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b83) Bibliographie spéciale (Sur tout le traité de la Métaphysique)
§868) 1. Définition. La Métaphysique est la science de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire, l'étude par les causes profondes, de toutes choses, en tant qu'elles réalisent, pleinement ou par participation, la perfection d'être et les propriétés qui en découlent nécessairement et qui sont les perfections pures [Cf. définition des perfections pures, §83].
Étymologiquement et historiquement, ce traité doit son nom à la place qu'il occupe dans les oeuvres d'Aristote éditées par Andronicus de Rhodes [PHDP, §67 et §118] où il vient après les Physiques (Τὰ μέτα τὰ Φυσικά). Mais ce nom lui convient parfaitement aussi du point de vue doctrinal, parce que notre intelligence obligée de puiser la matière de ses sciences dans l'expérience sensible, se porte d'abord vers le monde physique, avant de s'élever aux objets qui échappent à l'expérience, ou d'ordre métaphysique.
Cette science a un objet matériel qui coïncide nécessairement avec celui de toutes les autres, puisqu'il embrasse tous les êtres sans exception; mais elle a un objet formel qui la spécifie et lui est propre: cet aspect sous lequel elle considère les choses, c'est l'aspect d'être lui-même selon toute sa pureté et sa généralité, tel que nous l'avons défini plus haut [°1345]. Cet aspect est considéré ici à la fois comme réel, spéculatif et abstrait au troisième degré, et par là, la Métaphysique se distingue nettement des autres parties de la philosophie.
1) Aspect réel. Bien que l'on puisse concevoir certains modes d'être, en particulier des relations affectant nos connaissances, qui ne peuvent exister en dehors de l'acte d'y penser, ces êtres de raison sont l'objet propre de la Logique: l'être dont il s'agit ici désigne un objet existant ou capable d'exister en dehors de la considération de l'esprit: la Métaphysique est une science réelle.
2) Aspect spéculatif. De plus, elle n'a aucunement pour but en considérant le réel, d'apprendre à l'utiliser, ni d'indiquer une méthode d'action, soit pour bien penser soit pour bien vouloir: elle est uniquement spéculative, considérant l'être tel qu'il est en lui-même, et par là elle se distingue de la Logique qui est un art de bien penser et de la Morale qui est une science normative, enseignant les règles de bien agir librement.
3) Troisième degré d'abstraction. Mais notre raison abstractive est incapable de connaître pleinement le réel par une seule science; pour en épuiser l'intelligibilité, elle y distingue principalement, comme nous l'avons dit [§13], trois aspects de plus en plus abstraits des conditions matérielles:
1) l'aspect qualitatif spécifiant les diverses natures et propriétés des phénomènes et des êtres de l'univers: et c'est l'objet de la Philosophie naturelle et des sciences particulières de la nature;
2) l'aspect quantitatif, commun à tous les êtres corporels, objet des sciences mathématiques, pures ou appliquées dans les sciences positives modernes;
3) l'aspect d'être ou de perfection pure et simple, capable de se réaliser aussi bien dans les esprits que dans les corps; et ce troisième degré d'abstraction pleinement dégagé de toute condition matérielle, spécifie la Métaphysique et la distingue ainsi de toute autre science réelle.
§869) 2. - Excellence. La métaphysique est dépréciée par un bon nombre de penseurs modernes, depuis que la critique kantienne l'a taxée d'illusion transcendantale [PHDP, §406]; toute l'école positiviste en particulier la déclare oeuvre d'imagination, et beaucoup de «savants» jugent qu'en dépassant l'expérience, elle aborde un domaine inaccessible à la raison humaine. C'est là méconnaître la vraie nature de notre intelligence capable, comme nous l'avons montré [§545], de saisir dans le sensible un aspect spirituel qui le dépasse, tout en gardant un solide appui sur le réel. Il est clair au contraire que cet objet est le plus élevé, le plus noble, et, au moins en droit, le plus intelligible, comme répondant le mieux aux exigences de notre esprit. Celui-ci en considérant les choses sous ce jour universel et profond, se trouve aidé et mieux disposé pour résoudre tous les autres problèmes, et pour élucider les énigmes de la nature qui le préoccupent légitimement. C'est pourquoi, parmi les habitudes d'esprit appelées en général les «sciences», la Métaphysique tient un rang à part, et n'est pas une science au sens strict, mais une sagesse que nous avons définie: «la disposition à juger de toutes choses dans leur ensemble, au point de vue des causes les plus profondes et les plus universelles, en sorte que son objet propre est l'aspect le plus élevé du réel» [§822]. Tout cela consacre la valeur et l'excellence de la Métaphysique prise en elle-même.
Par rapport aux autres sciences, elle n'a pas seulement la préséance, mais elle joue un rôle de direction, de défense et de contrôle: car en cherchant la vérité en divers domaines moins élevés et plus restreints, ces autres sciences s'appuient sur des principes premiers de bon sens, des axiomes et des postulats dont il appartient précisément à la Métaphysique de vérifier la valeur: le principe du déterminisme de la nature, par exemple, qui fonde toutes les sciences modernes, n'est pleinement justifié que par elle; elle réalise ainsi sa fonction de sagesse; et on peut la comparer à la fois, au fondement sur lequel repose nos sciences et au couronnement qui achève le progrès de notre esprit.
À l'égard de la théologie surnaturelle, elle a aussi des rapports spéciaux, parce qu'elle seule parmi les sciences humaines traite ex professo du même objet qui est Dieu. Mais elle reste d'ordre philosophique et ne parle de Dieu que selon les lumières de la raison, tandis que la théologie fait aussi appel aux sources de la Révélation. Celle-ci, pourtant, affirme un bon nombre de vérités que la Métaphysique démontre à son tour, selon sa méthode propre; de là, de fréquents rapports entre les deux disciplines, favorables à l'une et à l'autre, comme le montre la richesse de la philosophie chrétienne [°1346], dont le champ d'élection est la Métaphysique.
