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Avez-vous donné un câlin à vos Premiers Analytiques AUJOURD'HUI?
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La plupart des manuels de logique prétendent qu'Aristote ne connaissait pas le syllogisme hypothétique. Ces manuels, non seulement attribuent l'invention du syllogisme hypothétique aux logiciens subséquents, mais prétendent souvent que le raisonnement est fondé sur le syllogisme hypothétique, et non sur le catégorique. Cet article voudrait prouver le contraire. Aristote savait que le syllogisme hypothétique avait été inventé longtemps avant Platon, et Aristote explique clairement le fondement catégorique nécessaire à toute stratégie hypothétique, de même que les divers homonymes des syllogismes hypothétiques.
L'excellence embarrasse, surtout déployée dans tous les champs à la fois. Personne ne doit avoir toujours raison. Aussi est-il de mise de se féliciter qu'Aristote n'ait pas connu le syllogisme hypothétique ou ait conçu sous ce nom tout autre chose.
Aristote, qui s'est attardé si longuement sur l'aride et fastidieuse question des syllogismes modaux, ne fait nulle part ex professo la théorie du syllogisme hypothétique. L'expression συλλογισμὸς ἐξ ὑποθέσεως a chez lui un tout autre sens [1].
Mon propos compromet cette précieuse faiblesse, car à mon avis il ne s'est jamais rien écrit d'aussi pertinent et éclairant, sur la nature, l'intérêt et la division du syllogisme hypothétique, que les quelques pages qu'Aristote y consacre. Ceux à qui on préfère en créditer la découverte - Théophraste, les Stoïciens, les Mégariques, ou les logiciens médiévaux, modernes ou contemporains, ou encore, dernièrement, les promoteurs de la science expérimentale -, loin de l'avoir inventé ou d'en avoir amélioré la théorie et l'usage, l'ont défiguré et réduit à une obscure alchimie intellectuelle. Clairement présenter la doctrine aristotélicienne en fera prendre conscience.
Cette mise au point urge, car les logiciens en titre ont récemment consacré beaucoup d'efforts à remplacer le syllogisme catégorique par son homonyme hypothétique, au titre du raisonnement le plus fondamental, capable de livrer ce que le progrès intellectuel a de plus radical. À leur avis, sa simplicité ignore même la matière concernée et sa vérité. En effet paradoxal, on dénonce la logique comme inapte à guider la raison [2]. Redécouvrir la logique dans sa fonction directrice de la pensée requiert donc une réévaluation correcte du syllogisme hypothétique.
Le sujet n'est pas difficile en soi. Les circonstances historiques le rendent tel. Celle, sans doute, de l'ignorance commune du syllogisme. Pour la gent restreinte encore familière avec les Premiers Analytiques, toutefois, le problème surgit de cette familiarité même: les notions erronnées qui, depuis les tout premiers successeurs d'Aristote, président à la présentation du syllogisme hypothétique se sont gravées dans les esprits au point de refuser tout examen. Leur prétention d'évidence risque fort de fermer d'avance les esprits aux éclairages que voici.
Aristote n'en démord jamais, il n'y a de syllogisme que catégorique. Syllogiser, c'est conclure avec nécessité à la composition de deux termes, ou à leur division; et c'est y conclure du seul fait de rapports déterminés admis entre ces termes et un troisième, rapports qui font qu'on ne saurait sans se contredire nier cette conclusion. Les Premiers Analytiques travaillent fort à prouver que ces rapports revêtent forcément l'une des trois figures classiques [3]. D'où ce corollaire stupéfiant que si le syllogisme hypothétique est un syllogisme, il sera catégorique et procédera par les trois figures.
Aristote établit sa preuve en faisant le tour de toutes les possibilités offertes. Le raisonneur doit toujours conclure à la convenance, ou disconvenance, d'un attribut à un sujet [4]. De fait, connaître la vérité consiste toujours à juger qu'un attribut convient ou non à un sujet. Le raisonnement intervient si cette convenance ne se juge pas immédiatement; il consiste à s'en reporter alors à des jugements antérieurs, pertinents à la fois au sujet et à l'attribut concernés, mais nécessairement tournés aussi vers autre chose, si on ne veut pas affirmer d'autorité ce qu'on est appelé à prouver. Ces jugements antérieurs mettent donc nécessairement en relation un terme nouveau, le moyen, avec les termes du problème, les extrêmes, et cela ne peut se faire que de trois façons: le moyen présente une universalité soit intermédiaire entre les extrêmes, ou plus grande, ou plus petite que les extrêmes. D'où trois figures possibles.
Aristote n'opposera donc pas le catégorique et l'hypothétique comme des espèces. Le syllogisme hypothétique, si tant est qu'il soit un raisonnement, est un syllogisme catégorique. Pourtant, quand Aristote fait part de son intention de recenser toutes les modalités du syllogisme hypothétique [5], il déclare que celui-ci ne saurait se ramener à aucune des figures catégoriques [6]. Quelle est donc au juste sa position? Reconnaît-il ou non le syllogisme hypothétique comme une démarche rationnelle originale légitime, en face du syllogisme catégorique? Non! ... et oui!!! On ne peut saisir avec justesse cette pensée du Stagirite sans familiarité avec la nature et l'usage de l'homonymie. Plusieurs instruments rationnels s'attirent l'appellation unique de syllogismes, sans se la mériter par une nature qui appelle la même définition. Aristote exécute en l'occasion l'une de ces pirouettes homonymiques dont il a la recette. «Tout raisonnement», on vient de le voir, «doit montrer (δεικνύναι) qu'une chose s'attribue ou ne s'attribue pas». C'est l'acte de raisonner en sa nature la plus radicale: il y s'agit de se prononcer sur un énoncé. Aristote distingue deux façons de le faire: en conclusion, l'une montre et l'autre ne montre pas que la chose s'attribue! Plus exactement, tel syllogisme montre sa conclusion en la montrant (δείκνυσι δεικτικῶς), c'est celui-là que la tradition a qualifié de catégorique, c'est-à-dire d'attributif (κατηγορικός); tandis que l'autre syllogisme montre sa conclusion sans la montrer! mais en la tirant d'une hypothèse (δείκνυσι ἐξ᾿ ὑποθέσεως)!
C'est avec cette distinction déconcertante qu'Aristote introduit sa démonstration que le syllogisme s'effectue nécessairement moyennant l'une des trois figures. Il le démontre en deux temps: il s'adresse d'abord aux syllogismes qui montrent en montrant vraiment, ensuite à ceux qui montrent... sans vraiment montrer, c'est-à-dire par le biais d'une hypothèse [7]. La preuve concernant les syllogismes qui montrent, c'est celle que je viens de rapporter. Elle s'applique de fait à tout syllogisme, car montrer - conclure, en somme - est de l'essence du syllogisme; on ne raisonne que pour autant qu'on conclut, qu'on montre, qu'on prouve. Aristote l'affirme dans la phrase même où il pointe les syllogismes hypothétiques comme une espèce de syllogisme qui ne le fait pas [8]. Le second volet de la preuve doit ensuite établir comment le syllogisme hypothétique, bien qu'opposé aux syllogismes qui montrent - τοῖς δεικτικοῖς -, montre de fait, et... le fait comme eux, c'est-à-dire en revêtant les trois figures!!!
Nous voici au coeur du problème. Le syllogisme hypothétique est-il ou n'est-il pas un véritable syllogisme, un raisonnement au sens strict du terme, un discours qui rattache rigoureusement des principes et des termes pour garantir l'énoncé d'une vérité non immédiatement apparente? Oui! et non! ai-je annoncé. La réponse est double, parce que la question est double. Ce qui commande l'appellation de syllogisme hypothétique est une réalité complexe. Il s'agit de fait d'un raisonnement susceptible de toute la rigueur syllogistique possible, faisant connaître une conclusion comme la conséquence nécessaire de deux propositions, dans une parfaite conformité aux exigences de l'une des trois figures. Pourquoi le pathos, alors? pourquoi en faire un genre à part? que marque l'épithète d'hypothétique? Simplement ceci: la conclusion obtenue ne répond pas au problème soulevé; elle affirme ou nie autre chose que ce sur quoi on interrogeait. Le syllogisme hypothétique, en fait, constitue une stratégie globale d'investigation, il est plus large qu'un simple raisonnement. Il s'adresse, en son tout, à un problème soulevé, à un énoncé dont on n'arrive pas immédiatement à juger si on doit l'affirmer ou le nier; il constitue, en son coeur, un raisonnement assimilable à n'importe quel autre, tout aussi monstratif (δεικνύς), et c'est ce qui lui mérite pleinement le nom de syllogisme; cependant, sa conclusion ne répond pas à la question posée, mais à une autre qui revient au même: elle établit quelque chose d'autre dont on avait au préalable convenu - voilà l'hypothèse! - que cela entraînerait l'une des contradictoires du problème soulevé.
