque d'être meilleur.
4.2) Gratuité. Comme Socrate, le père de la philosophie, saint Thomas travaillait bénévolement, par amour de la sagesse.
4.3) Sainteté. On sait par expérience personnelle que: «les vertus morales, par lesquelles les passions sont bridées, importent grandement à l'acquisition de la science». Or, comme son nom l'indique, saint Thomas a tellement bien vécu qu'il est canonisé.
5.1) Un effacement de soi-même. Saint Thomas parle rarement de lui-même dans ses oeuvres. C'est la vérité qui l'intéresse, pas son ego.
5.2) Ton de voix serein. Saint Thomas n'est ni arrogant, ni servile. Certains mauvais thomistes du début du vingtième siècle parlent comme si tout ce qu'ils disaient était vérité d'Évangile. D'autres mauvais thomistes plus récents s'excusent presque d'affirmer des vérités (les rares fois où ils osent affirmer!). Saint Thomas affirme calmement, et il affirme parce qu'il a de bonnes raisons qu'il peut vous montrer. S'il n'a pas de bonnes raisons, il n'affirme pas, ou mentionne explicitement que son affirmation n'est que probable.
5.3) Pas de rhétorique. Les mauvais philosophes utilisent souvent le procédé rhétorique qu'on peut appeler: «Les habits neufs de l'empereur». Ils affirment, puis plutôt que de démontrer leur affirmation, lancent des phrases du genre: «Cet argument est décisif et d'une force telle qu'aucun esprit loyal ne peut s'y soustraire», ou encore «Il faudrait être stupide pour ne pas voir que ceci est vrai», etc. Saint Thomas savait se défendre verbalement (il a écrit certains textes polémiques), mais à part ces oeuvres de circonstance, il évite la rhétorique.
5.4) Pas de mots vides. Raisonner sur des sujets complexes demande un grand soin. Un indice qu'un philosophe est soigneux, c'est qu'il évite les mots vides. Par exemple, éviter de dire «le filtre à air est l'entité qui empêche les débris d'entrer dans le moteur», mais dire plutôt «le filtre à air est ce qui empêche ...».
5.5) Simplicité. Contrairement à plusieurs mauvais philosophes modernes, saint Thomas utilise les mots les plus simples possible pour expliquer les choses complexes. Certaines personnes disent qu'il parle «un latin de cuisine», parce qu'ils ne comprennent pas qu'il utilise un langage technique, et non poétique. Imaginez un rédacteur technique pour un manuel d'entretien de tondeuse qui dirait: «Lorsque les inspirations comburantes se heurtent à l'obstacle des indésirables accumulations, permutez l'accordéon de papyrus antique». Ce qu'il faut dire, c'est: «Quand le filtre à air est bouché, changez-le».
5.6) Discours logique. Il est facile de dire «Il faut être logique quand on écrit», mais ce n'est pas si facile que ça! Plus on étudie la Logique (logique formelle, logique matérielle, induction, déduction, syllogismes, etc.), plus on s'aperçoit que saint Thomas d'Aquin a un discours rigoureux.
5.7) Des livres bien «charpentés». «Le propre du sage est de mettre de l'ordre», et les oeuvres de saint Thomas resplendissent d'ordre. Que ce soit du général au spécifique, de l'essentiel à l'accessoire, de la cause aux effets, etc., il y a toujours un ordre dans ce qu'il dit. Un autre indice que c'est bien ordonné est la facilité avec laquelle on peut mémoriser au moins les grandes lignes de la table des matières de plusieurs de ses livres.
5.8) Une approche centrée sur les questions. Il faut «s'ouvrir» des questions pour avoir l'esprit ouvert!
5.9) Recherche de la cause. Avant de trancher une question, saint Thomas s'est posé la question «mais pourquoi?», et probablement plus d'une fois. On le voit, par exemple dans le développement habituel des articles de la Somme Théologique, car il commence avec les principes, et souvent des principes très élevés.