§870) 3. - Méthode et division. Malgré le préjugé moderne qui voit dans la Métaphysique, un exercice de pensée entièrement détaché de l'expérience, il faut affirmer d'abord qu'ici encore la méthode de base est l'induction, non pas l'induction scientifique sous la forme de raisonnement explicite avec toutes les étapes décrites en méthodologie spéciale, mais l'induction au sens large [§72], qui n'est qu'une abstraction réfléchie exercée à partir des faits d'expérience les plus simples et les plus évidents, et qui se présente spontanément sous forme d'intuition, mais que nous mettrons en évidence sous forme de raisonnement, pour en faire sentir la valeur et le caractère expérimental.
D'ailleurs, à partir des principes et des définitions ainsi établis inductivement, il demeure très légitime de poursuivre déductivement par syllogismes démonstratifs, la recherche de la vérité métaphysique. Cette marche est spécialement claire en théodicée où l'affirmation de l'existence de Dieu est prouvée par induction; mais à partir de là, toutes les autres thèses concernant les attributs divins se prouvent déductivement et s'enchaînent rigoureusement par démonstration pleinement scientifique.
Grâce à cette méthode, la Métaphysique peut s'élever sans crainte d'erreur à l'étude de certains objets dépassant toute expérience sensible, sans négliger d'ailleurs de soumettre à son examen, de son point de vue propre, les êtres finis déjà étudiés en Physique. Elle embrasse ainsi, comme science réelle, deux domaines bien distincts: celui des êtres dont nous constatons expérimentalement l'existence, et celui des êtres échappant à notre expérience. Dans cette seconde catégorie, on pourrait théoriquement rencontrer, avec les âmes humaines dont nous avons déjà parlé [§672], de purs esprits, multiples et finis que la théologie appelle les anges, ainsi que Dieu; mais la pure raison ne peut démontrer apodictiquement l'existence que de Dieu seul. Nous laisserons donc le traité des anges pour la théologie, et considérerons seulement, d'un côté, les êtres finis en ontologie, de l'autre, Dieu, l'Être infini, en théodicée, car nous avons déjà traité des propriétés métaphysiques communes aux êtres finis et infini [§157, sq.].
Mais la Métaphysique, étant une sagesse, a encore une autre fonction, capitale en philosophie moderne: celle de justifier la valeur des premiers principes des autres sciences, et de ses propres principes; car étant la science suprême, elle se constitue sa propre critique et soulève le problème de la vérité dans toute sa généralité. Ce problème appartient donc doublement à la Métaphysique: primo parce que la vérité est une propriété transcendantale de l'être comme tel, et secundo parce que une telle appréciation universelle est le propre de la sagesse; et il convient de commencer par lui.
Le traité se divise ainsi en trois chapitres:
Chapitre 1. - La Critique ou le problème de la Vérité.
Chapitre 2. - L'Ontologie ou le problème de l'être fini.
Chapitre 3. - La Théodicée ou le problème de Dieu.
b84) Bibliographie spéciale (Sur tout le chapitre de la critériologie)
§871). La critique ou critériologie est l'examen réflexe et scientifique [°1347] de nos certitudes spontanées, pour en justifier l'infaillible vérité. Comme les certitudes les plus importantes constituent nos sciences, on l'appelle aussi «épistémologie» (ἐπιστήμη = science) ou théorie générale de la science vraie.
Comme nous l'avons montré en psychologie expérimentale [§583 et §586], l'attitude spontanée de notre intelligence est l'affirmation certaine, c'est-à-dire, sans crainte d'erreur, qui se porte d'abord sur des objets d'intuition ou de bon sens pour s'étendre peu à peu à des objets plus précis. Nul problème ne se pose donc au début, et tant que se poursuit normalement le progrès, l'esprit reste en possession tranquille de la vérité. Or l'attitude nouvelle, que nous prenons ici, est le contre-pied de cette disposition: la critique remet en question toute notre vie intellectuelle, en soulevant dans toute son ampleur le problème radical: «Pouvons-nous savoir si nous possédons la vérité?» Il convient donc d'examiner d'abord quelle occasion a pu susciter une telle question, dans quelle mesure elle est légitime et comment on peut poser le problème. Il faudra ensuite le résoudre, soit en examinant en général comment tout jugement peut être vrai, puisque la vérité est la propriété de nos jugements [§589], soit en examinant en particulier les divers groupes de jugements vrais.
D'où trois articles dans ce chapitre:
Article 1. - Position du problème critique.
Article 2. - Solution générale.
Article 3. - Solutions particulières.
b85) Bibliographie spéciale (Position du problème critique)
§872). Les philosophes ne sont pas d'accord, ni sur les modalités du problème critique, ni même sur la légitimité de son existence, et nous devons d'abord montrer qu'il ne se confond pas avec les questions de psychologie ou de logique et demande un examen plus profond, d'ordre métaphysique. Parmi ceux qui abordent cet examen, nous rencontrons deux positions extrêmes qui en font dévier le sens: d'un côté, les sceptiques, frappés par les raisons qui suscitent le problème, lui donnent une extension tellement universelle, qu'ils le proclament insoluble; d'autre part, les dogmatistes exagérés, persuadés qu'il faut lui donner une solution rapide, le regardent dès l'abord comme à moitié résolu, en refusant de l'étendre à toutes les vérités. C'est en rectifiant toutes ces exagérations que nous délimiterons exactement ce problème difficile, en sorte que trois paragraphes seront nécessaires à cet article pour déblayer le terrain:
1. - Légitimité du problème critique.
2. - Possibilité de solution et scepticisme.
3. - Extension du problème et dogmatisme exagéré.
Thèse 1. Toutes nos certitudes que, dans l'ordre spontané, nous tenons pour vraies, sont légitimement soumises à l'examen critique pour devenir des certitudes réflexes infaillibles.
A) Explication.
§873). C'est en réfléchissant sur notre patrimoine de vérités que surgit le problème critique; et l'inventaire psychologique que nous en avons fait, nous permet ici de préciser nettement l'objet de nos recherches: il s'agit de nos croyances en prenant parmi elles, le groupe des jugements achevés, doués de certitude, et considérés comme vrais. Nous laissons donc de côté toutes les pensées inachevées, comme les hypothèses douteuses, ou les opinions, admises même fermement, mais comme probables et par conséquent réformables. Mais nous prenons toutes nos certitudes sans exception, c'est-à-dire, «toute affirmation où notre esprit adhère à un jugement sans crainte d'erreur»; et nous constatons d'abord que, psychologiquement, ces croyances sont toujours tenues pour vraies. Comme nous l'avons dit, toute pensée actuelle prenant la forme d'un jugement achevé est nécessairement pour nous, l'affirmation d'une vérité, en sorte que, normalement, il n'y a pas de différence réelle entre ce qu'on appelle un jugement, une vérité et une certitude [§584].