Les conclusions des syllogismes hypothétiques ne sont pas montrées par un syllogisme, mais sont toutes admises par le biais d'une convention [9]. - Dans tous les syllogismes hypothétiques, le syllogisme ne porte pas sur le propos à montrer, c'est-à-dire sur le noeud [10]; celui-ci, on l'assume plutôt par une espèce d'hypothèse et de convention. Les syllogismes, quant à eux, visent à autre chose et portent sur autre chose: ils se rapportent au propos substitué (πρὸς ἄλλο τι καὶ ἄλλου τινὸς γίνονται· πρὸς τὸ μεταλαμβανόμενον) [11].
Illustrons un peu. On rendra ainsi plus concret, plus palpable, le déroulement de cette stratégie d'argumentation; mais en regardant comment Aristote lui-même l'utilise et comment, avant lui, Platon, Socrate et les géomètres antérieurs y étaient tous familiers, on fera aussi justice de cette légende tenace qui refuse à Aristote d'en avoir eu idée et la réclame comme une originalité stoïcienne.
On s'adresse au problème suivant: "Est-ce ou non la même et unique science qui traite des contraires?" En position initiale, "il semble bien que oui", ce dont on tentera naturellement d'éprouver la solidité. Comment attaquer? Le normal serait de s'accrocher à des principes solides dont découlerait rigoureusement, syllogistiquement, la contradictoire: "Ce n'est pas la même et unique science qui traite des contraires." Mais peut-être ne trouve-t-on pas d'endoxes [Cf. Note 8] assez directement pertinents. Est-on alors pris de court? Pas nécessairement! Une autre voie s'offre, détournée, mais légitime: déplacer le problème, remplacer la question par une autre, assez connexe cependant pour revenir pratiquement au même. Une science, sous bien des rapports, se compare à une faculté; c'en est l'habitus, la perfection. Il y a par conséquent une très grande affinité quant aux attributions qui leur conviennent ou leur répugnent. D'où l'intuition que «si la même et unique puissance n'est pas susceptible des contraires, la même et unique science n'en traitera pas non plus». Si on en convient, le paysage de l'investigation change notablement: le propos se modifie, c'est une autre conclusion à laquelle il s'agit d'aboutir: "La même et unique puissance n'est pas susceptible des contraires." Cette conclusion-là s'avère plus facile à établir. Personne ne refusera, par exemple, que "la même faculté ne peut pas à la fois être en santé et malade", ni que "cela équivaudrait à être susceptible des contraires". Voilà qui fournit la matière d'un syllogisme catégorique montrant, en le concluant directement, que "la même et unique puissance n'est pas susceptible des contraires" [12]. Analysons un peu formellement:
Ne pas pouvoir être à la fois sain et malade revient à ne pas être susceptible des contraires Or la même faculté ne peut pas être saine et malade Donc la même faculté n'est pas susceptible des contraires
Voilà qui illustre, suivant la conception d'Aristote, la stratégie d'investigation, plus globalement que le type de raisonnement particulier, que constitue le syllogisme hypothétique. Une fois, en effet, qu'on a ainsi conclu, catégoriquement, que "la même et unique faculté n'est pas susceptible des contraires", on peut considérer avoir manifesté que "ce n'est pas la même et unique science qui traite des contraires". On a atteint le propos initial, mais sans le conclure comme tel. C'est autre chose qu'on a conclu, et on atteint pourtant le propos initial, par le biais d'une convention qui fournissait son hypothèse, son fondement, à toute la démarche.
Que, donc, la même et unique puissance n'est pas susceptible de tous les contraires, on l'a démontré (ἐπιδέδεικται), mais qu'il n'y en a pas une science, on ne l'a pas montré (οὐ δέδεικται). Pourtant, on doit l'admettre (καίτοι ὁμολογεῖν ἀναγκαῖον); non, pourtant, en raison de notre syllogisme (οὐκ ἐκ συλλογισμοῦ), mais en raison de notre hypothèse (ἀλλ᾿ ἐξ ὑποθέσεως). Cela, donc, il n'est pas possible de le réduire, mais que la même et unique puissance n'en est pas susceptible, c'est possible. Car ceci, sans doute, était quand même un syllogisme, mais cela une hypothèse (οὗτος γὰρ ἴσως καὶ ἦν συλλογισμός, ἐκεῖνος δ ᾿ ὑπόθεσις) [13].
Voilà tous les ingrédients. D'abord, en face du problème, une hypothèse [14] qui l'assimile à un énoncé connexe. En quoi cette assimilation fait-elle office d'hypothèse? D'abord, il s'agit d'un énoncé, pas d'un syllogisme; d'une affirmation évidente ou endoxale assumée immédiatement, sans moyen terme. Voilà donc déjà quelque chose de sûr, de solide; voilà au moins quelque chose d'admis comme tel, pour le bénéfice de la discussion. Ensuite, cet énoncé procure son fondement, son principe, au progrès fait dans l'investigation d'un problème. C'est à titre principal sur cette hypothèse que s'appuie la manifestation du propos initial. Maintenant, dans la mesure où l'hypothèse assimile le propos initial à un énoncé qui n'est pas non plus lui-même immédiatement évident, elle commande l'élaboration d'un véritable syllogisme, constitué de propositions antérieures immédiates, en lesquelles ce propos second vienne trouver confirmation. C'est en cela que la stratégie hypothétique d'investigation présente quand même un aspect rigoureusement syllogistique, malgré le fait que sa manifestation ultime du propos initial, elle, ne soit pas syllogistique, mais de concession immédiate, de convention.
Voilà une stratégie naturelle d'investigation. Aristote ne l'invente pas, il l'observe dans la démarche rationnelle spontanée de tout chercheur. On la surprend sur le vif chez Socrate et Platon. Eux-mêmes, d'ailleurs, ne prétendent pas non plus l'inventer, ils en créditent... les géomètres!
Omniprésente chez Platon, cette stratégie essouffle le lecteur avec l'abondance de ses rebondissements. Dans le Ménon, elle reçoit une brève présentation théorique. Socrate et Ménon s'intéressent à la vertu. Ménon propose de chercher si elle s'enseigne. Socrate voudrait s'informer d'abord de sa nature; une définition fournirait un principe pour discerner la convenance de cette propriété. Mais Ménon veut sans tarder découvrir si la vertu s'enseigne. «À ce qu'il semble, donc», se plaint Socrate, «il nous faut examiner comment est ce dont nous savons pas même ce que c'est.» [15] En l'absence de la définition qui permettrait d'en juger directement, que faire? Déplacer le propos, s'adresser à un problème connexe dont la solution entraînera celle du problème abordé. Voilà le procédé que Socrate prie Ménon de lui accorder, démarche qu'il déclare emprunter aux géomètres: «Συγχώρησον ἐξ ὑποθέσεως αὐτὸ σκοπεῖσθαι, accorde-moi de le chercher à partir d'une hypothèse.» [16]
Quelque chose s'attache-t-il assez à ce qui s'enseigne pour que nous puissions légitimement convenir, sans avoir à en discuter ni à en apporter aucune preuve, que de le trouver dans la vertu reviendra à découvrir qu'elle s'enseigne?
La vertu, nous ne savons ni ce qu'elle est ni comment elle est. Alors donc, partons d'une hypothèse pour examiner si elle peut ou ne peut pas s'enseigner... De quel genre de qualité la vertu serait-elle, parmi celles qui se rapportent à l'âme, si elle s'enseignait? [17]
Une réponse vient vite: une science! C'est la science qui s'enseigne, toute science s'enseigne et rien de ce qui n'est pas science ne s'enseigne. L'hypothèse est toute trouvée, ce point d'appui pour déplacer la recherche et l'adresser à un propos dont la conclusion offrira peut-être plus facilement des prémisses:
Si la vertu est une science, il est évident qu'elle peut s'enseigner. [18]
Socrate, soumettant à mesure ses suggestions à l'approbation de Ménon, se met en quête de prémisses qui permettent de trancher la nouvelle question. Un raisonnement s'élabore:
Tout bien est science Or toute vertu est un bien Donc toute vertu est science
Avec ce BARBARA en bonne et due forme, Socrate se coule exactement dans la stratégie décrite par Aristote: ayant substitué au problème initial un antécédent plus facile à argumenter, il conclut ce propos substitut moyennant un pur syllogisme catégorique. On vérifie tout à fait comment le syllogisme dit hypothétique n'a de syllogisme que ce qu'il présente d'un syllogisme catégorique, et comment ce qu'il a de proprement hypothétique constitue, plutôt qu'un raisonnement, une inférence immédiate légitimant le report du problème initial à son antécédent.