Strictement parlant, je ne peux pas présenter ici les vrais arguments fondés sur les thèses philosophiques de saint Thomas d'Aquin, car il me faudrait plusieurs milliers de pages, de longues années d'étude, et une compétence que je n'ai pas. Pour avoir l'évidence de la haute qualité des thèses de saint Thomas, il faut étudier l'histoire de la philosophie afin de constater jusqu'à quel point il est facile de se mettre le doigt dans l'oeil jusqu'à l'omoplate. Ensuite il faut étudier les oeuvres de saint Thomas, pour constater jusqu'à quel point il est un bon philosophe parce qu'il évite ces pièges. Ce qui suit n'est donc que quelques-unes de mes impressions, à la suite de mes lectures.
6.1) Supériorité du point de vue. Comme le dit Sébastien L.: «les autres philosophies privilégient toutes à des degrés divers une région de l'être et, de ce fait, n'ont qu'une vision partielle de la réalité. La philosophie de saint Thomas entend par contre s'attacher à l'être en lui-même et peut par conséquent connaître la réalité dans toute sa richesse et sa diversité.»
6.2) Richesse, clarté et relative popularité du vocabulaire thomiste. Les mauvais philosophes ont la vilaine habitude de s'inventer une petite langue privée. Bien sûr, un philosophe novateur devra inventer quelques nouveaux mots pour parler de ses découvertes, mais en général, la cacophonie terminologique des philosophes est entièrement évitable. Le vocabulaire technique thomiste est riche, ses termes sont clairement définis, et il est peut-être à la fois le plus ancien et le plus répandu en philosophie.
6.3) Conformité au «gros bon sens». Le thomisme n'est pas fondé sur le sens commun brut (contrairement à l'école Écossaise avec Thomas Reid), mais ses conclusions s'accordent avec les notions épurées du sens commun. Comparez cela avec certains mauvais philosophes qui, après de longs et obscurs raisonnements, concluent que la réalité n'existe pas, ou d'autres âneries.
6.4) Équilibre des positions. En étudiant l'histoire de la philosophie, on s'aperçoit que souvent (tout le temps?), la vérité est à quelque part entre et au-dessus des positions extrêmes. Saint Thomas a un sûr talent pour éviter les extrêmes, mais aussi les bêtes mélanges de positions contradictoires, car il s'élève vers une position qui réconcilie la part de vraie contenue dans chaque opinion.
6.5) Logique. Une très grande confusion règne de nos jours quant à la valeur et la place à accorder aux diverses sciences. Saint Thomas distingue bien les sciences, leur assigne une place dans la hiérarchie du savoir, et présente plusieurs règles de méthode.
6.6) Ontologie. Les grandes thèses sur l'être forment d'une certaine manière toute la trame du thomisme. Pensons à la division primaire de l'être en acte pur, ou en composé d'acte et de puissance, ou l'analogie de l'être, ou les distinctions entre l'essence et l'existence, entre la substance et les accidents, et entre la matière et la forme. Il est difficile de résumer en une phrase toute l'importance de cette ontologie solide et conforme au réel. En tout cas, on peut aller voir les déboires des autres théories philosophiques qui n'adoptent pas cette ontologie!
6.7) Critériologie. Dans l'état actuel de la philosophie, il semble difficile de surestimer l'importance d'une bonne critériologie (la partie de la philosophie qui se demande: «Pouvons-nous savoir si nous possédons la vérité?»). À la moindre erreur dans ce domaine, l'esprit sombre dans le scepticisme, ou le dogmatisme, ou une autre erreur fondamentale, entraînant dans sa chute tout l'effort philosophique. Même si saint Thomas n'a pas directement écrit à ce sujet, certains de ses meilleurs disciples (le Card. Mercier, Maritain, Tonquédec, Thonnard, etc.) ont donné une solution nuancée à ce problème, en se fondant sur les principes thomistes.
6.8) Éthique. Encore ici, de nos jours règne une grande confusion. Certains nient la liberté humaine, d'autres accordent à la conscience humaine des pouvoirs divins et la rendent capable d'inventer les normes de bien et de mal, etc. Saint Thomas par contre s'appuie sur le roc de la philosophie de la nature et de la théodicée, et présente une éthique nuancée mais ferme, respectueuse de la nature humaine et des faits, et toute tendue vers le vrai bonheur.
Etc., etc...
Je ne jure absolument pas par saint Thomas d'Aquin! (Je jure par Dieu, et seulement lorsque nécessaire). Par contre, dans l'état actuel de mes recherches philosophiques, saint Thomas m'apparaît comme le meilleur guide.
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