Cette première observation rendrait impossible et inutile tout examen critique, si nous n'avions constaté dans notre pensée, le pouvoir de se prendre elle-même comme objet de sa réflexion [§625]; c'est pourquoi, dès le début de la critériologie, nous devons mettre en relief la distinction fondamentale entre l'ordre spontané et l'ordre réflexe.
1) L'ordre spontané est celui des certitudes où l'esprit affirme d'instinct sans se rendre compte explicitement des motifs de son adhésion.
2) L'ordre réflexe [°1348] est celui des certitudes où l'esprit se rend compte explicitement de la raison de son adhésion absolue.
Toutes nos certitudes sont d'abord d'ordre spontané; et toutes les thèses de notre philosophie exposées jusqu'à maintenant, lui appartiennent de droit, puisque nous n'avons pas encore explicitement établi la raison de leur vérité. Ces certitudes spontanées constituent ainsi l'objet même des réflexions de la critique, comme d'ailleurs de la logique et de la psychologie; mais il est facile de voir la différence de point de vue. En psychologie, on les considère comme des phénomènes observables par introspection, dont on établit la classification et les lois d'origine et d'évolution, puis leurs conditions ontologiques de fonctionnement. En logique, on les regarde comme l'expression de la vérité et on établit à ce point de vue des règles que doit suivre l'esprit pour atteindre ce but; on reste toujours dans l'ordre spontané, en admettant comme valable la notion courante de vérité. Mais en critique, on met en question cette notion même de vérité, et on se demande si nos certitudes, tenues spontanément pour vraies, conservent, après réflexion, cette propriété; ou encore, s'il nous est possible d'atteindre définitivement la vérité. C'est donc une recherche plus profonde et plus radicale, vraiment métaphysique, qui dépasse les constatations spontanées pour s'élever à l'ordre réflexe.
De là, une nouvelle distinction entre certitude formelle et certitude purement subjective, qui s'imposera au terme de ce chapitre, mais qu'il est bon de signaler dès le début de nos recherches pour éclairer le sens de celles-ci.
a) La certitude formelle est celle dont le fondement est la vérité même du jugement en sorte que cette certitude est infaillible.
b) La certitude purement subjective est celle où l'exclusion du doute repose finalement sur un motif pris dans le sujet, par exemple, sa volonté ou ses tendances, en sorte qu'elle ne peut jamais être infaillible.
L'infaillibilité est, en effet, cette propriété par laquelle une croyance ne peut pas ne pas être vraie: c'est, peut-on dire, le caractère du jugement où la certitude est nécessairement unie à la vérité.
Le but de la critique est de faire passer nos certitudes de l'ordre spontané à l'ordre réflexe, de façon à éliminer toutes les certitudes purement subjectives, pour ne conserver, s'il est possible, que les affirmations infaillibles. Mais avant de montrer en quelle mesure ce résultat est possible en effet, nous devons prouver qu'il est légitime et même nécessaire de poser ce problème.
B) Preuve.
§874). C'est un fait d'expérience que toutes les certitudes humaines d'ordre spontané ne sont pas nécessairement unies à la vérité, et qu'un certain nombre tout au moins restent purement subjectives. S'il ne nous est pas possible de le constater en nous au moment où nous les affirmons, puisque nous sommes alors persuadés de leur vérité, le progrès de notre pensée nous le fait parfois reconnaître comme des états d'âme passés. Nous avons dû, par exemple réformer bien des certitudes de notre enfance où nous acceptions sans l'ombre d'un doute les explications de nos parents. Même observation dans la société: de nos jours, par exemple, on rejette la persuasion séculaire de l'immobilité de la terre. Parfois aussi plusieurs esprits portent en même temps sur un même objet des jugements contradictoires; l'histoire des religions et de la philosophie nous en offrent de nombreux cas; et ces cas se répètent de nos jours, où nous pouvons voir les deux adversaires affirmer leur thèse avec une égale conviction et certitude, bien qu'une seule puisse posséder la vérité, tandis que l'autre est nécessairement erronée; car, dit saint Thomas, «on n'adhère pas moins fermement à l'erreur qu'à la vérité» [°1349].
Une telle constatation légitime amplement la position du problème critique: on ne peut accepter sans examen un ensemble de certitudes où la vérité est mélangée à l'erreur; et l'on réclame avec raison un critère qui permette de discerner les certitudes infaillibles de celles qui ne le sont pas. La critique est donc pleinement légitime en tant qu'elle est une critériologie, c'est-à-dire, la science de la recherche d'un critère de vérité: celui-ci n'étant rien d'autre que la raison ou le signe en vertu duquel un jugement est infailliblement vrai.
C) Corollaires.
§875) 1. - Classification des certitudes spontanées. Nous avons déjà proposé une classification de ces certitudes [§586]; nous l'utiliserons lorsqu'il s'agira de les examiner en détail à l'article 3. Au point de vue de la position du problème critique et de sa solution générale, il convient de les distinguer ici, soit quant à leur extension, soit quant à leur fermeté.
1. Quant à leur extension, on trouve:
a) les certitudes d'ordre idéal, qui portent sur les natures abstraites, et ne dépassent pas le domaine de la conscience, en sorte que leur valeur est indépendante du monde extérieur;
b) les certitudes d'ordre réel, qui portent sur des objets existants en dehors de la conscience, dans le monde extérieur; et celles-ci peuvent être, soit expérimentales, si leur objet dépend de l'expérience sensible; par exemple, ce chien aboie; - soit sociales, si elles supposent l'existence et les affirmations d'autres hommes sur lesquels elles se fondent, comme toutes les nouvelles des journaux.