D'ores et déjà il semblerait acquis que "la vertu soit science". Socrate, peu facile à satisfaire, retourne à l'examen. Ménon s'indigne, dans un vocabulaire technique quasi aristotélicien: le problème est déjà résolu moyennant hypothèse: «Mais, Socrate, c'est maintenant évident, de par notre hypothèse (κατὰ τὴν ὑπόθεσιν), que la vertu s'enseigne, si de fait elle est une science.» [19] Socrate persiste. Instructif pour nous, tout en gardant un style hypothétique à l'investigation, il regarde dans la direction des conséquents du problème, plutôt que de ses antécédents. Si la vertu s'enseigne, relève-t-il, il devra en exister des maîtres, avec leurs disciples.
Si la vertu s'enseigne, n'y en aura-t-il pas nécessairement des maîtres et des disciples? [20]
L'hypothèse déplace le problème dans une nouvelle direction: on ne va toujours pas chercher de quoi conclure directement que "la vertu s'enseigne", ou "ne s'enseigne pas", mais qu' "il n'y en a pas de maîtres", ce qui équivaudra à en détruire l'antécédent, que "la vertu s'enseigne". Socrate ne sent pas très fort le besoin d'argumenter, tellement la chose lui paraît évidente. «Bien que je cherche souvent s'il y a des maîtres de vertu, malgré tous mes efforts, je ne puis en trouver» [21]. Mais la discussion aboutit à reporter le problème substitut à un autre conséquent. Comme les maîtres les plus probables de vertu qu'il pourrait y avoir sont les sophistes, qu'on paie si cher pour cet office, surgit l'hypothèse: "S'il y a des maîtres de vertu, les sophistes en sont." Anytos s'emploie à détruire le conséquent: «Ces sophistes assurent le déshonneur et la ruine de quiconque les approche» [22].
Si la vertu s'enseigne, alors il y en a des maîtres Mais il n'y en a pas de maîtres Confirmation hypothétique: S'il y a des maîtres de vertu, alors les sophistes en sont Mais les sophistes n'en sont pas Confirmation syllogistique: Aucun maître de vertu ne gâte ni ne ruine Or tout sophiste gâte et ruine Donc aucun sophiste n'est maître de vertu Puisque les sophistes n'en sont pas, donc il n'y a pas de maîtres de vertu Puisqu'il n'y en a pas de maîtres, donc la vertu ne s'enseigne pas
Accompagner Socrate a permis de visualiser encore les éléments indissociables du syllogisme hypothétique tel que décrit par Aristote. Véritable progrès rationnel, le syllogisme hypothétique donne de se prononcer sur un énoncé qui faisait problème. Sa démarche se résout en des principes immédiats. Il ne se nourrit pas d'affirmations aléatoires ni ne remonte indéfiniment à des principes dont on ne tranche jamais le rapport avec la réalité. L'hypothèse rattache, en vertu d'une conséquence immédiatement évidente ou endoxale, le problème initial à un autre dont la discussion se substitue à la sienne; et le problème substitué se résout en des principes immédiats, en vertu d'un syllogisme catégorique rigoureux sans rien de distinct, en tant que raisonnement, d'un syllogisme catégorique de l'une des trois figures régulières.
Ce qu'il y a d'incertain dans les hypothèses, on le montre moyennant un syllogisme catégorique (διὰ κατηγορικοῦ συλλογισμοῦ), de façon qu'on n'aille pas à l'infini en montrant toujours par une autre hypothèse les hypothèses assumées antérieurement [23].
Sa conclusion n'est pas l'une des contradictoires du problème pertinent, mais un énoncé dont on a convenu au départ que son affirmation confirme immédiatement, sans besoin de discussion ni de raisonnement, l'une des contradictoires du problème. C'est selon que l'attention se porte à l'un ou l'autre de ces deux aspects qu'Aristote affirme que le syllogisme hypothétique se réduit ou ne se réduit pas, comme tout syllogisme catégorique, à l'une des modalités universelles de la première figure du syllogisme catégorique.
Il en va pareillement pour tous les syllogismes hypothétiques, car, en tous, le syllogisme s'effectue en visant le propos substitué (ἐν ἅπασι γὰρ ὁ μὲν συλλογισμὸς γίνεται πρὸς τὸ μεταλαμβανόμενον); quant au propos initial, c'est par concession qu'on l'obtient, ou par quelque autre type d'hypothèse (τὸ δ᾿ ἐξ ἀρχῆς περαίνεται δι᾿ ὁμολογίας ἤ τινος ἄλλης ὑποθέσεως). [24]
L'abondance avec laquelle Socrate en use éclaire le caractère naturel de cette voie. Aristote ne l'invente pas, mais l'observe. Son déroulement varie étonnamment: tantôt on confirme le problème initial en en confirmant un antécédent; tantôt on l'infirme en en infirmant un conséquent. Épiant plus longuement Socrate, nous prendrions conscience que ce procédé se rattache à une stratégie plus globale qui n'intègre pas toujours un syllogisme, se contente souvent d'inférence immédiate [25]. Certes, si l'antécédent auquel l'hypothèse rattache le problème initial est évident, il n'y a pas lieu de lui élaborer une preuve; on doit toutefois comprendre qu'il n'y a plus alors 'syllogisme' hypothétique, mais simplement 'stratégie' hypothétique, un peu rhétoriquement d'ailleurs, car le si d'introduction n'exprime alors aucune interrogation. C'est le défaut de saisir cette nuance capitale dont origine la tradition tenace de laquelle il faut maintenant faire justice.
Les efforts post-aristotéliciens pour habiller techniquement ce syllogisme substitutif ont vite oublié le coeur de la démarche, ignorant le syllogisme catégorique complet qui lui mérite son nom générique de syllogisme. On a bientôt parlé comme si un syllogisme hypothétique pouvait se passer de syllogiser. Déjà les logiciens de la Porte ont cru rendre compte du syllogisme hypothétique en présentant arbitrairement son propos substitut tour à tour sous deux statuts. D'abord dans une 'quasi-majeure' comme une conjecture (si...), du fait qu'aucune évidence n'en légitime la position ferme; ensuite dans une 'quasi-mineure' avec autorité, en oubliant capricieusement le statut conjectural - or c'est le cas! Aussi irrationnelle que soit cette évacuation de tout ce que le syllogisme hypothétique a de syllogistique, elle inspire, dans tous les manuels de logique, la présentation du syllogisme hypothétique:
Si B, alors A Or B Donc A
Il y a de quoi dégonfler le pathos bi-millénaire qui entoure la soi-disant logique stoïcienne. Sans examen, on la félicite de simplifier la démarche rationnelle en la construisant sur des propositions conditionnelles, et de faire l'économie du 'fatras' des modalités syllogistiques catégoriques [26]. À quoi revient cette simplification de la logique? À économiser le raisonnement! Les stoïciens et tous les partisans ultérieurs de l'hypothétique au détriment du catégorique ont, sans s'en apercevoir, renoncé à raisonner, pour se cantonner dans l'inférence immédiate. Comme il est apparu aux stoïciens, il y a déjà, dans une proposition conditionnelle, inférence entre jugements, inférence plus simple que celle qu'incarne un syllogisme catégorique [27]. Il s'agit toutefois d'inférence immédiate, non de raisonnement. La proposition conditionnelle, pour faire recevoir le lien entre l'antécédent et le conséquent qu'elle met en relation, compte sur une évidence déjà disponible, non sur une évidence élaborée via la réduction à d'autres énoncés antérieurement évidents. Les stoïciens et tous leurs imitateurs, en levant le nez sur le syllogisme catégorique, font le propos de limiter leur progrès intellectuel à ce qui leur est immédiatement évident; ils renoncent à la médiation qui caractérise essentiellement le raisonnement. Husserl félicitait Descartes pour sa résolution de ne recevoir en son esprit que les conceptions dont il ne serait pas capable de douter: «C'est faire le voeu de pauvreté en matière de connaissances» [28]. Les stoïciens ont opté pour une pauvreté encore plus grande: renonçant à tout syllogisme, ils se privent même de la démonstration.
Si seule l'inférence immédiate est considérée comme raisonnement, comment y différencier des espèces? Par l'énumération de différentes façons de signaler un lien immédiat entre deux énoncés. De manière révélatrice, les stoïciens qualifient d'ἀναπόδεικτοι, d'indémontrables, les espèces de ce qu'ils prennent à tort pour des formes de raisonnements. Ils admettent ainsi qu'ils énoncent des vérités immédiates, sans capacité, sans besoin non plus de démonstration, en raison de leur grande évidence, qui ne se laisse aucune possibilité de les rattacher à de plus évidents. Ces ἀναπόδεικτοι ajoutent un peu de chair au principe de non-contradiction, mais n'offrent pas l'armature d'éventuels raisonnements; ils fournissent des moules généraux dans lesquels couler une matière qui fasse l'objet d'une évidence tout aussi immédiate, bien que plus concrète.