2. Quant à leur fermeté, on trouve:
a) les certitudes libres qui dépendent assez de notre liberté pour que nous puissions les mettre en doute, comme sont beaucoup de certitudes sociales: nous les acceptons souvent spontanément; mais il est facile par réflexion de les réduire à l'état d'hypothèses ou de simples opinions;
b) les certitudes nécessaires, que l'on admet aussitôt, dès qu'on y pense et qu'il n'est pas possible subjectivement de mettre en doute réel, quels que soient les réflexions ou les efforts dépensés dans ce but: tel est, par exemple, le principe cartésien: «Je pense, donc je suis»; ou l'affirmation: 2 et 2 font 4, ou «Tout être est ce qu'il est». L'existence de ces certitudes nécessaires est un fait d'expérience très important qui interviendra plus loin dans la solution du problème critique.
§876) 2. - Positions kantiennes. Plusieurs philosophes modernes présentent la légitimité du problème critique à la manière de Kant [PHDP, §391]. Constatant que les sciences positives ont rallié l'unanimité des esprits, ils estiment qu'on ne peut plus avoir de doute à leur égard: elles sont valables. Mais pour la Métaphysique dont la prétention est d'atteindre un objet au delà de l'expérience, et où se heurtent tant de systèmes divers, on doit d'abord se demander si elle est possible, et la critique est la réponse à ce problème fondamental, qui devient ainsi le premier problème métaphysique; et pour certains, même, l'unique.
Ce désaccord persistant des métaphysiciens est, en effet, une raison plausible pour légitimer la recherche critique; mais il n'y a nul motif de restreindre cet examen aux connaissances métaphysiques, comme nous le montrerons mieux plus loin [§883]. Les sciences positives elles-mêmes avec toutes nos autres croyances font d'abord partie de nos certitudes spontanées; et puisque; dans cet ordre, nous nous trompons parfois, nous devons les soumettre, toutes sans exception, à notre réflexion critique pour y discerner les jugements infaillibles.
Thèse 2. 1) Il faut admettre dès l'abord avec le scepticisme philosophique, deux données au moins, indispensables au problème critique: a) les faits de certitudes spontanées; b) un pouvoir de réflexion pour en apprécier la valeur. 2) D'ailleurs, les objections des sceptiques ne démontrent pas que le problème critique est insoluble: elles le posent seulement et insinuent la méthode de solution.
A) Explications.
§877). Le scepticisme désigne d'une façon très générale, l'état de doute, celui-ci étant comme nous l'avons dit [§585, (2)], l'état d'équilibre où l'esprit, en face de deux propositions contradictoires, n'incline pas plus à l'affirmation qu'à la négation. Il peut être universel ou particulier, suivant qu'il s'étend à toutes nos affirmations sans exception, ou à un groupe seulement, comme, par exemple, le scepticisme religieux. Ce doute restreint est fréquent en histoire de philosophie, et ne soulève pas de difficulté spéciale. Nous ne considérons ici que le scepticisme universel; mais on peut le comprendre de deux façons très différentes [°1350] que nous appellerons scepticisme absolu et scepticisme critique ou philosophique.
1) Le scepticisme universel absolu serait l'état d'esprit d'un adulte capable de vie intellectuelle, qui déciderait de suspendre son assentiment à toute affirmation quelle qu'elle soit, d'ordre spontané comme d'ordre réflexe. Une telle disposition est physiquement impossible et n'a jamais existé dans l'histoire; celui qui l'admettrait devrait se défendre toute pensée, le doute lui-même, comme nous l'avons montré, supposant la possession préalable de plusieurs vérités certaines [§585, (2)]; un tel sceptique n'aurait donc plus une existence humaine: il se rendrait semblable à une souche, selon le mot d'Aristote [°1350.1]; et il n'y a pas à s'en occuper davantage.
2) Le scepticisme critique au contraire ou philosophique, est un système philosophique où toute la spéculation est ramenée à une réflexion critique sur nos certitudes spontanées, de façon à en conclure que dans l'ordre réflexe, aucune d'entre elles n'est infaillible. Sous cette forme, le scepticisme universel a existé dans l'histoire, spécialement aux époques de décadence, où la spéculation, comme découragée devant les difficultés des grands systèmes, parfois trop ambitieux, se replie sur soi-même et se tourne vers la pratique: citons les sophistes grecs, au 5e siècle avant J.-C. [PHDP, §24], puis l'école de Pyrrhon et celle des néo-académiciens probabilistes [PHDP, §113], enfin celle de Montaigne à la renaissance.
Le scepticisme universel comme doctrine se défend difficilement et saint Augustin en donnait déjà une réfutation décisive en montrant qu'il se détruit en se posant [PHDP, §148]. Car, s'il est une doctrine positive, il doit affirmer comme vraie au moins sa thèse fondamentale, à savoir, «aucune affirmation n'est infailliblement vraie», et par le fait, il se contredit formellement. Si, même, il se contente, comme les probabilistes, d'affirmer que sa thèse est la plus probable, il est encore certain pour lui, c'est-à-dire infailliblement vrai, qu'elle est plus probable. D'ailleurs, toutes les raisons et réflexions qu'il invoque ont nécessairement pour lui une valeur: il est donc certain pour lui qu'elles sont, ou apodictiques, ou du moins plus probables. Bref, le scepticisme universel, s'il veut être un système doctrinal, fruit de la réflexion critique et, par conséquent, définitif et infaillible, perd aussitôt toute cohérence et est lui-même sa propre réfutation.
Peut-être, cependant, le scepticisme universel réussirait-il à maintenir sa position en s'interdisant de passer à aucune certitude d'ordre réflexe, même pour sa propre thèse. On constate alors qu'il pose réellement un problème ou une question douteuse et qu'il admet pour celà deux données:
a) le fait de certitudes spontanées que nous tenons pour vraies et dont on se demande, si, après réflexion, elles peuvent encore être vraies ou infaillibles;
b) l'existence d'un pouvoir de réflexion, au moyen duquel le sceptique peut constater en lui ces certitudes spontanées et en examiner la valeur.
Cet examen est d'ordre réflexe, sans doute, mais, selon lui, il n'aboutit à rien de positif; c'est pourquoi laissant la spéculation, il se tourne vers la pratique et s'efforce tout simplement d'organiser sa vie pour un mieux, en se contentant de certitudes instinctives et spontanées. En comprenant ainsi l'attitude du sceptique, nous devons montrer qu'il pose bien le problème, mais qu'aucune de ses réflexions ne le montre insoluble.
B) Preuve.