Tout ce qu'il est possible et légitime de faire, c'est de ramener tous les syllogismes possibles à un petit nombre de types élémentaires de forme conditionnelle, ou disjonctive. C'est précisément ce que les stoïciens ont fait en distinguant cinq syllogismes irréductibles ou ἀναπόδεικτοι... Toute la théorie du syllogisme se réduit donc à des formules très simples, bien plus simples en tout cas que les modes concluants de la syllogistique classique: 1. Εἰ τὸ πρῶτον τὸ δεύτερον· τὸ δέ γε πρῶτον· τὸ ἄρα δεύτερον. - 2. Τὸ πρῶτον τὸ δεύτερον· οὐχὶ δέ γε τὸ δεύτερον· οὐκ ἄρα τὸ πρῶτον. - 3. Οὐχὶ καὶ τὸ πρῶτον καὶ τὸ δεύτερον· τὸ δέ γε πρῶτον· οὐκ ἄρα τὸ δεύτερον. - 4. Ἤτοι τὸ πρῶτον ἢ τὸ δεύτερον· ἀλλὰ μὴν τὸ πρῶτον· οὐκ ἄρα τὸδεύτερον. - 5. Ἤτοι τὸ πρῶτον ἢ τὸ δεύτερον· οὐχὶ δὲ τὸ δεύτερον· πρῶτον ἄρα ἐστίν. [29].
Le premier indémontrable décrit simplement telle quelle la stratégie de substitution que nous avons présentée au nom d'Aristote comme le syllogisme hypothétique typique: «Si tel premier énoncé se vérifie, alors aussi tel second; or de fait le premier se vérifie; donc, le second aussi.» Faut-il le répéter? Le premier énoncé, sous forme conditionnelle, fait état de la conséquence immédiatement évidente active entre deux énoncés, comme motif de substituer à la discussion du conséquent celle de l'antécédent. Le second affirme l'antécédent. Là, les stoïciens oublient que cette affirmation n'est légitime qu'en deux cas: 1º l'énoncé est immédiatement évident: l'ensemble de l'exercice ne comporte alors plus rien d'un raisonnement; 2º l'énoncé fait problème: avant de l'affirmer, il faudra le réduire en des principes évidents moyennant un syllogisme catégorique, et ce sera cela que tout l'exercice aura d'un raisonnement. Le troisième énoncé, une fois établi l'antécédent, affirme comme établi le conséquent, sur la foi du lien confessé dans l'énoncé conditionnel.
Le second indémontrable décrit la même stratégie, mais à rebours: «Si tel premier énoncé se vérifie, alors aussi tel second; mais de fait le second ne se vérifie pas; donc, le premier non plus.» L'énoncé conditionnel initial, cette fois, propose de substituer à la discussion de l'antécédent celle du conséquent. Le second énoncé refuse le conséquent; encore une fois, cela doit se légitimer ou par une évidence immédiate, ou par un argument élaboré ad hoc. Le troisième énoncé refuse l'antécédent, sur la foi du lien confessé initialement. C'est l'itinéraire qu'on a vu Socrate parcourir pour refuser le caractère didactique de la vertu du fait qu'il n'en existe pas de maîtres.
Les trois autres indémontrables ajoutent peu, sinon quant à la présentation extérieure superficielle, recourant à un vocabulaire conjonctif ou disjonctif plutôt que conditionnel. Nous entreverrons plus clairement leur portée quand nous demanderons à Aristote quelle diversité il reconnaît au syllogisme hypothétique. Contentons-nous pour le moment de rendre compte du 4e indémontrable. «C'est ou bien tel premier énoncé qui se vérifie, ou bien tel second; de fait, c'est le premier; le second ne se vérifie donc pas.» On aperçoit clairement la stratégie suggérée. L'énoncé disjonctif propose de substituer la discussion du premier énoncé à celle du second, faisant état d'une disjonction immédiatement évidente entre les deux. On poursuit avec l'affirmation du premier énoncé, laquelle affirmation, comme précédemment, est légitime à la condition d'une évidence immédiate ou avec l'appui d'un syllogisme catégorique. On termine en refusant le second énoncé sur la foi de la disjonction initiale.
Chaque fois, tous les éléments de la stratégie hypothétique aristotélicienne sont manifestement requis. Les stoïciens n'en ont pas été conscients néanmoins; ils ont étriqué cette stratégie en lui retirant tout ce qu'elle a d'une argumentation, avec la prétention absurde que ce qui reste alors constitue l'essence de toute argumentation.
La méprise stoïcienne, si grave soit-elle, répond à l'inclination universelle à convoiter une panacée facile et unique en solution à tout. La tradition ultérieure à Aristote a ainsi tendu, en variant superficiellement sur le modèle stoïcien, à consacrer la stratégie hypothétique, dépouillée de son âme, comme mode de raisonnement opposable génériquement au syllogisme catégorique. Dans l'oubli pratiquement total des considérations aristotéliciennes, disqualifiées avec légèreté comme 'parlant d'autre chose'. Pourtant, comment qualifier de démarche rationnelle la répétition du même énoncé d'abord comme conjecture, puis comme position ferme? Personne ne reconnaîtra un raisonnement dans un lien reconnu spontanément entre deux énoncés: "Puisque A, alors B." Or quelle différence présente cette proposition causale avec la traditionnelle quasi-majeure "Si A, alors B", sinon le caractère conjectural de "A" dans la conditionnelle? Ce caractère conjectural interdit de poursuivre "Or A", sans chercher l'appui de quelque preuve. Socrate et Ménon, au départ, savent déjà, ou ne savent pas encore, que "la vertu est science". S'ils le savent déjà, leur démarche prendra naturellement la forme suivante: "Puisque la vertu est science, alors la vertu s'enseigne", affirmation toute immédiate, sans rien d'un raisonnement, sans rien non plus d'hypothétique. S'ils ne le savent pas, et qu'ils n'admettent immédiatement que le lien nécessaire entre science et enseignement, ils pourront bien affirmer: "Si la vertu est science, alors la vertu s'enseigne", mais n'auront aucun droit de poursuivre: "Or la vertu est science", tant qu'ils n'auront pas fourni un motif légitime de l'admettre, le plus normalement sous la forme d'un raisonnement catégorique. Pour le dire autrement, la présentation traditionnelle...
Si la vertu est science, alors la vertu s'enseigne Or la vertu est science Donc la vertu s'enseigne
... ne peut prétendre à plus qu'à une formulation rhétorique, qui donne une forme conjecturale à un énoncé causal dont on sait pertinemment qu'il est vrai: "Puisque la vertu est science, alors la vertu s'enseigne." Le schéma légitime du syllogisme hypothétique ne saurait imiter davantage celui qu'on en donne traditionnellement qu'en empruntant la forme suivante:
Si A, alors B Or majeure et mineure Donc A Puisque A, donc B
On aperçoit comment le propos initial, "B", est substitué par "A", dont on convient dès le départ que de le prouver reviendra à avoir prouvé "B", et comment on s'applique ensuite à légitimer "A" syllogistiquement, pour ensuite se réclamer du lien concédé dès le départ pour considérer avoir montré "B". Quelles que soient les subtilités auxquelles on recourt en camouflage, tout refus de cette interprétation revient nécessairement à revendiquer le caractère d'un syllogisme pour un rapport qu'on admet de fait immédiatement entre deux énoncés.
Aristote voit en une diversité d'outils rationnels des syllogismes hypothétiques, sinon comme des espèces sur le même pied, du moins suivant une extension plus ou moins grande. Certains méritent clarification, vu l'attention que la tradition leur a consacrée. Moins que d'espèces rangées à égalité sous un genre 'syllogisme hypothétique', il s'agit de stratégies variées d'argumentation qui partagent ce nom du fait d'intégrer le syllogisme catégorique à un environnement rationnel plus large. Soulignons le caractère plus grammatical que logique d'étiquettes dont l'usage fait grand cas. J'énumère et schématise ci-après en vrac certains de ces homonymes. En vrac, c'est-à-dire sans justifier dans le détail, pour faire plus bref [30].
Premier homonyme: le syllogisme conditionnel. Il illustre le plus typiquement la stratégie hypothétique.
Première 'figure' (modus ponens): Si l'antécédent, alors le propos initial Or l'antécédent Confirmation syllogistique: majeure - mineure Donc l'antécédent Puisque l'antécédent, donc le propos initial Seconde 'figure' (modus tollens): Si le propos initial, alors le conséquent Or pas le conséquent Confirmation syllogistique: majeure - mineure Donc pas le conséquent Puisque pas le conséquent, donc pas le propos initial
Dans les hypothèses auxquelles on fait appel, la conséquence immédiate réclamée entre deux énoncés varie: l'effet suit sa cause, et la constatation de l'effet entraîne celle de sa cause; le concommitant suit son concommitant; la forme antécède son indispensable matière, l'espèce son propre, et réciproquement le propre son espèce; et ainsi de suite. Chaque motif lie le jugement porté sur un énoncé à celui à porter sur l'autre. Présenter chacun comme source d'espèce distincte ferait fastidieux. On peut toutefois en illustrer qui commandent une formulation grammaticale assez spéciale pour donner l'illusion d'une différence logique profonde.
C est ou bien A, ou bien B Or C n'est pas B Confirmation syllogistique: majeure - mineure Donc C n'est B Puisque C n'est B, donc C est A
Ce schéma varie à profusion, suivant que la division supposée vise le sujet ou l'attribut du problème, et affirme, ou nie, le premier ou le second des sujets ou des attributs éventuels pour reporter sur l'autre la conclusion. Toutefois, le mécanisme rationnel ne s'en trouve pas modifié du tout, de sorte qu'il sera vain de construire sur cela des figures et des modalités du syllogisme disjonctif. Avec leurs 4e et 5e indémontrables, les stoïciens se ridiculisent, à prétendre épuiser les ressources du syllogisme disjonctif. Dans les Topiques comme dans la Rhétorique, Aristote fait de la division un lieu très utile pour l'attaque d'une position. Sa présentation élargit, d'ailleurs, notre conception des ressources disponibles: non seulement nier un membre pour affirmer l'autre, mais encore nier tous les membres de la division pour nier absolument l'attribution; affirmer un membre pour nier l'autre; nier les autres membres pour affirmer le membre restant, etc.
Qu'arrive-t-il si l'hypothèse rencontre réticence? La stratégie bloque totalement, si on renonce à l'hypothèse. Par contre, si on soumet à examen l'hypothèse, avant d'en user, l'hypothèse vérifiée ôtera-t-elle à la démarche son caractère hypothétique? Voyons-le à travers un exemple inspiré d'Alexandre d'Aphrodise. Sur la question de juger si "le plaisir a en soi nature de fin", pour déplacer la discussion vers un propos plus facile à attaquer, Alexandre formule cette hypothèse: "Si le plaisir a nature de fin, la vertu ne se choisit pas pour elle-même". Quelqu'un lésine à concéder cette conséquence? Alexandre vient à sa rescousse comme suit:
Si la vertu se choisit comme agent du plaisir, alors elle ne se choisit pas pour elle-même Or, si le plaisir est fin, alors la vertu se choisit comme agent du plaisir Donc, si le plaisir est fin, alors la vertu ne se choisit pas pour elle-même [32]
Voilà une illustration de ce mystérieux tour syllogistique, baptisé syllogisme entièrement hypothétique [33], qui a intrigué tous les logiciens depuis Théophraste, et où interviennent en cascade une suite de conditionnelles. Les auteurs ont beaucoup discuté sur la nature catégorique ou hypothétique de pareil syllogisme 'super-hypothétique'. On aboutit le plus souvent à le dire catégorique, à cause de la manifeste et incontestable rigueur avec laquelle il établit sa conclusion. On croit parfois même pouvoir réduire sa présentation à celle d'un syllogisme catégorique:
Rien de ce qui se choisit comme agent du plaisir ne se choisit pour soi La vertu se choisit comme agent du plaisir La vertu ne se choisit pas pour elle-même
Pourtant, Alexandre n'assume déterminément ni cette mineure ni cette conclusion. Bien au contraire, il donne ces énoncés pour des conséquences absurdes qui suivraient la supposition de l'une des contradictoires du problème initial: "si le plaisir est la fin". Pour ce qui est de la majeure, il affirme, oui, qu'un agent ne se choisit pas pour soi, mais son intérêt dans le contexte est la contraction conjecturale de cette conséquence à la vertu: "si la vertu se choisit comme agent du plaisir, alors la vertu ne se choisit pas pour elle-même"; de cette conséquence, il n'affirme ni l'antécédent ni le conséquent, mais donne l'absurdité du conséquent comme signe de la fausseté de l'antécédent.
Là ressort la triple matière dont se constitue l'hypothèse qui reporte la discussion à un propos substitut. Il y faut:
1º annoncer l'assimilation (ou
répugnance) universelle de deux termes et
2º poser la question d'un rapport de
l'un d'eux à un troisième, mais surtout
3º promettre la reconnaissance d'un
rapport de l'autre aussi avec ce troisième, le rapport avec le premier dût-il
se confirmer.
Ainsi, la majeure de notre syllogisme tout hypothétique:
1º
reconnaît une répugnance universelle entre agent du plaisir et être choisi pour
soi: l'agent du plaisir ne se choisit pas pour lui-même;
2º demande "si la
vertu se choisit comme agent du plaisir?";
3º engage à reconnaître, si ce
devait être le cas, que "la vertu ne se choisirait pas pour elle-même".
À la différence d'une hypothèse, une proposition syllogistique régulière ne comporte que le premier aspect de cette triple matière: l'attribution d'un terme à un autre.
Alexandre ne nous propose donc pas strictement un syllogisme catégorique, puisque rien n'est affirmé ou nié d'aucun terme. Un syllogisme hypothétique, alors? Non plus, toujours à strictement parler. On aurait pu penser que Oui, car on a bien le report à son conséquent de l'interrogation portant sur un antécédent, comme dans la seconde figure du syllogisme conditionnel. On l'a même à répétition: on l'a dans chaque prémisse, on le retrouve encore dans la conclusion. Mais dans les faits, aucun argument catégorique ne vient trancher le sort des conséquents concédés. Qu'avons-nous au juste alors? Une stratégie hypothétique, mais sans le syllogisme catégorique pour confirmer ou infirmer le propos substitut? Plus que cela, car le problème est tout de même tranché. Et tranché médiatement. N'oublions pas qu'il s'agit d'un présyllogisme, et que le problème qu'il vise immédiatement est la légitimité du report à un conséquent du problème principal.
Nous avons ce que, faute de mieux, nous pourrions nommer un... syllogisme catégorique 'conditionnel'!!! Un enchaînement catégorique de conditions, une condition établie comme conséquence de deux autres, l'usage d'un moyen terme entre un antécédent et un conséquent pour faire valoir leur conséquence. Cette chaîne de conditionnelles détient autant de solidité qu'un syllogisme catégorique ordinaire, car elle se résout elle aussi dans l'impossibilité de la contradiction. Cet enchaînement rattache les deux hypothèses qui font office de propositions et celle qui fait office de conclusion avec une fermeté telle qu'on ne peut, sans se contredire, admettre les deux premières hypothèses et refuser la troisième. Syllogisme 'catégorique conditionnel', puisqu'il y est démontré catégoriquement la division de deux termes - "la vertu ne se choisirait pas pour elle-même" - sous la condition que le plaisir soit la fin ultime.
Un motif différent de conséquence immédiate entre deux termes impose une différence minime à la modalité de l'argumentation hypothétique: celui-ci reste un syllogisme conditionnel. Une source de différenciation plus profonde se présente parfois. Aristote signale comme une espèce nommément à part le syllogisme qualitatif (ὁ κατὰ τὴν ποιότητα)
Le rapport qui suggère de remplacer le sujet ou l'attribut d'un propos par un autre peut constituer autre chose qu'une conséquence directe. Il peut être second, qualitatif: les deux sujets peuvent présenter des motifs comparables de se mériter l'attribut sur lequel interroge le problème. Cette comparaison des droits de deux sujets à réclamer un même attribut fournit en diverses circonstances une base suffisante pour garantir endoxalement que cet attribut convient à l'un quand il convient à l'autre, ou répugne à l'un quand il répugne à l'autre. Aristote nomme syllogismes κατὰ ποιότητα, d'après la qualité, les stratégies qui résultent de cette comparaison; être pareillement ou plus ou moins tel concerne effectivement les attributs qualitatifs.
On appelle "d'après la qualité" les syllogismes qui procèdent du plus et du moins et du semblable (οἱ ἀπὸ τοῦ μᾶλλον καὶ ἧττον καὶ ὁμοίου δεικνύντες), puisque ces déterminations, le semblable, le plus et le moins, s'attachent à ce qui a qualité (τῷ ποιῷ παρακολουθεῖ) [34].