§878) 1. - Les deux données du problème critique. Pour poser un problème quelconque, deux choses au moins sont requises: une matière douteuse et un principe de solution. En effet, le problème étant, comme nous l'avons dit [§585, (2)], «la proposition interrogative exprimant un doute», il n'y a évidemment nul problème possible, si on ne propose nul objet de recherche et si les données fournies n'offrent aucun moyen de solution; ce peut être une devinette ou un jeu d'esprit, mais non le premier pas vers la découverte du vrai, comme doit être tout problème philosophique.
Or les deux données admises par la philosophie sceptique répondent à ces deux conditions, à l'égard du problème critique. En celui-ci, en effet, la matière douteuse est constituée par l'ensemble de nos certitudes spontanées, dont on cherche si elles peuvent devenir, dans l'ordre réflexe, infailliblement vraies. D'autre part, comme principe de solution, il faut au moins un pouvoir de réflexion, soit pour constater le fait de cet objet (réflexion psychologique), soit pour en apprécier la valeur de vérité (réflexion métaphysique ou critique): c'est ce qu'on peut appeler le sujet critique. Il n'est pas nécessaire, d'ailleurs, de supposer que ce sujet est une substance, ou une faculté accidentelle ou un moi-pensant personnel; en toute rigueur, il suffit de l'exercice actuel de réflexion sur les certitudes à examiner; mais, sans lui, toute réponse serait évidemment impossible à la question posée; et le problème critique s'évanouirait.
Donc, pour poser le problème critique, il faut admettre, avec le scepticisme, ces deux données primordiales: des certitudes spontanées et un sujet qui les examine.
§879) 2. - Réponse aux objections sceptiques. Les nombreuses réflexions par lesquelles le sceptique prétend barrer notre route vers la vérité infaillible, se laissent aisément réduire à deux ou trois types; nous les présenterons en forme, pour mieux en montrer la faiblesse.
1re objection. - Une fonction de connaissance sujette à erreur ne peut être infaillible: il est prudent de n'accepter, dans l'ordre réflexe, aucune de ses affirmations sans crainte d'erreur.
Or la raison humaine est sujette à d'innombrables erreurs, comme le montrent, soit les contradictions des philosophes, soit notre expérience personnelle; ainsi, non seulement les autres nous induisent parfois en erreur, mais nos sens, notre imagination, nos préjugés, notre intérêt personnel nous trompent souvent. Pascal et Lamennais ont développé cette mineure avec beaucoup d'éloquence [°1351].
Donc il est prudent, dans l'ordre réflexe, de suspendre notre assentiment devant toute affirmation de notre raison.
Réponse. - Le fait allégué est incontestable et nous en avons conclu la pleine légitimité du problème critique. Prise en ce sens, la conclusion est juste: il faut suspendre notre assentiment jusqu'à ce que nous ayons découvert le critère de vérité. Par contre rien ne prouve, par le fait des erreurs, que ce critère n'existe pas.
2e objection. - Le sceptique fait instance: ce critère ne peut être trouvé. En effet: l'existence et la valeur de ce critère sera ou bien admise sans démonstration, ou bien démontrée apodictiquement.
Dans le premier cas, ce critère n'aura qu'une valeur arbitraire et sera bien incapable de remplir son rôle.
Dans le deuxième cas, les raisons invoquées dans la démonstration, pour être valables, demandent un critère de vérité: on ne peut sans pétition de principe invoquer celui qu'on veut démontrer; il en faut donc un autre qui lui-même devra être démontré; et ainsi de suite à l'infini. «Pour juger les objets, disait Montaigne, il faudrait un instrument judicatoire; pour vérifier cet instrument, il nous y faut la démonstration; pour vérifier la démonstration, un dispositif, nous voici au rouet» [°1352].
Donc, de toute façon, le critère est introuvable.
Réponse. Cette objection soulève une difficulté sérieuse et montre que la critique doit user d'une méthode spéciale qui lui est propre; on doit distinguer en effet, à ce point de vue, deux formes de démonstration:
1. La démonstration au sens propre ou prise strictement celle où la conclusion est distincte des prémisses, en sorte qu'il y ait un vrai raisonnement avec passage d'une vérité à une autre [§88]. C'est celle dont la Logique étudie les formes, parce qu'on l'emploie habituellement dans les sciences. Mais si on veut l'appliquer à la découverte du critère de vérité, on ne peut éviter la course à l'infini; en ce sens, le diallèle doit être concédé.
2. Mais il est possible de concevoir une autre démonstration que nous appellerons au sens large ou impropre: c'est l'acte par lequel notre esprit, revenant par réflexion [°1353] sur ses propres affirmations certaines, en découvre de façon intuitive et expérimentale les caractères de vérité et d'infaillibilité.
Cette forme de démonstration ne s'emploie sans doute qu'en critique; mais elle n'est pas moins valable que les démonstrations au sens strict, car rien n'est plus vrai que ce que l'on tient par intuition ou vision directe. Seulement, dans les autres cas, cette constatation expérimentale fournit une donnée ou un point de départ sans aucun raisonnement, tandis qu'en critique, elle constitue encore une sorte de démonstration, parce qu'elle est un vrai passage ou mouvement de l'esprit, comme le demande le raisonnement; non pas cependant le passage d'une vérité à une autre vérité, mais le passage d'une même vérité, de l'ordre spontané, à l'ordre réflexe, en sorte que le progrès réalisé consiste à reconnaître l'affirmation désormais comme infaillible.
Or, de cette façon, on évite de remonter à l'infini tout en instituant une vraie démonstration pour découvrir le critère cherché: car c'est dans la réflexion même que l'esprit fait sur son affirmation, qu'il découvre la raison ou le critère de son infaillibilité. Nous sommes en face d'une analyse ou induction critique où, les données du problème une fois admises, il n'est pas nécessaire d'en sortir pour découvrir la solution.
3e objection. - On pourrait proposer une nouvelle instance:
Si le critère existait de fait, il devrait mettre d'accord tous ceux qui le reconnaissent.
Or il n'en est rien; les scolastiques, qui reconnaissent tous le même critère d'évidence, sont continuellement en désaccord, et parfois sur des thèses importantes, comme la distinction réelle entre essence et existence dans les créatures.