Quand des sujets partagent généralement les mêmes attributs, observer la présence d'un attribut chez l'un fait légitimement attendre sa présence en l'autre. De là vient qu'une espèce particulière du syllogisme hypothétique se fonde sur la ressemblance qu'entretient le sujet du problème investigué avec tout autre dont il serait plus facile d'argumenter que l'attribut problématique lui convient ou lui répugne. Schéma:
Si l'attribut convient à l'un de deux sujets semblables, alors à l'autre aussi Or l'attribut convient à l'un de deux sujets semblables Confirmation syllogistique: Majeure - Mineure Donc l'attribut convient à l'un de deux sujets semblables Puisque l'attribut convient à l'un de deux sujets semblables, donc à l'autre aussi
La vraisemblance supérieure permet d'infirmer l'attribut problématique, dans la mesure où on s'entend sur ce qu'un attribut qui ne convient pas à un sujet auquel il conviendrait plus vraisemblablement qu'à celui du propos initial ne conviendra pas non plus à ce dernier. La vraisemblance inférieure travaille en sens inverse, du moment qu'on admet qu'un attribut qui convient à un sujet auquel il convient moins vraisemblablement qu'à celui du propos initial conviendra certes aussi au sujet initial.
A majori Si l'attribut ne convient pas au sujet plus vraisemblable, alors au sujet moins vraisemblable non plus Or l'attribut ne convient pas au sujet plus vraisemblable Confirmation syllogistique: Majeure - Mineure Donc l'attribut ne convient pas au sujet plus vraisemblable Puisque l'attribut ne convient pas au sujet plus vraisemblable, donc au sujet moins vraisemblable non plus [36] A minori Si l'attribut convient au sujet moins vraisemblable, alors au sujet plus vraisemblable aussi Or l'attribut convient au sujet moins vraisemblable Confirmation syllogistique: Majeure - Mineure Donc l'attribut convient au sujet moins vraisemblable Puisque l'attribut convient au sujet moins vraisemblable, donc au sujet plus vraisemblable aussi [37]
Aristote rattache nommément à la stratégie hypothétique une modalité fort étonnante de substitution d'un sujet: il mandate son inférieur en universalité comme représentant légitime.
Le procédé voisine celui qui allègue un sujet semblable. La similitude est d'ailleurs plus grande d'une espèce à son genre, ou d'un individu à son espèce, qu'entre sujets semblables par le partage de quelques accidents. Si ce qu'on apprend d'un semblable a des chances de renseigner sur l'autre, ce qu'on apprend d'une espèce en a encore plus de renseigner sur son genre. Là aussi, certes, le discours restera fragile: les espèces présentent aussi des différences; c'est pour cela qu'elles constituent des espèces distinctes, et le genre doit s'abstraire de ces différences, non se les laisser attribuer universellement. Convenir, donc, que si on montre la convenance d'un attribut à un particulier, on en aura montré la pertinence au genre, le risque ne va pas sans autorisation explicite. Pour la donner, il faut avoir affaire à un conséquent proche: élément de définition, propre, accident nécessaire, pas n'importe quel accident superficiel et transitoire. De toute manière, le passage à l'universel ne s'effectuera qu'en vertu de l'hypothèse concédée, jamais en vertu d'un syllogisme rigoureux. Aristote est on ne peut plus clair là-dessus [38].
Si l'attribut convient à une espèce, alors au genre aussi Or l'attribut convient à une espèce Confirmation syllogistique: Majeure - Mineure Donc l'attribut convient à une espèce Puisque l'attribut convient à une espèce, donc au genre aussi [39]
Si l'intimité du lien pressenti entre un inférieur et son supérieur légitime l'hypothèse qui accorde universellement l'attribut de l'inférieur au supérieur, cette légitimité grandit avec la multiplication des inférieurs observés ou prouvés, et atteint son maximum quand la preuve s'étend à tous les cas. L'induction incarne donc la plus haute perfection accessible de cette modalité du syllogisme hypothétique. Les deux volets de la démarche hypothétique apparaissent clairement dans l'induction. Le volet hypothétique colore l'aspect proprement inductif: c'est toujours une hypothèse, c'est-à-dire un jugement immédiat sur la nature et la fermeté de la matière concernée, qui reconnaît l'énumération comme suffisante pour étendre universellement l'observation faite en plusieurs cas. Même lorsque tous les cas ont été visités! Car le jugement qu'il s'agit de tous les cas est immédiat; il n'est pas la conclusion d'un syllogisme, il ne découle pas syllogistiquement de la preuve apportée à chaque cas de l'énumération, laquelle constitue l'éventuel volet syllogistique. Le cas échéant, car le jugement porté sur chaque cas repose plus souvent sur une observation directe et immédiate: la démarche est alors toute sans moyen terme, sans syllogisme, toute immédiate. L'induction est un syllogisme hypothétique dans la mesure seulement où on admet les cas qui fondent le jugement universel en conclusion de syllogismes [40].
Si l'attribut convient à toutes les espèces, alors au genre aussi Or l'attribut convient à toutes les espèces Confirmation syllogistique: Majeure - Mineure Donc l'attribut convient à telle, telle, telle, et ainsi à toutes les espèces Puisque l'attribut convient à toutes les espèces, donc au genre aussi
Dernière surprise, Aristote classe même la réduction à l'absurde comme un syllogisme hypothétique [41]. Sur quelle hypothèse, sur quelle concession elle repose ne saute toutefois pas d'emblée aux yeux, car elle paraît bien se passer de tout accord de l'interlocuteur. En outre, en user pour manifester la rigueur des modalités syllogistiques, c'est y reconnaître un mécanisme extérieur et antérieur au syllogisme. Sans hypothèse ni syllogisme, quelle parenté entretient-elle donc avec le syllogisme hypothétique? quelle hypothèse la caractérise? quelle concession attend-elle de l'interlocuteur? vers quel propos plus aisément argumentable y déplace-t-on la discussion?
D'abord, le syllogisme via l'impossible montre une bonne et due forme, avec un moyen terme parfaitement à sa place, générant une forme impeccable [42]. Plus, il ne diffère d'un syllogisme catégorique pur et simple que par la disposition de ses éléments. Il ne constitue toujours ni plus ni moins que la conversion d'un syllogisme catégorique qui concluerait directement le propos initial, avec les mêmes matériaux [43]. Comment une argumentation aussi catégorique présente-t-elle la forme d'un syllogisme hypothétique spécifique?
Premier point commun: réduction à l'absurde ne désigne pas d'abord une forme spéciale de raisonnement, mais une stratégie globale d'argumentation adaptée à une difficulté spéciale posée par un problème soulevé. Normalement, on conclut directement le propos: un problème est soulevé, une position initiale est prise, on se met en quête de prémisses qui l'attaquent directement, on en conclut la contradictoire. Parfois, la rareté de pareilles prémisses suggère de substituer au propos initial un antécédent ou conséquent immédiat plus fertile en principes d'argumentation: c'est l'occasion du syllogisme hypothétique par substitution de propos (κατὰ τὸ μεταλαμβανόμενον). Mais parfois encore, les dispositions morales ou intellectuelles imparfaites de l'interlocuteur lui rendront difficilement acceptables les prémisses directes disponibles: voilà l'occasion de la réfutation par l'absurde (διὰ τοῦ ἀδυνάτου). Un raisonnement a besoin de deux prémisses; un interlocuteur récalcitrant n'en voudra peut-être pas accorder autant. On sera déjà content qu'il concède une prémisse absolument endoxale, ou même évidente, dont l'utilité à la réfutation de sa position initiale ne soit pas trop sensible. La stratégie via l'absurde permet de ne pas lui quêter la seconde prémisse. Plutôt, on usera de sa propre position, qu'il a déjà déclarée et ne peut refuser. L'astuce est fragile. Si elle dissimule pour un moment la direction de l'argumentation, elle compte qu'à la fin la conclusion sera assez manifestement impossible pour que l'interlocuteur ne s'obstine pas à refuser son absurdité. C'est en cela qu'on dépendra quand même un peu de sa concession [44].
Deuxième ressemblance: la réduction à l'absurde comporte substitution de propos. Là aussi le raisonneur vise un propos qu'il s'attend à conclure plus commodément: il conclut un énoncé le plus parfaitement absurde possible [45]. Voilà en même temps une différence avec le syllogisme hypothétique ordinaire: l'insincérité colore essentiellement la réduction à l'absurde. Le raisonnement, par nature, vise la manifestation de la vérité, entraîne l'adhésion à sa conclusion. Ici, au contraire, l'argumentateur n'adhère ni ne cherche à faire adhérer aucunement à la conclusion de son argument! bien au contraire, son voeu est que son interlocuteur la refuse à toutes forces! Cette insincérité se voit dès le début, dans la proposition d'une prémisse à laquelle on n'adhère que des lèvres: on appuie la recherche précisément sur ce qu'on travaille à discréditer [46].
Troisième et fondamentale ressemblance: la réfutation à l'absurde dépend d'une hypothèse, d'un énoncé où on accorde que de conclure rigoureusement le propos substitut - ici l'énoncé absurde - reviendra au même que d'avoir conclu directement le propos initial - la contradictoire de la position de l'interlocuteur. En somme, le mécanisme de base de la réfutation à l'absurde n'est pas un raisonnement [47], mais la concession directe d'un énoncé qui affirme que "si de l'absurde s'ensuit rigoureusement de la position initiale, sa contradictoire s'en trouvera prouvée" [48]. Fait frappant, l'hypothèse formulée ainsi reprend textuellement les mots dans lesquels Aristote la définit lui-même: «Τὸ δ᾿ ἐξ ἀρχῆς ἐξ ὑποθέσεως δεικνύουσιν, ὅταν ἀδύνατόν τι συμβαίνῃ τῆς ἀντιφάσεως τεθείσης. - Leur propos initial, ils le montrent à partir d'une hypothèse, quand quelque chose d'impossible s'ensuit du fait d'en avoir posé la contradictoire» [49]. On retrouve facilement ce cheminement dans l'exemple favori d'Aristote: "Si des nombres impairs sont égaux à des nombres pairs", du fait de nier que la diagonale soit incommensurable, "alors la diagonale est incommensurable" [50]. C'est accessoirement que la démarche comportera tout de même un syllogisme catégorique strict, analysable en l'une des trois figures: comme en tout syllogisme hypothétique, sa conclusion établira le propos substitut, pas le propos initial [51].
On visualisera mieux le tout, en redonnant la réduction à l'absurde dans le schéma d'ensemble du syllogisme hypothétique:
Si une absurdité s'ensuit (de nier le propos initial), alors le propos initial se trouve montré Or une absurdité s'ensuit (de nier le propos initial) Confirmation syllogistique: majeure - mineure (dont l'une est la contradictoire du propos initial) Donc une absurdité Puisqu'une absurdité s'ensuit (de nier le propos initial), donc le propos initial se trouve montré
Un exemple concret ne sera pas de trop pour finaliser la conception:
Si quelque bien n'est pas à encourager (en conséquence de nier que toute vertu soit à encourager), alors toute vertu est à encourager Or quelque bien n'est pas à encourager (en conséquence de nier que toute vertu soit à encourager) Confirmation syllogistique: Quelque vertu n'est pas à encourager [position initiale concédée] Or toute vertu est un bien Donc quelque bien n'est pas à encourager Puisque quelque bien n'est pas à encourager (en conséquence de nier que toute vertu soit à encourager), donc toute vertu est à encourager
Aristote souligne une noblesse émérite de la réduction à l'absurde, parmi les syllogismes hypothétiques: son hypothèse de base est tellement puissante, évidente, irrésistible, qu'il n'y a pas lieu d'en demander la concession, ni même de la formuler.
Il y a là, avec les raisonnements dont on a parlé auparavant, une différence: en ceux-là, il y a quelque chose qu'on doit d'abord avoir concédé, pour se trouver contraint d'accorder le propos... Ici, par contre, même sans avoir concédé d'avance quoi que ce soit, on doit accorder le propos, du fait que la fausseté soit manifeste [52].
Personne ne peut soutenir sincèrement qu'un énoncé soit vrai, qui entraîne rigoureusement une conséquence absurde. On pourrait nier qu'il l'entraîne; la forme de l'argument élaboré et la légitimité de la seconde prémisse remédient à cette éventualité. On peut nier que la conséquence soit absurde: aussi faut-il, pour réussir le procédé, aboutir à une absurdité dont l'absurdité soit absolument manifeste. C'est ce que dit Aristote: «du fait que...», on pourrait dire: «à la condition que la fausseté soit manifeste»! Comme dans son exemple: que nombres impairs et pairs soient égaux, personne ne va en nier l'absurdité. Mais l'hypothèse, l'obligation d'adhérer à un énoncé dont la contradictoire entraîne une absurdité, personne ne peut la refuser. Elle tient à la nature profonde de la contradiction; elle incarne un corollaire indissociable du principe de non-contradiction.
Pour la réduction à l'impossible, sans qu'aucune concession ne soit intervenue, du simple fait de montrer l'impossible, on se trouve à poser son opposé, à cause de la nécessité liée à la contradiction [53].
Encore une différence, enfin: celui qui argumente couramment n'a pas à juger d'avance de sa conclusion, ni à prévoir sa qualité, affirmation ou négation. C'est justement parce qu'il ne le peut pas, parce que sa matière lui fait problème, qu'il cherche des prémisses et une argumentation pour en juger. Le réducteur à l'absurde vit les choses autrement. Sa conclusion, il doit savoir d'avance qu'elle est fausse, absurde ou paradoxale. Il n'a pas besoin, pour en juger, de la réduction qu'il est en train de concocter; c'est justement parce qu'il sait déjà que sa conclusion est absurde qu'elle l'intéresse et qu'il veut la conclure! [54].
On mesure l'injustice faite à Aristote, quand on l'accuse légèrement de n'avoir eu aucune idée de la nature du syllogisme hypothétique. Et l'effronterie de l'arnaque qui crédite les stoïciens d'une nouvelle logique, du seul fait de leur inaptitude à distinguer inférences médiate et immédiate.
On sous-estime peut-être, néanmoins, la variété de stratégies hypothétiques que ma présentation laisse dans l'ombre. Avec le syllogisme qualitatif et l'induction, l'hypothèse demandait la concession de conséquences imparfaitement rigoureuses: du moins vraisemblable au plus vraisemblable, du semblable au semblable, du particulier à l'universel. Elle osera éventuellement réclamer des conséquences encore moins valides. Cas spectaculaire, la science expérimentale confirme progressivement ses théories en demandant - tacitement - la concession du conséquent comme substitut de l'antécédent: si le conséquent, alors l'antécédent. Elle le fait incontestablement quand, questionnant une théorie, elle en tire des conséquences - si la théorie est correcte, tels et tels événements se produiront en telles circonstances -, pour ensuite trouver, dans la vérification de pareils conséquents, la confirmation provisoire de la théorie.
Copyright © 2006 Yvan Pelletier.
[1] Joseph De Tonquédec, La critique de la connaissance, Paris: Beauchesne, 1929, 550.
[2] «La logique ne nous dit rien à propos de la façon dont les gens raisonnent effectivement: elle concerne tout au plus la façon dont les gens devraient raisonner... Ce serait une erreur de croire qu'on pourrait améliorer son habileté à raisonner en se conformant strictement aux lois de la logique... La logique s'intéresse aux résultats et non au processus de raisonnement lui-même.» (F. Tournier, Une introduction informelle à la logique formelle, Québec: Université Laval, 1988, 26)
[3] «Tout syllogisme s'effectue nécessairement moyennant l'une de ces figures.» (Prem. Anal., I, 23, 41a17)
[4] «Tout syllogisme doit montrer qu'une chose s'attribue ou qu'elle ne s'attribue pas.» (Ibid., 40b23-25)
[5] «Beaucoup d'autres syllogismes concluent hypothétiquement, qu'il faut examiner et expliquer clairement. Quelles différences ils comportent, donc, et de combien de manières on les produit, nous le dirons plus tard.» (Ibid., 44, 50a39-b2)
[6] «On ne doit pas essayer de réduire les syllogismes hypothétiques.» (Ibid. , 44, 50a16) Entendre: les ramener à l'une des trois figures du syllogisme catégorique.
[7] «En premier, parlons des raisonnements qui montrent (περὶ τῶν δεικτικῶν) une fois leur cas démontré, cela deviendra manifeste aussi ... pour tous ceux qui se tirent d'une hypothèse (καὶ ὅλως ἐπὶ τῶν ἐξ ὑποθέσεως)». (Ibid., 23, 40b26-29)
[8] «Tout syllogisme doit montrer qu'une chose s'attribue ou ne s'attribue pas..., et cela soit en le montrant, soit en le tirant d'une hypothèse.» (Ibid., 40b23-25)
[9] «Οὐ γὰρ διὰ συλλογισμοῦ δεδειγμένοι εἰσίν, ἀλλὰ διὰ συνθήκης ὡμολογημένοι πάντες». (Ibid., 44, 50a17-19)
[10] Τουτέστι τοῦ συνημμένου: l'énoncé conditionnel (si..., alors...), en présentant le propos comme la conséquence immédiate d'un autre énoncé, le noue (συνάπτει) à cet autre énoncé. À partir des stoïciens, τὸ συνημμένον, le noeud, deviendra le nom technique de la 'quasi-majeure' conditionnelle du syllogisme hypothétique.
[11] Themistios, Paraphrasis in Analyticorum Priorum, I, 44, 50a16 (149, 31-33.150, 1).
[12] «On argumente que ce n'est pas la même et unique puissance qui est susceptible des contraires, par exemple, d'être en santé et malade; car, si c'est le cas, le même sujet se trouvera en santé et malade.» (Prem. Anal., 50a20-23)
[13] Ibid., 50a23-28.