Donc le critère n'est pas encore trouvé et, en attendant, il convient de rester sceptique.
Réponse. - L'application du critère, en effet, réalise l'unanimité, mais dans les cas les plus simples. Quant aux exemples de désaccord, ou bien un seul des adversaires considère sa position comme certaine, et l'autre estime les contradictoires comme probables, et la solution qu'il défend, comme plus probable: c'est le cas, par exemple, de Suarez pour la thèse de la distinction entre essence et existence; et on laisse intacte la valeur du critère; - ou bien les deux adversaires considèrent l'un et l'autre leur position comme certaine, et dans ce cas, l'un d'entre eux au moins, sinon les deux, n'applique pas correctement le critère et chacun peut s'en rendre compte.
Le critère de vérité a donc des limites dans son application [§925]; mais il suffit qu'il existe et qu'il justifie un certain nombre de jugements pour que le problème critique ne soit pas insoluble.
C) Corollaires.
§880) 1. - Méthode kantienne. Le retour de l'esprit sur soi-même pour examiner sa valeur, est appelé par Kant, réflexion transcendantale [PHDP, §392] parce qu'elle suppose, en effet, comme un nouveau recul de la pensée qui dépasse tout l'ordre spontané pour s'établir dans l'ordre critique ou réflexe. Cette réflexion comprend d'abord une analyse, pour découvrir les conditions à priori nécessaires à tout jugement infailliblement vrai; et cette analyse transcendantale est précisément ce que nous avons appelé l'induction critique ou la démonstration au sens large, propre à la science critique.
Kant complète l'analyse par une déduction transcendantale, qui est une démonstration indirecte, prouvant la nécessité d'admettre une condition déterminée, par exemple, les concepts du «Verstand», sous peine de rendre impossible tout jugement infailliblement vrai. C'est donc une réfutation par l'absurde, analogue à la réfutation du scepticisme: ne pas admettre la conclusion serait être acculé au scepticisme universel de fait, où l'on doit renoncer à toute vie humaine, et devenir «comme une souche» [°1350.1]. Ce n'est là qu'une forme négative de la démonstration au sens large, et nous pourrons donc, nous aussi, en user pour étayer nos thèses fondamentales.
Ainsi, soit dans la position du problème critique, soit dans la méthode propre à le résoudre, nous sommes d'accord avec Kant. Mais nous devrons nous séparer de lui dans la solution.
§881) 2. - Réfutation du sceptique. On ne rencontre plus guère actuellement de sceptique universel, parce que l'existence et le succès de la science moderne en paraît généralement être, non en théorie, mais en fait, la réfutation péremptoire.
S'il se présentait, cependant, nous aurions en commun avec lui les deux données du problème; et s'il veut appliquer loyalement son pouvoir de réflexion, il sera possible, semble-t-il, de lui montrer que ses réflexions ne sont pas concluantes, qu'il a tort de désespérer de la vérité. - À une condition cependant, c'est que nous trouvions, au moins dans l'ordre spontané, un point d'appui pour baser la reconstruction de l'édifice des certitudes. Ce point d'appui existe et il a suscité une exagération opposée à celle des sceptiques: celle des dogmatistes, dont l'examen nous permettra d'achever la position du problème critique.
Thèse 3. 1) Au début de la science critique, toutes nos certitudes spontanées sans exception, doivent être soumises au doute méthodique négatif; 2) mais l'existence de certitudes nécessaires qu'il est impossible psychologiquement de mettre en doute réel, constitue la troisième donnée du problème critique.
A) Explication.
§882). La méthode du doute universel que préconise cette thèse est l'opposé du dogmatisme exagéré [§885].
Le doute, comme état subjectif où l'esprit reste en équilibre sans affirmer ou nier la proposition, peut être, avons-nous dit [§585, (2)], négatif ou positif, suivant que la source en est, soit l'absence totale de raisons en faveur de l'une ou l'autre alternative, soit le poids égal des raisons invoquées de part et d'autre. - Il peut être aussi méthodique ou sceptique.
Le doute méthodique est une suspension d'assentiment, d'ordre réflexe, introduite volontairement au début d'un problème, dans le but d'en établir scientifiquement la solution et d'obtenir ainsi une nouvelle vérité; c'est, par exemple, l'état d'esprit du théologien posant la question: Dieu existe-t-il?
Le doute sceptique ou définitif est l'absence d'assentiment qui résulte, comme conclusion finale, de nos réflexions sur un problème et qui s'installe définitivement dans l'esprit. Il est toujours réel, tandis que le doute méthodique peut rester fictif.
Le doute réel est l'état psychologique où l'intelligence n'affirme rien, ni réflexivement, ni spontanément, au sujet d'un jugement proposé; par exemple, lorsque pour la première fois on lit un théorème: «Les trois angles d'un triangle égalent deux droits».
Le doute fictif est l'état d'esprit purement réflexe, où l'on s'efforce de suspendre son assentiment à un jugement, bien que psychologiquement, dans l'ordre spontané, on y adhère avec certitude, en restant convaincu de la vérité mise en doute. Tel est, par exemple, l'état d'esprit du théologien qui demande: Dieu existe-t-il? sans perdre pour cela sa croyance en Dieu.
Enfin, le doute méthodique peut être partiel ou universel, suivant qu'il porte sur une vérité particulière à démontrer, ou sur toutes nos certitudes sans exception.
Pour une vérité en particulier, dont on cherche la démonstration scientifique, le doute méthodique peut sans inconvénient être réel, et c'est le cas fréquemment, lorsqu'on aborde une nouvelle science, comme la géométrie ou la métaphysique: l'esprit est vraiment ignorant sur les thèses proposées, mais pour sortir du doute et atteindre le vrai, il garde par ailleurs de fermes points d'appui dans les autres certitudes d'où il part pour établir la solution du problème. Mais s'il s'agit d'un doute universel, il ne pourrait être réel sans devenir irrémédiable et sceptique: ou bien, en effet, ce doute persévérerait et serait donc définitif, ou bien il cesserait pour faire place à la certitude; et cette variation même signifierait une possibilité d'erreur, rendant caduque, dans l'ordre réflexe, la valeur de la nouvelle certitude. Mais en réalité, le doute universel n'est jamais réel, comme nous l'avons constaté [§583]. Dès l'abord, la première attitude de notre esprit est la certitude et même, après l'apparition de doutes partiels dûment motivés, l'effort pour suspendre notre assentiment à l'égard de toutes nos affirmations, échoue psychologiquement en face des certitudes nécessaires [§875]: il est impossible, par exemple, de douter réellement qu'en pensant, on existe; et cette constatation constitue la troisième donnée du problème critique.