[14] C'est bien comme telle qu'Aristote en présente l'énoncé, l'introduisant par ὑπόμενος, fixant en hypothèse, ou pour traduire de manière plus latine, supposant.
[15] Ménon, 89e.
[16] Ibid., 86e.
[17] Ibid., 87b.
[18] Ibid., 87c.
[19] Ibid., 89c.
[20] Ibid., 89d.
[21] Ibid., 89e.
[22] Ménon, 91c.
[23] Ammonios, Analyticorum Priorum Commentarium, I, 23, 40b17 (67, 13-15).
[24] Prem. Anal., I, 23, 41a37-b5.
[25] «Ce n'est pas tout propos substitué qu'on montre avec un syllogisme catégorique; souvent, au contraire, on le soutient à cause de son évidence.» (Themistios, Paraphrasis in Anal. Prior., I, 44, 50a16, 151, 6-7)
[26] «Dans la logique stoïcienne, le syllogisme conditionnel remplace ordinairement le syllogisme catégorique... Les stoïciens ont tenu cette gageure de constituer toute une logique sans Baroco ni Baralipton.» (V. Brochard, Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Paris: Vrin, 1966, c. XI, 224-225)
[27] «Les propositions conditionnelles sont la forme la plus naturelle et la plus simple de l'inférence: c'est avec elles que commence la logique.» (Ibid., 224)
[28] Husserl, introduction à ses Méditations cartésiennes.
[29] Brochard, Ibid., 225-226.
[30] Pour plus de justification, on se référera à mon volume sur le sujet: Le syllogisme hypothétique (sa conception aristotélicienne), monographie Philosophia Perennis #2, 2006, disponible sur le site internet de la Société d'Études Aristotéliciennes.
[31] «La division est chétive comme syllogisme (ἀσθενὴς συλλογισμός); ce qu'il faut montrer, elle le demande (ὃ μὲν γὰρ δεῖ δεῖξαι αἰτεῖται).» (Prem. Anal., I, 31, 46a32)
[32] Voir Alexandre, Analyticorum Priorum Commentarium, I, 23 (264, 27-31).
[33] Voir Ibid. (265, 13-14: τὸ δι᾿ ὅλων ὑποθετικὸν τῶν συλλογισμῶν εἶδος)
[34] Ibid., 29 (324, 19-22).
[35] Remarquer comment Aristote présente l'argumentation à partir du semblable dans un vocabulaire typique au syllogisme hypothétique, en termes de substitution d'un propos à autre: «L'observation du semblable est utile ... en vue des syllogismes hypothétiques ..., car il est endoxal que, comme il en va de l'un des semblables, il en va de même aussi des autres. Par conséquent, si nous disposons en abondance de quoi argumenter sur l'un d'eux, nous conviendrons que, comme il en va de lui, il en va aussi du sujet proposé. Alors, une fois montré celui-là, nous nous trouverons avoir aussi montré le sujet proposé, en vertu de notre hypothèse; car, nous étant accordé sur l'hypothèse que tout ce qui vaut pour ce cas-là vaut aussi pour le cas proposé, nous nous trouvons avoir effectué la démonstration.» (Top., I, 18, 108b7-19) - Voir aussi Top., III, 6, 119b21ss.
[36] «Si on ne convient pas à ce à quoi on conviendrait davantage, il est évident qu'on ne convient pas non plus à ce à quoi on convient moins.» (Ibid., 1397b15-16)
[37] «Si le moins vraisemblable convient, le plus vraisemblable convient aussi.» (Rhét., II, 23, 1397b18)
[38] «Il y a encore une autre manière de résoudre des problèmes avec un syllogisme, c'est, moyennant l'examen adressé au particulier, d'aller à l'universel, en vertu d'une hypothèse.» (Prem. anal., I, 29, 45b22-23)
[39] Pour un exemple aristotélicien concret, voir Du Ciel, II, 11, 291b17ss. Aristote prouve syllogistiquement que la lune est sphérique, une fois concédé que "si un astre est sphérique, alors tous le sont".
[40] «La voie des divisions ne produit pas non plus de syllogisme... En effet, il n'y devient d'aucune façon nécessaire que telle chose soit du fait que telles autres sont, tout comme, en induisant, on ne démontre pas non plus. C'est qu'il ne faut pas avoir à demander la conclusion, ni qu'elle dépende d'une concession, mais qu'elle se vérifie nécessairement, une fois les prémisses données, même si le répondeur ne l'admet pas.» (Sec. Anal., II, 5, 91b12-17) - «Le Philosophe a comparé avec assez de convenance la division à l'induction. Dans les deux cas, on doit supposer qu'on a assumé tout ce qui est rangé sous un terme commun (oportet supponere quod accepta sint omnia quae contineantur sub aliquo communi); autrement, ni celui qui induit ne pourrait conclure des singuliers assumés à l'universel, ni celui qui divise conclure du retrait de parties à celle qui reste. Quand on induit, c'est évident; une fois faite l'induction que Socrate court, ainsi que Platon et Cicéron, on ne peut conclure avec nécessité que tout homme court, à moins de se faire concéder par le répondeur que rien d'autre ne se range sous l'homme, en dehors des cas énumérés.» (In II Sec. Anal., 6, #446) - Voir aussi Prem. Anal., II, 23, 68b15-24.
[41] «Le raisonnement par l'impossible est une partie de celui qui dépend d'une hypothèse.» (Prem. Anal., I, 23, 40b25)
[42] «La réduction à l'impossible peut s'analyser, car elle montre par un syllogisme.» (Ibid., 44, 50a30-31)
[43] «Tout ce qu'on montre directement peut aussi se conclure par l'impossible, moyennant les mêmes termes, et ce qui se montre par l'impossible peut aussi se montrer directement.» (Prem. Anal., Ibid., 45a26-28) - «Ce sont, en effet, les mêmes raisonnements que par la conversion qui s'effectuent... Évidemment, donc, tout problème se démontre des deux manières, tant par l'impossible que directement; l'un et l'autre ne peuvent se séparer.» (Ibid., 63b16-21)
[44] C'est le sens d'un avertissement des Topiques qui souligne la fragilité de cette stratégie: «Si on est à discuter contre un autre, on ne doit pas user du raisonnement par l'impossible. En effet, si on a raisonné sans conclure l'impossible, il ne se trouve aucune occasion de contester; mais quand c'est l'impossible qu'on conclut, à moins que ce ne soit très manifestement faux, l'autre dit que ce n'est pas impossible, de sorte que les demandeurs n'arrivent pas à ce qu'ils veulent.» (Top., VIII, 2, 157b34-158a2)
[45] «Tous les raisonnements par l'impossible, c'est le faux qu'ils concluent.» (Prem. Anal., I, 23, 41a23)
[46] «Voici comment le raisonnement direct diffère de celui qui réduit à l'impossible: dans celui qui procède directement, c'est pour le vrai (κατ᾿ ἀλήθειαν) qu'on pose les deux propositions, tandis que, dans celui qui réduit à l'impossible, il y en a une qu'on pose fictivement (ψευδῶς)». (Ibid., 29, 45b8-11)
[47] «Ce qu'on obtient par l'impossible, il n'est pas non plus possible de l'analyser.» (Prem. Anal., I, 44, 50a29-30)
[48] «Ils procèdent aussi d'hypothèse les raisonnements qui montrent quelque chose moyennant la réduction à l'impossible. Dans leur cas, le raisonnement ne porte pas non plus sur ce qu'on y montre; plutôt, le raisonnement ... porte sur le faux. C'est ensuite du fait de renoncer à l'impossible montré par le raisonnement qu'on pose le propos, sans avoir d'abord formé aucun raisonnement qui le conclue.» (Alexandre, Ibid., 50a16, 386, 22-27)
[49] Prem. Anal., I, 23, 41a24-26.
[50] «Que la diagonale est incommensurable, il le montre par une hypothèse (ἐξ ὑποθέσεως δείκνυσιν), puisque du faux s'ensuit à cause de sa contradictoire (ἐπεὶ ψεῦδος συμβαίνει διὰ τὴν ἀντίφασιν)». (Ibid., 41a28-30)
[51] «La réduction à l'impossible peut s'analyser, car elle démontre au moyen d'un raisonnement; mais l'autre inférence ne le peut pas: c'est en fait d'une hypothèse qu'elle s'obtient.» (Ibid., 50a30-32)
[52] Prem. Anal., I, 44, 50a32-38.
[53] Alexandre, Ibid., 50a32 (389, 13-14).
[54] «Dans un cas, la conclusion n'a pas à être déjà connue; on ne doit pas non plus assumer d'avance qu'il en va ou qu'il n'en va pas ainsi, tandis que, dans l'autre cas, on doit déjà assumer qu'il n'en va pas ainsi.» (Ibid., II, 14, 62b35-37)
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