Rien n'empêche cependant d'accepter un doute méthodique universel fictif, semblable à l'attitude du théologien devant la question de l'existence de Dieu: et cet exemple montre bien que, pour être valable comme méthode, le doute est indifféremment réel ou fictif.
B) Preuve.
§883) 1. - Doute méthodique universel. Au début d'une science, le doute méthodique porte par définition sur l'objet qu'il s'agit de démontrer: il est l'attitude normale du vrai savant qui se garde de rien affirmer avant d'avoir prouvé apodictiquement sa thèse.
Or l'objet de la science critique est, de la façon la plus générale, la vérité de toutes nos certitudes, quelles qu'elles soient.
Donc l'attitude vraiment scientifique au début de la critique est celle du doute méthodique universel, de la façon où il est possible, c'est-à-dire, réel pour un certain nombre d'affirmations, fictif pour d'autres, en particulier pour les certitudes psychologiquement nécessaires.
Ce doute d'ailleurs est purement négatif, car au début de la science, on n'a encore normalement aucune raison, ni pour ni contre telle solution.
Notons encore que ce qui donne son sens précis à cette méthode du doute universel, c'est la distinction entre l'ordre spontané et l'ordre réflexe. Puisque, au moment de résoudre le problème critique, nous ignorons encore scientifiquement s'il existe un critère de vérité par lequel nos certitudes spontanées soient infaillibles réflexivement, nous devons donc, de ce point de vue réflexe, les tenir toutes comme non infaillibles ou douteuses, en attendant que nous ayons fait la démonstration critique (au sens large) de leur infaillibilité.
§884) 2. - La troisième donnée du problème. On doit admettre comme donnée d'un problème, tout élément sans lequel il deviendrait insoluble.
Or l'absence de certitudes nécessaires rendraient le problème critique insoluble, puisqu'elle entraînerait le scepticisme de fait où toute vie intellectuelle disparaît, entraînant dans sa ruine le sujet critique avec ses réflexions, comme d'ailleurs le sceptique avec ses objections.
Donc l'existence de certitudes nécessaires constitue, après le fait de nos certitudes spontanées et le pouvoir de réflexion dans son exercice actuel, la troisième donnée du problème critique.
C) Corollaires.
§885) 1. - Le dogmatisme exagéré. Le dogmatisme, en général, comme opposé au scepticisme, est la doctrine qui tient pour légitime l'affirmation certaine de la vérité.
On peut appeler dogmatisme critique ou modéré, celui qui n'admet l'infaillible vérité de nos certitudes qu'après la démonstration critique; - et dogmatisme exagéré, celui qui admet la valeur de certaines affirmations avant tout examen critique. Au sens propre, le dogmatisme exagéré suppose qu'on traite explicitement le problème critique: ceux qui, savants ou philosophes, sans soulever ce problème, font confiance à la raison, sont simplement dogmatistes, parce qu'ils ne sont pas sceptiques.
Or plusieurs penseurs, en abordant la critériologie, hésitent à s'engager dans la méthode du doute universel, par crainte de se priver de tout moyen efficace de solution. On excepte le plus souvent les premiers principes de la raison, pour lesquels on déclare toute justification inutile, parce qu'ils sont universellement admis comme point de départ indispensable à la pensée. Tongiorgi [PHDP, §709] en particulier, a précisé les trois vérités ou bases indispensables qu'il faudrait admettre avant tout examen critique:
1) le fait primitif de l'existence du moi-pensant ou du sujet qui doit philosopher;
2) le premier principe d'identité ou de contradiction;
3) la première condition de toute vérité, qui est l'aptitude de notre pensée à atteindre le vrai, car si notre fonction de connaître était viciée dans sa nature, toute infaillible vérité deviendrait impossible.
Mais la crainte du scepticisme ne détruit pas la légitimité du problème critique, et en exemptant de l'examen scientifique réflexe les premiers principes, on les prive précisément de l'infaillible vérité qu'on voudrait leur conserver: ils ne gardent plus qu'une valeur subjective, celle d'un instinct rationnel, comme nous avons qualifié le bon sens [§544 et §604]. Ils peuvent, sans doute, faire partie du groupe des certitudes nécessaires spontanées, mais ils doivent eux aussi être soumis au doute méthodique.
Quant aux raisons invoquées, plusieurs remarques s'imposent. D'abord, pour l'aptitude de l'esprit à atteindre le vrai, il faut distinguer l'ordre ontologique et l'ordre logique: du premier point de vue, quant à la nature des choses, si la faculté est viciée, il est clair que ses actes ne seront pas valables.
Mais au deuxième point de vue, quant à notre connaissance, il n'est pas nécessaire que nous sachions ou admettions d'abord l'infaillibilité de la fonction, pour reconnaître ou démontrer celle des opérations; c'est l'ordre inverse qui s'impose: on juge des facultés par leurs actes; après avoir constaté que nous avons des pensées infaillibles, nous conclurons aussitôt que l'intelligence jouit de la même qualité.
Une remarque parallèle concerne le sujet critique, premier fait fondamental: il ne comporte rigoureusement rien d'autre que l'exercice actuel de réflexion sur nos faits de certitudes spontanées.
Mais ne faut-il pas, dès l'abord, admettre cette réflexion critique, non seulement comme existant et s'exerçant, mais comme valable, c'est-à-dire, comme apte à posséder et à atteindre la vérité, puisque la solution qu'elle cherche doit être vraie? Et pour celà, elle doit elle-même se soumettre au principe d'identité, sous peine de se détruire elle-même et rendre vain tous ses efforts; car notre mode de penser dans l'ordre réflexe, est identique à nos jugements d'ordre spontané et c'est manifestement la même intelligence qui pense dans l'un et dans l'autre ordre. En d'autres termes, peut-on, sans cercle vicieux, ou sans supposer admis ce que l'on veut prouver, faire appel à une activité intellectuelle pour démontrer l'infaillibilité de cette activité même? Ne faut-il pas plutôt exempter de l'examen critique la triple vérité fondamentale comme si cette exemption dogmatique constituait la donnée même du problème?
À cette instance, nous répondrons par le caractère spécial de la démonstration critique ou transcendantale. En toute rigueur, pour commencer cette démonstration, il suffit que le sujet critique fasse réflexion sur sa propre réflexion même. Il y constatera sans doute comme nous l'avons montré en psychologie, que son affirmation douée de certitude spontanée a un contenu assez complexe; car, avant de pouvoir réfléchir sur notre pensée, nous devons, selon la loi de dépendance empirique, penser d'abord à un objet abstrait du sensible, si bien que cette réflexion critique devra, d'abord, par analyse, sérier un certain nombre de problèmes [§888]. Mais pour aborder enfin la première démonstration, elle pourra se concentrer sur le fait qu'elle est elle-même un phénomène de pensée existant (sujet critique) qui réalise ce qu'il est, sans pouvoir être autre chose (principe d'identité) et de telle sorte que dans cette persuasion même qui est une certitude (certitude de sa propre existence ou de la vérité du principe d'identité) et une certitude nécessaire, notre réflexion découvre aussitôt, par démonstration au sens large, le critère d'évidence qui en assure l'infaillible vérité. Il suffira ensuite de partir de ce premier anneau, d'appliquer méthodiquement le critère une fois démontré, pour renouer toute la chaîne de nos certitudes désormais infaillibles. On voit ainsi que les trois vérités fondamentales font partie des données du problème critique, mais en se concentrant dans le sujet critique dont elles constituent simplement divers aspects.
§886) 2. - Méthode cartésienne. La nécessité du doute méthodique universel au début de la critique, avait déjà été mise en relief par Descartes [PHDP, §318, sq.]; mais nous en avons corrigé quelques aspects encore imprécis chez cet initiateur. Il semble bien, en effet, que le doute des «Méditations» tende à devenir réel et positif, même pour les vérités nécessaires comme celles des premiers principes. Certes, l'affirmation du «Cogito, ergo sum» est une de ces certitudes qui résistent au doute, mais il en est d'autres également valables, tout au moins le principe d'identité et de contradiction, affirmé implicitement, comme nous venons de le dire, dans le «sujet critique». De même, l'objection du mauvais génie jetant la suspicion sur notre faculté même de pensée est une complication inutile et gênante; il suffit d'un doute universel négatif. Ces corrections d'ailleurs semblent secondaires et nous pouvons, pour l'essentiel, adopter le point de départ critique de Descartes comme celui de Kant.
Mais, ici encore, c'est la solution qu'il faudra corriger: la méthode cartésienne, telle qu'elle règna surtout au XVIIIe siècle, est surtout celle de l'idée claire supposée intuitive et innée; et ces aspects nouveaux, étrangers d'ailleurs à la critique, sont incompatibles avec une saine psychologie.
§887) 3. - Résumé. Le fait que plusieurs de nos certitudes, tenues comme les autres pour vraies, étaient au contraire fausses, suscite légitimement la question: «Avons-nous un moyen de discerner nos vérités définitives et nos certitudes infaillibles?»: C'est le problème critique.
Mais la position d'un tel problème soulève une grave difficulté: d'un côté, la recherche absolument générale «si nous possédons la vérité», semble exiger au début un doute universel; car en bonne méthode scientifique, on considère comme douteux ce qu'on veut démontrer. D'autre part, une fois le doute universel réellement admis, il devient impossible d'en sortir, puisqu'on a ébranlé tout principe solide de solution. Bien plus, un tel doute apparaît comme impossible et contradictoire en soi; car pour soulever un doute, c'est-à-dire, pour poser une question, il faut au moins que les termes de la question soient connus en eux-mêmes et dans leur aptitude à se nier ou s'affirmer l'un de l'autre, ce qui est une certaine connaissance vraie; - et, en même temps, le doute universel, par sa nature même, supprime absolument toute connaissance vraie. Ainsi le problème critique semble chimérique et impossible même à poser.
Trois remarques résolvent la difficulté en fournissant les trois données du problème.
1. Il faut distinguer l'ordre spontané et l'ordre réflexe. Dans le premier, l'esprit se porte directement vers l'objet, formant de nombreuses affirmations certaines, qui sont tenues pour vraies et qui sont la matière des réflexions critiques; et l'on comprend parmi ces certitudes spontanées non seulement les connaissances directes des objets extérieurs, mais aussi les réflexions d'ordre logique ou psychologique. Mais l'ordre réflexe critique est réservé à un nouveau recul que se procure volontairement l'esprit pour soumettre à un examen général toutes les certitudes qu'il tenait jusqu'alors pour vraies: et c'est à ce deuxième point de vue que l'on parle sans contradiction d'un doute universel.
2. Il faut admettre l'existence d'un sujet critique constitué par une puissance de réflexion et d'appréciation s'exerçant actuellement: deuxième donnée indispensable du problème, puisqu'il faut quelqu'un pour le résoudre.
3. Enfin, on constate dès le début l'existence de certitudes dont il est vain, même dans l'ordre réflexe, de vouloir réellement douter, et dont les principales se concentrent dans le sujet critique lui-même qui existe en réalisant le principe d'identité. Grâce à ce nouvel élément de certitudes nécessaires, la réflexion critique ne fonctionne pas à vide et elle retrouve sans tarder les principes capables d'éclairer ses appréciations. C'est d'ailleurs sans cercle vicieux qu'elle met en oeuvre ces certitudes nécessaires, parce que la première de ses démarches sera de constater avec leur existence, la raison de leur nécessité qui est précisément la présence en elle du critère de vérité.
L'existence de certitudes spontanées, le sujet critique, l'impossibilité de douter réellement des certitudes nécessaires, telles sont les trois données du problème critique. On comprend ainsi qu'il puisse s'étendre à toutes nos certitudes, y compris les premiers principes de la raison et les vérités de la Foi catholique; non pas en ce sens qu'on accepterait de les soumettre à un doute réel, mais en ce sens qu'on se propose par la réflexion critique d'en justifier pleinement l'infaillible vérité.
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